LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nikolaï Koulmann

(Кульман Николай Карлович)

1871 — 1940

 

 

 

 

 

LE DRAME INTIME
DE LÉON TOLSTOÏ

 

 

(Quatrième réunion du Studio franco-russe)

 

 

 

 

 

1930

 

 

 

 

 

 

Article paru dans Rencontres : soirées franco-russes des 29 octobre 1929 - 26 novembre 1929 ; 18 décembre 1929 - 28 janvier 1930. Paris, Cahiers de la quinzaine, 1930.

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

Lorsqu’on étudie l’œuvre d’écrivains tels que Dostoïevsky et Léon Tolstoï, il est particulièrement important d’arrêter son attention sur leur idéologie. Sans cela l’intelligence de leur œuvre ne sera jamais complète et celle-ci présentera toujours des énigmes quelque idée que nous nous en fassions au point de vue artistique.

Ceci explique en grande partie pourquoi nous portons un intérêt parfois exagéré à tout ce qui touche la vie des grands écrivains.

Je n’ai pas l’intention de parler des romans de Léon Tolstoï, mais je voudrais attirer votre attention sur le drame intime de Léon Tolstoï, drame qui, si on le comprend, permet d’expliquer son œuvre artistique et sa destinée.

On peut dire que Résurrection, Mort d’Ivan Iliitch, Maître et serviteur, de même qu’Anna Karénine et Guerre et Paix, beaucoup de pages d’Enfance, Adolescence et Jeunesse et des Cosaques — toutes ces œuvres de Tolstoï seront mieux comprises, si on les lit à la lumière de son drame intime.

« Le drame intime de Tolstoï »... Je ne crois pas me tromper en disant qu’à ces mots, la plupart évoqueront cette terrible nuit où le « grand écrivain de la terre russe », comme l’appelait Tourgueniev, quitta en secret Iasnaïa-Poliana pour aller mourir dans une petite gare perdue. Généralement on explique cette fuite d’une façon très simple : les conditions pénibles de sa vie de famille, ses dissentiments avec sa femme qui, semblait-il, luttait pour conserver son influence sur lui et empoisonnait les derniers mois de l’existence de son mari par des soupçons insupportables, une surveillance offensante, des scènes domestiques orageuses, etc. Et l’on se représente les journées d’agonie de Tolstoï dans la maisonnette du chef de gare d’Astapovo, le moment où il attend la mort et où celle qu’il nomme dans sa Confession « épouse bonne, aimante et dévouée », à laquelle peu de mois avant sa mort il a écrit une tendre lettre, celle dont il a dit qu’elle souffrait « cent fois plus que les autres » — où cette épouse essaie en vain d’apercevoir le cher malade avec qui elle a passé près d’un demi-siècle : les amis et disciples de Tolstoï, sa fille Alexandra, son secrétaire Tchertkov ne lui permettent pas d’approcher, ils protègent le mourant contre elle. Et cependant, à ce moment-là, la pensée de ce mourant était tournée vers elle. Ceci est prouvé par l’article de la fille de Tolstoï, Mme Tatiana Soukhotine, paru dans la revue Europe. Lorsque Tolstoï eut appris par hasard que sa fille Tatiana se trouvait à la gare d’Astapovo, il demanda à la voir, et la première chose qu’il lui dit fut celle-ci : « Qui est-ce qui est resté près de maman ? » — Tolstoï ne soupçonnait pas que sa femme se trouvait à quelques pas de lui, et il interrogea longuement sa fille voulant avoir tous les détails par elle. Lorsqu’elle lui demanda : « Parler de cela t’agite peut-être ? » — Tolstoï l’interrompit et dit avec force : « Parle, parle, que peut-il y avoir de plus important pour moi ? » — Au moment où il perdait déjà connaissance, il appela sa fille auprès de lui et dit : « Beaucoup de choses retombent sur Sonia, nous avons mal pris nos mesures. » Et lorsque sa fille lui demanda : « Veux-tu la voir, veux-tu voir Sonia ? » — elle n’obtint pas de réponse : il avait perdu connaissance.

Évidemment, il y a eu un drame de famille, mais il nous est en général difficile de démêler les drames de famille qui ne sont pas les nôtres propres, et il n’y a d’ailleurs aucune raison de le faire. Il semble que les grands hommes doivent avoir, tout autant que les simples mortels, le droit qu’on respecte l’intimité de leur vie de famille. D’ailleurs, même dans le cas où la fuite de Tolstoï pourrait être expliquée uniquement ou, du moins, en grande partie par un drame de famille, ce drame n’offrirait pas forcément un grand intérêt ; ne se produit-il pas tous les jours autour de nous des drames semblables et qui, souvent, sont bien plus poignants et significatifs du point de vue psychologique ? Ainsi expliquée, la fuite de Tolstoï devient quelque chose de banal, un composé du prosaïsme le plus commun et des manifestations d’une faiblesse sénile.

En fait, la fuite de Tolstoï a des causes plus profondes : la maisonnette du chef de gare est la scène où s’est terminé le dernier acte d’un drame intime plus compliqué, qui s’était longuement élaboré et se déroulait depuis longtemps déjà.

On pourrait donner comme prologue à ce drame un passage de ce chapitre de Guerre et Paix, où le prince André discute avec Pierre Besoukhov sur le sens du bien et du mal, de la justice et de l’injustice. Pierre dit qu’il remercie Dieu de ce qu’il ne lui a pas été donné de tuer en duel Dolokhov qui, lui, a détruit son bonheur de famille, et le prince André lui répond : « Mais pourquoi donc ? Tuer un chien méchant est même une très bonne action. » Les deux antagonistes essaient de justifier rationnellement leurs points de vue moraux, et l’un d’eux arrive à un égoïsme justifié par la raison, tandis que l’autre aboutit de la même manière à l’altruisme. Tous deux conviennent qu’il faut essayer de rendre la vie heureuse, mais pour l’un d’eux l’unique bonheur de la vie consiste à faire du bien à son prochain, tandis que l’autre ne cherche qu’à vivre agréablement sans gêner personne, sans s’inquiéter de savoir ce qui est juste ou injuste. Pour le premier, l’idéal est le renoncement ; le second estime qu’on ne trouve de repos qu’à vivre pour soi-même.

Une autre fois, sentant la faiblesse des raisonnements rationalistes, Pierre demande au prince André s’il croit à la vie future. Dans cette conversation, les éléments du rationalisme et du mysticisme se trouvent entremêlés d’étrange façon. Je ne la citerai pas, car je suis persuadé que tous la connaissent. Je veux simplement dire que Pierre et le prince André incarnent deux aspects de l’âme de Tolstoï. Leur discussion, c’est le conflit entre Tolstoï croyant et Tolstoï rationaliste, entre Tolstoï écoutant la voix de son cœur qui l’entraîne au mysticisme et Tolstoï se jetant dans le sein de la raison. Ceci représente le principe du drame intime de Tolstoï. Toute sa philosophie religieuse et morale, toutes ses pénibles recherches ne sont, au fond, que des variantes de cette conversation de Pierre et du prince André. On a publié tant de lettres, de mémoires, de matériaux de toute sorte sur Tolstoï, que le développement du drame apparaît assez clairement.

Avant l’année 1852, et si l’on fait exception pour une courte période de doute juvénile, Tolstoï fut très croyant. « Depuis l’âge de 16 ans, dit-il dans sa Confession, j’ai cessé de prier », — mais ceci ne fait que prouver que les confessions des écrivains doivent être consultées avec une grande circonspection, qu’il s’agisse des Confessions de Rousseau, des Fragments d’un Journal intime d’Amiel, ou d’autres, si elles sont destinées au public ou qu’elles poursuivent un but de propagande. Nous lisons dans le Journal de Tolstoï en date du 11 juin 1851 un passage remarquable par la sincérité, la force poétique, la fraîcheur du sentiment religieux, l’extase mystique, et qui dément d’une manière éloquente le récit de la Confession :

« Hier, je n’ai presque pas dormi de la nuit ; après avoir écrit mon journal, je me mis à prier. Je ne puis exprimer la douceur que j’ai trouvée dans la prière. J’ai récité celles que je fais d’habitude : Pater noster, Ave Maria, Gloire au Père, Ouvre-moi les portes de la miséricorde, l’Invocation à l’Ange Gardien, et ensuite, je suis resté en oraison... Je voulais m’unir à l’Être tout-puissant, je Lui demandais de me pardonner mes crimes... Je Le remerciais, mais en pensée, non en paroles. Je réunissais tout — prière et reconnaissance — en un sentiment. Et je ne pouvais séparer ni la foi, ni l’espérance, ni la charité de ce sentiment général... Le sentiment que j’éprouvais hier, c’était l’amour envers Dieu -— un amour profond qui renfermait en lui tout ce qui existe de mauvais. De quel cœur pur je demandais à Dieu de me recevoir dans son sein... ».

Ce passage n’était pas destiné au public : ici l’âme conversait avec elle-même. Tolstoï avait alors vingt-trois ans.

L’année 1852 vit le début de la carrière triomphale de Tolstoï dans la littérature, et d’alors aussi datent les premières recherches de Tolstoï sur la religion. Son Journal de cette année-là est plein d’expressions religieuses, d’oraisons jaculatoires :

« Seigneur, ayez pitié de moi », « Seigneur, je Vous remercie, donnez-moi la force », « Ô Dieu, venez à mon aide », « Seigneur, je Vous supplie de me faire connaître Votre volonté », « Sainte Mère de Dieu et Saint Ange Gardien, priez Dieu pour moi. »

Le Journal de celte époque est parsemé d’invocations semblables. Et, à côté de cela, des considérations sur l’âme, l’immortalité, la vie et la mort. Tolstoï est sous l’empire du mysticisme.

Mais en lisant attentivement ce Journal de 1852, on découvre la tendance, bien vague et timide encore, que Tolstoï avait à rationaliser sa foi. Le 18 juillet il écrit :

« Se peut-il que je ne saisisse jamais l’idée de Dieu aussi clairement que l’idée de vertu ! C’est actuellement mon plus cher désir. »

Et en date du 14 novembre, nous lisons : « Je crois en un seul Dieu bon et mystérieux, en l’immortalité de l’âme et en une sanction éternelle de nos actes. Je ne comprends ni le mystère de la Sainte Trinité, ni celui de l’Incarnation, mais je respecte la foi de mes pères et je ne la rejette pas... »

Dans sa vie morale, Tolstoï a connu des chutes : le jeu, le vin et les femmes ont eu un vif attrait pour lui, mais ensuite il se plongeait plus ardemment que jamais dans l’atmosphère du labeur intellectuel, du travail artistique, ressentait un grand besoin de pénitence, de perfectionnement moral. C’est à ces moments-là que les questions religieuses se présentaient de nouveau à son esprit, mais, à côté de cela, plus il allait, plus la tendance rationaliste se précisait en lui. Il avait résolu même de créer une nouvelle religion purifiée de la foi et du mystère.

Mais cette pensée « grandiose, immense », comme il dit, de créer une nouvelle religion ne l’absorba cependant pas énormément à cette époque : pendant de nombreuses années on ne trouve pas la moindre trace de recherches religieuses dans le Journal ou les lettres de Tolstoï. Néanmoins, cette pensée n’était pas morte, elle était seulement endormie comme il arrive souvent chez les grands écrivains : une impression profonde reste quelquefois des années à l’état latent et, comme le feu qui couve sous la cendre, elle attend une occasion favorable pour s’enflammer avec une nouvelle force.

Heureusement l’inspiration artistique venait encore trop souvent à Tolstoï, lorsque son « immense pensée » se présenta à lui : le doux venin du génie créateur l’attirait d’une manière irrésistible et sa valeur n’était pas encore discutée.

Mais en 1869, après une tension d’esprit, de six années causée par le travail de Guerre et Paix, Tolstoï ressentit une sorte de dérangement nerveux. Il dit souvent à sa femme qu’il « avait mal au cerveau et qu’un travail terrible se faisait en lui. » Une sombre disposition d’esprit l’amène souvent à penser que « pour lui tout est fini et qu’il est temps de mourir ».

Autrefois, lorsqu’il était jeune officier, pendant le siège de Sébastopol, il avait vu sur les bastions des montagnes de blessés et de morts, mais alors, la vue de la mort n’excitait pas en lui la peur mais un dégoût moral des horreurs de la guerre ; maintenant, en temps de paix, il sentait de tout son être la présence de la mort dans la vie, il lui semblait entendre sa voix. Cette sensation s’imposait généralement à lui avec une force extraordinaire et se transformait en une horreur mystique devant le néant. Jusqu’à présent, il avait suivi un chemin égal et devant lui il avait la lumière ; maintenant il ne voyait plus qu’un abîme et des ténèbres éternelles. « J’ai vu, écrit-il dans ses Mémoires d’un Fou, — j’ai senti que la mort, approchait et, au même moment, j’ai senti qu’elle ne devait pas exister. Tout mon être a senti la nécessité de la vie, le droit à la vie... Il n’y a rien dans la vie, il y a la mort, et elle ne doit pas être. »

En effet, quelque chose de nouveau était entré dans l’âme de Tolstoï et ce quelque chose ne l’a plus quittée.

C’était l’énigme de la vie et de la mort qui — de plus en plus souvent — se présentait à son esprit et réclamait impérieusement une solution. Pourquoi vivre, si à la fin de la vie il y a la mort, le néant ? Pourquoi donc la mort existe-t-elle ? Qu’est-elle ? On dit que c’est Dieu qui a arrangé cela ainsi, mais qu’est-ce que Dieu ? Pourquoi ne se manifeste-t-il pas de telle façon qu’il soit possible de le sentir ?

Tolstoï est un ennemi du matérialisme, mais il voudrait tout sentir ; il a peur de la métaphysique, mais, involontairement, il subit l’influence du mysticisme. En lui le rationaliste lutte avec le mystique et cette lutte entraîne avec elle des souffrances poignantes. « C’est terrible, terrible à dire, écrit-il dans une lettre, je ne crois à rien de ce que nous enseigne la religion et, à côté de cela, non seulement je déteste et méprise l’incrédulité, mais bien plus, je ne vois pas la possibilité de vivre et encore moins de mourir sans foi. Petit à petit je me donne à moi-même des croyances, mais toutes, bien qu’elles soient fermes, sont très peu précises et consolantes. Lorsque ma raison les interroge elles répondent bien, mais lorsque le cœur souffre et demande une réponse, elles ne sont alors ni un soutien, ni une consolation. »

« On ne peut vivre sans religion, mais moi, je ne peux pas croire », s’écrie-t-il sans cesse et, en 1877, il décide de se rendre au célèbre monastère d’Optina Poustyn afin, comme il l’avoue lui-même, d’exposer aux moines toutes les raisons pour lesquelles il ne peut pas croire.

Naturellement, cette entrevue avec les moines ne lui donna rien : il ne comprit pas les moines et les moines ne le comprirent pas non plus. Il rapporta cependant quelque chose du monastère : un sentiment d’envie de la foi simple des moines. Et maintenant, il essaie de créer de toutes pièces une religion et un dogme.

Dans ses recherches de Dieu, Tolstoï arrivait à une situation étrange : il commençait quelquefois à prier Celui qu’il cherchait et ne trouvait pas : évidemment sa prière n’était pas exaucée et il tombait dans le désespoir.

Tolstoï avait sans nul doute une intuition mystique de l’autre monde, mais il ne pouvait se contenter de cet instinct : cette connaissance intuitive, il voulait la transformer en connaissance fondée sur la raison. Il voulait cesser d’être mystique et devenir rationaliste, à la vérité, dans un sens un peu spécial de ce mot : il voulait atteindre par la raison ce qu’elle n’avait pas encore atteint, et exprimer en formules rigoureuses le contenu de sa métaphysique dans laquelle, cependant, lui-même ne voulait pas voir de métaphysique.

Dans sa doctrine il y eut beaucoup de contradictions dans les détails et, en général, il y eut beaucoup de paradoxes ; mais la force de cette doctrine ne se trouvait pas dans les conclusions logiques — elle était dans la sincérité du maître, dans son éloquence.

Tolstoï voyait que son enseignement se propageait. Naturellement, il ne pouvait se croire l’égal de Confucius, de Bouddha et de Mahomet, mais tout de même, le progrès visible de son enseignement devait le convaincre qu’il accomplissait une œuvre indispensable. Et ceci le persuadait encore plus de la justesse de son enseignement et de l’importance qu’il y avait à propager ses idées religieuses et morales. Évidemment, il a éprouvé quelques désenchantements : les communautés tolstoïennes ne se maintenaient pas longtemps, aucune d’elles ne dura plus de deux ans. De plus, le mouvement révolutionnaire commençait à se mêler idéologiquement à certains côtés de l’enseignement de Tolstoï, et l’un des amis de Tolstoï avait raison jusqu’à un certain point lorsqu’il lui écrivit, après la révolution de 1905, que cette révolution s’était déroulée d’après son plan. Tolstoï n’avait en aucune façon l’intention d’être l’instigateur d’une révolution sociale et politique sous la forme qu’elle a empruntée.

Tolstoï disait en général que les révolutions sociales et politiques commettent une double faute morale : premièrement, elles ont toujours en vue un bien-être matériel qui ne satisfait d’ailleurs jamais personne ; deuxièmement, les moyens que l’on emploie pendant les révolutions, — la tromperie, la violence, le meurtre, etc. — sont immoraux.

Et avec une insistance particulière il disait : « Le pouvoir doit être détruit, mais cela n’arrivera que lorsque les gens ne s’y soumettront plus et n’y prendront plus part ; on ne pourra changer les conditions de la vie que par voie d’autoperfectionnement et pour cela il faut : ne pas craindre la vérité, se repentir, aimer son prochain, ne pas craindre la mort. »

Mais évidemment, il ne suffisait pas de parler ; les grands maîtres de l’humanité ne s’en sont pas tenus à la parole ; par leurs exemples, par leur vie personnelle, parfois même par leurs souffrances, ils ont confirmé la vérité de ce qu ils disaient.

Et Tolstoï ?

Il y avait un abîme entre ses principes et la vie qu’il menait : et, peu à peu, il se mit à régler sa vie suivant ses principes. Mais rien ne put le satisfaire : il ne pouvait pas ne pas comprendre que tous ces travaux agricoles et industriels qu’il avait entrepris ne faisaient de lui ni un paysan ni un ouvrier, et que sa renonciation à la propriété ne changeait en aucune façon les conditions extérieures de sa vie. Il y avait renoncé au profit de sa famille, et continuait à jouir de tout ce dont il jouissait auparavant. La renonciation qu’il fit ensuite à ses droits d’auteur ne changea pas non plus cette situation.

Tolstoï sentait qu’il lui fallait prendre un parti décisif.

Toutes ses souffrances aboutissaient au désir de quitter non seulement la maison, mais la vie du monde en général et, le 8 juillet 1897, Tolstoï écrit à sa femme sa résolution de partir. Sur l’enveloppe il avait écrit : « Si je ne prends aucune décision à propos de cette lettre, la remettre à Sophie Andréevna après ma mort. »

Dans cette lettre, Tolstoï dit d’une façon précise que son genre de vie ne correspond pas à ses croyances, et parle de ses aspirations vers la solitude : « Comme les Hindous se retirent dans la forêt vers l’âge de soixante ans, comme tout vieillard religieux désire consacrer à Dieu les dernières années de sa vie, ainsi moi, qui entre dans ma soixante-dixième année, j’aspire de toutes les forces de mon âme à ce repos, à cette solitude et à une concordance qui, si elle n’est pas parfaite, n’est du moins pas une dissonance criante entre ma vie, mes croyances et ma conscience. »

Et, demandant à sa femme de le laisser partir, de ne pas le rechercher et de ne pas le juger, il ajoute : « Le fait que je t’ai quittée ne prouve pas que j’aie été mécontent de toi... Je ne le juge pas et me souviens au contraire avec amour et reconnaissance des trente-cinq longues années de notre vie... Tu as donné à moi et au monde tout ce que tu pouvais donner : tu as donné beaucoup d’amour et d’abnégation, et c’est pourquoi on ne saurait ne pas t’estimer. »

Mais, cette fois-là, il ne s’enfuit pas ; dire pourquoi serait difficile ; on peut cependant supposer avec quelque vraisemblance que Tolstoï n’eut pas alors la force de briser avec sa famille, non plus que de renoncer au genre de vie auquel il était accoutumé. Il lui était pénible de n’avoir pu accomplir sa résolution, mais il était prêt à considérer sa faiblesse comme la manifestation de la volonté supérieure et raisonnable à laquelle il ne pouvait pas ne pas se soumettre. Du moins, dans une lettre écrite un mois après à Tchertkov, un de ses disciples, et dans laquelle il lui raconta qu’un foule de visiteurs viennent le trouver à Iasnaïa-Poliana et que Lombroso se dispose à venir aussi, Tolstoï dit : « Tout cela me fait perdre du temps et des forces et ne sert à rien. J’ai soif de silence et de tranquillité. — Que je serais heureux, si je pouvais finir mes jours dans la solitude et surtout dans des conditions qui ne soient ni rebutantes, ni pénibles pour ma conscience. Mais évidemment, il faut que cela soit ainsi. Du moins, je ne vois pas d’issue... »

Toute sa production littéraire antérieure lui semble inutile et il la condamne. Il essaie d’écrire son roman Résurrection en observant ses nouvelles théories sur l’art. Heureusement que, chez lui, le talent créateur était encore très fort ; ceci explique que, dans ce roman, à côté de tendances religieuses et morales qui gâtent l’impression générale, on trouve un nombre incalculable de pages géniales où toute la puissance artistique de Tolstoï se fait sentir. Mais maintenant Tolstoï considérait tout entraînement vers un travail artistique comme une faute, et il semble s’excuser lorsqu’il écrit : « Si je me permets de consacrer autant de temps à un travail artistique, c’est-à-dire à un jeu indigne de mon âge, c’est uniquement pour faire lire aux hommes les passages de l’Évangile, oubliés par eux, qui terminent mon roman... »

Résurrection fut le chant du cygne de Tolstoï ; comme artiste, il s’était déjà condamné à mort. A partir de ce moment, Tolstoï se met de nouveau à penser à Dieu plus que jamais : « Qu’est-ce que Dieu et à quoi bon Dieu ? »

Il est difficile d’exposer toutes ses idées à ce sujet en un système défini quelconque, car elles renferment beaucoup de contradictions, mais il est important de remarquer qu’il cherche Dieu avec désespoir et que, de nouveau, il y a lutte entre le rationalisme et la métaphysique.

Voici ce que répond Tolstoï à l’un de ses correspondants qui lui avait écrit qu’il était temps de cesser de parler de Dieu, car de toute façon personne ne le comprenait : « Pour les hommes non éclairés, au nombre desquels se trouve la plus grande partie des soi-disant savants qui ne comprennent rien que la matière, Dieu sera une matière éternelle dans le temps et l’espace. Une telle idée de Dieu sera absurde, mais, tout de même, ils auront leur Dieu, quoiqu’il soit absurde. Mais pour les gens éclairés, qui comprennent que l’origine et le fond de la vie ne sont pas dans la matière mais dans l’esprit, Dieu sera cet être infini qu’ils reconnaissent en eux dans une mesure bornée par le temps et l’espace. Et un tel Dieu, l’humanité en a eu conscience, l’a reconnu, le reconnaît et le reconnaîtra toujours, si elle n’aboutit pas à l’état animal. » (1901) Tolstoï n’admettait pas une attitude légère en face de la question de Dieu, et, lorsque dans une lettre, Bernard Shaw aborde cette question en plaisantant, il lui répond sèchement que cela lui a produit une impression très pénible.

Tolstoï proclame à cette époque la nécessité absolue de la prière qui, à son avis, consiste, après avoir renoncé à toutes les choses créées, à faire descendre en soi le principe divin, à examiner ses actions passées et à chercher une règle de conduite pour ses actions futures.

C’est en ce sens qu’il prie constamment pendant les dix dernières années de sa vie et, plus il va, plus il le fait avec ferveur.

En examinant sa conscience sur sa conduite, tant actuelle que passée, et sur son genre de vie, il en arriva à cette conclusion, qu’il était loin d’avoir accompli tout ce qu’exigeait l’idéal chrétien. De plus, et dans un avenir prochain, il voyait la mort et bien qu’il eût assuré qu’il ne la craignait pas, on peut, cependant, à cause de la persévérance même de ses protestations, conclure que la pensée de la mort le poursuivait.

On peut admettre qu’il avait cessé de craindre la mort au point de vue physique, mais au point de vue moral elle l’épouvantait : il lui semblait qu’elle viendrait le surprendre au moment où il ne serait pas encore affranchi de tout ce qu’il considérait comme mauvais et erroné. Il fallait profiter du temps qui lui restait avant la mort, pour essayer de vivre chrétiennement, de comprendre la volonté de Dieu, et de vivre en union avec cette volonté.

Lorsqu’en 1910, l’année de sa mort, un étudiant écrivit à Tolstoï une lettre dans laquelle il l’exhortait à vivre d’après son enseignement, afin d’agir sur les autres, il répondit qu’il fallait faire cela non avec des vues extérieures, mais pour la satisfaction d’un besoin intérieur de l’esprit ; lorsque rester dans sa situation antérieure devient aussi impossible moralement qu’il est impossible physiquement de s’empêcher de tousser ; et Tolstoï ajoute :

« Je ne suis pas loin de cette situation, et je m’en rapproche chaque jour de plus en plus... » Ces mots furent écrits le 17 février 1910 et, le 28 octobre, il quitte définitivement Iasnaïa-Poliana, laissant à sa femme une lettre dans laquelle il répète ce qu’il lui disait treize ans auparavant : « Je fais ce que font ordinairement les vieillards de mon âge : ils quittent la vie du monde pour vivre dans la solitude et le silence les derniers jouis de leur existence... » Et il remercie aussi sa femme des quarante-huit années de vie loyale qu’elle a passées avec lui.

Et nous voyons que cette fuite, dont Tolstoï avait formé le projet dès 1897 et qu’il a réalisé en 1910, n’a pas été seulement la fuite des conditions extérieures qu’il rencontrait dans sa vie de famille. Il cherchait le calme et la solitude pour converser en paix avec son âme et pour tirer des conclusions définitives ; il voulait s’évader de la raison pour entrer dans le domaine de la foi simple et de la contemplation pure.

Ce n’est pas en vain que dans sa Critique et Théologie dogmatique, il avoue : « Je suis ému par la prière des trois ermites à la Sainte Trinité, prière qui nous est rapportée ainsi par une légende populaire : « Vous êtes Trois, nous sommes trois, ayez pitié de nous. » Je sais que leur conception de Dieu est fausse, mais je suis attiré vers eux, je désire les imiter. »

Ce n’est point par hasard qu’il fut poussé à faire, avant sa mort, un dernier pèlerinage aux monastères d’Optina Poustyn et de Chamordino, mais il les quitta bientôt, et, en ce qui concerne Chamordino, où vivait sa sœur religieuse, il le quitta en cachette, la nuit. Il ne voyait pas clairement où il pourrait trouver une issue à cette lutte dramatique qui se poursuivait entre sa foi et sa raison, qui martyrisa son âme pendant de longues années, et il se débattait comme un animal traqué.

Il est difficile de dire si, oui ou non, Tolstoï a trouvé sa terre promise. C’est d’autant plus malaisé que, ayant quitté Iasnaïa-Poliana pour trouver la liberté morale, Tolstoï tomba au pouvoir de ceux qui, dans leur fanatisme de disciples-sacrificateurs, avaient résolu de prendre également le rôle de régisseurs pour représenter à leur manière le dernier acte du drame de notre grand écrivain : Tolstoï n’avait déjà plus la force de résister à ces régisseurs-sacrificateurs.

Voici pourquoi la mort physique de Tolstoï à la gare d’Astapovo termina le drame, non pas toutefois comme le héros l’eût souhaité.

En concluant, je voudrais faire une petite remarque. Qu’est-ce que ce drame intime de Tolstoï ? La manifestation de l’âme slave, de la barbarie russo-asiatique ? Je sais que cette appréciation du drame de Tolstoï a été donnée. Mais il me semble que, dans le cas présent, on ne saurait opposer les conceptions orientale et occidentale du monde.

Il est vrai que, dans la littérature russe, une telle opposition a existé et existe encore ; elle existe également dans la littérature occidentale. Mais peut-on affirmer que cette inquiétude exprimée par Léon Tolstoï soit spécialement russe et qu’elle n’existe pas en Occident ? Je pense que non. Peut-être que, chez nous autres Russes, elle se manifeste avec plus d’intensité, qu’elle est ressentie par un plus grand nombre de personnes appartenant à toutes les classes de la société. Mais je suis convaincu que cette inquiétude dramatique se rencontre également en Occident.

Le drame vécu par Tolstoï est celui de l’humanité tout entière qui se lance éternellement à la poursuite de l’idéal et se jette tantôt dans les bras de la raison, tantôt dans le sein de la foi. Et dans ce sens, il y a peu de différence entre l’Orient et l’Occident, entre la Russie et la France. L’inquiétude de Léon Tolstoï n’est pas une inquiétude orientale, slave, russe, c’est une inquiétude humaine.

 

N. KOULMANN.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 février 2021.

 

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