LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Juliusz Kaden-Bandrowski

1885 – 1944

 

 

 

 

VERDUN, POSTE No 5

(Verdun — Posterunek numer 5)

 

 

 

 

 

1927

 

 

 

 

 

Traduction de Séverin Romin parue dans La Pologne Littéraire, 2e année, n° 9, 1927.

 

 

 

 

 


 

À partir de Metz nous filons directement sur Verdun.

Et tandis que le moteur marche régulièrement et que la voie est avalée par les roues, je me lève à tout instant, je regarde ardemment autour de moi.

Les traces du siège ?

Chaque tour des roues nous en approche. À chaque tour de roue ma poitrine se dilate, se distend, envahie par quelque chose de lointain, tellement que je ne respire plus.

« Pourquoi vous impatientez-vous ? » gronde mon compagnon.

« Je ne m’impatiente pas. »

Ancien soldat, je COMPRENDS. Je ne voudrais pas qu’un seul atome de cet endroit échappe à ma compréhension.

Des semaines entières dans les marais de Volhynie nous attendions le bulletin vespéral sur le siège de Verdun. Un silence absolu se faisait dans toutes les divisions, dans toutes les brigades, dans tous les régiments, bataillons et compagnies. Le téléphoniste se figeait, penché sur l’écouteur. Les soldats ne sirotaient plus leur café, les lettres n’étaient plus distribuées dans les abris, on ne respirait plus quand arrivait ce bulletin sur la Grande Bataille.

Ainsi nous attendions. Nous autres, des soldats, des hommes connaissant la vérité définitive, non pas ces embusqués qui loin du front roupillaient dans leurs pieux en lisant les nouvelles, telle une description de corrida.

Nous autres, qui comprenions cette bataille et ce siège de chacun de nos nerfs.

Nous avançons. Des plaines vertes, ondulées, ascendantes. Nous nous taisons. Le sifflement de la vitesse s’enroule en tresses autour de nos oreilles.

Nous avançons ; je ne me souviens plus de rien, je ne sais plus à quoi je songe.

Il me semble attendre que quelque chose cède dans ma mémoire, dans ma conscience, dans mon cœur. Une porte derrière laquelle apparaîtra la voie conduisant vers l’abîme, vers les profondeurs que je redoute, dont je ne veux rien connaître jusqu’à l’instant de ma mort.

L’auto monte, descend, s’élance, rien n’est changé autour de nous, aucune trace de combat n’est visible. Et pourtant grandit en moi cette perception rapace comme jadis, pendant les batailles.

Je regarde, je ne comprends rien. On dirait qu’en manière de jeu on a disposé tout autour des choses visibles ces monticules, ces routes sinueuses, ces maisons et ces huttes, ces vaches en train de paître, ces deux bonshommes qui bavardent et gesticulent sur la route.

Et pourtant sous cette épiderme de tranquillité rampe la mort jaune et gicle le sang pourpre, vibre la folie, se dégage l’effroyable amertume d’un crime accompli.

Le calme, la tranquillité. Mais le froid crispe mes mains et mon corps brûle.

Comme si une flamme blanche passait à travers mes veines.

Nous sommes assis dans l’auto, nous avançons, nous regardons le ciel tâché de blêmes nuages, nous bavardons. De même nous avons bavardé jadis, tant de fois, près d’une haie, regardant la voie et les lignes rouges du front sur une carte. De même la flamme blanche passait à travers les veines en desséchant en nous la dernière source de l’espoir.

À partir d’ici dis-je soudain nous voilà dans la zone de la Grande Bataille. Voyez-vous partout le fil de fer barbelé ?

Le barbelé !

Il avait été enlevé par les habitants des tranchées, des lignes, des positions, il était transformé en haies et barrières. Un objet terrible avait été changé en choses utiles. J’entends le rythme éternel des changements, des durées, des successions logiques.

Le rythme harmonieux des transformations admirables, des parcours infinis de la matière.

Je regarde attentivement les touffes et les roses épineuses du barbelé.

On n’y comprendrait absolument rien, si on n’avait été soi-même à plat ventre couché sous ce fil de fer, suppliant les canons de son artillerie avec des mots sacro-saints pour qu’ils le brisent et le déchirent. Et à présent il est possible de reposer le regard sur ces touffes acérées.

Que la Providence vous permette, fleurs et épines métalliques, de durer en paresse très longtemps, jusqu’à la tardive vieillesse et à la rouille ultime !

Vous gardez maintenant les fermes, la fortune honnête et bourgeoise. Le bétail frotte sur vos tranchants son cuir rugueux. Les gouttes de la pluie ou de la rosée ou les flocons de la neige s’amoncellent sur vous. Vous ne serez jamais plus rougis par le sang.

Et de la sorte je regarde ces fils de fer désarmés, domptés. Devant moi détale l’auto des Anglais qui déjeunaient à côté de moi à Metz. Ils ont penché leurs têtes rousses sur une carte et ils croassent bizarrement dans leur langue les noms glorieux du siège.

« Voyez donc », dit mon compagnon (un marchand de fourrures) « comme ces bougres d’Anglais prennent leurs aises, et ce sont eux qui ont tout embrouillé pendant la guerre ! »

« Ne vous bourrez pas le crâne avec ces Anglais ! » m’écriai-je sévèrement. « Moi aussi je prends mes aises. D’ici vous voyez le champ de bataille comme sur la main ! »

Il faut pour cela une main horrible, la main d’une Divinité qui, ne sentant plus le battement du cœur dans sa poitrine, aurait arraché les cœurs d’innombrables êtres humains... Cette bataille formidable se poursuit toujours. Les morts la conduisent, les morts si nombreux que la liste des pertes dans tous les autres combats du monde entier ressemble à une sinistre plaisanterie.

Des bataillons entiers, des régiments, des divisions, des corps d’armées sont couchés au long des lignes des anciens postes, positions, lignes, réserves...

Ils sont couchés en une rangée très basse, de croix inclinées.

Ce symbole le plus ancien du parcours solaire, deux pauvres os humains croisés, la mesure cosmique de notre destinée la Croix se poursuit, se multiplie, s’amoncelle en masses épaisses et de nouveau s’éparpille.

Cette armée de croix est innombrable, infinie, serrée et uniforme.

La croix blanche, centuple, en répétitions infinies, exprime, effroyable, un rire de folie.

Un rire fou qui pénètre les forêts telles qu’on n’en vit jamais. Empoisonnées par des gaz. Levant vers les cieux non pas des troncs, des branches et des touffes de verdure, mais des crocs cariés, des os carbonisés, des griffes. Tandis qu’en bas foisonne, palpite et s’élance une croissance saturée de sève féconde, remplie de la joie de vivre, adversaire victorieuse des fantômes mortuaires.

Aussi loin que parvient notre regard, s’étendent des monticules piétinés par quelque chose d’horrifique, brûlés par la flamme, éventrés par l’ouragan de fer épouvantable.

Tels des nids de castors, troués, tamis de ravins, vraies plaies produites par la force des obus...

« Voyez-vous, comme ils ont lutté ?... »

Nous sautons, comme des mouches, de petites mouches sur cette terre couturée.

Et le passé terrible nous entoure.

J’entends le bruissement des obus, j’en vois l’insoutenable éclat, j’entends le bruit mou des corps qui s’affaissent, je vois des cadavres broyés sur les brancards sanglants.

« Voyez-vous comme ils ont lutté ? » Et je sens les griffes dures qui pénètrent à travers ma peau jusque dans ma chair, dans mes poumons, dans mon cœur.

« Ils ont pris d’assaut cette montagne et là, dans ce ravin, engloutis par les ténèbres, ils ont attaqué à la baïonnette. Et là, dans ce fossé, ils ont préparé les grenades et se sont lancés à toute vitesse... »

Et de nouveau nous avançons en suivant les Anglais roux, entortillés dans leurs couvertures quadrillées. Nous hurlons comme eux.

Nous hurlons les noms célèbres, les noms glorieux de ce déchaînement. Ils s’écrasaient, ils s’entrégorgeaient, ils approchaient savamment. Ils se lançaient sur la tête la grêle de la mort aboyante, et ce, à chaque minute, à chaque seconde, montre en main, pendant des journées entières, pendant des nuits entières, pendant des semaines. Et toute cette innommable horreur était divisée en secteurs, en fractions, dénommée alpha, beta, lambda, exprimée en logarithmes, classée selon la couleur des crayons divers.

Et rien de plus, rien. Ils s’entrégorgeaient.

Entre mes cils passent les monticules creusés par le canon dans les tréfonds de mon âme agitée s’ouvre une cachette mystérieuse, éternelle. Un cri puissant, perçant, un cri guerrier. Une envie de pleurer, des sanglots joyeux provenant d’une tendresse infâme que personne ne pourrait comprendre...

Où se niche-t-elle ?

« Vous ne comprenez pas, » dis-je, « moi, ancien soldat je suis ici chez moi ».

Mon compagnon s’émeut sur le sort de la ville, car nous sommes déjà à Verdun. La ville s’étale au bord de la rivière et se reflète dans les flots. Les maisons fracassées. Les logements brisés, les plafonds éventrés et les cous longs et noircis des cheminées.

Nous sommes attablés au café.

« Qu’importe », dis-je, en faisant claquer le cognac sur mon palais.

Je m’en fiche. Il me semble que je suis assis, harnaché en guerrier ; les cartes enfermées dans leur étui de cellulose bruissent sur mon ventre, le revolver et la lunette s’enfoncent dans mon flanc.

Qu’importe. Les Américains reconstruiront tout cela d’après les vieux plans.

Tout sera comme jadis. Sur les anciens emplacements se dresseront de nouvelles maisons, des écoles et des églises. Les rideaux frais s’agiteront aux fenêtres.

Tels les mouchoirs en signe d’adieu.

Car il manquera la moitié des anciens habitants.

C’est drôle ! Parmi ce renouveau endimanché il semble qu’on est revenu à l’instant même du champ de bataille. D’une lutte si acharnée. C’est la consolation. Elle vient toujours. Elle doit venir. Elle est piètre et difforme. Elle n’a aucun sens, mais on l’accepte, on la serre sur sa poitrine.

Ainsi soit-il.

C’est la consolation pour les familles et pour les morts, pour les orphelins, les frères et les veuves. Pour nous tous.

C’est la vie. C’est la vie, étalée sur les murs, sur les haies, juchée sur les épaules lacérées des anciens logis. Des affiches immenses :

Chocolat Menier !

Pneus Pirelli !

Byrrh !

Dubonnet, vin tonique au quinquina !

C’est la vie qui suit son chemin, qui n’attend jamais les hommes courbés sur leur tâche quotidienne.

Nous nous rendons sur le champ de bataille. Nous sommes devant le cercle des forts jadis assiégés. Une armée de croix basses, conduite par les étendards aux trois couleurs de France. Ils sont hissés sur des hampes énormes, ils battent la terre de leurs ailes, tels de gigantesques oiseaux.

Une armée lilliputienne de croix.

Des bonshommes penchés arrosent les rangées de tombes des cimetières, les cultivent, ratissent la terre, entourent de soins pieux le sommeil éternel de leur proches. Les tombes sont couvertes de petites couronnes de toutes sortes, d’emblèmes.

Nous montons encore. La ville se désagrège. Il y a moins de maisons, moins de bâtisses. Et voilà les forts. Là, sous les ailes des étendards reposent les soldats inconnus. Leurs membres, leurs doigts, leurs os, leurs tibias, leurs mâchoires.

Quel admirable mensonge on a lancé à travers le monde avec ce soldat inconnu. Inconnu, à personne, sans famille, il a voulu aussi mourir. Il a misérablement péri pour la Cause. Modestement.

Inconnu, à quelle gloire aspirait-il donc ?

Il ne demandait rien !

Il faut à présent le gaver de gloire !

Que non !!!

Il était connu. Les inconnus n’existent pas dans la Patrie. Il était inscrit dans les livres de la population, dans quelque ville, dans quelque village. On se souvenait de lui, on lui écrivait, on l’attendait, on priait Dieu pour lui. Mais il a tant peiné, il a tant souffert pendant son sanglant labeur que son visage s’est effacé, toute ressemblance à lui-même a disparu, ses formes ont changé et son image humaine s’est brouillée. Il est devenu l’inconnu.

Accoudé au mur, je déterre une pierre et je me dis : « Le soldat inconnu c’est tout simplement notre entêtement inhumain. »

Les doigts, les os, les tibias, les mâchoires, les haillons d’uniformes. Tout cela est bien rangé dans les tiroirs, dans les étuis. Les lumières électriques l’éclairent sous les abat-jours roses. Le long des murs baillent les gueules rondes et noires des canons de siège. Tout cela est provisoire. Un musée en béton armé est projeté. Le plan de ce musée coûte déjà maintenant deux francs.

Par une route mauvaise, pleine d’ornières, nous cheminons d’un fort à l’autre.

Autour de nous la terre est foulée par la pelle et la baïonnette.

Cette terre est tellement ravagée, bousculée, impitoyablement bouleversée que rien n’y apparaît que les trous, les trous profonds et le fil de fer barbelé qui s’enroule follement, roussi par la rouille, rongé par la gangrène.

Il n’y a plus ici d’arbres, mais seulement çà et là un moignon nu, cassé. Et soudain, au carrefour des routes conduisant vers les forts intérieurs apparaît un tronc élevé, sur lequel est fixée une planche brûlée, noircie par la fumée. Et à peine lisible :

POSTE numéro 5 !

Dans ces parages fous c’est la seule trace d’une pensée, d’une intelligence ordonnée, la seule trace des ordres qui dirigent, qui dominent.

Je déclare à mon compagnon que je vais rester ici.

« À quoi bon ? »

« À quoi bon ? C’est justement ici… »

Car tout est là. C’était la planche de salut, c’était le but suprême, le havre sauveur pendant la Bataille. C’est là qu’il fallait arriver, en personne, sur ses propres jambes, les yeux rapaces rivés à la planche.

De là arrivait le commandement !!!

Tandis qu’on se frayait le chemin vers ce poste... Son image y était fixée dans le cœur et dans le cerveau, dans les souvenirs de toute la vie. Mais cela ne suffisait point. Il fallait y arriver coûte que coûte, à travers tout... Sur ses propres jambes, ENTIER. Cerveau, souffle, ventre et crâne... Et si on y arrivait... C’était la Rédemption, Noël, les Noces de Cana, les souhaits d’une joie mystique...

Mais coûte que coûte, il fallait arriver à cette planche.

Et eux, là bas, ils tirent toutes les secondes, toutes les demi secondes, ils tirent de tous leurs canons à la fois au pied de cet écriteau. Et à trente pas de ce poste un autre écriteau, le même peut-être, dur et immuable, croît à travers mes poumons. Il faut que j’arrive vers le Poste No 5. C’est de la folie hurlante !!...

Là-bas près de ce tronc qu’est ce qui attend ? Le remplacement ? Les munitions ? La mise en réserve ? Ou peut-être seulement la perte de la raison. À treize heures quinze, explicitement, la perte de la raison. C’est l’ordre. Identiquement inscrit sur la planche et sur la carte que je porte, tout humide de la sueur mortelle.

Au Poste No 5 la planche frappe à coups redoublés sur le tronc. Mais toi, soldat, ne hurle pas, ne crie pas, cesse d’essuyer la sueur sur ta gueule humide d’effroi...

Français, Allemands, Polonais, Russes, Bulgares, Turcs, Roumains, Serbes, Arabes, Zoulous, Lapons ! Toutes les querelles, toutes les frontières ! Hallo ! Ici Poste No 5 ! Le poste appelle... Pourtant chacun peut perdre son chemin dans le feu de la bataille. On t’indique où est ton poste, tu portes sur un bout de papier chiffonné l’ordre, la vie, la mort... Et tu te diriges ignorant, tandis que du tréfonds de ton âme horrifiée monte une prière pour que se fasse le miracle du chemin le PLUS COURT. Et dans les ténèbres, tu sanglotes et tu cherches le tronc avec tes pattes, ne pouvant déchiffrer l’inscription... Enfin arrive la rencontre avec tes camarades...

Le râle d’une joie monstrueuse gonfle ta gorge. Ils vont maintenant à la mort et ton chemin conduit vers la vie.

Et cette joie te tire par les jambes, par les oreilles, par les sourcils. Ils vont en avant vers la mort et nous allons vers les réserves, vers les vivres... Le lard, le sommeil, nos flancs de chiens maigres couchés sur la paille... Mais chut... pas un mot de tout cela, à personne... Toutes les Patries nous observent de leurs yeux multicolores.

C’est là que nous avons écarquillé les yeux pendant la nuit infernale, en simulant devant nous-même la mort, ensevelis par les obus. C’est là que je demeure en pleine lumière si effroyablement grand, trop grand, gonflé, avec ce ventre mou qui semble attirer les balles... Qui est plus vaste que la plus vaste cathédrale d’Europe édifiée pendant des siècles. Mon cœur est visible à quarante kilomètres. Toutes les balles y sont attirées. Mon cœur — électro-aimant, pôle, étoile polaire étincelante.

Je reste là sur mes jambes, sans lesquelles on ne peut pas pourtant se mouvoir. Ce n’est pas marcher que de traîner les fesses dans la boue. Marcher sur ses jambes à soi, avoir ses mains à soi. Quelle chose admirable que deux mains à soi.

Mes mains, mes jambes, mes yeux... Mon crâne dans lequel sont cachés mes sens, ce crâne qui est mille, mille, mille fois trop mince.

Français, Allemands, Polonais, Russes, Anglais, peuples, nations, tribus. — Hallo ! ici Poste No 5 !!

C’est là que les pensées bouillonnent, s’anéantissent, se figent, puis coulent à nouveau. Et si un obus les touche, elles coulent sur nos mains en gouttelettes grises.

Nous interrogeons nos pensées. Toi, moi... Nous interrogeons chacune de nos pensées à tour de rôle. Très vite et cependant il existe entre deux explosions, jour ou nuit, n’importe, les éternités vides et infinies.

Toi, moi, toi qui me menaces et moi qui me défend... Nos Patries ne le savent pas. Car nous posons nos questions rapides là, sous cette planche No 5, en claquant des dents dans l’éclat de l’éternité guerrière.

Pourquoi sommes-nous ici ?!?

Toi, moi, lui, chacun qui se trouve dans ces plaines sillonnées par le feu !

Nous posons nos questions tous, entre deux fracas, entre deux éclats, en creusant de notre nez la terre glaise desséchée, la tête rentrée dans les épaules, les yeux fermés, en contractant les doigts des mains et des pieds. La foudre hurle au-dessus de nos têtes, la terre éclate.

Nous demandons : « De quoi s’agit-il ? »

Trrah, trrah, tarrah… La planche brisée donne contre le tronc…

Trrah, trrah…

De quoi s’agit-il ?

Fortune, tarifs douaniers, industrie, matières premières, laine, charbon, navigation soie, marchandises ?…

Non !!!

La fortune, les trésors, richesse, commerce sont nos chances avant que la vieillesse ne nous brise.

Je voudrais habiller ma femme et toi la tienne de bas de soie. Et il me faut une meilleure qualité. Les soieries, les gazes pour qu’elles ne soient toutes qu’une douceur et qu’un ravissement à notre toucher. Et je voudrais que mon fils regarde le monde avec des yeux brillants, repus. Est ce que pour cela que je dois rester pour l’éternité à Verdun, parmi des forts hurlants ?

Fous, monstres, déments... Dois-je donc moi-même m’efforcer pour que ma femme devienne veuve et mon fils orphelin ?

Sur tous les postes : 5, 6, 9, 40, 1000 et cent millionième nous clamons :

Non !!!

Trrah, trrah, trrh… La planche frappe sur le tronc du poste.

Les chefs nous conduisent, les vieux corpulents, chenus, chauves, jamais vaincus. Clemenceau, empereurs et rois, les dompteurs expérimentés du bétail humain. Craignons-nous ces dompteurs plus que l’aveuglement, la mort, les blessures et le néant ?

Moi, Poste No 5, oublié parmi les sillons sombres de la mort, suis-je là pour l’honneur, pour la gloire, pour fixer les frontières nouvelles enfumées de ma vie ?!

Hallo ! ici Poste No 5 6, 9, 40, 490, 1000, cent millionième, écoutez tous ! La mort éclatante, l’éternité en folie ! Nous, nous disons la vérité.

Les caporaux du front terrestre, à vos places !

Je suis là de par mon sang humain, mon sang éternel. Un sang maudit par toutes les larmes versées. Le sang impitoyable qui depuis des siècles est envoûté par la mort soudaine.

La haine me pousse. Dirigée vers moi-même, haine-amour, source de l’amour. Haine qui ne veut rien savoir. La haine me pousse pour que je devienne seul, unique soldat de l’Univers... À travers la vérité et la vie, à travers l’inspiration et les désirs, entre deux éclats de la mort.

Cachez devant mes yeux la planche noire No 5 ! Cachez tous les étendards, emblèmes, devises, tous les symboles de ma folie sacro-sainte. J’ai versé tant de sang !

Mon œil vitreux et pourri voit à travers la terre la vie quotidienne, déambulant sur les plaines ; juchée sur les échasses des réclames, verte, blanche rouge, jaune !

Chocolat - Pirelli - Byrrh - Vin tonique - quinquina !!!

Patiemment j’avale la terre, j’enfonce dans la terre glaise mes doigts, ma poitrine et mes jambes. Marchez sur mon ventre, piétinez mon cœur, marchez sur moi à travers tous les régiments des croix. Un rire sourd les fait onduler.

Marchez sur moi, car c’est le retour vers la raison… Chocolat - Pirelli - Quinquina !

Mais quand le sang bouillonnera de nouveau, je me lèverai encore une fois, effroyable, armé, sanglotant d’horreur, poussé par ma destinée. Encore une fois je prendrai ma place sous la planche No 5 !!!

Et je clame vers tous les postes, vers tous les peuples, tribus, nations, races : Caporaux du monde ! Parmi les forts de Verdun — Poste No 5 — là en haut LE SANG GICLE VERS LE SOLEIL au-dessous de la planche noire et brisée !!!

 

 

                                                                      Jules Kaden-Bandrowski

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Swajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 20 septembre 2016.

 

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