LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Youri Klioutchnikov

(Ключников Юрий Вениаминович)

1886 – 1938

 

 

 

 

LA RUSSIE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN

 

 

 

 

1920

 

 

 

 

 

Paru dans La Russie d’aujourd’hui et de demain, articles publiés sous la direction de M. G. Klutchnikoff, Attinger Frères, Paris-Neufchâtel, 1920.

 

 

 

 

 

 


TABLE

I

II

III

IV

 


 

 

 

 

 

Que se passe-t-il actuellement en Russie, où va ce grand pays, et quel sera l’aboutissement des événements qui s’y déroulent ?

Il est difficile de donner une réponse exacte à ces questions, surtout si l’on ne connaît ni le peuple russe, ni sa psy­chologie, et si l’on n’entrevoit pas les relations qui existent entre les événements actuels de Russie et ceux des autres pays.

Un seul fait semble attirer l’attention générale, c’est que la Russie est en pleine décomposition. On en conclut trop souvent que ce pays est fini.

Cependant certains affirment que, malgré les épreuves qu’elle traverse, la Russie, non seulement se relèvera bien­tôt, mais encore atteindra à un degré de puissance et de gloire qu’elle n’a jamais connu.

Qui donc est dans la vérité ? La Russie est-elle morte ou vit-elle encore ? Agonise-t-elle ou rassemble-t-elle ses forces ?

La solution exacte de ces questions est importante pour tous, pour beaucoup d’une importance capitale.

Mais pour la trouver, cette solution, il est nécessaire de bien comprendre ce qu’était la Russie avant la guerre mon­diale et avant la Révolution, quelle fut sur elle l’influence de la guerre, comment la Révolution y était devenue inévitable, et surtout : qu’est-ce que la Révolution russe ?

 

I

Jusqu’à la guerre de 1914 et la Révolution de 1917, la Russie était un immense empire comprenant de nombreu­ses et différentes nationalités. Le régime gouvernemental y était très arriéré. La centralisation y était poussée à l’extrême.

Pauvre au point de vue économique, ce pays avait aussi une faible culture intellectuelle. Cependant il était en voie de progrès, développait rapidement ses richesses naturelles et sa civilisation.

La civilisation russe doit être considérée comme la syn­thèse des forces spirituelles créatrices de toutes les nationa­lités composant l’empire, mais l’empreinte la plus forte y a été déposée par la nationalité russe et particulièrement grand russienne. C’est autour d’elle que se forma l’État russe ; c’est elle qui lui a assuré l’unité, en constituant le principal noyau et qui a joué le rôle décisif dans toute la vie de l’empire.

La Russie s’est formée peu à peu, en partie par l’incorpo­ration de territoires conquis par la force des armes, ainsi que cela se pratiquait toujours dans tous les pays.

Or, le gouvernement autocrate et semi-autocrate des Romanoff n’a jamais su satisfaire, non seulement les peuples allogènes incorporés, mais même les populations d’origine essentiellement russe vers lesquelles paraissait aller toute sa sollicitude. Ce n’est donc pas sans raison que certains de ceux-là se considéraient comme opprimés par la Russie.

Mais cette Russie, était-ce le peuple russe ?

Certes non : ce n’était, que la Russie des sphères officiel­les. L’une des particularités les plus remarquables de la vie russe avant la Révolution est précisément la divergence et l’opposition des idées et des intérêts du gouvernement et de la nation. Ce que voulait le gouvernement était rejeté par la nation, ce que désirait la nation était repoussé par le gouvernement.

La pensée et la volonté de la nation étaient représentées par les intellectuels russes qui en sont l’émanation la plus pure, sans en être l’expression parfaite. Toujours en oppo­sition avec le gouvernement, ceux-ci n’accueillaient que ceux qui partageaient cette opposition. Aussi ils accordaient leurs sympathies les plus vives aux nationalités allogènes qui, comme eux, s’opposaient au régime. Polonais, Esthoniens, Géorgiens, Finlandais ou Israélites, tous étaient assu­rés de voir leurs souffrances comprises et ressenties par les intellectuels russes.

Le Russe est d’un naturel rêveur : il est porté bien plus à vivre dans le monde spirituel intime qu’il s’est formé qu’à s’intéresser au monde extérieur. Très avide de justice, il aime à rechercher la vérité, la bonté, le beau absolus pour servir sa cause. Prêt à tous les sacrifices pour son idéal, il supportera indéfiniment tout ce qui ne touche pas directe­ment au sanctuaire de son âme, à son monde intime. Il est d’une nature large, ennemi de tout compromis, ayant très peu de sens pratique. Les circonstances politiques au milieu desquelles il a vécu ont développé et fortifié en lui l’amour des extrêmes, la haine qu’il portait au gouvernement auto­crate de son pays l’entraînait à nier en général tout pou­voir comme une chose relative et conditionnelle. Au nom du Droit Suprême le Russe était disposé à nier tout droit humain.

La guerre éclata.

Apprenant que les Allemands voulaient attenter à la Ser­bie, qu’ils avaient violé leurs serments envers la Belgique, que sans l’aide de la Russie la France serait vaincue, c’est par millions que les paysans russes donnèrent leur vie sur les champs de bataille de la Prusse orientale et de Galicie.

Aux yeux du peuple russe le but de la guerre était précis. En s’alliant aux démocraties avancées du monde pour lutter contre les gouvernements semi-absolus d’Allemagne, d’Au­triche et de Turquie, la nation russe rompait avec son an­cienne politique tant intérieure qu’extérieure, et s’ouvrait une nouvelle voie vers la liberté. En d’autres termes, au prix des torrents de sang versé dans les plaines allemandes, la Russie voulait se libérer de l’emprise allemande et obtenir l’élargissement de sa constitution.

Quoi d’étonnant alors que la guerre contre l’Allemagne ait été populaire au plus haut point dans la nation russe. Il en était tout autrement dans les sphères officielles et dans l’entourage de la cour.

En déclarant la guerre aux empereurs d’Allemagne et d’Autriche la Russie tzariste travaillait elle-même contre le tzarisme, car la défaite des Centraux devait fatalement détruire le principe de gouvernement de droit divin et de droit héréditaire.

Même en cela les intérêts du gouvernement étaient essen­tiellement différents des intérêts de la nation : le peuple russe voulait la guerre contre l’Allemagne, le gouvernement russe ne la voulait pas et la menait contre son gré.

Il en résulta entre la nation et le gouvernement une ten­sion excessive à laquelle il n’y avait que deux issues possibles : ou un consentement libre et loyal du gouvernement tzariste au désir de la nation, ou, au nom de la guerre, une révolution contre le gouvernement incapable de la bien mener.

Nicolas II ne voulut faire aucune concession à la nation. Au contraire les ministres ayant de la popularité et amis de l’Entente furent éloignés ; peu à peu les postes les plus im­portants furent confiés à des personnages ultra-réaction­naires et germanophiles. Les bruits coururent que la trahison s’était solidement établie dans les palais impériaux. La révo­lution éclata au nom, je le répète, de la continuation de la guerre.

Les premières devises de la grande Révolution Russe furent : « la guerre à outrance jusqu’à la victoire finale » et « fidélité aux alliances » ; les premiers élans de sentiments furent pour l’union complète de tous les citoyens de la nou­velle Russie dans la volonté, et la pensée. Mais cette pre­mière période d’unité et de joie ne devait pas être de longue durée. Bientôt commencèrent, sur la question des pro­grammes, de pénibles luttes de partis. Dans l’imbroglio de ces programmes commençait à se manifester de plus en plus l’hésitation au sujet de la continuation de la guerre jus­qu’au moment où les bolchéviks refusèrent catégoriquement toute prolongation des hostilités.

Où résidait la ou les causes de ce nouvel état d’esprit ? Certains étaient disposés à l’attribuer d’abord à l’espionnage allemand, agissant par l’entremise d’une poignée de provo­cateurs bolchéviks vendus à l’Allemagne, ensuite à la fatigue du peuple russe épuisé par une guerre longue et difficile.

Cependant la suite des événements a montré qu’il en était autrement. Quelque activité qu’aient montrée les agents alle­mands, ce serait leur faire trop d’honneur que de leur attri­buer le principal rôle dans la désorganisation de ce grand empire qu’était la Russie. Quelque importants qu’aient été les subsides qu’ils donnaient aux bolchéviks (ceux-ci ne les nient pas), il doit être clair aux yeux de tous que tant par leurs principes et leurs buts que par le fait des révolutions allemande et autrichienne. Lénine et ses adeptes peuvent facilement se justifier de l’accusation d’être les serviteurs du Gouvernement de Guillaume II.

Quant à la prétendue fatigue du peuple russe après un an et demi de guerre, elle est suffisamment réfutée par ce fait que la Russie n’a pas désarmé jusqu’ici. L’état de guerre y subsiste toujours au nord et au sud, à l’est et à l’ouest. Les conditions dans lesquelles cette guerre continue deviennent de jour en jour plus pénibles, et néanmoins les combats livrés se distinguent par leur violence et leur ténacité. Et la Russie luttera s’il le faut jusqu’à l’épuisement complet, jus­qu’à son dernier soldat et son dernier fusil. Pouvait-il donc être question de fatigue en février 1917 ?

Si la Révolution Russe a pris une voie si inattendue et si fatale, les principales causes n’en sont dues ni à l’espion­nage allemand, ni à la fatigue du peuple russe. Il faut les chercher dans la révolution elle-même.

La cause primordiale en est que dans la conscience du peuple russe les événements de février et de mars 1917 ont pris une portée et une signification bien plus grandes que tout autre événement, même que la guerre.

L’explication psychologique de ce fait est facile. Tant que la guerre captivait toute l’attention du peuple russe, la Révo­lution a venir apparaissait comme un simple changement de gouvernement capable d’assurer une issue victorieuse de la guerre. Mais, dès que la Révolution fut un fait accompli, en elle un nouveau facteur apparut, facteur de première impor­tance, qui devait absorber l’attention tout autant que la guerre, et qui, par conséquent, la divisa. Ainsi la guerre ne conserva plus son importance des premières années et par cela même on ne pût y consacrer toutes les forces.

Ce n’est pas tout. Il est rare qu’une révolution entraîne avec elle un changement rapide du régime gouvernemental. Généralement une ancienne forme de gouvernement s’effon­dre, après quoi commence une période plus ou moins longue de création d’une nouvelle constitution. C’est ce qui arriva en Russie. Il n’a fallu que quelques jours, quelques heures même, pour renverser Nicolas II et anéantir la constitution de 1906. Mais jusqu’ici, comme chacun le sait, rien n’est encore venu remplacer l’ancien régime.

On accuse ordinairement, et en termes assez vifs, la nation russe de cet état de choses, que l’on considère comme l’une des preuves les plus évidentes de l’incapacité politique des Russes.

Mais est-il équitable d’exiger d’un peuple qui, après plu­sieurs siècles d’oppression politique, reçoit inopinément la liberté à laquelle il a tant aspiré, qu’il ne se recueille pas quelque temps, qu’il ne réfléchisse pas à son nouveau « bonheur » et qu’il continue comme par le passé à remplir sa tâche quotidienne ? Certainement non.

Et peut-on exiger de la Russie qui s’est trouvée brusquement dans la possibilité de régler sa vie selon ses désirs qu’elle découvre immédiatement et sans peine ce qui sera le mieux pour elle ? Non, en aucun cas, cela ne peut être exigé.

Le lendemain du coup d’État de Pétrograd et de Moscou, la Russie s’est trouvée en face de problèmes multiples, dif­ficiles et compliqués, en même temps qu’importants. Il sem­blait que tous ces problèmes devaient être résolus immédiatement sans quoi on ne pourrait jamais les résoudre et que tous devaient être résolus ensemble et d’un seul coup. La Russie s’enfonça éperdument dans ce travail insondable et dès ce moment déjà la grandiose tragédie de la Révolution Russe commençait.

 

II

Si l’on considère la Révolution Russe comme le simple enchaînement d’événements subits ou comme une lutte de forces accidentelles, tout dans cette révolution est incom­préhensible. Tandis que pour quiconque sait la considérer comme un procès organique tout y est clair et d’un enchaî­nement parfaitement logique. Le point initial de ce procès doit être cherché dans la rencontre et l’action combinée de trois facteurs ou groupes de facteurs fondamentaux qui sont : 1° les conditions de la vie en Russie avant la Révolution ; 2° la psychologie et la logique spéciales de la Révolution considérée comme une situation sociale particulière ; 3° l’arrivée sur la scène politique en Russie des grandes masses populaires comme une nouvelle force sociale.

Il convient d’apporter une attention spéciale à ce troisième facteur. Lui seul suffirait à expliquer toute la Révolution Russe, s’il était considéré comme point de départ des événe­ments à suivre. En d’autres termes, la raison fondamentale de la Révolution Russe consiste en ce que les grandes mas­ses de la population ont soudainement pris en mains le gou­vernement du pays. Et ce sera là la première conquête assu­rée de la Révolution, quelle que soit à l’avenir la suite des événements : préparée par une guerre nationale pour l’idéal démocratique, la Révolution a, dès ses premiers jours, pro­voqué en Russie le développement du véritable et large esprit démocratique.

Ainsi, entre ces exigences : « la guerre jusqu’à la victoire » et « fidélité aux alliances » — d’une part, les devises « As­semblée constituante » et « suffrage universel » — d’autre part, enfin d’un troisième côté, la création des conseils des députés ouvriers, soldats et paysans, il n’y eut, aux débuts de la Révolution, aucune contradiction. Au contraire les unes et les autres apparaissaient comme l’œuvre indispen­sable de la jeune démocratie russe.

Examinons maintenant dans quelles conditions concrètes la démocratie russe allait continuer son action.

C’est ici précisément que nous devons donner l’attention la plus complète à la psychologie de la Révolution et aux conditions générales de la vie dans la Russie d’avant la Révolution.

Les masses populaires avaient pris conscience de leur force et de leur rôle. Tout pour elles, et tout par elles : elles devaient tout résoudre et tout décider. Les questions exi­geant une solution sont nombreuses, toutes sont compli­quées et difficiles. En même temps, toutes exigent une solu­tion immédiate, toutes sont très intéressantes. Elles seront donc résolues immédiatement, au suffrage et dans les mee­tings. Celui a raison qui sait le mieux flatter la foule. Or, seul peut flatter les foules celui qui est particulièrement démocrate et radical.

Telle était la psychologie des masses populaires pendant les premiers mois de la Révolution : psychologie de gens naïfs, à l’imagination exaltée, qui voient ouverte devant eux la riante perspective de toutes les possibilités, et qui ne se demandent pas si quelqu’un aura la force de les réaliser et même si elles ne sont pas mensongères.

Nous avons déjà parlé des conditions de la vie russe d’avant la Révolution. Les intellectuels y étaient alors l’expression de la pensée et des désirs des grandes masses. La Révolution survenant, ces masses voulurent penser et parler elles-mêmes, et c’est alors qu’on s’aperçut que les intellectuels et le « peuple » pensaient différemment et sou­vent ne se comprenaient pas. Cela se conçoit aisément : les uns ayant pour eux la science et l’étude, jointes à une soif ardente de toujours vouloir résoudre les questions les plus ardues, tandis que les autres ne possédaient qu’une bonne volonté enfantine d’arranger tout le mieux possible.

C’est alors que devait se produire le rapprochement mutuel entre les idées des intellectuels et des masses populaires. Ceux qui ont vécu en Russie pendant cette époque savent avec quelle avidité les paysans, les ouvriers et les soldats russes interrogeaient toutes personnes susceptibles de les éclairer, de les instruire. Tous ont vu avec quelle ardeur ils fréquentaient les nombreux cours populaires, les conférences et les meetings qui se succédaient chaque jour du matin au soir, combien ils dévorèrent de journaux, de brochures et de livres. D’autre part, les intellectuels acqui­rent vite la conviction que les principes élémentaires du socialisme déjà appliqués dans certains milieux instruits russes étaient la voie d’accès la plus facile au cerveau, des ouvriers, des paysans et des soldats.

Ainsi se formèrent de nombreux cadres de socialistes frais émoulus du mois de mars 1917 et les doctrines socialistes, tant d’origine russe qu’étrangère, devinrent la doctrine offi­cielle de la grande Révolution de 1917.

L’analyse la moins sévère au point de vue théorique des doctrines socialistes en Russie de cette époque amènerait à des conclusions curieuses. En fait ces doctrines ne revê­taient aucun caractère déterminé de socialisme, et ne répon­daient à aucune unité de principes. Il y eut une éclosion de partis socialistes chez lesquels « la droite » se sépara rapi­dement de « la gauche ». Ces partis proclamaient, au nom du socialisme, des principes qui souvent pouvaient aussi bien être revendiqués par toute autre doctrine ; et au con­traire, il leur arrivait très souvent de rejeter les éléments nécessaires au véritable socialisme. En résumé, dans la Ré­volution Russe, le socialisme n’est point apparu comme une théorie sociale ou comme un programme mûrement élaboré, mais plutôt comme un drapeau, comme un certain proto­type, mesure des revendications sociales et politiques les plus générales. En même temps il devint le milieu spirituel dans lequel s’est réalisée la seconde conquête importante de la Révolution Russe : le rapprochement temporaire de l’idéo­logie de toutes les classes de la nation russe, des « diri­geants » comme des « opprimés », rapprochement qui dans l’avenir ne pourra pas ne pas être constant.

Ce fait que la majorité des Russes aient soudainement em­brassé le socialisme est très caractéristique. La recherche absolue de toutes ces causes nous fera faire un grand pas dans la compréhension de la période actuelle de l’histoire de Russie.

Nous avons déjà indiqué plus haut qu’un des traits essentiels du caractère russe était cette tendance aux extrêmes. — En éthique, le Russe n’admet que la pure équité et la justice absolue ; le droit relatif le laisse indifférent. Le socialisme, dont la propagande put être intensifiée grâce à la Révolution convenait en cela parfaitement à la mentalité russe. Préten­dant représenter la pleine vérité sociale, et donner des règles définitives de la vie sociale, le socialisme néglige en même temps l’esprit du droit et ferme facilement les yeux sur les exigences de la vie réelle. — La Russie comprenait un très grand nombre de nationalités, dont quelques-unes avaient leurs prétentions particulières et leurs desiderata. La Révo­lution, qui avait apporté l’espoir fallacieux du triomphe de la justice sur la terre russe, ne pouvait rester indifférente à cette question des nationalités ; elle devait lui trouver une solution radicale. À nouveau ici le socialisme paraît être la doctrine la plus appropriée : il offrait à la jeune démocratie russe un catéchisme tout prêt pour l’établissement des relations entre les États indépendants, comme pour la coexis­tence de nations diverses dans les limites d’un même État. Dans la Russie d’avant la Révolution, entre toutes les natio­nalités qui la composaient, la russe occupait une situation artificiellement privilégiée. Ceux qui connaissent bien l’âme russe savent combien elle souffrait de cet état de choses qui la blessait par son injustice. C’était en outre une preuve évi­dente de l’état arriéré de la Russie, et il créait en quelque sorte cette situation anormale que personne ne pouvait parler en somme, au nom de toute la Russie : les Russes ne pou­vaient parler qu’au nom des Russes, les allogènes ne le pou­vaient nullement. Il est évident que la Révolution ne pouvait laisser durer cet état de choses ; mais quelles autres doc­trines que la doctrine socialiste pouvaient fournir les moyens de la faire cesser et proclamer l’égalité politique pour tous en Russie étant donné qu’en principe, elle ne fait nulle distinction entre les nationalités ? Ainsi le socialisme expliqua aux Russes pourquoi ils devaient confier le sort de leur pays aux Israélites, Polonais, Géorgiens, Esthoniens, Tartares, Kirguises, etc., permettant à ces derniers de con­sidérer la Russie comme leur appartenant. En résumé, on peut donc dire que le socialisme, devint la doctrine officielle de la première période de la Révolution Russe puisqu’il satisfaisait en même temps aux dispositions du caractère russe et aux exigences de l’état d’esprit révolu­tionnaire donnant à tout propos des solutions toutes faites, définitives, les plus extrêmes, comme aussi les plus aisées à comprendre. Ou bien, ce qui revient presque au même, la Révolution Russe s’est empressée d’arborer le drapeau socia­liste parce que la jeune démocratie russe, s’étant trouvée ino­pinément jetée dans l’arène politique, avait besoin de nou­veaux idéals, ou bien de nouveaux motifs pour rester fidèle à certaines anciennes exigences sociales et politiques.

Voilà pourquoi la Révolution Russe ne pouvait rester à ses prémisses. Elle devait adopter des devises de plus grande envergure et plus osées. Cette transition fut très rapide. À la devise « l’assemblée constituante élue au suffrage univer­sel » s’ajoutèrent les suivantes : « la terre à ceux qui la travaillent » et « à chacun suivant ses besoins ». Le mot d’ordre « la guerre jusqu’à la victoire » fut remplacé par le rêve platonique d’une « paix sans annexion ni contribution sur le principe du libre consentement des peuples ».

Avant que le bolchévisme ait « approfondi » la Révolution consciemment, inconsciemment elle s’était « approfondie » elle-même, s’efforçant de se transformer de révolution poli­tique en révolution sociale.

Tout en disant que le socialisme avait été la doctrine diri­geante de la Révolution Russe j’insiste en même temps sur le fait que cette doctrine ne revêtait aucun caractère vrai­ment socialiste, même qu’elle n’était en réalité aucune doc­trine. La vie révolutionnaire elle-même avait créé cette con­tradiction qu’elle-même d’ailleurs permettait d’expliquer. Point n’était besoin, en effet, pour se dire socialiste, d’être socialiste dans le sens pur du mot, il suffisait simplement d’admettre quelques-unes des principales devises qui étaient reconnues comme devises socialistes. Ainsi une large marge restait ouverte aux discussions, aux divergences d’opinions, aux luttes de partis et à la formation de nouveaux partis.

Nous voilà donc à un nouveau moment important qui détermine le cours de la Révolution Russe et qu’on pour­rait appeler organique, c’est-à-dire se rapportant à la logique de la Révolution même.

Toute révolution a ses propres lois, sa propre logique. Dans les conditions de la vie russe, la révolution indique une période où tous les liens créés par le droit paraissent rompus (en réalité quelques-uns seulement l’ont été) et où le moment semble proche pour la création de n’importe quels liens nouveaux. Tout paraît possible. Il n’y a qu’à choisir les opinions et à les faire concorder les unes avec les autres.

Cependant l’immensité du territoire, la différence des condi­tions de vie des diverses nationalités et classes sociales ren­daient difficile en Russie l’accord des opinions. Cela ne pou­vait se faire que lentement et demandait beaucoup de temps. Pourtant en pleine révolution le temps est par lui-même un facteur important. Il fait mûrir les idées et les opinions, les remplace par d’autres simplement parce qu’elles sont arri­vées au délai qui leur était assigné. Il fixe les idées et les opinions fermes, les excite et les transforme en forces so­ciales durables. Mais aussi il décompose entièrement tout ce qui contient en soi un germe morbide.

Même en temps non-révolutionnaire, dans l’arène poli­tique de chaque pays, luttent ordinairement trois types prin­cipaux de tempéraments politiques : les représentants d’un de ces types forment le groupe de ceux qui alors sont les gauches, les seconds forment le centre et les troisièmes la droite. Pendant les révolutions lorsque les divergences d’opi­nions deviennent particulièrement aiguës et que la lutte de ces opinions prend facilement la pente de la lutte des pas­sions, la gauche, le centre et la droite se dessinent particu­lièrement nettement et s’éloignent jusqu’aux limites les plus extrêmes. Dans la Russie de 1917, le prisme politique était formé de constitutionnalistes-démocrates, c’est-à-dire de li­béraux et de socialistes les plus modérés qui par leur tem­pérament politique s’en rapprochaient (« Socialistes Populai­res » et socialistes-démocrates du groupe Plekhanoff). Ceux-ci formaient l’aile droite de la Révolution. Le centre était composé par la majorité des socialistes-révolutionnaires et par les socialistes-démocrates. Enfin l’aile gauche révolu­tionnaire comprenait les bolchéviks, les anarchistes et les socialistes-révolutionnaires de gauche.

Pendant toute la première période de la Révolution, c’est-à-dire jusqu’au coup d’état bolchéviste du 8 novembre 1917, ces trois parties du front révolutionnaire se livrèrent une lutte intense. Le centre paraissait triompher. Mais pendant ce court triomphe une nouvelle caractéristique du phéno­mène révolutionnaire apparut. Toute révolution a son obli­que : elle débute par des exigences assez modérées, puis elle trouve, dans l’atmosphère créée par elle-même, un ter­rain propice à des revendications de plus en plus étendues. Ainsi elle arrive graduellement et souvent insensiblement à son apogée. Ensuite le baromètre révolutionnaire baisse.

Il est donc tout à fait naturel que durant les premiers mois de la Révolution Russe non seulement une lutte achar­née se soit livrée entre les différents programmes révolution­naires, mais encore que la victoire passât aux extrêmes gau­ches, aux bolchéviks.

Il est tout naturel aussi que le gouvernement libéral du prince Lvoff ait fait place au gouvernement de Kerensky, socialiste de la majorité et que ce dernier ait enfin disparu devant Lénine.

Enfin, au point de vue de la logique de la Révolution, il est aussi tout à fait naturel que l’idéal d’une paix sans annexion ni contribution ait cédé à l’appel d’une paix immé­diate à n’importe quel prix et que les rêves d’une reconstitution lente de la nouvelle Russie démocrate aient fait place a un sanguinaire désir d’allumer dans le monde entier l’incendie du socialisme au nom de la vie nouvelle et de détruire une fois pour toutes les bases de l’ancien état de choses.

Ce que nous voudrions finalement faire ressortir dans la première période de la Révolution de 1917, c’est qu’elle fut surtout la période d’éclaircissement des principes, la période du choc des idées qui s’est exprimé par de multiples meetings, assemblées et... palabres. La Révolution Russe a été incapable de faire quoi que ce soit pendant celle période de mars à octobre. Les bolchéviks ont clos cette période par la violence et en ont ouvert une nouvelle. Ce n’est pas seule­ment parce qu’ils professaient les opinions les plus extrêmes qu’ils ont réussi, mais surtout parce qu’ils étaient des hom­mes d’action et que, les premiers, ils ont passé des paroles aux actes. Ils ont eu la hardiesse de dissiper cette brillante illusion révolutionnaire qu’il suffisait de persuader une po­pulation de 180 millions pour établir une paix sociale et créer un nouvel organisme politique.

La période révolutionnaire suivante, ouverte en novembre 1917 par le coup d’État bolchéviste, est une période de conquête d’une nouvelle liberté au prix du sang, une période de destruction consciente, de refus de tous ce à quoi jus­qu’ici on était habitué. En un mot, c’est une période de ter­rible guerre civile.

 

III

On considère généralement la période de la Révolution Russe qui suit le coup d’État du 8 novembre comme période bolchéviste. En certains points cela peut être exact. Mais dans notre schéma de la Révolution Russe qui, devançant les événements jusqu’à la complète restauration de la Rus­sie, ne prévoit que trois périodes révolutionnaires, il n’y a pas de place pour une période purement bolchéviste. En ou­tre, il nous a semblé qu’il y aurait quelque danger à définir comme uniquement bolchéviste une étape quelconque de la Révolution Russe : on pourrait en conclure qu’à un moment donné la volonté de toute la Russie n’a été autre que la volonté des bolchéviks et que, par conséquent, toute la Russie est responsable des actes bolchévistes. En réalité cela ne fut jamais. Les actes de Lénine et de son entourage n’enga­gent qu’eux seuls et non la Russie.

Cela est surtout vrai en ce qui concerne la paix de Brest-Litovsk, et il importe de le souligner en raison même des reproches faits à la Russie d’avoir trahi ses alliés. La Russie n’a jamais trahi ses alliés. Continuer et accomplir ses obli­gations envers eux a toujours été une des raisons de la lutte menée contre les bolchéviks.

Les bolchéviks ont donc seulement inauguré la seconde période de la Révolution Russe, mais ils n’ont pu la faire leur. C’est ailleurs que dans le bolchévisme qu’il faut recher­cher la caractéristique de cette nouvelle phase...

La sanglante émeute provoquée par les bolchévistes et qui leur donna le pouvoir divisa la Russie en deux camps. Dans l’un se trouvaient ceux qui, avec les bolchéviks, étaient par­tisans d’une paix immédiate, fût-elle la plus honteuse ; dans l’autre étaient ceux qui, sans distinction de classes, de natio­nalités ou de partis, protestaient contre la prise du pouvoir par les bolchéviks, et contre leur empressement à conclure la paix avec les Allemands.

Après leur victoire les bolchéviks restèrent faibles assez longtemps, et chacun ayant encore le droit de dire sans dé­tour ce qu’il pensait, les protestations contre les actes et les promesses de ceux-ci furent véhémentes et catégoriques.

Ces protestations eurent deux résultats immédiats. D’un côté, le sentiment fut affermi que désormais la Russie n’était plus une, et que la volonté du pays différenciait forte­ment de la volonté de ceux qui détenaient le pouvoir. D’un autre côté, il s’établit une croyance aveugle que la domina­tion bolchéviste n’était pas de longue durée.

Ceci fut de la plus grande importance. La division brusque de la Russie en deux camps devait facilement amener sa division en parties indépendantes, c’est-à-dire son effondre­ment temporaire. Cet effondrement devait être favorisé forte­ment par la négation d’annexions, quelles qu’en aient été la forme et l’époque, et par l’exaltation du principe de la libre disposition des peuples, qui s’étaient déjà implantées dans l’opinion russe pendant les premières semaines de la Révo­lution.

L’effondrement de la Russie avait donc commencé.

En même temps la faiblesse des bolchéviks à créer quoi que ce soit, les abominations qu’ils commettaient, et la haine qu’ils s’attiraient partout laissaient entrevoir leur chute prochaine et permettaient de l’attendre en restant dans l’inaction au lieu de leur opposer une résistance effective et immédiate. Profitant de cette passivité de leurs adversaires, les bolchéviks se fortifièrent par une série de mesures de plus en plus radicales : ils obligèrent la masse à leur obéir, et en même temps s’efforcèrent d’approfondir et d’affermir la Révolution jusqu’aux extrêmes limites. Oh, cet affermis­sement de la Révolution ! Avec quelle suite, quelle énergie, quel zèle il fut poursuivi ! Jusqu’à quelle absurdité les bolchéviks le poussèrent. De quelles victimes et de quels cri­mes abominables n’est-il pas le prix !

Ici, ce sont des dizaines d’innocents fusillés selon le seul caprice de certain commissaire ivre. Là, ce sont des jeunes filles violées par ordre donné selon les règles légales des bolchéviks. Ailleurs, c’est l’assassinat systématique, dans les hôpitaux, de milliers d’enfants auxquels on refusait la nourriture et les soins.

Tout ce que la Russie avait de plus ignoble et de plus cri­minel s’était rassemblé sous l’étendard de Lénine et de Trotsky. Ceux qui, par nature n’étaient pas pervers, le de­venaient après quelques semaines d’entraînement par l’exemple.

Cependant, ce serait faire preuve de courte vue de voir dans les bolchévistes uniquement des bandits et des crapu­les, et dans le bolchévisme rien d’autre que ses crimes et ses abominations. On ne pourrait alors comprendre com­ment il a acquis une telle force en Russie, et pourquoi constitue-t-il une si évidente menace pour tous les autres États.

Le bolchévisme est un phénomène très sérieux et très compliqué. Son trait le plus caractéristique consiste peut-être, à ce qu’il se sert des moyens les plus ignobles pour essayer de parvenir à un idéal le plus pur et le plus élevé. On pourrait dire de même que le bolchévisme est l’aboutis­sement même de chaque Révolution qui s’est assigné les buts les plus hardis et qui, pour les atteindre, a mobilisé tous les moyens possibles. Si la Révolution a son génie spé­cifique, le bolchévisme en est l’expression la plus parfaite. Aucune Révolution véritablement « grande » ne peut se pas­ser du bolchévisme, et nous dirions même que toute Révolu­tion n’est « grande » qu’en raison du bolchévisme qu’elle comporte. Le bolchévisme ayant atteint des proportions gran­dioses dans la Révolution Russe, elle a toutes les raisons d’être considérée comme la plus grande des révolutions connues.

Nous n’émettons point ces idées dans un but de justification des bolchéviks russes mais seulement pour expliquer et justifier la Révolution Russe, et surtout la Russie.

Ce serait la plus grande honte pour la nation russe que de permettre aux bolchéviks d’être ses maîtres : ils ne l’ont jamais été et ne le seront jamais. Mais ils ont été et sont encore malheureusement une étape de la route que la Rus­sie est condamnée à traverser avant de parvenir à une nou­velle vie libre. Et ce n’est pas une honte, mais une simple nécessité historique.

Les bolchéviks, en tant qu’instrument, ont fait beaucoup. Ils ont prouvé avec la plus grande évidence à quels tristes et terribles résultats conduit la poursuite d’idéals creux et vides ; mais en même temps il est impossible que le peuple russe se contente à l’avenir d’idéals étroits, prosaïques et d’un autre âge. Les bolchéviks ont appris aux Russes une activité qu’ils ignoraient jadis. Il n’existe plus en Russie de neutres ou de passifs. Chacun travaille et lutte, appliquant toutes ses forces intellectuelles et physiques à la défense de son bien et à la justification de son existence. Les Russes qui, hier encore, étaient de très faibles politiciens, sont deve­nus tout à coup d’habiles politiques, sachant très bien pro­fiter de toutes les circonstances, s’adapter au moment, se désintéresser ou se désister d’une chose pour en obtenir une autre malgré tout. La retenue et la persévérance méthodique n’ont jamais été des qualités russes. Actuellement les Rus­ses sont devenus tenaces et persévérants, capables de pour­suivre graduellement et avec suite le but qu’il se sont assi­gné, sans se laisser abattre par les échecs ni se griser par les succès.

Les bolchéviks ont fait perdre radicalement aux Russes certaines habitudes dont ils devaient se défaire ; ils ont fait table rase de tout ce qui devait être supprimé.

Et tout cela concerne non seulement les Russes vivant dans la Russie bolchéviste, mais encore ceux qui soutien­nent une lutte acharnée contre les bolchéviks.

Cependant il existe entre ceux-là et ceux-ci une différence essentielle facile à remarquer.

Certains affirment, non sans raison, que là où le bolchévisme n’a pas paru, ou n’a fait qu’une courte apparition, il trouve parfois des sympathies, alors que dans la Russie bol­chéviste il n’en conserve aucune. Ce paradoxe est facilement explicable. Les bolchéviks n’ont pas rempli les points les plus essentiels de leur programme. Ils avaient promis une paix immédiate, et il ne se trouve pas en Russie la moindre région où une guerre terrible ne sévisse pas. Ils avaient pro­mis le paradis sur la terre, et ne donnèrent que l’enfer. Ils étaient contre le gouvernement tzariste parce qu’il pressu­rait le peuple, eux-mêmes l’ont complètement ruiné et journellement exécutent des centaines d’individus sans jugement, et font mourir les autres de privations. Ils se révoltaient contre la contrainte, eux-mêmes ont établi un régime d’op­pression que jamais aucun peuple civilisé n’a connu. Ils vou­laient anéantir l’idée même du pouvoir et c’est grâce au pou­voir qu’ils se maintiennent, prouvant ainsi sa valeur et sa puissance. Ils ont proclamé le droit de diviser la Russie en minuscules parties, mais se jettent d’une frontière à l’autre pour accaparer de nouvelles régions, c’est-à-dire pour réta­blir l’unité de la Russie d’antan. Eux-mêmes usent ainsi très vite leurs forces et se préparent une fin prochaine, suscitant contre eux une puissante résistance qui ne fait que grandir chaque jour.

Il faut en effet reconnaître que, sans les bolchéviks, les efforts et les succès de Koltchak, Denikine, Tchaïkovsky et Youdenitch n’auraient pu atteindre un aussi grand dévelop­pement et leur union mutuelle pour sauver la patrie ne se serait point faite si facilement et si vite. Sans les cruelles épreuves de la tyrannie bolchéviste, les masses populaires, habituées au régime des demi-mesures, de l’indiscipline et de l’inaction qui se rattache au nom de Kerensky, n’auraient point soutenu si fermement Koltchak et Denikine, ne se seraient pas soumises de bon cœur à leur pouvoir, se con­tentant de leurs promesses modérées, et supportant patiemment les grandes privations qui leur sont imposées pour le salut du pays. Disons même plus que ni Koltchak ni Denikine n’auraient rien pu faire dans les conditions actuelles de la Révolution si ce n’était le peuple russe lui-même avec ses exigences nouvelles qui agisse par eux.

Donc, grâce à la lutte qu’il mène contre les bolchéviks, le peuple russe non seulement a développé en lui de nouvelles et précieuses qualités, mais encore pour la première fois s’est mis tout entier à un travail créateur afin de restaurer dans de nouvelles, conditions une Russie grande et unie, et d’y rétablir l’ordre et le pouvoir. L’avènement de la démo­cratie russe devait se produire dans une lutte acharnée con­tre le bolchévisme, mais néanmoins par le bolchévisme avec toutes ses abominations et ses horreurs.

Tant que, en novembre 1917, les bolchéviks étaient faibles, faible était l’opposition contre eux, mais à mesure qu’ils se fortifiaient et élargissaient leur œuvre destructive, cette opposition augmentait en force. On ne voulut plus attendre que tout s’organisât par soi-même. La croyance s’évanouit qu’on pouvait arriver à tout par des paroles et des discours. La conviction s’établit que la victoire serait à ceux qui au­raient choisi une ligne de conduite ferme et droite, et qui la suivraient sans se laisser arrêter ni par le doute, ni par l’hésitation.

D’un autre côté, il s’établit une corrélation parfaitement déterminée entre l’existence et l’activité des deux camps, bolchéviste et antibolchéviste. C’est précisément parce que le bolchévisme à chaque pas se heurtait à cette résistance qu’il a proclamé la « contre-révolution », qu’il est arrivé graduellement aux joints culminants de la cruauté et de la sottise. D’autre part, c’est sous la pression bolchéviste que l’antibolchévisme a sensiblement évolué vers la droite (sans cependant devenir réactionnaire).

Les oscillations du pendule révolutionnaire sont égales. Plus ce pendule va d’un côté, plus il est attiré vers l’autre. Puis l’amplitude de ses oscillations diminue et enfin il s’immobilise en un point à égale distance des deux extrêmes de la ligne qu’il a parcourue.

Et cette co-existence de deux forces politiques contraires, qui se sont développées du fait de leur lutte mutuelle ; cette formation de deux pôles politiques qui s’attirent et se re­poussent l’un l’autre, apparaissent comme le trait le plus caractéristique de la seconde période de la Révolution Russe.

Cela explique en même temps pourquoi il ne faut pas admettre qu’à n’importe quel moment les bolchéviks ont été les maîtres tout puissants de la Russie. À côté d’eux, s’est toujours trouvé un autre maître, prêt, au nom du long passé de la Russie, à en revendiquer les droits à l’avenir.

Est-il nécessaire de souligner la différence décisive qui exista entre la première période de la Révolution, et la seconde ?

Cette différence, qui est assez claire, le devient davantage si l’on place au premier plan le fait suivant : De même que la première période est caractérisée par le triomphe du cen­tre révolutionnaire, c’est-à-dire des éléments révolutionnaires moyens et des éléments mixtes la seconde période est, au contraire, caractérisée par l’effondrement et la disparition de ce centre.

Tout centre politique est la réconciliation ou l’accommodement d’éléments contraires. Il se tourne simultanément vers la droite, et vers la gauche. Psychologiquement, il est l’expression de l’indécision d’aller trop loin d’un côté ou d’un autre. Lorsque les conditions de la vie politique sont normales, les programmes moyens sont très fermes, et les personnes d’un tempérament politique moyen trouvent un vaste champ d’action pour un travail créateur. Il en est au­trement en temps de révolution. La liberté de tout désirer, de tout faire, apportée en même temps que la destruction de l’ordre légal, influe sur les esprits comme un réactif spé­cial. Ce qu’il y a de plus fondamental ressort, tout ce qui est composé ou mêlé se décompose en ses éléments. Les pensées comme les actions y doivent être décisives. Les plus déterminés forment des cadres de combat et marchent con­tre l’ennemi. Les balles sifflent, les schrapnells éclatent, les blessés et les morts tombent. Il est impossible de rester entre les deux troupes combattantes ; il faut faire son choix. Ceux chez qui le sentiment de l’ordre prend le dessus vont à droite ; ceux chez qui l’instinct de la destruction est plus fort que celui de la création vont à gauche, enfin ceux qui sont les plus indécis se retirent d’eux-mêmes s’ils ne sont pas repoussés par la force.

On en trouve beaucoup d’exemples.

L’effondrement temporaire de la Russie a forcé certaines de ses parties à une vie indépendante. Et partout le même fait s’est produit : le pouvoir, tombé aux mains de person­nages d’un tempérament révolutionnaire moyen, n’a pas tardé à leur échapper, et eux-mêmes, ou sont allés dans le camp des mécontents de tout et de tous, ou se sont joints à l’un des combattants.

Cela a commencé avec Kerensky qui n’ayant pas voulu soutenir le général Korniloff ni su étouffer l’émeute bolchéviste, a dû s’enfuir et maintenant vit à l’étranger.

De même on a vu la Douma régionale de Sibérie laisser passer la Sibérie aux bolchéviks, puis se réconcilier avec le gouvernement sibérien antibolchéviste. (Enfin elle fut dissoute.)

Le gouvernement de Samara n’a pas tardé à dispa­raître de l’horizon politique et ses promoteurs, Volsky et Tchernoff, tendirent la main à Lénine. Les membres du gouvernement pan-russe, formé par la Conférence d’Oufa le 23 septembre 1918, Avksentieff et Zenzinoff sont déportés à l’étranger. Les gouvernements d’Extrême-Orient et de Transcaucasie nous fournissent des exemples semblables que nous pourrions aussi trouver dans certains moments de la vie révolutionnaire des villes de Kazan et d’Odessa.

C’est ainsi que la Révolution s’acquitte envers ceux qui ont voulu la maintenir indéfiniment dans une situation équi­voque.

 

IV

La guerre entre les bolchéviks et les antibolchéviks sévit avec intensité en Russie sur un front de plusieurs milliers de kilomètres. Les bolchéviks obtiennent encore quelques succès, cependant le jour ne semble pas éloigné où ils seront complètement battus et chassés du cœur de la Russie.

Ce jour là sera-t-il le dernier jour de la grande Révolution Russe ? Non. Il ne marquera que le commencement de sa troisième période, période de liquidation.

Suivant les circonstances cette période, pourra être de lon­gue ou de courte durée. Nous sommes enclins à penser qu’elle durera assez longtemps.

Nombre de questions nouvelles de toute première impor­tance se poseront, questions auxquelles, dans le feu de la lutte, on ne pensait guère. Des gens qui, pendant de longs mois, vivaient dans des conditions tout à fait différentes, se rencontreront pour travailler ensemble. Des divergences de points de vue politiques se manifesteront à nouveau. Le procès de la Révolution se terminera, comme nous l’avons mentionné, en un point central où aboutiront et s’équilibre­ront toutes les oscillations du pendule révolutionnaire qui précédèrent ce moment. Cet équilibre devra encore être trouvé après beaucoup d’efforts et de souffrances. Il n’est pas impossible que se produise la réapparition au premier plan, de tous ces hommes au tempérament politique moyen, qui jusqu’ici n’avaient pas su trouver place entre Lénine et Koltchak. Peut-être seront-ils alors plus utiles et se seront-ils mieux adaptés à un travail productif qu’auparavant. Quoi qu’il en soit, ils donneront certainement encore fort à faire à la Russie. Il n’est pas impossible non plus qu’il y ait de nouvelles tentatives de prise du pouvoir par la force tant de la part des représentants de l’extrême droite que de ceux de gauche. Le bolchévisme lui-même ne sera que battu et non détruit dans son germe, c’est pourquoi pendant long­temps il faudra encore compter avec lui. Et si la Russie est aujourd’hui plus proche que jamais de l’Assemblée Consti­tuante, cette dernière n’est-elle pas toujours absolument énigmatique ?

Pourtant il ne faut pas croire que, dans sa période finale, la Révolution Russe verra se répéter les mêmes choses dont elle a souffert au cours de sa première période. L’histoire ne se répète pas. Le flux et le reflux des marées révolution­naires se produisent au prix de changements radicaux dans leur nature. Que les Russes longtemps encore ne sachent ni penser ni agir comme une force tout à fait unie et compacte, le milieu dans lequel se dérouleront leurs querelles sera tout autre de ce qu’il était, c’est pourquoi bien différents devront être les résultats de ces querelles.

De nouveaux facteurs feront leur apparition qui sont : la désillusion d’idéals trop vastes, le ferme désir des choses réalisables, la fatigue d’une crise révolutionnaire longue et épouvantable, la crainte d’un retour à une forme quelconque du bolchévisme, et, le plus important, un nouveau respect du pouvoir et du droit positif.

Nous pensons que l’originalité de la troisième période de la Révolution, comme sa nécessité historique, apparaîtront avec précision si l’on considère ce qui suit :

Pendant la première période trois tendances, trois tempéraments politiques se sont heurtés dans une joute oratoire ; c’est le tempérament moyen, avec son penchant vers la gau­che, qui a vaincu. Dans la seconde période, le centre révolu­tionnaire a tout à coup et tout naturellement disparu : la pré­pondérance est allée à l’aile gauche révolutionnaire, ce qui a immédiatement amené a la formation d’une aile droite qui s’est graduellement renforcée. Dans leur repoussement mu­tuel ces deux camps se sont trouvés aux deux pôles révo­lutionnaires extrêmes. Toute cette seconde période de la Révolution est remplie de la lutte armée que se sont livrées avec acharnement ces deux camps, peu à peu les succès sont passés au camp de droite. La troisième et dernière période de la Révolution devra chercher à établir le total des succès militaires de la droite révolutionnaire. Elle devra s’efforcer de travailler à la reconstitution du pays sur l’unique base des revendications politiques et sociales, avec la collaboration de ceux qui se sont formés ou formeront un seul et même tem­pérament politique. Grâce à une légale et normale contrainte, tous les éléments de la vie future, non révolution­naire, de la Russie, seront définitivement établis et alors sera donné le dernier coup qui commencera cette vie libre et saine tant au point de vue moral qu’au point de vue poli­tique.

C’est ainsi que nous comprenons la Révolution Russe considérée comme un procès organique.

Nous regrettons d’avoir été obligé de laisser de côté dans l’analyse restreinte que nous avons essayée, beaucoup de choses importantes et de ne pas en avoir suffisamment sou­ligné d’autres. Cependant nous voudrions espérer que si cet essai arrête l’attention de ceux qui connaissent les condi­tions les plus essentielles de la vie russe et qui ont suivi tant soit peu les péripéties de la Révolution Russe, ils en tireront les mêmes conclusions que nous.

Ces conclusions sont :

1° La Révolution était historiquement inévitable en Russie, et précisément dans la forme qu’elle a revêtue.

2° Malgré le démembrement provisoire de la Russie, les procès qui se poursuivent dans chacune de ses parties appa­raissent comme les phases d’un seul procès général de la Révolution Russe. En particulier, il serait facile de prouver que toute la politique, toute l’idéologie de ces parties n’est que le reflet ou même la reproduction de l’idéologie révolu­tionnaire russe. En d’autres termes, l’histoire révolution­naire des différentes parties de l’ancienne Russie n’est que celle de la Russie même, et vice-versa.

3° L’idée de la Révolution Russe est de créer une nouvelle démocratie russe ayant une compréhension profonde de l’idéal démocratique et qui serait même capable de rénover et de développer l’idéal démocratique des peuples avancés de l’Occident.

4° Bien que des nationalités tout à fait différentes aient joué un grand rôle dans la Révolution de 1917, cette Révo­lution n’en a pas moins conservé un caractère essentielle­ment russe.

Lorsqu’elle se liquidera, une réconciliation se fera sur les bases d’un nouveau régime politique des différentes nations qui la composent. Cependant la nationalité russe restera prépondérante et la Russie future restera la Russie russe par excellence.

5° Il n’y a pas à redouter la réaction en Russie et un re­tour au passé qui est impossible. Le peuple russe, au prix des sacrifices qu’il a faits à la guerre et à la Révolution, a cherché les moyens d’établir des liens étroits entre lui et les nations avancées de l’Occident. Il a toujours les regards tournés vers elles. Il marchera avec elles à la rencontre des plus beaux idéals de l’humanité.

6° La Révolution Russe a une marche très rapide. Au milieu des événements internationaux les plus pénibles et des conditions intérieures les plus lourdes, la Russie en deux ans et demi a pu parcourir la voie révolutionnaire la plus longue, se diviser, se reconstituer aux trois quarts, de nouveau reprendre conscience de sa force et se préparer les éléments les plus essentiels d’un nouvel idéal politique.

Et voici pour terminer notre conclusion finale :

Au cours de la Révolution actuelle la Russie ne s’est pas effondrée, mais au contraire elle a fait preuve d’une force vitale extraordinaire.

Un grand et brillant avenir l’attend. Elle apportera une riche obole au trésor de la civilisation mondiale. Par son expérience elle contribuera beaucoup au progrès dans la vie politique de chaque État différent, ainsi qu’au perfectionne­ment des principes de la vie internationale.

Gloire à ceux qui lui aident et qui lui aideront à se guérir de ses maux d’à présent, et malheur à ceux qui, par égoïsme, veulent en profiter et redoublent ses souffrances. La Russie ne se vengera pas. Elle laissera ce soin à l’histoire.

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 30 juillet 2012.

 

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