LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE TCHÈQUE

 

 

Alois Jirásek

1851 – 1930

 

 

 

 

 

BLAJEYI CHOTERJINSKY

(Blažej Chotěřínský)

 

 

 

1887

 

 

 

 

 


Traduction de O. Simek et E. F. Maloubier, parue dans la Revue politique et littéraire, 61e année, 1923.

 

 

 

 


I

 

Sur la galerie supérieure de la plus haute tour d’Hodonin une petite porte de fer s’ouvrit et Blajeyi Choterjinsky parut, Blajeyi Choterjinsky, l’hetman général du roi Georges de Bohême, le rude guerrier qui, après avoir si âprement défendu la ville de Hradishtié, s’était replié sur Hodonin où il était maintenant assiégé par les Hongrois de Mathias.

C’était l’aube d’un jour de juin. Les bouffées d’air, assez vives à cette hauteur, faisaient trembler les longues moustaches grises de l’hetman. Il assura son casque sur son front sillonné de rides et ferma son manteau. Le seigneur Blajeyi avait froid ; et pourtant, d’ordinaire, il ne craignait pas la fraîcheur du matin, mais il n’avait pas dormi cette nuit-là. On s’attendait à un assaut. Avec le seigneur de Moshnov et Hodonin, un brave entre les braves, dévoué corps et âme à la cause du roi Georges, il avait travaillé très tard à préparer ses plans de défense. Puis il était descendu auprès de son fils mourant.

Sur les remparts où sa vie était toujours en danger, l’hetman avait l’esprit plus lucide, le cœur moins lourd, car là il était tout à sa tâche, tout à son devoir ; mais dans cette chambre... Son fils horriblement blessé... Son fils torturé de fièvre... Et rien à faire... ! Et ce médicastre, entouré de ses drogues, assis au chevet du petit... ! Ce médicastre qui voulait le consoler, qui lui parlait de guérison..., comme si lui, le père, ne voyait pas que le jeune homme allait s’affaiblissant, dépérissant, s’éteignant...

Pauvre enfant ! Comme il serre les dents... ! Quels efforts il fait pour retenir ses cris de douleur... ! Lui naguère si gai, si fort, si brave !

Ah ! qu’il était beau son départ d’Hodonin, son départ pour cette expédition en plein cœur du pays ennemi ! Quelle glorieuse journée de soleil et d’espoir ! Hodonin n’était pas assiégé... ; le roi Mathias s’attardait encore près de Hradishtié... Et puis, quelle victorieuse chevauchée à travers la Hongrie... ! Quelle dure leçon le jeune homme avait donnée à ces gens qui voulaient asservir, opprimer les peuples de la Moravie et de Bohême... ! Et ce retour... ! Ce butin magnifique... ! Les chariots étaient combles... !

Oui, mais c’était de cette expédition qu’il avait rapporté cette cruelle blessure...

Au petit jour l’hetman était sorti de la chambre ; c’est en soupirant, en haletant qu’il avait monté l’escalier... Arrivé aux créneaux du poste d’observation, il a senti s’alléger le lourd fardeau qui l’oppressait...

Au dessous de lui les maisons et les rues de la petite ville, la cour et les bâtiments du château sont immobiles et noyés d’ombre. En bas, c’est encore la nuit et le sommeil. Seules, quelques sentinelles vont et viennent le long des remparts et sur la place où les noirs chars de guerre font de grosses taches sombres. Au camp hongrois règne ce même silence, ce même silence de mort.

Pourtant, quel vacarme ils ont fait, hier au soir... ! Que pouvaient-ils bien machiner encore ? Un assaut sans doute... Mais ils en ont abandonné l’idée... Pourquoi ?... Ah ! attendez ! Attendez ! Sa Grâce Notre roi Georges va venir à notre secours... C’est à ce moment-là que vous pourrez montrer si vous avez du cœur... Aujourd’hui votre besogne est vraiment trop facile... Il n’y a pas grand honneur pour une armée à assiéger une poignée d’hommes, une poignée d’hommes épuisés par la maladie... La maladie... ! Ah ! ces marais maudits..., ces bourbiers d’enfer !

L’hetman cesse d’observer le camp hongrois. Ses regards parcourent la vaste plaine bordée de ténèbres, ils cherchent les marécages, les eaux stagnantes tantôt luisantes comme des plaques d’acier poli, tantôt cachées sous un sombre manteau de roseaux et de broussailles.

Blajeyi Choterjinsky marche à grands pas le long de la galerie. Il marche avec autant d’assurance que s’il se trouvait sur le pavé d’une rue, et non sur le sommet d’une tour, à cent pieds de haut.

Arrivé aux créneaux du levant il s’arrête. C’est de ce côté, par delà le ruban argenté de la Morava, que se trouve la frontière hongroise. Les yeux gris du vieux guerrier se font plus pénétrants, plus perçants. Ils fouillent anxieusement l’horizon. Car l’hetman attend le retour de son fils cadet, parti, lui aussi, pour la Hongrie, avec trente bonnes voitures et six cents soldats... Il a quitté Hodonin un peu avant l’arrivée de l’armée ennemie... Il s’en est allé joyeux, plein d’espoir, nullement découragé par la grave blessure de son frère...

Il devrait être revenu. C’était avant-hier qu’on l’attendait. Les pluies l’ont peut-être retardé... Ou alors... ! Ah, grand Dieu ! L’aîné mourant..., le cadet dont on est sans nouvelles... ! Pourquoi n’a-t-il pas envoyé de messagers... ? Et on aurait tant besoin de lui..., de lui, de ses hommes, de ses chariots, des vivres dont ses chariots doivent être pleins ! À Hodonin, ce ne sont pas les coups d’épée, les flèches, les boulets qui tuent ; ce sont les maladies, les fièvres, la faim, la faim surtout..., et les gens tombent comme des mouches... Ah ! si Zdenièk revenait ! On pourrait tenir encore, lutter encore, donner au roi Georges le temps de venir à leur aide, de les dégager de cet étau... Mais non ! Zdenièk est vivant... Et il n’est pas loin... Est-ce qu’il craindrait de ne pas réussir à percer les lignes des assiégeants... ? Pourtant il sait bien que son père ferait une sortie et trouverait le moyen de le faire rentrer dans la place avec tout son butin... C’est donc qu’un malheur est arrivé !

Les réflexions de l’hetman furent interrompues à ce moment. Une voix l’appelait, une voix embarrassée, contrainte.

— « Qu’est-ce qu’il y a ? »

— « Messire Blajeyi ! » répéta la voix, comme défaillante.

— « Va-t-il plus mal ? »

— « Plus mal... ! Il... »

Choterjinsky fit en courant le tour de la galerie ; il se courba pour passer sous la porte de fer et s’engagea dans l’escalier. Son écuyer, un rude soldat lui aussi, l’y attendait ; il pleurait.

« Est-il... ? » demanda le père, angoissé.

L’homme baissa la tête. L’hetman porta la main à son front, la passa sur ses yeux, puis, écartant l’écuyer d’un geste, il bondit dans l’escalier.

Au moment où le vieux serviteur, arrivé à la dernière marche, s’approchait de la chambre, la porte s’en ouvrit violemment et le chirurgien vint tomber sur les dalles.

« Pourquoi cherchais-tu à le tromper ? » lui dit l’écuyer...

La tête penchée, l’oreille aux écoutes, il attendit...

Derrière la porte refermée, un grand silence...

 

II

 

Soudain dans le camp hongrois, une clameur éclata, dont le bruit vint déferler jusque dans la ville. Les sentinelles tchèques purent observer chez l’ennemi un mouvement inusité. Des bandes d’hommes d’armes couraient de-ci de-là ; bientôt une troupe, assez nombreuse, escortant des voitures, arriva ; elle fut entourée, acclamée.

Quelques heures plus tard, un peu avant midi, on annonça au seigneur Blajeyi un messager du roi Mathias. L’hetman sortit de la chambre de mort. Il avait l’air sombre, mais il marchait résolument, la tête droite, comme à l’ordinaire, et sans faire attention aux regards anxieux et compatissants qui le suivaient.

Ce messager apportait la sommation du roi Mathias : la ville et la garnison devaient se rendre.

« Vous êtes bien pressés..., nous pas, dit Choterjinsky. Vous savez que le roi Georges est en marche et vous voulez que nous nous rendions avant qu’il vous chasse d’ici. »

Le messager affirma que les assiégeants n’avaient rien à craindre de l’armée du roi Georges, armée qu’on commençait à peine à rassembler, et cela loin, très loin d’Hodonin.

« Eh bien ! Nous attendrons », lui répondit l’hetman.

— « Vous mourrez de faim, tous, avant qu’elle arrive. »

Et le Hongrois ajouta : « Quant à ton fils, Zdenièk, n’espère plus le revoir. »

— « Est-ce que vous l’auriez pris ? » demanda Blajeyi, railleur.

— « Oui, nous l’avons pris », assura le messager.

— « Avec tous ses soldats ? »

— « Avec tous ses soldats. »

— « Vous les avez pris comme ça, à la glu, comme des bouvreuils, n’est-ce pas ? » Et le vieillard eut un sourire ironique.

— « Alors tu ne veux pas me croire ? »

— « Non, je ne te crois pas, » répondit l’hetman avec force.

— « Et pourtant, nous les tenons, tous... et, tu sais ils sont tous morts, tous ».

— « Tous, tous, sans exception ? » Le visage du chef s’assombrit.

— « Oui, tous, jusqu’au dernier. »

— « Tais-toi ! Je ne suis pas en humeur de plaisanter. Va-t-en. » Et il ajouta d’une voix farouche : « Même si ce que tu dis est vrai, je ne rendrai pas la ville. Va-t-en dire ça à ton maître. Moi, je resterai fidèle à mon roi jusqu’au bout. »

Puis il tourna le dos au messager et s’éloigna.

Avec Vltchek de Tchernov, le commandant des chars de guerre, il prit ses dernières dispositions en vue d’une attaque ; ensuite il alla au château donner des instructions pour les funérailles de son Blajeyi. Blajeyi ! Le jeune homme portait son nom, son nom à lui !

Il voulait que l’enterrement eût lieu le jour même. Le lendemain était si peu sûr ! Et puis l’air n’était-il pas empesté, corrompu... ? Mieux valait se hâter... ! D’ailleurs à quoi bon le garder un jour de plus... ? Pour que son frère puisse le revoir... Son frère ! mais, où était-il ? Quand reviendrait-il ? Et que disait donc ce Magyar... ? Que Zdenièk était mort, lui aussi..., que tous ses hommes avaient été tués, oui, tous, jusqu’au dernier. L’enfer avait donc pris le parti des Hongrois... ! Mais non... ! C’était impossible. Cet homme mentait... Il voulait lui faire peur..., lui faire rendre la place.

Il n’y croyait pas, mais il y pensait... Et lorsqu’il se trouva de nouveau devant le corps de son Blajeyi, il eut un serrement de cœur en songeant que son autre fils, son Zdenièk... !

 

III

 

Le jeune seigneur, revêtu de ses plus beaux habits était prêt pour le cercueil. Dans l’église, on terminait son tombeau ; et, déjà, les prêtres endossaient chasubles et surplis... quand, soudain, en dehors de la ville, un canon gronda, puis un deuxième, puis un troisième.

L’hetman qui était venu dire un dernier adieu à son enfant sortit en hâte.

Les coups partaient du camp hongrois ; c’étaient des grosses pièces, des mortiers et surtout des « tottachs » qui tiraient, et qui tiraient par salves. En un clin d’œil les funérailles, le mort, l’hetman lui-même furent oubliés. Hodonin était en émoi. Les habitants couraient vers les maisons, descendaient dans les caves ; les soldats se précipitaient aux remparts, prenaient leurs postes de combat. Les cliquetis d’armes et les bruits de voix se confondaient en une rumeur à laquelle se mêlait encore le vibrement prolongé des canons magyars.

Le vieux Blajeyi, arraché à sa douleur, semblait revivre. Il sauta à cheval et galopa vers la grand’porte de la ville. C’était à cette porte que l’ennemi en voulait surtout. Que de pierres ils avaient déjà lancées contre elle. Et aujourd’hui encore, quelle avalanche ! Et Blajeyi poussait son cheval, il avait hâte de se rendre compte de l’effet de la canonnade.

Mais que se passe-t-il ? Les soldats les ramassent ces pierres... Ils les lèvent en l’air, ils les regardent... ils se les montrent... Et voilà que deux hommes viennent à sa rencontre... Mais que portent-ils donc ? Ils ont l’air absolument fous... Et c’est à lui qu’ils font signe... C’est lui qu’ils appellent, d’assez loin encore. Ils approchent, ils arrivent près de lui. L’un d’eux lui crie : « Voilà ce qu’ils nous lancent ! » Et il lui montre une tête fraîchement coupée dont le sang dégoutte encore, cette tête a été déformée, défigurée par la violence du choc... La deuxième tête que l’autre soldat tient par les cheveux est méconnaissable, elle aussi.

Blajeyi reste un moment sans pouvoir parler. Il a blanchi dans les guerres, il a combattu contre les Turcs eux-mêmes, mais jamais, jamais il n’a vu ça : des têtes humaines servant de projectiles !

« Ce sont les têtes des nôtres ! » hurle un des hommes.

« N’a-t-on lancé que ces deux-là ? » demande l’hetman.

— « Ah, non ! Il y en a déjà une trentaine de tombées, et cela continue... Nous savons maintenant ce que sont devenus nos camarades. »

L’hetman a blêmi ; ces paroles lui ont percé le cœur... Ses yeux flamboient... Il vocifère : « Ah, les bêtes sauvages ! »

Il saisit les deux têtes, cherche à reconnaître les deux visages : ils sont barbus et vieux. Il rend les têtes aux soldats. Il leur ordonne de ramasser toutes les têtes et de les déposer en lieu sûr. Il éperonne son cheval et s’en va plus loin.

Les paroles du messager lui reviennent en mémoire... Cette langue de chien a dit la vérité...

Il tire son épée, la brandit. Il ne réfléchit pas que les ennemis sont loin. Il ne sait plus ce qu’il fait. Cette horrible canonnade l’a rendu fou de rage.

Sur son passage, les soldats, hors d’eux-mêmes eux aussi, lui crient que les Hongrois lancent des têtes. Ils lui en montrent. Et il s’arrête. Il prend des têtes dans ses mains et il les examine, et il oublie tout. Mais toutes ces têtes sont cassées, broyées, déchiquetées, et c’est en vain qu’il y cherche un indice, un signe. Il se ressaisit, comprend que sa recherche est inutile, surtout en un tel moment. Il donne l’ordre de ramasser toutes les têtes et de les porter au cimetière de l’église et de les y déposer avec soin... « Car ce sont les têtes de nos camarades que mon fils a emmenés avec lui, là-bas en Hongrie. »

Et il ajoute : « Surtout faites attention à celle de mon fils, de mon Zdenièk. Vous la connaissez, n’est-ce pas... ? Des moustaches, mais pas de barbe... Le roi de Hongrie paye un florin chaque tête tchèque qu’on lui apporte... Eh bien, moi ! Je vous en donnerai cinq pour celle de mon de fils. »

Et il pousse son cheval plus loin. Et il répète à tout instant : « Ah, les sauvages ! les sauvages ! les bêtes féroces ! » ou bien : « Attention à la tête de mon fils ! Attention à la tête de mon fils ! »...

Les têtes continuaient à tomber, tantôt l’une après l’autre, tantôt attachées deux à deux par les chevelures, car ces têtes n’étaient pas rasées, comme des têtes hongroises. C’étaient toutes des têtes tchèques... et souvent les tresses pleines de sang étaient collées aux chairs meurtries.

Toutes on les ramassait, toutes on les examinait, toutes on les portait avec précaution au cimetière de l’église ; là on en faisait deux tas, les plus méconnaissables étant mises à part pour que le père pût décider... Et les deux tas s’élevaient... Vers la fin de l’après-midi, on comptait déjà quatre cent vingt-cinq têtes... et il en tombait encore aux remparts et dans la ville.

Du camp ennemi venait toujours ce grand vacarme joyeux d’acclamations et d’applaudissements...

Les habitants d’Hodonin se signaient, pâlissaient à chaque coup de canon... Des femmes fuyaient..., d’autres tombaient évanouies...

Et les soldats qui, au cimetière, entassaient les têtes songeaient à leurs pauvres frères d’armes et surtout à leur vieux chef. Comme il devait souffrir !... Son fils aîné dans son cercueil !... La tête de Zdenièk... Dieu sait où !... Peut-être n’était-elle pas tombée dans la ville comme les autres !... Peut-être s’était-elle brisée contre la muraille... ! Peut-être avait-elle roulé dans le fossé... !

L’attaque attendue n’avait pas lieu ; mais les Hongrois continuaient à tirer, surtout avec leurs « tottachs ». Et le nombre des têtes augmentait...

— « Avec Monseigneur Zdenièk six cents hommes sont partis. »

— « Pas un seul n’a été sauvé. »

— « Non, pas un. Dieu nous garde ! »

Les vieux hommes d’armes sentaient un effroi nouveau les gagner.

Et toujours on apportait des têtes... Sur une des deux pyramides on déposa la cinq cent quatre-vingt deuxième...

« Cela va bientôt finir ! » dit le Seigneur de Moshnov... En effet, peu après l’horrible canonnade cessa.

... Tous les regards étaient fixés sur la petite porte du cimetière... Blajeyi Choterjinsky parut... Le seigneur de Moshnov s’avança à sa rencontre, la main tendue.

« C’est fini pour aujourd’hui, » dit-il. Une flamme terrible luisait dans ses yeux. « Ces sauvages veulent nous épouvanter pour que nous nous rendions ; mais nos morts nous apprennent ce que nous avons à faire. » Et il montra du geste les funèbres monceaux près desquels l’hetman s’était arrêté, les yeux fixes. Tout le monde se tut ; tout le monde demeura immobile, chacun retenant son souffle, car tout le monde regardait le père. Lui contemplait les têtes. Il était blême, ses sourcils froncés étaient secoués de mouvements nerveux... Enfin il leva les yeux et demanda d’une voix sourde :

« Et Zdenièk, vous ne l’avez pas trouvé ? »

On lui répondit que non, mais qu’il était possible que sa tête se trouvât parmi les plus défigurées. Le vieillard alors se pencha vers l’horrible tas, il le fouilla, cherchant la tête fougueuse, la tête adorée de son plus jeune fils, de son favori, de l’espoir de sa vie...

Soudain, au camp hongrois, un coup de canon un seul... L’hetman se redressa... il attendit... il écouta... De nouveau cette même clameur... plus joyeuse et plus féroce encore... Puis un grand silence..., un grand calme...

Un soldat partit aux nouvelles..., mais déjà deux hommes accouraient. L’un portait une sorte de sac, l’autre une tête.

L’hetman s’élança à leur rencontre...

Et, la minute suivante, il tenait dans ses mains la tête de son fils, cette tête jeune et blonde, sans barbe au menton, cette tête à moustache jolie... !

Elle était pure, elle était nette, elle était propre, mais elle était livide.

Elle était tombée, soigneusement enveloppée de foin et de paille et cousue dans une peau de mouton...

Le vieux guerrier contempla longuement le visage de son fils bien-aimé, puis il dit au seigneur de Moshnov :

« Le chef est revenu le dernier. »

Il tira une bourse de sa poche, la jeta aux soldats et il sortit du cimetière.

Le seigneur de Moshnov fit creuser une fosse pour les têtes des compagnons de Zdenièk.

Un calme de mort s’appesantissait sur la ville... Au cimetière seul, il y avait un peu de vie, un peu de mouvement. Pioches et bêches résonnaient en heurtant le sol, reluisaient aux derniers rayons du soleil. Le jour mourant caressait pour la dernière fois les faces exsangues des cinq cent quatre-vingt-quatre héros tchèques.

Quant à la dernière tête tombée dans la ville, l’hetman, en ce moment, la déposait auprès du cadavre de son fils aîné.

« Vous vous serez donc retrouvés, mes enfants, quand même ! »

Il était seul, seul avec eux. Il les contempla longuement, si longuement que sa vue s’en troubla, puis il se pencha, les baisa au front et sortit de l’église.

 

IV

Les cloches d’Hodonin se mirent à sonner lugubrement. Leur chant s’envola dans le crépuscule.

Au camp hongrois, une joie farouche régnait. Les soldats de Mathias criaient et chantaient.

« Ils enterrent aujourd’hui, ils se rendront demain », répétaient-ils avec assurance.

Or, dans la ville, si les cloches sonnaient on n’enterrait plus. Les funérailles étaient terminées ; ce glas n’était qu’une ruse de guerre, et déjà Blajeyi Choterjinsky apprêtait tout pour le combat.

Redevenu absolument maître de lui, l’hetman allait partout, arrangeant tout, disposant tout, donnant ses ordres avec sang-froid et décision. Une lueur fauve brillait dans ses yeux gris, sous ses durs sourcils couleur de cendre.

« Cette pluie de têtes a coûté six cent florins au roi Mathias ; il lui reste à payer la dette du sang, » dit-il au seigneur de Moshnov.

La nuit venue, la garnison fit une sortie. Les soldais tchèques, assoiffés de vengeance, et le seigneur Blajeyi plus farouche encore qu’aucun d’eux, firent rage dans le camp hongrois, et la dette de sang fut largement payée.

Au petit jour, Mathias apprit que le roi Georges marchait sur Hodonin avec une puissante armée, et il donna à ses troupes décimées l’ordre de lever le siège.

À ce moment, le vieux Blajeyi vivait encore. Son rude visage s’éclaira quand le seigneur Vltchek vint lui annoncer la délivrance d’Hodonin et l’arrivée du roi Georges.

« Va à sa rencontre, murmura-t-il, et dis-lui que nos morts sont vengés. »

Le lendemain l’hetman succomba aux blessures qu’il avait reçues pendant l’attaque nocturne.

Il a été enseveli dans le tombeau où l’attendaient le corps de son fils Blajeyi et la tête de son fils Zdenièk.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 26 juin 2015.

 

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