LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Stefan Kiedrzyński

1888 — 1943

 

 

 

 

 

 

SANS TRAVAIL

(Bez pracy)

 

 

 

 

 

1931

 

 

 

 

 

 

Traduction de Hanka Olska parue dans les Cahiers du Sud, année 19, n° 139, 1932.

 

 


Cette nouvelle de Stefan Kiedrzynski, auteur dramatique et romancier polonais de l’après-guerre, est extraite d'un cycle, Éclat et Pauvreté.

 

 

 

 

 

 

 

Il faisait encore nuit. L’homme se leva. Il avait de la peine à ouvrir ses yeux, tout engourdis de sommeil. Il aurait si volontiers continué de dormir.... Son grabat l’attirait, tout tiède de la chaleur de son corps, et vers l’aube les punaises sont moins voraces. Mais il fallait partir, chercher du travail... Plus un groch à la maison, pas la moindre miette de nourriture. Les Klimczak, avec qui ils partageaient une chambre, avaient peut-être une petite somme, deux ou trois zlotys, mais ils en avaient eux-mêmes besoin, et tremblaient à l’idée qu’on pût venir les leur demander. Aussi Lewandowski, la veille, d’accord avec sa femme, avait décidé qu’il partirait de très bonne heure à la recherche du travail. De son côté, elle irait dans la matinée chez ses anciens maîtres, où elle avait été bonne, leur demander un peu de kacha[1] et des pommes de terre, pour les enfants. Les Klimczak permettraient peut-être de faire cuire ce maigre repas sur leur feu. Non, ils n’étaient pas méchants, même pas du tout. Seulement, ils avaient si peu, eux aussi ! Elle était de faible santé, et lui ne travaillait que trois jours la semaine. Mais par rapport aux Lewandowski, ils étaient riches, et quand l’odeur du lard qu’ils faisaient frire se répandait dans la chambre, Lewandowski se sentait au cœur une morsure. Ses deux enfants arpentaient la pièce, nez au vent, comme des chiens qui flairent, et tandis que les autres mangeaient, les gosses allaient se cacher dans la ruelle du lit, pour ne plus voir, et restaient là immobiles, et comme honteux. Une fois Lewandowski eut la curiosité d’aller regarder ce qu’ils y faisaient. Halinka, les bras autour du cou de son frère, le consolait de son mieux. Tous deux pleuraient. Le matin au réveil, ils demandaient d’une petite voix grêle : « Maman, y aura de quoi manger aujourd’hui ? » Ce matin, il partait, au moins il ne les entendrait pas.

Lewandowski était un homme grand, musclé, large d’épaules, aux genoux cagneux. Naguère, il pouvait porter facilement des fardeaux de quatre ou cinq pouds[2], aujourd'hui ne se nourrissant plus que de thé et de kacha au sel, sans une miette de beurre, il était bien faible. Même à un cheval, pensait-il, quand on veut qu’il tire, on donne de l’avoine !

Lewandowski sortit donc de très bonne heure, ce matin-là. Le palier était éclairé par une faible ampoule placée dans l’encognure, l’escalier plongé dans une obscurité à peu près complète. Il descendit doucement. Dehors le jour commençait à poindre. Une de ces aubes moroses, lugubres, d’un automne tardif. Un brouillard épais tombait, les toits et les pavés étaient humides, comme s’il avait plu. Une fois dans la cour, l’homme réfléchit. Où irait-il ? Il s’aperçut tout à coup que la porte cochère était ouverte, et devina pourquoi : le boueux devait être là avec sa voiture. Il le vit en effet dans le coin de la cour, près de la poubelle, et s’approcha. À ce moment, du flot d’ordures que l’homme déversait, un nuage de poussière et de cendres s’éleva, qui les recouvrit tous deux.

— Bonjour, dit Lewandowski. Ça va ? Venu si tard ce matin.

— Eh, oui ! Mais c’est ma dernière poubelle, répondit l'autre, en prenant les rênes et faisant virer les chevaux. Lewandowski suivit la voiture, s’appuyant d’une main sur son rebord, comme s’il voulait ainsi manifester ses dispositions cordiales au boueux. Il ne le connaissait guère, mais éprouvait le besoin impérieux de sentir une présence humaine à ses côtés. Et puis qui pouvait savoir, le boueux lui indiquerait peut-être où trouver du travail.

Ils étaient maintenant dans la rue. Lewandowski continuait à suivre la voiture, tout en bavardant. Il parlait un peu politique, se lamentait sur la dureté des temps. Mais plus ils s’éloignaient de la maison, plus le boueux devenait silencieux. Il finit par grimper sur la voiture et portant la main à sa casquette, fit mine de prendre congé du chômeur.

— Allons, je vous quitte, dit-il. J’en ai encore, du chemin !

— Où ça ? demanda Lewandowski.

— À l’autre bout de la ville, au-delà de Belweder[3].

— Emmenez-moi par là, il y a bien longtemps que je n’y ai pas été, dit Lewandowski et à son tour il se jucha sur le tas d’ordures.

La voiture roulait, les hommes devinrent tout à fait silencieux. La ville dormait encore. Une pluie fine se mit à tomber. Quand ils arrivèrent à mi-chemin, sur la place des Trois Croix, ils remarquèrent les premiers signes du réveil. Il était sept heures. Des boutiques s'ouvraient. Ça et là, des femmes passaient, un panier au bras. Les voitures des laitiers se multipliaient. Devant une des boutiques, une grande carriole de boulanger était arrêtée. On en déchargeait des paniers remplis de miches[4]. Lewandowski remercia le boueux et sauta à terre. Il eut envie de se trouver près de cette voiture, pleine de pains frais. Il s’en approcha encore davantage, pour mieux sentir l’odeur de la croûte si belle, si dorée. Il s’en délectait. Le cocher passait à son aide des paniers chargés de pains, que celui-ci transportait à l’intérieur de la boutique. Le patron vint à son tour, le cocher lui plaçant un panier sur le dos dit : « Celui-là, c’est le dernier. » Lewandowski s’approcha encore plus près de la voiture pour voir s’il restait beaucoup de miches à distribuer ailleurs, dans d’autres boulangeries. À l’intérieur de la voiture s’alignait toute une rangée de paniers bondés de pains chauds et odorants. Lewandowski fit encore un pas en avant, ses mains se crispèrent. Il recula. Au même moment, le cocher qui avait suivi le patron dans la boutique, revint.

— Qu’est-ce que tu fous là ? hurla-t-il, en refermant brutalement la porte de la voiture.

— Vous n’auriez pas du travail à me donner ? Je ne peux pas vous aider ? hasarda Lewandowski.

— C’est ça, justement, on n’attendait qu’après toi, répondit le cocher. Son aide revenait. Tous deux grimpèrent sur le siège de la voiture qui démarra.

Lewandowski restait seul, sans but. Il tournoya, regarda des devantures. Que de bonnes choses ! Son estomac était serré, ses jambes s’engourdissaient. Que faire ? Où aller ? Il se traîna jusqu’au marché couvert le plus proche, et s'arrêta devant une boucherie, regardant les allées et venues des femmes qui entraient, sortaient. Toutes portaient des filets, des paniers plus ou moins chargés. Ici, il apercevait une feuille de chou, là un poireau, là un goulot de bouteille qui dépassait, là c’était un bout de papier qui enveloppait la viande.

— « Je pourrais porter votre panier » — proposa-t-il à plusieurs reprises à des ménagères pressées, sans grand espoir d’ailleurs de voir accueillir sa demande. Elles ne lui répondaient pas et disparaissaient dans la foule, sans même le regarder.

Une heure passa ainsi. Le boucher finit par s’apercevoir qu’un indésirable rôdait à sa porte. Il sortit en criant : « Qu’est-ce que vous fichez là ? Barrez-vous, et en vitesse ! »

Il était maintenant dans la cohue du marché, poussé, bousculé. Il gênait cette foule pressée comme s’il eût été un bâton planté au milieu d’une route. Il remarqua que les gens le regardaient d’un œil méfiant, presque craintif.

Las, désemparé, il quitta les halles et se retrouva dans la rue. Le ciel était gris comme un torchon sale. Une boue gluante s’étalait sur le sol. Lewandowski fit quelques pas et aperçut un agent qui semblait l'observer en dessous.... Pourquoi donc ? Il n’avait rien à se reprocher, mais savait-on jamais ? Et il eut peur. Il poursuivit son chemin, se traînant. Il était à bout de forces. La ville, maintenant si animée, lui paraissait un désert où il était seul avec sa femme, ses enfants. Et il erra ainsi jusqu’au crépuscule. À quatre heures c’était déjà presque la nuit. Il sentit des crampes, des nausées. La faim le tenaillait. Ses lèvres étaient sèches. Il se raidit, et ramassant son énergie, gagna une longue rue, sale, sombre, au bout de laquelle passait la voie ferrée. Il longea les maisons d’un pas lent, lourd. On allumait les premières lumières des magasins et leurs lueurs se reflétaient dans la boue noire, la chaussée gluante. Les locomotives soufflaient, sifflaient, haletaient, rejetant de grosses houles de vapeur blanche. Lewandowski sentit ses forces l’abandonner, ses bras se mirent à trembler, ses jambes, devenues comme du plomb, refusèrent d’avancer. Alors il s’adossa à un mur et crut rester là très longtemps. Les gens défilaient, indifférents, pressés. Son regard déchirait chaque passant, son cœur était plein de haine. Il sentit qu’on s’arrêtait près de lui.

— Qu’avez-vous, mon brave homme ? — lui demanda une vieille qui s’était approchée. Elle était vêtue d'un manteau râpé. Son sac était taillé dans un vieux tapis. Elle y fouilla, cherchant de la monnaie.

— Donne-moi du travail, vieille taupe ! — hurla-t-il tout à coup en tendant vers elle deux poings noirs, maigres.

La vieille eut peur et s'enfuit affolée. Il resta là hébété, les yeux fixes, il ne se sentait plus habité que de mépris, de dégoût. Ah ! ce bec de gaz, qui était là, devant lui, s’il avait pu l’atteindre, il l’aurait plié jusqu'à terre, la boule de lumière aurait éclaté, et tout serait fini.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 10 décembre 2018.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Plat populaire fait le plus souvent en Pologne, avec de la graine cuite, d’orge ou de sarrazin. (N. d. T.)

[2] Un poud équivaut à seize kilos. (N. d. T.)

[3] Quartier sud de Varsovie. (N. d. T.)

[4] Le pain fait à Varsovie par quelques entreprises peu nombreuses, est distribué ensuite chez les dépositaires. (N. d. T.)