LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vladimir Korolenko

(Короленко Владимир Галактионович)

1853 — 1921

 

 

 

 

LES OMBRES

(Тени)

 

 

 

1890

 

 

 

 

 

 

Traduction d’Anna Langovoy parue dans La Revue, vol. 41, n° 10, 1902.

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

 

 

 

 

 

 

 

 

I

Un mois et deux jours s’étaient écoulés depuis que les juges, acclamés par le peuple d’Athènes, prononcèrent la sentence de mort du philosophe Socrate, accusé d’avoir détruit la foi aux dieux. Il était pour Athènes ce qu’un œstre est pour le cheval. L’œstre pique le cheval pour qu’il ne s’endorme pas et qu’il aille vaillamment son chemin. Le philosophe disait au peuple d’Athènes : « Je suis ton œstre, j’aiguillonne ta conscience, pour que tu ne t’endormes pas. Ne dors donc pas, veille et cherche la vérité, ô peuple d’Athènes ! »

Et le peuple, dans un accès de cruel dépit, voulut se délivrer de son œstre. « Il se peut que les dénonciateurs Mélite et Anite aient tort, disaient les citoyens en quittant la place après le jugement. Mais enfin que veut-il et où va-il ? Il fait naître les doutes, il détruit les opinions sanctionnées par des siècles, il parle des nouvelles vertus qu’il nous faut chercher et connaître, il parle d’une divinité qui nous est encore inconnue. L’audacieux, se croit-il donc plus sage que les dieux ?... Non, il vaut mieux que nous revenions aux anciens dieux familiers et bien connus ! Ils sont injustes parfois, il est vrai ; ils entrent dans des colères iniques, ils convoitent quelquefois les femmes des mortels. Mais n’est-ce pas avec eux qu’ont vécu nos ancêtres dans une parfaite tranquillité d’âme ; n’est-ce pas avec leur aide qu’ils accomplissaient leurs hauts faits ? Et maintenant les images des Olympiens sont assombries et la vieille vertu a succombé. Qu’en résultera-t-il donc ? Ne faut-il pas d’un seul coup mettre fin à la sagesse impie ? »

C’est ainsi que parlaient entre eux les Athéniens, en quittant la place à l’heure du soir voilée de bleu. Ils résolurent de mettre à mort l’œstre importun, dans l’espoir que dès lors les visages des dieux s’éclairciraient. Il est vrai que la douce image de ce drôle de philosophe surgissait parfois dans l’esprit des citoyens ; ils se souvenaient alors du courage avec lequel il partagea avec eux les peines et les dangers à Potidée ; ils se souvenaient également que lui seul réussit à détourner de leurs têtes la honte du châtiment injuste des chefs de l’armée d’Arginus ; — que lui seul osa élever la voix, sur les places publiques, contre les tyrans qui tuèrent quinze cents hommes, en questionnant sur les pasteurs et les brebis. « Qu’entendez-vous par bon pasteur ? disait-il. Celui qui multiplie et garde son troupeau ? Ou bien, les bons pâtres sont-ils appelés à diminuer le nombre de leurs brebis ; de même les bons administrateurs doivent-ils agir ainsi envers les citoyens ? Discutons cette question, Athéniens ! »

Et la question du philosophe, seul et désarmé, faisait pâlir le visage des tyrans et enflammer les yeux des adolescents du feu d’une honnête indignation et d’une juste colère...

Lorsque les Athéniens se rappelaient tout ceci en quittant la place après le jugement, un doute confus serrait leur cœur. « N’avons-nous pas commis une cruelle injustice envers le fils de Sophronisque ? » Mais alors les bons citoyens portaient leurs regards sur le port et sur la mer. Aux dernières lueurs du crépuscule, on voyait encore au loin, sur la mer bleue, les voiles empourprées du vaisseau à proue pointue des fêtes de Delos. Le vaisseau quittait le port ce jour-là et ne devait être de retour que dans un mois ; en attendant, ni le sang d’un coupable, ni celui d’un innocent, ne pouvait être versé à Athènes. Or, un mois a bien des jours et plus d’heures encore. Qui empêcherait le fils de Sophronisque, s’il est condamné injustement, de s’évader et ses nombreux amis de lui venir en aide ? Est-il si difficile au riche Platon et à d’autres de corrompre le geôlier ? L’œstre inquiet se réfugierait chez les barbares de Thessalie, ou au Péloponèse, ou plus loin encore... en Égypte. Athènes n’entendrait plus ses discours importuns et sa mort ne pèserait pas sur la conscience des bons citoyens. Tout se passerait ainsi pour le bien public.

Bien des citoyens raisonnèrent ainsi, ce soir-là, proclamant à haute voix la sagesse du démos et des héliastes, et nourrissant secrètement l’espoir que le philosophe inquiet s’enfuirait d’Athènes et éviterait la ciguë, délivrant ainsi les Athéniens de sa présence et des remords dus à la mort d’un innocent.

Trente-deux fois depuis le soleil s’était levé au-dessus de l’Océan et s’y était plongé à l’heure du soir, et jusqu’au moment où les Athéniens offrirent en sacrifice à leur conscience éveillée les délateurs Anite et Mélite, et résolurent d’élever un monument à Socrate — il y avait trente-deux jours de moins. Le vaisseau rentra de Delos, et comme s’il avait honte pour sa ville natale, il se tenait dans le port, les voiles tristement baissées. Le ciel était sans lune, la mer s’agitait sourdement sous une brume épaisse et de faibles feux jetaient de pâles lueurs à travers le brouillard, comme les yeux des hommes saisis de honte.

L’obstiné Socrate n’eut pas pitié des bons Athéniens. « Faisons nos adieux, — dit-il aux juges qui venaient de le condamner. Rentrez dans vos foyers, et moi, j’irai à la mort. Amis, je ne sais pas qui de nous choisit le meilleur sort ».

Lorsque le terme fixé pour le retour du vaisseau approcha, l’inquiétude s’empara peu à peu des citoyens. Cet entêté va-t-il en effet mourir ? Et ils se mirent à accabler de reproche Eschine, Phédon et les autres disciples et amis de Socrate, dans le but d’exciter leur zèle. « Laisserez-vous mourir votre maître ? leur disaient-ils avec un amer reproche. Ou bien regrettez-vous les quelques mines nécessaires à corrompre les geôliers ? » Mais Criton supplia vainement Socrate de consentir à fuir, en se plaignant amèrement que la rumeur publique les accusât d’avarice et de manque d’amitié : le philosophe entêté ne voulut faire plaisir ni à ses disciples ni aux bons citoyens d’Athènes. « Débattons cette question, disait-il. S’il s’ensuit que je doive m’évader, je m’évaderai ; s’il faut que je meure, je mourrai. Souvenons-nous de nos entretiens sur la justice, sur la vie et sur la mort. N’avons-nous pas dit que l’homme sage devait appréhender non la mort, mais ce qui est contraire à la vérité ? Est-il donc juste d’observer les lois établies par nous, quand elles nous sont personnellement agréables et de les enfreindre au cas contraire ? Il me semble que la mémoire ne me fait pas défaut et que nous avons en effet parlé de ce sujet ?

— Oui, nous en avons parlé, répondit le disciple.

— Il me semble également que nous étions tous du même avis ?

— Oui.

— Mais peut-être ce qui est une vérité pour les autres, n’en est-elle pas une pour nous ?

— Non, la vérité est unique pour tous, comme pour nous.

— Mais se peut-il que la vérité devienne une non vérité, quand c’est nous qui devons mourir et non pas les autres ?

— Non, Socrate, la vérité reste toujours la vérité.

Quand le disciple eut ainsi approuvé tous les arguments de Socrate. le philosophe conclut en souriant :

— Puisqu’il en est ainsi, mon ami, ne dois-je donc pas mourir ? Ou bien ma tête est-elle devenue si faible que je sois incapable de tirer une juste conclusion ? Alors reprends-moi, bon jeune homme, et indique la juste voie à ma pensée égarée.

Le disciple se voila la face du pan de son manteau et en se détournant, il dit : « Je ne doute plus à présent que tu ne meures... »

Et par une sombre soirée, tandis que la mer tourmentée bruissait sourdement sous un voile de brouillard, que le vent inconstant agitait les voiles des vaisseaux avec une muette et triste perplexité ; tandis que les citoyens se croisaient dans les rues d’Athènes en se demandant : « Est-il mort ? » d’une voix où perçait encore quelque faible doute, et que le premier souffle de la conscience éveillée agitait les cœurs du peuple d’Athènes, que les figures des dieux pénates semblaient honteuses et rembrunies, ce soir-là, au coucher du soleil, l’opiniâtre vida le calice de mort...

Le vent, se déchaînant, ensevelit la ville sous des brumes marines et s’engouffra rageusement dans les voiles des navires attardés sur la route du port. Les Erynnies entonnèrent alors leurs chants lugubres dans les cœurs des citoyens d’Athènes, en soulevant l’orage qui fit périr plus tard les délateurs de Socrate. Mais à ce moment-là, les premiers élans du repentir s’agitaient encore confus et faibles, les citoyens en voulaient encore à Socrate de ce qu’il ne leur avait pas fait le plaisir de fuir en Thessalie ; ils en voulaient à ses disciples qu’on voyait, ces derniers jours, tristes et sombres, comme des reproches personnifiés ; ils se fâchaient contre les juges de ce qu’ils avaient manqué du bon sens et du courage nécessaires pour tenir tête à la fureur aveugle du peuple surexcité ; ils s’emportaient contre les dieux eux-mêmes. « À vous ce sacrifice, ô dieux, — disaient-ils, réjouissez-vous, insatiables ! »

« Je ne sais pas qui de nous choisit le meilleur sort » — on se souvenait maintenant de ces dernières paroles de Socrate, adressées aux juges et au peuple, rassemblés sur la place. Il gisait là, dans son cachot, calme et raide sous son manteau, tandis que la honte et une triste perplexité planaient sur la ville. Il recommençait à torturer sa ville, lui déjà inaccessible aux tourments. L’œstre était tué ; mais tout mort qu’il était, il n’en continuait pas moins à aiguillonner son peuple avec plus de force que jamais. Ne dors pas, passe cette nuit sans dormir, ô peuple athénien, car tu as commis une injustice cruelle, ineffaçable !

 

II

Au courant de ces tristes jours, Xénophonte, disciple de Socrate, qui se trouvait à la tête de dix mille guerriers dans une expédition lointaine, se frayait, à travers toutes sortes de périls, le chemin de sa chère patrie. Eschine, Criton, Phédon et Apollodore s’occupaient des préparatifs des modestes funérailles et Platon, le meilleur des disciples du philosophe, notait sur parchemin, à la clarté de la lampe du soir, les faits, les paroles et les préceptes qui clorent la vie du sage. Car, ainsi que le dit un grand poète :

Aux feuilles des bois sont semblables les fils des mortels :

Le vent jonche la terre des unes, les autres, la forêt verdoyante

Les fait éclore au printemps nouveau, plein de sève...

Ainsi sont les hommes : les uns viennent au monde et les autres meurent.

Mais la pensée ne périt pas et la vérité acquise par un grand esprit éclaire, comme un flambeau dans les ténèbres, la voie des générations futures.

Il y avait encore un disciple de Socrate. Le fougueux Ctésippe passait, il n’y a pas longtemps encore, pour le plus gai et le plus insouciant des jeunes gens d’Athènes. Il déifiait la beauté et adorait Clinias comme sa parfaite incarnation. Mais dès qu’il fit la connaissance de Socrate, il perdit la gaîté et l’insouciance ; dans la foule des amis de Clinias, il fut remplacé par d’autres, ce qu’il vit d’un œil indifférent. La souplesse de la pensée et l’harmonie de l’âme de Socrate lui semblaient cent fois plus attrayantes que la sveltesse de la taille et l’harmonie des traits de Clinias. De toutes les forces de son âme ardente, il s’attacha à celui qui avait troublé le calme virginal de son âme en l’ouvrant au souffle des premiers doutes, comme les bourgeons d’un jeune chêne s’ouvrent à la brise rafraîchissante du printemps.

Maintenant, dans ces amers moments, il ne pouvait trouver nulle part de repos, ni dans son foyer domestique, ni dans les rues de la ville attristée, ni dans la société de ceux qui partageaient ses sentiments. Les dieux lares, les dieux populaires lui devenaient odieux. « J’ignore si vous êtes meilleurs que ceux auxquels d’innombrables générations brûlent de l’encens et font des sacrifices. Mais ce que je sais, c’est que, pour votre bon plaisir, la foule aveugle a éteint le vrai flambeau de la vérité et a sacrifié le meilleur des mortels. »

Il semblait à Ctésippe que les rues et les places résonnaient encore des cris du jugement inique. C’est là que jadis Socrate s’opposa seul à la condamnation inhumaine des juges et à la fureur aveugle du peuple qui demandait, à cor et à cris, la mort des chefs de l’armée d’Arginus. À la bataille d’Arginus, les Athéniens remportèrent une brillante victoire. Après le combat, une tempête s’éleva et les chefs, pour épargner les vivants, abandonnèrent les morts, qui restèrent sans sépulture. Alors, les passions de la foule superstitieuse se déchaînèrent à Athènes contre les glorieux chefs. Les parents des succombés vinrent en deuil, à l’assemblée, accuser les chefs d’avoir laissé errer les morts éternellement. D’après une croyance populaire, l’âme ne se séparait point du corps ; mais elle l’accompagnait au sein de la terre. Socrate seul éleva la voix contre une condamnation fondée sur une grossière superstition ; il ne se trouvait personne maintenant pour prendre sa défense et déployer la même énergie. Ctésippe s’accusait, lui et ses amis, de cette incapacité ; aussi, il eût voulu, ce soir-là, se débarrasser de la présence des autres et de la sienne même, si c’était possible.

Il se dirigea vers la mer, mais là son angoisse augmenta encore. Il lui sembla que sous des voiles vaporeux, les filles attristées de Nerée s’agitaient et se débattaient sur le rivage, en pleurant le meilleur des Athéniens et la ville elle-même aveuglée par la folie. Les vagues fuyaient, les vagues déferlaient contre les écueils avec des plaintes incessantes qui résonnaient comme un chant funèbre, aux oreilles de Ctésippe.

Il se détourna et, s’éloignant du rivage, il alla droit devant lui, sans faire attention à la route qu’il suivait. Une pénible angoisse assombrit son esprit et l’oppressa comme un nuage menaçant. Il oublia le temps, l’espace et jusqu’à sa propre existence. Une seule pensée l’obsédait : celle de Socrate. « Hier il était encore ; hier on entendait encore ses doux discours. Comment se peut-il qu’il ne soit plus aujourd’hui ? Ô nuit ! ô vous, montagnes gigantesques, voilées de nimbes nébuleux, ô toi, mer bruissante, ayant ta vie à toi, ô vous, vents déchaînés qui portez sur vos ailes le souffle de l’univers, ô toi, firmament étoilé, couvert de nuages fuyants ; ô toi, faible éclair qui scintilles en séparant leurs bandes silencieuses, prenez-moi chez vous, dévoilez-moi le mystère de cette mort, si vous le pouvez ! Sinon, prêtez à mon ignorance votre impassibilité. Délivrez-moi de ces questions torturantes ; je n’ai plus la force de les porter dans mon sein sans pouvoir les résoudre et sans espérer quelque solution... Et qui me répondra maintenant que la bouche de Socrate est à jamais close et que ses yeux se sont éteints pour l’éternité ? »

Ctésippe s’adressa ainsi à la mer, aux montagnes et à la nuit ténébreuse qui accomplissait sur le monde endormi son vol habituel et invisible que rien ne peut arrêter. Plusieurs heures se passèrent avant que Ctésippe songeât à jeter un coup d’œil autour de lui, pour voir où l’avaient mené ses pas inconscients. Une terreur noire emplit alors son âme.

 

III

Il semblait que les dieux inconnus de la nuit éternelle avaient exaucé sa prière téméraire. Ctésippe ne reconnaissait pas l’endroit où il se trouvait. Les lumières de la ville ne se voyaient plus depuis longtemps dans l’obscurité ; le bruit de la mer, dont le souvenir même s’était effacé dans son âme pleine d’angoisse, mourait dans le lointain. Pas un seul son ne se faisait entendre ; ni le cri circonspect, ni le battement de l’aile de l’oiseau nocturne, ni le bruissement des feuilles, ni le murmure des ruisseaux des montagnes jamais endormis, rien ne rompait le profond silence. Seuls, des feux-follets bleuâtres apparaissaient ça et là sur les pentes des montagnes, et au-dessus des sommets des éclairs silencieux scintillaient et mouraient dans la brume, augmentant les ténèbres et découvrant, à la clarté de leur triste feu, les mornes contours du désert, où s’amoncelaient les rochers aux crevasses profondes dans un désordre chaotique.

Il semblait que les joyeux dieux, habitant les verts bocages, les sources jaillissantes et les gorges rocailleuses des montagnes, avaient fui ce désert pour toujours ; seul, le grand et mystérieux Pan restait caché quelque part dans ce chaos informe et guettait, d’un œil narquois, la misérable fourmi, qui, tout récemment encore avait osé interpeller le mystère du monde et de la mort. Une terreur vague et inconsciente s’empara de l’âme de Ctésippe, comme la mer à l’heure de la haute-marée envahit les falaises.

Que ce fût un rêve ou la réalité ou peut-être même une révélation d’une divinité inconnue, toujours est-il que Ctésippe sentait qu’il était sur le point de franchir les limites de la vie et que son âme allait se dissoudre dans cet océan de terreur informe, comme une goutte de pluie se perd dans les lames de la mer agitée par une nuit de tempête... Mais à ce moment, il entendit tout à coup des voix qui ne lui étaient pas inconnues et à la lueur des éclairs, ses yeux distinguèrent des silhouettes humaines.

 

IV

Un homme, la tête baissée et couverte de son manteau, était assis sur un roc en saillie dans une attitude de profonde détresse. Un autre s’avançait prudemment vers lui en examinant minutieusement chaque pouce du sol. Celui qui était assis se découvrit en s’écriant :

— Est-ce toi, mon bon Socrate, que je vois devant moi ? Est-ce bien toi qui passes dans ces tristes parages, où je reste immobile depuis plusieurs heures, sans jamais voir le jour succéder à la nuit et attendant vainement l’aube matinale ?

— Oui, c’est moi, ami. Et ne reconnais-je pas en toi Elpide mort trois jours avant moi ?

— Oui, je suis Elpide, le plus riche tanneur d’Athènes et pour le moment le plus misérable des esclaves. Ce n’est qu’à présent que je comprends la justesse de ces paroles d’un poète : il vaut mieux être le dernier des esclaves sur terre, que potentat dans les ténèbres d’Hadès.

— Ami, si tu te trouves si mal à cette place, pourquoi ne vas-tu pas ailleurs ?

— Ô Socrate, tu me surprends ! Comment peux-tu cheminer au hasard ? Tandis que moi... Je me tiens ici dans une profonde angoisse et je pleure les joies de la vie si vite écoulée.

— Ami Elpide, comme toi je fus plongé dans les ténèbres quand la lumière de la vie terrestre s’éteignit dans mes yeux. Mais une voix me dit : Socrate, mets-toi en route sans retard à la recherche d’une voie nouvelle, et je partis.

— Mais où allas-tu, Socrate ? Il ne se trouve ici aucune route frayée, aucun therme, aucun sillon, ni même une raie de lumière. Rien qu’un amas confus de pierres, de ténèbres et de brumes.

— C’est vrai, ami Elpide. Mais en constatant cette triste vérité, ne chercheras-tu pas à savoir ce qui oppresse le plus ton âme ?

— Sans aucun doute, c’est cette épouvantable obscurité.

— Donc, il faut se diriger vers la lumière. N’as-tu pas remarqué que les sommets sont les premiers éclairés par les rayons ? Eh bien, je me dis : il paraît qu’une grande loi pousse les hommes à chercher eux-mêmes, dans les ténèbres, le chemin de la source de la vie. Sans rien savoir de plus précis, va, Socrate, tout droit devant toi en t’élevant toujours... Ne trouves-tu pas que cela soit préférable que de rester sans bouger ? Je le pense, voilà pourquoi je m’en vais. Adieu.

— Oh non, bon Socrate, ne m’abandonne pas ! Tu marches encore d’un pas assez ferme dans ce chemin infernal. Donne-moi le pan de ton manteau.

— Alors, suis-moi, ami Elpide, si tu penses qu’il vaut mieux que tu m’accompagnes.

Les deux ombres cheminèrent plus loin, et l’âme de Ctésippe, ravie à son enveloppe mortelle, s’envola à leur suite, avide des sons clairs du discours bien connu de Socrate qui lui semblaient éclairer les domaines même des ténèbres désespérantes.

— Pourquoi te tais-tu, bon Socrate ? fit entendre la voix de l’Athénien Elpide. L’entretien abrège les ennuis du voyage, et, par Héraclès, il ne m’est jamais arrivé de parcourir un aussi mauvais chemin. C’est bien le cas d’apprécier un bon compagnon à la langue bien pendue comme toi.

— Interroge-moi donc, ami Elpide. Les questions d’un homme avide de connaissances provoquent des réponses qui font naître l’entretien.

Elpide se recueillit un instant et commença :

— Eh bien, mon pauvre Socrate, dis-moi si on t’a fait au moins de belles funérailles ? Il est étrange, n’est-ce pas, que nous devions maintenant nous poser de pareilles questions, au lieu de celles d’autrefois, telles que : Comment as-tu passé la nuit ? As-tu fait bonne chère ?

— Ami Elpide, je t’avoue, que je ne puis satisfaire ta curiosité.

— Je te comprends, pauvre Socrate, tu n’as pas de quoi te vanter. Quant à moi, c’est bien différent. Ah ! quelles pompeuses obsèques on m’a faites, mon pauvre compagnon. C’est encore une joie pour moi de penser à ces meilleurs moments... après ma mort ! Quand j’eus rendu le dernier soupir, on commença par me laver et par m’oindre de précieux parfums. Puis la fidèle Larisse m’enveloppa dans mes meilleurs tissus. Les plus habiles pleureuses de la ville s’arrachèrent les cheveux, car on leur avait promis un très bon salaire. On mit avec moi dans le caveau familial une amphore, un cratère à anses de bronze finement ouvragées, une urne, puis...

— Un moment, ami Elpide. Je suis bien sûr que la fidèle Larisse a troqué son amour contre quelques mines... Pourtant...

— Dix mines et quatre drachmes bien comptées, non compris les boissons consommées par les hôtes. Tu vois donc bien quel fut le convoi qui m’accompagna dans ma dernière demeure. Il n’y en a pas beaucoup, même parmi les riches tanneurs décédés avant moi, qui puissent se vanter d’avoir été l’objet d’une telle attention de la part des vivants.

— Ami Elpide, ne penses-tu pas que cet or dépensé aurait été plus utile aux pauvres restés à Athènes, qu’à toi présentement ?

— C’est la jalousie qui te fait parler ainsi, avoue-le, répliqua Elpide amèrement. Je te plains, malheureux Socrate. Soit dit entre nous, tu as réellement mérité ton sort et il m’est arrivé de dire plus d’une fois au sein de ma famille qu’il était bien temps de mettre fin à l’impiété propagée par toi.

— Attends un peu, ami. Il me semble que tu étais en train de tirer une conclusion. Je crains fort que tu ne te sois écarté du vrai chemin. Dis-moi donc, bon Athénien, où penche ta pensée vacillante.

— Je voulais te dire que je te plaignais néanmoins, par bonté d’âme. Il y a un mois, je criais aussi fort que les autres aux assemblées populaires, mais à vrai dire, aucun de nous ne voulait te faire tant de mal. C’est pourquoi je te plains d’autant plus maintenant, pauvre philosophe !

— Je te remercie. Mais dis-moi, mon compagnon, vois-tu clair devant toi ?

— Oh non ! au point que je me demande si ce ne sont pas là les régions ténébreuses de l’Orcus.

— Eh quoi ! ta route est-elle aussi sombre que la mienne ?

— Pas moins, il me semble.

— Si je ne me trompe, tu te tiens même au pan de mon manteau ?

— Oui.

— Mais alors, ne sommes-nous pas tous deux également dignes de pitié ?... Tu vois bien que tes ancêtres ne se hâtent pas de jouir du récit de tes pompeuses funérailles. Y a-t-il donc une différence entre nous deux, mon bon compagnon ?

— Mais, Socrate, les dieux ont-ils à ce point obscurci ton esprit, que tu ne voies pas cette différence ?

— Ami, si ta situation te paraît plus nette, alors donne-moi la main et conduis-moi, car, par mon chien, c’est justement moi que tu fais aller en avant au milieu de ces ténèbres...

— Trêve de plaisanteries, Socrate ! Ne te crois pas l’égal, toi, athée, d’un homme mort dans son propre lit...

— Ah ! je commence à saisir ta pensée... Mais, dis-moi donc, Elpide, crois-tu pouvoir jouir encore de ton lit ?

— Hélas, je ne le pense pas !

— Il y eut aussi un temps où tu ne dormis point dedans ?

— En effet... jusqu’au jour où je l’achetai à moitié prix à Aguesilay. Vois-tu... cet Aguesilay, bien que franc vaurien...

— Laissons là Aguesilay. Peut-être le marchande-t-il encore à la veuve pour le quart de sa valeur. N’ai-je donc pas raison de dire que ce lit ne fut que provisoirement ta propriété ?

— J’en conviens.

— Mais le lit où je mourus ne m’appartint non plus que temporairement. Il me fut prêté par le bon geôlier Protis.

— Oh ! si j’avais soupçonné sur quel sujet tu amènerais l’entretien, je me serais bien gardé de répondre à tes questions astucieuses. Ô Héraclès, a-t-on jamais vu pareille impiété ! Il se croit mon égal ! Mais en deux mots je pourrais t’anéantir, qu’à cela ne tienne !

— Prononce-les, Elpide, prononce-les sans aucune crainte. Il est bien difficile de me nuire plus que ne l’a fait la ciguë...

— Voilà justement ce que je voulais te dire, malheureux. Tu as été condamné à mourir par la ciguë !

— Mais je le sus le jour de ma mort et même avant ! Et toi, heureux Elpide, qu’est-ce qui a causé ta mort ?

— Oh ! moi, c’est différent ! J’ai eu l’hydropisie de l’estomac. Un médecin fort cher fut appelé de Corinthe ; il se chargea de me guérir pour deux mines, dont la moitié lui fut payée d’avance. Mais je crains bien que Larisse, faute d’expérience dans ces sortes de choses, ne lui ait versé aussi le reste.

— Je vois que le médecin de Corinthe n’a pas tenu sa promesse.

— C’est vrai.

— Et tu es vraiment mort de l’hydropisie ?

— Ah ! Socrate ! Croiras-tu qu’elle se mit trois fois à m’étouffer jusqu’au jour où elle submergea le feu de ma vie !

— Dis-moi donc, la trouvas-tu délicieuse, la mort causée par l’hydropisie ?

— Oh ! méchant Socrate, ne me raille pas ! Je te répète qu’elle chercha trois fois à m’étouffer... Je criai comme un veau sous le couteau du boucher, je suppliai les Parques de trancher au plus vite le fil de ma vie.

— Je n’en suis pas surpris. Mais alors, bon Elpide, d’où conclus-tu que l’hydropisie fit mieux son affaire que la ciguë, qui eu finit du coup avec moi ?

— Brisons là, je vois que je me suis encore laissé prendre, rusé impie ! Je ne veux plus courroucer les dieux en m’entretenant avec toi, profanateur des usages sacrés.

Tous deux se turent, le silence régna. Au bout d’un moment, Elpide le rompit le premier :

— Pourquoi te tais-tu, bon Socrate ?

— Ami, n’est-ce pas toi qui l’as exigé ?

— Je ne suis pas fier et je sais être condescendant envers les hommes qui ne me valent pas. Laissons là notre querelle.

— Je ne me suis pas querellé avec toi, ami Elpide, et, crois-moi, je n’ai pas eu l’intention de te blesser. Seulement, j’ai pris l’habitude de connaître les choses par comparaison. Ma situation n’est pas bien nette ; tu trouves la tienne meilleure et je voudrais bien en connaître la raison. Il te serait peut-être utile à ton tour de savoir la vérité, quelle qu’elle soit.

— Assez discuté, brisons là... Dis-moi, ne crains-tu rien ?

— Je ne pense pas qu’on puisse appeler crainte le sentiment que j’éprouve maintenant.

— Quant à moi, j’ai peur, quoique, à vrai dire, j’eusse moins souvent que toi l’occasion de courroucer les dieux. Ne trouves-tu pas que les dieux trompèrent notre attente en nous abandonnant ici au gré du chaos et de nos propres efforts ?

— Cela dépend de ce qu’était cette attente. Qu’attendais-tu des dieux, ami Elpide ?

— Ce que j’attendais ! Quelle drôle de question tu me fais là, Socrate ! Je suppose que les dieux pourraient bien envoyer sinon Hermès, du moins quelque dieu de second ordre, pour indiquer la route à un homme qui fit, sans manquer, des sacrifices sa vie durant et mourut dans la piété, suivant les pratiques religieuses... Il est vrai qu’une certaine circonstance trouble ma conscience... Vois-tu, maintes fois il m’est arrivé de promettre des veaux à Hermès, en lui demandant de faire prospérer mon commerce de peaux et...

— Et la chance ne te fut pas favorable ?

— Si, j’ai eu de la chance, bon Socrate, mais...

— Je. comprends, les veaux manquaient.

— Oh non, Socrate ! Comment pareille chose aurait-elle pu arriver à un aussi riche tanneur que moi ?

— Maintenant, je comprends tout : chance et veaux, tu gardas tout pour toi ; Hermès n’eut rien.

— Tu es un homme sensé, je le dis bien des fois... Hélas, quant à mes vœux, je ne les ai pas remplis plus de trois fois et je ne traitais pas les autres dieux avec plus de déférence que Hermès. Si tu t’es acquitté, toi aussi, de cette manière, n’est-ce pas là la cause de notre abandon d’à présent ?... Quoique je fisse bien promettre à Larisse de sacrifier une hécatombe après ma mort...

— Mais c’est Larisse qui le fera, ami Elpide, et le vœu fut fait par toi.

— C’est juste, c’est bien juste... À ton tour, bon Socrate ? Athée, avais-tu pour les dieux plus d’égards que moi, pieux tanneur ?

— Ami, je ne sais pas si j’ai agi mieux ou pis que toi. Jadis je faisais des sacrifices sans faire de vœux ; dans ces derniers temps, je m’abstins et d’offrir des sacrifices et de faire des vœux.

— Comment, malheureux, pas un seul veau ?

— Oui, ami, si Hermès avait dû se nourrir de mes dons, je crains fort qu’il n’ait dû faire, bien des fois, maigre chère.

— Je comprends ! Tu n’avais pas de commerce de bétail et tu faisais des sacrifices de produits d’un autre métier. Peut-être quelques mines du payement de tes disciples ?

— Ami, tu sais bien que je ne recevais rien de mes disciples et mon métier suffisait à peine à ma subsistance. Si les dieux comptaient sur les miettes de mon frugal repas, ils comptaient sans leur hôte.

— Ô impie ! Comparé à toi, je puis me vanter d’être saint. Jetez un regard sur cet homme, ô dieux ! Il est vrai que je vous ai trompés de temps en temps, mais j’ai du moins partagé maintes fois avec vous les profits d’un heureux trafic ! Il donne beaucoup celui qui donne quelque chose en comparaison de l’impie qui ne donne rien. Va seul ton chemin ! J’ai bien peur que la société d’un athée comme toi ne me nuise auprès des dieux.

— Comme tu voudras, bon Elpide. Par mon chien, personne ne doit imposer sa société aux autres. Lâche le pan de mon manteau et adieu. J’irai seul.

Et Socrate chemina plus loin d’un pas aussi ferme, tout en examinant chaque pouce du sol. Mais Elpide lui cria aussitôt :

— Attends-moi, oh ! attends-moi donc, mon brave concitoyen, n’abandonne pas un Athénien dans un lieu aussi horrible. Je plaisantais. Considère mes paroles comme une simple plaisanterie et ralentis ta marche. Je m’étonne que tu voies quelque chose dans ces maudites ténèbres.

— Ami, mes yeux y sont accoutumés.

— C’est bien. Toutefois, je ne puis trouver digne d’éloges ton manque de respect envers les dieux. Non, je ne le puis pas, mon pauvre Socrate, je ne le puis pas. Ce ne sont pas là, bien sûr, les principes enseignés dans ton enfance par le vénérable Sophronisque et jadis je t’ai vu maintes fois prendre part aux prières publiques.

— Oui, mais j’ai pris depuis l’habitude d’examiner les principes et de n’adopter que ceux que je trouvais sensés après l’examen. Or, il arriva un jour où je me dis : Socrate, tu adores les Olympiens, pourquoi les adores-tu ?

Elpide éclata de rire.

— Voilà quelque chose d’étrange ! À vrai dire, tout philosophe que vous êtes, vous ne trouvez point parfois de réponses aux plus simples questions. Quand à moi, simple tanneur, qui toute sa vie n’eus rien à démêler avec la philosophie... je sais néanmoins pourquoi il faut honorer les Olympiens.

— Ami, dis-le-moi au plus vite, afin que je l’apprenne de toi.

— Pourquoi ? Ah, ah, ah ! Mais c’est bien simple, sage Socrate !

— Tant mieux, ne me cache donc pas ton savoir. Eh bien, pourquoi devons-nous adorer les dieux ?

— Pourquoi !... Mais, tout bonnement, parce que tous le font.

— Ami, non pas tous, tu le sais bien, mais plutôt la majorité.

— Soit pour la majorité...

— Mais dis-moi, ne trouves-tu pas que la plupart des hommes soient plutôt enclins au mal qu’au bien ?

— J’en conviens, le mal est plus répandu que le bien.

— Donc, c’est le mal qu’il faut faire et non le bien, si l’on veut se régler sur la majorité ?

— Que dis-tu là !

— C’est toi qui le dis. À mon avis, la raison du plus grand nombre de ceux qui adorent les Olympiens ne suffit point, aussi devons-nous en chercher une plus sensée. Peut-être les trouves-tu dignes d’estime ?

— C’est bien cela.

— Bon. Mais cette question en amène une autre : pourquoi les estimes-tu ?

— Pour leur grandeur, c’est évident.

— Soit, peut-être serai-je bientôt de ton avis. Il ne me reste plus qu’à savoir ce que tu entends par grandeur. Tu hésites ? Cherchons donc ensemble la réponse. Homère dit que le violent Arès, atteint d’une pierre lancée par Athènê Pallas, tomba par terre et couvrit sept arpents de terre de son corps.

— Tu vois quelle grande étendue.

— Est-ce peut-être cela, la grandeur ? Mais, ami, voici encore quelque chose d’embarrassant : te souviens-tu de l’athlète Diophante ? Il dépassait la foule de toute la tête et Periclès n’était pas plus haut que toi. Et cependant qui des deux a-t-on nommé grand, Periclès ou Diophante ?

— Je vois maintenant que la grandeur ne consiste pas en grandes dimensions.

— Tu as raison, je suis content que nous commencions à être d’accord sur quelques points. Peut-être est-elle dans la vertu ?

— Sans doute !

— Je suis encore du même avis. Maintenant, dis-moi, est-ce le moins grand qui doit honorer le plus grand, ou, inversement, l’homme vertueux doit-il honorer le vicieux ?

— Il est bien facile de répondre à cette question.

— Je le pense aussi. Continuons. Dis-moi, en toute conscience, as-tu jamais percé de flèches les enfants de ton prochain ?

— Oh ! jamais, quelle opinion as-tu donc de moi !

— Ni non plus corrompu les femmes des autres ?

— Je fus un honnête tanneur et un bon père de famille, ne l’oublie pas, Socrate.

— C’est-à-dire que tu ne fus pas assez brute pour te livrer à la volupté et donner lieu à la fidèle Larisse de se venger sur les enfants innocents et sur les femmes séduites par toi ?

— Vraiment, tu m’agaces, Socrate.

— Mais, peut-être as-tu dérobé un héritage à ton père que tu as fait emprisonner ensuite ?

— Jamais !... Pourquoi m’offenses-tu ?

— Attends, ami. Peut-être aboutirons-nous ensemble à quelque conclusion. Dis-moi, pourrais-tu nommer grand un homme qui se serait rendu coupable des faits mentionnés ci-dessus ?

— Oh non ! certainement non ! Je le nommerais vaurien et sur la place je le dénoncerais publiquement devant les juges.

— S’il en est ainsi, ami Elpide, pourquoi n’as-tu donc pas accusé Zeus et les Olympiens ? Cronide guerroyait avec son père et nourrissait des désirs bestiaux à l’égard des femmes des mortels, et Ghè se vengeait des pauvres innocentes violentées par lui. Ne métamorphosèrent-ils pas à eux deux la malheureuse fille d’Inachus en une pauvre vache ? Apollon ne perça-t-il pas de flèches les enfants de Niobé, et Hermès Cyllènios ne vola-t-il pas des bœufs ?... Donc, Elpide, s’il est juste que le moins vertueux doive honorer celui qui le surpasse en vertu, ce n’est pas à toi, mais aux Olympiens à t’ériger des autels.

— Ne blasphème point, impie Socrate ! Tais-toi ! Est-ce à toi de juger les dieux ?

— Ami, ils sont condamnés par quelque chose de plus grand. Discutons ce point : quelle est la marque de la divinité ? Je crois t’avoir entendu dire que c’est la grandeur consistant en vertu. Cette marque même n’est-elle pas la seule étincelle divine que possède l’homme ? Mais s’il arrive qu’en comparant la grandeur divine à la pauvre vertu humaine, on trouve que la mesure comparative est plus grande que la chose mesurée, il s’ensuit que l’origine divine même condamne les Olympiens. Mais alors...

— Et bien, quoi ?

— Alors, bon Elpide, ils ne sont pas des dieux, mais de faux spectres. N’est-il pas vrai ?

— Voilà où l’on aboutit quand on discourt avec vous autres philosophes, va-nu-pieds ! Je vois bien maintenant que tout ce que l’on disait de toi était vrai. Par ton air et sous d’autres rapports encore, tu ressembles au poisson torpille, qui fascine l’homme du regard. Tu m’as ensorcelé de même pour éveiller dans mon âme si fermement croyante, des hésitations et des doutes. Voilà déjà que mon respect pour Zeus diminue. Parle tout seul, si tu veux, je ne te répondrai plus !

— Ne te fâche pas, Elpide, je ne te veux point de mal. Si tu te trouves fatigué de suivre la justesse de mes conclusions, permets-moi alors de te raconter la parabole de l’adolescent de Mylète. Les paraboles reposent l’esprit et le repos même porte souvent des fruits.

— Parle, si ton récit est court et s’il a en vue un bon précepte.

— Il vise la vérité, ami Elpide, et je tâcherai de l’abréger.

« Autrefois, à une époque bien reculée, des barbares firent irruption à Mylète. Parmi les jeunes gens emmenés en captivité, il y avait un adolescent, fils du meilleur et du plus sage des citoyens de la contrée. Chemin faisant, l’enfant tomba malade et fut abandonné sans connaissance, comme un butin inutile.

« Bien avant dans la nuit, il revint à lui. Haut au-dessus de sa tête scintillaient les étoiles ; autour de lui s’étendait un désert et dans le lointain retentissaient les rugissements des bêtes fauves. Il était seul, complètement seul ; le souvenir même des faits de sa vie passée lui avait été dérobé par les dieux. En dépit de ses efforts, tout était confus et sombre dans sa tête, comme dans ce désert inhospitalier. Seule, dans le lointain, hanté par de pâles images, lui restait encore la pensée de la patrie quittée. Dans cette lumineuse contrée, il croyait apercevoir l’image du meilleur des hommes et dans son cœur résonnait alors ce seul mot « Père ».

« Encouragé, il se leva et, d’un pas incertain, il se mit en marche, évitant les dangers. Après un long parcours, comme ses forces allaient lui manquer, il vit briller dans le lointain nébuleux, une lumière qui éclairait l’obscurité et réchauffait. Son âme fatiguée se remplit alors d’une douce espérance ; les souvenirs de son foyer paternel se ravivèrent et le jeune homme se dirigea vers le feu en criant : C’est toi, mon père, c’est toi ! »

— Était-ce bien là le toit paternel ?

« — Non, c’était une tente de nomades en train de se reposer. Ils le firent prisonnier, mais ils lui permirent de se réchauffer et lui enseignèrent la manière de se procurer du feu. Durant plusieurs années, il mena cette misérable vie d’esclave prisonnier, sans cesser de caresser secrètement le rêve de la patrie lointaine, du repos sur le sein de son père. Parfois sa main inhabile s’efforçait de modeler l’image confuse dans la morne argile, ou de la sculpter dans le bois ou dans la pierre. À certains moments même, pris de lassitude, il jetait ses bras autour de son œuvre, l’arrosait de ses larmes et l’adorait. Mais la pierre restait froide, et l’adolescent, avançant en âge, détruisait ses œuvres qui lui semblaient outrager sa pensée bien-aimée.

« — Enfin le sort dirigea ses pas errants vers un bon barbare, qui s’informa des causes de sa constante tristesse. Après que le jeune homme lui eut confié son angoisse et les aspirations de son âme, le barbare, également sage, lui dit : Le monde serait meilleur, si la contrée et celui dont tu parles existaient. Tu as la foi, que tes espérances se réalisent... Mais à quel signe reconnaîtras-tu ton père ?

« — Dans mon pays, on vénérait la sagesse et la vertu, et mon père y était reconnu pour maître.

« — C’est bien, répondit le barbare. Je crois que tu as gardé dans ton cœur les semences de ses enseignements. Prends ton bâton et mets-toi de bonne heure en route. La contrée où l’on honore la vraie sagesse sera celle que tu cherches et le plus sage des habitants, ton père.

« — Et l’adolescent partit à l’aube naissante. »

— Trouva-t-il celui qu’il cherchait ?

« — Il le cherche encore. Il passa par une quantité de contrées et de villes ; il rencontra bien des hommes ; il apprit à connaître à fond les routes terrestres ; il traversa des mers orageuses, examina le cours des astres, qui indiquent le chemin dans les déserts infinis. Chaque fois que sur sa route pénible, dans le noir de la nuit, un feu hospitalier se présentait à son regard, son cœur se mettait à palpiter et 1’espérance surgissait dans son âme : « N’est-ce pas l’asile de la maison de mon père ? » Quand l’hôte hospitalier donnait sa bénédiction au voyageur exténué et l’engageait à se reposer dans son foyer, le jeune homme ému tombait à ses pieds en lui disant : « Je te remercie, mon père, ne reconnais-tu point ton fils perdu ? »

« La plupart d’entre eux étaient tout disposés à l’adopter, car en ce temps-là, les vols d’enfants n’étaient pas rares. Mais les premiers moments de transport passés, le jeune homme commençait à découvrir dans son père adoptif des indices de défauts, parfois même de vices. Il se mettait alors à l’observer, à l’éprouver, en l’importunant de ses questions sur la vérité et sur la non vérité... On le chassait alors du foyer hospitalier, au gré du froid et des peines d’une nouvelle route. Il lui arrivait maintes fois de se dire : « Si je restais dans ce dernier foyer ; si je gardais cette dernière croyance ! Qu’ils me tiennent lieu de foyer paternel ! »...

— Sais-tu, Socrate, que cela aurait mieux valu pour lui.

« — Il le pensait parfois ; mais l’habitude de l’examen et la pensée confuse de son père l’obsédaient constamment. Il secouait alors la poussière de ses semelles et les nuits orageuses ne le trouvaient pas toujours sous un toit. Ne trouves-tu pas que la destinée de cet adolescent présente quelque analogie avec celle de l’humanité ?»

— Ô sage astucieux, ô poisson torpille ! Je comprends maintenant où tu veux en venir avec ta parabole !... Je te dirai seulement bien franchement que si le soleil venait à briller, tu verrais bien si j’importunerais mon hôte de questions inutiles...

— Ami, la lumière brille déjà, répliqua Socrate.

 

V

Il semblait que les paroles du philosophe dussent se réaliser. Soudain, un rayon lumineux glissa sur les hauteurs lointaines à travers le voile nébuleux et s’éteignit dans les régions montagneuses. Un second lui succéda, puis un troisième... Quelques génies lumineux planaient au loin, au-delà des ténèbres ; quelque souffle vivifiant se faisait sentir, quelque grand mystère semblait s’accomplir, quelque grand triomphe se préparer...

Mais cela se passait bien loin, et au-dessus de la terre, les ombres s’épaississaient, de sombres nuages tourbillonnaient en se déroulant sans relâche ; les rayons disparaissaient peu à peu, comme s’ils n’avaient rien à faire dans cette morne plaine.

Socrate, debout, les suivait d’un triste regard. Elpide, pris de peur, tenait ses yeux fixés sur le sommet.

— Socrate, que vois-tu là, sur le sommet ?

— Ami, répondit le philosophe, examinons notre situation. Puisque nous marchons, cela veut dire que nous nous dirigeons vers quelque but, notre vie terrestre étant limitée, je pense trouver ses bornes sur les limites de deux origines : c’est dans la lutte que nous livrons aux ténèbres que se trouve le couronnement de nos efforts. Et comme il nous reste encore la faculté de penser, je crois que la divinité, qui a donné la vie à notre pensée, veut que nous examinions les limites mêmes de nos efforts. Donc, Elpide, préparons-nous pour accueillir l’aube du jour, derrière ces nuages.

— Ah ! mon bon compagnon, si telle est l’aube, je préfère que cette nuit longue et désolée, mais tranquille, dure encore. Ne trouves-tu pas que nous n’avons pas mal passé le temps en discours édifiants ? Maintenant mon âme tressaille à l’approche de l’orage qui s’annonce. Non, tu as beau dire, ce ne sont pas les simples ombres de la triste nuit que nous avons là sous les yeux... Voilà encore une flèche de Zeus qui tombe dans le gouffre...

Ctésippe jeta un regard sur le sommet et l’effroi s’empara de son âme. Les grandes et sombres figures des Olympiens s’y pressaient en foule, couronnant la montagne. Un dernier rayon glissa à travers le nimbe nébuleux et s’éteignit comme un faible souvenir. La nuit et l’orage qui approchait régnèrent sans partage et les sombres figures emplirent le ciel. Au milieu, Ctésippe vit planer Cronide, la tête ceinte d’une auréole. Autour de lui se pressaient, dans une sombre agitation, les figures courroucées des premiers dieux. Les innombrables divinités secondaires de la foi populaire planaient en une longue bande, comme une nuée d’oiseaux s’enfonçant dans le bleu du soir, comme les feuilles d’automne chassées par le vent. Le tonnerre de Zeus grondait dans la plaine, les rochers répondaient à chaque coup par une longue secousse. Lorsque le dernier éclair eut disparu et que les roulements du tonnerre eurent cessé, l’obscurité augmenta encore et, dans le silence effrayé qui succéda, on entendit de sourds gémissements. Il semblait que les géants enchaînés gémissaient au sein de la terre sous les coups successifs de Cronide.

Les nuages s’éloignèrent du sommet et la sombre frayeur qu’ils faisaient naître sur leur passage gagna toute la nature. Ctésippe tomba la face contre terre ; il avoua ensuite qu’à ce terrible moment, il oublia toutes les déductions et toutes les conclusions, car son âme se rapetissa par la peur.

Il ne pouvait plus que prêter l’oreille.

Deux voix se faisaient entendre là où se taisait la nature terrifiée. L’une, la voix puissante et terrible d’une divinité ; l’autre, une faible voix humaine, apportée par le vent des flancs de la montagne où Ctésippe avait laissé Socrate.

— Est-ce toi, disait la voix qui partait du nuage, audacieux Socrate, d’esprit arrogant, qui luttas contre les dieux du ciel et de la terre ? Il n’y avait point d’immortels plus gais et plus insouciants que nous autres Olympiens ; et voilà que notre temps passe dans ce crépuscule produit par le manque de foi et les doutes qui gouvernent le monde. Mais jamais cette obscurité ne fut aussi dense que dès le jour où, sur les places d’Athènes que nous chérissions jadis, se fit entendre ta parole haineuse, ô fils de Sophronisque. Pourquoi n’as-tu pas suivi les préceptes de ton père ? Le bon Sophronisque se permettait parfois quelques blasphèmes dans sa jeunesse, mais tout de même l’odeur de ses sacrifices réjouissait maintes fois notre odorat.

— Arrête, Cronide, commença Socrate, et dissipe mes doutes. Préfères-tu la lâche hypocrisie à la recherche de la vérité ?

Les rochers frémirent sous les coups répétés, provoqués par cette question. Le premier souffle de l’orage passa en ouragan et se perdit dans les défilés, mais les pentes de la montagne tremblaient encore, car celui qui trônait sur le sommet était secoué par la colère.

— Où es-tu maintenant, audacieux interrogateur ? fit entendre la voix narquoise de l’Olympien.

— Ici, Cronide, toujours à la même place ; ta réponse seule me poussera en avant. J’attends.

Le tonnerre gronda dans le nuage comme une bête fauve étonnée par la hardiesse du dompteur lybien qui s’avance vers elle, désarmé, le regard serein. Quelques moments après la voix tonna de nouveau au-dessus de la vallée.

— Ô fils de Sophronisque, ne te suffit-il pas d’avoir fait naître sur terre tant de doutes que même ici, sur l’Olympe, ils nous enveloppent de nuages menaçants ? En vérité, lorsque, à certains jours, tu discourais sur les places, dans les académies ou dans les vestiaires, il nous semblait que tu détruisais tous les autels sur terre et que la poussière de leurs ruines s’élevait jusqu’à nous, sur ces hauteurs. Cela ne te suffit pas : même ici, en ma présence, tu nies la puissance des immortels.

— Zeus, tu te fâches ! Dis-moi, qui m’a doué de ce génie qui, toute ma vie, agita mon âme, en la poussant à la recherche de la vérité ?

Un silence mystérieux régna dans le nuage.

— N’est-ce pas toi ? Tu te tais ? Alors, examinons la question. Ou cette origine divine vient de toi, ou d’un autre. Si tu en es le créateur, c’est à toi que je l’offre, comme le fruit mûr de ma vie, comme la flamme due à l’étincelle jetée par toi. Vois, Cronide, j’ai gardé ton don ; dans le meilleur repli de mon cœur, j’ai fait croître ta semence. Le voici, le feu de mon âme qui brûlait au moment amer ou je tranchai, de mes propres mains, le fil de mes jours. Pourquoi le refuses-tu ? Pourquoi te fâches-tu, comme un mauvais maître, que l’âge empêche de voir l’adolescent, son disciple, inscrire, dans de la cire docile, ses propres règles. Qui es-tu pour m’ordonner d’éteindre le feu sacré qui éclaira ma vie dès le moment où elle fut pénétrée du premier rayon de la pensée divine ? Le soleil ne dit pas aux étoiles : « Éteignez-vous que je me lève. » Il monte, et la faible clarté de l’étoile se perd dans une clarté infiniment plus grande. Le jour ne dit pas au flambeau ; cesse de briller, tu me portes ombrage. Il point et le flambeau fume sans éclairer. La divinité vers laquelle je vais, ce n’est pas toi, qui crains les doutes. Elle est comme le jour et le soleil, elle brille sans éteindre aucune lumière. Celui qui me dira : Voyageur, donne-moi ton flambeau, tu n’en as plus besoin, car je suis la source de toute lumière... celui qui dira : dépose sur mon autel le faible don de tes doutes, car en moi est la solution, celui-là sera mon Dieu que je cherche. Si c’est toi, accueille mes questions. On ne tue pas son enfant et mes doutes sont inspirés par l’esprit éternel, dont le nom est — Vérité !

Les feux célestes déchirèrent les sombres nuages d’un bout à l’autre, et la même voix puissante se fit entendre de nouveau au milieu du bruit de la tempête déchaînée :

— Où t’ont conduit tes doutes, orgueilleux sage qui as rejeté l’humilité, meilleur ornement des vertus terrestres. Tu as quitté le toit hospitalier de la foi simple pour pénétrer dans le désert des doutes. Tu l’as vue, cette morne étendue, abandonnée par les dieux vivants. Est-ce à toi à franchir ce désert, vil vermisseau que tu es, qui rampes dans la poussière de ta misérable négation ? Peux-tu prétendre vivifier le monde, comprendre cette divinité inconnue que tu ne sais même pas prier ? Misérable gravatier, souillé de la poussière des autels en ruines, es-tu vraiment l’architecte chargé d’élever de nouveaux temples ? Qu’espères-tu, toi, qui as renié les anciens dieux et qui n’en connais point d’autres ? Une nuit éternelle de doutes sans fin, — voilà votre monde, à vous autres misérables vers, qui avez rongé la foi vive, asiles des cœurs simples et qui avez fait de l’univers un morne chaos... Eh bien ! où en es-tu maintenant, misérable sage, audacieux ?

Les rafales de la tempête mugissaient seules dans le vaste espace. Puis le tonnerre cessa, le vent replia ses ailes et l’averse seule tomba dans les ténèbres, comme des larmes abondantes et continues, prêtes à inonder la terre et à l’ensevelir sous un déluge de souffrances. Ctésippe croyait qu’elle avait noyé son maître et que la voix courageuse, accoutumée à d’incessantes questions, s’était tue pour toujours. Mais un moment après, elle se fit entendre de nouveau au même endroit :

— Tes paroles, Cronide, portent mieux que tes tonnerres. Tu as jeté dans mon âme troublée ce qui depuis longtemps résonnait maintes fois dans mon cœur et le serrait chaque fois d’une angoisse insupportable. Oui, j’ai quitté le toit hospitalier où régnait la foi naïve ; oui, je l’ai vu, le désert délaissé par les dieux vivants, voilé d’une nuit de doutes sans fin. Mais j’y pénétrai sans crainte, car mon génie, origine divine de toute vie, m’éclairait. Examinons cette question : n’est-ce pas au nom de Celui qui donne la vie, qu’on brûle l’encens sur tes autels ? Tu détiens le bien d’autrui, ce n’est pas à toi, mais à Lui, que sont adressées les adorations de la foi naïve. C’est également Lui que cherche le doute toujours insatiable. Il est vrai que je ne suis pas l’architecte, le fondateur du nouveau temple. Il ne m’a pas été donné de construire sur l’ancien emplacement le grandiose édifice de la foi future. Je ne suis qu’un gravatier, couvert de la poussière de la destruction. Mais, Cronide, ma conscience me dit que le travail de gravatier est nécessaire au temple. Quand sur la place déblayée, s’élèvera avec grâce et majesté le merveilleux édifice où régnera la divinité vivante de la foi nouvelle, alors, moi, humble gravatier, j’irai vers Lui et Lui dirai : Me voici, moi qui rampais sans trêve dans la poussière de ma négation. Entouré de brumes et de poussière, je n’eus pas le temps de lever les yeux de la terre ; c’est dans mon esprit seul que se formait le rêve de la construction future. Me repousseras-tu, toi qui es juste, vrai et grand ?

Un silence étonné régna dans les nuages. Socrate éleva la voix et continua :

— Le rayon de soleil tombe sur la flaque boueuse et une légère vapeur, laissant sur terre ses parties fangeuses, lourdes et périssables, monte vers le helios lumineux et se dissout dans l’éther. Ton rayon a touché mon âme souillée qui a pris son élan vers toi, inconnu dont le nom est — mystère. Je t’ai cherché parce que tu es la vérité, je m’élance vers toi, parce que tu es la justice, je t’ai aimé, car tu es l’amour, je suis mort pour toi car tu es la source de la vie. Me repousseras-tu, ô inconnu ? Mes horribles doutes, mes ardentes recherches, ma vie pénible, ma mort volontaire, reçois-les comme un sacrifice innocent, comme une seule prière, comme un soupir après toi ; accueille-les comme l’ondée légère de vapeur périssable est accueillie par l’océan de pur éther. Reçois-les, ô toi, dont je ne connais pas le nom ; ne laisse pas les fantômes de la nuit passée barrer mon chemin vers ta lumière éternelle. Loin de moi, vous qui me cachez la clarté de l’autre ! Je vous le dis, ô dieux de mon peuple : Vous n’êtes pas justes, Olympiens, et là où la justice est absente, la vérité n’est qu’un faux spectre. C’est à cette conclusion que je suis venu, moi, Socrate, habitué à examiner les principes. Donc, éloigne-toi, morne brouillard, je vais mon chemin vers Celui que j’ai cherché toute ma vie. Je vais...

Le tonnerre gronda, mais court et bref, comme si la foudre s’était échappée de la main affaiblie du dieu. Les rafales de la tempête se précipitèrent le long des flancs des montagnes, gagnèrent les gorges et moururent dans les défilés. D’autres sons y succédèrent, inconnus et merveilleux.

Quand Ctésippe étonné ouvrit les yeux, il vit devant lui un spectacle inouï. Le jour commençait à poindre, les nuages se dispersaient. Les ombres des dieux fuyaient dans l’azur du ciel semblables à quelque ornement d’or sur les bords d’une chasuble. D’autres se voyaient sur les versants lointains, et Elpide, dont on remarquait la petite figure au-dessus d’une crevasse, tendait les mains vers elles, comme s’il voulait supplier ceux qui disparaissaient de décider de son sort. Le sommet de la montagne émergeait tout entier des nuages mystérieux et flamboyait comme une torche au-dessus de la vapeur bleuâtre de la vallée. Et quoiqu’il n’y eût plus ni le dieu du tonnerre Cronide, ni les autres Olympiens et qu’il n’y eût que le sommet de la montagne, le soleil éclatant et le haut ciel, Ctésippe sentait bien que toute la nature, jusqu’au moindre brin d’herbe, était pénétrée de la palpitation d’une seule vie mystérieuse. Quelque souffle se faisait sentir dans la douce brise de l’air, quelque voix résonnait comme une sublime harmonie, quelques pas invisibles s’entendaient dans la marche triomphale du jour radieux. Et un autre homme se tenait à genoux sur le sommet illuminé et tendait les mains dans un muet transport et un puissant élan.

Un moment, et tout eut disparu, et à l’âme éveillée de Ctésippe, la clarté ordinaire du jour, qui suivit, ne sembla plus qu’une pâle lueur et qu’un misérable crépuscule en comparaison du sentiment si vite évanoui de la nature pénétrée du souffle d’une unique vie inconnue.

Au milieu d’un profond silence, les disciples du philosophe défunt entendirent l’étrange récit de Ctésippe. Platon rompit le premier le silence.

— Examinons ce songe et sa signification, dit-il.

— Examinons-le, répondirent les autres.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 juin 2013.

 

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