LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nadejda Kokhanovskaïa

(Соханская-Кохановская Надежда Степановна)

1823 – 1884

 

 

 

 

LES ÂMES DU BON DIEU

CONTE DE NOËL RUSSE

(Глеб Иванович Ситников-Прус)

 

 

 

 

1874

 

 

 

 

 


Traduction de N.-A. Kolbert parue dans la Bibliothèque universelle et revue suisse, t. 29, 1886, puis en volume, Barines et moujiks, Paris, Plon, Nourrit & Cie, 1887.

 

 

 

 

 


 

Si l’on jetait un coup d’œil dans les Archives russes, on verrait qu’un des traits distinctifs du temps de Catherine II fut l’innombrable quantité des procès. Au premier moment, on croirait voir là une ombre sur son règne. J’ose affirmer que, loin d’être une ombre, c’est une lumière, la lumière de la justice, venue enfin pour le détenu et l’opprimé. Après les désordres du temps de Pierre, on avait perdu l’habitude de demander justice en présentant des pétitions aux favoris, souvent remplacés, disgraciés ou exilés, et l’on adressait directement les suppliques à la souveraine toute-puissante, clémente et généreuse. Comment s’étonner de l’arriéré formidable de vieux comptes à régler qui reparut au jour ? On demandait le possible et l’impossible. Les réclamations étaient surtout nombreuses dans les questions de propriété foncière. Là où le riche était voisin du pauvre, les usurpations, les violations du droit étaient fréquentes, presque toujours suivies d’interminables procès qui amenaient à Pétersbourg une foule de solliciteurs. Cette Palmyre du Nord regorgeait de ces infortunés qui, ayant mangé jusqu’à leur dernier kopek, continuaient à errer autour du Sénat, mourant de faim, assez simples pour croire pendant des mois et des années que, demain, leur affaire aurait son tour et serait réglée en leur faveur.

Au nombre de ces malheureux se trouvait un certain Sitnikeff Glièbe Ivanovitch, surnommé « le sieur Pruss », vu le rang élevé de second-major gagné par lui dans les guerres contre les Prussiens, sous le règne d’Élisabeth. Après avoir servi pendant les longues années fixées par les règlements de Pierre, et supporté vaillamment le poids des marches, des contremarches et des combats de ces interminables campagnes, Glièbe Ivanovitch méritait bien de jouir un peu de la vie en épousant une bonne petite femme, en se créant une famille qu’il verrait grandir autour de lui, et se reposant si ce n’est sur des lauriers, au moins sur les meules de foin parfumé de ses prairies.

Hélas ! ce furent précisément ces belles prairies qui apportèrent au pauvre officier bien autrement de peines et de tribulations que n’avaient pu le faire toutes les mésaventures de ses campagnes contre les Prussiens.

La générosité de la souveraine venait d’octroyer à un personnage nouveau un bien de cinq cents paysans, une terre de labours, de fenaisons et de pâturages, avec forêts, rivière, lacs, droits de pêche, de chasse, et « toutes les dépendances », ainsi que cela s’écrivait alors dans les actes. Cette propriété touchait aux terres de Sitnikeff. Il semble qu’il y avait là de quoi satisfaire son riche voisin ; mais le voisinage de belles prairies, inondées chaque printemps, avait éveillé la faim du loup.

« Écoute, Pruss, lui fit-il dire par l’un de ses agents, arrangeons-nous à l’amiable ; faisons un échange de prairies. Je voudrais posséder les tiennes... Et n’oublie pas le proverbe qui dit que le désir est plus fort que l’impossible. »

Malgré l’orage que faisaient pressentir ces paroles, Glièbe Ivanovitch refusa net les stériles arpents qu’on lui offrait en échange de ses terres fertiles. Quoi ! céder ainsi, au premier mot de menace, l’héritage qu’il tenait de ses pères et qu’il devait à ses enfants !... Impossible ! Ce n’était pas pour rien qu’il était second-major, et le code militaire ne disait-il pas qu’il fallait savoir mourir, mais ne jamais reculer ? Il écrivit à son altier voisin les lignes suivantes :

« À Votre Seigneurie la riche donation impériale ; à moi le modeste héritage que je dois conserver aux oiselets qui n’ont pas encore d’ailes. »

Mais que pouvait le possesseur d’une dizaine de serfs contre les centaines d’ouvriers qui vinrent s’abattre sur ses prés, armés de faux, de pieux et de râteaux ? Ils fauchèrent l’herbe, battirent les pauvres moujiks, et, menaçant de brûler l’habitation du sieur Pruss, ils chargèrent le foin sur ses propres chariots et le transportèrent, avec ses chevaux à lui, chez le riche voisin, leur seigneur.

Quelle que soit la force brutale qui écrase un homme, dans tous les temps et à tout âge, il lui restera toujours dans l’âme l’aspiration à la justice et le ressentiment du droit foulé aux pieds. Glièbe Ivanovitch porta donc plainte, adressant sa supplique aux autorités de Belgorod, qui eurent le temps de se renouveler, car la pétition resta oubliée pendant des années sous le drap rouge d’où elle ne sortait que pour y rentrer aussitôt. Glièbe Ivanovitch s’appauvrissait de jour en jour, tandis que son voisin s’engraissait de ses usurpations. Le dossier fut enfin envoyé au Sénat ; là, il serait impossible de ne pas reconnaître la légitimité des plaintes du malheureux spolié ; rien d’étonnant, par conséquent, à la décision suivante de MM. les sénateurs : « Quant à la possession, laisser les prairies à celui qui en a présentement la jouissance ; quant à Sitnikeff Pruss Glièbe Ivanovitch, vu sa pétition, l’indemniser. »

Ce verdict du Sénat reçut son exécution, avec une grande solennité, au milieu de centaines d’assistants. La cour de justice du district arriva au complet sur les lieux : juges, procureur, assesseurs, secrétaire, les propriétaires du voisinage, l’ispravnik, l’arpenteur du gouvernement avec son effrayant appareil dans lequel se cache un petit diable, toujours en mouvement, qui, au dire des bonnes gens, est cause de toutes les injustices pendant le mesurage. À la face du ciel et de la terre, on plaçait sur un tertre élevé une table couverte du fameux drap rouge, on posait dessus le « miroir de justice », et la séance s’ouvrait par l’élévation de l’aigle à double tête ; le secrétaire commandait : Chapeau bas ! et commençait à lire l’arrêt du Sénat : « Par ordre de S. M. l’Impératrice de toutes les Russies... » Cette lecture était généralement écoutée dans le plus profond silence : cette fois, le silence fut troublé par les sanglots déchirants de la femme de Glièbe Ivanovitch et de ses six enfants, qui, voyant pleurer leur mère, tombèrent à genoux, remplissant l’air de leurs cris poussés aux oreilles mêmes du cruel général, lequel fut mis, séance tenante, en possession légitime des prairies, selon l’ukase du Sénat. Quant à Glièbe Ivanovitch, il ne perdit rien de sa dignité dans ce pénible moment ; tout en consolant sa femme et ses enfants, il demanda à cette cour de justice que, « le premier arrêt de l’ukase étant exécuté, et les prairies données au général, on s’occupât du second, c’est-à-dire du payement de l’indemnité due à lui, Sitnikeff Pruss, et qu’on lui dît comment et par qui se ferait ce payement ».

Tous, même la triple canaille de secrétaire, furent mis au pied du mur par cette simple question, pourtant si naturelle et légitime. Agitant sa cadenette bien ficelée, le secrétaire déclara, de la part de la cour de justice qu’on laissait à Sitnikeff Pruss le droit d’adresser au Conseil de l’Empire une supplique dans laquelle il demanderait d’où cette indemnité devait lui venir.

Après une pareille décision, il ne restait au sieur Pruss, tombé dans la misère, qu’à abandonner sa femme et ses enfants à la merci du riche voisin. Il chargea tout ce qu’il put sur une charrette attelée de trois chevaux, fit une longue prière sur la tombe de ses ancêtres, d’où il emporta un peu de sable et de terre dans un petit sac attaché à son crucifix, afin qu’en cas de mort loin de la maison, cette terre fût répandue sur ses paupières et les couvrît comme d’un léger duvet, et il partit pour Saint-Pétersbourg. Ce voyage ne ressemblait guère à ce qu’il est aujourd’hui. On avançait à petites journées, traîné par ses propres chevaux, avec les longs arrêts rendus indispensables par le mauvais état des routes, et les longues nuits dans les auberges primitives de ces temps, et cela sur un parcours de plus de mille cinq cents verstes, et en hiver ! L’énorme distance qui séparait le Pétersbourg finnois de la Russie centrale avait le mystère de l’inconnu, en même temps que la difficulté d’y arriver, « au trentième rayon du trentième pays », mais elle avait aussi le charme magique qu’exerçait le nom de la Matouchka-Tsaritza sur les opprimés et les victimes de l’injustice des nouveaux tribunaux. Ces malheureux se refusaient à croire qu’on pût affronter les privations et les fatigues d’un pareil voyage sans obtenir justice et réparation. Non, le doute n’était pas possible ; l’espoir soutenait ces pauvres gens, fermement convaincus que l’Impératrice ne souffrirait pas le mensonge... Aussi quelle déception quand il fallait refaire ces milliers de verstes, ayant tout perdu, même l’espoir !

Glièbe Ivanovitch arriva encore assez gai dans la grande capitale, soutenu qu’il était par la pensée de voir dans peu de jours « la mère Tsaritza », et alors son affaire serait vite et bien terminée. Mais l’hiver s’acheva, puis vint le printemps, l’été se passa ; seules, ses espérances ne passaient point. Il s’était installé dès le début, dans le quartier « Samson », et tous les jours il se rendait au Sénat. Il lui avait fallu neuf mois seulement pour apprendre entre les mains de qui se trouvait son dossier, et si sa supplique avait été agréée... On l’avait bien reçue, il est vrai ; seulement on renvoyait le pauvre sieur Pruss du jour au lendemain, en lui disant chaque matin : « Demain, l’affaire sera revue. » En attendant, il n’avait plus de quoi dîner dans son pauvre logis, et pendant les longues et froides nuits d’automne, ses cheveux se dressaient sur sa tête et ses idées s’égaraient en songeant à sa position actuelle et à celle qui l’attendait, peut-être plus terrible encore. Ses dernières ressources étaient épuisées ; tout avait été vendu, chevaux, harnais, kibitka : il ne restait rien au maître et à ses deux serviteurs. Les chaussures de Glièbe Ivanovitch étaient percées, et il était réduit à les doubler avec les morceaux de fort papier qu’il ramassait dans les antichambres du Sénat.

Et pourtant il restait le maître, et en sa présence ses fidèles serviteurs, Conedrate le cocher et Ptaha le planton, avec lequel il avait fait toutes ses campagnes, se tenaient debout. Les neuf dixièmes des propriétaires d’alors, s’ils se fussent trouvés dans la situation du sieur Pruss, eussent vendu leurs serfs. Ils en auraient souffert, mais l’auraient fait tout de même. À cela Glièbe ne consentirait jamais, et les trois vieillards, unis par le malheur, pâtissaient ensemble, avec cette différence que le maître souffrait triplement du froid, de la faim, de toute cette misère sans issue, puisqu’il en souffrait pour lui et pour ses serviteurs. Conedrate fut le premier à se jeter aux pieds du maître pour lui demander de le laisser partir.

Le laisser partir !... mais avec quoi ? Comment voyagerait-il dans la saison d’hiver ? comment pourrait-il fournir ces mille cinq cents verstes ?... Plus d’une fois Glièbe Ivanovitch avait agité ces pensées, se disant qu’il valait peut-être mieux encore s’en retourner tous les trois. Après avoir souffert ensemble, ne devaient-ils pas mourir ensemble aussi ?

Mais tant que l’homme n’est pas mort, il espère et il rêve... Et s’il rentrait au logis, quelle nouvelle apporterait-il à sa femme et à ses enfants ? Puisqu’on lui assurait que « demain » son affaire passerait au Sénat, ne valait-il pas mieux attendre encore ? Ils ne pouvaient donc partir tous trois : lui, le sieur Pruss, il fallait qu’il restât, ne fût-ce que pour connaître la décision dernière. Et Conedrate le suppliait toujours. « Laisse-moi partir, seigneur, disait-il ; j’irai, demandant au nom de Jésus : n’est-ce pas la même chose de mourir ici ou en route ? Et puis les charretiers me prendront avec eux, si j’en rencontre. »

Et voilà que par une brumeuse matinée d’automne, trois mendiants, se tenant par la main comme trois frères, arrivèrent en pataugeant à l’église de la « Consolation des affligés ». Les vieilles femmes en prière regardaient avec étonnement cette trinité qu’on n’avait jamais vue encore ; elles examinaient surtout le plus grand, celui qui se tenait entre les deux autres, imposant et droit, semblable à un robuste chêne entre deux vieux troncs, et lorsqu’il tomba le visage contre terre devant l’image de la sainte Vierge, avec des sanglots étouffés, il n’y eut guère d’yeux qui restèrent secs, et les cœurs tressaillirent. Avec des soupirs, des oh ! et des ah ! les vieilles pauvresses, toujours curieuses, suivirent ces inconnus, mais aucune d’elles ne comprit rien à la scène étrange qui se passa au sortir de l’église. Un des trois vieux tomba aux pieds du plus grand, ne cessant de baiser en pleurant ces pauvres pieds nus, jusqu’à ce que celui-ci, le relevant d’un geste plein de dignité, l’attira à lui, l’embrassant comme une mère embrasse le fils dont elle va se séparer. Puis quelque chose comme une dispute se passa entre ces trois hommes, et ceux qui étaient le plus près entendirent ces mots : « la récompense du seigneur ». Après quoi le calme se rétablit, et ils se séparèrent, deux d’entre eux s’en allant ensemble d’un côté, et le troisième seul de l’autre.

Et réellement, une dispute s’était élevée entre eux. Au moment des adieux de Glièbe Ivanovitch à son cocher Conedrate, la caisse du maître ne contenait plus que cinq altines. Avec l’un, il avait résolu d’acheter un cierge à brûler devant l’image de la sainte Vierge de la Consolation, d’en garder deux pour lui et pour Ptaha, et de donner les deux derniers à Conedrate. Mais au moment de s’en séparer, ému et le cœur serré de le voir partir avec si peu, Glièbe Ivanovitch glissa encore dans la main de son serviteur son altine à lui ; Conedrate, sentant une troisième pièce, la repoussait ; mais à l’ouïe des paroles du maître prononcées d’un ton ferme, il n’osa plus résister, et accepta la « récompense ». Jamais maître n’aura donné autant à son serviteur. Comme la veuve de l’Évangile, il donnait ce qu’il possédait, ne se réservant rien pour sa nourriture du lendemain.

Après le départ de Conedrate, la vie de Glièbe Ivanovitch s’organisa comme suit. Il n’y avait plus moyen de garder le petit réduit où ils avaient vécu tous trois dans la maison d’une boulangère qui faisait les petits pains pour l’église de Samson ; c’était au-dessus des moyens du sieur Pruss, car ce réduit possédait un semblant de fenêtre, et pouvait ainsi passer pour une chambre. Or, des mendiants, n’ayant pas de quoi manger, ne pouvaient être logés comme des princes ; ceci était l’opinion de l’hôtesse, apitoyée cependant par la douceur du major, qui ne lui répliquait rien, à elle, une femme. Elle ne le chassa donc pas, mais le transporta, lui et son Ptaha[1] déplumé, dans un coin tout noir, derrière le four, et séparé de la chambre par une cloison de planches. « Si la loge est sombre, disait-elle, elle est du moins chaude ; mais vraiment, à te voir, on dirait que je te fais payer cent roubles pour ce bon poêle ! Restes-y donc, couches-y ; mais si tu n’as pas de quoi manger, ne me demande jamais rien. » La boulangère, redoutant la sensibilité de son cœur, voulait bien donner un abri, mais ne rien savoir de plus de ses hôtes ; ils pourraient être là trois jours sans manger, elle ne devait pas en être informée. Qu’on ne s’avisât pas surtout de lui mendier du pain au nom de Jésus ! Elle en donnerait, car elle était une sotte, si sensible ! mais elle les expulserait tout de suite après, et ils n’auraient aucun reproche à lui faire. Vraiment, si elle devait nourrir les mendiants et les loger gratis, elle-même en serait bientôt réduite à prendre la besace et à aller tendre la main près des églises. « Une fois pour toutes, sieur, ne me demande jamais rien », conclut l’hôtesse en installant Glièbe Ivanovitch dans son gîte.

Et cette installation, pendant un hiver comme celui de Saint-Pétersbourg, était un si grand bienfait que Glièbe Ivanovitch et son fidèle Ptaha en oublièrent un moment leur faim. Manger un jour et jeûner deux n’était pas nouveau pour eux ; mais ce recoin envoyé par Dieu, si sec et chaud !... Mouillés par la neige, transis par le gel durant le jour, quelle béatitude d’être réchauffés et séchés pendant la nuit ! Ils s’endormaient comme dans un bain russe ; la chaleur les enveloppait comme une bonne mère. Les malheureux n’avaient pas besoin de se couvrir de leurs habits, ce qui les usait ; et les semelles recollées, qui restaient si longtemps à sécher dans la chambrette, éclairée, c’est vrai, mais si humide et si froide, ici, elles n’auraient qu’à être appuyées contre le four... Et puis, l’obscurité n’était pas si complète : dès que le four était allumé, la lueur arrivait à travers les fissures de la cloison, et quand la boulangère tirait la braise pour enfourner, la lumière devenait si vive qu’ils pouvaient parfaitement se voir ; aussitôt Ptaha, fidèle à la consigne, faisait front, saluant son officier ; Glièbe Ivanovitch se signait et lui répondait : « Bonjour à toi, mon Ptaha. » Leur vie était donc tolérable dans cet abri accordé par la charité ; mais la nécessité de se vêtir et d’apaiser leur faim se faisait brutalement sentir : un homme qui n’est pas encore mort réclame son morceau de pain. Glièbe Ivanovitch trouva moyen d’un peu mater cette famine en persuadant à Ptaha d’ajouter un troisième jour de jeûne, le lundi, aux jeûnes du mercredi et du vendredi, d’autant plus qu’on était en plein carême de Saint-Philippe. Ainsi, ils jeûnèrent pour les péchés et l’injustice des hommes : cependant, les quatre jours qui restaient, il fallait se nourrir.

Les journées commençaient de très-bonne heure, car la vieille était debout bien avant l’aube pour pétrir la pâte. Ptaha se levait aussitôt, et, sans attendre qu’elle l’appelât, il allait lui prêter aide. Il apportait l’eau, le bois, allumait le four. Glièbe Ivanovitch se levait aussi, disait sa prière du matin, ouvrait toute grande la porte de la cloison et, s’asseyant sur le seuil, se mettait à raccommoder ses nippes et à coller ses semelles. Au premier coup de cloche, il abandonnait les « vanités de ce monde », et sortait, sans aucun souci de l’obscurité, de la pluie, de la neige ou du vent qui l’accueillaient au dehors. Le sieur Pruss emboîtait le pas comme s’il conduisait encore son bataillon ; la poitrine en avant, il marchait en militaire, se dirigeant vers l’église de Samson. Il y était déjà connu, ce géant aux larges épaules, avec sa veste d’ordonnance rapiécée ; il s’appuyait toujours au même pilier ; sa taille et son grand air le faisaient ressembler à une autre colonne. Il se tenait immobile ; seule sa tête blanche s’inclinait de plus en plus sur sa poitrine ; il semblait ne point entendre la lecture et les chants de l’office, et suivre une autre messe à travers ses tristes pensées : il y avait quelque chose d’inspiré dans cette contemplation intérieure, et, s’il venait à lever les yeux et à regarder les gens qui l’entouraient, tous le saluaient. Si la boulangère ne saluait pas le sieur Pruss, il ne lui inspirait pas moins un respect involontaire qu’elle ne parvenait pas à dissimuler complètement en sa présence ; quant à Ptaha, elle l’avait accaparé tout entier, elle en avait fait non-seulement son domestique, mais aussi son baudet : outre l’eau et le bois qu’il devait porter, il traînait au marché une charrette contenant le pain, sur laquelle il ramenait les sacs de farine, et parfois la boulangère elle-même. Mais autant cette femme osait agir arbitrairement avec lui, autant elle eût craint d’exiger le plus léger service du sieur Pruss, pas même de mettre son coq malade sur le perchoir. Un jour pourtant, elle se permit de demander au vieux militaire d’aller vendre à l’église, pour la messe du matin, les pains restés de la veille, tandis qu’elle en préparait de frais avec Ptaha pour l’office de neuf heures ; mais aussi de combien de circonlocutions avait-elle enveloppé sa demande ! « Une chose agréable au Seigneur, — sans que cela t’offense, — donne-toi la peine, si cela ne porte pas ombrage à Ton Honneur, etc. »

Cette première vente fit époque dans la vie de Glièbe Ivanovitch. La boulangère garnit le panier d’une serviette blanche, toute brodée, et y déposa les petits pains. Glièbe Ivanovitch partit, mais une tourmente de neige l’aveuglait ; en cherchant à protéger son fardeau, il s’égara et, au lieu de l’église de Samson, arriva à celle de la Consolation des affligés. Il y entra tout couvert de neige, comme un mort, dans son linceul. Les gens qui l’aperçurent se rangèrent avec effroi à son approche ; il y avait beaucoup de monde dans l’église, les cierges brûlaient, mais personne ne lisait l’office. Glièbe Ivanovitch s’en demandait la raison, quand le prêtre sortit du sanctuaire en disant : « Enfants, c’est une vraie punition de Dieu, mais je ne puis entamer la messe sans dire : Béni soit Dieu ! et personne n’est là pour répondre Amen ; le diacre, le lecteur manquent. » Glièbe Ivanovitch s’avança et dit : « Commence, père, je remplacerai les absents. » Il semblait sortir de terre, et s’élever jusqu’au ciel en montant sur l’estrade destinée au chantre ; imposant et majestueux, il fit un grand signe de croix, et lorsqu’il répondit Amen au prêtre, un grand silence se fit dans l’église... « Un lecteur du bon Dieu », marmottaient les vieilles femmes, et, malgré leur frayeur, elles brûlaient de savoir ce que contenait le panier laissé devant le chœur. Enfin, l’une d’elles se dit : « Que cela soit un péché ou même deux... s’il me fallait mordre à la mort[2], je jetterai un coup d’œil dans le panier. » Tremblante de peur, elle soulève la serviette, et, voyant les petits pains, s’en empare... Glièbe Ivanovitch n’en était qu’au milieu des matines que tous les petits pains avaient disparu et que dans le fond du panier remis en place se trouvait l’argent.

La messe achevée, lorsque Glièbe Ivanovitch se ressouvint de son panier et qu’il vit sa vente faite : « Vous m’avez rendu un bien grand service, les pauvres mères », dit-il aux vieilles en passant devant elles pour sortir de l’église ; et plusieurs le suivaient, lui fourrant des pièces de monnaie dans les mains en lui murmurant : « Prends, lecteur du bon Dieu... ne dédaigne pas... Jésus accepta bien la pite de la veuve, et lui promit le royaume des cieux ; moi aussi, je suis veuve, père, et c’est moi qui ai pris ton panier ; prends mon kopek, ne refuse pas la pauvre petite offrande de la veuve, lecteur inspiré de Dieu. »

Dès lors, le sieur Pruss arriva chaque matin à l’église avec son panier, et, tandis qu’il lisait et chantait dans le chœur, les petits pains étaient vendus, et il les trouvait remplacés par l’argent : ainsi lui-même recevait cette étrange aumône qu’il ne demandait pas, mais qu’on le suppliait humblement d’accepter. Et c’était cette aumône qui seule nourrissait Glièbe Ivanovitch et son fidèle Ptaha ; car ce dernier, attelé du matin au soir à la charrette de la boulangère, n’avait pas une minute pour chercher à gagner quelque chose. Parfois un pèlerin de passage ou quelque pauvresse dévisageait longuement le planton, hochait la tête, et, lui mettant un kopek dans la main, se perdait dans la foule ; mais pareille aubaine ne lui arrivait pas souvent. La boulangère, ayant signifié aux deux hommes de se garder de lui rien demander, ne paraissait pas admettre la possibilité qu’ils le fissent jamais. « Ils ne me demandent rien, disait-elle aux commères du voisinage ; ils passent des journées sans manger et ne soufflent mot. J’ai essayé d’oublier du pain, ils n’y ont pas touché : ce sont de vrais diables de patience et non pas des hommes comme les autres. »

Et qui sait ? par un caprice du cœur humain, la boulangère pesait peut-être davantage encore sur le pauvre Ptaha pour le forcer à demander, et c’est avec joie qu’elle lui aurait donné de quoi apaiser sa faim ; mais, patients dans leur misère, ces pauvres gens souffraient en silence. Le sieur Pruss, en rentrant de la messe récompensé de son service divin par la touchante aumône de la veuve, s’asseyait avec Ptaha pour « glorifier Dieu en mangeant », ainsi qu’il le disait. Et alors, comme deux frères, ou plutôt comme un père avec son fils, le maître et le serviteur partageaient jusqu’à la dernière miette. Glièbe Ivanovitch eût été heureux de donner davantage à Ptaha, mais Ptaha veillait à ce que le partage fût égal : ainsi les portions se faisaient par moitiés avec la plus stricte justice. Ayant glorifié Dieu, le sieur Pruss se rendait au Sénat, course aussi impérieuse et aussi inévitable que celle de l’église. Hélas ! il s’y rendait pour faire antichambre, pour attendre depuis dix heures l’arrivée de MM. les sénateurs qui repartaient à trois, écouter les refus, entendre les menaces, les injures des scribes, être rudoyé par les portiers... implorer avec larmes, saluer jusqu’à terre les dignes, et les indignes, et, après avoir subi toutes ces humiliations, enduré toutes ces fatigues, Glièbe Ivanovitch pouvait se dire en rentrant qu’il avait fait pour sa famille tout ce qu’il était humainement possible de faire. C’est bien ainsi qu’il l’entendait, lorsque, le soir, il s’affaissait, brisé de lassitude, et que, se parlant à lui-même, il disait : « Mes pauvres enfants, ma chère femme, j’ai été au Sénat ; le vieux père ne s’est pas laissé aller à la paresse, il y est encore retourné... » Et un flot de larmes étouffait sa voix... C’est ainsi que s’écoulait la vie de Glièbe Ivanovitch et de son Ptaha.

Un jour, peu de temps avant Noël, Ptaha revenait du marché, un gros sac de farine sur le dos. Au lieu de repartir tout de suite pour ramener la boulangère, il vint se placer devant son maître comme pour porter armes, et commença, comme au temps où il faisait le rapport : « Mon officier, la position de l’ennemi par rapport à nous... pardon, mon père, j’ai oublié comment il fallait dire pour parler en homme comme il faut... C’est que j’apporte de bonnes nouvelles ! »

Il y avait longtemps que Glièbe Ivanovitch avait perdu l’habitude d’en attendre ; aussi ne demanda-t-il même pas quelles étaient ces nouvelles ; il répondit simplement : « Mon pauvre Ptaha, la faim ne t’a pas encore fait perdre la voix... » Mais le planton raconta à son maître comme quoi il avait rencontré au marché l’ex-tambour-major du régiment, qui était employé pour l’heure dans les cuisines d’un prince où il tambourinait matin et soir la diane et la retraite sur les couvercles des marmites ; que ce musicien l’avait conduit au chef lui-même ; que ce chef de cuisine princière, au premier coup d’œil jeté sur sa figure, y avait lu comme dans un livre : « Il me semble, avait-il dit, qu’une sorcière a bu tout le sang de ton visage... Qu’on lui donne à manger, commanda-t-il aux marmitons : la faim, comme un chat sauvage, luit au fond de ses yeux... » — Il est si bon, ce chef, continua Ptaha, que lorsqu’il apprit notre misère, il me dit : « Mais c’est bien aussi votre faute, gens sauvages des campagnes que vous êtes ! Quand on pense que tout exprès pour vous autres, arrivant de loin, des tables servies attendent dans presque toutes les maisons des princes et des sénateurs ! Arrive qui veut ! on mange, on boit, personne ne demande d’où l’on vient, qui l’on est ; une fois rassasié, on remercie Dieu, on rend son devoir en l’honneur de l’hôte par un salut, et l’on s’en va à ses affaires. Va dire cela à ton major ! A-t-il encore son uniforme, ou l’avez-vous mangé ? Bien ; alors, qu’il l’endosse et vienne s’asseoir à la table du prince Stcherbateff : il n’y sera pas plus mal servi qu’à une autre ! »

Glièbe Ivanovitch écoutait le récit de Ptaha comme si c’eût été un conte de fées. Il craignit même un instant que le malheureux n’eût la tête dérangée par la faim ; mais jamais l’esprit de Ptaha n’avait été aussi clair : il tira au milieu de la chambre le coffre qui renfermait tout leur avoir, en sortit l’uniforme du major avec tous ses accessoires ; il fredonnait, et peu s’en fallut qu’il ne se mît à danser ; il suspendit les habits au mur du réduit, et le voilà brossant, soufflant sur le moindre grain de poussière, enlevant des lèvres un fil blanc, puis : « Votre Honneur est servi, daignez vous habiller, tout est prêt. » Mais ce qui ne l’était pas, c’était la compréhension du major : il n’avait pas encore pu se mettre dans l’esprit qu’il devait se lever et s’habiller pour aller s’asseoir à la table d’un prince qu’il n’avait jamais vu et qui ne l’avait pas fait inviter... Il se cassait la tête sur cette énigme ; non, décidément, il ne pouvait se rendre chez le prince Stcherbateff. — « Vas-y, toi, Ptaha, et tâche d’en savoir plus long. » Ptaha revint, confirmant l’exactitude de tout ce qu’il avait déjà dit. Le doute n’était plus possible ; chacun pouvait venir prendre place à la table du prince, le couvert était toujours mis. Il n’y avait qu’une seule condition : la tenue devait être à peu près convenable pour un gentilhomme, afin de ne pas faire honte aux autres convives et au prince lui-même.

Il était aussi difficile à Glièbe Ivanovitch qu’il nous l’est à nous-mêmes aujourd’hui de comprendre la fabuleuse réalité de l’usage en vigueur sous Catherine II. Je ne sais si cette coutume s’était introduite par le fait même de la multitude de gens affluant de la province dans les deux capitales, où ils auraient fini par mourir de faim, comme cela avait failli arriver au sieur Pruss ; mais dans ce temps-là l’hospitalité russe brillait de tout son éclat, et rien n’était plus fréquent, dans les riches maisons seigneuriales de Saint-Pétersbourg et de Moscou, que d’avoir table ouverte. À l’heure du repas, des gens arrivaient du dehors sans autre preuve de leur noblesse qu’une mise convenable ; le majordome les introduisait dans la salle à manger, puis allait annoncer à son maître et à ses invités que le dîner était servi. L’hôte, suivi d’une foule de grands personnages, entrait, s’arrêtant un instant sur le seuil pour embrasser la scène d’un coup d’œil, accueillait ses convives inconnus d’un salut bienveillant, puis s’asseyait au haut bout de la table, tandis que ses amis se plaçaient d’après le rang ou la position qu’ils occupaient dans le monde. Au bas de la table, plus aucune distinction n’existait. En sortant, l’amphitryon n’oubliait jamais de répondre aux saluts de ceux qui l’avaient honoré de leur présence ; mais, à part cela, aucune relation n’existait entre le maître de la maison et ses hôtes. Parfois il remarquait ceux qui revenaient le plus souvent. C’est dans cette catégorie que s’apprêtait à entrer Glièbe Ivanovitch ; néanmoins, avant de se rendre aux dîners du prince, il attendit que Noël fût là, afin de pouvoir se régaler pour clore le carême.

Le jour solennel arriva enfin. Avec ses cheveux blancs, son air grave, sa tenue correcte, son uniforme vert foncé, ses décorations brillant sur sa poitrine, ses semelles soigneusement recollées, son regard profond où se lisait la souffrance vaillamment endurée, Glièbe Ivanovitch avait si fière et si grande mine qu’il n’eût pas été déplacé non-seulement à la table du prince, mais à la table impériale : c’est ce que se disait le majordome en l’abordant respectueusement pour lui demander sous quel nom Sa Seigneurie devait être annoncée. « Mais je ne veux pas être annoncé du tout, répondit le sieur Pruss ; si vous avez une place à table pour moi, je m’y mettrai, sinon je m’en irai. » Comment ! pas de place pour lui ! Au contraire, qu’il entre ! et le majordome ouvrit la porte devant Glièbe Ivanovitch et s’effaça. Il n’est pas difficile de se figurer l’étonnement du major, sortant de son réduit obscur, à la vue de tant de luxe et de richesse. Mais ce qui le frappa le plus, ce fut la décoration de la salle : ces petits Amours tout nus qui le menaçaient de leurs flèches, ces belles nymphes voluptueuses qui riaient en secouant au-dessus de sa tête, couronnée déjà par tant de souffrances, les guirlandes de fleurs dont leurs mains étaient pleines. La modestie de Glièbe Ivanovitch en était toute troublée. Il n’osait lever les yeux ; aussi ne vit-il pas entrer le prince, mais il l’entendit s’installer à grand bruit à table avec ses invités ; une main invisible le tira par la manche pour le forcer à prendre place, et, lorsqu’il revint à la réalité, la première chose qui frappa ses yeux fut un petit pain bien doré, sur lequel étaient empreintes en relief les armoiries du prince, et qui était posé sur son assiette. Sa place était la toute dernière, juste en face du prince, assis sur un siège à haut dossier, et il semblait au sieur Pruss que le prince le regardait...

Ainsi commencèrent pour Glièbe Ivanovitch Sitnikeff Pruss les banquets du prince. Le petit pain l’avait rempli d’une telle admiration que le manger seul, sans le partager avec Ptaha, lui semblait un crime. Des sentiments d’une délicatesse si particulière remplissaient le cœur de ce soldat du temps d’Élisabeth, qu’il se privait des vins fins dont il aurait pu boire à discrétion à la table du prince : il se disait qu’à ce même moment son vieux serviteur, son ami, son frère, rongeait peut-être une croûte de pain noir trempée dans l’eau. Aussi le désir d’emporter le petit pain devint-il si impérieux que, ayant regardé le prince, ses hôtes, ses serviteurs, et sans plus se soucier des gamins effrontés du plafond et des belles filles rieuses, il étendit la main, attira à lui l’objet désiré, et le coula dans sa poche.

Ayant une fois savouré la joie de rapporter quelque chose à Ptaha, Glièbe Ivanovitch ne put plus s’en passer, et, dès lors, ne manqua jamais d’empocher le petit pain. D’ailleurs, il s’était vite fait à sa nouvelle position ; les valets le connaissaient, et sa place lui était toujours réservée. Le prince, lui aussi, avait pris l’habitude de voir au bout de la table, vis-à-vis de lui, cette belle et noble figure.

Ainsi passèrent les jours de Noël, ainsi le premier jour de la nouvelle année, puis la fête des Rois. Le jour de Saint-Jean l’Évangéliste, comme Glièbe Ivanovitch arrivait à l’heure habituelle, le domestique qui lui ouvrit la porte lui dit :

— Nous sommes en fête aujourd’hui, sieur Pruss ; notre prince a été invité tout spécialement hier au palais impérial pour la « Bénédiction de l’eau », et il a eu l’honneur de recevoir de la main de Sa Majesté une tabatière enrichie de diamants. Pour célébrer notre joie, nous fêtons la tabatière ; non-seulement Votre Seigneurie, mais tous ceux qui viendront peuvent entrer et se régaler : il y va de l’honneur du prince.

— Et que Dieu lui accorde d’en jouir de siècle en siècle ! répondit Glièbe Ivanovitch en entrant dans la salle à manger.

Une si grande quantité de hauts personnages arrivèrent ce jour-là à la suite du prince que, si l’on avait compté ceux des jours précédents, le total n’eût pas été supérieur à celui de ce seul jour ; mais il y eut place pour tous, et le major garda la sienne.

Vers le milieu du repas, le prince, voulant prendre une prise de piquant tabac français, ou ayant quelque autre idée, tira de sa poche la fameuse tabatière, dont les diamants étincelants attirèrent tout de suite l’attention générale. Ceux qui l’avaient déjà admirée et ceux qui ne l’avaient pas vue encore exprimèrent, à la grande joie du prince, le désir de contempler de plus près cette marque de la bienveillance impériale. La tabatière fit le tour de la table. Glièbe Ivanovitch la suivait des yeux avec émotion, attendant son tour de tenir entre ses mains tremblantes un objet que sa souveraine adorée avait touché ! Mais, quelle que fût la vivacité de ce sentiment, le petit pain, le pain quotidien de Ptaha ne pouvait être oublié, et quel autre moment serait plus favorable pour s’en emparer que celui où précisément tous les regards étaient absorbés par la tabatière ? Le petit pain était donc sain et sauf dans sa poche, quand le bijou lui parvint. D’un élan involontaire, Glièbe Ivanovitch se leva, chacun suivit son exemple ; il inclina la tête sur la tabatière et la baisa, puis, n’osant la retenir plus longtemps, il la passa religieusement à son voisin, la suivant du regard jusqu’au haut bout de la table.

Le banquet continuait au milieu de conversations animées et joyeuses ; on mangeait et buvait, comme on disait alors, « à la gloire de l’amphitryon et à l’honneur des convives ». Le moment approchait de célébrer la munificence de l’Impératrice. Le vin mousseux pétillait déjà dans les coupes de cristal. Mais disons avant tout un mot du cérémonial qui allait être suivi. Une énorme reproduction de la tabatière, aussi exacte que possible, avait été confectionnée en sucre et en biscuit ; un maître d’hôtel, accompagné de deux aides, l’apportait sur un plateau d’argent, et la posait devant le prince, qui devait placer alors la vraie tabatière sur le gâteau monumental, et, aidé de tous les membres de sa famille, l’élever au-dessus de la table, en signe de la haute faveur dont il avait été honoré, lui et les siens. À ce moment, il devait dire : « Vive la souveraine généreuse ! » Tous les assistants saluaient. Une seconde fois il disait : « Vive la grande impératrice ! » On saluait encore. Enfin : « Vive l’Impératrice, pour de longues années ! » Les chantres reprenaient en chœur : « Pour de longues années ! » Les convives, toujours debout, le verre à la main, buvaient à la santé de l’Impératrice, puis les chantres célébraient la gloire de Catherine, et les hôtes reprenaient leurs places, tandis que le prince coupait le gâteau par tranches, et en envoyait un morceau à chacun, afin qu’on s’associât à sa joie.

La tabatière-gâteau fit son entrée, et fut placée devant le prince ; tous les membres de la famille l’entourèrent, tendant déjà les bras ; le prince, lui, s’était aussi levé ; il plongea la main dans l’une de ses poches, puis dans l’autre... Un moment il parut interdit, regardant tout le monde, puis il dit enfin : « La tabatière n’y est plus ! »

Comment, elle n’y est plus, elle. la gloire de la fête ! Mais chacun l’a vue, l’a tenue dans ses mains... Quelqu’un l’aura gardée au passage. « Non, elle n’y est plus », dit encore le prince en retournant ses poches. À ce geste, les convives s’empressèrent d’en faire autant, et tous demandèrent qu’on les fouillât. Que le majordome vienne avec ses assistants : chacun resterait à sa place et serait visité à son tour, car chacun, ayant tenu le bijou, pouvait être soupçonné. Quelqu’un peut l’avoir retenue ; on ne peut jurer de rien. Dans un cas si extraordinaire, les hôtes consternés en étaient arrivés à douter d’eux-mêmes et n’eussent pas été surpris de retirer la tabatière de leur poche... Seul Glièbe Ivanovitch était sûr que ce n’était pas la tabatière qui était dans la sienne, mais bien le petit pain de Ptaha. Le majordome va s’approcher de lui et le démasquer à la vue de tous... N’est-il donc pas un voleur, lui qui s’assied à la table hospitalière du prince, y boit, y mange et cache un pain dans sa poche ? On le prendra sur le fait, et si le sieur Pruss a pu dérober et cacher un petit pain, il aura pu tout aussi bien voler une tabatière.

— Je ne suis pas un voleur, dit-il, en écartant d’un geste digne le majordome. Je suis major, et je n’abaisserai pas mon honneur jusqu’à me laisser fouiller. Que le prince, s’il doute de moi, me fouille lui-même, mais dans une chambre à part : quant à toi, valet, retire-toi et ne me touche pas !

À ces mots, les uns baissaient les yeux, ne doutant pas de la culpabilité du major, les autres restaient atterrés de tant d’audace.

Cependant le prince, revenu de la stupéfaction que lui avait causée un incident aussi inattendu, à l’ouïe des paroles du major, sentit ce qu’il y avait d’indélicat dans cette investigation blessante, bien que ce fussent ses hôtes eux-mêmes qui l’eussent réclamée. II arrêta immédiatement toute recherche.

— Commençons par fêter la tabatière, dit-il : un cadeau de l’Impératrice ne brûle pas au feu et ne se perd pas dans l’eau. Je suis sûr que la tabatière se retrouvera, ajouta-t-il en regardant fixement Glièbe Ivanovitch. Glorifions la grâce de la souveraine !

On procéda à l’élévation du gâteau symbolique, on exécuta tous les rites convenus ; mais la tabatière manquant, ce n’était pas la même chose. De temps à autre, des regards interrogateurs tombaient du haut de la table sur le sieur Pruss ; ses voisins éloignaient leurs chaises de la sienne. La pauvre homme se tenait droit et haut sur son siège, se sentant percé de part en part par les regards du prince, et voyant les valets ne pas quitter des yeux sa poche grossie.

Jamais il n’était revenu de ses courses, pourtant si rebutantes et si infructueuses, au Sénat, dans un état d’abattement et de désespoir pareil à celui qui était le sien quand il rentra, ce jour-là, chez la boulangère, qui, heureusement, était absente. À la suite de sa course rapide, dans sa démarche alourdie par la peine, ses semelles collées étaient parties, ses pieds nus sortaient de leur chaussure... « Frère Ptaha, dit-il, les yeux baissés, embrassons-nous, et prions Dieu ! Le coup de grâce vient de me frapper, je suis un voleur. Les gentilshommes et les valets croient que j’ai volé... volé une tabatière, encore ! » Il tomba la face contre terre en sanglotant ; puis, se relevant, il baisa Ptaha sur la tête et se calma, car il fallait songer au lendemain : reparaître dans la maison du prince, y reporter sa honte, — ou n’y plus rentrer !...

« Non ! je ne prendrai pas sur moi la responsabilité de ce vol. Si je ne retournais pas chez le prince, ce serait avouer que je suis le coupable, que je crains de montrer mes yeux de voleur, et ma mère n’a pas enfanté un voleur ! Dieu m’a fait mendiant ; mais que je fusse un voleur, il ne l’a pas voulu... Le pain que j’emportais dans ma poche ? Un voleur ne vole pas pour donner à autrui : j’emportais ce que je devais à la générosité du prince pour le donner à mon Ptaha, mais je ne volais pas ! »

Calmé par ces pensées, Glièbe Ivanovitch se dirigea le lendemain, le cœur raffermi, vers la maison du prince. Il regardait à terre. S’il eût levé les yeux, il aurait rencontré dans le regard du portier qui lui avait ouvert, et dans ceux des autres domestiques qui s’inclinaient respectueusement sur son passage, quelque chose qu’il n’y avait jamais vu jusque-là. Mais l’homme de la douleur portait un trop lourd fardeau sur son épaule pour rien voir. Il s’avançait, comprenant seulement qu’il était en retard, qu’il lui faudrait entrer seul devant les convives assemblés, et incliner devant le prince sa vieille tête blanche, déshonorée. Il priait mentalement en remuant les lèvres : « Dieu tout-puissant, donne-moi ta force. Tu es le Seigneur Dieu, et moi, je ne suis qu’un homme. » Il s’arrêta au milieu de la salle, et, levant les yeux, il vit tout le monde debout, y compris le prince, qui lui fit un signe de tête avant qu’il eût le temps de le saluer, et lui dit : « Enfin tu arrives ! et moi qui redoutais déjà que, maudissant ma maison, tu n’y voulusses plus rentrer !... Ta place n’est pas là, au bas de cette table : viens, mon vieil ami. J’ignore ton nom, mais viens te mettre à côté de moi. »

Si Glièbe Ivanovitch eût été reçu par des injures et des outrages, il se fût trouvé préparé à les recevoir, car son âme était prête à tout, et si le prince avait ordonné à l’un de ses serviteurs de frapper le major Sitnikeff Pruss sur une joue, il aurait tendu l’autre, ainsi que c’est écrit ; mais une réception pareille ! Le salut respectueux du prince, ces convives debout comme s’ils attendaient qu’il daignât venir, tout cela le prit au dépourvu. Glièbe Ivanovitch en eut comme le vertige, et toute l’amertume de son âme passa sur son visage dans un triste sourire.

— Qu’avez-vous donc tous ? Tantôt j’étais un voleur pour vous... Pour qui me prenez-vous maintenant que vous restez debout ? Ne dirait-on pas que vous n’osez vous asseoir sans moi ?... Et toi, prince, si tu accueilles un voleur par un salut, congédie-le donc par un autre !

Et tournant sur ses talons, il se dirigea vers la porte de son pas lent et mesuré.

— Arrête, arrête, mon ami ! Calme ton cœur ! Tu nous vois tous debout, confus et repentants devant toi : pardonne-nous pour l’amour de Jésus.

Le prince s’inclina encore, et tous firent comme lui.

— Voici la tabatière, dit-il en la plaçant au milieu de la table, afin que tous pussent la voir ; elle ne m’avait pas quitté. Lorsque je la remis hier dans ma poche, elle glissa entre la doublure et l’étoffe de mon habit. En me déshabillant le soir, mon habit tomba à terre, quelque chose frappa le parquet : c’était la tabatière. Ô mon ami, j’ai passé la nuit sans repos, pensant incessamment à toi : tu me rendrais bien heureux si tu pouvais oublier le mal que je t’ai fait, et venir prendre place auprès de moi.

Impossible de décrire la joie du sieur Pruss ! Ah ! qu’il était heureux dans sa misère de n’avoir point été déshonoré, de se trouver réhabilité devant tout ce monde ! « Il n’y a que Dieu pour faire des miracles », répétait-il comme un enfant, et il souriait en extase.

Le dîner terminé, le prince prit Glièbe Ivanovitch par la main, et, l’emmenant avec lui, le fit asseoir à ses côtés dans un salon réservé.

— Ami, lui dit-il, sois bien persuadé que je suis réellement ton ami, et de plus ton débiteur... Confie-moi avec franchise quel mystère tu cachais lorsque, tout troublé, tu te levas de ta place, refusant de te laisser fouiller : quand des comtes, des princes avaient retourné leurs poches, que celais-tu donc dans la tienne ? Certes, je sais bien que ce n’était pas la tabatière...

— Dans ma poche se trouvait le petit pain que tu me donnes chaque jour à ta table, répondit Glièbe Ivanovitch.

Et le récit des épreuves qu’il avait endurées sans murmure tomba lentement de ses lèvres.

— Partons, ami, dit le prince. Je veux voir de mes yeux le réduit derrière le four.

Et lorsqu’il le vit, se couvrant le visage de ses mains, il pleura... « Un vieux gentilhomme, un fidèle serviteur de Sa Majesté, parvenu au grade de second-major, ainsi écrasé et humilié ! »

Sans perdre de temps, il indemnisa la boulangère avec une munificence de prince, et Glièbe Ivanovitch et le fidèle Ptaha se virent transportés, comme par une baguette magique, dans le palais Stcherbateff. Une heure plus tard, soignés, vêtus, parés comme des époux, le sieur Pruss et son serviteur n’étaient plus reconnaissables qu’à leurs joues creuses et à leurs yeux brillants de joie.

— Ne me refuse pas le bonheur de t’être utile, dit le prince en mettant une bourse dans la main de Sitnikeff. Ce soir, je dois te quitter pour aller à l’Ermitage ; ne te fatigue pas à m’attendre, mon ami, repose-toi, commande ce que tu veux : souviens-toi que ma maison est la tienne... Et, sur ces paroles, il partit en petit équipage pour le Château.

L’Ermitage... À ce mot, que de souvenirs, conservés par une tradition fidèle, passent devant nos yeux ! Dans ses soirées intimes, Catherine, Impératrice quand même, avait déposé son manteau et sa couronne, et s’abandonnant au charme d’une causerie familière, au milieu d’un cercle d’amis éprouvés, elle ne régnait plus que par la puissance de son esprit viril et sa grâce exquise de femme. L’impériale hôtesse devenait une simple maîtresse de maison : personne mieux qu’elle ne savait s’égayer et rire de ces jeux appropriés aux mœurs russes du temps, et où elle trouvait l’occasion de deviner, avec une promptitude et une justesse incomparables, la pensée cachée de chacun.

Impossible de savoir à l’avance quel tour prendraient les divertissements de ces soirées : tout dépendait du moment présent, d’un mol jeté au hasard. Si, par exemple, le proverbe qu’il s’agissait de représenter ainsi au pied levé réclamait des travestissements historiques ou fantastiques, c’était alors un remue-ménage des plus bruyants : les courtisans couraient comme des enfants dans tous les coins du palais, s’emparant de tout ce qui leur tombait sous la main pour déguiser leur personnage, et moins le costume convenait à l’importance de l’acteur, plus on s’amusait, plus on riait.

Ce soir-là, on jouait au malade imaginaire. L’Impératrice, à demi couchée sur un sofa, personnifiait la princesse des Kirghizes Kaïssaks ; elle semblait abattue, languissante : aussi ses hôtes devaient-ils représenter des guérisseurs, des charlatans, des fakirs, arrivant de tous les coins du monde pour soulager l’auguste malade. Le premier qui se présenta fut un alchimiste du moyen âge, tenant un plateau de laque où se trouvaient une tasse de porcelaine et une fiole remplie d’une potion qui ressemblait à s’y méprendre à l’orgeat de la cour. Il mit un genou en terre, et, dans un discours farci de mots latins démontra les qualités merveilleuses de son électuaire ; il avait employé trente-trois ans et trente-trois jours à le découvrir.

La princesse, avec un faible sourire, admira ce produit de tant d’efforts, et porta la tasse à ses lèvres. « Docte alchimiste, dit-elle, ta drogue m’est dès longtemps familière ; ce n’est point là l’élixir de vie pour les rois, mais le breuvage douceâtre de la flatterie qui m’a tant excédée bien portante. Va-t’en, ton remède ne m’a point guérie. »

Un fakir nomade succéda à l’alchimiste. Il arrivait sans souliers des bords du Gange, un jupon bariolé flottait sur son corps ; sans perruque et sans cheveux ; coiffé d’une couronne de feuilles pointues, il était si grotesque que la princesse malade eut grand’peine à garder son sérieux. Le fakir lui offrait, sur une feuille de lotus, quelques grains d’ambre qu’il avait enlevés tout à l’heure au cou d’une demoiselle d’honneur. « C’était, dit-il gravement, des pilules merveilleuses ; si elles ressemblaient à des grains d’ambre, c’est que, pour qu’elles fussent dignes d’être offertes à la puissante princesse des Kirghizes Kaïssaks, il les avait dorées. »

La malade s’agita sur ses coussins de satin. « Des pilules dorées, dit-elle, cela signifie d’amères vérités : ces vérités-là sont un remède trop violent pour une princesse souffrante. Emmenez ce fakir, il ne saurait me guérir. » D’autres médecins se présentèrent avec des prescriptions infaillibles : pas un ne réussit à faire triompher son art. La malade imaginaire désespérait, par son esprit subtil, leurs flatteries les plus ingénieuses.

Tout à coup entra dans le salon, d’un pas lent et lourd, un vieillard à cheveux blancs, sa longue barbe en filasse flottant sur sa poitrine : on l’eût cru sortant d’une izba de paysan russe. Il marcha droit à l’Impératrice.

— Un znàhar[3] ! disaient les docteurs ; qui est-il ?

Personne ne le reconnut.

— Ah ! toi aussi, vieux znàhar, tu viens me voir pour me guérir. Approche, j’aime le peuple russe.

— Et ce peuple t’aime aussi, mère ! répondit le paysan d’une voix ferme. Pourquoi es-tu malade ? Les rois ne doivent pas l’être : ce serait avouer que leur royaume l’est aussi. Regarde autour de toi : que de bouffons réunis, non pour te guérir, mais pour ruiner ta santé ! Pour moi, princesse, je ne t’apporte aucune tisane étrangère, mais bien de l’eau pure.

Et, prenant une carafe, il en emplit un verre qu’il plaça devant l’Impératrice.

— Avec une parole que je sais, je jetterai sur cette eau un charme : tu la boiras, et demain tu te lèveras guérie. En attendant, pour te désennuyer, je vais te conter une histoire. Je suis vieux, j’ai longtemps vécu dans ce monde, j’ai beaucoup vu. Un jour, dans un royaume éloigné, le roi tomba malade comme tu l’es aujourd’hui ; il ne pouvait plus rendre la justice. Les scribes écrivaient, écrivaient. « Si tu as été dépouillé, disaient-ils en belles phrases, tu ne saurais rentrer en possession de ce qu’on t’a pris, mais tu peux au moins chercher à obtenir l’indemnité qui t’est due. »

Et alors toutes les souffrances endurées par le sieur Pruss et son Ptaha furent narrées très-simplement par le znàhar, et tombèrent dans les oreilles des courtisans attentifs, frappés de l’histoire de ce gentilhomme mendiant qui emportait un petit pain en cachette pour le donner à son domestique.

La princesse, tout en regardant son interlocuteur très en face et l’écoutant avec une attention profonde, prit le verre d’eau et le vida d’un trait, tandis que le conteur, appuyé sur son bâton noueux, la suppliait humblement de lui pardonner son triste récit.

— Je t’en rends grâce, au contraire, dit la malade, se soulevant sur ses coussins, l’eau enchantée m’a rendue à la vie : je m’étais couchée princesse des Kirghizes Kaïssaks, je me relève impératrice de toutes les Russies, et je vous ordonne, prince Stcherbateff...

Catherine était debout. Ce nom, comme un trait de lumière, éclaira la foule des courtisans, qui jusqu’au dernier moment s’étaient perdus en conjectures, ne reconnaissant pas l’élégant grand seigneur sous le caftan du znàhar.

— Je vous ordonne, continua Catherine, de me présenter demain, à la petite sortie, les deux braves gens que vous m’avez fait connaître.

L’Impératrice s’arrêta un instant. D’un regard de grandeur bienveillante, elle salua sans incliner la tête : la folle gaieté des jeux de l’Ermitage était tombée comme par enchantement. Elle se retira entre deux rangées de courtisans et d’amis profondément inclinés devant la fascination souveraine de la grande Catherine.

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 21 décembre 2015.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Ptaha, oiseau.

[2] Tomber en apoplexie.

[3] Znàhar, mège, rebouteur.