LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 


Alexandre Kouprine

(Куприн Александр Иванович)

1870 – 1938

 

 

 

 

ÉMERAUDE

(Изумруд)

 

 

 

1907

 

 

 

 

 


Traduction de Henri Mongault, Les Lestrygons, Paris, Éditions de l’Épi, 1924.

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

 

 

 

 

I

Émeraude, beau, jeune trotteur de type américain, d’une robe grise régulière entre l’acier et l’argent, s’éveilla comme de coutume, dans son box, vers minuit. À gauche, à droite, en face, de l’autre côté du couloir, les chevaux, à petits coups rythmés, fréquents, tous en mesure eût-on dit, mâchaient leur foin, le faisaient savoureusement craquer sous leurs dents, s’ébrouaient par intervalles pour chasser la poussière. Dans un coin, sur un tas de paille, ronflait le palefrenier de service.

Émeraude savait, par l’alternance des jours et par les sons particuliers du ronflement, que c’était Vassili, un jeune gars détesté des chevaux, parce qu’il fumait à l’écurie un tabac puant, entrait souvent dans les box en état d’ivresse, donnait des bourrades de son genou dans le ventre, levait les poings en plein dans les yeux, tirait brutalement sur le licol, gourmandait les chevaux de sa voix de basse forcée, éraillée, menaçante.

Émeraude s’approcha des barreaux de clôture. En face de lui, porte à porte, se tenait dans sa stalle Coquette, jeune pouliche morelle, pas encore formée. Dans l’obscurité son corps demeurait invisible, mais chaque fois que, délaissant le foin, elle tournait la tête en arrière, son grand œil s’éclairait, pour quelques secondes, d’une jolie petite flamme violette. Émeraude élargit ses naseaux délicats, huma l’air à longs traits, flaira l’odeur à peine distincte, mais forte, troublante, hennit brièvement. La pouliche tourna le col, répondit par un petit hennissement tremblant, caressant, enjoué.

Aussitôt, à sa droite, Émeraude entendit une respiration jalouse, courroucée, celle d’Oniéguine, cheval brun, vieux et rétif, qui, de loin en loin, disputait encore les prix, dans les courses d’attelage. Séparés par une légère cloison, les deux chevaux ne pouvaient se voir entre eux, mais en appuyant son chanfrein au côté droit de la grille, Émeraude perçut nettement l’exhalaison chaude de foin remâché qui provenait des naseaux haletants d’Oniéguine. Quelque temps, dans l’obscurité, les deux rivaux, col tendu, oreilles collées aux tempes, se flairèrent. Puis subitement, tous deux ensemble tapèrent du sabot, poussèrent un cri de fureur.

— Attends un peu, canaille ! — cria d’une voix endormie le palefrenier, répétant sa menace coutumière.

D’un bond les chevaux quittèrent la grille, se mirent sur leurs gardes. Depuis longtemps ils ne pouvaient se souffrir, et comme, trois jours auparavant, on avait placé dans leur écurie la gracieuse pouliche morelle, — dérogation aux usages motivée par le manque de place et la bousculade des courses — il ne se passait pas de jour où ne s’élevât entre eux quelque grosse querelle. À l’écurie, à l’hippodrome, à l’abreuvoir, ils se provoquaient au combat. Toutefois Émeraude éprouvait une certaine crainte devant ce grand cheval, si plein d’assurance, devant son âpre odeur de bête méchante, son jabot saillant comme celui des chameaux, son œil sombre enfoncé dans l’orbite, surtout devant sa rude carcasse qui semblait de pierre, trempée qu’elle était par les ans, les courses répétées, les anciennes batailles.

Feignant de croire qu’il ne s’était rien passé tout à l’heure, Émeraude, avec une assurance affectée, se retourna, plongea la tête dans le râtelier, fouilla le foin de ses lèvres tendres, mobiles, élastiques. Il commença par mordiller capricieusement quelques brins d’herbe, mais bientôt le goût de l’aliment ruminé qui lui venait à la bouche l’entraîna : il s’attela pour de bon à la pâture. Cependant de lentes pensées indifférentes lui passaient par la tête, s’enchaînaient les unes aux autres par des souvenirs de formes, de sons, d’odeurs, disparaissaient pour l’éternité dans le sombre abîme qui bordait, en avant, en arrière, la minute actuelle.

« Foin », pensa-t-il, et il se rappela le palefrenier chef, Nazaire, qui, vers le soir, distribuait le foin.

Un bon vieux, ce Nazaire ; il exhale toujours une bonne odeur de pain noir, mêlée à un imperceptible relent d’eau-de-vie ; nulle hâte, nulle brusquerie dans ses mouvements ; quand il est de service, l’avoine et le foin semblent avoir meilleur goût ; tandis qu’il panse un cheval, on prend plaisir à 1’écouter causer à mi-voix, bougonner, faire d’affectueuses réprimandes. Mais il lui manque ce je ne sais quoi, qui fait l’homme de cheval, et, à l’essai, on sent bien, à travers les guides, que ses mains ne sont ni assurées, ni précises.

Vassili n’a pas non plus cette maîtrise ; il a beau crier, bousculer, les chevaux, connaissant sa couardise, ne le craignent point. Et puis il ne sait pas conduire, il vous tiraille, il s’agite en vain. Le troisième palefrenier, le Borgne, meilleur que ces deux-là, mais cruel, impatient, n’aime pas les animaux ; ses mains n’ont pas de souplesse, on les croirait de bois. Quant au quatrième, Andriachka, ce gamin joue avec les chevaux, comme un poulain à la mamelle ; à la dérobée, il vous embrasse sur la lèvre supérieure, entre les naseaux, sensation qui n’a rien de particulièrement agréable.

Par contre, le grand maigre, voûté, à la face glabre, aux lunettes d’or, on pourrait le prendre pour quelque cheval extraordinaire, sage, fort, intrépide. Jamais il ne se fâche, jamais il ne frappe du fouet, jamais il ne profère une menace ; cependant quand il est assis sur le sulky, quelle joie, quelle fierté, quelle crainte charmante on éprouve à obéir au moindre signe de ses doigts puissants, intelligents ! Lui seul sait amener Émeraude à ce ravissant état d’harmonie, où toutes les forces du corps se tendent dans la rapidité de la course...

Aussitôt, Émeraude vit en imagination le court chemin conduisant au champ de courses, le sable de l’hippodrome, la tribune, les chevaux, l’herbe verte, la piste jaune. Il se rappela tout à coup le trois ans bai qui, les jours précédents, s’était foulé la jambe à l’entraînement, essaya lui-même en pensée de boiter un peu.

Une poignée de foin se distinguait par une saveur particulière, délicieuse. Longuement Émeraude la remâcha et, quand il l’eut avalée il sentit encore quelque temps en sa bouche l’arôme délicat, parfumé des fleurs fanées, de l’herbe sèche. Un souvenir lointain, confus, traversa la pensée du cheval. Ainsi, pour certains fumeurs, une bouffée de cigarette aspirée par hasard dans la rue ressuscite, pendant une fugace minute, tel corridor à demi obscur, tapissé de tentures anciennes, avec une bougie solitaire sur un buffet, ou bien quelque voyage nocturne, dans une langoureuse somnolence, au son rythmé des grelots, ou encore un bois bleuâtre tout proche, la neige qui aveugle les yeux, le tapage des rabatteurs en marche, l’impatience passionnée qui fait trembler les genoux. L’espace d’un clin d’œil vous sentez passer en votre âme l’émotion vague, caressante, mélancolique, de troublantes sensations oubliées et qui, de nouveau, vous échappent.

Entre temps la lucarne sombre, au-dessus du râtelier, qu’on ne distinguait pas jusqu’alors, commença à se colorer de gris, à se détacher sur l’ombre. Les chevaux mâchonnaient plus paresseusement, exhalaient, l’un après l’autre, des soupirs pesants et doux. Dans la cour, un coq poussa son cri familier, vigilant, aigu comme le son du clairon. Et, longtemps, à l’entour, d’autres coqs se renvoyèrent leur appel.

La tête enfouie au râtelier, Émeraude s’efforçait de garder en sa bouche, de ranimer le goût étrange, qui avait éveillé en lui cet écho ténu, presque physique, d’une incompréhensible réminiscence. Impuissant à lui rendre la vie, insensiblement il s’endormit.

 

II

Comme il avait le corps et les jambes irréprochables, de formes accomplies, Émeraude dormait toujours debout, dans un imperceptible balancement. Parfois un frisson muait pour quelques secondes son ferme sommeil en une légère, subtile somnolence, mais les courts instants de somme étaient si profonds que pendant ce temps tous ses muscles, ses nerfs, sa peau, se reposaient, se rafraîchissaient.

À pointe d’aube, il vit en songe un matinal crépuscule de printemps, une prairie basse embaumée d’arômes. Sous les feux de l’aurore, l’herbe drue, au vert éclatant, féerique, où la rosée étincelle en petits feux tremblotants, se teinte de rose tendre. Dans l’air léger, toutes les senteurs possibles se propagent avec une étonnante subtilité. À travers la fraîcheur du matin on perçoit l’odeur de la fumée, qui déroule ses volutes bleues, transparentes, au-dessus des cheminées du village ; chaque fleur exhale son parfum particulier ; derrière la haie, sur la route humide, sillonnée d’ornières, c’est une confusion d’odeurs sans nombre : cela sent l’homme, le goudron, le crottin, la poussière ; le troupeau qui passe fleure le lait fraîchement trait, les perches de la palissade embaument la résine de pin.

Émeraude, petit poulain de sept mois, à la crinière fraîchement tondue, galope sans but à travers champs, en ruant et en penchant la tête. Tout son corps paraît aérien ; on dirait qu’il n’en sent pas le poids. Les blanches marguerites odorantes courent sous ses pieds, loin, toujours plus loin derrière lui. Il fonce à perdre haleine droit au soleil. L’herbe humide lui fouette les paturons, les canons, les refroidit, les rembrunit. Ah ! ce ciel bleu, cette herbe verte, ce soleil d’or, cet air merveilleux, et l’enivrant enthousiasme de la jeunesse, de la force, de la course éperdue !

Mais soudain il s’entend appeler par un hennissement bref, inquiet, caressant, si familier qu’il le reconnaît toujours, de loin, entre mille autres sons. Il s’arrête au milieu de sa course folle, dresse la tête ; ses fines oreilles s’agitent, sa courte queue, bien fournie, s’écarte en balai ; puis il répond d’un long cri modulé, qui fait tressaillir son corps élégant, grêle, haut perché, et s’élance enfin vers sa mère.

Celle-ci, vieille jument paisible, toute en os, relève la tête de dessus l’herbe mouillée, flaire avec une rapide attention le petit poulain et se remet aussitôt à brouter, comme si elle se hâtait à quelque tâche urgente. Le poulain incline sa souple encolure sous le ventre de la mère, redresse de côté la tête, fouille des lèvres entre les jambes de derrière, trouve le tétin chaud, élastique, rempli d’un lait sucré, aigrelet, qui lui gicle dans la bouche en minces filets tout chauds, et s’attarde longuement à boire. Mais la poulinière, retirant sa croupe, fait mine de le vouloir mordre à l’aine...

Cependant, à l’écurie, le jour était venu. Un vieux bouc barbu, puant, qui vivait là parmi les chevaux, s’approcha de la porte fermée intérieurement par une barre de bois et se mit à bêler en regardant en arrière vers le palefrenier. Vassili, pieds nus, grattant sa tête ébouriffée, s’en alla lui ouvrir. Il faisait une matinée d’automne, fraîche, bleue, robuste. Le rectangle régulier de la porte ouverte s’embua aussitôt d’une vapeur chaude, qui s’échappait de l’écurie. Un arôme de givre, de feuilles tombées, s’épandit sur les stalles.

Les chevaux savaient qu’on allait venir verser l’avoine, et, d’impatience, geignaient sourdement, le nez aux grilles. L’avide, capricieux Oniéguine frappait du sabot sur le plancher de bois, mordillait, par mauvaise habitude, le bord déchiqueté de la mangeoire, que protégeait une bande de fer, s’étirait le cou, avalait l’air, éructait. Émeraude se grattait la tête à la grille.

Les autres palefreniers arrivèrent, se mirent à distribuer dans les stalles l’avoine, contenue dans des mesures en tôle. Tandis que Nazaire répandait dans la mangeoire d’Émeraude la lourde avoine murmurante, le cheval, avide de nourriture, s’agitait, passait tantôt par-dessus l’épaule, tantôt entre les mains du vieillard ses naseaux chauds, palpitants. Le palefrenier, à qui plaisait cette impatience du doux animal, faisait exprès de ne pas se hâter, barrait la mangeoire de ses coudes, marmonnait avec une débonnaire rudesse :

— Eh bien, eh bien, espèce de glouton... Là, là, tu as le temps... Attends un peu... Essaie de me bourrer encore avec ta tête. Tu verras comme je t’en donnerai tout à l’heure.

Par la lucarne, au-dessus des râteliers, pénétrait de biais un joyeux prisme de lumière solaire, au sein duquel tourbillonnaient des milliers de grains dorés de poussière, coupés par l’ombre allongée de la traverse.

III

Émeraude avait à peine achevé de manger son avoine qu’on vint le chercher pour la promenade. Il faisait plus chaud, la terre s’était légèrement amollie, mais les murs de l’écurie étaient encore blancs de givre. Les tas de fumier, qu’on venait seulement d’enlever, dégageaient une vapeur épaisse ; les moineaux grouillaient sur le crottin, piaillant avec animation et paraissant se quereller entre eux. Émeraude courba le cou sous la porte, franchit avec précaution le seuil, prit plaisir à aspirer l’air piquant, se secoua de l’encolure, puis de tout le corps, s’ébroua à grand bruit. « À vos souhaits », dit sérieusement Nazaire.

Émeraude ne tenait plus en place. Il avait le désir des mouvements violents, du chatouillement de l’air dans les yeux, les naseaux, des battements chauds du cœur, de la respiration profonde. Attaché à la barre, il hennissait, gambadait des jambes de derrière, courbait de côté le cou, coulait de son grand œil à fleur de tête, au blanc sillonné de petites veines rouges, des regards en arrière vers la pouliche morelle.

S’essoufflant à l’effort de son geste, Nazaire leva bien haut par-dessus la tête un seau d’eau, qu’il répandit sur l’échine du cheval, du garrot à la queue. Cette sensation, alerte, agréable, bien connue d’Émeraude, le saisit pourtant par sa brusquerie. Nazaire apporta encore de l’eau, lui en cingla les côtes, la poitrine, les jambes, la croupe sous le tronçon de la queue. Et à chaque fois, il passait sa main calleuse, en l’appliquant avec force, dans le sens du poil, pour faire égoutter l’eau. D’un coup d’œil en arrière, Émeraude aperçut sa croupe élevée, un peu inclinée vers le bas, qui, devenue tout à coup plus foncée, brillait au soleil.

C’était jour de course. Émeraude le devinait à la hâte nerveuse avec laquelle les palefreniers s’affairaient autour des chevaux : à quelques-uns d’entre eux qui, par suite de leurs formes ramassées, avaient l’habitude de se couper avec leurs fers, on bouclait sur les paturons des guêtres de cuir ; à d’autres on entourait les jambes de bandelettes en toile depuis le boulet jusqu’au genou, ou bien on leur attachait sous le poitrail, entre les jambes de devant, de larges plastrons garnis de peau de mouton. On sortait des remises les légers sulkys à deux roues, au siège élevé ; leurs rayons de métal étincelaient gaiement en tournant, les jantes rouges, les brancards rouges, larges, recourbés, luisaient sous le vernis neuf.

Émeraude était déjà tout à fait sec, pansé à la brosse, essuyé au chiffon de laine, quand arriva le jockey chef, un Anglais de haute taille, maigre, un peu voûté, à longs bras, également respecté, redouté des hommes et des chevaux. Il avait le visage rasé, rosé, hâlé, les lèvres fermes, minces, un peu tordues, d’un dessin ironique. Il portait des lunettes d’or, au travers desquelles ses yeux bleu clair regardaient avec fermeté, tranquillité, obstination. Il surveillait le pansage, ses longues jambes écartées dans les hautes bottes, ses mains enfoncées dans les poches du pantalon, et mâchonnait un cigare tantôt d’un coin de la bouche, tantôt de l’autre. Vêtu d’une vareuse grise à col de fourrure, coiffé d’une casquette noire à bords étroits, à longue visière carrée, il laissait parfois tomber d’un ton saccadé, négligent, de brèves observations ; les palefreniers, les aides tournaient la tête vers lui, tandis que les chevaux tendaient l’oreille dans sa direction.

Il surveillait particulièrement la façon dont était attelé Émeraude, examinait tout le corps du cheval, du garrot aux sabots. Sentant sur lui ce regard exact, attentif, Émeraude levait fièrement la tête, tournait à demi son cou flexible, dressait toutes droites ses fines oreilles transparentes. Le jockey essaya lui-même la solidité de la sangle, en passant le doigt entre celle-ci et le ventre. Ensuite on caparaçonna les chevaux de housses grises à lisérés rouges, avec des ronds rouges autour des yeux, des initiales rouges près des jambes de derrière. Deux palefreniers, Nazaire et le Borgne, prenant Émeraude chacun d’un côté par la bride, le menèrent vers l’hippodrome distant de trois cents mètres au plus — le long de la route coutumière entre deux rangées de hautes bâtisses espacées.

Sur le paddock on promenait à la main les chevaux déjà nombreux en leur faisant suivre à tous la même direction, inverse à la marche des aiguilles d’une montre, celle même qu’ils tiennent sur la piste de course. À l’intérieur du cercle, on menait les chevaux d’entraînement, petits, forts de jambes, la queue taillée court. Émeraude reconnut aussitôt le cheval blanc qui galopait toujours à son côté ; en signe de reconnaissance, les deux chevaux poussèrent un hennissement faible, caressant.

 

IV

La cloche retentit sur l’hippodrome. Les palefreniers débarrassèrent Émeraude de sa housse. L’Anglais, clignant des yeux sous ses lunettes à cause du soleil, montrant ses longues dents jaunes, chevalines, boutonnant en route ses gants, s’approcha, la cravache sous le bras. Un des palefreniers retroussa la queue d’Émeraude, cette queue si bien fournie qui lui descendait jusqu’aux paturons, et la disposa avec précaution sur le siège du sulky, de façon que l’extrémité plus claire retombât.

Sous le poids du corps, les souples brancards fléchirent. Émeraude, lançant un regard en arrière, aperçut le jockey assis presque à bloc derrière sa croupe, les jambes étendues, allongées sur les brancards. Sans se hâter, le jockey prit les guides et jeta un cri bref aux palefreniers qui, d’un mouvement unique, retirèrent leurs mains. Réjoui de la course prochaine, Émeraude voulut bondir, mais retenu par des bras robustes, il ne put que se dresser un peu sur ses jambes de derrière, secouer l’encolure, franchir au petit trot le portail de l’hippodrome.

Le long d’une palissade se déroulait en ellipse une large piste d’un kilomètre couverte d’un sable jaune, humide, ferme, élastique. Les empreintes nettes des sabots, les traces unies, droites, laissées par le caoutchouc des bandages la sillonnaient.

Tout contre s’étendait la tribune, haut édifice de bois, mesurant deux cents longueurs de chevaux, où du sol à la toiture soutenue par de fines colonnes, s’entassait une foule noire agitée, bruissante. À un léger mouvement, presque imperceptible, des guides, Émeraude comprit qu’il lui était permis de forcer un peu l’allure ; en signe de reconnaissance il s’ébroua.

Il marchait d’un trot égal, de large envergure, sans déplacer presque l’échine, le col tendu en avant, légèrement tourné vers le brancard de gauche, la tête dressée droit devant lui. Par suite des battues rares, bien qu’extraordinairement allongées de son trot, son allure, à distance, ne donnait pas l’impression de la rapidité ; le trotteur semblait arpenter sans hâte la piste de ses jambes de devant droites comme un compas, effleurer à peine le sol de la pointe du sabot. C’était le véritable dressage américain, consistant à faciliter au cheval la respiration, à réduire au dernier degré la résistance de l’air ; tous mouvements inutiles à la course, toutes dépenses improductives de force en sont éliminés ; la beauté extérieure des formes est sacrifiée à la légèreté, à la sécheresse, à la respiration profonde, à l’énergie de l’allure ; le cheval est ainsi transformé en une impeccable machine vivante.

On profita d’un entr’acte entre deux courses pour entraîner les chevaux, pratique destinée à préparer la respiration des trotteurs. Ils étaient nombreux à courir, les uns sur la piste extérieure, dans la même direction qu’Émeraude, les autres sur la piste intérieure, en sens contraire. Un solide trotteur, à tête blanche, gris pommelé de noir, de pure race orlof, à l’encolure courte, ramassée, à la queue en trompette, tout semblable à quelque cheval de foire, dépassa Émeraude. Dans sa course il secouait son large poitrail, chargé de graisse, tout foncé sous la sueur, agitait les plis humides de ses aines, déjetait de côté ses jambes de devant, en saillie hors de la ligne des genoux ; à chaque battue sa rate hoquetait bruyamment.

Émeraude fut ensuite rejoint par une longue jument métis, à la robe noire, à la sombre crinière rare, admirablement entraînée, elle aussi, d’après la méthode américaine. Son poil court, soigné, brillait, miroitait au mouvement des muscles sous la peau. Tandis que les jockeys échangeaient quelques paroles, les deux chevaux marchèrent un moment côte à côte. Émeraude flairait la jument, s’apprêtait, tout en courant, à folâtrer ; mais l’Anglais ne le permit pas : il se soumit.

Un énorme cheval moreau enveloppé de bandelettes, de genouillères, d’aisselières, se précipita à plein trot à leur rencontre. Son brancard gauche dépassait le droit de trente centimètres ; à travers l’anneau fixé sur sa tête passait la courroie de la martingale d’acier, qui maîtrisait cruellement par en haut et par les côtés son chanfrein nerveux. Simultanément Émeraude et la jument lui lancèrent un regard : tous deux aussitôt apprécièrent en lui un trotteur d’une puissance, d’une vitesse, d’une endurance extraordinaires, mais d’un caractère têtu, méchant, orgueilleux, susceptible. Derrière le cheval moreau passa en vitesse un étalon gris clair, élégant de formes, mais petit à faire rire. À distance on eût pu croire qu’il courait à une allure invraisemblable, tant il frappait fréquemment le sol de ses sabots, tant haut il les déjetait hors de la ligne des genoux, tant son encolure cambrée, coiffée d’une jolie tête minuscule, prenait une expression appliquée, affairée. Émeraude se contenta de lui décocher un regard dédaigneux, de tourner dans sa direction une de ses oreilles.

L’autre jockey termina l’entretien, poussa un bref, bruyant éclat de rire, semblable à un hennissement, et lança à plein trot sa jument, qui, sans le moindre effort, dans un calme parfait, comme si la rapidité de sa course n’eût en rien dépendu d’elle, s’élança, déploya avec aisance son échine lisse, brillante, le long de laquelle passait, à peine visible, une petite courroie sombre.

Mais aussitôt Émeraude et elle furent rejoints, rapidement dépassés par un trotteur, d’un roux flamboyant, à large tache blanche sur le chanfrein. Il galopait à grands bonds allongés, fréquents, tantôt s’étirait, se plaquait contre le sol, tantôt joignait presque en l’air son membre postérieur à l’antérieur, tandis que le jockey rejetait tout le corps en arrière, se couchait sur le siège, s’accrochait aux guides tendues. Émeraude s’énerva, se lança de côté, mais l’Anglais, insensiblement, retint les guides, et ses mains si souples, si sensibles à chaque mouvement du cheval, devinrent tout à coup rigides comme le fer. Auprès de la tribune, le cheval roux, qui avait eu le temps de franchir encore un tour de piste, dépassa de nouveau : Émeraude. Il galopait toujours, mais son corps se couvrait d’écume, ses yeux s’injectaient de sang, sa respiration s’enrouait. De toutes ses forces, le jockey, penché en avant, le frappait à coups de cravache le long de l’échine. Enfin les palefreniers réussirent à lui barrer la route, à le saisir par la bride, près de la bouche. On l’entraîna hors de l’hippodrome, tout trempé de sueur, tremblant, maigri en une minute.

Émeraude fit encore à plein trot un demi-tour de piste, tourna sur le sentier, qui coupait par le travers le champ de courses, franchit le portail, rentra dans le paddock.

 

V

 

La cloche sonna plusieurs fois sur l’hippodrome. Devant le portail ouvert, à longs intervalles, passaient comme l’éclair les trotteurs en course ; le public, aux tribunes, se mettait subitement à crier, à applaudir. Émeraude, en ligne avec d’autres trotteurs, marchait à pas rapides, auprès de Nazaire, balançait sa tête pendante, remuait ses oreilles coiffées de manchons en toile. Après l’exercice le sang courait, joyeux et chaud, dans ses veines ; sa respiration devenait toujours plus profonde, plus libre, à mesure que se reposait, se rafraîchissait son corps ; dans tous ses muscles se faisait sentir le désir impatient de courir encore.

Une demi-heure, environ, passa. Un nouveau coup de cloche retentit. Le jockey s’assit sur le sulky, sans mettre de gants, cette fois. Il avait des mains blanches, larges, des mains magiques qui inspiraient à Émeraude l’attachement, la crainte.

L’Anglais amena sans hâte le sulky sur l’hippodrome, qu’abandonnaient successivement les chevaux après avoir terminé l’exercice. Seuls demeuraient sur la piste Émeraude et cet énorme cheval moreau qui s’était rencontré avec lui à l’essai. Du haut en bas les tribunes étaient noires d’une foule dense, masse sombre où les visages, les mains innombrables mettaient des taches claires, gaies, désordonnées ; les ombrelles et les chapeaux des dames jetaient des notes bariolées, les feuillets blancs des programmes se balançaient, légers comme l’air. Émeraude augmenta progressivement son allure, fila le long des tribunes, sentit qu’un millier d’yeux l’accompagnaient sans relâche : il comprenait clairement que ces yeux attendaient de lui des mouvements rapides, un emploi complet de ses forces, de puissantes pulsations de son cœur, — et cette intuition communiquait à ses muscles une heureuse légèreté, une coquette tension. Son ami le petit cheval blanc, monté par un lad, galopait à foulées raccourcies, auprès de lui, à droite.

D’un trot égal, mesuré, le corps à peine incliné à gauche, Émeraude décrivit un tournant très raide, approcha du poteau à disque rouge. Sur l’hippodrome un bref coup de cloche retentit.

Presque imperceptiblement l’Anglais se redressa sur son siège, tandis que ses mains se faisaient plus fermes. « Marche à présent, mais ménage tes forces » — comprit Émeraude qui, en signe d’intelligence, tourna en arrière pour une seconde ses fines oreilles sensibles. Le petit cheval blanc galopait en mesure à ses côtés ; Émeraude sentit sur lui, à hauteur du garrot, son haleine fraîche, rythmée.

Le poteau rouge est dépassé, encore un tournant raide, la piste se redresse ; la seconde tribune se dessine à distance, sombre, bigarrée sous la foule bruissante, puis grandit rapidement à chaque battue. « Force, autorise le jockey, encore, encore ! » Émeraude s’échauffe un peu et veut, d’un coup, bander toutes ses forces à la course. « Le puis-je ? pense-t-il. — Non, c’est encore trop tôt, ne t’agite pas », répondent, en le calmant, les mains magiques. « Tout à l’heure. » Les deux chevaux franchissent les poteaux de course à la même seconde, mais aux deux extrémités opposées du diamètre qui va d’une tribune à l’autre. La légère résistance du fil tendu raide et sa brusque rupture obligent, pour un clin d’œil, Émeraude à dresser les oreilles, mais il a tôt fait de l’oublier, absorbé qu’il est par son attention au langage des mains magiques. « Attends encore un peu ! Pas d’excitation inutile », ordonne le jockey. La sombre, mouvante tribune passe. Quelques dizaines de mètres encore et tous quatre — Émeraude, le petit cheval blanc, l’Anglais, le lad, qui, dressé sur ses étriers courts, se couche sur la crinière, — se confondent en un seul corps, compact, entraîné d’un mouvement rapide, animé d’une volonté unique, d’une même beauté de mouvements puissants, d’un même rythme, vibrant comme une musique. Ta-ta ta-ta ! martèlent en mesure les sabots d’Émeraude. Tra-ta, tra-ta, lui répond, en écho bref, le lad. Encore un tournant et la seconde tribune accourt vers eux à rapide allure. « Je vais forcer encore ? » interroge Émeraude. — « Oui, va ! répondent les mains, mais du calme. »

La seconde tribune passe en vitesse, disparaît dans les cris du public. Émeraude, distrait, s’échauffe, échappe à la sensation des guides, perd pour une seconde la cadence commune, fait quatre bonds capricieux sur la jambe droite. Mais tout aussitôt les guides se raidissent, lui arrachent la bouche, lui tordent l’encolure vers le sol, lui tournent la tête à droite. Il lui devient à présent malaisé de galoper sur le pied droit. Émeraude s’irrite, ne veut pas changer de pied, mais le jockey saisit le moment, met avec un calme impérieux le cheval au trot. Émeraude rentre de nouveau dans la cadence, les mains redeviennent amicalement douces. Émeraude, qui a conscience de sa faute, veut doubler son trot. « Non, non, c’est encore trop tôt, observe, avec bonhomie, le jockey. Nous avons le temps de réparer cela. Ce n’est rien. »

Ils franchissent ainsi en parfait accord et sans à-coups encore un tour et demi. Mais le cheval moreau est, lui aussi, aujourd’hui, en parfaite condition. Tandis qu’Émeraude se désunissait, il a eu le temps de le lâcher de six longueurs ; mais à présent Émeraude regagne le terrain perdu : à l’avant-dernier poteau il se trouve être de trois secondes et quart en avance... « Maintenant, je te permets. Vas-y », ordonne le jockey. Émeraude couche les oreilles, lance en arrière un unique, rapide coup d’œil. Le visage de l’Anglais est tout enflammé d’une expression tranchante, résolue, tendue vers le but ; ses lèvres rasées se crispent en une grimace d’impatience, découvrant ses grandes dents jaunes, fortement serrées. « Donne tout ce que tu peux ! » commandent les guides entre les mains haut levées. — « Encore, encore ! » Et soudain l’Anglais, d’une forte voix vibrante, pousse un cri qui va s’élevant comme le son de la sirène :

— O-hé-hé-hé-hey !

— Là, là, là, là, crie le petit lad d’un ton perçant, sonore, qui épouse la cadence de la course.

Maintenant le sentiment de la cadence atteint sa plus haute tension, se tient comme suspendu à un cheveu ténu, toujours prêt à se rompre. Ta-ta-ta-ta ! martèlent régulièrement sur le sol les sabots d’Émeraude. Trra-trra-trra ! se fait entendre en avant le galop du petit cheval blanc qui entraîne Émeraude à sa suite. À la cadence du trot les souples brancards fléchissent, à la cadence du galop le lad, presque couché sur l’encolure du cheval, s’élève, s’abaisse sur sa selle.

L’air, se ruant à la rencontre, siffle aux oreilles, chatouille les naseaux, d’où s’échappent de longs, fréquents jets de vapeur. La peau devient brûlante, la respiration plus difficile, Émeraude parcourt le dernier tournant, en s’inclinant de tout le corps à l’intérieur de la piste. La tribune grandit peu à peu, semble vivante, laisse échapper le mugissement d’un millier de voix qui effrayent, émeuvent, réjouissent Émeraude. Au bout de la puissance de son trot, il veut se mettre à galoper, mais les mains étonnantes supplient, ordonnent, apaisent. « Cher petit, ne galope pas ! Surtout ne galope pas !... Là, là, c’est ça, c’est ça. » Émeraude vole comme une flèche le long du poteau, rompt le fil de contrôle sans même s’en apercevoir. Des cris, des rires, des applaudissements dévalent en cascade des tribunes. Les feuillets blancs des programmes, les ombrelles, les cannes, les chapeaux tourbillonnent, miroitent parmi les visages et les mains qui s’agitent. L’Anglais, avec douceur, abandonne les guides. « C’est fini. Merci, ami ! » exprime ce mouvement pour Émeraude qui, contenant avec peine la force acquise de la course, se met au pas. À ce moment le cheval moreau ne fait seulement qu’approcher de son poteau, du côté opposé, — de sept secondes en retard. L’Anglais, soulevant avec peine ses jambes engourdies, saute pesamment à bas de son sulky, enlève le siège de velours, se dirige avec lui vers les balances. Les palefreniers accourus couvrent d’une housse l’échine d’Émeraude, et l’emmènent, suivis du murmure de la foule, des sons de la cloche tintant au pavillon des juges. Une écume légère, jaunâtre, s’égoutte de la bouche du cheval sur le sol, sur les mains des palefreniers.

Quelques minutes après, Émeraude, qu’on a déjà dételé, est amené de nouveau au pied des tribunes. Un homme de haute taille vêtu d’un long pardessus et d’un chapeau neuf miroitant, qui visite souvent Émeraude à l’écurie, lui flatte l’encolure, lui présente sur la paume un morceau de sucre.

L’Anglais se tient là aussi parmi la foule ; il sourit, grimace, découvre ses longues dents. On enlève la housse du dos d’Émeraude, on le campe devant une caisse montée sur un trépied, couverte d’une étoffe noire, sous laquelle se dissimule, occupé on ne sait à quoi, un monsieur vêtu de gris.

Mais les spectateurs se ruent hors des tribunes en une masse sombre qui s’égaille. Ils cernent de toutes parts le cheval, crient, agitent les bras, penchent l’un vers l’autre leurs visages empourprés, aux yeux étincelants. Ils sont mécontents de quelque chose, désignent les pieds, la tête, les flancs d’Émeraude, lui ébouriffent le poil sur le côté gauche de la croupe à l’endroit où s’étale la marque, glapissent tous ensemble : « Cheval truqué, trotteur falsifié, supercherie, canaillerie, rendez l’argent ! » Émeraude s’inquiète, secoue les oreilles. « Qu’ont-ils donc ? pense-t-il, surpris. J’ai pourtant fait une bien belle course ! » Instantanément la figure de l’Anglais frappe ses regards. Toujours si calme d’habitude, ferme, légèrement moqueuse, la colère maintenant l’enflamme. Puis tout à coup d’une voix haute, gutturale, l’Anglais crie quelque chose, fait un geste rapide du bras ; le bruit sec d’un soufflet déchire le tapage général.

 

VI

On ramena Émeraude à l’écurie ; trois heures après on lui donna l’avoine, et le soir, quand on le fit boire auprès du puits, il vit, derrière le mur, s’élever le grand disque jaune de la lune qui lui inspirait une sombre terreur. Alors commencèrent des jours tristes. Plus d’exercices, plus d’entraînement, plus de courses ; mais journellement on l’emmenait dans la cour : des inconnus, en grand nombre, l’examinaient, le tâtaient de toutes les manières, lui plongeaient les doigts dans la bouche, lui raclaient le poil à la pierre ponce, sans cesser de s’invectiver entre eux.

Certain soir, tard, on le fit sortir de l’écurie, on le mena longtemps par de longues rues pavées, désertes, bordées de maisons aux fenêtres éclairées. Ensuite ce fut la gare, le wagon sombre tout secoué, la fatigue, les jambes qui tremblent d’un trajet si prolongé, le sifflet des locomotives, le tintamarre des rails, l’odeur suffocante de la fumée, la triste lumière du falot brûlant. À une station on le débarqua ; longtemps, longtemps, on le conduisit par un chemin inconnu, au milieu de vastes champs dénudés par l’automne, pour l’amener enfin dans une écurie, où on l’enferma à part, loin des autres chevaux.

D’abord il se rappelait les courses, son Anglais, Vassili, Nazaire, Oniéguine, et les voyait souvent en songe ; mais avec le temps il oublia tout cela. On le dérobait évidemment à quelqu’un ; tout son jeune, admirable corps languissait, se morfondait, se dégradait dans l’inaction. Constamment il survenait des figures nouvelles qui, de nouveau, piétinaient autour d’Émeraude, le tâtaient, le tiraillaient, s’injuriaient avec colère.

Parfois, d’aventure, Émeraude apercevait à travers la porte ouverte d’autres chevaux passant et courant en liberté ; alors il criait vers eux son indignation, ses plaintes. Mais aussitôt on fermait la porte, et, de nouveau, le temps traînait dans la solitude, l’ennui.

Le chef, dans cette écurie, était un homme toujours endormi, aux petits yeux noirs, aux fines moustaches noires, sur un visage gras. Bien qu’il parût indifférent au sort d’Émeraude, celui-ci éprouvait à son égard une inexplicable terreur.

Or, un beau jour, de grand matin, alors que tous les palefreniers dormaient, cet homme entra doucement, sans le moindre bruit, s’approcha d’Émeraude sur la pointe du pied, lui versa lui-même l’avoine dans la mangeoire et se retira. Émeraude s’étonna un peu de la chose, puis docile, se mit à manger. L’avoine était sucrée, légèrement amère, acre au goût. « C’est étrange, — pensa Émeraude, — jamais je n’ai goûté à pareille avoine. »

Et tout à coup il ressentit une légère douleur au ventre. Elle cessa, pour revenir plus forte qu’auparavant, augmenta de minute en minute, devint intolérable. Émeraude gémit sourdement. Des roues de feu tournoyèrent devant ses yeux, une faiblesse subite lui mit tout le corps en sueur, ses jambes tremblèrent, fléchirent, il se sentit tout mou, s’effondra sur le sol. Il essaya encore de se relever, ne put se dresser que sur ses jambes de devant, retomba de nouveau sur le flanc. Un tintonnement se mit à tourbillonner dans sa tête ; l’Anglais passait, découvrait ses longues dents chevalines, Oniéguine courait devant lui, dressait son jabot de chameau, hennissait avec bruit. Une force entraînait Émeraude, dans une course impétueuse, sans merci, vers un abîme ténébreux, glacé. Il ne pouvait déjà plus se mouvoir.

Des crampes lui crispèrent les jambes, le cou, lui tordirent l’échine. Tout le cuir du cheval, secoué d’un tremblement menu, rapide, se couvrit d’une écume à l’odeur acre et forte.

La lumière jaune, tremblante, du falot lui brûla une seconde les yeux, s’éteignit en même temps que sa vue. Son oreille perçut encore un brutal juron, mais il ne sentit plus qu’on heurtait son flanc du talon. Ensuite tout disparut — pour toujours.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 février 2012.

 

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