LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Juliusz Kaden-Bandrowski

1885 – 1944

 

 

 

 

LE COUCOU

(Kukułka)

 

 

 

 

 

1926

 

 

 

 

 

Traduction de Hanka Bastianello parue dans la Revue hebdomadaire, 42e année, n° 13, 1933.

 


I. L’APPEL

À la tombée de la nuit, je reviens de la forêt avec mes deux petits garçons. Dans l’allée principale qui divise le jardin, nous plantons un piquet, nous l’entourons adroitement, savamment, de branches de sapin sec, et nous faisons un feu.

Pas pour cuire des pommes de terre, mais c’est l’automne ; il faut donc que « ça brûle ».

Le feu lèche coup sur coup les aiguilles rousses ; il tisse entre les rameaux des pommiers des bandes de fumée grise et des langues rouges et claires.

Accroupis tous les trois, nous nous observons à travers la trame de la fumée et le calice flamboyant dont les bords coulent sans relâche.

— Vous êtes deux frères, dis-je sans me presser, et ma voix se mêle au craquement allègre des fagots ; — et il y a moi, nous sommes donc trois.

Mes garçons contemplent gravement l’écriture ardente des flammes, et ils regardent devant eux, au delà de la clôture, la muraille lointaine de la forêt. Et, après un long moment, ils finissent par trouver une réponse.

— Est-ce que chez toi vous étiez trois aussi ? Est-ce que tu avais aussi un père ? Est-ce que tu avais aussi des parents ? Comment s’appelaient tes frères ? Est-ce que vous faisiez aussi du feu dans les allées ?

Par l’action de ce bois, de la fumée, du silence et des flammes, mes fils se trouvent à présent ici, près de moi ; mais ils se trouvent aussi ailleurs, à la limite de l’éphémère humain.

— Mais oui ! Moi aussi, j’avais des parents et nous aussi, nous allumions des feux. J’avais même plus de frères que vous. Avec père, nous étions quatre. Donc, en dehors de père, nous étions trois, : moi, et mes frères..

Mon fils aîné agite au-dessus des flammes son yatagan de chêne sculpté et il crie en levant la tête vers les branchages :

— Trois frères intrépides !

Je réplique après une certaine hésitation :

— Oui, trois frères.

Jusque-là, j’ai toujours écrit que nous étions deux. Nous étions deux à monter à cheval, deux à installer notre ménagerie dans les entrailles en bois du piano, deux à tailler des glaives d’osier sur les bords de la Vistule, deux à nager sur « le Nil », — représenté par un tapis, — deux à attendre les fêtes et les anniversaires, deux à vaincre et à périr.

Et pourtant nous étions trois, je me le rappelle si bien ! Même aujourd’hui, même maintenant, au-dessus des têtes de mes fils, dans le voile de la fumée et les flammèches ardentes, j’aperçois le visage du troisième.

Le temps s’est couché entre nous, il s’est étiré, il a déjà fui. Des événements si multiples se sont succédé, qu’aujourd’hui ce feu empourpre mes tempes grisonnantes ; et lui, mon troisième frère, le temps l’emporte entre ses bornes fluides comme un jeune garçonnet.

Je le vois aujourd’hui tel qu’il était avant sa mort, il y a des années ; lorsqu’il nous quitta, il avait l’âge de mes fils. Et, s’il avait le même âge, comment combler la brèche énorme du temps, comment retrouver les lieux abandonnés, comment attribuer les choses, et à qui ?

On finit par ne plus savoir s’il faut, oui ou non, évoquer ce souvenir, s’il faut laisser ces fantômes abandonnés à l’oubli ?

Il y a si longtemps que nous sommes à deux pôles opposés ; il y a si longtemps que nous sommes séparés pour toujours par la Mort !

Qui donc ici évoque la Mort, en face de ce brasier crépitant sur le chemin qu’il éclabousse de joie incandescente ?

Mort, Toi, dont nous éloignons l’ombre la plus légère en effleurant du bois à trois reprises, Toi que nous conjurons avec un rire prudent !...

Toi qui devrais être, — et sois-le toujours, — à des centaines de milles de nous, inimaginablement loin de nous tous, et le plus loin possible de nos enfants !

Toi qui ne devrais être l’œuvre de personne au monde, — mais uniquement celle de Dieu !

Toi, devant laquelle s’écoule le fleuve stérile et gonflé de nos paroles, depuis toujours, depuis des siècles ; toi devant laquelle s’écoulent les torrents de nos larmes silencieuses, depuis des siècles... Et c’est sur leurs bords que nous taillons des pierres, que nous édifions des montagnes, que nous érigeons des pyramides de travail soumis !...

Dans l’histoire vécue, racontée par la suite, je veux dire comment une fois la Mort a pu surgir en plein bonheur, comment elle est venue, et le mal infini, indicible, dont elle fut cause. Mais je tenterai peut-être aussi une épreuve difficile dans sa simplicité, — je m’efforcerai de démontrer que même Toi...

Même Toi, tu sais nous apporter entre tes mains froides la clarté lumineuse de l’avenir !

II. L’HISTOIRE

Ce troisième frère, le plus jeune d’entre nous, s’appelait Trott.

Son vrai nom, celui de son acte de naissance, ne compte guère ; il est pour l’école, il est pour le monde ; ce qui importe, c’est le prénom familial qui se fait tout naturellement pour la maison ; — et, en réalité, ce « petit nom » est le seul véritable.

Trott, un son qui exprime le mouvement, la vie ; mais, dans ce cas-là, il s’agissait moins de mouvement que de gaieté.

Il fallait voir père nous accompagner dans l’avenue des Planty où nous glanions des marrons. Il nous perdait de vue ; nous surgissions de nouveau, mais à deux seulement, Ijek et moi. Il fallait voir père jeter la tête de côté en criant : « Et Trott, où est-il ? »

En disant cela, il ne pouvait s’empêcher de sourire.

Il fallait l’entendre nous interroger à tour de rôle, d’abord Ijek, puis moi, « pour avoir notre avis ». Ensuite, il était forcé de s’interrompre, il s’accroupissait pour regarder dans les yeux le benjamin, et il recommençait son interrogatoire en lançant avec un soupir :

— Eh bien, Trott, et toi ?

Maman agissait de même. Peut-être pas de même, peut-être différemment, mais toujours, toujours d’une manière spéciale.

Cette attitude ne nous gênait en rien, et nous procurait au contraire des avantages appréciables. Lorsqu’il fallait obtenir de l’argent pour des bonbons, pour des billets de cirque ou de panorama, si nous avions cassé une vitre ou si l’on nous avait pris en flagrant délit de mensonge, on envoyait toujours Trott !

Il n’avait jamais peur. Il arrivait, et il débitait résolument la vérité entière, en croisant ses bras sur sa poitrine.

Je ne me souviens plus de son aspect. On ne se souvient pas de l’aspect de son père, de sa mère, de son frère. On le « sait » si profondément, si infailliblement, qu’il se mêle pour toujours à chacune de nos pensées.

Je ne me souviens plus de son aspect ; Je me rappelle par contre le jour où j’ai reconnu en lui notre frère le plus jeune ; où j’ai réalisé qu’il était notre centre à tous...

Ce jour est rayonnant dès le début. Il me semble que tout est recouvert d’une dorure merveilleuse. Tous les objets si chers de notre appartement nous paraissent plus proches encore.

S’il m’est permis d’employer l’argot de la maison, mes frères et moi nous sommes pénétrés de « vraie sagesse ».

Tout ce que je fais, tout ce que je touche est bon, sage.

C’est dimanche.

Père ne reçoit pas ses malades. Notre domestique Thomas ouvre les portes de communication. Depuis la chambre à coucher jusqu’au salon qui donne sur la place, il y a de plus en plus de soleil.

Père est au lit ; il compulse des revues médicales pleines de dessins d’appareils, d’instruments et d’entrailles multicolores.

Nous, nous avons entrepris de l’assiéger par toutes les portes transformées en tranchées. Nous possédons des turcos, des grenadiers, des faucheurs, des sokols, des bachi-bouzouks avec de gros tambours, des bersagliers, des Bulgares en babouches, des Afhgans armés de couteaux, des Serbes, des Albanais, des uhlans, les tueurs à cheval du général Zajaczek, un régiment de l’infanterie de Wodzinski, des territoriaux prussiens, des Autrichiens, des zouaves en culottes rouges, un Kosciuszko, un Sobieski admirablement « découpé », Guillaume Ier, le vieux Madalinski, Hector, Achille, quelques Grecs antiques avec des boucliers, des bateaux, des barques de papier, tous les animaux de notre ménagerie, spécialement dressés pour la guerre, des pompiers, et même les employés des deux gares de chemin de fer que Goutio nous a offertes autrefois ; tous s’élancent d’un commun accord à la conquête de père installé dans son lit.

Maman nous appelle de la salle à manger au moment où Bartosz Glowacki pique au nom des armées l’étendard des faucheurs sur le coussin de père.

L’heure est grave, on prépare une roulade aux pommes. On dévide la calotte de pâte, on la tire, on la tire, jusqu’à l’étirer en une pellicule uniforme à travers lequel on peut regarder et voir les choses.

La « sagesse » ne nous quitte pas jusqu’au dîner, — qui est en retard. Et pourtant, il faudrait partir le plus tôt possible, car nous allons aux Rochers des Demoiselles, en dehors de la ville.

Nous sommes assis ensemble à la fenêtre ouverte du salon et, — on est sage tout naturellement aujourd’hui, — aucun des trois ne se penche outre mesure. Nous regardons l’attelage et les chevaux, les beaux chevaux isabelle ; nous parlons de la couleur des bêtes et de celle qu’elles auraient pu avoir. Et de la manière dont nous pourrons nous placer dans la voiture ; il vaut mieux tirer au sort le siège. Nous disons aussi que les Tartares ont passé jadis par les Rochers des Demoiselles.

Il y a « bigrement » longtemps.

Si l’on peut dire que la beauté d’un jour gagne en éclat, c’est exactement ce qui se passe après dîner. Les maisons pâlissent, les acacias se nimbent d’une clarté telle qu’ils auraient pu... voler tout seuls dans l’azur.

Thomas emporte la moitié du gâteau sur un plat recouvert d’une assiette et il va le montrer à grand’mère, car c’est un concours de pâtisserie ; grand’mère envoie par Hanusia des gâteaux français.

— Nous allons les manger en chemin, s’écrie père, en enfilant son pardessus beige ; je n’attends pas une minute de plus, il faut profiter du soleil.

Aujourd’hui, hors de la ville, sur la route, dans la voiture, je comprends que Trott est notre benjamin, je comprends qu’il est au milieu de nous tous.

Pas parce que l’on n’autorise personne à grimper sur le siège. Ni parce que Trott est assis entre papa et maman, et moi avec Ijek sur la banquette.

Pas pour cela !

Mais Trott se laisse soudain glisser sur les coussins de cuir ; il enlève son chapeau tenu par un élastique et, tâchant de se rappeler quelque chose, il demeure debout entre nous tous. Ses longs cheveux d’or se sont éparpillés, le souffle de la course rapide fait voltiger sa frange égale.

Et pourtant, il ne se passe rien ! Nous roulons, le cocher presse les chevaux, on entend le bruit irrégulier des roues et des sabots, diverses personnes se promènent sur les trottoirs, père salue certaines d’entre elles.

Il n’y a rien, nous roulons. Oui, mais Trott se met à rire. Plutôt avec son nez froncé qu’avec sa bouche. Ses yeux deviennent presque noirs.

Il rit et il « ramasse » nos mains. Une main par personne.

Il serre toutes nos mains entre les deux siennes, il les applique sur ses joues et ses oreilles ; il désire arriver jusqu’à la fin du parcours en « écoutant » ainsi.

Mon père dit alors : « Mais oui, évidemment, notre petit Trott est notre centre à tous. »

Je comprends, — j’ignore au juste quoi ! Sans raisonner, peut-être à ma façon, — que là est la vérité la plus vraie.

La joie de ce jour ne s’altère aucunement lorsque nous descendons de voiture en bas de la colline pour pénétrer à pied dans la forêt. Elle augmente encore, car père se met à peindre.

Quel coup d’œil ! En bordure des blés qui se déploient, notre Cracovie, dont les tours immenses me paraissent plus petites que les branches de lilas sous lesquelles je me trouve. Père maintient sous sa moustache deux ou trois pinceaux humides, et il peint avec les autres. Il les trempe dans un gobelet d’étain fixé sur la palette ; il délaie les couleurs et, en fermant un œil, il brosse des taches sur la toile.

Maman est assise à ses côtés. Elle lit, elle respire, elle contemple ; son regard se fixe sans but précis, s’abaisse sur son livre, se reporte sur nous. Elle ne parle à personne. Elle est rose ; la teinte de sa robe m’échappe, mais si les poètes disent que l’on peut voir chez les êtres le reflet du bonheur, c’est dans ses yeux qu’il existe.

Un tel bonheur, il éclate même sur la tête maternelle, même dans ses cheveux : ils bouffent, ils s’enroulent, ils se foncent, et ils brillent à nouveau. Son regard va de nous à la ville ensoleillée, mais au fond elle ne voit rien. Elle se borne à sourire, comme dans un rêve, d’un sourire qui illumine ses tempes.

Nous nous couchons dans l’herbe, auprès d’elle. On nous permet de faire des tas de choses, — peut-être tout ce qui nous plaît !

Nous préférons fouiller dans les couleurs de père. Ijek trouve que rien n’est aussi beau que le calodont. Il est impossible de trouver un rose pareil à celui-là. Par malheur, on n’emploie pas le calodont au naturel. On ne se sert pas non plus de l’or, mais on le peint sur les tableaux « avec des ombres ».

Et le jaune et le bleu donnent du vert.

Et nous dévissons les petits tubes pour les flairer. Ils dégagent une odeur de parquet neuf.

Et M. Karmanski, un ami de notre père, un vrai peintre qui doit venir chez nous ce soir, après la promenade, fabrique lui-même ses couleurs en broyant des poudres dans un moulinet.

Et quand est-ce qu’on va manger les gâteaux de chez grand’mère ?

Et si l’on faisait quelque chose ?

En ce moment où nous sommes allongés sur l’herbe fraîche, nos trois corps groupés sur une couverture pour ne pas nous enrhumer, en ce moment où la conversation vient de s’interrompre, nous entendons brusquement la voix du coucou.

Ijek saute à pieds joints : Un coucou !

— Eh bien oui, un coucou, — dit père dans sa moustache pincée entre ses dents avec quelques pinceaux — et après ? Ne me dérangez pas, les garçons.

L’oiseau chante à plusieurs reprises. Sa voix humide et creuse s’élance, inlassable, à travers les feuilles, les arbres et les buissons.

Je bondis avec Trott.

— Maman, insiste Ijek, c’est un coucou !

Maman lève de sur son livre ses yeux absorbés, noyés de lumière, et elle nous dévisage comme au sortir d’un songe.

Par un vieux chemin frémissant sous nos pas, nous courons, serrés en un seul groupe, vers la place d’où appelle le coucou. Ijek nous explique qu’il faut l’interroger, il répondra ; mais il faut surtout lui demander les années, — le nombre d’années de la vie humaine.

Des larmes de frayeur mouillent soudain nos yeux. Je me rappelle le soleil au-dessus de nos têtes, le bruissement des feuilles mortes sous nos pieds, les taches de clarté rutilante sur la mousse.

— Où êtes-vous donc ? demande de loin maman.

Nous répliquons en chœur : « Nous questionnons l’avenir ».

La voix creuse et affilée de l’oiseau trouble derechef le silence.

— On ne lui a rien demandé », chuchote mystérieusement Ijek. Il fronce les sourcils, il se donne trois coups de poing dans la poitrine, « en signe de véracité », et il hasarde :

— Coucou, coucou, est-ce que j’ai longtemps à vivre ?

Attentifs, nous marchons vers la voix, à travers le fourré, entre les fondrières humides. Vingt, trente, quarante...

Cinquante !

Nous sommes las de compter, il y a deux ans d’écart entre nos calculs, ce qui provoque une discussion avec Ijek. La voix chante encore : soixante, soixante-dix.

Nous marchons à pas feutrés vers la voix faiblissante qui jaillit entre les grands hêtres.

Soixante-quinze, peut-être quatre-vingts, cela nous suffit.

Hors d’haleine, nous nous lançons au trot jusqu’à l’autre bout de la colline, pour annoncer : « Ijek vivra quatre-vingts ans, peut-être davantage. Le coucou vient de le dire. »

Père bougonne dans ses pinceaux : ce jeu est stupide, et nous repartons tout déconfits.

— C’est à toi !

C’est à moi ! Nous interrogeons « pour moi ». Debout dans le ravin, nous crions à nouveau : « Coucou ! » La voix vide et ronde de l’oiseau dépose une année après l’autre, par dizaines égales et longues.

C’est à Trott !

Il n’interpelle pas comme nous ; il ne tend pas la tête.

— Coucou, combien d’années ! demande-t-il en ouvrant ses deux bras comme pour y accueillir la forêt entière.

Au-dessus de nos têtes, la voix humide et creuse égrène dans le silence six « années » unies et pures.

Trott se précipite et court vers nos parents. Nous le suivons avec effroi. Père nous apparaît, ses pinceaux dans sa moustache, et mère à ses côtés, inclinée sur son livre.

Ils sont aussi calmes, aussi tranquilles que s’ils posaient pour une photo.

Trott s’est planté en face d’eux, et il se plaint de ce coucou qui ne lui prédit que six années.

Ils continuent à lire et à peindre. Ils n’ont peut-être pas entendu ?

Trott répète la même chose en haussant un peu la voix.

Maman semble s’éveiller, lève brusquement la tête, Le reflet brumeux de la lecture disparaît de son regard. Ses yeux deviennent durs et sombres comme de la pierre, une immense ombre obscurcit soudain son visage, l’étreint et l’enveloppe.

— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-elle.

Il vient tout près pour le redire. Le livre tombe des genoux de maman ; père lève les yeux de sur sa toile, il regarde Trott, et, après quelque temps :

— Tu dis ?

Il ôte de sa bouche ses pinceaux en reprenant :

— Tu dis ?

Nous nous taisons.

Père répète la même phrase, gaiement, patiemment, tant de fois que Trott éclate de rire, ainsi que maman... Trott bondit soudain vers père ; il cache sa tête sur la poitrine large d’où part un cri :

— Mon enfant !

Le soleil baisse, il faut partir, puisque nous attendons ce soir M. Karmanski.

M. Karmanski est grand, il a un nez aquilin et une « calotte d’artiste » sur la tête. Il est né au même endroit que père, loin, au-delà du Dniestr. Il se promène toujours avec un œillet au revers de son veston et, comme signe distinctif, il possède un ongle démesuré au petit doigt de sa main droite. Sans la crainte de le casser ; on pourrait le faire claquer aussi bien qu’un peigne.

Comme instrument, il sert à étendre les pastels.

Ce soir, M. Karmanski annonce à père qu’il opte pour le pastel ; cela peut rendre mieux les tons dans lesquels il voit ou « sent » notre Trott.

Ijek et moi, nous sommes assez froissés de ce que père désire avoir le portrait de Trott, et pas le nôtre ! Est-ce une question de beauté ? Les fils n’ont pas besoin d’être beaux, ils sont tout de même des fils ; en outre, si l’on nous habillait comme Trott, si l’on nous installait comme Trott contre un rideau de soie, et dans un atelier de peintre, nous serions aussi jolis que lui.

Ou peut-être suffit-il de se tenir tranquille ?

Selon M. Karmanski, Trott est un modèle idéal. Ses mains sont posées sur ses genoux, ses yeux fixés sur la fenêtre. M. Karmanski trouve que le regard de Trott est profond, « comme s’il guettait le temps ». Mais qui sait si nous n’aurions pas su, nous aussi, « guetter le temps », sur un fauteuil de velours adossé à une draperie comme celle-là ?

Il s’avère au cours des séances qu’il aurait été plus facile de travailler avec nous !

Un après-midi, Karmanski déclare à maman qu’il n’a nulle intention de se plaindre, mais il lui semble ou bien qu’il s’est « embrouillé », ou bien qu’il existe subitement deux Trott.

L’un ébauché autrefois, sur le tableau, et un autre, absolument différent, assis dans le fauteuil.

Maman sursaute, craintive, et elle se place entre son fils et le portrait ; M. Karmanski avance le petit doigt orné d’un ongle immense. Nous regardons M. Karmanski « comme un imbécile », sans comprendre ce qui se passe. Un souffle froid, infini, balaie une fois de plus le visage maternel ; et pourtant les fenêtres sont fermées, car M. Karmanski ne supporte aucun bruit lorsqu’il travaille.

Maman nous explique après cette séance interrompue qu’il ne faut pas que nous soyons jaloux à cause de ce portrait. D’abord, « en général », il ne faut jamais être jaloux de personne. « Ensuite, — ceci est murmuré avec embarras, — ensuite, vous êtes en bonne santé. Trott prend de l’huile de foie de morue. Voyons, je m’étonne que vous n’y ayez pas songé ! Vous savez bien que c’est presque aussi mauvais que de l’huile de ricin ! »

Encore quelques semaines, et ce n’est plus de l’huile de foie de morue que Trott est forcé de prendre, mais de l’absinthe.

Il s’y décide à condition que nous soyons là, tous. Il n’en aurait jamais le courage autrement.

La chose a lieu dans le bureau de père, à 11 heures du matin. Nous regardons bouillir les feuilles humides et blêmes de l’absinthe, et nous rions quand notre frère se met à boire son infusion. Nous le regardons dans ses yeux levés, en disant :

— Allons, Trott. vas-y, tu n’as pas besoin d’avoir peur !

Une fois qu’il a fini, il accourt se blottir dans les bras tremblants de mère qui répète invariablement : « Mais je ne veux pas donner de l’absinthe à mon fils ! Tu sais bien, je ne veux pas !... »

Pour ces raisons, tout se met à « marcher autrement » entre lui et nous, quoique nous soyons toujours les mêmes fils des mêmes parents.

Voici par exemple un fait très simple : notre fête et la sienne.

Quelle différence entre les préparatifs à l’approche de sa fête et ceux entrepris pour la nôtre. Quoique Trott soit justement au lit ce jour-là, la porte n’arrête pas de s’ouvrir depuis le matin.

Philippine assure que, depuis le début du monde, jamais notre appartement n’a vu de tels monceaux de tartes, de telles pyramides de gâteaux, de telles boîtes de soldats de plomb, posés sur du satin rose, de pareils sabres, carabines, heaumes, cassettes de nécromancie, et tant de choses magnifiques et variées.

On étale ces trésors sur la couverture de Trott. Il a un rhume qui rapetisse ses yeux et épaissit sa voix, déjà rauque à cause des « amygdales enflées ».

Malgré son rhume, Trott assume la direction des jeux, et il nous laisse profiter toute la journée de ses cadeaux.

Le soir, une fois les malades de père expédiés, nous déménageons au salon avec le lit. On pose les cadeaux par terre, entre le poêle et les fenêtres, et je m’amuse avec Ijek tandis que Trott, appuyé contre le piano, cherche une mélodie sur le clavier.

Père rentre alors et il se met à nous observer du seuil de la pièce. Il commence à faire sombre,— nous sommes en novembre, — un bon feu craque dans le poêle. Père appelle maman. Et ils attendent tous deux sur le seuil, ou peut-être qu’ils regardent, ou peut-être qu’ils écoutent.

Père ôte ses mains de ses poches, il s’avance doucement jusqu’au piano et, penché sur la tête de Trott, il murmure dans ses cheveux dorés :

— Naturellement, c’est toi qui es le centre de notre maison.

Juste comme il dit cela, la porte s’ouvre soudain, livrant passage à l’un de nos oncles, docteur des maladies infantiles. L’oncle Casimir est petit mais sévère ; il a une figure fanée avec des yeux qui luisent comme des marrons frais. Il dit bonjour à maman et à père, il écarte du clavier la tête de Trott, l’attire vers la lumière et l’examine attentivement, comme s’il déchiffrait une page d’un livre difficile.

Un silence brusque envahit le salon.

Oncle Casimir a un geste significatif pour montrer qu’il n’a pas du tout besoin de nous.

Nous ne lui en voulons pas. Ijek prétend que l’oncle a « trop » étudié les maladies d’enfants, et que ça l’a dégoûté à jamais de ses propres fils. En effet, il a dû étudier beaucoup, puisqu’il a habité très longtemps, à Vienne, la rue « Kinderspitalgasse » (c’est ainsi que l’on adressait les lettres) ; nous comprenions ce mot en polonais et en allemand.

Nous nous glissons hors de la pièce, l’oncle y reste encore, puis il passe dans le couloir avec notre père. Il répète en mettant son pardessus : « Je ne sais pas, je ne sais pas, mais pour plus de sûreté ?... N’est-ce pas ?... »

Père l’accompagne jusqu’au palier.

La voix de l’oncle jaillit inopinément de l’obscurité béante : « N’est-ce pas ? Pour plus de sûreté... »

Il revient le lendemain avec un autre docteur, le professeur Pieniazek, une des gloires de Cracovie.

Nous parlons depuis le matin de ce Pieniazek ; son nom nous amuse « follement »[1]. Sans s’attendre à des choses extraordinaires, mais si...

On peut s’appeler « Pieniazek », et être un homme, un monsieur, une grande personne, un docteur pareil aux autres. Mais si, — supposons, — si Pieniazek se transformait vraiment en une pièce de monnaie ? M. le docteur est assis à sa table... Soudain, — sans raison, — crac, à la place d’un « monsieur », un sou est posé sur le fauteuil ?

Voilà une histoire drôle, gaie, folle, qui nous amuse pour la dernière fois, tous les trois, les trois frères ensemble !...

Ijek tente même une démonstration. Il s’assied, puis il se dissimule sous la chaise, et il glisse à travers les fibres tressées une pièce de deux sous. Nous pouffons de rire. Trott bat l’air de satisfaction, en dépit de son cou très enflé.

Mes parents refusent de regarder ce jeu. Père circule sur la pointe des pieds ; il nous défend de nous asseoir sur le lit de Trott ; maman laisse tomber tout ce qu’elle touche. Les objets lui filent entre les doigts, — sérieusement. Pas comme à Philippine : crac, bing ! Mais ce qu’elle prend s’échappe tout seul, s’éparpille, et c’est fini, fini.

M. Pieniazek n’arrive que le soir, avec oncle Casimir. On nous expulse, mais en négligeant de fermer la porte de la salle à manger.

M. Pieniazek n’est pas comique du tout. Il attend quelque chose, il arpente la chambre à coucher en marmonnant, et les pans de sa redingote voltigent comme des ailes noires.

Soudain il s’immobilise. Père, Pieniazek et oncle Casimir se groupent autour du lit de Trott. Ils le regardent, et lui les regarde, sans défense, si petit, car pour plus de commodité et pour le « dédommager d’être malade », on l’a couché dans le lit de maman.

C’est épouvantable, ces trois redingotes noires qui le dominent comme un gros rocher sombre.

Mère est assise en face de ce rocher, au chevet de son fils. Elle darde sur les autres un regard sévère, aigu, attentif. Son visage est minuscule, ses cheveux rejetés en arrière coulent en ondes égales sur ses tempes et sa tête, puis plongent dans les ténèbres.

La muraille des trois docteurs se brise. À l’extrémité de la table, le professeur Pieniazek surgit avec une glace ronde fixée sur le front à l’aide d’un bandeau noir.

Notre frayeur augmente, il a l’air d’un Cyclope en sueur, avec un œil blanc au-dessus des sourcils.

Oncle Casimir transporte de l’autre côté la lampe médicale de père, pourvue d’un tube métallique où clignote une lumière rouge.

Avec précaution, maman sort Trott de son lit pour l’emmener vers la table.

En tant que fils d’un docteur, chaque détail nous est familier ; nous savons respirer, retenir notre souffle, et crier lorsqu’il le faut : a-a-a-a.

Nous le faisons à merveille, sans cuiller.

L’a-a-a-a qui déchire la poitrine de Trott est horrible et rauque au point de nous faire fuir le long du corridor obscur, jusque chez Philippine, jusque derrière le tonneau où l’on garde l’eau potable.

C’est là que maman nous retrouve.

Je me souviens d’elle ce soir-là, et c’était ainsi. Plus tard, j’ai vu dans ma vie bien des gens qui s’apprêtaient à faire bien des choses. Mais, ce soir-là, maman était comme le sont seulement les soldats à l’approche d’un assaut désespéré.

... Rapide, contractée, la tête tendue en avant...

Elle nous emmène dans le bureau de père. Devant le lavabo à eau courante, elle lâche le bout de nos doigts pour demander :

— Et alors ? Eh bien ? Comment pourrions-nous savoir ?

Sa figure marque une stupeur si intense qu’il est impossible de revoir la pareille, et que je ne voudrais pas la revoir pour toutes les richesses du monde, du cœur et de la vie...

Elle se penche sur nous pour nous parler très bas ; je distingue ses yeux si proches. Ils ne sont plus bleus, mais brûlants, noirs, immenses.

Elle chuchote distinctement :

— Vous partirez d’ici. Vous irez chez grand’mère, rue des Carmélites. Vous serez sages. Oui. Vous direz à grand’mère qu’elle vous réveille plus tôt pour aller à l’école. Il ne faut pas que vous veniez ici. Mais vous vous lèverez de bonne heure et vous vous arrêterez en face de nos fenêtres avant d’aller en classe. Devant l’église de Saint-Albert. Vous n’aurez qu’à attendre. Je me mettrai à la fenêtre et je m’arrangerai toujours pour vous faire signe. Vous entendez ? Nous pourrons causer de cette façon. Et maintenant...

Nous croyons qu’elle va nous embrasser, mais elle esquisse un geste de recul.

— Et maintenant montrez-moi si vous savez ? Comment faites-vous pour vous gargariser ? Je ne me rappelle pas !

Elle continue à parler d’une voix sourde.

— Mais non ! » Elle nous enlève le verre des mains et elle nous explique comment faire : « Profondément, profondément. Thomas va vous accompagner. Où est Thomas ? »

Thomas est dans l’antichambre. Il nous emmitoufle si bien que nous pouvons à peine respirer. Il nous prend par la main. Nous descendons lentement l’escalier, nos sacs sur le dos ; maman, sa fourrure jetée sur les épaules, nous escorte avec une bougie. Elle vient jusqu’à la porte. Nous nous retournons ; il neige, la ville est silencieuse. Maman agite la main en guise d’adieu. Sous la voûte élevée de cette maison ancienne, elle nous semble toute menue.

Chez grand’mère, rue des Carmélites, nous nous embêterions à mourir dès le premier soir sans le plus jeune de nos oncles, Goutio.

Grand’mère « sort » incontinent d’énormes verres d’eau oxygénée ; personne ne veut entendre parler de gargarismes. Mais du moment que Goutio déclare que ce poison est mortel si l’on a le malheur d’en avaler une seule goutte, nous vidons entièrement les deux verres.

Grand’mère « y va » d’un long discours sur la diphtérie de Trott, et elle ajoute que nous devrions être doublement sages à cause de cela... Par bonheur, Goutio invente un jeu splendide ; il parie deux sous que je ne serai pas capable de porter à tâtons ma cuiller à la bouche !

Grand’mère nous installe pour la nuit dans son salon, et elle s’arrange pour rester et nous voir dire « au moins deux prières » ; par bonheur, Goutio s’interpose pour nous parler de la voie lactée, des astres et des étoiles ; et j’ignore à quelle heure nous nous endormons.

Il faut « quand même » se lever plus tôt, avant les cours, et aller à l’église de Saint-Albert pour que maman puisse nous faire signe.

Notre séjour chez grand’mère ne nous est pas désagréable, malgré l’absence d’objets familiers, malgré l’absence de nos parents. Dès le second jour, un oncle, — pas Goutio, un avocat, — apporte une vraie poire aussi grosse que si elle venait de la terre promise ; huit personnes s’en régalent, et toutes sont rassasiées. Nous n’avons pas besoin de travailler comme d’habitude. On sert des confitures avec la viande, tandis que chez nous,  père n’admettrait sous aucun prétexte une chose pareille.

Durant notre séjour, — malgré qu’il ne soit pas désagréable, — nous nous postons chaque matin devant l’église de Saint-Albert. Nous arrivons même en avance, et nous sommes obligés d’attendre dans la neige.

On ne peut rien conjecturer d’après nos fenêtres, au deuxième étage, au-dessus des armoiries peintes sur la pierre. Le thermomètre est toujours à sa place, couvert de neige, comme toujours.

L’apparition de maman ravive nos souvenirs.

Les premières fois, elle nous regarde comme, — Ijek le définit admirablement, — comme des troncs coupés. C’est-à-dire comme des objets habituels, indifférents.

Nous repartons penauds et tristes. Je vais jusqu’à dire que Trott le fait exprès, pour nous chasser de la maison.

L’allure de maman se modifie après une semaine.

Maman paraît plus maigre, plus blême et plus noire. Mais l’air glacé qui nous frappait tellement s’atténue un peu sur son visage ; moins fort et moins brutal, il devient naturel.

Notre conversation muette se développe pour de bon. Nous échangeons des signes nombreux, éprouvés, compréhensibles.

En s’écartant un peu, maman fend les bras et fait mine de bercer quelqu’un dans le gouffre noir au delà des vitres. Ça se rapporte à la maladie de Trott.

Elle a d’autres moyens pour demander de nos nouvelles. Pour savoir comment nous apprenons, elle se frappe la tête et fait semblant de lire dans ses paumes étalées. Pour s’enquérir de notre sommeil, elle place ses mains sous l’une des joues. Pour s’informer si nous mangeons sagement, elle porte coup sur coup ses doigts à sa bouche.

Nous répondons en riant et en agitant nos mouchoirs.

Mais après quelques jours, il ne reste qu’un seul signe, les mains tendues, anxieuses de maman, berçant l’air obscur au delà des carreaux. Il n’y a plus de place pour rien sur son visage strié de rides longues et dures.

C’est alors que l’oncle Casimir vient chez grand’mère. Il nous lance un regard incisif et « poudreux », comme s’il était surpris de nous retrouver là. Il réfléchit une minute et nous enjoint de « ficher le camp ».

Ijek rétorque : « Cela s’appelle mettre quelqu’un à la porte, » et l’oncle répète : « Il vaut mieux ne pas vous approcher de moi, dépêchez-vous de sortir. »

Oncle Casimir discute longuement avec Goutio et notre grand’mère ; il arpente le tapis (ce qui nous permet de saisir ses paroles), et il reprend sans cesse deux phrases.

Tantôt : « On tente tout ce qui est humainement possible. »

Tantôt : « Est-ce que le cœur va résister ? Comprends-tu, maman ? Va-t-il résister ?... »

À partir de ce moment, la rue des Carmélites retombe dans le calme. Goutio seul est aussi crâne que de coutume. Il inaugure avec nous une fabrique de produits en papier, confectionnés au cours de nos veillées tardives, sous son « égide » ; personne ne sait au juste ce que veut dire « égide ». Nous fabriquons des chevaux de Troie, de vulgaires cuirassés, des porte-monnaie, des salières et des flèches.

Le calme, le calme plat.

Nous nous rendons journellement à l’église de Saint-Albert, en vain. Maman ne paraît plus à la fenêtre.

La première fois, Ijek décide de tourner la chose en plaisanterie, et il lance après une pause prolongée :

— Tu vas voir que notre thermomètre finira par tomber et se briser.

Le « Réaumur » est toujours à sa place, près de la vitre, mais nous fondons en larmes, et nous courons en pleurant jusqu’à l’école.

Le lendemain matin, Goutio vient avec nous. Malgré sa répugnance à quitter son lit, il tient sa promesse et se lève pour nous accompagner.

Nous attendons ; il neige, une couche blanche recouvre la place entière, personne à la fenêtre, un vide sombre comme de l’eau.

Goutio déclare : « Nous pouvons bien attendre, nous avons le temps. »

Presque aussitôt, quelque chose se profile sur la vitre, comme sur la surface d’un miroir ; quelque chose s’approche, se retire, se rapproche à nouveau, se retire, se rapproche...

Maman. Elle est toute droite, cela ne veut rien dire !

Elle tâche de lever les bras, et de bercer les ténèbres de la pièce. Mais ses bras retombent.

Je ne sais s’il y a une chaise ou un fauteuil auprès de la fenêtre, mais elle semble soudain portée en avant, vers la croisée. Elle s’y appuie, elle baisse la tête, et un sourire radieux illumine son petit visage !

Un sourire très lent. Ensuite, elle porte avec précaution sa main à la bouche.

Est-il possible de jeter une telle chose à travers une vitre ?... Elle lève sa main et, à travers la vitre, elle nous jette un baiser.

Goutio, — une grande personne ! — se met à pleurer. Mais, pour que maman « voie de la gaieté », il nous entraîne au galop vers notre école.

Il exulte ainsi toute la journée.

Après le dîner, nous installons notre fabrique dans le salon ; et le souper de ce soir est copieux, exquis ; nous parlons de faire nos malles, et de rentrer chez nous, à la maison.

Goutio juge ce déménagement prématuré, mais il nous propose à la place une vraie séance de cirque. Nous restons nu-pieds, en pantalon et en chemise. En sa qualité de clown, Goutio « arbore » un gilet de frac impeccable, des gants et un chapeau haut de forme.

Nous exécutons des prouesses « folles » dans tous les coins et sur tous les meubles. Nous accomplissons des tours si magnifiques que nous arrivons à faire dégringoler un tableau, les Cosaques au château, de Krzesz.

Grand’mère surgit ; elle est en ébullition. A-t-on idée de faire des histoires de ce genre ? Et elle ajoute : « Du reste, si votre mère peut enfin dormir en paix après tant de nuits blanches, vous devriez suivre son exemple et dormir aussi ! »

À peine sommes-nous couchés et les lumières éteintes, que la sonnette retentit dans la rue et quelqu’un pénètre dans l’antichambre. On perçoit un vague remue-ménage, des sons et des murmures, mais nous sommes si fatigués après ce cirque !

Nous passons une nuit excellente.

Le matin, personne ne nous réveille. L’appartement est vide, à l’exception de Marianne qui chahute dans la cuisine. Pas de grand’mère, pas de Goutio, pas même une tante.

— Dis, me crie Ijek de la porte du salon, il n’y a pas un chat !

— Et alors ?

Marianne nous sert notre café, nous courons devant l’église de Saint-Albert où s’explique cette chose atroce...

Maman est à la fenêtre. On dirait qu’elle n’a plus de figure ! Elle n’a que son front cruellement effrayé. Elle ouvre la fenêtre intérieure, elle se glisse entre les vitres, elle ouvre l’autre fenêtre et lance ses mains vers nous, en l’air, convulsée par des sanglots tels, que nous nous empressons de nous cacher et de fuir, de fuir... en nous demandant si elle n’est pas tombée par la fenêtre ; mais Ijek me jure qu’il a entrevu derrière elle l’oncle Casimir, pâle comme « un mort ».

Nous ne fuyons pas vers l’école, mais dans la rue des Carmélites, chez notre grand’mère. Goutio nous rattrape non loin de l’église. Lui, le dandy toujours si prudent, tiré à quatre épingles, boutonné jusqu’au cou, il court avec un manteau large ouvert.

Goutio ne sait pas ce qu’il doit nous dire, lui, Goutio, qui sait toujours tout ! Il demande seulement si nous avons déjeuné. Et pourquoi nous n’allons pas en classe ? Car grand’mère est partie dès le matin, et elle attend notre mère chez sa sœur.

Une fois à la maison, Goutio nous prend sur ses genoux, il nous voile les yeux avec ses mains et nous annonce que Trott n’est plus de ce monde.

— Cela s’est fait subitement, raconte Goutio ; Trott dormait déjà. Tout allait déjà pour le mieux du côté de la gorge... Mais il s’est réveillé soudain au milieu de la nuit pour crier à maman qu’il n’y voyait plus...

Maman a sursauté, elle a pris Trott par le cou, trop tard !

Nous ne pleurons pas. Goutio nous caresse ; il nous dit que nous sommes des garçons posés, courageux. Il nous a toujours considérés comme tels. Il est persuadé que nous n’allons pas décevoir la confiance qu’il nous témoigne.

Nous ne la décevons pas. Nous errons dans l’appartement, raides comme piquets, la tête haute, sans même cligner des yeux. Pour ne pas décevoir sa confiance. Le drame ne se produit qu’après le déjeuner : ainsi que chaque jour (mais nous n’y avions pas songé) le coucou se met à chanter dans la pendule de grand’mère.

Je fonds en larmes avec Ijek ; tout nous revient à la mémoire, depuis le début : la promenade, les chevaux isabelle, Trott debout dans la voiture, en train de « ramasser » nos mains, et le coucou prédisant les années, tout, jusqu’à la fin.

Nous tenons à revenir coûte que coûte chez nos parents.

Oncle Casimir arrive dans l’après-midi, pose un baiser sur notre front et déclare qu’on ne peut pas même y penser. Il faut auparavant désinfecter la maison ; et peut-être qu’ensuite mes parents vont partir en voyage ?

— Vous n’assisterez pas non plus à l’enterrement. Votre mère a peur pour vous, et je l’approuve.

Nous avons déjà vu deux fois dans notre vie des funérailles réellement belles ; nous sommes donc curieux, malgré les circonstances, de voir « notre » enterrement.

Le premier bel enterrement (sans compter Mickiewicz, Lenartowicz et Matejko) était celui d’un fils de général, un jeune officier de uhlans, un prince tué en duel.

— Peut-être en duel, peut-être dans une chute de cheval ; cela ne devrait avoir aucune importance pour vous, avait dit père. Pouvait-il se douter ?...

Il y avait une foule de soldats, des uhlans à n’en plus finir, et un cercueil enfoui sous des fleurs. Le père de l’officier suivait le corbillard ; il marchait nu-tête ; pas de chapeau haut de forme sur ses cheveux blancs. Puis venait à nouveau l’armée. Nous enviions à l’officier défunt une parade aussi splendide et un tel nombre d’orchestres.

Le deuxième enterrement était celui de notre directeur, le vieux M. Niziol. Notre école entière y défilait, au complet ; nous la voyions fort bien de nos fenêtres. On portait devant le corbillard deux coussins de velours avec des décorations bariolées qui semblaient offertes à Monsieur le directeur parce qu’il était mort.

Là aussi, nous fûmes jaloux.

Mais à « notre » enterrement, nous sommes très tristes.

C’est une journée d’hiver, une journée grise. Des chevaux blancs à panaches bleus viennent chercher Trott ; le dais aussi est blanc avec du bleu. Le cortège s’ébranle immédiatement. Beaucoup de fleurs couvrent le cercueil ; nous admirons surtout les œillets ; ils doivent provenir de M. Karmanski ; ce sont les mêmes qu’il porte toujours à sa boutonnière ; mais il y en a à foison, toute une couronne.

Goutio est avec nous, sur le trottoir, et il demande avec insistance si nous voyons nos parents.

Je ne les vois pas de prime abord. Je ne distingue que Philippine, accotée à un mur, debout sur les marches de la mercerie de M. Zimler. Elle marmonne quelque chose, probablement des prières, mais Philippine est capable d’entremêler d’imprécations jusqu’aux prières.

C’est un peu plus loin que j’aperçois mes parents, vers la rue Sienna. Nous avançons avec Goutio en longeant le trottoir, et eux suivent le cercueil.

— Tu les vois enfin, soupire Goutio, souviens-toi, ils sont très malheureux.

Que peut-on retenir de père ? Rien. Le vent dresse ses cheveux qui s’échappent du col relevé et voltigent dans le froid.

Maman porte une mante noire et son bonnet de castor (ces bonnets volumineux sont à la mode). À l’angle de la rue Sienna, elle se retourne vers nous. Elle a l’air de vouloir se plaindre d’un coup violent qu’on lui aurait asséné. Sa figure défaite se crispe, se contracte, se ferme, puis des larmes irréfrénables distendent soudain ses traits. Des larmes jaillissant on ne sait d’où, si abondantes qu’elles évoquent la vue d’une urne, d’une coupe qui déborde dix fois, cent fois, mille fois.

Quelques jours après les obsèques, grand’mère en personne nous ramène à la maison.

Père ouvre la porte. Il nous laisse entrer, mais il fait signe à grand’mère de ne pas nous suivre.

Nous prenons nos repas en compagnie de nos parents, nous parcourons les pièces où flotte une odeur de phénol et, malgré le feu qui brûle « normalement » dans les poêles, nous sommes transis...

Dans le calme et la clarté de notre maison, nous sommes transis de froid.

Rien pour nous distraire. Les jouets sont encore au grenier, car on les désinfecte. Le soir, avant de. se mettre au lit, Ijek reconnaît que Trott était réellement « le centre de la maison ». Rien ne pourra désormais revenir à sa place ; et nous aussi, nous devrions mourir...

Par bonheur, une chose insignifiante, en apparence, provoque un revirement complet. Le samedi, des revues médicales arrivent par la poste.

Père les prend des mains de Thomas et les emporte dans sa chambre où il se confine du matin au soir, ayant renoncé pour le moment à recevoir des malades. Tout à coup, nous l’entendons pousser un cri.

Un cri long, uniforme, persistant, un cri qui monte et reste sur place, comme un mur.

Maman se précipite, suivie par Philippine, par Thomas, et par nous. Les portes de l’appartement sont grandes ouvertes dans la pénombre. Père marche droit devant lui et il agite un journal déplié, de même que pour un armistice on agite un drapeau blanc. Il gesticule et il clame et il dit à tous les meubles, à tous les coins, à toutes les fenêtres, dans toutes les pièces qui se trouvent sur son passage :

— Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Deux semaines plus tard, vous entendez ? Deux semaines plus tard !...

Oncle Casimir nous expliqua par la suite de quoi il s’agissait. Deux semaines après la mort de Trott, les savants ont découvert dans le monde un remède contre la diphtérie.

Après cet incident de la revue, mes parents empilent leurs effets dans une malle et ils s’en vont.

Nous sommes confiés aux bons soins de Philippine et de Thomas. Aux bons soins de ces vieux domestiques fatigués. J’ai appris à leur contact autant qu’à la fréquentation de mes parents. J’ai appris à aimer les gens simples ; et si aujourd’hui nulle humble souffrance ne me laisse insensible, mais attire au contraire mon cœur ; si j’accorde parfois une grande dignité à un vieux haillon, et si je plains le sort des pierres que l’on brise sur le bord du chemin, je le dois aux récits de Thomas sur le « vagabond tricheur », et aux dures vérités de Philippine sur son coquin de mari.

Nos journées s’écoulent comme naguère entre l’école et la maison. Mais nous passons tout notre temps libre avec Thomas et Philippine.

Nous prions Thomas de venir avec nous au salon, ou au moins dans le bureau de père : il y aurait un fauteuil rembourré et moelleux. Thomas ne veut à aucun prix « se fourrer dans les chambres ». Il prétend connaître sa place en ce monde.

Nous passons donc, — avec lui, — des après-midi entiers sur le canapé en toile cirée de l’antichambre, sous la gravure qui représente Othello. C’est alors que nous apprenons qu’il a servi dans l’artillerie au temps de sa jeunesse ; il portait un galon rouge, et les généraux en ont deux « en tout et pour tout ». Cela ne signifie-t-il pas qu’un artilleur constitue la moitié d’un général ?

Et nous nous apercevons alors que les coups de sonnette qui dérangent père quand il peint dans son bureau n’incommodent pas moins Thomas, lancé dans l’histoire du « farceur vagabond » ; ce farceur jouait de l’orgue et barbouillait sur un papier rouge les Juifs traversant la mer à la nage.

Pour « ne pas perdre de temps », nous cessons de prendre nos repas dans la salle à manger. Ils ont une tout autre saveur, servis sur les assiettes ébréchées de la cuisine. Thomas nous émerveille par ses histoires, mais Philippine, par contre, nous glace en taxant d’exagération les maîtres, soit nos parents.

— Une telle mort peut frapper chacun, bougonne-t-elle, et alors ? Puisque c’est fait, il faut bien continuer son travail. Oui ou non ?

Nous demandons à Philippine les pertes qu’elle a subies.

Quelles pertes ? Son mari a vendu ses colliers, engagé ses derniers édredons, — qui ont été perdus, — et les enfants se sont mis à mourir, les uns après les autres ; sept sont partis en une seule année, le dernier avait déjà quinze ans.

Nous prenons cette affaire à cœur ; Philippine a beau être vieille et ridée, nous allons jusqu’à vouloir lui baiser la main ; elle nous rabroue avec vigueur, mais quelque chose en nous se rompt à partir de ce jour.

Le soir même, nous nous informons auprès de Thomas : qu’est-il advenu au juste de nos jouets ?

Il nous avoue que tout est encore au grenier, « pour la désinfection » ; il ne faut y toucher sous aucun prétexte.

L’oncle Casimir, qui a soigné Trott, tire au clair cette question. Il vient nous voir un après-midi, avec Goutio.

Pourquoi Goutio nous a-t-il négligés si longtemps ? Nous lui sautons au cou. (Thomas dit : comme au sortir d’une cage !)

C’est ici, dans la cuisine, que nous fêtons et que nous embrassons Goutio. Non, il ne nous négligeait pas, mais il accompagnait nos parents à la campagne, chez un autre de nos oncles, un agronome de valeur. Il y est demeuré quelque temps pour se rendre compte de la tournure des choses ; nos parents nous envoient leurs amitiés. Goutio est fort surpris de nous trouver à la cuisine.

La visite de nos oncles nous fait réintégrer notre place de « jeunes maîtres ». Ijek adresse à Philippine et à Thomas une œillade expressive, pour signifier que notre départ n’est motivé que par nos oncles, et nous filons au salon.

Oncle Casimir ne s’y trouve plus. Il inspecte l’appartement, ouvre les portes, relève les stores. Dans la chambre de notre mère, il se met à fulminer contre Thomas. Lui, le « Kinderspitalgasse », il traite de vieux propre à rien un soldat de l’artillerie !

Pourquoi ?

Pour le portrait de Trott, qui n’est pas encore rangé. Ils l’enveloppent dans du papier, ils l’attachent par des ficelles et l’enlèvent pour le porter ailleurs.

Goutio s’installe entre nous deux ; Philippine sert le thé et des gâteaux venus on ne sait comment, sans doute de la pâtisserie d’en face. Goutio nous met au courant de ce qui se passe. Il ne se passe rien de terrible, quoique tout demeure navrant. Il va sans dire que nos parents ne nous ont laissés ici ni par jeu, ni par indifférence ; mais ils souffrent beaucoup, et ne veulent pas nous le faire voir.

Je demande : « Et ça signifie quoi ? »

— Ça signifie qu’ils souffrent beaucoup, insiste Goutio, tu sais ce que ça signifie ?... Que là-bas, à la campagne, ton père, oui, ton père, ce docteur connu, estimé, garnit les allées de cailloux. De l’étable à la maison, de la maison au jardin. Il transporte lui-même des briques, puis il s’assied par terre. Il pose des briques et des cailloux, comme pour paver le chemin ; impossible de lui adresser la parole. Causer lui fait du mal.

— Est-ce qu’il est forcé d’aligner ces briques ?

— Non, mais c’est probablement la seule chose dont il se sente capable.

— Il s’assied par terre ? (Ijek et moi, nous sommes épouvantés.)

— Oui, par terre.

— Dans la boue ?

— Dans la boue.

— Et lorsqu’il pleut ?

— Même lorsqu’il pleut.

Nous sommes sur le point d’éclater en sanglots quand l’oncle Casimir revient. Il prend du thé, il lisse nos cheveux, mais distraitement, comme par hasard. Il nous fait tirer la langue ; puis, en secouant les mains, il appelle Thomas.

Nous sentons que notre poitrine se dilate de stupeur. Oncle Casimir emmène Thomas, ils montent au grenier avec des bougies, et en reviennent à trois, avec Philippine, chargés de nos immenses cartons de soldats de papier, et de nos autres jeux.

Oncle Casimir explore une dernière fois l’appartement ; il referme toutes les portes et nous dit avant de sortir : « Alors, amusez-vous sagement, les garçons, et ne mangez pas trop ! »

Nous nous ruons sur les boîtes.

Mon Dieu ! Dans quel état la désinfection et le grenier ont-ils mis nos armées ?

Les souris leur ont été funestes. Le phénol a bien changé par places la teinte des uniformes, mais les souris !... Elles ont dévoré les tambours des bachi-bouzouks. La cavalerie de Zajaczek a perdu ses derrières, et les bérets des faucheurs sont entièrement rongés.

Ijek constate qu’il n’y a « rien à faire ». Inutile de fouiller dans les boîtes ; il faut entreprendre sur-le-champ une revue en règle de nos troupes, pour mesurer l’étendue des dégâts.

La revue a lieu au salon, le lendemain après-midi. Les bersagliers se lèvent et quittent leurs cartons ; ils marchent sur le tapis comme s’ils venaient de loin. Puis défilent les Français, les Polonais, tordus, cabossés, puant le phénol, affublés d’uniformes déteints... C’est alors que, brusquement, un coup de sonnette...

Thomas se traîne jusqu’à la porte ; je m’y précipite avec Ijek, pour voir, qui ?

Mes parents...

Je ne l’oublierai jamais ! Ils se glissent furtivement, comme nous le faisons après avoir subi une réprimande à l’école. Ils ne portent pas de deuil, ni aucune affaire neuve, mais de vieux vêtements dont nous ne nous souvenons plus, pareils à des uniformes sévères et sombres.

Maman se met aussitôt en devoir de fermer et d’ouvrir des choses, comme chaque maîtresse de maison. Père entre quelques minutes, et il demande à la vue des soldats :

— Et alors, cette armée ?

Nous répondons timidement que l’armée est excellente, mais que les souris l’ont un peu abîmée ; elles ont englouti jusqu’au béret de Bartosz Glowacki.

— Qui vous a descendu vos soldats du grenier ?

— Oncle Casimir.

Père se lève ; il s’éloigne rapidement, et nous ne le revoyons plus aujourd’hui.

Alors commencent de longues journées, des soirées et des heures interminables ; le retour de nos parents n’a rien amélioré. Peut-être même préférerions-nous notre solitude, avec Thomas et Philippine.

Ijek a raison de dire que rien ne reviendra à sa place. Nous ne savons plus être « tous ensemble ». Et puis, il arrive des choses auxquelles nul ne peut remédier, ni nous, ni Philippine, qui bavarde avec maman sur la huche, près du fourneau, ni grand’mère, ni même Goutio.

Nous éprouvons pour ces choses une frayeur panique. Nous les nommons les « disparitions » de maman.

En cherchant des clefs, une lettre ancienne ou un papier, elle disparaît soudain dans sa chambre, durant des heures. Au début tout reste tranquille, il y règne un silence normal. Puis l’on perçoit des murmures de plus en plus forts, puis une sorte de chant sourd, décousu, comme la plainte d’un arbre que l’on secoue.

Nous sommes perplexes. Que faire ? Nous nous approchons pour écouter, pour attendre la fin de cette crise de larmes. Maman entremêle ses sanglots de paroles incohérentes, hagardes, imprégnées d’une douleur si cruelle, que je veux les oublier. Je sais seulement qu’elles existent, et je les conserve dans ma mémoire comme des cicatrices de vieilles blessures.

Nous écoutons. Nous supplions, nous frappons la porte avec nos poings, nous nous lamentons, assis sur le parquet ; peine perdue !

Père paraît ne rien entendre, ne rien savoir, comme si cela ne signifiait rien.

Je me concerte avec Ijek pour surveiller ces disparitions. Nous surveillons, pareils à des ombres.

Nous parvenons à découvrir que maman ouvre sa commode et ressort en cachette les affaires de Trott. Son costume de gymnastique du parc de Jordan, son béret bleu et blanc, toutes les boîtes de soldats qu’il a reçues dernièrement pour sa fête, des pièces de vieux linge.

Ijek décide de s’y opposer.

Moi aussi.

Nous nous postons sur le seuil.

Maman tâche de nous écarter. Nous résistons. Elle devient terrible !... Elle serre les lèvres et elle nous montre les dents en sifflant.

Ijek tend sa poitrine et il s’écrie, tout en pleurs :

— Bats-nous !

Elle fléchit, elle nous enlace, et une voix mince, exténuée, s’échappe de sa bouche pâle ; c’est comme le souffle qui parfois traverse les peupliers.

Nous entrons avec elle et, à partir de ce jour, elle regarde les choses de Trott en notre présence. Qu’elle s’agenouille près des tiroirs, qu’elle se cogne la tête contre les angles, mais que ce soit en notre présence !

Plusieurs mois s’écoulent ainsi. Au début, nous pleurons avec elle ; ensuite, nous nous asseyons sur le canapé.

Une fois, j’ignore dans quel but, par hasard, peut-être inconsciemment, j’apporte dans ma poche quelques-uns de nos soldats ; n’importe lesquels, sans idée préconçue : un Moscovite, un Faucheur, un Grec et deux Turcs.

Maman est à genoux près des tiroirs de la commode. Ijek se tient tranquillement sur le canapé et moi, je me mets sans aucune préméditation à placer sur une chaise le Moscovite et les Turcs, le Faucheur et le Grec.

Ijek considère cela comme une insulte, et il me traite de brute ; n’empêche que, la fois suivante, lui aussi apporte des soldats. Maman demeure rêveuse devant un costume de Trott, dont les boîtes de uhlans traînent à côté, par terre. Nous rampons en sourdine vers le carton, nous le glissons sous la table, et là, nous en sortons sans bruit tous les uhlans.

Ils sont frais, merveilleux, aucune éraflure ne coupe leur vernis. Nous leur ordonnons de marcher, d’abord en file indienne, puis deux par deux, mais voici que maman se retourne.

Elle se retourne et se sauve en criant.

Nous nous dissimulons dans une encoignure. Père entre dans la pièce, s’assied par terre en étendant la main, sans doute pour ramasser les uhlans ; mais sa main s’immobilise.

C’est un spectacle étrange : père, vêtu de pied en cap, assis sur le parquet avec cette main immobile, tendue vers les uhlans qui sortent deux par deux de sous la table.

Il murmure avec douceur : « Rangez cela, les enfants. Je peux vous acheter d’autres soldats, mais ne jouez donc pas avec ceux-ci. Vous savez bien que c’est un souvenir... »

Il n’achève pas sa phrase. Il nous prend dans ses bras et se met à pleurer horriblement, comme un gosse.

Notre père !

Puis, lentement, lentement, tout commence à s’éclaircir. Personne ne vient encore nous voir, en dehors de M. Karmanski ; mais M. Karmanski est l’ami le plus intime de père. Il apporte invariablement des poudres de couleur de sa propre fabrication ; il désire les envoyer à la « première exposition nationale », à Lwow.

Nous ignorons où et quand elle aura lieu ; mais puisque père se plaît à en parler, nous ne manquons jamais de sourire avec bienveillance.

Nous refaisons quelques promenades : au Wawel, sur les bords de la Vistule. Père y promène des regards désorientés. Il faut reconnaître qu’il a tenu sa promesse. Il avait dit : « Je peux vous acheter d’autres soldats », et un jour, sans raison, on est venu nous livrer d’un magasin plusieurs boîtes avec de vrais soldats de plomb.

Il y a même des uhlans comme « ceux de Trott ».

Nous organisons des revues monstres, des parades, des batailles « enragées » !

Sous les yeux de père assis à la fenêtre avec ses pinceaux sur les genoux, nos armées innombrables s’essaiment dans la fourche du chevalet, muée en « triangle de fortifications ». Ijek interpelle ses troupes, et moi les miennes.

Père ne nous aide pas encore comme autrefois, et il ne donne pas encore son avis ; mais il ne peut celer son admiration. Il regarde, il écoute, et il regarde ; les batailles deviennent journalières ; enfin, une fois, à la minute précise où les uhlans intrépides fuient « à une allure folle » devant les Bulgares, père se lève pour sortir et revient à la maison avec un petit paquet et une nouvelle prodigieuse.

La nouvelle : toute la maisonnée va partir pour Lwow, pour la « première exposition nationale » ; « j’ai déjà retenu des places ».

Pas un mot du paquet. Nous suivons père sans qu’il s’y oppose. Il défait la ficelle et déballe une boîte de beau papier à lettres, une plume d’aigle, un porte-plume, de la poudre d’or « pour sécher l’encre », et un lys de fer sur un support de marbre, comme presse-papier.

— Qu’est-ce que c’est ? demande maman.

— Je n’en sais rien. (Père fronce les sourcils, et son regard « se perd » dans la fenêtre). C’est pour toi. Au cas où tu aurais envie d’écrire à quelqu’un ?... Demander des nouvelles ? Peut-être, que sais-je ?...

Il pose ses acquisitions sur le bureau maternel. (Je l’ai chez moi, et il me semble y voir encore ces objets).

Ce n’est qu’après bien des années que j’ai saisi l’importance de ce voyage, après bien des travaux, des déboires, des efforts et des mécomptes, et le souvenir me revient souvent de cette route, de ce train bondé, rempli de chants, et de père sur les marches du wagon.

Il ne veut pas rester dans notre compartiment ; il ne veut pas rester entre des « murs », quels qu’ils soient. Il s’est installé « dehors », sur les marches, encadré par moi et Ijek. Il tend les mains vers l’horizon changeant, les chaumières basses, les haies qui bordent les routes et s’estompent dans les lueurs du crépuscule, et il répète :

— Mais c’est nous, c’est nous, vous comprenez ? Tout ceci : ces arbres, ces chaumières, ces fontaines, ces chevaux, ces forêts, et tous ceux qui ne sont plus, c’est nous...

III. ET DÉJÀ NOUS REVENONS...

Le temps s’est étendu entre nous ; il a coulé, il s’est enfui. L’existence, une quantité de chiffres et d’événements divers... Le feu empourpre mes tempes grisonnantes... Que peut-on attribuer, et à qui ? étions-nous deux, ou trois, quel est l’âge véritable de chacun ?

Évoquer, rappeler des souvenirs dont il résulte des pertes et des profits ?

Rien de nous ne va subsister dans le feu, dans l’eau et dans le temps. Tu dureras moins que la mèche de fumée qui aujourd’hui s’égare entre les branches de ce pommier ombreux. Ton image et notre vie, à nous assis autour d’un buisson de flammes, n’ont pas même l’importance d’un clignement invisible de paupières !

Ni mon temps ni vos journées les plus précieuses, mes fils !

Ce ne sont point les questions essentielles.

L’essentiel est que des voix ignorées apportent des consolations inconnues, que notre joie s’abreuve d’amertume, et que nous sommes mêlés à toute chose...

L’essentiel est que, dans cet enchevêtrement, les uns prêtent aux autres une assistance humble et précieuse, — que la force des uns allège le fardeau qui courbe les épaules des autres... Nous quittons une maison ébranlée pour courir les grands chemins ; tu marches ainsi vers un but imprévu et lointain ; nous y marchons, toi, moi, vous tous, vers la clarté qui brille entre des doigts frigides, et d’où émane la lumière de l’avenir...

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 8 novembre 2016.

 

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[1] Pieniazek, signifie en polonais : pièce de monnaie.