LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE TCHÈQUE

 

 

Alois Jirásek

1851 — 1930

 

 

 

 

 

 

 

LE ROMARIN

(Rozmarinka)

 

 

 

 

 

1897

 

 

 

 

 

 

Traduction de H. Jelinek parue dans Les Mille nouvelles nouvelles n° 17, 1911.

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

M. Alois Jirásek [pron. Yirassèk] naquît en 1851 à Hronov, en Bohême. C’est aujourd’hui, sans conteste, le plus populaire des auteurs tchèques. Avec Svatopluk Cech et Zitmund Winter, il est le plus brillant représentant de l’école nationale, de la littérature qui puise son inspiration dans le sol natal, et qui est caractérisée par une tendance historique très marquée.

Son œuvre, par tout ce qu’elle a de plus intime, de plus profond, de plus pur, est en communion avec l’âme même du pays. Mais, si l’inspiration de Cech est romantique, celle de Jirásek présente une évolution continuelle vers le réalisme. Par une méthode presque scientifique, il a su orienter le roman historique vers la vérité, sans exclure pourtant le caractère hautement pittoresque des époques disparues. En de grandes fresques, il évoque les épisodes du glorieux passé de la Bohême. Sa trilogie : Parmi les Courants, est un vaste tableau du soulèvement de Jean Hus. Le triomphe du réformateur est dépeint dans le roman intitulé : Contre Tous. Son déclin et sa mort font le sujet de la Confrérie. Mais la plus populaire de toutes ses productions est son roman intitulé les Têtes de Chien, où il nous montre les paysans tchèques révoltés contre les oppresseurs allemands, essayant en vain de recouvrer leur indépendance, et finalement l’exécution de leur chef, l’héroïque Kojina.

Travailleur infatigable, Alois Jirásek a publié des œuvres dont il serait à peu près vain de vouloir donner un tableau complet. Signalons les plus intéressantes d’entre elles, qui se rapportent presque toutes au mouvement de renaissance nationale. Ce sont : F. L. Vlek (en cinq volumes) et la chronique intitulée Chez nous (quatre volumes). Outre d’innombrables nouvelles, parmi lesquelles nous avons choisi l’une des plus tendres et des plus émues, M. Jirásek a fait représenter des drames : Voïnarka, Un Père, Zikra, Geso, la Lanterne, qui ne sont indignes ni de ses nouvelles, ni de ses romans.

 

 

 

I

 

Je regarde au dehors les flocons blancs de neige tomber en un tourbillonnement rapide ; ces flocons remplissent la chambre d’un crépuscule livide, d’une étrange pénombre, dans laquelle s’éveillent doucement les souvenirs d’autrefois...

Je me rappelle une petite fille blonde en robe noire, au fichu de soie noire noué sous le menton ; je me rappelle même comment je l’ai vue pour la première fois.

C’était un soir d’automne. Nous, enfants, nous nous pressions à la fenêtre, car une carriole venait de s’arrêter devant la maison d’à côté. M. Frodl, notre voisin, en fit descendre la petite en deuil, aux joues maigres et pâles. M. Frodl, lui, portait le « tube » que seul, dans notre petite ville, il arborait les dimanches et fêtes.

Notre mère, qui s’était avancée derrière nous, nous dit que cette fillette venait de perdre son père et que sa mère était morte depuis longtemps. Et Katchka, notre vieille bonne, qui regardait par-dessus nos têtes, ajouta : « Cette mauviette aura de l’exercice chez Mme Frodl ! »

Cet exercice, c’était pour la propreté. Mme Frodl frottait, lavait, brossait, époussetait toute la journée. Elle était extrêmement sèche : le voisin Blajek disait quelle pourrait dormir dans une sarbacane. Dans les cheveux elle portait un haut peigne d’os planté sur la nuque ; elle était si myope qu'elle fourrait son nez dans tout ce qu’elle voulait mieux voir. Je me souviens combien cela nous faisait rire, nous autres gamins, et comme elle nous chassait de son escalier de bois si bien lavé, lorsque nous imprimions nos pieds humides à côté du chemin de toile de sac étendu de haut en bas. Nous entrions même dans sa cuisine où les ustensiles de cuivre étincelaient, où la vaisselle brillait de propreté, dans ses deux chambres dont le plancher était couvert de toile de sac jusqu’à la table posée sur un tapis fait de petits morceaux d’étoffes de couleur. Je n’entrais point chez Mme Frodl avec de mauvaises intentions ; j’étais au contraire doux comme un agneau.

J’y allais pour la petite Annette ; nous y allions tous jouer. Nous ne pouvions, il est vrai, piétiner là comme à la maison où, chaque samedi, le plancher lavé était recouvert de paille dans laquelle nous roulions à plaisir, mais nous aimions à y aller.

Mme Frodl épiait chacun de nos pas. Nous ne pouvions jeter à terre le moindre bout de papier ; mais Annette avait de beaux joujoux et Mme Frodl tirait quelquefois de la commode brillante de cuivre de nouveaux jouets : des soldats de plomb, des animaux de porcelaine... Et puis, nous aimions Annette. Elle était gentille et gaie ; nous avions été bien vite camarades et je me souviens combien j’étais attiré vers elle, et comme je me tenais bien chez les Frodl pour ne pas être appelé « petit voyou ». Mme Frodl n’employa qu’une seule fois ce mot inaccoutumé chez nous. Je me souviens de tout assez clairement, mais deux choses sont restées particulièrement fidèles à ma mémoire : l’arbre de Noël d’Annette, chose alors inconnue chez nous, et le romarin.

Un beau jour d’hiver, par un froid sec, nous étions allés, gamins et fillettes, derrière la ville sur une glissoire.

La neige avait cessé de tomber et le soleil faisait étinceler la blanche surface d’un petit pré, couvert de neige fraîchement tombée. Au bord du pré, Annette s’était arrêtée ; elle cria : « Je vais faire un romarin ! »

Nous ne savions pas ce que c’était. La petite s’avança. Elle plaçait les pieds la pointe bien en dehors, les talons réunis ; derrière elle, restaient des empreintes légères et nous vîmes avec étonnement qu'elles formaient exactement une branche de romarin avec ses feuilles accouplées.

Quelques semaines plus tard, ma mère coupa les plus belles branches d’un romarin, vrai celui-ci, qu’elle cultivait sur la fenêtre parmi des muscades et des basilics, puis elle me les donna et me dit de les porter à Mme Frodl, qui les avait fait demander. J’y allai, mais je ne me précipitai pas comme d'habitude dans l’escalier ; j’entrai timidement dans la cuisine. Mme Frodl, les yeux et le nez rouges de larmes, prit le romarin et m’envoya secouer la neige qui était sur moi ; puis elle me dit d’aller voir Annette. Craintivement, plein d’une attente étrange, je suivis la vieille dame dans la chambre voisine.

Annette était couchée dans un cercueil blanc, vêtue d’une blanche robe de communiante, ses cheveux dorés bien peignés, entourée d’images peintes. Elle semblait dormir, mais je remarquai sa pâleur livide, le cerne de ses paupières brunies et ses narines pincées. Je restai pétrifié ; je l’avais vue pour la dernière fois une semaine avant, en pleine santé. Je regardai ma camarade préférée, bouleversé par l’extraordinaire événement qu’était cette mort parmi nous et aussi par la curiosité qu’éveillait chez l’enfant le grand mystère de la mort.

Mme Frodl, ayant tressé une petite couronne de romarin, la fixa dans les cheveux, au-dessus du front de cire. Elle me dit d’y faire le signe de la croix, mais en faisant attention aux cheveux. Et je me rappelle l’étrange frisson dont je tressaillis en sentant le froid du front mort...

 

 

II

 

La neige tourbillonne...

Je vois un jardin désert, un petit parc, planté de vieux arbres dépouillés, autour d’un château à tourelles sur son toit de bardeaux. La contrée d’alentour est couverte de neige ; il y en a plus encore dans le vieux parc. La moindre branche, le plus petit rameau, tout est fourré de blanc ; les troncs eux-mêmes sont couverts de neige. Un seul sentier battu conduit à l’étang, en bas du jardin, parmi de vieux chênes aux branches étendues. Je me promenais là, gelé, en surveillant mon élève qui patinait ; il était de deux classes après moi au collège. Son père, riche propriétaire, habitait le petit château où il m’avait invité à venir passer les fêtes de Noël.

Il y avait de tout assez ; il ne manquait que des patins pour moi. Donc je ne faisais que regarder et j'étais gelé, cela pour une fillette de seize ans, sœur de mon élève. Je ne la quittais pas des yeux : la jaquette collante seyait à son corps frêle et elle se balançait, passait et repassait avec tant de grâce sur la glace !

Déjà les rougeurs du soir traçaient une raie sur la surface de neige. J’étais gelé ! Je battais discrètement la semelle et je répondais à Mlle Charlotte que je n’avais pas froid le moins du monde, quand elle me le demandait de l’étang. Mes oreilles brûlaient, mais elles entendaient Charlotte rire et appeler gaiement son frère. Cette voix résonnait si cristalline et j’aimais tant à l’entendre !

La lune montait déjà dans le ciel et les patineurs ne voulaient pas encore quitter l'étang. La voix de leur père les appela. Je tremblais de froid, mais je l’oubliai bien vite, en ôtant les patins de la jeune fille, en touchant ses petits pieds. Cependant, je ne pouvais répondre aux plaisanteries de cette malicieuse enfant. Elle se leva lestement du banc où elle était assise et disparut parmi les arbres. Arrivée en haut, elle se mit à sauter sur la pelouse couverte de neige. Tenant sa robe au-dessus de la cheville, elle posait la pointe des pieds très en dehors, les talons réunis, et laissait derrière elle une légère empreinte. Arrivée aux dernières feuilles de son romarin, elle me cria d’en faire autant.

Je portais des chaussures faites par le vieux Vondra, de chez nous, de la montagne. Mon père les prétendait plus solides que celles de la ville ; les semelles en étaient chevillées et ferrées. Et là, sur la surface blanche, brillante de la lune, les empreintes menues des fins petits souliers !

Je rougis. J'étais embarrassé à cause de ma chaussure ; en cet instant, il ne me vint même pas à l’idée que c’était une malice de la toute charmante demoiselle. Je me souviens que, ce même soir, je me glissai dans le parc couvert de neige et que je regardai longuement le romarin éclos sous les petits pieds d’un joli lutin. Je me souviens que, étudiant rêveur, je ne pouvais oublier ces fêtes de Noël, ce château, ce vieux parc tout blanc ; je me souviens d’avoir écrit un poème sur le romarin éclos dans la neige. J’écrivis encore d'autres poèmes et je me fis faire, contre la volonté des miens, des chaussures sans clous ni chevilles.

 

 

III

 

Le soleil brillait...

Je me souviens d’une promenade sur un chemin couvert de neige ; les empreintes des traîneaux étincellent au soleil et des deux côtés se déroulent des champs d’une blancheur éclatante ; les pruniers, le long de la route, semblent poudrés de sucre.

Je suis accompagné de ma petite fille. Devant nous, sur une colline, un tilleul dépouillé se dessine nettement dans l’air glacé de cet après-midi. Sous le tilleul se trouve une statue nue de saint Procope ; la neige a couvert sa mitre et l’a vêtu d’un blanc manteau neuf. Du haut du chemin la vue s’étend loin sur le beau paysage, sur les sombres forêts couvertes de neige. Tout est silencieux, clair, vif et sain.

Je regarde autour de moi et mes yeux se reportent sans cesse sur ma fille. L’air lui fait du bien. Comme elle est jolie, le visage rosi par le froid, sous son chaud bonnet ! Comme son regard est gai et clair ! J’écoute son babil : elle parle de l’arbre de Noël, de la veillée déjà proche. Nous allons toujours. Tout à coup, la fillette lâche ma main et, hop ! la voilà dans un champ tout blanc de neige.

— Bojénka, que fais-tu ? que veux-tu ?

— Tu verras ; je vais faire un romarin.

Je m’arrête et je regarde la fillette s’avancer doucement sur la surface éclatante, laissant de légères empreintes, la pointe des pieds très en dehors, les talons réunis.

Elle admire son romarin bien réussi, puis, joyeuse, elle accourt à mon côté, et moi, je pose ma main sur son épaule ; je la tiens tout contre moi, heureux ; je trouve son romarin parfait et je me dis en moi-même : « C’est celui-ci le plus joli ! »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 septembre 2020.

 

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