LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vladimir Korolenko

(Короленко Владимир Галактионович)

1853 – 1921

 

 

 

 

UNE JEUNE FILLE ÉTRANGE

(Чудная)

 

 

 

1880

 

 

 

 

 


Traduction de E. Garnault, parue dans la Revue bleue, 4e série, t. X, 1898.

 


 

 

 

 

Esquisse interdite en Russie, publiée à Londres par la Société de la Presse russe libre. Récit que fait à Korolenko un gendarme qui le conduisait en exil.

 

 

 

— Sommes-nous près de la station, conducteur ?

— Pas assez près pour que nous puissions éviter le chasse-neige : voyez, le vent commence à tourner.

Décidément nous n’arriverons pas avant le grain, ce soir il fera beaucoup plus froid. On entend la neige craquer sous le traîneau, c’est une soirée d’hiver. Le vent du nord souffle dans la forêt, les branches de sapin s’étendent sur l’étroit sentier et se balancent d’une manière menaçante dans l’obscurité croissante du soir. Il fait froid et le temps est dur. La kibitka est étroite, on y est mal à l’aise et de plus les sabres et les revolvers de nos gardiens remuent à chaque instant. La clochette fait entendre un son prolongé et monotone à l’unisson de l’orage qui commence à souffler.

Par bonheur voici la lueur de la station isolée à la lisière de la forêt.

Mes conducteurs, en faisant résonner tout l’attirail de leurs armes, secouent la neige dans l’isba fortement chauffée mais sombre et enfumée. Elle est pauvre et peu hospitalière, mais l’hôtesse assujettit le morceau de bois fumeux qui l’éclaire.

— N’y a-t-il rien à manger chez toi ?

— Nous n’avons rien.

— Mais, du poisson ? Il y a une rivière près d’ici.

— Il y avait du poisson, mais la loutre l’a tout mangé.

— Eh bien, des pommes de terre ?

— Elles sont gelées.

Il n’y avait rien à faire, l’hôtesse nous donna du pain. Je fus surpris de voir le samovar et je remerciai Dieu. On se réchauffa avec du thé, on mangea du pain, l’hôtesse apporta des oignons dans une corbeille d’osier.

Dans la cour, l’ouragan se déchaînait, une neige fine tombait par la fenêtre et de temps en temps la lumière de la lune apparaissait tremblotante.

— Il vous sera impossible de partir, passez ici la nuit.

— Eh bien ! nous resterons.

— Croyez-moi, Monsieur, vous ne pouvez pas partir. Voyez le temps de ce côté, et par là c’est encore pis, croyez-moi.

Dans l’isba tout était calme. L’hôtesse avait déposé sa quenouille et son fil ; elle s’était couchée après avoir éteint le morceau de bois enflammé. L’obscurité et le silence s’établirent, interrompus seulement par le fracas impétueux du vent. Je ne dormais pas. Sous le bruit de la tempête des pensées pénibles m’assaillaient et s’envolaient l’une après l’autre.

— Vous ne dormez pas, Monsieur, me dit le plus âgé des deux gendarmes qui me conduisaient.

C’était un homme assez sympathique, au visage agréable, à l’air intelligent, alerte, bien au courant de son service et pourtant peu pédant. En route il ne s’attachait pas aux mesures vexatoires et aux formalités inutiles.

— Non, je ne dors pas.

Quelques instants s’écoulent en silence et je m’aperçois que mon compagnon ne dort pas non plus ; évidemment certaines idées circulent dans sa tête. Le second de mes conducteurs est un jeune homme accommodant, il dort du sommeil d’un homme en bonne santé mais bien fatigué. De temps à autre il murmure quelques mots inarticulés.

— Je m’étonne, dit de nouveau la voix rude du sous-officier, que vous, jeunes gens nobles, civilisés, on peut bien le dire, vous passiez ainsi votre vie.

— Comment ?

— Eh ! Monsieur, est-ce que nous ne comprenons pas ? Nous comprenons très bien que vous ne puissiez vivre d’une telle vie d’exil et que vous ne soyez pas habitués dès l’enfance à cette existence.

— Ce n’est pas la question. Que nous soyons habitués à une autre vie, soit, mais avec le temps on peut changer d’habitude.

— Est-ce que cela vous paraît gai ? dit-il d’un ton de doute.

— Non, ce n’est pas gai, on peut le dire ; et vous, êtes-vous satisfait ?

Ici un silence, Gavrilov (nous nommerons ainsi mon interlocuteur) pense à quelque chose.

— Non, Monsieur, et je vous dirai... Croyez-moi, quelquefois il m’arrive de ne pas pouvoir regarder autour de moi. Pourquoi cela me prend-il ? Je ne sais pas, mais parfois j’ai le cœur serré.

— Alors c’est que le service est pénible ?

— Le service est le service... Certainement ce n’est pas une promenade ; les chefs, il faut bien le dire, sont sévères ; mais ce n’est pas cela.

— Et quoi donc ?

— Que sais-je !

De nouveau un silence.

— Encore, aujourd’hui je supporte mieux cela, j’y suis habitué. Et puis les chefs ne m’oublient pas, ils m’ont nommé sous-officier, car je n’avais pas de punitions. Enfin je retournerai à la maison, avec une retraite.

— Eh bien ! alors quoi ?

— Tenez, Monsieur, je vais vous raconter ce qui m’est arrivé... Je suis entré au service en 1874, de suite dans l’escadron des gendarmes. Je servais bien, je puis le dire, et j’étais plein de zèle pour faire des recherches dans la foule, près des théâtres, enfin vous savez. Je sais lire et écrire, mes chefs ne m’oublièrent pas. Notre major était mon compatriote et comme il voyait mon application au service, il me fit venir un jour et me dit : « Gavrilov, je t’ai proposé pour sous-officier, as-tu servi dans les convois de prisonniers ? — Jamais, mon officier, répondis-je. — Eh bien ! la prochaine fois, je te désignerai comme aide, tu verras, la chose n’est pas difficile. — J’entends, mon officier, dis-je, je tâcherai de vous obéir. » En effet je n’avais pas servi dans les convois ; et quoiqu’on puisse dire que cela n’est pas difficile, vous savez néanmoins qu’il faut se conformer aux instructions et que l’activité est nécessaire. C’est bien... Au bout d’une semaine l’employé du service m’appelle chez le chef et fait venir un sous-officier. Nous arrivons. — « Vous allez en escorte. Voilà ton aide, dit-il au sous-officier, il n’a jamais fait ce service. Faites attention à bien veiller, mes enfants, il s’agit de conduire une demoiselle qui est à la forteresse. Voici vos instructions, demain, vous recevrez de l’argent, et à la grâce de Dieu ! » Ivanov, le sous-officier, vint avec moi comme chef, et moi comme son aide, de même qu’aujourd’hui j’ai un autre gendarme avec moi. On donne des instructions au chef, on lui remet de l’argent, des papiers, il signe les écritures, établit ses comptes, on lui adjoint un simple soldat pour faire les courses, veiller aux préparatifs, etc. C’est bien. Le matin au petit jour, nous quittons l’hôtel du commandant. Je regarde. Mon Ivanov avait réussi à boire quelque part. C’était un homme impossible, — on peut le dire aujourd’hui, il est dégradé. — Aux yeux de ses chefs il était convenable comme sous-officier et, comme il fut mêlé à certaines intrigues, il gagna la faveur de ses supérieurs, mais à peine était-il loin de ses chefs que la tête lui tournait et que sa première affaire était de boire.

« Nous sortîmes du château et, comme nous le devions, nous remîmes les papiers et nous attendîmes. J’étais curieux de savoir quelle demoiselle nous devions emmener : nous avions à la conduire bien loin, d’après la feuille de route : c’était le chemin que nous suivons aujourd’hui. On nous ordonnait de la conduire dans la ville même et non pas dans le district. Pour la première fois j’éprouvais de la curiosité. Nous attendîmes ainsi une heure que l’on eût rassemblé ses affaires et ses effets dans un petit paquet, une jupe et quelque chose encore, vous savez. Il y avait aussi des livres et c’était tout. Évidemment ses parents n’étaient pas riches, à ce que je pense. On l’amène, je la regarde. Elle était encore jeune, elle me parut presque une enfant. Ses cheveux blonds étaient réunis dans une tresse. À ce moment le vermillon de ses joues les faisait paraître en feu, mais plus tard je la trouvai pâle. Pendant la route elle était toute pâle, aussi je commençai à avoir pitié d’elle plus que je ne puis le dire,

« Elle mit son manteau et ses galoches... Nous avions ordre de visiter ses effets, la règle est formelle ; d’après nos instructions nous devions visiter tout ce qu’elle emportait : « Combien avez-vous d’argent sur vous ? — Un rouble et douze kopeks », qu’elle nous montra ; le chef s’en saisit : « Mademoiselle, ajouta-t-il, je suis obligé de vous fouiller. » Elle devint toute rouge. Ses yeux jetaient des flammes, la rougeur de ses joues devint plus vive encore. Ses lèvres minces exprimaient la colère. Vous pensez comme elle nous regardait, je n’osai pas m’approcher. Le chef comme un homme ivre alla vers elle et lui dit : « J’y suis obligé, j’ai des instructions. » Elle se mit à crier et Ivanov recula.

« Je la regardai alors, son visage était tout pâle et n’avait pas une goutte de sang, ses yeux étaient devenus noirs et furibonds. Elle frappait du pied et parlait avec agitation, mais je dois avouer que je ne comprenais pas bien ce qu’elle disait. L’inspecteur aussi était effrayé ; il lui offrit un verre d’eau : « Remettez-vous, je vous prie, lui dit-il ; ayez pitié de vous-même » ; mais elle l’apostropha durement : « Vous êtes des barbares, dit-elle, des valets ! » et elle prononça encore d’autres paroles insolentes. Que voulez-vous, parler ainsi de l’autorité ce n’est pas bien ; aussi nous ne pûmes pas la fouiller. L’inspecteur la conduisit dans une autre chambre et ils revinrent de suite avec la femme de l’inspecteur. « Elle n’a rien sur elle », dit-il.

« Elle le regarda et lui sourit avec des yeux méchants. Ivanov était complètement ivre, il nous regarda et murmura en lui-même : « On a violé la loi, j’ai des instructions » ; mais l’inspecteur n’y fit pas attention. Nous traversâmes la ville et, pendant tout le temps, elle regarda par la fenêtre de la voiture. Elle semblait vouloir dire adieu à des personnes de connaissance. Ivanov prit la portière, l’abaissa et ferma la vitre. Alors elle s’enfonça dans un coin, se serra et se mit à nous regarder. Quant à moi, je dois l’avouer, je ne pus m’empêcher de prendre l’autre portière, comme si je voulais voir au dehors, et je l’ouvris pour qu’elle pût regarder ; mais elle ne tourna pas les yeux vers la fenêtre et resta assise dans son coin en se mordant les lèvres. Je crus qu’elle allait les mettre en sang.

« Nous prîmes le chemin de fer. Le temps était clair, c’était un jour de septembre. Le soleil brillait ; un vent frais soufflait dans le wagon, elle ouvrit la fenêtre de manière à s’exposer au vent. D’après les instructions il n’est pas permis d’ouvrir la fenêtre. Mon Ivanov, aussitôt qu’il fut entré dans le wagon, se mit à ronfler et je n’osai rien dire. Je m’enhardis, je m’approchai d’elle et je lui dis : « Mademoiselle, fermez la fenêtre. » Elle se tut sans faire attention à moi, comme si je ne lui parlais pas et pourtant, bien sûr, elle m’avait entendu. J’attendis un moment, puis je lui dis de nouveau : « Vous allez avoir froid, Mademoiselle. » Elle tourna son visage vers moi et fut comme étonnée. Elle me regarda et dit à voix basse : « Laissez-moi. » Elle se mit de nouveau à la fenêtre et moi je fis un signe de la main et m’éloignai dans un coin. Elle était plus tranquille. Elle ferma la fenêtre, s’enveloppa dans son petit manteau pour se réchauffer. Le vent était frais, il faisait froid. Un peu après, elle revint à la fenêtre et s’exposa tout entière au vent. En prison elle n’avait pas pu contempler la nature. Elle reprit un peu de gaîté, regarda et se mit à sourire. À ce moment elle faisait plaisir à voir. Croyez-moi, si l’autorité l’avait permis, je n’aurais pas hésité à l’épouser au lieu de la conduire en exil.

« Nous dûmes quitter la ville en troïka. Ivanov était tout à fait ivre. Il se réveilla et de nouveau il se versa à boire et sortit du wagon en chancelant. J’avais peur qu’il dépensât l’argent de la couronne. Il se laissa tomber dans la téléga de la poste, s’étendit et se mit à ronfler. Elle était assise à côté de lui et mal à l’aise ; elle le regarda comme on regarde un animal malfaisant. Elle se reculait pour ne pas le toucher en se serrant dans un coin, et moi, j’étais assis sur le rebord du traîneau. Quand nous partîmes le vent était froid. J’étais transi, et elle, à ce que je voyais, était gelée. Elle se mit à tousser fortement et porta à ses lèvres son mouchoir sur lequel j’aperçus du sang. Ce fut comme si quelqu’un me piquait au cœur avec une épingle. « Eh ! lui dis-je, Mademoiselle, comment est-ce possible. Vous êtes malade et par quel temps êtes-vous partie ? Il fait très froid. » Elle tourna les yeux vers moi et commença à se fâcher. « Que voulez-vous, dit-elle, vous êtes stupide. Ne comprenez-vous pas que je ne voyage pas pour mon plaisir ? Voilà un drôle d’homme ; c’est lui qui me conduit et il a pitié de moi. — Mais vous, lui dis-je, si vous aviez informé les autorités, vous seriez entrée à l’hôpital plutôt que de vous mettre en route par un froid pareil. Voyez-vous, la route est longue. — Et où allons-nous ? demanda-t-elle. — Vous savez, il nous est sévèrement défendu de faire connaître aux condamnés le lieu où nous devons les conduire. » Elle vit que j’étais embarrassé et se détourna : — « Je ne dois pas le dire. » — « Eh bien, ne dites rien et ne me dérangez pas. » Je ne pus me retenir et je lui dis l’endroit où je devais la conduire et où vous devez aller, vous aussi. C’est bien loin d’ici. Elle serra les lèvres, fronça les sourcils et ne dit plus rien. Je remuai la tête. « Voyez-vous, Mademoiselle, vous êtes jeune et vous ne savez pas encore ce qui va se passer. » J’en étais bien fâché ; elle me regarda et dit : « Vous avez beau dire, je sais bien ce que tout cela signifie, je n’irai pas à l’hôpital. Grand merci, il vaut mieux mourir en liberté que dans l’hôpital de la prison. « Vous croyez que le vent va me rendre malade parce que je prendrai froid, ce n’est pas cela. — « Avez-vous là-bas des parents ? » lui demandai-je, parce que, lorsqu’elle s’exprima ainsi, je crus comprendre qu’elle avait envie de se faire soigner chez des amis. — « Non, répondit-elle, je n’ai là-bas ni amis, ni connaissances. Je serai une étrangère dans cette ville, mais sûrement j’y trouverai des compagnons exilés comme moi. » Je manifestai mon étonnement de ce qu’elle considérât comme amis des gens étrangers. Est-il possible, pensais-je, que sans argent elle puisse trouver à boire et à manger chez des gens qui ne la connaîtraient pas ; mais je cessai de lui parler, car je vis qu’elle fronçait les sourcils, mécontente de ce que je l’interrogeais. Le soir, les nuages s’étaient abaissés, un vent froid soufflait et il pleuvait. La boue, qui jusque-là avait été épaisse, était alors presque liquide, elle nous éclaboussait jusque dans le dos et commençait à nous atteindre. En un mot, par malheur pour elle, le temps devint affreux, la pluie nous frappait au visage bien que la kibitka fût couverte. Je fermai le tablier, mais rien n’y faisait, la pluie coulait partout. Je voyais qu’elle était transie, elle tremblait et fermait les yeux. Sur son visage coulaient de grosses gouttes de pluie. Ses joues étaient pâles, elle était immobile, comme privée de sentiment. J’étais épouvanté, je pensais que l’affaire finirait mal.

« Nous arrivâmes le soir même à la ville de X... Je réveillai Ivanov ; les gens de la station étaient sortis, j’ordonnai d’allumer le samovar. D’après nos instructions il nous était formellement défendu de partir de cette ville en bateau à vapeur, bien que ce dût être plus avantageux pour nous. On pouvait faire des économies, mais c’était dangereux. Dans le port, vous le savez, il y a toujours des gens de police, et même un gendarme de la localité peut toujours vous chercher chicane. La demoiselle s’approcha et dit : « Je n’irai pas plus loin dans une voiture de poste. Prenons le bateau à vapeur. » Ivanov, qui avait les yeux à peine ouverts et qui avait mal à la tête, se fâcha : « Vous n’avez pas le droit de décider cela, vous irez là où l’on vous conduira. » Elle ne lui dit rien et s’adressant à moi : « Vous avez entendu ce que j’ai dit ; je n’irai pas. » Je pris Ivanov à part : « Il faut, lui dis-je, la conduire dans le bateau à vapeur, ce sera préférable et il en résultera une économie. » Il s’y décida, mais il eut peur : « Il y a ici un colonel ; pour qu’il ne nous arrive rien, va, informe-toi, je suis un peu indisposé. » Le colonel ne demeurait pas loin : « Allons, lui dis-je, et « emmenons la demoiselle avec nous. » J’avais peur, Ivanov aurait pu se coucher, étant ivre et alors il serait peut-être arrivé quelque chose. Elle aurait pu s’enfuir ou bien se porter à quelque extrémité. Nous allâmes chez le colonel : « Qu’est-ce ? » demanda-t-il. Elle lui exposa l’affaire et ne lui parla pas poliment. Elle aurait dû le prier gentiment en lui disant par exemple : Faites-moi la grâce ; au lieu de cela elle se mit à lui parler à sa manière. « De quel droit ? » dit-elle et elle lui ajouta des paroles désagréables. Il l’écouta et lui répondit tranquillement : « Je ne peux pas, je n’y puis rien, c’est la loi, c’est impossible. » Je regardais notre demoiselle, elle devint toute rouge, ses yeux brillaient comme des charbons ardents : « La loi ! » dit-elle, et elle se mit à rire en colère et tout haut. « Oui », dit le colonel, « c’est la loi. » Il faut l’avouer, je l’avais un peu oublié et je dis : « C’est vrai, mon colonel, c’est la loi ; mais elle est malade. »

« Il me regarda durement : « Comment te nommes-« tu ? » me demanda-t-il. « Quant à vous, Mademoiselle, si vous êtes malade, ne voulez-vous pas entrer à l’infirmerie de la prison ?» Elle se détourna, s’éloigna sans rien dire et nous avec elle. Elle ne voulait pas de l’hôpital, mais il faut bien le dire puisqu’elle n’était pas restée dans la ville où elle était en prison, elle avait bien raison de ne pas rester sans argent dans un endroit étranger. Il n’y avait rien à faire. Ivanov m’apostropha : « Que va-t-il arriver maintenant, nous aurons infailliblement à souffrir tous les deux à cause de toi. » Il ordonna d’atteler les chevaux et ne consentit pas à rester la nuit, de sorte que le soir nous étions prêts à partir. Nous allâmes vers elle : « Mademoiselle, les chevaux sont attelés. » Elle était étendue sur un divan et commençait à se réchauffer. Elle se leva, se tint devant nous en se redressant, nous regarda en face et, je puis vous le dire, elle avait l’air terrible.

« — Vous êtes des maudits », dit-elle, et elle murmura quelque chose d’incompréhensible. Il semblait qu’elle parlât russe, mais il était impossible de rien saisir. Elle était tout à fait en colère et faisait pitié. « Eh bien ! agissez à votre guise ; vous pouvez me tourmenter, faites ce que vous voudrez. J’irai. » Le samovar était sur la table, elle n’avait pas encore bu. Ivanov et moi nous fîmes chauffer le thé et je lui en versai. Nous avions du pain blanc, je lui en coupai un morceau : « Buvez, lui dis-je, pour pouvoir faire la route, cela vous réchauffera un peu. » Elle mit ses galoches, se tourna vers moi, me regarda attentivement, puis haussa les épaules et me dit : « Quelle espèce d’homme êtes-vous donc, vous êtes tout à fait fou, croyez-vous que je vais boire votre thé ? » Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point je fus offensé, je m’en souviens encore aujourd’hui et cela me fait battre le cœur. Vous, Monsieur, vous n’êtes pas dégoûté de manger avec nous le pain et le sel. Nous avons conduit Koudakov, il ne faisait pas non plus de cérémonies. Elle ordonna qu’on fit chauffer le samovar exprès pour elle sur une autre table et certainement, pour le samovar et le thé, elle paya trois fois plus qu’il ne fallait. Quelle fille étrange ! » Le conteur s’arrêta, et au bout de quelque temps le calme régna dans l’isba, troublé seulement pas la respiration égale du second gendarme.

— Vous ne dormez pas ? me demanda Gavrilov.

— Non ; continuez, je vous prie, je vous écoute.

— J’ai beaucoup souffert à cause d’elle, continua le conteur après un instant de silence. En chemin il plut toute la nuit, un temps détestable. Nous approchions de la forêt, elle faisait entendre ses gémissements. Je ne voyais pas la demoiselle, car la nuit sombre et pluvieuse, on n’y voyait goutte ; mais, croyez-moi, elle est encore devant mes yeux, je la vois toujours et le jour et la nuit, et ses yeux et son visage irrité. Elle était pâle, toute gelée, elle avait les yeux fixes comme si toutes ses pensées tourbillonnaient dans sa tête. Quand nous partîmes de la station, je la couvris de ma touloupe. « Prenez-la, lui dis-je, « vous savez, c’est plus chaud. » Elle la repoussa : « La « touloupe est à vous, endossez-la. » Bien que la touloupe fût à moi, je lui dis : « Elle n’est pas à moi, d’après la loi elle est pour vous. » Alors elle s’en couvrit ; mais la touloupe ne la soulagea guère. Comme le jour se faisait, je la regardai, son visage était changé. Quand nous partîmes de nouveau, elle ordonna à Ivanov de s’asseoir sur le rebord du traîneau. Il murmura mais il n’osa pas désobéir, son ivresse avait un peu diminué. J’étais assis à côté d’elle.

« Nous avons ainsi marché trois jours entiers sans nous arrêter la nuit. Il était dit dans nos instructions de voyager nuit et jour et, en cas de grande fatigue, de nous arrêter seulement dans les villes où il y avait de la troupe. Vous savez ce que sont ces villes. Elle-même était pressée et elle aurait voulu être arrivée le plus vite possible.

« Nous parvînmes néanmoins à destination et vraiment je fus délivré d’un grand fardeau quand nous aperçûmes la ville. Il faut vous dire qu’à la fin elle tomba presque dans mes bras. Je la vois encore étendue dans la voiture : elle était inanimée et, cahotée à chaque secousse de la téléga, elle se frappait la tête contre les parois. Je la soutenais du bras droit et nous allâmes ainsi plus facilement. D’abord elle me repoussa. « Éloignez-vous, dit-elle, ne me touchez pas. » Puis rien, elle était peut-être évanouie. Ses yeux étaient fermés, ses paupières toutes noires, son visage était meilleur et moins irrité. Il lui arrivait même de sourire dans son sommeil, et elle semblait plus calme ; assurément la malheureuse devait faire des rêves agréables. Quand nous approchâmes de la ville, elle revint à elle et se redressa. Le temps se levait, le soleil paraissait, elle reprit un peu de gaîté. Nous nous avançâmes plus loin dans le gouvernement sans nous arrêter au chef-lieu. Ce fut à moi de la conduire plus loin, car les gendarmes de la ville étaient en expédition. Elle était accablée de fatigue ; malgré tout, elle partit plus gaie. Au départ je regardai autour de moi : des gens se rassemblaient près du bureau de la police, de jeunes demoiselles, des étudiants, on voyait que c’étaient des exilés... On lui parlait comme si on la connaissait, on lui serrait les mains, on l’interrogeait. On lui apporta de l’argent, un châle pour faire la route, on l’escorta... Elle était joyeuse, mais elle toussait souvent et elle ne faisait plus attention à nous. Nous arrivâmes au chef-lieu du district qu’on lui avait assigné pour résidence et l’on nous donna un reçu. Elle demanda alors l’adresse d’une certaine personne : « Est-elle ici ? — Oui », lui répondit-on.

« L’inspecteur arriva et lui dit : « Où irez-vous habiter ? — Je ne sais pas, répondit-elle, mais j’irai chez Riasanov. » Il secoua la tête et elle sortit sans nous dire adieu.

— Eh quoi ! est-ce que vous ne l’avez pas revue depuis ?

— Je l’ai vue, mais il aurait mieux valu pour moi ne pas la voir. Oui, je la vis de nouveau et peu de temps après. Quand nous fûmes revenus de ce convoi, on nous mit en route de nouveau et précisément de ce même côté. Nous conduisions un étudiant. Il était très joyeux, chantait des chansons et aimait bien à boire. Nous le conduisîmes encore plus loin. Nous traversâmes la ville même où nous avions laissé la demoiselle et j’eus la curiosité de demander comment elle vivait. Je m’informe : « Notre demoiselle est-elle là ? — Elle est ici, me dit-on, mais elle est tout étrange. Quand elle est arrivée, elle est allée tout droit trouver un exilé et depuis personne ne l’a vue ; elle demeure chez lui. Quelques-uns disent qu’elle est malade, d’autres qu’elle est sa maîtresse. » Certainement ces gens bavardaient car ils n’avaient rien vu, mais moi je sais comment elle vivait avec lui. Je me rappelle qu’elle me disait : « Je voudrais mourir chez les miens. » Cela m’avait paru singulier et ce n’est pas seulement par curiosité que j’avais envie de savoir ce qui lui était arrivé. J’irai, me dis-je, je tâcherai de la voir. De bonnes gens me montrèrent le chemin, elle demeurait à l’extrémité de la ville, dans une petite maison à porte basse. J’entrai et je la vis avec cet exilé. Chez elle tout était propre, une petite chambre claire, dans un coin un lit, puis un autre coin masqué par un rideau, un atelier bien en ordre et là, sur un banc, un autre lit tout dressé. Quand j’entrai, elle était assise sur le lit, couverte d’un châle, les jambes repliées sous elle ; elle cousait un vêtement. L’exilé était assis près d’elle sur le banc, il lui lisait quelque chose dans un livre. Elle cousait et écoutait en même temps. Je frappai à la porte et aussitôt qu’elle m’aperçut elle se leva, lui saisit la main et resta immobile, puis ouvrit de grands yeux sombres et terribles... En somme, elle était peu changée, mais elle me parut plus pâle. Elle lui serra fortement la main, il fut effrayé et s’élança vers elle. « Qu’avez-vous ? lui dit-il, calmez-vous. » Il ne me voyait pas. Elle quitta sa main et se disposa à se lever du lit : « Adieu, lui dit-elle, ils ne veulent pas me laisser mourir tranquille. Adieu ! » Alors il se retourna, m’aperçut et se leva. Je pensai qu’il allait me tuer. Ils croyaient que nous revenions pour arrêter la demoiselle, mais il vit que j’étais là, debout, immobile ; moi-même j’étais effrayé d’être seul. Il se tourna vers elle, lui prit la main et se mit à rire. « Mais tranquillisez-vous donc, lui dit-il ; et vous », me demanda-t-il, « qui vous amène ici ? » J’eus alors conscience que je l’avais effrayée. Je lui dis que je venais la voir et qu’elle devait me reconnaître. Je vis qu’elle était irritée comme autrefois, mais rien de plus. J’aurais été enchanté de lui rendre service et elle, en me regardant, avait l’air d’une bête féroce. Il comprit pourquoi, se mit à rire et lui dit quelque chose. Je n’avais pas pu comprendre : vous autres, Messieurs, vous parlez d’une manière toute particulière. Il parlait tranquillement, à voix basse, et elle au contraire était irritée et dure. L’exilé lui dit : « Comprenez donc, il vient vers nous en sa qualité d’homme et non pas comme gendarme. » Elle répondit : « Pourquoi fait-il un pareil service ? »

« Mon Dieu, me disais-je, est-il possible que je ne sois pas un homme pour elle. Est-ce que je lui ai fait du mal volontairement ? Cela m’était pénible : « Pardonnez-moi, leur dis-je, si je vous ai effrayés. — « Ce n’est rien, dit-il, ce n’est pas une affaire. » Je me sentis confus : « Adieu », lui dis-je. Elle ne répondit pas, lui se tourna vers moi, me donna la main et me demanda si nous allions loin... « Quand vous serez de retour, venez nous voir. » Elle le regarda et sourit. « Je ne vous comprends pas », dit-elle. Alors il lui dit : « Vous comprendrez cela un jour, car vous n’avez pas mauvais cœur. »

« Quand nous fûmes de retour, notre chef nous fit appeler et dit : « Vous resterez ici jusqu’à nouvel ordre ; j’ai reçu un télégramme, vous attendrez des papiers par la poste. » Nous restâmes. Je retournai chez eux, c’est-à-dire non pas exprès, mais je passais tout près et je me dis : Je vais rentrer pour m’informer d’elle à l’hôtesse. J’entrai. Le maître de la maison me dit : « Elle va mal, quoiqu’elle ne soit pas encore morte. » Nous nous arrêtâmes pour causer et à ce moment l’exilé sortit. Il me vit, me souhaita le bonjour et me dit : « Êtes-vous de retour ? Alors entrez si vous voulez. » J’entrai tout doucement et l’exilé me suivit. Elle me regarda : « Encore cet homme. Est-ce que vous l’avez appelé ? — Non, dit-il, je ne l’ai appelé, il est venu de lui-même. » Je ne me contins pas et je lui dis : « Mademoiselle, pourquoi êtes-vous irritée contre moi ? Est-ce que je suis un de vos ennemis ? — Oui, dit-elle, un ennemi, ne le savez-vous pas ? Un ennemi. » Sa voix était faible et douce, son teint était animé, son visage si agréable qu’il me semblait que je ne le regarderais jamais assez. Elle ne devait pas vivre longtemps.

« Je lui demandai pardon, car je ne voulais pas qu’elle mourût sans m’avoir pardonné. « Pardonnez-moi », lui dis-je, « si je vous ai fait du mal. » Je la regardai de nouveau, elle était irritée : « Pardonner, je ne vous pardonnerai jamais, croyez-le bien, jamais. »

Le conteur se tut de nouveau et réfléchit, puis il continua plus bas :

— La conversation reprit entre eux. Vous êtes un homme instruit, vous pourrez comprendre leur manière de parler et je vous dirai les paroles dont je me souviens. Ils se mirent à causer doucement et moi je prêtais l’oreille. Leurs paroles tombaient dans ma mémoire et je m’en souviens encore, mais je n’en saisis pas bien le sens. Il disait : « Comprenez donc, ce n’est pas le pardon qui est important, mais voyez quel est cet homme. — Pardonner, c’est une autre affaire, peut-être lui-même ne pardonnerait-il pas. » Et puis ils causaient d’une manière tout à fait étrange ; ils se regardaient l’un l’autre sans colère et avaient l’air de s’injurier en paroles. Il lui dit : « Vous êtes une sectaire. — Et vous, un homme froid et indifférent. — Vous savez bien que vous ne dites pas la vérité. — Peut-être », dit-elle en se mettant à sourire, « et vous, est-ce que vous avez raison ? — « Oui, moi, dit-il, j’ai raison. » Elle devint pensive, lui tendit une main qu’il saisit, puis elle le regarda et lui dit : « Peut-être avez-vous raison. » Moi, j’étais comme fou, je les regardais ; quelque chose me mordait le cœur. Elle se tourna alors vers moi, me regarda sans colère et me donna la main. « Voilà », dit-elle, « ce que j’ai à vous dire : jamais je ne vous pardonnerai ! entendez-le bien, nous sommes ennemis. Pourtant je vous donne la main, je vous souhaite d’être un homme. Je suis fatiguée », dit-elle, et je sortis.

« Elle mourut bientôt. Quand on l’enterra je ne pus la voir parce que j’étais de service chez le commissaire. Le lendemain, je rencontrai l’exilé. J’allai vers lui ; sa figure était décomposée. Il était de haute taille, son visage était sérieux. Autrefois il me regardait d’un air affable, à présent il me considérait comme un animal sauvage. Je voulus lui donner la main, mais il la repoussa et s’éloigna. « Je ne peux pas, dit-il, te voir à présent. Va-t’en, frère. Au nom de Dieu, va-t’en, mais si tu restes encore dans la ville, viens me voir. » Il baissa la tête, puis s’éloigna. Je me rendis à mon logement et j’étais tellement épuisé que pendant deux jours je ne pus prendre de nourriture. Quel chagrin !... Le troisième jour, le commissaire me fit appeler et me dit : « Vous pouvez à présent vous mettre en route, les papiers sont arrivés quoiqu’un peu tard. » Sûrement nous aurions eu à la conduire de nouveau, mais Dieu avait pris pitié d’elle et l’avait rappelée à lui.

« Il m’arriva encore quelque chose, ce n’était pas la fin. En nous en retournant, nous nous arrêtâmes à une station et nous entrâmes dans la chambre. Le samovar était sur la table ainsi que des hors-d’œuvre de toute espèce. Une vieille femme était assise et versait du thé à la patronne. C’était une vieille très propre, très petite, joyeuse et bavarde. Elle lui racontait ses affaires.

« — Voici, disait-elle, j’avais rassemblé tous mes effets et vendu la maison dont j’ai hérité, puis je suis partie pour aller rejoindre ma chère fille. Elle sera bien contente, pensais-je. Elle me grondera un peu, sera irritée, je sais bien qu’elle se mettra en colère, mais tout s’arrangera. Elle m’a écrit, elle m’ordonnait de ne pas venir. En aucun autre cas, je n’aurais osé aller vers elle... Eh bien cela ne fait rien. »

« C’était comme si quelque chose me frappait au cœur. J’entrai à la cuisine : « Quelle est cette vieille ?» demandai-je à la servante. Elle me dit : « C’est la mère de la demoiselle que vous avez amenée. » Croyez-moi, je faillis tomber à la renverse. La jeune fille vit à mon visage qu’elle m’avait causé du chagrin, elle me demanda : « Qu’as-tu donc ? — Plus bas, la demoiselle est morte. » Cette servante, il faut bien le dire, se livrait à la débauche, mais alors elle joignit les mains, se mit à pleurer et sortit de la maison. Je pris mon bonnet et je sortis aussi, j’entendais que la vieille causait avec l’hôtesse dans la salle et j’eus tellement pitié d’elle qu’il m’est impossible de l’exprimer. Je marchai tout droit dans la rue. Ivanov me rejoignit avec la téléga où je pris place.

« Voilà l’affaire. Le commissaire fit son rapport à son chef, disant que je visitais les exilés, et le colonel A... fit aussi le sien, assurant que j’avais protégé cette demoiselle. L’un vint confirmer l’autre et le chef ne voulut pas me proposer comme sous-officier. « Quel sous-officier ferais-tu, me dit-il, tu es une femme. Toi dans une prison !... imbécile !... »

« À cette époque, j’en pris mon parti et je ne regrettai rien. Je ne pus oublier la jeune fille et elle est encore présente à mes yeux. Qu’est-ce que cela signifie ? Qui pourrait me l’expliquer ? Et vous, Monsieur, vous ne dormez pas ?

Non, je ne dormais pas. L’obscurité profonde de la petite hutte abandonnée dans la forêt accablait mon âme et l’image de la jeune fille morte se présentait à moi sous les sanglots profonds de la tempête.

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 22 janvier 2011.

 

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