LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nikolaï Karamzine

(Карамзин Николай Михайлович)

1766 — 1826

 

 

 

 

LA PAUVRE LISE

(Бедная Лиза)

 

 

 

1792

 

 

 

 

 

 

Traduction d’Henri de Coiffier, parue dans Les Milles et Une Nouvelles, t. 9, Paris, 1819.

 

 

 

 

 

 


De tous les sites agréables qui entourent Moskou, aucun ne me plaît tant que cette colline ou s’élèvent les tours noires et gothiques du monastère de Saint-Siméon. À droite, on aperçoit la masse imposante des édifices de Moskou, qui, s’élevant comme un vaste amphithéâtre, offrent aux regards le tableau le plus majestueux, surtout lorsque les dômes et les croix nombreuses de nos temples sont frappés des rayons de pourpre du soleil couchant. Au pied du coteau, des prairies odorantes, déployant leurs verts tapis parsemés de fleurs de toutes les nuances, s’étendent jusqu’aux bords de la Moskowa, qui tantôt couverte des barques légères du pêcheur, tantôt chargée des lourds bateaux du négociant, coule avec rapidité sur son lit de sable et de cailloux. Le long du fleuve paissent de nombreux troupeaux, et le jeune pâtre, assis sous un chêne antique, s’amuse à répéter de douces chansons. Plus loin brille, à travers de hauts peupliers, le sommet doré du couvent de Saint-Daniel ; et presqu’au bout de l’horizon, la vue se trouve bornée par la montagne du Moineau. Sur la gauche règnent d’immenses guérets couverts de riches moissons, et au milieu desquels l’œil découvre çà et là des hameaux, des villages et des bosquets : enfin la vue, dans cette partie, se repose également sur un château qui paraît à l’extrémité de la plaine.

Souvent je porte mes pas sur cette colline, et presque toujours je vais y célébrer la renaissance du printemps, et y partager le deuil de la nature dans les derniers jours de l’automne. Si quelquefois le vent s’engouffre dans les tours, entre les murailles désertes, ou dans les longs corridors du monastère ; s’il rase, en sifflant, les tombes ou l’herbe qui les couvre, assis sur leurs marbres brisés, je crois entendre la voix des siècles passés, et je sens mon cœur se remplir peu à peu d’émotion et de mélancolie. Je me mets alors à errer, pensif, au milieu des cellules détruites, et je me crois bientôt environné des esprits des êtres malheureux qui les habitèrent.... Si j’arrête ensuite mes regards sur les peintures à-demi effacées qui couvrent encore les murs du temple, l’histoire de mon pays, de ces temps malheureux où des hordes de tartares inondaient la Russie, où Moskou elle-même, la superbe Moskou, semblable à la veuve, n’attendait de secours que du ciel ; l’histoire de cette époque funeste se retrace toute entière à ma mémoire.

Mais je me plais surtout, lorsque je parcours ces ruines, à rêver à la pauvre Lise ; car mon cœur ne craint pas de se livrer à une tendre émotion, de partager les angoisses de la douleur, et mes yeux aiment à se remplir des larmes de la pitié.

Non loin des murs du monastère, au milieu d’un espace couvert de gazon et borné par une forêt de bouleaux, s’élève encore aujourd’hui une petite cabane déserte, sans portes, sans fenêtres, et dont l’humble toît paraît abattu depuis long-temps. Dans cette cabane vivait, il y a environ trente ans, la belle et bonne Lise avec sa vieille mère.

Le père de Lise était un paysan honnête et laborieux, qui cultivait, avec activité et intelligence, ses petites possessions, et subsistait paisiblement du fruit de ses travaux. Tant qu’il vécut, le ménage ne manqua jamais du nécessaire ; mais, après sa mort, sa femme et sa fille tombèrent bientôt dans la misère. Des mains à gages ne travaillèrent leur champ qu’à-demi ; la moisson diminua de moitié, et elles se virent contraintes d’affermer presque pour rien le peu qu’elles possédaient. La pauvre veuve ne faisait d’ailleurs que songer à son mari, que pleurer sa mort (car l’amour habite aussi les chaumières), et le chagrin détruisant peu à peu sa santé, ses forces diminuèrent de jour en jour, et elle se trouva enfin tout-à-fait hors d’état de travailler. Dès-lors Lise, âgée de quinze ans, se vit chargée de tous les soins, de toutes les occupations du ménage ; et malgré sa jeunesse, malgré sa beauté, elle y employait les journées et quelquefois même les nuits entières : elle filait, cousait ou tricotait, et allait en outre, au printemps et à l’automne, porter à la ville, des fleurs, des fraises ou des framboises cueillies sous les bouleaux voisins. Souvent la bonne Catherine (c’était le nom de la mère de Lise), enchantée de la tendresse qu’elle lui témoignait, des soins qu’elle lui prodiguait sans cesse, la serrait entre ses bras affaiblis, et la pressait sur son cœur, en la nommant le soutien, la joie, la consolation de sa vieillesse. Ses yeux alors se remplissaient de larmes, et les élevant vers le ciel, elle le conjurait de la récompenser un jour et de veiller sur elle.

« Le ciel, répondait Lise, m’a donné la force de travailler, et vous, ma mère, vous m’avez nourrie de votre sein ; ce que vous fîtes pour mon enfance, c’est à moi aujourd’hui à le faire pour vous ; mais, je vous en conjure, cessez de vous livrer à la douleur : nos larmes ne sauraient, hélas ! rappeler mon père à la vie. »

C’est ainsi que parlait Lise, cachant, sous un air calme et un sourire forcé, les pleurs qui roulaient malgré elle dans ses yeux, à la vue des souffrances de sa mère, et du sort qui l’attendait elle-même dans le monde, sans appui et sans parens. Mais ses caresses et sa feinte gaîté ne pouvaient adoucir l’amertume qui dévorait le cœur de Catherine.

« La mort seule, répondait-elle, la mort seule peut tarir mes larmes. On assure que nous serons tous heureux dans une autre vie ; pour moi, j’y serai heureuse, sans doute, car j’y reverrai ton père. Cependant je ne désire pas y aller encore ; car sans moi que deviendrais-tu, ma bonne Lise ? Qui pourrait te conseiller et t’instruire ? Non, que Dieu, avant de m’appeler à lui, me donne le temps de t’établir. Tu grandis, et peut-être pourrai-je bientôt trouver un honnête homme digne de toi ; alors, après vous avoir béni tous deux, mes enfans, je m’endormirai avec plaisir de ce sommeil qui doit me conduire près de ton père. »

Deux années se passèrent ainsi après la mort de son époux. Le printemps revint tapisser de fleurs les prairies voisines, et la bonne Lise recommença à cueillir des violettes et du muguet, pour aller les vendre à Moskou. Un jeune homme bien mis, et d’une figure agréable, la rencontra un jour. Elle lui montre ses fleurs, et rougit.

« Ces bouquets sont à vendre, ma jolie enfant, demanda l’inconnu avec douceur ?

— Oui, monsieur, répondit Lise.

— Et combien veux-tu en avoir ?

— Cinq kopekes[1].

— Oh ! c’est trop peu. Je les prends, mais à condition de les payer un rouble[2].

Lise, à ces mots, regarda le jeune homme d’un air étonné et confus, puis, rebaissant les yeux et rougissant de nouveau : « Je ne prendrai pas un rouble pour mes fleurs, lui dit-elle.

— Et pourquoi cela ? demanda le jeune homme.

— Parce que je ne veux recevoir que ce qui me revient.

— Il me semble que ce bouquet, cueilli par une aussi jolie fille, vaut bien un rouble ; cependant, puisque tu le veux, voilà le prix que tu en as demandé. Mais je prétends désormais ne point acheter d’autres fleurs que les tiennes. Je les retiens toutes, et je te prie de n’en plus cueillir pour d’autres que pour moi. »

Lise, sans répondre, lui tendit le bouquet, prit les cinq kopekes, lui fit une révérence, et voulut s’éloigner ; mais le jeune homme s’était déjà emparé d’une de ses mains, en lui demandant où elle allait.

« À la maison, répond Lise.

— Où est-elle ? »

Lise lui indiqua sa demeure, et profita bien vite, pour s’échapper, d’un moment où le jeune homme avait lâché sa main, de peur d’attirer les regards des passans. De retour à la cabane, elle s’empressa de rendre compte à sa mère de ce qui venait de lui arriver.

« Tu as bien fait, lui dit Catherine, de ne pas accepter son argent : qui sait ce que ce pouvait être ? Sans doute quelque débauché....

— Oh ! non, ma mère, je suis sûre qu’il n’avait aucune mauvaise intention ; il a l’air si bon, sa voix est si douce : je voudrais que vous l’eussiez vu.

— Je le crois ; mais enfin, il vaut mieux vivre de son travail que de bienfaits ; et tu ne sais pas encore, ma Lise, jusqu’où va la malice des hommes, avec de pauvres filles innocentes comme toi. J’ai le cœur gros quand je te vois aller seule à la ville, et pendant ton absence, je ne fais que prier dieu de te préserver de tout malheur. »

À ces mots, Lise soupira, sans trop savoir pourquoi ; les larmes lui coulèrent des yeux, et elle se jeta au cou de sa mère.

Le lendemain, pourtant, elle cueillit le plus beau muguet qu’elle put trouver, en fit un bouquet,  et prit de bonne heure la route de Moskou. On aurait dit que ses yeux cherchaient quelqu’un à la dérobée. Plusieurs personnes voulurent acheter ses fleurs, mais elle répondit qu’elles n’étaient pas à vendre ; et ses regards inquiets se promenaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Cependant le soir arriva, et il fallut s’en retourner à la cabane. Elle jeta alors son bouquet dans la Moskowa, en disant avec un air chagrin, dont elle ne songeait pas à se rendre compte : « Eh bien, personne ne les aura. »

Le lendemain, vers le soir, elle filait près de la fenêtre, et chantait, à demi-voix, une chanson bien triste. Tout d’un coup, elle regarde dehors et jette un cri, en voyant le jeune inconnu devant elle.

« Qu’as-tu donc ? lui demanda sa mère toute effrayée.

— Rien, répondit Lise, honteuse du cri qui lui était échappé, c’est que je viens de le voir.

— Eh qui ? demanda Catherine.

— Le monsieur qui m’a acheté mes fleurs. »

La vieille regarda alors elle-même, et le jeune homme la salua aussitôt d’un air si doux, qu’il lui fut impossible de concevoir la moindre défiance. « Bonjour, ma mère, lui dit-il ; j’ai chaud, je suis fatigué, ne pourrais-je pas avoir chez vous un verre de lait frais ? » L’obligeante Lise, sans attendre la réponse de sa mère (sans doute parce qu’elle la prévoyait), vole au cellier, reparaît bientôt, un pot de lait à la main, rince un verre, le sèche avec un linge aussi blanc qu’elle, le remplit et le présente, les yeux baissés, au jeune étranger qui but avec transport, et trouva le doux breuvage plus agréable sans doute que le nectar même, versé de la main d’Hébé. — Ô jeunesse ! ô imagination ! douces et puissantes enchanteresses ! — On devine sans peine avec quelle chaleur il remercia Lise, et cependant, ce fut moins par ses paroles que par ses regards.

L’inconnu ensuite s’entretint avec la mère, et gagna bientôt sa confiance. Elle lui apprit alors ses peines et ses plaisirs, ses infortunes et son bonheur, lui raconta la mort de son mari, et lui parla surtout, avec complaisance, des vertus de sa fille, de son amour pour le travail, de sa tendresse pour elle, des soins qu’elle lui prodiguait chaque jour. Le jeune homme écoutait cet éloge avec attention ; mais pour ses yeux.... oh ! il est inutile de dire ce qu’ils faisaient alors. Lise, la timide Lise, au contraire, osait à peine le regarder, et l’éclair est moins prompt à s’éteindre dans la nue, que ses regards à se baisser vers la terre, dès qu’elle avait rencontré les siens.

« Je voudrais, dit l’inconnu à Catherine, que votre fille ne donnât désormais ses fleurs et son ouvrage qu’à moi seul ; vous n’auriez pas besoin de l’envoyer si souvent à la ville ; elle vous quitterait moins, vous soignerait plus constamment, et je pourrais venir moi-même, de tems en tems, chercher ce qu’elle aurait à vendre. »

En écoutant ces mois, la joie brillait dans les yeux de Lise, et tous ses efforts pour la cacher étaient vains, car ses joues s’animaient d’un incarnat plus vif, et sa main, qui jouait avec les bords de son tablier, ne servait elle-même qu’à trahir son trouble et sa douce émotion. Catherine, de son côté, accepta la proposition du jeune homme avec reconnoissance,  parce qu’elle y voyait un avantage réel, et n’y apercevait aucun inconvénient. Elle assura donc l’étranger, que personne ne filait aussi bien que sa fille, ne cousait mieux, ne tricotait plus solidement ; mais la nuit approchait, et l’inconnu prit enfin congé des habitans de la petite cabane. « Monsieur, lui dit Catherine, en le voyant prêt à sortir, apprenez-nous au moins votre nom. — Je m’appelle Login, répondit-il ; et Lise aussitôt répéta plusieurs fois, tout bas, le nom de Login, sans doute de peur de l’oublier. Login donc dit adieu à la mère, à la fille, et s’éloigna. Lise le suivit des yeux aussi long-temps qu’elle put, soupira ensuite, répéta le nom de Login, et reprit son fuseau. Sa mère, assise près d’elle, était devenue rêveuse aussi ; puis saisissant tout-à-coup les mains de Lise : « Mon enfant, lui dit-elle, si je pouvais te voir un jour un mari tel que Login ! comme il est aimable, comme il est bon ! » Tout le cœur de la pauvre Lise tressaillit à ces mots. — Oh ! ma mère, ma mère ! répondit-elle, comment cela se pourrait-il ? c’est sans doute un gentilhomme, et parmi nous autres paysans... » Elle s’arrêta ; car elle n’avait pas la force d’en dire davantage.

Mais il est temps de faire connaître Login à nos lecteurs. C’était un jeune homme d’une naissance distinguée, d’un esprit cultivé, naturellement bon, mais d’un caractère faible. Il avait eu jusque-là une conduite dissipée, n’avait songé qu’à ses plaisirs, et avait enfin cherché le bonheur dans une foule de jouissances qui ne le procurent jamais. Cette remarque l’ayant rendu mélancolique, il commençait, comme tous les gens trompés dans leur attente, à se plaindre du monde, à se plaindre du sort. La beauté simple, les grâces ingénues de Lise, firent tout-à-coup une profonde impression sur son cœur ; et comme il avait la tête meublée de tous les contes de nos poëtes et de nos romanciers ; que son imagination, naturellement vive, exaltée, lui rappelait (surtout depuis l’époque de sa mélancolie), ces temps où les hommes se promenaient dans des prairies toujours vertes, se baignaient dans des eaux toujours limpides, où les amans, assis à l’ombre des myrtes et des rosiers, imitaient sans cesse dans leurs jeux la colombe cachée sous les rameaux, et coulaient leurs jours au sein du repos et des plaisirs, il crut avoir trouvé dans Lise la bergère qu’il cherchait, sur la colline de Saint-Siméon l’Élysée après lequel il soupirait depuis long-temps, et dans la cabane de Catherine l’humble chaumière, le doux asyle de la paix et du bonheur. Plein de ces riantes idées, il résolut de quitter, au moins pour un temps, ce monde et ce tourbillon, vides de plaisirs comme de sentimens. Mais laissons l’aimable Login caresser sa chimère, et retournons près de Lise.

Il était nuit ; Catherine se coucha, bénit sa fille, et lui souhaita un sommeil tranquille ; mais pour cette fois son souhait ne fut pas exaucé, car le sommeil de Lise fut au contraire très-agité. Le nouvel hôte qu’elle avait reçu dans son cœur, l’image de Login la tourmenta au point qu’elle s’éveillait à chaque instant, et soupirait. Long-temps avant le lever du soleil elle quitte sa couche, s’habille, et va s’asseoir sur l’herbe, au bord de la Moskowa. D’un air mélancolique elle considérait les petits nuages qui, s’élevant de la prairie, retombaient en gouttes éclatantes sur les feuilles et le tapis de verdure dont la nature était parée. Autour d’elle régnaient le silence et le repos ; mais le soleil levant vint réveiller la nature engourdie ; les forêts, les buissons, l’herbe même parurent s’animer ; le chant des oiseaux annonça leur réveil, et quittant leur doux asyle, ils volèrent chercher la pâture et l’amour ; les fleurs ouvrirent leurs calices, et relevèrent leurs têtes inclinées, afin de recevoir les rayons nouveaux de la lumière ; les insectes même commencèrent à animer la scène champêtre par leurs bourdonnemens ; et Lise était toujours à la même place, plongée dans sa mélancolie.

Que te manque-t-il, pauvre Lise ? Autrefois, quand l’oiseau célébrait à son réveil le réveil de la nature, tu la saluais comme lui par tes chants. Ton âme pure, ta gaîté franche brillaient sous tes longues paupières, comme les rayons de l’aurore sur les gouttes tremblantes de la rosée. Et maintenant, tu es là, triste, pensive. La joie de la nature, la fraîcheur du matin n’arrivent plus jusqu’à ton cœur.

Cependant un jeune pâtre conduit ses moutons le long du rivage, et répète gaîment une chansonnette sur son rustique chalumeau. Lise l’aperçoit. « Si celui qui m’occupe, se dit-elle, si Login était berger, peut-être à cette heure conduirait-il ainsi son troupeau vers ces collines. Je le saluerais en riant, et m’approchant d’un air gai : Bon jour, Login, lui dirais-je, où portes-tu tes pas ? sur cette rive croît abondamment de l’herbe pour tes moutons, et des fleurs pour orner ton chapeau. Ses yeux avec plaisir s’arrêteraient sur moi, il prendrait ma main dans la sienne ; Lise, me dirait-il.... Mais, hélas ! tout cela n’est qu’un rêve. »

Le pâtre s’éloigne, son troupeau se perd derrière la colline, et Lise soupire ; mais tout-à-coup elle entend un bruit de rames ; ses regards volent sur le fleuve, elle aperçoit un bateau, et dans le bateau elle aperçoit Login.

Tout son cœur frémit de plaisir. Elle se leva, voulut s’éloigner, et n’en eut pas le courage. La barque touche la rive, le jeune homme s’élance, court à Lise, et déjà son rêve est en partie réalisé : car les regards de Login s’arrêtent sur elle avec plaisir, il prend sa main dans les siennes, et Lise reste là, les yeux baissés, les joues brûlantes et le cœur bien agité. Elle n’avait pas la force de retirer sa main, et quand elle sentit les lèvres de Login presser ses lèvres de rose, oh ! il lui fut impossible de se détourner, car il lui sembla que tout s’enflammait, que tout s’embrasait autour d’elle. « Je t’aime, Lise ! lui dit Login. » Et ces mots, plus doux qu’une musique céleste, pénétrèrent jusqu’au fond de son âme. À peine pouvait-elle en croire ses oreilles, et cependant.... Mais arrêtons-nous, et abandonnons à l’imagination un tableau qu’elle seule peut achever.

La timidité de Lise se dissipa peu à peu. L’amour est un si grand maître ! Lise d’ailleurs était si enchantée, qu’elle ne put long-temps garder son secret, et Login sut qu’il était aimé, aimé bien tendrement d’un cœur pur et incapable de feindre.

Ils s’assirent de nouveau sur l’herbe ; l’espace qui les séparait d’abord diminua peu à peu : trop émus, trop heureux pour parler, : ils se regardaient l’un et l’autre, se répétaient à chaque instant le mot je t’aime, et les heures s’écoulaient ainsi pour eux comme des minutes. Cependant Lise se rappela que sa mère serait inquiète, et il fallut se séparer.

« Ah ! Login, dit Lise : m’aimeras-tu toujours ?

— Toujours, mon amie, toujours.

— Oserais-tu me le jurer ?

— Si je l’oserais ? ah ! sans doute.

— Mais non, je ne veux point de serment ; je te crois ; un mot de toi me rassure. D’ailleurs, pourrais-tu tromper la pauvre Lise ? n’est-ce pas, cela serait impossible ?

— Impossible ! chère Lise, impossible !

— Que je suis heureuse ! et que ma mère sera contente quand elle saura que tu m’aimes !

— Non, Lise, elle ne doit pas le savoir.

— Pourquoi cela ?

— La vieillesse est défiante : elle soupçonnerait de la fausseté dans ma conduite.

— Oh ! non, elle ne soupçonne jamais rien de mal ; elle est si bonne !

— Cependant, Lise, je t’en prie, ne lui parlons de rien.

— Eh bien, comme tu voudras, je t’obéirai, quoique je n’aime pas pourtant à lui rien cacher. »

Ils s’embrassèrent encore une fois avant de se quitter, et se séparèrent enfin, en convenant de se retrouver tous les soirs au bord du fleuve, dans la forêt, sous le bouleau, ou auprès de la cabane ; et cela, bien certainement, en dépit de tous les obstacles.

Lise s’en alla donc, mais elle se retourna cent fois pour regarder son amant qui, debout dans sa nacelle, la regardait aussi, puis la regardait encore avant de gagner le large. La pauvre Lise qui rentra ensuite dans la cabane, n’était plus celle qui en était sortie le matin. Ses traits, sa contenance, jusqu’au moindre de ses gestes annonçaient le plaisir et trahissaient son cœur. Il m’aime ! se répétait-elle tout bas, et ces deux mots seuls étaient pour Lise une source de bonheur et d’extase.

« Oh ! quelle belle matinée, s’écria-t-elle en s’approchant de sa mère qui venait de se lever : l’air, le ciel, tout est délicieux aujourd’hui dans la campagne. Jamais l’aurore n’a été si brillante, jamais l’alouette n’a aussi bien chanté, jamais les fleurs n’ont été aussi belles et n’ont répandu de si douces odeurs. »

Charmée de la joie de sa fille, Catherine prit son manteau, et sortit avec Lise, pour jouir de cette matinée que son cœur lui avait appris à peindre de si belles couleurs. La bonne Catherine la trouva en effet charmante ; car, dès que sa fille souriait, la nature entière s’embellissait pour elle.

« Ah ! Lise, lui dit-elle, comme Dieu a bien fait tout ce qui est sorti de ses mains ! J’existe déjà depuis soixante ans, et mes yeux ne peuvent se lasser encore d’admirer ce qu’il a créé ; ce ciel surtout, qui s’arrondit comme un vaste toit sur nos têtes ; cette terre qui se rajeunit tous les ans, et qui tous les ans se couvre de fleurs et de fruits. Ce bon père qui habite au-dessus de nous aime les hommes, puisqu’il a fait le monde aussi beau. Et qui pourrait sans regret se décider à le quitter, si l’infortune et les besoins ne s’y faisaient sentir quelquefois ? Mais cela, sans doute, est encore nécessaire ; c’est un malheur qui en empêche de plus grands ; car les hommes peut-être deviendraient plus méchans encore, si l’infortune ne leur rappelait de tems en tems leur faiblesse. On dit que ce sont après les années de bonheur qu’il y a le plus de malice sur la terre. »

Depuis ce jour, Login et Lise se virent tous les soirs. Dès que Catherine était couchée. Lise s’éloignait, Login accourait vers elle, et alors ils s’asseyaient ensemble sur le rivage, se promenaient sous les bouleaux, ou se plaçaient aux pieds d’un chêne antique, dont les vastes rameaux se recourbaient en voûte sur un petit lac situé tout près de la cabane. La lune, perçant de ses tranquilles rayons les branches chargées de feuillages, dorait par intervalles la blonde chevelure de Lise, que caressait le vent du soir, ou la main légère de son amant. Les yeux de la jeune fille, humides de plaisir, répétaient l’image de Login, et Login, de sa bouche caressante, se plaisait à en faire disparaître lui-même son image. Ils s’embrassaient alors, leurs bouches se rencontraient ; mais la pudeur pouvait encore voir leurs caresses sans voiler son front, car elles étaient pures comme leur amour.

« Quand tu me dis, Login, quand tu me dis : Lise, je t’aime ! quand tes doux regards s’arrêtent sur moi, quand mon cœur sent battre le tien, oh ! alors je suis si heureuse, si heureuse que je m’oublie moi-même, que j’oublie tout, pour ne penser qu’à toi. Aujourd’hui, je ne conçois pas comment j’ai pu vivre satisfaite et tranquille dans le tems où je ne te connaissais pas. Non, Login, je ne puis le comprendre ; car la vie, maintenant, me paraît sans toi triste et insupportable : le jour m’ennuie, le soir me fatigue jusqu’au moment où tu parais ; le chant même du rossignol ne me charme que quand tu l’écoutes avec moi, et le ciel plus pur semble s’obscurcir dès que tu t’éloignes. »

Ainsi parlait Lise, et Login écoutait avec transport sa bergère (car c’est ainsi qu’il la nommait) ; et plus elle lui témoignait d’amour, plus il en éprouvait lui-même. Tous les plaisirs brillans du monde ne lui semblaient que songes vains, qu’illusions vides et mensongères, quand il se permettait de les comparer encore aux joies pures que lui procurait la douce amitié d’un cœur simple. Ce n’était plus qu’avec pitié, qu’avec mépris qu’il considérait ces jouissances viles ou fausses, qui avaient enchaîné jadis ses sens et sa raison. « Non, se disait-il à lui-même, non, ce n’est que d’un amour pur, d’un amour de frère que je veux chérir cette aimable enfant. Loin de moi l’affreuse idée d’abuser jamais de sa tendresse : ce n’est que dans le sentier de la vertu que l’on trouve le bonheur. »

Sans doute, ce n’est que près d’elle qu’on le trouve ; mais la vertu marche-t-elle avec l’amour, avec l’enthousiasme ? Jeune insensé, connais-tu ton propre cœur ? oserais-tu répondre de tous les mouvemens qui soulèveront ton sein ? et la prudence pourra-t-elle toujours modérer la passion ?

Lise exigeait que Login visitât souvent sa mère. « Je l’aime, lui disait-elle, j’ai du plaisir à la voir contente, et il me semble que ta présence la réjouit et dissipe sa tristesse. » Lise avait raison, la vue de Login, ses discours étaient agréables à Catherine. Il était aimable, complaisant : elle l’entretenait volontiers de son mari, de ses amours, de leur jeunesse, des douces années qu’elle avait passées avec lui, de sa mort enfin, de ses regrets et des inquiétudes que lui causait le sort de sa fille. Login l’écoutait avec attention, car le nom de Lise était toujours mêlé à ses récits, et d’ailleurs, en lui peignant un amour simple comme le sien, en lui parlant des mœurs et des occupations champêtres, elle flattait tour à tour son cœur et sa fantaisie. Il achetait ensuite l’ouvrage de Lise, et voulait toujours le payer deux fois plus que la bonne Catherine n’en demandait ; mais, ferme dans ses principes, elle ne reçut jamais que le prix convenu.

Ainsi s’écoulèrent quelques semaines. Un soir, Login attendit Lise plus long-tems que de coutume : elle arriva enfin, mais triste, les yeux rouges et l’air abattu.

« Ma Lise, au nom du ciel, lui dit Login tout effrayé, apprends-moi ce qui t’afflige.

— J’ai pleuré, Login.

— Pourquoi ? Oh ! dis-le moi, je t’en conjure, dis-le moi bien vite.

— Tu vas tout savoir. Un jeune paysan très-riche, et qui habite dans le village voisin, m’a demandée en mariage, et ma mère veut que je l’épouse.

— Et tu y consens ?

— Méchant que tu es ! peux-tu le demander ? Mais c’est ma bonne mère qui m’afflige : elle pleure, elle se désole, et se plaint de ce que je ne veux rien faire pour son bonheur ; car elle ne mourra pas tranquille, si elle ne me voit mariée avant sa mort. Elle ne sait pas, non, elle ne sait pas que mon cœur s’est donné. »

Login, à ces mots, embrassa Lise, en lui jurant que rien au monde ne lui était plus cher, que rien n’était plus sacré pour lui que son bonheur ; qu’après la mort de Catherine, il l’emmènerait à la campagne, où ils couleraient tous deux leurs jours dans la joie et dans les doux plaisirs que donnent la nature et l’amour.

« Non, reprit Lise avec un soupir ; car tu ne peux jamais devenir mon mari.

— Et pourquoi pas ?

— Je ne suis que la fille d’un paysan.

— Lise, tu n’es pas juste envers ton ami : il méprise de vains préjugés, et tes charmes, ton innocence, cette âme si pure, si sensible et si belle, l’emportent à mes yeux sur tout ce qu’estime un monde aveugle ou corrompu. Sois sûre que la première place dans mon cœur sera toujours pour toi. »

Lise enchantée se jeta dans son sein, et bientôt...., bientôt l’instant fatal à son innocence arriva. Une émotion inconnue s’empara de Login ; jamais Lise ne lui avait paru si belle, jamais ses caresses ne l’avaient ému à ce point, jamais ses baisers ne lui avaient semblé si tendres. Lise était sans soupçon comme sans expérience ; elle ne connaissait pas le danger, et resta ainsi, sans crainte, sans défiance, entre les bras de son bien-aimé. L’obscurité qui les enveloppait servait encore à favoriser comme à accroître le délire de Login ; pas une étoile au ciel, pas une lueur sur la terre qui pût le rappeler à lui. Un doux frémissement agitait son sein, Lise elle-même l’éprouva sans savoir ce qu’il signifiait, sans deviner, sans pressentir ce qu’elle désirait.

Ah ! pauvre Lise, où est ta mère ? Hélas ! où est ton innocence ?

L’ivresse de Lise ne dura qu’un instant. Cette ivresse inconnue, dont une minute auparavant elle ne soupçonnait pas même l’existence, l’étonna plus qu’elle ne la ravit. Elle questionna Login. Login se tut, chercha ensuite des mots pour lui répondre, et n’en trouva point. « Ah ! dit Lise en soupirant, je ne sais, mais je crains.... J’ignore ce qui vient de se passer en moi, mais je tremble.... Et toi aussi, Login, tu soupires, tu te tais... Grand dieu ! qu’est-ce que cela veut dire ? »

L’horizon s’était chargé peu à peu, les nuages s’amoncelaient, et le tonnerre commença à gronder dans le lointain. Lise tremblait de toutes ses forces. « Login, dit-elle, Login ! j’ignore ce que j’ai fait, mais chaque éclair m’effraie maintenant ; il me semble que c’est moi que la foudre cherche, qu’elle va me frapper comme une coupable. »

Le tonnerre, en effet, s’approchait avec rapidité, la pluie tombait par torrens autour d’eux, une affreuse obscurité les environnait, et la nature entière semblait en deuil de l’innocence de Lise. Login faisait tous ses efforts pour la rassurer. Il la reconduisit à la cabane, et lorsqu’il voulut s’éloigner : « Ah ! Login, lui dit-elle, assure-moi que nous serons par la suite aussi heureux que nous l’avons été jusqu’à ce jour. »

« N’en doute pas, mon amie, nous le serons, j’en suis sûr.

— Le ciel le veuille !... je dois te croire, car je t’aime ; mais mon cœur, oh ! dans mon cœur, une voix.... Adieu, adieu ! demain nous nous reverrons. »

Leurs rendez-vous en effet continuèrent ; mais quel changement ! les caresses de Lise n’étaient plus assez pour Login ; un doux regard, un serrement de main, un baiser, d’innocentes étreintes ne pouvaient plus le satisfaire.... il exigeait davantage ; et il exigea toujours jusqu’à ce que ses désirs furent éteints. Quiconque connaît un peu le cœur de l’homme, et qui a suivi sa marche dans la plus douce des passions, conviendra que la jouissance, c’est-à-dire l’accomplissement de tous les vœux, est la plus dangereuse épreuve de l’amour. Lise n’était plus, comme autrefois, un ange aux yeux de Longin ; son innocence, qui élevait l’esprit de son amant et enflammait son imagination, son innocence n’existait plus. Ce sentiment de respect et d’adoration qu’il éprouvait d’abord, avait fait place à un autre sentiment qui n’était plus nouveau pour lui, et dont il ne pouvait plus être fier.

Quant à Lise, elle ne songeait qu’à Login, n’existait, ne respirait que pour Login, lui obéissait en tout avec la douceur d’un ange, et trouvait son bonheur à lui obéir. Cependant elle ne tarda pas à s’apercevoir de quelque changement. « Tu étais si gai autrefois, lui disait-elle alors ; tu paraissais plus tranquille, plus heureux, et je ne craignais pas de perdre ta tendresse ; mais aujourd’hui...... »

Souvent Login lui disait en se retirant : « Demain, ma chère Lise, je ne pourrai pas quitter Moskou, des affaires indispensables me retiennent. » À ces mots, les larmes venaient aux yeux de la pauvre Lise.

Une fois elle resta cinq jours entiers sans le voir. Son pauvre cœur était bien malade, bien gros de larmes et de soupirs. Le sixième soir il parut enfin, et lui dit d’un air triste : « Je me vois contraint de te quitter pour quelque tems. Tu sais que la guerre vient d’être déclarée ; je suis au service, et mon régiment a reçu ordre de marcher. »

Lise pâlit ; ses forces furent prêtes à l’abandonner.

Login l’assura que jamais il ne cesserait de l’aimer, et qu’il avait l’espérance de pouvoir, à son retour, se réunir pour toujours à elle. Lise se tut long-tems. Enfin elle prit dans les siennes les deux mains de son amant. Les larmes amères de la douleur roulaient dans ses yeux, et ses regards exprimaient encore la tendresse. « Il  n’est donc pas possible que tu restes ? lui demanda-t-elle. — Cela se pourrait, sans doute, répondit Login, mais ce serait aux dépens de mon honneur, de ma réputation ; chacun me fuirait comme un lâche, comme un enfant ingrat envers la patrie. — En ce cas, s’écria Lise, pars, Login ; pars, puisque le ciel l’ordonne.... Si pourtant tu allais périr.... Ah ! ta Lise alors ne vivrait pas long-tems. — Pourquoi ces sombres idées ? livrons-nous plutôt à l’espérance, et songeons au moment où je reviendrai dans tes bras. — Ah ! Dieu le veuille ! chaque jour, à chaque heure je le prierai pour toi. Que ne sais-je lire ! que ne puis-je écrire ! tu me donnerais souvent de tes nouvelles, tu m’apprendrais ce qui t’arrive, le lieu où tu habites : et moi je te répondrais, je te rendrais compte... hélas ! de mes larmes. — Non, Lise, non, ne pleure pas, conserve-toi plutôt pour ton ami. — Comment ! tu aurais la cruauté de me défendre de pleurer ? tu voudrais m’enlever jusqu’à cette dernière consolation ? — Pense plutôt, Lise, pense au plaisir du retour. — J’y penserai, sans doute ; mais qu’il est loin de nous, cet instant ! Ô Login ! n’oublie pas Lise, qui t’aime bien plus qu’elle-même. »

Je n’entreprendrai pas de rapporter en entier ce triste entretien. Ils convinrent, en se quittant, que le lendemain serait le jour de leurs adieux, et Login crut devoir aussi ce jour-là prendre congé de la mère de Lise. La bonne Catherine ne put retenir ses larmes, lorsqu’elle sut que le bon, l’aimable, le jeune monsieur allait partir pour la guerre. Il la força d’accepter une petite somme, sous prétexte qu’il ne voulait point qu’en son absence Lise vendît à personne son travail, qui lui appartenait d’après leurs conventions. « Que le ciel, lui dit-elle enfin en le bénissant comme son fils, que le ciel vous ramène bientôt vers nous, afin que je vous voie encore une fois avant de mourir. Peut-être trouverai-je d’ici-là, pour ma Lise, un mari à son goût. Quelle serait ma joie, si vous pouviez assister aux noces ! Oh ! vous ne nous refuseriez pas, j’en suis sûre, de tenir son premier enfant. »

Lise, tandis que sa mère pariait ainsi, Lise était immobile près d’elle, et n’osait lever les yeux de peur de se trahir. Chacun devine ce qui se passait alors dans son pauvre cœur.

Mais qui pourrait peindre ce qu’elle éprouva lorsque Login l’embrassa pour la dernière fois ; lorsqu’il la pressa pour la dernière fois sur son cœur ; lorsqu’il lui dit enfin le dernier adieu ! Ah, pauvre Lise ! quel moment ! L’aurore commençait déjà à rougir l’orient, que Login la soutenait encore dans ses bras, pâle, tremblante et presqu’inanimée. Elle semblait ne pouvoir survivre à cette séparation. Elle sanglotait, Login pleurait, et cependant il fallut bien se quitter. Il part ; les genoux de Lise fléchissent, elle tombe, ses bras s’élèvent vers le ciel, et ses regards restent fixés sur son amant qui s’éloigne, s’éloigne insensiblement, et disparaît enfin à ses yeux. Le soleil se levait alors, et la malheureuse Lise tombe évanouie sur la terre encore couverte de rosée.

Quand elle revint à elle, tout ce qui l’environnait lui parut sombre ; la nature lui semblait dans le deuil, et l’univers entier n’était plus à ses yeux qu’un désert. « Pourquoi, s’écria-t-elle tout-à-coup, rester seule dans cette horrible solitude ? pourquoi ne pas suivre mon amant ? la guerre, les combats ne sauraient m’effrayer ; ce qui m’épouvante, ce sont les lieux où il n’est pas. Vivre ou mourir avec lui !... et peut-être pourrai-je même, aux dépens de ma vie, sauver la sienne. Attends Login, attends, ta Lise vole sur tes pas. » Déjà Lise s’élançait vers lui ; mais l’image de sa mère, de sa mère pauvre, souffrante, abandonnée, se présente à elle, et l’arrête. Elle soupire, tourne ses regards vers la cabane, et s’y traîne en silence.

Depuis ce jour, la douleur devint la compagne assidue de la pauvre Lise ; mais plus elle souffrait, plus elle faisait d’efforts pour cacher ses larmes à sa mère : ce n’était que dans la nuit, ou à l’écart, qu’elle soulageait son cœur en pleurant sans contrainte l’absence de son bien-aimé. Les accens mélancoliques de la tourterelle, qui avait placé son nid dans le bouleau voisin, se mêlaient seuls à ses plaintes, et quelques rayons d’espoir, bien rares encore, étaient sa seule consolation pendant de longues nuits sans sommeil. « Que je serais heureuse, disait-elle alors, que je serais heureuse si je le revoyais ! ah ! comme tout changerait autour de moi ! » Cette idée ramenait le sourire sur ses lèvres, et la joie dans ses yeux ; les roses reparaissaient sur ses joues, et toute sa figure se ranimait, comme la terre au printemps après un orage de nuit.

Deux mois s’étaient écoulés depuis le départ de Login, lorsque Lise se rendit un jour à Moskou, afin d’y acheter des remèdes pour sa mère. Un équipage brillant roule près d’elle, et s’arrête devant un hôtel. Elle regarde... et reconnaît Login. Un cri de joie lui échappe, elle se précipite vers son amant qui descendait de voiture : il l’aperçoit, la reconnaît et pâlit, mais se remettant aussitôt, il la prend par la main, l’entraîne en silence vers son appartement, en ferme la porte derrière eux, et lui parle en ces termes : « Lise, les circonstances sont changées ; je ne suis plus libre, et je te conseille, pour mon repos et pour le tien, de m’oublier. Je t’ai aimée, je t’aime encore, c’est-à-dire que je souhaite te savoir heureuse. Voilà cent roubles, prends-les (il les mit lui-même dans la poche de Lise). Permets-moi de t’embrasser encore, et retourne près de ta mère. »

Avant que Lise eût pu revenir de son effroi et trouver un seul mot à lui répondre, il la conduisit hors de sa chambre et la remit à ses valets, avec ordre de l’accompagner hors de l’hôtel.

Que ce récit n’est-il un conte ; que le crime de Login n’est-il imaginaire ! Pauvre Lise ! le cœur me saigne en pensant à toi, et ma bouche est prête à maudire mon semblable.

Login, dira-t-on, n’avait donc pas été à l’armée ? Il s’y était rendu, mais au lieu de combattre, il avait joué et perdu sa fortune. De retour à Moskou, chargé de dettes, il n’avait trouvé d’autre moyen pour rétablir ses affaires, que d’épouser une veuve vieille, riche, et dont il avait rejeté autrefois avec mépris les offres et les avances. Il devint souple à son tour, se rendit chez la veuve, la courtisa et lui donna la main, après avoir accordé un soupir au souvenir de Lise.

Cette dernière cependant, frappée comme d’un coup de foudre, était sortie de l’hôtel, de la ville même, sans savoir ce qu’elle faisait, ce qu’elle voulait, ce qu’elle allait faire. Parvenue sur la grande route, le plein air lui rendit peu à peu l’usage de la pensée ; mais ce ne fut, hélas ! qu’un malheur de plus. « Il m’a chassée !... il en aime une autre !... je suis perdue ! » furent les seules idées qui s’offrirent à elle. Épuisée, chancelante, elle se jeta sur l’herbe.

Une femme qui aperçut sa pâleur, sa faiblesse, s’approcha d’elle et tâcha de la rappeler à la vie, qui semblait prête à l’abandonner. « Ah ! on ne guérit pas de maux pareils, se dit à elle-même la pauvre Lise ; et après avoir remercié la bonne femme, elle se remit à marcher sans avoir aucun projet. « Je n’y survivrai pas, pensait-elle ; non... Oh ! si le ciel avait pitié de moi : s’il voulait m’écraser, si la terre voulait m’engloutir ! Mais le ciel et la terre sont sourds à mes plaintes..... Ah ! malheur à moi ! malheur !..... »

En prononçant ces mots, elle arriva au bord du petit lac ombragé par un chêne, et dont la rive avait été si souvent le lieu de ses rendez-vous, le théâtre de son bonheur. Ce souvenir redoubla ses angoisses, égara sa tête, et un trouble, une horreur secrète se peignirent sur tous ses traits. Elle tomba dans une sombre rêverie qui ne dura que quelques minutes, et promenant ses regards d’un air farouche autour d’elle, elle aperçut à quelques pas la fille d’un de ses voisins, âgée d’environ douze ans ; elle l’appela, tira de sa poche la bourse que lui avait donnée Login, et la pria de s’en charger. « Fais-moi le plaisir, ajouta-t-elle, de porter cet argent à ma mère. Dis-lui que je me suis rendue bien coupable envers elle, en lui cachant mon amour pour un barbare..... qui m’a trompée. Prie-la de me pardonner..... Dieu l’aidera..... Baise ses mains, comme je baise les tiennes.... et dis-lui que c’est moi qui te l’ai recommandé. Apprends-lui enfin ce que tu as vu... » En achevant ces paroles, la malheureuse Lise se jeta dans les flots. La jeune fille fit de vains efforts pour la secourir. Elle courut ensuite au village ; on parvint à la retirer du lac ; mais elle était noyée.

Telle fut la fin de la pauvre Lise !

On l’enterra au bord de l’eau, à l’ombre du gros chêne. Une croix de bois indique la place où repose sa cendre. J’aime à m’asseoir en ce lieu ; et souvent, plongé dans une triste rêverie, je considère en silence l’asyle où s’est réfugiée la jeunesse, la beauté : devant moi roulent les vagues du lac, et j’entends, sur ma tête, bruire les rameaux du chêne.

Quand la mère de Lise apprit la mort de sa fille, le désespoir et l’effroi s’emparèrent d’elle : son sang se glaça dans ses veines, ses membres se roidirent, et ses yeux se fermèrent pour toujours. Depuis cet instant la cabane est restée déserte, et aujourd’hui même, l’habitant de la campagne assure que l’on entend, à l’heure où s’élève le vent du soir, soupirer la pauvre Lise.

Login a été malheureux jusqu’à sa mort. Il apprit le sort de Lise, et tomba dans une sombre mélancolie, s’accusant lui-même d’être son meurtrier. Un an avant sa mort je le connus, et il me conta l’histoire de Lise, assis tous deux sur son tombeau.

 

 

 

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Nota. Cette nouvelle est imitée du russe de N. Karamsin, par M. Henri de Coiffier[3]. Elle eut à Pétersbourg et à Moskou le plus brillant succès. Déjà traduite dans presque toutes les langues de l’Europe ; elle était encore inconnue en France. Un journal français, imprimé en Saxe, le Spectateur du Nord, en avait seul parlé il y a près de vingt ans, et la plaça à côté des Nouvelles de Florian et des Contes moraux de Marmontel. Karamsin paraît effectivement avoir pris ces deux auteurs pour modèles. Sa sensibilité est plus neuve que la nôtre, plus rapprochée de la nature ; les détails qu’il donne sur des mœurs qui nous sont étrangères prêtent à cette Nouvelle un intérêt de plus. La manière dont elle est écrite n’est pas son moindre mérite, et on admire avec raison le mélange heureux d’élégance et de simplicité, de naïveté et d’élévation qui règne dans son style.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 22 novembre 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Cinq sous.

[2] Le rouble vaut cent sous.

[3] Cette « imitation », parue originellement dans la Nouvelle bibliothèque des romans en 1802, puis dans Romans du Nord imités du russe et du danois, de Karamsin et de Suhm en 1808, est cependant une véritable traduction : tous les éléments sont conservés, hormis le nom de Login, Éraste (Эраст) dans le texte original. (Note BRS)