LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vladimir Korolenko

(Короленко Владимир Галактионович)

1853 — 1921

 

 

 

 

EN MAUVAISE COMPAGNIE

QUELQUES PAGES DE MON ENFANCE

(В дурном обществе)

 

 

 

1885

 

 

 

 

 

 

Traduction anonyme parue dans La Bibliothèque universelle et Revue suisse, année 92, t. 23, 1887.

 

 

 

 

 


TABLE

 

I. Les ruines.

II. Existences Équivoques.

III. Moi et mon pÈre.

IV. Je fais de nouvelles connaissances.

V. Les relations continuent.

VI. Au milieu des pierres grises.

VII. Pann Tibourtzy entre en scÈne.

VIII. En automne.

IX. La poupÉe.

Épilogue.

 

 

 

 

 

 

 

 

I. Les ruines.

... J’avais six ans lorsque ma mère mourut. Mon père, profondément abattu par le chagrin, semblait avoir oublié mon existence. Parfois il caressait ma petite sœur et s’occupait d’elle, parce qu’elle avait les traits de ma mère ; mais moi, je grandissais comme une plante sauvage, personne ne me donnait des soins, mais personne aussi n’entravait ma liberté.

Le bourg que nous habitions, appelé Kniagiévéno, ou simplement Kniagié-Gorodock[1], offrait le type de n’importe quelle petite ville du sud-ouest de la Russie : il dépendait autrefois d’une antique maison de Pologne, appauvrie aujourd’hui mais toujours fière, et qui y traînait une existence misérable, triste reste de l’opulente grandeur des panns[2] polonais.

En entrant dans le bourg, du côté du levant, ce qui frappe les yeux tout d’abord, c’est la prison, le plus bel ornement architectural de l’endroit. La ville elle-même s’éparpille plus bas, près des eaux dormantes des étangs auxquels on arrive par une chaussée que ferme la barrière traditionnelle. Un vétéran, le visage tanné par le soleil, la somnolence personnifiée, ouvre la barrière d’une main paresseuse, et vous voilà dans la ville ; vous vous en douteriez à peine en voyant les palissades de planches, les tas de décombres, les cabanes borgnes qui se succèdent. Plus loin, la grande place, entourée d’auberges tenues par les juifs, puis les bâtiments du gouvernement qui vous pénètrent de mélancolie par l’uniformité de leurs murs blancs et leurs lignes correctes. Un pont de bois enjambe l’étroite rivière ; il crie et tremble sous les chariots ; ensuite vient la rue juive avec ses boutiques, ses échoppes, ses débits, ses tables de changeurs : le trafic se fait sur les trottoirs, sous des parapluies quand il pleut, ou sous les auvents des boulangers. Puanteur, saleté, des tas d’enfants grouillant dans la poussière ou la boue de la rue : encore une minute et la ville est dépassée. Les bouleaux chuchotent au-dessus des tombes du cimetière, la brise fait onduler les champs de blé et résonne lugubrement dans les fils télégraphiques qui bordent la route. On traverse encore une fois la petite rivière qui va se perdre dans un des étangs dont la ville est entourée. Au milieu d’un de ces étangs se trouve une île, et sur l’île un château tombant en ruines. Je me souviens comme je regardais avec effroi cet antique et grandiose édifice ; il circulait à son sujet d’effrayantes légendes : on disait que l’île avait été créée par des prisonniers turcs qui, jour après jour, y avaient apporté la terre dans leurs mains, et que le château lui-même avait été construit sur des ossements humains : mon imagination d’enfant se représentait ces milliers de squelettes turcs sous la terre, soutenant de leurs bras desséchés l’île avec ses hauts peupliers et son manoir. Tout cela rendait ces lieux effroyables, et, même en plein jour lorsque nous nous en approchions, de vraies paniques s’emparaient de nous ; on entendait de mystérieux frôlements passer dans les salles vides ; la moindre pierre se détachant des voûtes éveillait de sourds échos : alors nous nous enfuyions sans regarder derrière nous.

En automne, pendant les nuits d’orage, lorsque les gigantesques peupliers pliaient sous la rafale, l’épouvante se répandait du château dans la ville. « Oï, wei mir ! » répétaient les juifs ; les vieilles bourgeoises pieuses se signaient ; jusqu’à notre voisin, le forgeron, esprit fort qui niait l’existence du diable, faisait lui aussi le signe de la croix et priait pour le repos des trépassés.

Janoush, un vieux à barbe grise qui, faute de logis, s’était établi dans une des caves du château, nous assurait que, pendant des nuits pareilles, il avait distinctement entendu sortir des cris de dessous terre : les Turcs se démenaient, accusant à grand bruit les panns polonais de leur cruauté. Un jour même, Janoush avait distingué la voix d’un ancêtre du comte actuel, célèbre par ses hauts faits sanglants, qui vociférait des jurons et criait : « Taisez-vous, gredins, religion de chiens[3] ! »

Les descendants de ce terrible homme ont depuis longtemps abandonné la demeure de leur aïeul. La plus grande partie des ducats et autres richesses qui, jadis, faisaient sauter les coffres-forts du vieux château, ont passé de l’autre côté du pont, dans les masures délabrées des juifs, et les derniers représentants du nom ont bâti, sur une colline plus éloignée de la ville, une maison toute blanche et prosaïque. Là se passe leur existence ennuyée mais toujours solennelle, dans une méprisante et hautaine solitude. À de longs intervalles, le comte, — triste ruine comme son château, — traverse la ville sur une vieille haridelle pur-sang ; à ses côtés, fière et sèche, sa fille chevauche, drapée dans son amazone noire ; un écuyer les suit à respectueuse distance. Dans notre petite enfance, l’apparition des trois cavaliers nous faisait fuir ; nous allions nous réfugier dans les cours, d’où nos regards curieux suivaient les propriétaires de la grande ruine.

À l’ouest, sur une hauteur, au milieu des croix effondrées et des tombes défoncées d’un ancien cimetière, se dressait une chapelle abandonnée depuis longtemps. Jadis, au son de la cloche de cette église, les gens de la ville, grecs-unis, s’y réunissaient et les habitants du voisinage y arrivaient en foule. De là, on voyait l’île avec ses arbres sombres, mais le château se dérobait à la vue. Seul, le vent d’ouest démasquait parfois ses fenêtres vides qui semblaient jeter sur la chapelle de mauvais regards, avec leurs yeux éteints où ne brillaient plus les reflets du soleil couchant, et la chapelle elle-même, son toit en ruine et ses murs croulants, éveillait aussi l’idée de quelque chose de fini. Au lieu du son vibrant de la cloche, les chouettes donnaient la nuit leurs concerts de lugubre présage. La distance traditionnelle et historique qui séparait autrefois le château de la chapelle bourgeoise des grecs-unis, durait encore après la ruine de tous deux.

Il fut un temps où le manoir croulant offrait un abri gratuit à tout nécessiteux sans distinction : tout ce qui ne trouvait pas à s’abriter dans le bourg : vagabonds, mendiants, pouvaient aller à l’île et chercher un refuge dans ces décombres, sauf à payer quelquefois de la vie cette hospitalité, par la chute soudaine de quelque pan de mur. La formule, « il habite au château, » désignait le dernier degré de la misère et de la dégradation. Tous ces êtres s’acharnaient sur l’antique édifice, démolissant plafond et planchers pour se chauffer ou cuire la pauvre pâtée dont ils vivaient.

Il advint cependant un jour que, dans cette compagnie si mêlée, le désaccord se mit : une révolution s’ensuivit. Janoush, qui avait été jadis au service de la famille comtale, s’octroyait un semblant de droit de possession et usurpait le gouvernement. Il procéda à une réforme. Pendant plusieurs jours, on entendit un grand vacarme dans l’île, des cris, des sanglots, tant et si bien que les vieilles femmes se demandaient si les Turcs n’étaient pas sortis de dessous terre pour tirer vengeance de leurs oppresseurs : c’était simplement Janoush qui choisissait parmi les habitants des ruines ceux qu’il voulait garder, séparant les boucs des brebis, celles-ci aidant au vieux domestique à chasser les intrus qui protestaient et opposaient une résistance désespérée. Enfin l’ordre fut rétabli grâce à un policier qui agissait sans rien dire, et ce changement prit un caractère aristocratique, car il ne resta au château que « les vrais chrétiens, » c’est-à-dire des catholiques-romains, surtout des gens qui avaient servi chez le comte, ou descendaient d’anciens serviteurs de la maison. C’étaient tous des vieux, vêtus en « tchamarkas, » l’habit national polonais, le visage orné de gros nez rouge-bleu d’ivrognes, armés de bâtons noueux ; de hideuses vieilles braillardes, qui avaient su garder, jusque dans leur abjection et leur extrême misère, leurs manteaux et leurs capelines. Tout ce monde formait un groupe étroitement lié : ils possédaient le monopole de la mendicité avouée. Dans la semaine, ils parcouraient la ville, la prière sur les lèvres, mais colportant de maison en maison les commérages, se plaignant du sort, geignant et mendiant. Le dimanche, ils se tenaient en longue file à la porte des églises, acceptant avec dignité l’aumône au nom du « pann Jésus, » et de la « pannia mère de Dieu. »

Attirés par le bruit qui se faisait dans l’Île pendant la révolution, nous y étions accourus, moi et quelques camarades, et cachés derrière les peupliers nous regardions Janoush, à la tête de sa bande de mégères et d’ivrognes, chassant les derniers condamnés à l’expulsion. Quand vint le soir, les lourds nuages se fondirent en pluie ; de misérables créatures humaines, emmaillotées dans des loques trouées, effarées, piteuses, cherchaient à se glisser inaperçues dans le château. Tous leurs efforts furent inutiles. Les malheureux, la tête basse, traversèrent le pont, quittant pour toujours l’île inhospitalière et disparaissant peu à peu dans les ombres de la nuit.

Depuis ce grand jour, Janoush et son vieux château qui, jusqu’alors, avaient imposé à mon imagination, perdirent de leur prestige. J’avais aimé à venir dans l’Île contempler la grande ruine, ses toits moussus, ses murs gris, et le matin, quand il en sortait des figures grimaçantes, qui bâillaient, s’étiraient et se signaient tournées du côté du soleil levant, je les regardais avec un certain respect, comme des êtres enveloppés du même mystère que le château. J’aimais écouter Janoush racontant le passé glorieux de l’antique édifice ; je croyais voir un fantôme surgir de ces ruines ; je me sentais envahi par une vague sympathie pour ce qui avait vécu dans ces vieux murs ; les ombres romanesques d’un autre monde couraient devant mes jeunes yeux, comme glisse l’ombre des légers nuages sur la reluisante verdure des prés.

Mais, depuis cette soirée, le château et son ménestrel m’apparurent sous un autre jour. Janoush, m’ayant rencontré le lendemain dans le voisinage de l’île, m’engagea à venir chez lui, déclarant d’un air satisfait que « le fils de parents aussi respectables » pouvait désormais visiter le château en toute confiance, car il ne s’y trouvait plus qu’une société distinguée, et il m’entraînait de force me tenant par la main ; mais je m’arrachai en pleurant à son étreinte, et m’enfuis courant. Le château m’était devenu odieux ; les vieilles qui en sortaient me semblaient si repoussantes, elles s’injuriaient si bruyamment entre elles et me flattaient si bassement, que je m’étonnais comment ce terrible comte, qui savait apaiser les Turcs ameutés pendant les nuits d’orage, pouvait souffrir de semblables êtres dans son voisinage. Ce que je ne pouvais pas oublier non plus, c’était la froide cruauté des élus chassant les réprouvés, et mon cœur se serrait au souvenir des malheureux restés sans asile.

 

II. Existences équivoques.

Après la réforme racontée ci-dessus, la ville passa par plusieurs nuits blanches. Les chiens aboyaient, les portes des maisons grinçaient, les gens sortaient de chez eux avec des bâtons, frappant les palissades et les barrières pour avertir qu’on veillait : on savait que, pendant les nuits pluvieuses, des misérables rôdaient, transis, tremblants, et que pouvaient être leurs pensées, sinon hostiles ? Aussi la ville était sur ses gardes et, pour comble de malheur, le vent mugissait, courbant les cimes des arbres, secouant les volets des maisons et répétant à mon oreille que des créatures humaines grelottaient sans abri, inondées par la froide averse.

Le printemps triompha enfin des dernières rigueurs de l’hiver ; il sécha la terre, et les vagabonds sans abri disparurent ; les aboiements des chiens cessèrent, les bons bourgeois ne se relevèrent plus la nuit, et la vie monotone de la petite ville reprit son cours.

Le soleil de juin roulait dans le ciel, brûlant les rues poussiéreuses, chassant sous les auvents les avides fils d’Israël ; les factors[4] décharnés, étendus paresseusement dans la chaude lumière, guettaient les passants et le « Guescheft. » Par les fenêtres ouvertes des tribunaux, on entendait le grincement de la plume des scribes ; le matin, les dames de la ville parcouraient le marché un panier au bras, et le soir elles sortaient fièrement au bras de leurs époux, balayant le pavé de leurs robes à traîne ; les vieux, les vieilles entraient dans les maisons de leurs protecteurs, puis en sortaient, sans troubler en rien l’harmonie de cet ensemble ; les citadins leur reconnaissaient le droit de vivre, et puisqu’il fallait que quelqu’un reçût leur aumône le samedi, il valait mieux que ce fussent les gens du château plutôt que d’autres : ils acceptaient au moins respectueusement ce qu’on leur donnait.

Les pauvres exilés, eux, ne retrouvaient pas leur voie ; d’aucuns prétendaient qu’ils s’étaient nichés quelque part sur la montagne, aux environs de la chapelle des grecs-unis, mais personne ne savait au juste comment ils y étaient établis. Au matin, des figures suspectes descendaient les ravins qui entourent la chapelle, et les remontaient le soir. Ils troublaient par leur apparition la vie somnolente de la petite ville ; les citadins les regardaient de travers mais avec un certain trouble, et les parias, à leur tour, examinaient d’un œil scrutateur et attentif ces existences rangées, et ce regard faisait froid à plus d’un. Ils ne ressemblaient nullement aux mendiants privilégiés du château ; la ville ne leur reconnaissait aucun droit ; eux, de leur côté, ne lui demandaient rien, préférant l’insulte à la flatterie et prendre plutôt que demander. Et pourtant, parmi ces malheureux, mornes et couverts de haillons, il y avait des gens qui par leurs talents et leur esprit auraient pu se faire dans le monde une place avouée ; plusieurs d’entre eux étaient marqués d’une empreinte profonde. Je me souviens encore des rires qui accueillaient dans la rue le professeur quand il passait, triste, le corps voûté, couvert d’un vieux manteau et coiffé d’une énorme casquette avec visière et cocarde. Impossible de trouver un être plus humble et plus doux ; il errait sans but dans les rues, le regard terne, la tête baissée, parlant continuellement, sans que personne ait jamais rien compris à ses paroles ; les mots s’échappaient de ses lèvres comme un ruisseau, tandis que ses yeux fermés semblaient regarder fixement celui qui l’écoutait comme s’efforçant de faire pénétrer en lui le sens inconnu de son discours. Mais ce n’était pas là ce qui amusait le plus les badauds : le malheureux ne pouvait entendre parler d’objets pointus ou tranchants ; au milieu des torrents d’éloquence incomprise du vieux savant, quelqu’un disait-il : « des ciseaux ! des aiguilles ! » le pauvre homme, réveillé de son rêve, levait les bras et, comme un animal blessé, jetait sur ses bourreaux de tristes regards en s’écriant d’un ton lamentable, en même temps qu’il labourait sa poitrine de ses ongles : « Avec un crochet... le cœur... avec un crochet... le cœur même !... » et il s’en allait bien vite, baissant la tête, poursuivi par les rires des moqueurs et les cris de « couteaux, ciseaux, épingles ! » qui cinglaient l’air comme des coups de cravache. Mais si, dans de pareils moments, survenait le pann Tourkévitch ou le porte-enseigne en retraite Zaoussaïloff, plus d’un dans la foule recevait une correction méritée, car les gens de la chapelle se soutenaient bravement entre eux. Zaoussaïloff était un homme énorme, son nez flambait bleu, ses yeux roulaient d’une manière féroce ; depuis longtemps il avait déclaré la guerre à tout ce qui existait, n’admettant ni relâche ni armistice. Bien avant que chacun s’en mêlât, il pratiquait la persécution des juifs, les tracassait, les tourmentait, tant et si bien que ses exploits se terminaient en général à la prison.

Un autre personnage, dont la dégradation et la misère avaient aussi le don d’amuser la foule, était un nommé Lavrofsky, ex-employé du tribunal, toujours gris et trébuchant. On se souvenait du temps où on le nommait « pann pissar, » c’est-à-dire monsieur l’écrivain : il portait alors un habit à boutons dorés, des cravates aux nœuds vainqueurs, aux couleurs voyantes. Il avait suffi, pour amener ce changement radical dans la vie de Lavrofsky, du séjour à Kniagié-Gorodock d’un brillant officier de dragons qui n’y avait passé que quinze jours : dans ce court intervalle il avait gagné le cœur de la fille du riche aubergiste de l’endroit, et l’avait enlevée. Personne, dès lors, n’avait entendu parler de la belle Ania, mais Lavrofsky avait perdu l’espoir qui embellissait sa vie de petit employé ; il avait quitté le service et abandonné sa famille dont il était le seul soutien. Dans ses rares moments lucides, il traversait rapidement la ville, tête basse, ne regardant rien ni personne, comme écrasé sous la honte de son malheur. Alors, s’il entendait prononcer le nom d’Ania la blonde, un accès de frénésie s’emparait de lui, ses yeux s’allumaient d’une flamme sinistre, il se ruait sur la foule moqueuse qui se dispersait prudemment. Quand il était ivre, il choisissait les endroits les plus sombres pour s’y réfugier. Alors il commençait l’interminable récit de sa jeunesse perdue et s’accusait des plus horribles crimes. Selon lui, il avait tué père, mère, frères, sœurs... Nous l’écoutions, anxieux et tremblants, car il disait ces choses avec une assurance telle qu’on en arrivait presque à le croire. Peu à peu sa langue devenait plus épaisse, le sommeil le gagnait. Nous nous rapprochions de lui, nous le regardions : il nous semblait que nous suivions, sur son visage dévasté, l’ombre des forfaits qu’il venait de raconter. Mais une vague inquiétude de notre présence s’emparait de lui, il se réveillait brusquement en criant : « Je tuerai... » et nous prenions la fuite.

Il serait mort cent fois dans ces sommeils d’ivrogne, se laissant tremper par la pluie ou ensevelir par la neige, sans les soins dont l’entouraient ses compagnons de misère, le gros pann Tourkévitch, par exemple, qui, trébuchant lui-même, s’en allait à sa recherche, le réveillait, le mettait sur ses pieds et l’emmenait.

Pann Tourkévitch était, comme il le disait lui-même, de ces gens qui n’aiment pas qu’on crache dans leur gruau. Il était très satisfait de sa personne, et semblait parfois heureux. Il s’était promu de son chef au rang de général, qu’il avait fini par prendre au sérieux ; il avait l’air important, fronçant d’épais sourcils, toujours prêt à casser quelque mâchoire, ce qu’il regardait comme une des prérogatives de son titre. Si parfois, dans sa tête de fou, s’élevait un doute sur sa dignité : « — Qui suis-je dans ce pays ? demandait-il d’un ton hautain au premier passant venu. — Le général Tourkévitch, répondait humblement l’individu interpellé. » Et l’autre se rengorgeait, frisait sa moustache et disait : « — C’est ça ! c’est bien ça ! »

Il avait un don pour raconter des histoires, et ses saillies, très drôles, lui attiraient un auditoire nombreux ; l’entrée du meilleur restaurant lui était ouverte : il en sortait parfois, il est vrai, avec la précipitation d’un homme qu’on mettrait à la porte, mais cela n’avait aucun mauvais effet sur son caractère, que l’usage de l’eau-de-vie avait rendu optimiste ; seulement, s’il devait passer quelques jours sans boire, son entrain disparaissait, il éprouvait un intolérable malaise, tombait dans un abattement profond, une noire mélancolie s’emparait de lui, et dans ces moments-là l’impétueux général devenait aussi faible qu’un petit enfant. On le savait, et plus d’un en profitait pour se venger des offenses supportées sans mot dire : on lui crachait dessus, on l’éclaboussait... Il ne cherchait pas même à se soustraire à ces mauvais traitements ; il pleurait seulement, et ses larmes tombaient lourdes sur ses longues moustaches qui pendaient désolées. Le malheureux suppliait chacun de le tuer, disant qu’également il devait mourir comme un chien au pied d’un mur, qu’il le savait... Alors il y avait dans sa voix, dans son visage, quelque chose qui forçait ses pires ennemis à s’éloigner pour ne plus voir cet être qui, un moment, devenait conscient de son épouvantable malheur. Puis la crise se transformait, le général devenait effrayant, ses yeux brillaient d’un éclat de fièvre, il se levait, se frappant la poitrine, et se mettait en marche à travers les rues, criant à tous : « Je vais, comme Jérémie, je vais dévisager les impurs !... »

C’était le signal qui promettait un spectacle réjouissant, car dans ces moments-là il faut avouer que Tourkévitch pratiquait avec succès la publicité encore inconnue dans notre bourg : aussi une foule nombreuse l’entourait-elle. Il commençait d’habitude par la maison du secrétaire du tribunal, et il ouvrait sous ses fenêtres le simulacre d’une séance de la justice, choisissant dans la foule les acteurs qui devaient jouer le rôle de plaideurs et d’accusés, parlant pour eux, imitant avec un art infini la voix et les tics particuliers du prévenu, faisant mainte allusion à l’affaire du jour, connue de tous... Alors la cuisinière du secrétaire sortait de la maison, fourrait quelque chose dans la main de Tourkévitch et se retirait prestement. Le général éclatait de rire, agitait triomphalement le rouble-papier reçu et s’acheminait tout droit vers le cabaret voisin.

Sa soif un peu calmée, il conduisait son auditoire devant une autre maison, et comme il recevait partout la rançon de ses commérages, son ton s’adoucissait par degrés, les yeux du prophète ne lançaient plus d’éclairs, ses moustaches se relevaient, et le drame tournait au vaudeville. Tout cela s’achevait en face de la maison de l’ispravnik[5] Katz, le plus débonnaire des ispravniks. Arrivé là, Tourkévitch clignait gaiement de l’œil à la foule, lançait sa casquette en l’air en proclamant devant tous que là demeurait non un supérieur, mais un père, un bienfaiteur, et se tournant vers les fenêtres, il attendait les conséquences, qui étaient de deux sortes : ou bien Matriona, la grosse servante rougeaude, sortait par la porte cochère et lui remettait de la part du bienfaiteur un don généreux, ou bien la porte restait close et à la fenêtre apparaissait une tête de vieillard revêche, encadrée de cheveux trop noirs, tandis que Matriona, prenant par les jardins, courait au bureau de police pour en ramener Mikita, un policier connu par son habileté à mater le général. Celui-ci, ne voyant rien venir à la suite de ses panégyriques, entamait une autre chanson. D’ordinaire il commençait par s’apitoyer sur ce que le bienfaiteur trouvait nécessaire de teindre avec du cirage ses respectables cheveux blancs ; ou bien, perdant toute mesure, il passait à l’invective, et signalait à la foule le déplorable exemple que donnait l’ispravnik par ses relations équivoques avec Matriona... Malheureusement, au moment même où il était au milieu de sa plus belle tirade, la face jaune et méchante de Katz se montrait une seconde fois à la fenêtre, et en même temps le général, brusquement interrompu, apparaissait tout à coup dans l’espace, couché sur le dos de Mikita, qui avec son fardeau se dirigeait d’un pas tranquille vers le poste de police, accompagné d’une foule hurlante et enthousiaste.

À côté et au-dessous des personnages dont je viens de parler, il y avait une quantité de malheureux, redoutés de tous à cause des vols dont on les soupçonnait. L’homme ne peut vivre sans manger, et comme depuis leur expulsion du château les proscrits étaient privés des aumônes des citadins, et qu’ils ne pratiquaient aucun métier avouable pour se procurer leur subsistance, on était arrivé à la conclusion qu’ils devaient ou voler ou mourir. Or ils ne mouraient pas...

Le doute ne fut plus permis lorsqu’on apprit de source sûre que pann Tibourtzy Drabb, le plus remarquable de tous ces êtres problématiques, était l’organisateur et le chef de leur association. Les origines de Drabb étaient entourées d’un mystère impénétrable ; les gens doués d’une imagination vive le faisaient sortir d’une grande famille dont il avait sali l’écusson, et qui le forçait à se cacher. D’après d’autres, il avait fait partie de la bande du fameux Karméliouck, mais il n’était pas assez âgé pour cela. D’ailleurs son extérieur n’avait rien de distingué ; grand de taille, mais voûté, ses gros traits étaient expressifs, ses cheveux roux se hérissaient autour de sa tête, la mobilité extrême de ses traits prêtait à sa physionomie quelque chose de simiesque, corrigé par le regard fier qui dénotait une énergie et une perspicacité peu communes. Ses mains calleuses, ses gros pieds lui donnaient un air de rustre, peu en rapport avec la noble origine dont on le gratifiait ; tout au plus pouvait-on admettre qu’il eût été valet de quelque grand seigneur, mais, ici encore, l’érudition rare et unanimement reconnue de Tibourtzy démentait ce passé servile. Durant des heures il était capable de déclamer des pages entières de Cicéron et de Virgile, puis de passer à Homère ; sa voix avait alors des résonances si profondes et si tristes que les paysans attablés au cabaret, partie sous l’influence de l’eau-de-vie, partie sous l’impression de ces accents, baissaient la tête de plus en plus et pleuraient.

« Oh ! disaient-ils, que c’est lamentable ! »

Et lorsque l’orateur se mettait à sauter en éclatant de rire, les visages souriaient, les mains allaient chercher au fond des poches les gros kopecks de cuivre, et contents de l’issue de la comédie, les paysans embrassaient pann Tibourtzy et le faisaient boire dans leur verre...

Grâce au mystère qui l’entourait, il ne manqua pas de gens qui firent de lui un sorcier. Trouvait-on dans les blés des brandons de paille ensorcelés, nul ne pouvait les enlever avec moins de danger que Tibourtzy. Si un hibou se perchait un soir sur quelque toit, y appelant la mort, on demandait au savant de faire fuir l’oiseau, ce qui réussissait tout de suite à l’aide de quelque citation de Tite-Live.

Tibourtzy avait deux enfants avec lui, un garçon de sept ans, très avancé pour son âge, et une fillette de trois ans. Il avait eu le gamin auprès de lui dès son apparition dans la ville ; quant à l’autre, il avait fait une absence de plusieurs mois dans des régions inconnues, d’où il l’avait ramenée.

Grand, mince, avec des yeux noirs, Walèck, le garçon, rôdait parfois sans but dans les rues, jetant partout des regards qui troublaient les marchandes de kalatchis[6] ; personne n’avait vu la petite, sinon une ou deux fois, dans les bras de pann Tourkévitch, puis elle avait disparu sans qu’on sût où elle était ; on parlait de souterrains à l’entour de la chapelle des grecs-unis, ce qui n’aurait rien eu de surprenant dans un pays si souvent ravagé par le fer et le feu. Ce qui donnait une certaine réalité à cette supposition, c’est que, chaque soir, on voyait les mendiants se diriger de ce côté-là, mais personne, jamais, ne se serait avisé de les suivre. Dans les sombres nuits d’automne, des feux bleuâtres s’allumaient dans le cimetière ; les chouettes sur les vieux murs de la chapelle poussaient des cris funèbres, et les cœurs se sentaient frissonner.

 

III. Moi et mon père.

— Ce n’est pas bien, jeune homme, ce n’est pas bien... Vous êtes en mauvaise compagnie ; c’est dommage, le fils de parents honorables...

Ainsi disait le vieux Janoush du château, en secouant sa longue barbe, lorsqu’il me rencontrait à la suite de pann Tourkévitch ou au milieu de l’auditoire de pann Tibourtzy.

En effet, depuis la mort de ma mère, le visage de mon père était devenu de plus en plus sombre ; aussi fuyais-je la maison... En été je rentrais fort tard, me glissant sans bruit dans le jardin, comme un louveteau, de crainte de le rencontrer. J’ouvrais ma fenêtre au moyen d’un mécanisme de mon invention, et je me couchais sans bruit. Si ma petite sœur ne dormait pas encore, dans la chambre à côté, je m’agenouillais près de son berceau, et nous restions ainsi longtemps, nous caressant, jouant ensemble, sans éveiller la vieille grognon de bonne. Le matin, à l’aube, quand tout dormait dans la maison, je sortais, me frayant un passage à travers l’herbe haute du jardin, puis j’escaladais la haie, je m’acheminais vers l’étang où les camarades m’attendaient avec leurs lignes, vrais pendards comme moi, ou bien je m’en allais du côté du moulin ; le meunier, à moitié endormi, ouvrait l’écluse, les grandes roues, réveillées à leur tour, se mettaient lentement en branle, mais bientôt le mouvement s’accélérait, le blutage commençait, de petits nuages blancs sortaient du vieux moulin. J’allais plus loin encore, aimant à voir le grand réveil de la nature... Quelle joie de faire lever les alouettes attardées ou de surprendre un lièvre dans les labours ! Des gouttes de rosée tombaient des roseaux et des fleurs des prés, et les arbres chuchotaient entre eux en me saluant. Les visages pâles des détenus ne regardaient pas encore par les fenêtres de la prison ; seule, on entendait la garde qui sonnait de la trompette en relevant les sentinelles fatiguées. Et j’avais eu le temps de faire une longue promenade avant le thé du matin.

Grâce à mes habitudes vagabondes, personne ne me croyait bon à rien ; on m’imputait même de mauvais penchants, tant et si bien que j’en vins à me croire tel qu’on me faisait. Mon père se persuada la même chose, car ses tentatives d’éducation ne réussissaient guère. La vue seule de son sévère visage me rendait timide ; je me faisais tout petit, je jetais autour de moi des regards inquiets, je me renfermais en moi-même. Dans d’autres moments je sentais quelque chose remuer dans mon cœur ; j’aurais voulu que mon père m’embrassât, qu’il me prît sur ses genoux : s’il l’avait fait, je me serais appuyé bien fort contre sa poitrine ; peut-être l’homme austère et l’enfant auraient-ils pleuré ensemble celle qu’ils avaient perdue. Mais ses yeux mornes regardaient par-dessus ma tête et je me sentais oppressé par ce regard incompréhensible pour moi.

— Te souviens-tu de ta mère ? me demandait-il parfois.

Si je m’en souvenais !... Ah ! je n’avais pas oublié comment en m’éveillant la nuit je cherchais ses mains pour les couvrir de baisers ; je voyais son regard triste lorsque, déjà malade, elle contemplait de sa fenêtre les splendeurs du printemps : c’étaient ses adieux qu’elle lui faisait, elle ne devait plus le revoir. Oh ! non, je ne l’avais pas oubliée lorsque, toute couverte de fleurs, jeune et belle, son pâle visage portant le sceau de la mort, blotti dans un coin, je la regardais avec des yeux ardents, devant lesquels se posait pour la première fois le problème terrible de la vie et de la mort... Et quand on l’emporta, mes sanglots éclatèrent et se prolongèrent en plaintes durant ma première nuit d’orphelin. Plus tard encore, combien souvent je m’éveillais, le cœur plein d’une tendresse qui aurait voulu s’exprimer ; il me semblait que ma mère était là, que j’allais sentir ses mains si douces, mais ma main ne rencontrait que le vide, la conscience de l’amère solitude pénétrait dans mon âme, et mes larmes chaudes ruisselaient sur mes joues.

Oh ! oui, je me souvenais ! Mais à la question de cet homme si grand, si sombre, dans lequel j’aurais voulu sentir un cœur qui m’aimât, tandis qu’il semblait me repousser, je retirais ma main et lui aussi se détournait de moi avec dépit ! Il s’apercevait qu’il était sans action sur moi ; entre nous s’élevait une barrière infranchissable. Il se persuadait que j’étais un mauvais garnement, un cœur égoïste et endurci ; il sentait qu’il devait s’occuper de moi mais qu’il ne le pouvait pas, qu’il devait m’aimer mais que dans son cœur il n’y avait pas de place pour cette affection. Tout cela augmentait ses mauvaises dispositions pour moi. Parfois, caché derrière les massifs, je le surveillais, le regardant arpenter les allées d’un pas rapide, soupirant profondément. Alors mon cœur se serrait, plein de sympathie et de pitié. Un jour, prenant sa tête à deux mains, il s’affaissa sur un banc en pleurant. Je n’y tins plus et courus à lui, obéissant à une impulsion soudaine, mais lui, sortant de sa contemplation désespérée, me jeta un regard sévère, avec cette froide question : « Que te faut-il ? »

Il ne me fallait rien. Je me détournai vite, tout honteux de mon élan, craignant que mon père ne lût mes pensées sur mon visage troublé... Je m’enfuis au plus épais du fourré et je fondis en larmes. Je n’avais que sept ans, et j’ai compris alors toute l’horreur de la solitude.

Sonia, ma petite sœur, avait quatre ans. Je l’aimais avec passion et elle me le rendait, mais l’opinion générale qu’on avait de moi avait mis aussi une barrière entre nous : chaque fois que je m’approchais d’elle pour jouer, la vieille bonne qui passait sa journée, les yeux fermés, à préparer des plumes pour les coussins, s’éveillait aussitôt, s’emparait de ma sœur et l’emportait courroucée. Elle me faisait l’effet d’une poule couveuse aux plumes hérissées ; moi j’étais le vautour et Sonia le poussin. Rien d’étonnant donc si je renonçais à toute tentative de jeux avec elle. Je me sentais de plus en plus à la gêne dans cette maison, où personne ne me témoignait jamais un peu d’affection. C’est alors que je me mis à vagabonder, tout mon être frémissant d’un pressentiment étrange, sorte d’avant-goût de la vie. Il me semblait que quelque part, là-bas, dans ce monde si vaste et si inconnu, de l’autre côté du mur, je trouverais quelque chose. Et j’attendais que ces questions fussent résolues, fuyant la vieille bonne, ses éternelles plumes, le murmure des pommiers du jardin, le bruit monotone du couteau de cuisine hachant la viande... Cela m’attira mainte gronderie, mais je m’habituai à être réprimandé, comme je supportais une pluie soudaine ou l’ardeur du soleil. J’écoutais d’un air refrogné les observations, et j’agissais à ma guise, rôdant dans les rues, regardant de mes yeux d’enfant curieux la vie intime du bourg, écoutant le vent dans les fils télégraphiques, cherchant à saisir dans leurs vibrations plaintives les nouvelles que se transmettaient les grandes villes lointaines, attentif au frôlement des épis, aux chuchotements de la brise sur les tombes des Haïdamacks. Une image après l’autre, accompagnées de vives impressions, se succédaient dans mon âme. J’ai appris ainsi bien des choses que des enfants plus âgés que moi ignoraient, et l’inconnu en même temps faisait résonner en moi son mystérieux murmure.

Lorsque les mégères du château le dépouillèrent à mes yeux de tout attrait, quand chaque recoin de la ville me fut devenu familier, je portai mon attention sur la montagne et la chapelle des grecs-unis. Je m’en approchai d’abord comme un animal peureux, ne me décidant pas à franchir cette colline de mauvais renom, mais faisant plus ample connaissance avec les tombes silencieuses, les croix en ruine. Tout était tranquille, abandonné et stérile ; la chapelle avait l’air de suivre par ses fenêtres vides une lugubre pensée ; le désir de la visiter s’empara de moi ; je voulais être sûr que là aussi il n’y avait que poussière, mais n’osant y pénétrer seul je recrutai dans les rues trois galopins déterminés, attirés dans l’entreprise par la promesse de kalatchis et de pommes de notre jardin.

 

IV. Je fais de nouvelles connaissances.

Arrivés au pied de la montagne, nous la gravîmes par des marches taillées dans la terre argileuse et ravinées par les pluies du printemps. Des éboulements sur le versant avaient mis à nu des ossements blanchis, un crâne montrait ses dents et nous regardait fixement sous le noir enfoncement de son arcade sourcilière.

Nous aidant l’un l’autre nous escaladons rapidement le dernier ravin ; le soleil descendait à l’horizon, ses rayons obliques doraient l’herbe et semblaient jouer sur les croix penchées. Il faisait doux, la brise apportait du vieux cimetière comme une sensation de quiétude et de paix, nous étions seuls, les moineaux piaillaient autour de nous, les hirondelles entraient et sortaient sans bruit par les fenêtres brisées.

— Il n’y a personne, dit un de mes compagnons.

— Le soleil baisse, dit un autre regardant vers les montagnes.

La porte de la chapelle était solidement clouée, les fenêtres très élevées au-dessus du sol, mais, avec l’aide d’un camarade, je comptais bien y parvenir et jeter un coup d’œil dans l’intérieur.

— Il ne faut pas le faire, s’écria un de mes braves me tirant par la manche.

— Va-t’en au diable, vieille femme, dit le plus âgé me tendant l’échine.

Lestement je m’élançai ; debout sur ses épaules, j’atteignis le châssis, et m’étant assuré qu’il était solide, je m’enlevai à la force des poignets et m’assis sur le rebord de la fenêtre.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? me demandait-on d’en bas avec la plus vive curiosité.

Mon regard plongeait dans l’intérieur de la chapelle. Les murs de l’édifice étaient nus, sans aucun ornement, le soleil couchant y jetait des rayons d’or ; je voyais le côté intérieur de la porte condamnée, le chœur effondré, les colonnes vermoulues ployant sous un poids trop lourd, les angles voilés de toiles d’araignées ; la distance des fenêtres au sol paraissait beaucoup plus grande que du dehors ; je ne pouvais pas bien distinguer les objets qui me paraissaient étranges dans leurs contours indécis.

Cependant mes camarades perdaient patience, l’un d’eux grimpa jusqu’à moi.

— Un autel, dit-il en regardant, un lustre... La petite table pour l’évangéliaire. Et là-bas... Qu’est-ce donc là-bas ?

Il me montrait un objet noir qu’on apercevait à côté de l’autel.

— Un bonnet de prêtre...

— Non, c’est un seau.

— Pourquoi faire, un seau ?

— Peut-être pour y garder la braise de l’encensoir.

— Non, c’est un bonnet... Mais il n’est pas malaisé de s’en assurer ; attachons nos ceintures au châssis, et tu descendras.

— Plus vite que je descendrai ! Descends toi-même si tu veux...

— Tu crois que je n’oserai pas ?

— Eh bien, voyons !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je joignis ensemble nos deux ceintures de cuir, que j’assujettis au châssis, et donnant un des bouts à tenir à mon camarade, je pris l’autre et me laissai dévaler. Quand mon pied toucha le sol, je frissonnai, mais voyant l’air moqueur du compagnon qui m’examinait de là-haut, je repris courage et fis bravement un pas. Le talon de ma botte résonna sous la voûte ; au bruit d’un oiseau qui s’envolait par une fissure du toit, je levai les yeux et j’aperçus au-dessus de la fenêtre un visage sévère, couronné d’épines qui me regardait... C’était un gigantesque crucifix qui se penchait de la voûte ; les yeux de mon ami brillaient de curiosité, il était tout haletant.

— T’en approcheras-tu ? me demanda-t-il à demi-voix.

— Oui, répondis-je de même en rassemblant mon courage...

Mais, à ce moment-là, arriva quelque chose de si inattendu que je sentis un froid dans tous mes membres.

Ce fut d’abord un bruit de stuc qui se détachait du mur et tombait dans le chœur ; quelque chose y remua, se secoua dans un nuage de poussière, et un grand corps, ouvrant deux ailes, se dirigea vers la voûte ; c’était une énorme chouette qui s’envolait à tire-d’ailes...

— Remonte-moi, m’écriai-je effrayé en saisissant la courroie.

— N’aie pas peur ! n’aie pas peur ! répétait le camarade s’apprêtant à me ramener à la lumière du bon Dieu.

Mais, tout à coup, je vis son visage pâlir... Il poussa un cri et disparut, sautant à terre... Instinctivement je me retournai, et j’aperçus une chose étrange, qui me frappa d’étonnement plus que d’épouvante.

Le premier objet de notre attention, le bonnet ou le seau, se trouvait être un simple pot de grès ; il s’enleva et disparut à mes yeux sous l’autel : je n’eus que le temps d’entrevoir le contour d’une main d’enfant...

Il serait difficile de rendre mes impressions à ce moment. Ce n’était pas de la détresse ; le sentiment que j’éprouvais ne peut pas même être appelé « peur. » Pendant quelques secondes, je me crus dans un autre monde ; un trottinement de pieds d’enfant parvint distinctement à mon oreille, puis rien : j’étais seul, comme dans une tombe, en proie à des visions inexplicables. La durée du temps n’existait plus pour moi, aussi ne puis-je dire si ce fut « tôt après » que j’entendis chuchoter sous l’autel :

— Pourquoi ne remonte-t-il pas ?

— Tu vois bien qu’il est effrayé.

La première voix me parut être celle d’un petit enfant ; la seconde pouvait provenir d’un garçon de mon âge : il me semblait même qu’entre les planches une paire d’yeux noirs me regardaient.

— Que va-t-il faire ? demanda la première voix.

— Attends, dit l’autre.

Quelque chose s’agita sous l’autel, et il en sortit un tout petit homme, un gamin de dix ans, mince et grêle comme un roseau ; plus grand que moi, il portait une blouse sale et tenait ses mains dans les poches de sa culotte ; des cheveux foncés et crépus s’emmêlaient sur son front, ombrageant des yeux noirs et pensifs.

Bien que l’inconnu entrât en scène d’une façon aussi inattendue, et qu’il m’abordât de cet air insouciant et insolent que prennent sur le marché les gamins qui vont entrer en bataille, en le voyant, je me sentis rassuré et le fus encore davantage lorsque, de dessous ce même autel, ou plutôt d’une trappe dans le plancher, sortit une petite figure barbouillée, encadrée de cheveux blonds et qui me regardait avec deux yeux bleus, curieux et un peu effrayés.

Je m’éloignai du mur auquel je m’appuyais, et selon les règles chevaleresques des gars de notre bourgade, je mis à mon tour les mains dans mes poches, ce qui voulait dire que je ne craignais pas mon adversaire, au contraire, que j’avais même un certain dédain pour sa personne ; l’un en face de l’autre, nous nous regardâmes, nous toisant de la tête aux pieds.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Qu’est-ce que cela te regarde ?

Mon adversaire fit mine de sortir sa main de sa poche pour me frapper. Je ne sourcillai pas.

— Ce que cela me regarde ? je vais te le faire voir.

— Frappe ! essaie seulement,... répondis-je.

Le moment était critique : tout ce qui allait suivre en dépendait. Je l’attendais de pied ferme, lui ne bougeait pas. Pendant ce temps la fillette, appuyée des deux mains sur le bord de la trappe, faisait de vains efforts pour sortir de son trou ; elle y parvint enfin, et se hâta, à petits pas chancelants, vers le gamin auquel elle se cramponna, puis elle me regarda encore de ses yeux craintifs et étonnés. Ceci décida de l’issue de l’affaire : il devint évident qu’empêtré de l’enfant mon adversaire ne pouvait se battre, et moi, j’étais trop généreux pour profiter de son embarras.

— Comment t’appelles-tu ? demanda le garçon en caressant la tête blonde de la petite fille.

— Vassia, et toi, qui es-tu ?

— Je suis Walèck ; je te connais, tu habites le jardin au-dessus de l’étang... Vous avez de grosses pommes...

— Oui, c’est vrai, nos pommes sont belles ; en veux-tu ?

Et tirant de ma poche deux pommes destinées à solder le compte de ceux qui s’étaient couverts de honte en s’enfuyant, j’en tendis une à Walèck, l’autre à l’enfant, mais celle-ci cacha son visage en se serrant contre son protecteur.

— Elle a peur, dit-il en donnant lui-même la pomme à la petite fille... Mais pourquoi t’es-tu introduit ici ? Est-ce que je suis jamais entré dans ton verger ?

— Viens-y ! dis-je gaiement, cela me fera plaisir.

Cette réponse interdit Walèck. Il devint pensif et dit tristement :

— Je ne suis pas un camarade pour toi...

— Et pourquoi pas ? lui demandai-je, car son air triste me faisait peine.

— C’est monsieur le juge qui est ton père...

— Eh bien, après ? c’est avec moi que tu viendras t’amuser, et pas avec mon père.

Walèck secoua la tête :

— Tibourtzy ne me laissera pas aller...

Puis, comme s’il venait de se rappeler quelque chose :

— Écoute, tu es un bon garçon, dit-il se ravisant, mais tu feras bien de t’en aller d’ici ; si Tibourtzy t’y trouvait, il ne serait pas content...

Je convins qu’il était temps pour moi de rentrer ; le soleil baissait, la chapelle se faisait sombre, et il y avait loin jusque chez nous... mais comment m’en aller ?

— Je te montrerai le chemin, nous sortirons ensemble.

— Et elle ? dis-je en montrant la petite.

— Maroussia ? elle viendra avec nous...

— Comment ? par la fenêtre ?

Walèck redevint soucieux.

— Non, voici ce que nous ferons : je t’aiderai à monter jusqu’à la fenêtre, et nous te rejoindrons par une autre sortie.

Ainsi fut fait. Grâce à la ceinture et à de grands efforts, je fus assez vite de l’autre côté, où Walèck et Maroussia m’attendaient déjà. Le soleil venait de disparaître ; la ville était couverte d’une buée lilas, seules les cimes des peupliers de l’Île apparaissaient encore sur ce fond sombre. Il me semblait qu’il y avait vingt-quatre heures que j’étais au vieux cimetière, que tout s’était passé hier déjà...

— Comme on est bien ici ! dis-je en aspirant la fraîcheur du soir.

— Non, c’est ennuyeux ici, fit Walèck.

— Vous habitez toujours là-haut ? repris-je comme nous dégringolions les pentes.

— Oui.

— Mais où est votre maison ?...

Je ne pouvais me figurer que des enfants comme moi pussent vivre sans maison.

Il sourit de son sourire triste, et se tut.

Au pied de la montagne, il fallut se séparer. Je serrai la main de mon nouvel ami, et je tendis l’autre à la petite fille qui me regarda fixement de ses yeux bleus et me demanda :

— Reviendras-tu ?

— Je reviendrai.

— Oui, reviens ! dit Walèck pensif, mais seulement quand nos gens seront au bourg.

— Et qui est-ce, vos gens ?

— Les nôtres, mais tous... Tibourtzy, Lavrofsky, Tourkévitch, le professeur... Oh ! pour celui-là, il ne nous empêcherait pas...

— C’est bon, je ne manquerai pas de venir quand ils n’y seront pas.

— Hé ! écoute un peu, me cria Walèck quand j’étais déjà loin, tu ne bavarderas pas de ce que tu as été chez nous...

— Je ne dirai rien !

— Bon ! et si ces nigauds te pressent trop, dis-leur que tu as vu le diable.

— Je le leur dirai.

— Adieu !

— Au revoir !

La nuit était sombre quand j’arrivai au mur du jardin... J’allais l’escalader, mais quelqu’un me saisit la main.

— Vassia, chuchotait la voix d’un des déserteurs, est-ce toi ?

— Mais, oui, c’est moi... Ah ! c’est beau à vous de m’avoir planté là...

Il baissa la tête, mais la curiosité l’emportant :

— Et qu’y avait-il ?...

— Ce qu’il y avait, répondis-je d’une voix lente, il y avait le diable... et vous, vous êtes des lâches !...

Et je disparus par-dessus le mur.

Un quart d’heure après je dormais profondément et je voyais dans mes rêves des démons s’échapper par la brèche du toit de la chapelle ; Walèck les chassait avec une grande gaule, Maroussia riait, ses yeux brillaient et elle battait des mains.

 

V. Les relations continuent.

Depuis ce jour, je ne songeai plus qu’à mes nouveaux amis. Le matin en me levant, en me couchant le soir, je pensais à la chapelle ; je n’avais qu’une idée en parcourant les rues, m’assurer que ceux que Janoush désignait par le nom de « mauvaise compagnie » se trouvaient dans le bourg. Dès que je voyais ces ténébreux personnages rôdant sur le marché, je partais, traversant le marais, grimpant la montagne, et j’étais sur place. J’avais à l’avance rempli mes poches de pommes que je pouvais cueillir sans permission, et je portais à mes nouvelles connaissances les friandises qu’on me donnait à la maison. Walèck, toujours sérieux, avec ses manières d’homme fait, m’inspirait une sorte de respect ; il acceptait sans embarras mes offrandes et les mettait presque toujours de côté pour la petite sœur. Celle-ci, chaque fois qu’elle me voyait, battait des mains, les yeux brillants de joie ; son pâle visage s’animait, son rire vibrait dans nos cœurs et nous récompensait des sacrifices que nous lui faisions. C’était un petit être chétif et frêle, comme une fleur croissant à l’ombre ; malgré ses quatre ou cinq ans, elle marchait mal assurée sur ses pauvres petites jambes ; ses mains étaient transparentes et fines, sa tête se balançait sur son cou mince, ses yeux n’avaient pas un regard d’enfant, leur expression, sérieuse comme son sourire, me rappelait ma mère, sa vue me rendait triste et parfois, en la regardant, des larmes me venaient aux yeux.

Involontairement je la comparais à ma sœur ; elles étaient du même âge, mais Sonia était ronde et fraîche comme un petit pain, elle marchait vite, courait et riait sans cesse, elle avait de belles robes et sa vieille bonne tressait tous les jours un ruban rouge dans ses cheveux bruns. Ma petite amie, elle, ne courait jamais, riait rarement, et son rire résonnait comme une petite, très petite sonnette d’argent. Sa robe était déchirée, point de ruban dans ses cheveux, que Walèck pourtant tressait très habilement tous les jours.

Dès les premiers temps, j’apportai là-haut le mouvement et la vie, car j’étais très remuant, et les grandes personnes disaient que j’avais du vif-argent dans les membres ; je les en croyais fermement, tout en me demandant comment s’était faite cette opération ! Aussi la vieille chapelle n’avait-elle jamais résonné d’aussi bruyants échos ; mais un jour que j’entraînais Walèck en courant, il m’arrêta brusquement :

— Elle va pleurer, dit-il.

Et Maroussia, en effet, entendant mes pas, se retourna, leva les bras au-dessus de sa tête comme pour se défendre, et me regardant de l’air éperdu d’un oiseau qu’on met en cage, elle se mit à pleurer.

— Tu vois, disait Walèck, elle n’aime pas à jouer.

Je l’assis sur l’herbe, je lui cueillis des fleurs, elle se calma et les mit en bouquet ; elle parlait, s’adressant aux fleurs, approchait de ses lèvres les campanules bleues ; je me couchai à côté de Walèck, auprès de la petite.

— Pourquoi est-elle ainsi ? lui demandai-je.

— Pas gaie, tu veux dire ?... Et, continuant du ton d’un homme parfaitement convaincu : Ceci, vois-tu, c’est la faute de « la pierre grise... »

— Qu’est-ce que la pierre grise ?...

Je ne comprenais pas.

— La pierre grise qui a sucé sa vie, expliqua-t-il regardant le ciel ; c’est ce qu’a dit Tibourtzy, et Tibourtzy sait tout.

Je ne comprenais pas davantage, mais cette idée étrange que Tibourtzy savait tout produisit sur moi un certain effet : je regardai attentivement Maroussia : elle était là, comme Walèck l’avait assise, arrangeant toujours ses fleurs, les mouvements de ses mains fines étaient lents, son pâle visage faisait ressortir la grandeur de ses yeux d’un bleu foncé, et je compris que les paroles de Tibourtzy dont je ne saisissais pas le sens, devaient renfermer une vérité amère, profondément triste ; impossible de mettre en doute que quelque chose suçait la vie de cette étrange enfant qui pleurait lorsque d’autres auraient ri.

Mais que pouvait y faire la « pierre grise ? » Ceci était pour moi un problème plus mystérieux que les apparitions du vieux château où tout ressemblait à l’épouvante d’un conte imaginaire, tandis qu’ici il y avait quelque chose d’effrayant, d’inconnu, sans forme, impitoyable et dur comme la pierre, qui se penchait sur la petite figure pour en sucer la couleur, pour ôter aux yeux leur éclat, aux mouvements leur vivacité. « Cela doit se passer pendant la nuit, » pensais-je, et un sentiment de pitié profonde m’oppressait.

Ce sentiment tempérant ma vivacité remuante, je me laissais dominer par la douceur contemplative de « notre dame. » Après l’avoir assise sur l’herbe, nous lui apportions des fleurs, des cailloux aux couleurs brillantes, des papillons, des oiseaux pris au piège, ou bien, silencieux, nous regardions tous trois les nuages qui passaient lentement au-dessus de nos têtes. Nous contions à Maroussia des histoires ; nous causions, Walèck et moi, et ces causeries augmentaient notre amitié qui grandissait malgré le contraste de nos caractères. Il m’imposait par le ton d’indépendance avec lequel il s’exprimait sur les grands. Il m’apprenait bien des choses auxquelles je n’avais jamais pensé. L’entendant parler de Tibourtzy comme d’un camarade, je lui dis un jour :

— Tibourtzy est-il ton père ?

— Il doit être mon père, répondit-il pensif comme si cette pensée ne lui était jamais venue à l’esprit.

— Est-ce qu’il t’aime ?

— Oui, il m’aime, dit-il avec assurance, il pense à moi... Il m’embrasse parfois et pleure...

— Moi, il m’embrasse aussi et pleure, ajouta Maroussia avec orgueil.

— Pour moi, mon père ne m’aime pas, dis-je tristement, il ne m’a jamais embrassé... il n’est pas bon !

— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! dit Walèck ; tu ne comprends pas... Tibourtzy sait mieux que toi, il dit que le juge est le meilleur homme de la ville, et que la ville serait engloutie depuis longtemps si ce n’était ton père, et puis le prêtre qu’on vient d’envoyer au couvent, et le rabbin aussi... Voilà, c’est grâce à eux trois...

— Quoi ? qu’est-ce qui est grâce à eux ?

— C’est grâce à eux que la ville n’est pas engloutie ! Tibourtzy le dit. Ils prennent le parti des pauvres gens ! Quant à ton père, sais-tu bien qu’il n’a pas donné raison à un comte ?..

— Oui, c’est vrai ! le comte a été très fâché, je l’ai entendu crier !

— Eh bien, tu vois ! Ne pas donner raison à un comte, ce n’est pas une petite affaire, tu sais !

— Pourquoi ? fis-je étonné.

— Pourquoi ? demanda Walèck interdit, parce qu’un comte n’est pas un homme comme un autre : un comte fait ce qu’il veut, il va en voiture, il a de l’argent, il aurait pu en donner à un autre juge qui lui aurait donné raison en accusant le pauvre.

— C’est vrai, j’ai entendu le comte crier, il disait : « Je puis vous acheter et vous vendre tous ! »

— Et que disait le juge ?

— Mon père répondait : « Allez-vous-en de chez moi ! »

— C’est ça ! Tibourtzy dit qu’il ne craindrait pas de chasser un grand, et quand la vieille Ivanischa est venue chez lui sur ses béquilles, il a ordonné qu’on lui apportât une chaise. Voilà comme il est : aussi Tourkévitch lui-même ne fait jamais du tapage sous ses fenêtres, et quand il passe, il ôte son bonnet.

Toutes ces choses me firent beaucoup réfléchir. Walèck me montra mon père bien différent de ce que je croyais ; l’orgueil filial vibra en moi : cela me faisait plaisir d’entendre les louanges que Tibourtzy, « qui savait tout, » faisait de mon père ; un grand amour naissait pour lui dans mon cœur, mais je sentais en même temps qu’il ne m’aimerait jamais comme Tibourtzy aimait Walèck et Maroussia.

 

VI. Au milieu des pierres grises.

Quelques jours se passèrent sans qu’aucun des membres de la mauvaise compagnie parût dans la ville ; je rôdais inutilement de tous côtés, espérant les voir et me sauver ensuite dans la montagne, mais le professeur seul passa deux ou trois fois. J’étais très ennuyé, car ne pas voir Walèck et Maroussia était pour moi une grande privation. Un jour, comme je marchais tête baissée, Walèck me mit tout à coup la main sur l’épaule.

— Pourquoi ne viens-tu plus ?

— Je n’ai pas osé... vos gens ne sont pas venus au bourg.

— Ah ! je n’avais pas pensé à te le dire : ils sont absents. Viens ! et moi qui craignais tout autre chose !

— Et quoi donc ?

— J’ai cru que notre société t’ennuyait déjà...

— Non, non ! Je vais monter avec toi : même j’ai des pommes.

Walèck se tourna rapidement vers moi comme s’il allait dire quelque chose, mais il se tut et me regarda d’une manière étrange.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, se hâta-t-il de dire voyant que j’attendais. Monte toujours ! J’ai affaire ici, je te retrouverai là-haut.

Je me mis en marche, me retournant souvent pour voir si Walèck ne venait pas. Arrivé au cimetière, je m’arrêtai indécis, regardant autour de moi sans savoir où aller. En attendant mon ami, je cherchais à déchiffrer les inscriptions sur les pierres rongées de mousse. Allant ainsi sans but, j’arrivai à un caveau en ruine dont la porte était condamnée. J’appuyai une croix brisée contre le mur et grimpai pour voir ce qu’il y avait là dedans. Rien. Mais par un jour, à ras du sol, à travers de petits carreaux, on voyait le vide sombre d’un souterrain. Pendant que j’examinais ces choses, me demandant le pourquoi d’une fenêtre dans un endroit pareil, Walèck arriva tout en sueur, une miche de pain juif sous le bras.

— Ah ! cria-t-il, voilà où tu es ! Si Tibourtzy te voyait, tu passerais mal ton temps... Mais il n’y a plus rien à faire, tu es un bon gars, tu ne diras à personne comment nous vivons. Viens chez nous !

— Est-ce loin ? demandai-je.

— Tu verras. Suis-moi.

Il disparut dans le buisson de lilas, sous le mur de la chapelle ; je marchais derrière lui ; nous arrivâmes sur un terrain battu, tout à fait dissimulé par les buissons. Entre les branches des sureaux, j’aperçus une assez grande ouverture dans la sol, avec des marches creusées ; Walèck s’y engagea, moi après lui ; quelques secondes plus tard nous étions sous terre dans une obscurité complète. Walèck, me prenant par la main, traversa un corridor humide, étroit et tournant : tout à coup, à droite, nous nous trouvâmes dans un grand souterrain. Je m’arrêtai à l’entrée, frappé de ce que je voyais. Deux traînées de lumière pénétraient dans ces profondeurs par deux petits soupiraux vitrés ; l’un de ces soupiraux était celui que j’avais vu dans le caveau. Les rayons du soleil n’arrivaient pas directement ici, mais, éclairant d’abord le caveau mortuaire, se reflétaient dans le souterrain. Le sol était dallé, de massives colonnes soutenaient la voûte. Deux figures immobiles étaient assises dans les endroits où arrivait la lumière. L’une, le vieux professeur, armé d’une aiguille et raccommodant quelque nippe, ne leva pas même la tête à notre approche ; il marmottait quelque chose d’incompréhensible, et n’eût été le mouvement de ses mains, on eût pu le prendre pour une statue taillée dans la pierre du souterrain. L’autre était Maroussia, au milieu d’une jonchée de fleurs qu’elle arrangeait selon son habitude ; la lumière glissait sur sa blonde tête, l’éclairant si faiblement que par instants il semblait qu’elle s’évanouissait et allait disparaître. Les paroles de Walèck me revinrent alors en mémoire : « La pierre grise suce la vie de la petite fille, » et une crainte superstitieuse emplit mon cœur. Je croyais sentir sur elle et sur moi le regard invisible de deux yeux de pierre, fixes et durs, guettant avidement une proie qu’ils ne lâcheraient plus.

— Walèck ! dit Maroussia heureuse de revoir son frère, et une faible lueur brilla dans ses yeux quand elle me vit à mon tour. Je lui donnai la pomme que je lui réservais, et mon camarade cassa en deux le pain qu’il avait apporté, en mettant une moitié devant elle et l’autre devant le professeur. Le pauvre savant prit le pain avec indifférence et se mit à manger sans interrompre sa besogne. Je me sentais de plus en plus mal à l’aise sous les regards oppressants de la « pierre grise. »

— Viens, sortons d’ici, emmène-la, dis-je à Walèck en le tirant par la manche.

— Montons, Maroussia, répondit mon ami.

Mais, même au grand air, la sensation de malaise ne me quittait pas. Walèck était silencieux et plus triste que jamais.

— Tu es resté au bourg pour y acheter du pain ? lui demandai-je.

— En acheter ? mais avec quel argent ?..

— Alors tu l’as demandé ?

— Ah bien oui ! qui m’en aurait donné ? Non, je l’ai chipé dans la boutique de Sourrah la juive. Elle n’a rien vu...

Il dit cela tout simplement, étendu dans l’herbe, les mains sous la tête ; je me soulevai sur un coude pour le regarder.

— Tu as donc volé ?

— Oui.

Je me renversai sur le gazon ; tous deux nous gardions le silence.

— Ce n’est pas bien de voler, dis-je enfin tristement.

— Tous nos gens étaient absents, Maroussia pleurait parce qu’elle avait faim...

— Oui, j’avais faim, dit la petite.

J’ignorais ce que c’est que d’avoir faim, mais aux paroles de l’enfant quelque chose remua dans ma poitrine, et je regardai mes deux amis comme si je les voyais pour la première fois. Walèck pensif, toujours étendu dans l’herbe et suivant des yeux un vautour qui planait dans le ciel. Il ne me faisait plus la même impression qu’avant, mais voyant Maroussia tenir à deux mains son morceau de pain, mon cœur se serra.

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? demandai-je avec effort.

— J’y ai bien pensé, mais je me suis dit que tu n’avais pas d’argent.

— J’aurais pris un pain à la maison...

— En cachette ?

— Oui.

— Alors, toi aussi tu aurais volé !..

— Moi !.. mais ç’aurait été chez mon père...

— C’est encore plus mal, dit Walèck ; je ne vole jamais chez mon père.

— J’aurais demandé du pain : on m’en aurait donné.

— Bien, on t’en aurait donné. Mais ce serait pour une fois... Comment suffire pour tous les mendiants ?

— Êtes-vous des mendiants ? demandai-je d’une voix troublée.

— Nous sommes des mendiants, répondit Walèck d’une voix sombre.

Je ne répondis rien et quelques instants plus tard je prenais congé de mes amis.

— Tu t’en vas déjà ! fit Walèck...

Je m’en allai, car je ne pouvais jouer avec lui comme l’autre jour ; mon attachement d’enfant, si pur jusque-là, venait de se ternir, et bien qu’il subsistât tout entier, une pitié vive s’y mêlait, douloureuse et incessante. Je me couchai de bonne heure, et ne sachant à qui confier ce sentiment nouveau dont mon âme débordait, je pleurai amèrement jusqu’à ce que le sommeil vint endormir mon nouveau chagrin.

 

VII. Pann Tibourtzy entre en scène.

— Eh ! bonjour, me dit Walèck quand j’arrivai le lendemain sur la montagne ; je croyais que tu ne reviendrais plus !

Je compris pourquoi il me disait cela...

— Non, répondis-je résolument, je reviendrai toujours.

Ma réponse le tranquillisa, et nous nous sentîmes tous deux plus à l’aise.

— Et vos gens ne sont toujours pas rentrés ? continuai-je.

— Pas encore, et le diable seul sait ce qu’ils sont devenus.

Nous entreprîmes la construction très compliquée d’un piège si moineaux. Maroussia tenait le fil, et quand un imprudent oiseau arrivait insouciant et entrait dans la cage, la planchette tombait sur le petit prisonnier que nous relâchions aussitôt.

Ce jour-là, vers midi, le ciel se couvrit de sombres nuages, le tonnerre gronda et il plut à verse. Je n’avais pas envie de descendre dans le souterrain, mais le sentiment que mes amis vivaient toujours là-dessous l’emporta, et je les accompagnai. Je proposai un colin-maillard, on mit un mouchoir sur mes yeux, Maroussia riait de son faible rire d’argent, ses petits pieds mal agiles n’allaient guère vite, je faisais semblant de ne pouvoir l’atteindre, quand je sentis tout à coup un corps humide, une main de fer me saisit par la jambe et je me trouvai suspendu dans l’espace, la tête en bas ; le bandeau tomba, je vis Tibourtzy furieux, et encore plus terrible parce que je le voyais à l’envers. Il roulait des yeux furibonds.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il rudement à Walèck ; vous prenez gaiement le temps, quand j’ai tourné le pied...

— Lâchez-moi, dis-je surpris de pouvoir parler dans la position où je me trouvais. Mais la main se serra davantage encore sur ma jambe.

— Réponds ! dit-il menaçant à mon camarade.

Mais Walèck avait fourré ses deux doigts dans sa bouche, comme pour montrer qu’il n’avait rien à dire. Je remarquai alors qu’il suivait avec inquiétude mon infortuné moi qui se balançait dans le vide comme un pendule.

Pann Tibourtzy se décida à me redresser, et me regardant au visage :

— Oh ! oh ! monsieur le juge, si mes yeux ne me trompent pas... Et pourquoi êtes-vous venu ici, s’il vous plaît ?

— Laissez-moi ! laissez-moi !... Et je fis mine de frapper du pied dans le vide, ce qui fit éclater de rire Tibourtzy.

— Oh ! oh ! monsieur le juge se fâche...Tu ne me connais pas encore, garçon ! ego Tiburtzy sum ! Je m’en vas te suspendre sur le feu et te griller comme un petit cochon...

Je commençais à croire que tel serait mon destin, et l’air piteux de Walèck ne me laissait guère de doute là-dessus, mais Maroussia intervint à temps.

— Ne crains rien, Vassia, ne crains rien ! Il ne grille jamais les garçons : ce n’est pas vrai ce qu’il dit !..

D’un mouvement rapide Tibourtzy me remit sur mes pieds. Je faillis tomber, tant la tête me tournait. Il me soutint, et s’étant assis sur un plot de bois me mit entre ses genoux.

— Comment es-tu venu ici et depuis quand ?..

Et comme je ne disais mot, il se tourna vers Walèck :

— Réponds, toi !

— Il y a longtemps déjà, fit l’autre.

— Et depuis quand ?

— Depuis au moins dix jours.

Cette réponse parut faire plaisir à Tibourtzy...

— Oh ! oh ! dix jours, c’est long... Et, jusqu’à présent, tu n’as dit à personne où tu allais ?

— À personne.

— Vrai ?...

— À personne, répétai-je.

— Bene, c’est bien... On peut compter sur toi ? tu ne bavarderas pas ?.. Au fait, je t’ai toujours tenu pour un brave garçon, quand je te rencontrais au bourg, un vrai gamin des rues, quoique juge !.. Mais jugeras-tu ? dis !

Il parlait d’un ton assez bonasse ; mais me sentant profondément blessé, je répondis, l’air bourru :

— Je ne suis pas juge, je suis Vassia !

— L’un n’empêche pas l’autre. Vassia peut devenir juge, pas encore, mais plus tard... C’est ainsi que cela s’est fait dans tous les temps. Regarde-nous : je suis Tibourtzy, lui Walèck, je suis mendiant, lui aussi est mendiant. Pour être franc, je dirai que je vole, et lui aussi volera ; ton père est juge, tu jugeras Walèck à ton tour.

— Jamais je ne jugerai Walèck, dis-je d’un air morne.

— Il ne le fera jamais, affirma Maroussia très convaincue et voulant éloigner de moi un soupçon si horrible. Elle se tenait serrée contre les jambes de Tibourtzy qui passait dans les blonds cheveux de l’enfant sa rude main.

— Ne réponds de rien à l’avance, dit très sérieusement cet homme étrange me parlant comme à un homme fait, ne réponds de rien, amice !... Cela se fait tous les jours : à chacun son lot, suum cuique, à chacun son chemin. Qui sait ? c’est peut-être pour le mieux que nos chemins se soient rencontrés. C’est, en tout cas, bon pour toi, car il vaut mieux avoir dans sa poitrine ne fût-ce qu’un petit brin de cœur plutôt qu’un caillou... Comprends-tu ?

Je ne comprenais pas, j’avais les yeux fixés sur cet homme : il me dévisageait, et quelque chose de lumineux sortait de lui pour entrer dans mon âme.

— Non, tu ne peux comprendre, car tu n’es encore qu’un enfant, aussi je vais te parler tout simplement, et tu te souviendras un jour des paroles du vieux philosophe : Si jamais il t’arrivait de le juger, lui, Walèck, rappelle-toi le temps où vous n’étiez les deux que de petits imbéciles, jouant ensemble ; tu courais déjà sur ta route, tes culottes bien garnies de provisions de bouche, lui courait sur la sienne, dépenaillé, sans culottes, l’estomac vide... Du reste, jusqu’à ce que cela arrive, dit-il en changeant de ton, pense à ceci : si tu dis au juge, ou même à un oiseau passant dans les airs, ce que tu as vu ici, aussi vrai que je m’appelle Tibourtzy, je te pends par une jambe dans cette cheminée, et je fais de toi un jambon fumé... Ceci, tu le comprends, je pense...

— Je ne dirai rien à personne, mais puis-je revenir ?

— Reviens, je te le permets... pourtant, sub conditione... Mais tu n’es qu’un sot, ne comprenant pas le latin ! Tu es prévenu quant au jambon : tâche de t’en souvenir !

Il me rendit la liberté, et s’étendit d’un air fatigué sur un banc qui longeait le mur.

— Prends, dit-il à Walèck en lui montrant un grand panier : fais du feu, nous dînerons aujourd’hui.

Ce n’était plus le même homme, roulant des yeux terribles, ou faisant le bouffon pour amuser les badauds et récolter quelque kopecks, comme je l’avais vu sur la place du marché. Il commandait en maître, en chef de famille ; mais il semblait rendu, ses vêtements étaient trempés, ses cheveux collés sur son front, tout indiquait une lassitude extrême... C’était la première fois que je voyais cette expression sur le visage de l’orateur des carrefours, et le sentiment du rôle difficile qu’il était obligé de jouer pour vivre me remplit le cœur de tristesse. Mais la besogne pressait, et nous nous mîmes à l’œuvre. Walèck alluma une branche sèche, et trouva dans un coin des morceaux de bois pourri, croix cassées, débris de planches ; nous fîmes le feu, mais ensuite je fus obligé de céder la place à Walèck qui savait très habilement cuisiner, et une demi-heure après une viande fumait sur la table à trois pieds. Tibourtzy se souleva :

— Est-ce prêt ? demanda-t-il ; à table, mon garçon ! Tu as bien gagné ton dîner... Domine ! laisse là ton aiguille et viens manger, cria-t-il au professeur.

— Je viens, répondit celui-ci d’une voix douce, et cette réponse sensée m’étonna dans sa bouche...

Mais bientôt cette faible lueur d’intelligence disparut ; le vieillard piqua son aiguille dans ses loques et vint s’asseoir, le regard terne, sur un des plots qui remplaçaient les chaises. Maroussia, sur les genoux de Tibourtzy, et Walèck mangeaient avec une avidité qui montrait qu’un plat de viande était pour eux un régal bien rare ; la petite se léchait les doigts. Tibourtzy, lui, mangeait lentement, cédant au besoin qu’il avait de toujours parler, interpellant sans cesse le professeur qui écoutait avec une attention surprenante, l’air intelligent comme s’il comprenait, témoignant même de son assentiment en hochant la tête.

— Voilà, Domine, comme il faut peu de choses à l’homme pour être rassasié, disait Tibourtzy ; il ne reste plus qu’à remercier Dieu et le chapelain de Clévan...

Le vieux approuvait.

— Tu approuves, Domine, sans comprendre ce que fait dans tout ça le chapelain... C’est que, s’il n’y avait pas de chapelain à Clévan, nous n’aurions ni rôti ni rien...

— C’est lui qui vous a donné tout ça ? demandai-je.

— Ce garçon, Domine, a un esprit curieux, continua Tibourtzy parlant toujours au professeur. Oui, c’est à sa sainteté que nous devons tout cela, sans que nous lui ayons rien demandé : sa main gauche ignore ce que donne sa droite, toutes deux l’ignorent même !... Mange, Domine, mange...

De ce discours embrouillé, je compris une chose, c’est que le moyen d’acquérir de Tibourtzy n’était pas le moyen ordinaire ; aussi ne pus-je m’empêcher de lui faire encore une question :

— Vous avez donc pris tout cela ?

— Le gamin y voit clair, dit-il. Je suis fâché que tu n’aies pas vu le chapelain ; il a un ventre comme un tonneau, donc trop manger ne lui vaut rien, tandis que nous autres ici souffrons d’un excès de maigreur ; ainsi quelques provisions ne sont pas de trop, n’est-il pas vrai, Domine ?

— Ah, ha ! ah, ha ! disait toujours le professeur.

— Mais revenons au chapelain, continua Tibourtzy ; toute bonne leçon vaut son payement : alors nous pouvons dire que nous avons acheté ses provisions... Si, après ça, il met une porte plus solide à son grenier, nous serons quittes... Du reste, fit-il en se tournant de mon côté, tu es jeune, toi, et il y a bien des choses que tu ne comprends pas, mais elle, elle comprend... Dis-moi, ma petite Maroussia, ai-je bien fait de t’apporter du rôti ?

— Oh oui ! dit l’enfant dont les yeux de turquoise brillaient, Massia avait faim...

Le soir, en rentrant, je ne savais plus que penser. Les étranges discours de Tibourtzy n’avaient pourtant pas ébranlé ma certitude que « voler c’est mal faire, » et le sentiment pénible qui m’oppressait s’accrut : mes amis étaient des mendiants, des voleurs, ils n’avaient même pas de maisons ! J’avais déjà entendu dire que de telles gens sont méprisés, — mais instinctivement je défendais mon affection de cette pensée amère. Le résultat de la lutte qui se passait en moi fut que ma pitié pour Walèck et Maroussia devint plus poignante, mais sans changer mes idées sur le vol.

Ce même jour, dans une sombre allée de notre jardin, je rencontrai mon père à l’improviste, marchant avec son regard pensif et vague. Il me prit par l’épaule :

— D’où viens-tu ?

— Je me suis promené.

Il me regarda attentivement, comme s’il allait me parler... Mais son regard redevint distrait, il fit un geste de la main comme s’il disait : « C’est égal, elle n’y est plus, » et il se remit en marche. Pour la première fois de ma vie, je venais de mentir. J’avais toujours eu peur de mon père, et cela augmentait encore, maintenant que tout un monde de sensations et de questions confuses se pressait en moi... Pourrait-il me comprendre ? Pourrais-je lui avouer la vérité sans trahir mes amis ? Je tremblais à l’idée qu’il saurait un jour mes relations avec la mauvaise compagnie, mais trahir cette mauvaise compagnie m’était impossible. Et d’ailleurs n’avais-je pas donné ma parole ?...

 

 VIII. En automne.

On moissonnait, les feuilles commençaient à jaunir, l’automne approchait. Maroussia ne se portait pas bien : elle ne se plaignait pas, mais pâlissait, maigrissait ; ses yeux agrandis paraissaient plus foncés, ses paupières se soulevaient péniblement. Je pouvais aller à la montagne quand je voulais, je n’étais plus un étranger pour aucun des membres de la mauvaise compagnie.

— Tu es un bon garçon, et tu seras un jour général, me disait quelquefois Tourkévitch.

Les plus jeunes de la bande fabriquaient pour moi des arbalètes, des flèches ; le grand officier, au nez rouge, me familiarisait avec la gymnastique, en me faisant tournoyer dans les airs comme une toupie. Le professeur et Lavrofsky étaient les seuls qui n’avaient pas l’air de remarquer ma présence. Le premier, comme toujours, était plongé dans des combinaisons profondes ; l’autre, quand il n’était pas ivre, évitait la société et se mettait dans les coins. Tout ce monde abandonnait la jouissance du souterrain à Tibourtzy et aux siens ; eux logeaient pêle-mêle dans un autre caveau qui avait moins de jour et était encore plus humide ; là les bancs, le long des murs, disparaissaient sous les guenilles entassées ; au centre, dans l’endroit éclairé, se trouvait un établi où Tibourtzy allait quelquefois travailler à un objet de menuiserie. Parmi les membres de l’association, il y avait un bottier et un vannier, mais les mains de ceux qui voulaient travailler tremblaient si fort que l’ouvrage ne pouvait réussir. Le sol était jonché de copeaux, de débris de toute sorte, partout régnait le désordre, la saleté ; Tibourtzy grondait souvent, donnant ordre de balayer, de mettre un peu d’ordre dans le triste logis ; je n’y descendais pas volontiers, ne pouvant m’habituer à cet air renfermé, et puis j’y rencontrais Lavrofsky assis sur un banc, la tête dans ses mains, ou bien marchant çà et là d’un pas rapide ; quelque chose de sombre, de mystérieux planait sur cet homme : je ne pouvais m’y faire. Ses compagnons étaient habitués depuis longtemps à ses étrangetés ; le général Tourkévitch l’employait à copier des suppliques, des dénonciations pour les gens de la ville, des pamphlets bouffons qu’il accrochait aux lanternes des rues. Lavrofsky s’asseyait alors docilement à la table de Tibourtzy et écrivait pendant des heures, de sa belle écriture. Parfois il était tout à fait ivre, sa tête ballottait, son visage exprimait la souffrance, des larmes sillonnaient ses joues. Maroussia et moi, serrés l’un contre l’autre, regardions cette scène du coin le plus éloigné, tandis que Walèck soutenait le malheureux. Tout ce qui m’avait amusé de la part de ces gens, dans la rue, comme une sorte de représentation de saltimbanques, ici, dans les coulisses, vu sous son vrai jour, m’impressionnait péniblement.

J’ai dit que l’automne était venu ; le ciel s’assombrissait ; les rafales, la pluie tombant parfois à torrents, résonnaient tristement dans le souterrain. Par un temps pareil, j’avais beaucoup de peine à m’échapper de la maison ; il me fallait sortir sans être vu, et quand je rentrais tout mouillé, je suspendais mes habits dans la cheminée et me glissais sans bruit dans mon lit, opposant un silence philosophique à l’averse de reproches qui tombait des lèvres de la vieille bonne. À chacune de mes visites, je remarquais que Maroussia toussait davantage ; elle ne sortait plus, et « la pierre grise, » ce monstre silencieux et sombre du souterrain, continuait sans répit son œuvre horrible, suçant la vie de ce pauvre petit corps.

L’enfant était presque toujours couchée, et nous épuisions, Walèck et moi, toutes les ressources de notre imagination pour l’amuser et rappeler ses doux éclats de rire. Maintenant que j’étais tout à fait familier avec la mauvaise compagnie, le triste sourire de Maroussia m’était aussi précieux que celui de ma sœur, et ici au moins il n’y avait pas de vieille bonne qui bougonnât ou me reprochât mon vagabondage ; au contraire, je me sentais utile, je savais que mon arrivée faisait monter quelques couleurs aux joues de l’enfant ; Walèck m’embrassait comme un frère ; Tibourtzy lui-même me regardait parfois avec un œil étrange où brillait une larme. Avant le retour de l’hiver il y eut encore quelques belles journées, les nuages se dispersèrent, le soleil triomphant sécha la terre, tous les jours nous portions Maroussia au grand air ; elle regardait tout autour d’elle de ses yeux bleus largement ouverts, sa figure se colorait, elle semblait retrouver un peu de la vie que lui dérobait lentement « la pierre grise, » mais cela ne dura pas... et au-dessus de moi s’accumulaient de menaçants nuages. J’aperçus un jour, dans le jardin, mon père et Janoush du château : le vieux saluait obséquieusement tout en parlant, et mon père se taisait, mais son air était sombre et un pli de colère se creusait sur son front. Enfin il étendit la main comme pour écarter Janoush, en lui disant : « Allez-vous-en, vous n’êtes qu’un cancanier ! » Mais le vieux, clignant de l’œil, continuait à parler ; je n’entendais pas ce qu’il disait, seulement quelques mots de mon père m’arrivaient directement, cinglant l’air comme des coups de cravache.

— Je n’en crois pas un mot... Où sont vos preuves ?.. Je ne reçois pas de dénonciations verbales... Taisez-vous ! je ne veux pas vous entendre !...

Il congédiait si nettement Janoush que celui-ci n’osa pas insister. Mon père s’éloigna, et moi je courus à la porte du jardin.

Le hibou du château n’avait jamais eu mes sympathies : dans ce moment je pressentais que l’entretien dont j’avais entendu quelque chose se rapportait à mes amis, peut-être même à moi. Pann Tibourtzy, auquel je courus raconter l’affaire, fit la grimace...

— Mauvaises nouvelles que tu me donnes là, garçon ! Ah ! maudit renard...

— Mon père l’a chassé, dis-je en forme de consolation.

— Ton père ! c’est le meilleur juge qui ait existé depuis Salomon, mais sais-tu ce que veut dire curriculum vitae ? Non ; et le Formulaire, sais-tu ce que c’est ? Pas davantage... Eh bien, si le vieux hibou peut fournir à ton père des preuves de mon Formulaire, alors je jure par la très sainte Vierge que je ne voudrais pas tomber entre les pattes du juge.

— Est-il méchant ? demandai-je me souvenant des paroles de Walèck...

— Non, non, garçon ! que Dieu te garde de penser de telles choses de ton père. Il a du cœur ; peut-être même sait-il déjà tout ce que vient lui rapporter Janoush, mais il n’en dit rien, trouvant inutile de traquer le vieux fauve dans sa dernière tanière... Comment t’expliquer cela ? Ton père sert une maîtresse qui s’appelle la loi ; il n’a d’yeux et de cœur que tant que la loi dort sur ses rayons ; dès qu’elle en descend et dit : « Voyons, juge, ne serait-il pas temps de nous occuper de Tibourtzy Drabb, ou comment l’appelle-t-on encore ?... » Alors le juge met son cœur sous clef, et il a la main si longue que le monde tournerait plutôt d’un autre côté avant que pann Tibourtzy parvînt à s’échapper. Comprends-tu maintenant ? Et c’est justement pour cela que moi et chacun estiment ton père : c’est un fidèle serviteur de la loi, et c’est rare... Si tous les serviteurs de la loi lui ressemblaient, elle pourrait dormir en paix sur ses rayons sans jamais se réveiller. Tout le malheur vient de ce qu’un jour la loi et moi nous avons eu une grosse querelle...

Tibourtzy se leva, prit Maroussia dans ses bras et la serra sur son cœur.

Je restai immobile sous l’impression de ces paroles, car malgré son langage bizarre j’avais parfaitement compris ce qu’avait dit Tibourtzy. Mon père avait grandi dans mon imagination, et pourtant, à côté de ce sentiment de force menaçante et sympathique à la fois, un autre sentiment amer se développait en moi.

 

IX. La poupée.

Les derniers beaux jours avaient passé ; Maroussia était plus mal, on ne l’entendait plus rire et ses yeux immobiles regardaient avec indifférence tout ce que nous imaginions pour la distraire. Je lui apportai mes joujoux, mais elle ne s’en amusa qu’un moment. Ma petite sœur Sonia possédait une grande poupée aux joues très rouges, à la chevelure blond de lin ; c’était un présent de notre défunte mère. Je fondais de grandes espérances sur cette poupée : j’attirai ma sœur au jardin et je la priai de me la prêter pour quelques jours. J’y mis tant d’instance, lui dépeignant la petite malade qui n’avait jamais eu de jouets, que Sonia qui avait commencé par serrer sa fille adorée dans ses bras, finit par me l’abandonner, me promettant de s’amuser autrement jusqu’à la fin de la semaine. L’effet que cette brillante demoiselle en porcelaine produisit sur notre malade dépassa mon attente. Maroussia parut revivre ; elle m’embrassait, riait, causait avec sa nouvelle amie... La pauvre petite descendit même de la couche qu’elle n’avait pas quittée depuis longtemps, et se mit à aller et venir comme naguère dans le souterrain.

Mais, à moi, que de tribulations cette poupée me coûta ! Comme je la portais à la chapelle, je rencontrai Janoush, qui me suivit longtemps des yeux en secouant la tête. Puis la bonne, s’étant aperçue de la disparition, se mit à fureter partout. Sonia la tranquillisait, disant que sa poupée reviendrait comme elle était partie, qu’elle était allée se promener... Ces assurances, au lieu de calmer la bonne, éveillèrent ses soupçons. Mon père ne savait rien encore, mais le vieux Janoush étant revenu ce jour-là fut chassé, et mon père me rencontra à la porte du jardin, au moment où j’allais sortir : il m’ordonna de rester à la maison... Même chose le lendemain. Ce ne fut qu’au bout de quatre jours que, m’étant levé avec l’aube, je pus me sauver dans la montagne. Je trouvai Maroussia plus mal ; son visage brûlait, ses cheveux s’éparpillaient en désordre sur son lit, elle ne reconnaissait personne, la poupée était couchée à côté d’elle avec ses joues roses, ses yeux stupides et luisants.

Je fis part à Walèck de mes soucis, de mes craintes ; nous décidâmes qu’il me fallait emporter la poupée, d’autant plus que Maroussia ne s’en apercevrait pas. Nous nous trompions. Dès que j’enlevai le jouet de ses bras, elle ouvrit des yeux troubles et se mit à pleurer doucement : une véritable souffrance se peignait sur son visage amaigri. Effrayé de ce chagrin si profond qui se faisait jour à travers le délire, je me hâtai de remettre la poupée à la même place : l’enfant aussitôt se calma, sourit, et je compris que j’avais failli priver ma pauvre petite amie de la première et de la dernière joie de sa courte vie. Walèck me regardait navré...

— Que faire ? disait-il.

Tibourtzy, assis sur un banc, la tête baissée, me regardait aussi.

— Cela ne fait rien, la bonne aura tout oublié ! dis-je en m’efforçant de prendre un air dégagé.

Mais la vieille n’avait rien oublié !.. En rentrant, je trouvai Janoush à l’entrée du jardin, Sonia avait les yeux rouges, la bonne me jeta un méchant regard, grommelant quelque chose dans sa bouche sans dents. Mon père me demanda où j’avais été ; il écouta avec attention ma réponse habituelle, se bornant à me répéter son ordre de ne quitter la maison sous aucun prétexte sans sa permission.

Quatre pénibles journées se passèrent ; je parcourais tristement le jardin, regardant avec angoisse du côté de la montagne, et dans l’attente de l’orage qui allait fondre sur moi. Qu’arrivera-t-il ? Mon cœur était gros. Jamais je n’avais été puni depuis ma naissance, jamais mon père ne m’avait touché du doigt ; je me demandais ce qui m’attendait... Enfin, un jour, on vint me chercher de sa part, j’entrai tout ému dans son cabinet de travail, et m’arrêtai sur le seuil... Mon père était assis dans un fauteuil en face du portrait de ma mère, j’entendais les battements précipités de mon cœur... Au bout de quelques instants il se tourna vers moi, je levai les yeux sur lui, puis les baissai aussitôt... Son visage me parut étrange : je sentais passer sur moi un regard fixe, écrasant.

— As-tu pris la poupée de ta sœur ?...

Ces paroles tombèrent sur moi glacées. Je tressaillis.

— Oui, répondis-je doucement.

— Sais-tu que c’était un présent de ta mère ? Tu aurais dû le respecter comme une relique... Tu l’as volée !

— Non, dis-je en relevant la tête.

— Tu dis non, s’écria-t-il en repoussant brusquement son fauteuil. Tu l’as volée et portée... Où l’as-tu portée ? Réponds !

Il s’approcha de moi et porta une main lourde sur mon épaule ; je levai la tête avec effort et le regardai ; son visage était pâle ; je me faisais petit ; ses yeux brillaient d’un éclat sinistre, et de ces yeux, des yeux d’un père, jaillit comme une expression de folie ou de haine...

— Eh bien parle ! dis !

Et la main qui tenait mon épaule se crispait davantage.

— Je ne le dirai pas, répondis-je à voix basse.

— Tu le diras, accentua lentement mon père en scandant ses paroles d’un ton menaçant.

— Je ne le dirai pas, fis-je plus bas encore.

— Tu le diras ! tu le diras !

Et il répétait ces mots d’une voix étouffée, comme s’il les prononçait avec effort et douleur.

Sa main tremblait sur mon épaule ; je sentais la colère bouillonner dans sa poitrine, je baissais de plus en plus la tête, les larmes tombaient une à une de mes yeux sur le plancher, mais je répétais toujours : « Non ! je ne le dirai pas... jamais je ne le dirai ! »

À cet instant se révéla en moi le fils de mon père... Non, il ne parviendrait pas à m’arracher une autre réponse ; ses menaces faisaient naître en moi l’impression à peine comprise du sentiment blessé d’un enfant abandonné, et une affection passionnée pour ceux qu’on voulait me faire trahir.

Mon père respirait péniblement ; d’amères larmes continuaient à brûler mon visage, j’attendais.

Raconter ce que j’éprouvais serait difficile. Je savais que la fureur grondait chez mon père et que, d’une seconde à l’autre, mon corps palpiterait peut-être sans force entre ses mains. Que fera-t-il de moi ? Il me lancera... il me cassera... Mais il me semble pourtant que ce n’est pas là ce que je redoutais le plus... Je l’aimais encore, même en cet instant, mais je sentais en même temps, instinctivement, qu’une minute allait suffire où, par une violence emportée, il briserait à tout jamais mon amour pour lui et que, dès cette minute, s’allumerait en moi pour toujours cette même haine qui se reflétait aujourd’hui dans son regard enflammé.

— Hé ! hé ! cria par la fenêtre la forte voix de Tibourtzy. Je vois, dit-il en entrant dans la chambre, je vois que mon jeune ami est dans une situation embarrassante.

Mon père le reçut d’un air sévère, qu’il soutint avec calme. Il ne faisait nulle grimace, il était très sérieux avec un regard particulièrement triste.

— Monsieur le juge, dit-il respectueusement, vous êtes un homme juste, laissez aller l’enfant ! Dieu voit qu’il n’a rien fait de mauvais, et si son cœur a compati au sort de pauvres mendiants, je jure par la sainte Vierge que je ne souffrirai pas qu’il en pâtisse. Voilà la poupée, garçon !

La main de mon père se relâcha de son étreinte. Sa figure exprimait l’étonnement.

— Que veut dire tout cela ? demanda-t-il.

— Laissez aller l’enfant ! Et sa large main caressait affectueusement ma tête penchée.. Vous n’en obtiendrez rien avec des menaces ; moi je dirai volontiers tout ce que vous désirez savoir... Sortons, monsieur le juge...

Je me tenais toujours à la même place, et quand les deux interlocuteurs rentrèrent, je sentis de nouveau une main se poser sur ma tête. Je tressaillis, car c’était la main de mon père qui caressait mes cheveux...

Tibourtzy me prit dans ses bras et m’assit sur ses genoux.

— Viens chez nous, me dit-il. Ton père te permettra bien de venir prendre congé de ma petite... Elle... elle est morte.

La voix de Tibourtzy tremblait ; ses paupières battirent, et me posant à terre, il sortit rapidement.

En levant les yeux sur mon père, je vis un autre homme. Il y avait en lui quelque chose que j’y avais vainement cherché jusqu’ici. Son regard était un peu voilé, comme toujours, mais il avait une expression d’indulgence, de sympathie, avec une ombre d’étonnement et d’interrogation. Lui aussi avait l’air de reconnaître enfin en moi les traits de son enfant. Je pris sa main avec confiance et je dis :

— Non, je n’avais pas volé, c’est Sonia qui m’avait prêté sa poupée pour quelques jours...

— Oui, répondit-il pensif, je le sais et j’ai été coupable envers toi, mon enfant, mais tu me pardonneras, n’est-ce pas ?

Je baisai vivement la main que je tenais ; je sentais que mon affection, si longtemps contenue, allait maintenant pouvoir se donner librement carrière. Je ne le craignais plus !

— Puis-je aller à la montagne ? demandai-je me souvenant de l’appel de Tibourtzy.

— Oui, vas-y, mon enfant, dit-il tendrement, mais avec une nuance d’incertitude dans la voix. Va, mais attends un instant. Il entra dans sa chambre et en ressortit aussitôt, avec un paquet de roubles-papier qu’il me mit dans la main.

— Donne ceci à Tibourtzy, ajouta-t-il... Dis-lui que je le prie humblement, entends-tu ? humblement, d’accepter cet argent... de ta part. Dis-lui encore, reprit mon père un peu indécis, que, s’il connaît Fédorovitch, il lui conseille de s’éloigner de la ville. Va, mon garçon, va vite.

Je rejoignis Tibourtzy à la montée, et, tout haletant, je m’acquittai de mon message.

— Mon père vous prie humblement de...

Et je lui fourrai l’argent dans la main sans le regarder en face. Il le prit et écouta d’un air morne ce qui se rapportait à Fédorovitch.

Dans le coin le moins éclairé du souterrain, Maroussia était étendue sur son lit ; l’expression de ma petite amie était sérieuse et douce ; son mignon visage s’était allongé, ses yeux clos, légèrement enfoncés, se détachaient en cercles bleuâtres, sa bouche entr’ouverte était triste, comme si elle répondait à mes larmes.

Le professeur, debout à côté de la morte, hochait la tête d’un air indifférent ; le général, à l’aide d’une hache, fabriquait un petit cercueil avec de vieilles planches ; Lavrofsky, en plein bon sens, jonchait Maroussia de fleurs d’automne ; Walèck, fatigué, dormait dans un coin, interrompu dans son sommeil par des sanglots nerveux.

 

Épilogue.

Tôt après ces choses, les membres de la mauvaise compagnie se dispersèrent. Seul, le professeur rôda dans les rues de la ville jusqu’à sa mort, ainsi que Tourkévitch auquel mon père donnait de temps en temps des rôles à copier. Pour moi, je n’ai pas mal versé de sang dans les batailles soutenues contre les gamins juifs qui tourmentaient le professeur en lui parlant d’objets pointus et tranchants. Tibourtzy et Walèck disparurent sans que personne ait jamais pu savoir où ils étaient allés, de même que personne n’a jamais dit d’où ils étaient venus.

La vieille chapelle a beaucoup souffert dès lors des injures du temps ; la voûte du souterrain s’est écroulée, des éboulements se sont formés autour de l’antique bâtisse, les oiseaux de nuit s’y lamentaient encore plus, et les feux bleuâtres brillaient sur le cimetière, dans les nuits d’automne, de leur éclat rapide de mauvais augure.

Une seule tombe, entourée d’une grille, émaillait chaque printemps son gazon de fleurs aux vives couleurs. Sonia et moi, quelquefois avec notre père, venions souvent nous reposer à cet endroit ; nous aimions, à l’ombre des bouleaux, écouter le murmure confus de leur feuillage. C’est là que nous échangions nos jeunes pensées, c’est là que nous avons fait nos premiers projets d’avenir. Et quand arriva, à son tour, pour nous, le moment de quitter la petite ville natale, c’est encore là que tous deux, pleins de vie et d’espoir, nous prononçâmes nos vœux sur la petite tombe.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 4 octobre 2013.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Petite-ville-du-prince.

[2] Pann, seigneur.

[3] Juron polonais à l’adresse de tout ce qui n’est pas catholique-romain.

[4] Commissionnaires.

[5] Chef de police du district.

[6] Petits pains blancs.