LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nestor Koukolnik

(Кукольник Нестор Васильевич)

1809 – 1868

 

 

 

 

UNE MÈRE

(Авдотья Петровна Лихончиха)

 

 

 

 

 

1840

 

 

 

 

 


Traduction d’Anna-Catherine Toursky-Strebinger dans Nouvelles slaves, Paris, Louis Westhausser, 1886.

 

 

 

 

 

 


 

En septembre 1689, les Strelitz[1], poussés par la czarine Sophie Alexiewna, eurent le projet d’assassiner le czar Pierre Alexiewitch. Schaklowitz, Gladki Petrow, Resanow, Tschermin et les frères Lichonzi, etc., se rendirent à cheval à Preobraschenski, et assiégèrent le couvent de Troizko-Sergiew. Pierre se réfugia derrière l’autel. La sainteté du lieu arrêta les Strelitz et sauva la vie du czar. Sa garde vint le délivrer. Il resta au couvent jusqu’à ce que le procès et la condamnation des coupables fussent prononcés, et que Sophie eût quitté la pourpre pour le vêtement de nonne. Tichow Nikititch Strechnew dirigea l’enquête.

 

 

 

 

I

— Woltschok, Tichow Nikititch est-il revenu de chez le czar ? demanda le prince Pierre Ivanowitch Prosorowski au petit nain rond qui se tenait vers la fenêtre roulé en boule comme un matou, et se grillant au soleil en clignant des yeux.

— Oh ! Petruscha, répondit le nain, que de désagréments ! Nous ne fermons pas l’œil de la nuit ; il faut écrire et toujours écrire ; cent fois par jour, le czar demande ce qui se passe, et avec cela on est si à l’étroit dans ce couvent ! Le boyard et moi, il nous faut penser, réfléchir, dans une cellule où écrivent les diaks (secrétaires) et où a lieu l’interrogatoire ; il faut manger aussi à la table des frères, et le père Silvestre est d’une avarice, d’une avarice !... Hier, vendredi, nous n’avons pas eu le plus misérable petit poisson. Et cependant, nous ne sommes pas moines, mais c’est tout comme... Pour ma part, je supporte assez bien cet état de choses, mais le diak Andruschka n’y tient plus. Avant l’Ascension, cela allait encore ; à présent, le père Silvestre ne songe pas que nous sommes en automne : il ne chauffe pas le poêle ! Parce qu’il reste toujours au couvent, il croit à un éternel été. Il fait joliment froid dehors. Je vous réponds que ça pique.

— Sois tranquille, Woltschok. Ça ne fait pas de mal de s’aguerrir un peu ; à Noël, si Dieu le veut, nous retournerons à Moscou, et pour tout de bon.

— À Noël, Petruscha ! gémit le nain. Je n’y résisterai pas si longtemps que ça. Non, bien sûr, je n’y résisterai pas.

Il se mit à pleurer à chaudes larmes. Quelques hommes entrèrent ; le prince quitta le nain, qui s’étira, bâilla, et finit par se rendormir.

— Ah ! général, est-ce que vous êtes déjà de retour de Moscou ?

— J’en arrive, répondit Gordon.

— Avez-vous vu le czar ?

— Oui.

— Eh bien ! que se passe-t-il à Moscou ?

— Des choses bien ridicules, prince.

— Ridicules !... vous voulez dire réjouissantes ?

— Non, non. Je ne me trompe pas : bien ridicules. La czarine ordonne aux Strelitz de se mettre en marche. Ceux-ci pleurent, joignent les mains, se rendent à l’église ; les boyards se font visite les uns aux autres, jour et nuit, et ne se décident cependant à rien. Je reçois un ukase et je me rends chez Wasili Wasiliewitch Galitzin, pour lui rendre ma visite ; car il est encore le principal personnage de Moscou, jusqu’au jour où l’empereur l’aura disgracié. Il voulait aussi m’envoyer vers Sophie Alexiewna et Ivan Alexiewitch leur rendre mes hommages.... Mais je lui ai répondu : Prince, je vous en prie, épargnez-moi cette corvée ; je ne puis pas. L’ukase ne porte, au reste, rien de semblable. En vous quittant, je vais de ce pas vers mes soldats et, de là, au couvent. Adieu !

Le boyard Boris Alexiewitch Galitzin entra. Une foule de fonctionnaires de toutes les classes le suivaient, le colonel des Strelitz, Zickler et d’autres.

— Comment ! Tichow Nikititch n’est-il pas encore de retour ? demanda le boyard.

— Non, pas encore.

— Aïe ! cela va mal, très mal. Comment tout cela finira-t-il ? dit le boyard en arpentant vivement l’étroite petite chambre où les assistants ne pouvaient lui faire place qu’en se collant au mur.

— Pourquoi mal, boyard ? demanda le prince.

— Oui, mal, mal. Cela finira tristement, je vous en réponds. C’est un malheur lorsqu’un homme de dix-huit ans a autant d’esprit et d’intelligence qu’un homme de quarante.

— Je ne vois pas le malheur.

— Un homme pareil est opiniâtre, et les choses tournent mal. Il ne veut rien entendre. Il les livre tous au tribunal, et les juge selon les lois de son père, sans grâce ; tous... sa sœur, la czarine, et le prince Wasili Wasiliewitch Galitzin et Léonti Romanowitch Nepluew. Tous... tous... On est, pour ainsi dire, glacé d’effroi ! Il voulait même livrer le patriarche à la justice, mais Joachim avoua tout ; il se repentit, et raconta jusqu’aux moindres paroles de la czarine. Ah ! mauvaise affaire !... mauvaise affaire !...

— Comment, mauvaise affaire ?...

— Oui, cela va très mal, et j’ai peur pour lui... Wasili.

— Bah ! chacun pour soi.

— C’est bien vrai, Boris Alexiewitch, mais ne craignez rien. Le prince Wasili a toujours rempli son devoir. Il ne fera pas d’imprudence.

— Non. C’est justement. Il a conseillé à la czarine de s’enfuir en Pologne.

— En Pologne ! s’écrièrent-ils tous.

— Est-ce bien vrai ?

— Oui, le patriarche l’a avoué. Et une fois que le patriarche l’eut avoué, tous l’avouèrent : Tatiana Michaïlowna, Marthe et Marie Alexiewna, oui, tous ont avoué ce qu’ils avaient entendu... L’espoir repose maintenant sur Tichow Nikititch ; il lui reste à prononcer le jugement.

— Maigre espoir, car Tichow Nikititch, comme tu le sais, ne connaît pas de pitié ; il suit strictement les lois.

— Peut-être l’attendrirons-nous. Aidez-moi.

La porte s’ouvrit. Tout se tut. Le boyard Tichow Nikititch entra. La belle figure du boyard était empreinte de majesté, de bonté et d’une grande tristesse. Les diaks le suivaient chargés de papiers. Woltschok sortit de son embrasure et courut à lui. Strechnew lui passa la main sur la tête et dit aux assistants avec un sourire poli mais gêné :

— Soyez les bienvenus... Je vous salue... Des affaires m’ont retenu là-bas.... Dieu est grand !...

Il s’assit dans un immense fauteuil que Woltschok lui apporta en soupirant avec ces paroles :

— Fauteuil, tu n’es pas facile à transporter.

— Colonel ! dit Strechnew d’un ton menaçant : (Zickler pâlit ; car, bien que le tribunal l’eût acquitté, on avait des doutes sur sa fidélité.) Je sais, je sais tout ! Tu as bien fait de tout avouer. Ton crime est grand. Va, et prie Dieu qu’il te pardonne. Dieu est témoin que c’est la dernière fois que je te tire d’un mauvais pas. Et tu seras responsable de la vie des Lichonzi, sinon devant le tribunal, du moins devant Dieu. Trois hommes seulement, dans un régiment, et tu ne les surveilles pas ! Où avais-tu les yeux ? Andruschka, les procès-verbaux !

Le diak lui tendit le gros livre où étaient inscrits les noms des coupables placés sous la domination du boyard Strechnew.

— Beaucoup de sang ! Oui, beaucoup ! Mais, espérons-le, ce sera la dernière fois. Signe ici, de ta propre main, Zickler, et prends garde qu’on ne te la coupe si l’enquête prouve que tu as menti... Va !

Zickler jura qu’il n’avait dit que la vérité et sortit. Le boyard renvoya presque tous ses hôtes ; il ne retint que le boyard Galitzin, le prince Prosorowski[2] et le général Gordon.

— Prince Pierre Ivanowitch, dit Strechnew en se tournant vers Prosorowski, tu vas partir pour Moscou. Fais tes préparatifs et envoie-moi Schaklowitz[3].

— Mais je ne puis te l’envoyer ! Il est dans l’appartement de la czarine ; on dit qu’elle lui a donné asile. Elle ne consentira pas à le livrer.

— Fais tes préparatifs et exécute mes ordres. Si on ne livre pas Schaklowitz, tant pis pour lui. Les choses s’aggraveront encore. Dis qu’il est appelé devant le tribunal. Ce que le tribunal prononcera, je l’ignore ; Dieu le sait ! Prince Pierre Ivanowitch, prépare-toi, et pars. Il n’y a pas de temps à perdre.

— Le czar l’a-t-il ordonné ?

— Naturellement. Je n’ai pas le droit de donner de pareils ordres.

— Salue pour moi Galitzin, et dis-lui que Dieu est miséricordieux ! Il devrait se faire passer pour malade, vu qu’il ne convient pas à un homme de son rang de se retirer de la sorte. Dis-lui aussi de se garder d’imprudences ; sans cela il est perdu à jamais. Et que Dieu le préserve de mon jugement ! Je me donnerai toute la peine nécessaire pour ne pas ménager mon meilleur ami.

Après un discours aussi net, Boris Alexiewitch Galitzin, un parent éloigné du prince Wasili Wasiliewitch de Moscou, n’avait plus rien à faire auprès de Strechnew. Il s’éloigna tête basse avec Prosorowski. Gordon seul resta.

— Eh bien ! général, m’as-tu compris ?

— J’ai compris.

— Le czar ne veut pas de sentinelles postées autour du palais impérial. Aie la bonté de placer tes gardes plus loin, dans le voisinage. Qu’ils ne perdent pas de vue un instant le seuil de l’appartement du czar. Entends-tu ?

— J’entends, répondit Gordon.

— Lui-même n’a aucune crainte. Et moi, qui suis un vieillard, je ne puis fermer l’œil, tant j’ai peur pour lui ; je resterai moi-même à sa porte.

— Le capitaine et moi, nous n’en quitterons pas le seuil.

— Bon ! bon ! général. C’est aujourd’hui qu’on amène les coupables. Fais-les surveiller rigoureusement !

— Ils sont avec le capitaine de Enke. Les trois Lichonzi y sont également. Leur mère m’a prié d’intercéder pour eux auprès du czar.

— À quoi bon intercéder ? On les condamnera à être roués, c’est tout. Le czar seul peut gracier de tels criminels ; nous ne connaissons que la loi ; laisse-la intercéder pour eux auprès du czar. Où est-elle ?

— Ici ; veux-tu lui venir en aide, général ? Permets-lui de rester au couvent, sous ta surveillance ; dis-lui d’attendre le czar demain matin, avant la messe, devant la cathédrale ; peut-être graciera-t-il ses enfants ! Je vais lui parler.

— Oui, parlez-lui. Dieu est tout-puissant ; au revoir !

Gordon sortit, et Tichow Nikititch s’absorba dans la lecture de la procédure. Derrière son fauteuil se tenaient deux diaks, immobiles et muets ; Woltschok dormait un peu plus loin, au soleil.

 

        II

Le couvent de Troizko-Sergiew, avec toutes ses dépendances, ressemblait en septembre 1689 plus à une capitale bruyante qu’à une silencieuse résidence de moines. Il n’y avait pas de fête à Troizko ; des masses de pèlerins ne se précipitaient pas vers les reliques éternelles du saint, exposées dans un cercueil de cristal ; non, c’était de politique qu’on s’occupait si fiévreusement. Bien plus, on y décidait de l’avenir de la Russie.

Les appartements du couvent étaient occupés par le czar Pierre Alexiewitch, avec la czarine mère, par sa tante Tatiana Michaïlowna, par les deux sœurs de Pierre, le patriarche et quelques hauts fonctionnaires. L’archimandrite Silvestre demeurait avec les frères dans l’office ; il avait abandonné les cellules à ses hôtes. Plus loin, dans les dépendances, habitaient les boyards et les fonctionnaires ; le camp du régiment de Strelitz s’étendait en plein air, jusqu’au cloître de Chotkow. Et là, dans les appartements de ce cloître, logeaient les nouveaux arrivés. Tous ceux qui allaient à Troizko, soit à pied, soit à cheval, se rendaient d’abord à Chotkow, pour s’informer de ce qui se passait à Troizko. Les ambassadeurs de la czarine Sophie, Butturlin et le prince Troukuroff, qui n’avaient pu obtenir pour l’impératrice une audience de Pierre, retournaient à Moscou. Ils rencontrèrent même des obstacles sur leur route, et n’avancèrent qu’avec peine, tant la chaussée était envahie par la foule. Ils furent accueillis partout avec haine et mépris. Le peuple avait appris que la czarine se repentait de sa faute ; mais, pas plus que le czar, il ne croyait à la durée de ce repentir. Le jugement fut lu publiquement et avec grande pompe en présence du czar, sur l’escalier du couvent de Troizko. Les appareils de mort étaient dressés dans la prairie près du mur du cloître. La foule terrifiée les contemplait en tremblant. Mais la nature barbare de l’homme aime de pareilles scènes. Tous les jours une masse énorme se pressait autour de l’échafaud, puis se dispersait en frissonnant. Chaque jour on attendait le drame, on demandait quand il aurait lieu. Chacun se piquait de savoir le jour et l’heure. Mais la punition ne pouvait être exécutée sans le chef du département de Strelitz, Schaklowitz. Les bavardages ne prenaient pas de fin. Une femme, seule, était là, coudoyant la foule, sans curiosité. Bien tard, longtemps après minuit, cette vieille femme se rendit à la porte du couvent. Mais là, son espoir fut déçu, car on n’ouvrait la porte à personne, excepté à ceux qui connaissaient intimement les commandants allemands ou de hauts fonctionnaires. La terreur de ces pauvres Allemands n’avait pas de bornes ; ils ne laissaient entrer personne sans les plus strictes informations sur les circonstances qui les amenaient et même sur leur lieu de naissance. Beaucoup de pèlerins qui sans soupçon s’étaient rendus au couvent, étaient enfermés et surveillés avec soin. Pendant la nuit, on leur faisait subir un sévère interrogatoire. Il n’y avait que les femmes qu’on ne soupçonnât pas ; aussi Awdotia Petrowna Lichontchicha put-elle passer toute la nuit assise à la porte du couvent. Plusieurs boyards Okolnitschi, plusieurs diaks passèrent près d’elle et entrèrent dans le cloître, venant des dépendances. Mais tous se bouchèrent les oreilles lorsque Awdotia Petrowna leur demanda leur protection en sanglotant. Et ce n’est pas un vain mot, ils se bouchèrent réellement les oreilles, et même l’un d’eux lui cria en portant les mains à sa tête : Je n’entends rien ! je n’entends rien ! — tant on avait peur au nom seul des trois Lichonzi : c’étaient eux qui, d’accord avec le chef du département Schaklowitz, Resanew, les Gladtis, Petrow et Tschernin, s’étaient rendus à Preobraschenski dans l’intention criminelle d’assassiner l’empereur. Et ils auraient exécuté leur horrible projet sans la fidélité de deux hommes du régiment de Strelitz, Teoktistow et Melnow, qui avertirent le prince Boris Galitzin des projets des conspirateurs. L’enquête avait tout mis au jour ; la culpabilité des malheureux était évidente, la punition inévitable. Quand le général Gordon était arrivé de Moscou, la Lichontchicha s’était jetée à ses pieds.

— Je parlerai à Tichow Nikititch, répondit le général ; je n’ose aborder ce sujet auprès du czar. Ce n’est pas mon affaire. Cependant, j’ai pitié de toi, bien que je ne puisse pas t’aider. Va à l’auberge, prends ce rouble et attends. Je t’enverrai chercher si Tichow Nikititch consent à te recevoir.

— Mon bienfaiteur ! mon ange ! que Dieu te donne... que Dieu te donne tout le bonheur que tu mérites ; que Dieu te fasse la grâce de n’avoir jamais d’enfants !

La Lichontchicha fondit en larmes ; Gordon était déjà bien loin. Awdotia Petrowna le bénit encore une fois, embrassa le rouble et fit le vœu de le déposer sur les saintes reliques si Gordon parvenait à émouvoir le cœur du czar.

 

III

Vers le soir, une foule immense se réunit dans l’auberge voisine du couvent qui n’hébergeait à l’ordinaire que de pieux pèlerins. On parlait, on gesticulait, on se racontait des choses à voix basse. La foule se transporta au dehors pour laisser la salle aux gens de la cour. Awdotia Petrowna réchauffait au soleil d’automne ses vieux membres fatigués ; tantôt elle priait, tantôt elle regardait fixement la porte du cloître. Le peuple aperçut cette vieille femme et remarqua son agitation et, plus par curiosité que par compassion, on lui demanda :

— Qui attends-tu, petite mère ?

— Un boyard allemand ; il a promis de m’envoyer chercher.

— Oui ! il est probable qu’il n’a rien de mieux à faire ! Et pourquoi t’enverrait-il chercher ? Maintenant, on ne laisse pas pénétrer dans le cloître des nobles et des gens de qualité. Et on y recevrait une vieille mendiante !

Et le peuple la railla, et se mit à rire.

— Sans pétition, ou sans une mission, on n’introduit aucun boyard. Mais avec une pétition le plus pauvre arrive jusqu’au czar.

— Avec une pétition !... Quelle pétition as-tu là ?

La Lichontchicha raconta son histoire. Le peuple se dispersa en frissonnant. La vieille le suivit des yeux en secouant sa tête grise. Au même instant, elle aperçut Gordon. Elle se leva avec effort, et, muette, inondée d’une sueur froide, elle attendit le général. Son cœur battait à se rompre. Elle se disait : S’il allait ne pas venir vers toi, Awdotia ?

— Eh bien ! dit le général, Tichow Nikititch n’a pas d’espoir.

La vieille tomba à genoux, et, les bras levés au ciel, elle écouta le reste.

— Mais nous allons arranger ceci. Demain, avant la messe, va vers la cathédrale et attends le czar sous le porche. Je donnerai l’ordre qu’on te laisse passer.... Demande grâce au czar !

Sans une parole, la vieille femme se laissa glisser la face contre terre. Gordon s’éloigna pour ne pas entendre ses remerciements et ses sanglots. Bientôt après, un soldat parut. Il conduisit Awdotia au corps de garde, l’assit sur un banc, lui présenta de la nourriture, et la pauvre femme, épuisée par sa douleur et le long chemin qu’elle venait de faire, s’endormit, pour la première fois depuis trois jours.

 

IV

Les cloches résonnaient. Les fidèles assaillaient en foule les portes du couvent ; mais les Allemands, inexorables, les renvoyaient avec de dures paroles. Il n’y en eut que fort peu qui réussirent à y pénétrer ; et cependant, la cathédrale regorgeait et, sur la route du palais à la cathédrale, s’agitait une fourmilière humaine. On attendait le czar. L’archimandrite Silvestre, en costume de cérémonie, attendait. Le peuple s’impatientait, ne voyant rien paraître. À cette époque on n’apercevait pas encore un seul des nuages annonçant l’orage terrible qui allait gronder sur la Russie. Le peuple ignorait à quelle apogée s’élèverait le jeune czar. Il ne voyait pour le moment que sa beauté, son regard d’aigle, son esprit profond, sa volonté de fer... Le peuple attendait, dans le plus grand silence, la tête découverte... Tout d’un coup, un cri traversa la foule : Le czar, le czar lui-même ! Le peuple recula, saisi de respect. Awdotia Petrowna resta sous le porche, toute seule.

— Va-t’en, vieille femme, lui dit un garde. Tu ne peux rester ici.

La Lichontchicha n’entendait rien.

— Allons, avance ! File plus loin ! s’écria le poteschin[4]. Et il leva son bâton.

— Frappe ! Tue-moi ! répondit-elle. Dieu est témoin que je t’en saurai gré. Une seule prière... mon petit cœur... Tu m’enterreras aussi, dis ?

— Ma foi, que Dieu te garde ! répondit le poteschin d’un ton plus doux.

— Ayez la bonté de la laisser là, dit Gordon, qui s’avança vers le poteschin ; elle ne vous gênera pas, ni toi ni les autres.

Les cloches sonnaient à toute volée. Le peuple, avec un hourrah formidable, était tombé à genoux. Pierre Alexiewitch s’avançait la tête découverte, tout seul. Il saluait à droite et à gauche ; l’archimandrite Silvestre, le chapitre et les boyards parurent sur le seuil de la cathédrale ; il joignit les mains et entama son discours de cérémonie. Tout à coup une femme grande et maigre sortit de la foule. Son visage ridé était d’une pâleur mortelle. Les larmes avaient creusé deux profonds sillons sur ses joues. Ses lèvres blêmes tremblaient ; elle étendit les mains vers le czar ; majestueuse, calme, elle fit trois pas en avant et tomba aux pieds de Pierre sans un mot, sans une plainte. Le czar s’arrêta. Une ombre de défiance passa sur son visage. Il se retourna. Il n’y avait personne près de lui.

— Que veux-tu, petite mère ? dit-il en relevant lui-même la malheureuse.

Gordon descendit l’escalier et se rapprocha du czar.

— Grâce !

Ce fut tout ce que la Lichontchicha put dire. Elle se précipita de nouveau aux genoux du czar.

Étrange ! Le czar resta immobile et ne chercha pas à se débarrasser de la vieille femme. Très calme, après un instant de réflexion, il lui demanda d’une voix douce :

— Eh bien ! ma vieille, les larmes t’ont-elles soulagée ? Dis-moi maintenant, que désires-tu ?

— Grâce ! grâce pour mes enfants, père czar, notre soleil, notre gloire ! Ne prive pas une vieille femme de son unique bonheur. Grâce pour mes enfants !

— Qui sont tes enfants ?

— Les Lichonzi, père czar !

Le czar fronça le sourcil : son visage eut un mouvement convulsif ; il s’éloigna en disant d’une voix brève :

— Ce n’est pas en ma puissance ; non, je ne le puis.

Il reprit sa route. Le discours de l’archimandrite fut bref. Le czar entra dans l’église suivi du chapitre et des boyards.

— Czar céleste, s’écria la vieille femme qui était restée à genoux durant le discours de l’archevêque, les yeux arrêtés sur la cathédrale, les mains jointes ; czar céleste, attendris le cœur de notre czar par ta miséricorde, afin qu’il ait pitié de mes enfants, comme tu as pitié, toi, de tes créatures ! Au même instant arrivèrent, se rendant à l’église, la czarine mère, Tatiana Michaïlowna, Marie et Marthe Alexiewna et quelques fonctionnaires. Ils ne purent pas avancer. La vieille femme continuait à prier tout haut, agenouillée sur l’étroit sentier. Affolée par la douleur, elle commença à déraisonner. Le peuple la regardait avec un frisson. La douleur et la folie sont voisines. La vieille, à un moment, s’assit sur le pavé. Son œil semblait comme dévoré par le désespoir qui lui rongeait l’âme. Elle regarda la foule et se mit à rire. Oh ! mais, à rire !... La foule se détourna avec horreur. C’était atroce.

— Allez prier ! cria tout à coup la Lichontchicha, qu’avez-vous à me dévisager ? Allez prier, afin qu’il ne vous arrive pas, dans vos vieux jours, de vous accroupir sur les pierres froides et de pleurer vos enfants ! Mais n’ai-je pas prié aussi, moi ? Serge Radoneschki, saint et prophète ! s’écria la vieille femme, les cheveux épars, dis au czar, dis-lui que chaque fois que Dieu m’envoya un fils, je me rendis à pied à Moscou, vers tes reliques sacrées, et que je t’apportai mes économies, chaque fois. Et les prières que je t’adressai, et ce que j’implorai de toi, tu le sais... dis-le au czar. La garde allemande s’approcha de la vieille femme pour l’éloigner.

— Ne me touche pas, Allemand ! Demande-moi plutôt ce qu’éprouve un cœur de mère lorsqu’on lui ravit ses enfants ! Eh quoi ! le czar n’est-il pas aussi leur père ?

— Laisse donc avancer la czarine, dit le capitaine.

La Lichontchicha ne comprit rien à ses paroles ; elle hurla comme une louve.

— Ne me touche pas ! ne me touche pas ! Je me plaindrai au czar !

— Laissez-la, dit le czar, qui parut sous le porche, suivi de Gordon. Dis-moi ce que je puis faire pour te soulager, et laisse-moi aller à la messe.

— Rends-moi mes enfants, czar !

— Impossible ! ce sont des assassins ! Ce qu’ils m’ont fait, crois-moi, je l’ai pardonné depuis longtemps, et je viens ici prier pour eux afin que Dieu leur pardonne aussi et ne les exclue pas de son royaume. Dieu est tout-puissant, — je ne le suis pas. Et Dieu m’a institué czar afin que justice soit faite sur la terre : ce n’est pas par caprice que je punis ou que je récompense.

— Père czar ! Dieu ne punit pas la miséricorde. Mes trois enfants ont été condamnés à mort par les boyards. Ce sont des assassins, tu l’as dit, et leur vie et la mienne passées en jeûnes et en prières ne suffiront pas à expier leur crime. Mais, czar, regarde-moi, je suis vieille et faible. Ai-je encore longtemps à souffrir dans ce monde ? Je ne puis mendier mon pain. Regarde mes mains : elles ne sont capables d’aucun travail... Faut-il que je meure de froid, comme un chien, à la belle étoile ? Pas un de mes enfants ne me fermera-t-il les yeux ? Pas un ne m’accompagnera-t-il au cimetière ? Père czar, pitié !

Le czar finit par s’impatienter, et dit avec un regard farouche :

— Écoute, vieille femme, tu ferais mieux de t’accuser toi-même ! Si, dès leur jeunesse, tu avais enseigné à tes enfants la crainte de Dieu, si tu leur avais donné le bon exemple, tu ne serais pas désolée aujourd’hui, et la honte...

Jusque-là, la vieille femme était restée assise ; l’épuisement l’empêchait de se tenir debout. Mais ce dernier reproche lui rendit des forces. Elle se leva, s’avança vers le czar, joignit les mains sur sa poitrine, et dit avec calme :

— Tu me fais tort, czar ! chez moi, dans ma maison, mes enfants n’ont jamais entendu de mauvaises paroles. Lorsque leur père mourut, je pris soin d’eux comme de la prunelle de mes yeux. Je les préservai du mal, je les conduisis moi-même à l’église, le diak vint chez nous leur enseigner à lire et à écrire, et leur apprendre ce qu’il est nécessaire de savoir : toute la ville parlait de mes enfants avec admiration. On les citait comme des modèles. Je les élevai ainsi jusqu’à ce que l’aîné eût dix-huit ans et le plus jeune quinze. « Vous avez assez joué, leur dis-je alors. Il est temps de servir Dieu et le czar. » Je m’habillai, je les habillai moi-même soigneusement, et je les conduisis au département des Strelitz. Je les mis tous trois dans les régiments de Strelitz. Les voisins vinrent me trouver et me dirent : « Que fais-tu, Awdotia Petrowna. Tu as de si beaux et braves enfants, et tu t’en prives ! Tu les places dans un régiment ! — Pourquoi les aurai-je si bien élevés, répondis-je, et pourquoi leur aurai-je enseigné ce qui est bon et juste, sinon pour les mettre au service du czar ? Et je remercie Dieu de m’avoir donné de tels enfants, en qui le czar prendra plaisir un jour, peut-être. » Et maintenant est-ce ma faute si ceux de Strelitz les ont corrompus ? Ce n’est pas chez moi qu’ils ont appris à faire le mal !... Czar, rends-les-moi, rendez-moi mes enfants ! Nous ferons pénitence ensemble !... Czar, aie pitié !

Et la malheureuse se jeta aux pieds du czar et embrassa ses genoux.

— Allons ! que faire ? dit le czar en soupirant. Seigneur, pardonne si c’est une défaillance. Je ne peux pas les gracier tous les trois. Choisis-en un, prends-le, et l’emmène. Gordon ! rends la liberté à celui qu’elle choisira.

Le czar rentra à l’église. La vieille femme tomba évanouie. Les soldats allemands la portèrent dans la cour du cloître. Gordon les suivit, tout pensif.

 

V

— Qu’y a-t-il, Poroch[5] ? dit Semon Lichonzi en se relevant, avec un grincement de chaînes. J’ai un peu dormi. Ne sonne-t-on pas les cloches pour l’Ave ?

— Ne me distrais pas, Sowa ; laisse-moi réciter le symbole, répondit Alexis, le plus jeune des Lichonzi.

Tout redevint calme. Par intervalles, cependant, on entendait un murmure de prières, et tout se taisait.

— Il y a sûrement quelque fête aujourd’hui ; du matin au soir, on a sonné les cloches. Sais-tu, cela m’agite, de savoir les autres à la prière.

— Pourquoi ne pries-tu pas aussi, Sowa ?

— Oui, c’est facile à dire. Vous ne m’avez pas en vain surnommé Sowa[6] : je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, j’ai eu le temps de prier.

— Moi aussi.

— Moi aussi, dirent les deux autres frères.

— Oui, il est malaisé de dormir quand on sent l’eau couler au-dessous de soi et que les chaînes vous entrent dans les chairs. Ah ! j’aimerais pouvoir faire un bon somme avant de mourir !

— Moi, Wjun[7], j’aimerais pouvoir manger à ma faim. À quoi bon dormir ! Nous dormirons assez longtemps comme ça ; c’est dommage, seulement, que nous dormions si loin de notre tête.

— Ah bah ! elle ne sautera pas loin ; ce ne sera pas la main des Strelitz qui nous l’abattra... répondit Serge, ou Wjun, comme les autres le nommaient.

— Mais avez-vous remarqué, vous autres, comme le diak bégayait lorsqu’il nous a lu notre arrêt de mort ?

— Comment ne l’aurions-nous pas remarqué ? Sais-tu, j’étais jaloux de lui à ce moment-là. Il me semblait que le gredin sortait d’un bon dîner, et je m’attendais à chaque instant...

— Franchement, nous leur avons donné un joli spectacle. Ils ne regardaient absolument que nous.

— Mon Dieu ! qu’y avait-il là, en somme, de bien terrible ? Lorsqu’ils ont lu le jugement qui portait que les trois Lichonzi auraient la tête tranchée, cela ne me fit aucun effet, et j’étais sur le point de leur dire : « Merci pour cette légère peine ! » Je me suis incliné jusqu’à la ceinture du premier boyard quand on m’a fait sortir.

Ainsi, monstrueux contraste, ils plaisantaient, ils riaient de la mort, qu’ils voyaient presque en face, qui allait s’emparer de leur âme d’un moment à l’autre ! Et c’était pour eux que leur mère était venue à pied de Moscou à Troizko, hors d’haleine et glacée d’effroi à l’idée qu’elle arriverait peut-être trop tard ! À chaque bourg, elle avait demandé : « N’est-il rien arrivé de nouveau à Troizko ? » Et c’était pour eux qu’elle avait demandé grâce au czar !... Non, ce n’était pas pour eux. Elle avait demandé grâce pour le fruit de ses entrailles, Awdotia Petrowna, mais au fond de son cœur elle maudissait le meurtre et les meurtriers.

— Entends-tu, Poroch ? on nous apporte à manger ; je le sens de loin.

Et vraiment, des pas s’approchèrent de la porte de fer. La serrure cria, mais la porte ne s’ouvrit pas.

— Je ne puis pas ! je ne puis pas ! permets-moi, boyard, de courir une dernière fois auprès du czar. Peut-être les graciera-t-il tous les trois !

Gordon sourit, secoua la tête et dit :

— Non. N’espère pas une nouvelle grâce. Je ne m’attendais pas à tant de clémence. Voyons, viens, mon temps est précieux.

— Arrête, arrête ! n’ouvre pas ! Car il y en a un que je comblerai de joie, et je tuerai les autres ! Laisse-moi me remettre.

— Non, petite mère, le temps presse !

Tout en parlant, Gordon fit un signe. La porte de fer s’ouvrit, et Awdotia Petrowna se jeta dans les bras d’Alexis. C’était lui qu’elle avait aperçu le premier. Les coupables, en entendant la voix de leur mère, s’étaient levés involontairement. Une pâleur mortelle s’étendait sur leur visage. Ils ne pleuraient pas. Ils avaient désappris les larmes depuis longtemps.

Pendant un instant, personne ne parla ; enfin, la vieille femme lâcha son fils, le saisit aux épaules et lui demanda à voix basse :

— Alexis, est-ce toi ?

Pas de réponse.

— Semon ! Semon !

Et la malheureuse pressa contre son cœur son fils aîné et se mit à gémir et à sangloter.

— Seroscha !

Et le troisième meurtrier se jeta dans les bras de sa mère. Mais ils éprouvaient la joie du revoir ; ils ne songeaient pas à se repentir. Au premier moment l’apparition de leur mère les avait remplis de terreur. Ils voyaient en elle l’ange de la vengeance, qui venait les punir avec des armes célestes ! Ils ne parlaient pas. Gordon était ému. Cependant les embrassements duraient trop longtemps à son gré et, en se tournant pour cacher ses larmes qui eussent pu paraître étranges sur son visage de guerrier, il dit à Awdotia :

— Allons, petite mère ! Il faut nous hâter un peu. Lequel choisis-tu ?

— Lequel ? s’écria Awdotia en se souvenant, et comme frappée de terreur. Une expression déchirante se répandit sur son visage.

— Lequel, oui... lequel ? Lequel ?

Elle semblait se pénétrer peu à peu de ce mot, et ce mot lui rongeait l’âme.

— Semon ! Semon ! cria-t-elle en se précipitant de nouveau vers son fils aîné pour le caresser et le cajoler. Tu es mon premier-né ! Ton père partit pour la guerre avant ta naissance ; tu étais tout pour moi ; tu me rappelais mon mari ; je priais pour lui en te serrant sur mon cœur, et je ne dormis jamais près de ton berceau !

— Eh bien ! emmène Semon ! dit Gordon.

— Non, non, arrête ! Mais Seroscha, mais Alescha ! Est-ce leur faute s’ils ne sont pas mes premiers-nés ? Ah ! comme j’aimais Seroscha ! Et comme il était intelligent ! Oh ! il eût mieux valu, comme disaient les bonnes gens, mettre mes fils dans quelque bureau !... Lui, m’aimait encore davantage que les autres ! Il m’accompagnait à l’église ; les autres y allaient ou n’y allaient pas. Mais lui avait toujours du temps pour sa vieille mère. Il m’accompagnait au marché. Il me conduisait chez les voisins, et il venait m’y chercher le soir. Seroscha ! Non, dans toute la contrée on n’aurait pu trouver un second Seroscha !

— Choisis Seroscha.

— Aleschenka, mon pigeon ! Ton père n’a pu te bénir avant de mourir. Il mourut un mois avant ta naissance. J’ai bien souvent pleuré avec toi, et pour toi. Je ne t’abandonnerai pas, Aleschenka, sois tranquille. Tu es mon dernier enfant, mon unique joie ; nous mourrons ensemble, entends-tu ?

— Allons, décide-toi, ma bonne femme, dit Gordon d’une voix tremblante.

— Boyard, je ne le puis ! Je ne le puis pas, boyard ! Dieu m’est témoin que je ne peux pas ! Laisse-moi implorer le czar, notre soleil ! Qu’est-ce que cela peut lui faire que mes fils vivent ? Il a tant, tant de sujets ! Il faut qu’il me rende mes enfants. Il le doit ! Et la malheureuse s’élança vers la porte.

— N’allez pas vers lui, dit Gordon en la retenant par le bras.

La pauvre femme tremblait de tous ses membres.

— Allons, choisis-en un, ou je le choisis moi-même ; il faut se hâter !

— En choisir un et que cela finisse ! Ah ! oui, il faut me hâter, sans quoi ils ne me laisseront pas même en emmener un. Mon Semon ! Seroscha ! Aleschenka !

Et la vieille femme volait de l’un à l’autre, les embrassait, les caressait, les embrassait encore. L’amour maternel pénètre comme une bénédiction jusqu’aux âmes les plus noires. Alexis n’y tint plus, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Et comme à un signal donné, Awdotia, les soldats allemands, Gordon, Semon et Seroscha, tous se mirent à sangloter bien fort. Lorsque la pauvre mère entendit les sanglots du général, elle se jeta à ses genoux et cria d’une voix déchirante :

— Aie pitié, toi !

— Non. Je ne puis pas, petite mère. Si j’étais à la place du czar, je n’en aurais pas gracié un seul. La grâce est grande. Je vais mettre fin à cette scène : nous tirerons au sort.

On apporta trois pierres. Gordon fit un signe sur chacune d’elles, les posa sur son chapeau et les tendit à la pauvre femme en disant :

— Tire !

La vieille femme prit une pierre ; ses yeux brillaient ; une expression indéfinissable était répandue sur son visage. Elle semblait attendre un miracle du ciel qui les lui fît tirer tous les trois... Elle leva la pierre, cria : Alexis ! et tomba par terre, sans connaissance.

— Va, Poroch, et emporte notre mère, dit Semon ; sans cela elle reviendra à elle et se remettra à pleurer. À quoi bon la chagriner encore davantage ? Elle finira par en mourir.

Gordon donna l’ordre de porter la vieille femme au grand air. On déchaîna Alexis, on lui ôta ses menottes ; il était sombre, il ne disait rien, il ne se réjouissait pas et ne regardait pas ses frères.

— Eh bien ! Poroch, la liberté te semble-t-elle douce ?

— Change avec moi, Sowa. Vois, je t’offre la liberté.

— Je te remercie... Viens prendre congé de nous sur l’échafaud.

— Ah ! si ce n’était notre pauvre mère !... Je n’accepte cette grâce que pour elle... Quand j’ai entendu sa voix, un frisson m’a saisi et m’a pénétré jusqu’à la moelle. Qu’ai-je à faire de la liberté sans vous ? Enfin, je ne peux lui refuser cela. Elle est bien vieille ; quand elle sera morte, je me tuerai.

— Frère ! frère ! répondit Serge, que t’a dit souvent notre mère lorsque nous étions encore à la maison !

— Oui…, oui..., j’y pensais justement.... J’ai dit des bêtises, pardonnez-moi, frères ! J’essaierai de supporter mon chagrin sans vous, jusqu’à la fin.

— Maintenant, adieu, Poroch ! au revoir !

— Le plus tôt sera le mieux !

Ils s’embrassèrent. Alexis se rendit au couvent.

 

        VI

Un temps froid et brumeux, un temps d’automne. Une pluie menue et serrée tombait. Partout de la boue. On ne pouvait marcher sans se salir que sur le pavé et par places. Gordon donna l’ordre d’emporter Awdotia Petrowna jusque dans le couvent. Alexis ne parlait pas. Il baissait la tête, s’arrêtant de temps à autre pour écouter si ses frères ne le rappelaient pas, s’ils n’avaient pas oublié de lui dire quelque chose. Tout à coup Awdotia revint à elle. Elle se souvint de ce qui s’était passé. Elle se remit à pleurer, et pria Gordon de la laisser implorer le czar. Gordon s’y opposa formellement, et força la malheureuse à avancer. Ils arrivèrent vers la porte. Awdotia Petrowna était si faible, qu’elle pouvait à peine lever les pieds ; Alexis la soutenait.

— Laisse-les passer, dit Gordon au poteschin, qui était posté en sentinelle.

— Mitka ! hurla soudain Alexis d’une voix surhumaine.

La vieille femme s’affaissa, Alexis ayant cessé de la soutenir. Il se mit à se tâter. On eût dit qu’il cherchait une arme. La fureur, la rage éclataient sur le visage du malfaiteur ; ses dents claquaient...

— Ils ont bien attifé ce gueux ! cria-t-il. Moi, je vais lui faire son affaire.

Ni Gordon ni la pauvre mère ne surent à qui il en voulait. C’est que le poteschin était Dimitri Melnow, celui des Strelitz qui, avec Troktistow, avait révélé au czar les projets de Schaklovitz. Le czar, pour les récompenser, leur avait donné une somme d’argent, et les avait faits sergents à la poteschnirotte.

— Qu’y a-t-il, Alescha ? demanda Awdotia Petrowna d’une voix craintive.

Alexis bondit vers elle, se mit à la fouiller et s’écria :

— Mère, n’as-tu rien ? Non ! C’est égal, je vais l’étrangler, le gueux !

Il voulut s’élancer sur le traître Melnow ; par malheur, son pied glissa sur le pavé humide ; il tomba, sa tête donna sur une pierre aiguë. Il était mort... Tous étaient là, pétrifiés. Pas un, même la mère, ne fit un pas pour relever le malheureux. Non pas qu’ils eussent la conviction qu’il était mort, mais parce qu’ils étaient glacés d’effroi. La vieille femme se redressa, comme relevée par un frisson d’horreur ; elle resta longtemps devant le cadavre, sans un mot, sans une larme. Enfin, elle étendit son bras vers le corps de son fils, comme pour le montrer aux assistants.

Ce fut Gordon qui prit la parole.

— Attends, bonne femme ! Qui aurait pensé ?... C’est une affaire bien triste. Je vais l’apprendre à Sa Majesté. Ce n’est pas ta faute ! Le czar te graciera sûrement un autre de tes enfants.

— Ce n’est pas nécessaire ! dit Awdotia Petrowna avec majesté.

— Pourquoi, pas nécessaire ?

— Misérable insensée ! continua-t-elle, toute grave, et en secouant sa vieille tête. La foi t’avait quittée à ton âge ! Tu voulais t’immiscer dans les décrets de Dieu !... Comprends-tu, boyard ? ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel. Mes enfants sont jugés là-haut, c’est le jugement de l’Éternel !

— Que veux-tu maintenant, petite mère ?

— Rien du tout, excellent boyard, rien. Ou plutôt, si, encore une prière. Permets-moi d’emporter le cadavre de mon fils. Qu’as-tu à dire ? Il m’appartient, n’est-ce pas ?

Elle voulait soulever le cadavre d’Alexis, mais Gordon s’y opposa. Il commanda aux soldats de porter le corps d’Alexis à l’auberge. Puis il remit trois roubles à la malheureuse, et rentra au palais trouver le czar. La porte s’ouvrit : on emporta le cadavre, une averse balaya la boue ; la cour se transforma en une immense mare. Il ne resta nulle trace de sang sur le pavé.

 

VII

Le czar dînait en compagnie de l’impératrice mère, de sa tante Tatiana Michaïlowna, de ses sœurs et du boyard Tichow Nikititch Strechnew. La conversation languissait, le czar était sombre, et sa mélancolie pesait sur tous ceux qui l’entouraient.

— Ne me félicite pas, Tichow Nikititch, disait le czar. J’ai agi sans réflexion. Cette vieille femme m’a troublé avec ses larmes. Je n’ai pas le cœur léger. Je n’aurais jamais dû gracier de tels malfaiteurs. Les Lichonzi sont des assassins dangereux. À l’audience, ils se sont conduits d’une manière scandaleuse. Ils n’ont pas dit la vérité au prêtre... Celui que j’ai gracié médite sûrement quelque mauvais coup. Il finira mal.

Le czar n’avait pas terminé sa phrase que son favori Ivan Michaïlowitch Galitzin entra en courant.

— Qu’y a-t-il, Wanna ? demanda le czar avec inquiétude.

Galitzin ne pouvait parler. Il tremblait de tous ses membres. Il était pâle et bégayait, tout troublé :

— J’ai vu... sa tête a donné sur une pierre... il est resté mort sur place...

Le czar se leva. Gordon entra, et raconta ce qui était arrivé. Pierre tomba à genoux devant les saintes images. Involontairement, tous se levèrent, et se signèrent. Après une courte prière, le czar dit :

— Cela me servira de leçon. Malheur à vous, criminels ! Sachez que la justice dont Dieu m’a remis la balance entre les mains sera rendue rigoureusement jusqu’à ma mort. Donne-m’en la force, Éternel ! Appelez la Lichontchicha, maintenant. C’est une sage et bonne mère. Elle a rempli ses devoirs. Je veux faire quelque chose pour elle.

Mais on ne trouva nulle part la vieille femme ; on ne savait même pas où elle était allée ; elle avait quitté l’auberge, avec le cadavre de son fils, sur une carriole. Mais personne ne put dire de quel côté elle s’était dirigée.

 

VIII

Gordon se promenait dans sa chambre, très agité. Il devait se rendre à l’exécution des malheureux Lichonzi. Un capitaine entra, lui annonçant qu’une vieille femme demandait à lui parler.

— Fais-la entrer, dit-il d’une voix brusque.

Awdotia Petrowna Lichontchicha entra. Une rencontre désagréable ! La vieille femme savait où le boyard allait se rendre.

— Que veux-tu ? demanda-t-il en cachant son trouble.

— C’est aujourd’hui qu’on exécute mes enfants ?

— Oui, on les exécute aujourd’hui.

— Donne-moi leurs cadavres, boyard !

— Oui... si tu veux... Au revoir... Je n’ai pas le temps... dit le général rapidement.

Et il sortit pour ne pas entendre les remerciements de la malheureuse.

 

IX

Quelques mois s’étaient écoulés. À Moscou régnaient Jean et Pierre, l’ordre et la tranquillité. Le peuple se reposait des événements passés ; il semblait que la paix était établie pour toujours. Mais dans une cellule du cloître de Newodewitz, la nouvelle nonne, Suzanna, nourrissait encore un vague espoir de gloire et de règne. Elle croyait encore à sa revanche. Pierre croyait, lui, que la période des troubles avait pris fin. Il s’occupait des exercices de la nouvelle armée. Le 13 octobre, Pierre avait fait rassembler les poteschin et les Strelitz avec l’intention d’y choisir des hommes pour les nouveaux régiments. Le jour se leva, clair, rosé. Une brise fraîche soufflait. Sur les remparts et dans les rues, de l’escalier rouge du palais jusqu’aux portes de la ville, la foule s’était répandue, attendant le passage du czar.

Après une messe matinale, le czar, accompagné de Romadanowski, de Gordon, de Lefort, de Golovin et de Prosorowski, se promenait à cheval sur la lisière de la forêt, lorsqu’une horrible vieille vint à leur rencontre. Elle avait sur la tête une sorte de diadème en écorce de tilleul ; ses cheveux, d’un gris jaunâtre, flottaient au vent. Elle avait les pieds nus. Elle se traînait avec peine. Elle s’appuyait sur quelque chose en marchant ; on ne savait trop ce que c’était au premier coup d’œil : ce n’était pas une béquille, mais un jeune bouleau, dépouillé de ses branches. Les épaules de la pauvre femme étaient nues. Elle marchait rapidement, gesticulait de la main, faisait claquer ses doigts de temps en temps, et se parlait à haute voix. Le czar et ses compagnons s’arrêtèrent. La vieille les remarqua, reconnut le czar, et tomba la face contre terre.

— Que Dieu t’assiste, bonne vieille !... Où vas-tu ? D’où viens-tu ?... Lève-toi, trêve de compliments, dit le czar.

— Je rentre chez moi. Je viens du cimetière, père czar, répondit la vieille,

— Au cimetière ?...

— J’étais allée voir mes enfants.

— Qui sont tes enfants ?

— Les Lichonzi, père czar.

— Où sont-ils ?

— Dans la terre humide, Majesté. Ils y sont depuis quatre semaines, je crois. Je suis vieille, mon petit père : je ne me rappelle plus exactement. Je l’ai pourtant inscrit sur le rebord de ma fenêtre. Chaque jour, lorsque je rentre à la maison, je fais un trait au crayon.

— Que fais-tu sur leurs tombes ?

— Peux-tu bien me demander cela, père czar ? Qui donc prierait pour eux, si ce n’est moi ? Tu sais bien qu’ils sont des assassins. Si je ne demande pas à Dieu de leur pardonner, je ne les reverrai pas là-haut.

— De quoi vis-tu ?

— Je ramasse des brindilles de bois sur les routes, et je les porte aux pauvres qui n’ont pas de feu.

— Où demeures-tu ?

— J’ai ma maison, père czar, la maison de mon mari. Hier, je suis allée à la cure, et j’ai dit au prêtre : « Quand je mourrai, mon père, prends ma maison pour l’église, et prie pour l’âme des malheureux Lichonzi. »

— Écoute, ma vieille, tu m’intéresses. Que puis-je faire pour toi ?

— Dieu me soutient, père czar. Tu as besoin de ton argent plus que moi... Mais je te remercie de ta bonté... Permets que je baise tes pieds. Et sans attendre la permission, la vieille femme baisa la botte de l’empereur, et se recula en s’inclinant profondément.

— Comme tu voudras, bonne mère, mais je te rendrai visite, dit le czar en s’éloignant.

— Je te prie, mon soleil... je te prie de venir à mon enterrement, cria la vieille ; et elle continua sa route...

 

X

Un soir, bien tard, une carriole impériale s’arrêta devant la maison de la Lichontchicha. C’était la voiture favorite du czar. Les portes de la maison étaient ouvertes. Un air froid et humide prit les nouveaux arrivés à la gorge. Lorsque les voisins remarquèrent que l’empereur était dans la maison de la Lichontchicha, où ils n’avaient plus vu de lumière depuis quelques jours, ils accoururent avec des lanternes et des torches. La vieille Awdotia était morte.

— Une femme bien remarquable ! dit Pierre le Grand. Général, Dieu lui a ravi ses enfants, remplaçons-les, rendons-lui les derniers devoirs.

— De bien bon cœur, Majesté. Permettez-moi de me charger des frais de son enterrement.

— À nous deux, général, dit le czar en serrant la main de son fidèle serviteur ; nous l’accompagnerons jusqu’au cimetière et nous jetterons les premières pelletées de terre dans sa fosse. C’était une vraie femme, une vraie mère !

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 13 janvier 2017.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Les Streltsy étaient une unité militaire créée par Ivan le Terrible, chargée à Moscou de la garde du Kremlin. (Note de la BRS)

[2] Prosorowski avait la surveillance des prisonniers.

[3] Schaklowitz était chef des Strelitz.

[4] Garde.

[5] Poudre.

[6] Chouette.

[7] Loche d’étang.