LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Viatcheslav Ivanov

(Иванов Вячеслав Иванович)

1866 – 1949

 

 

 

 

POÈMES

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Traduction de J. Chuzewille, Anthologie des poètes russes, Paris, Crès & Cie, 1914.

 

Ce texte est publié avec l’accord du Centre Viatcheslav Ivanov de Rome ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 

 


Depuis un siècle, et cela grâce à la pénétration géné­rale du sens romantique, nous avons franchi les limites d’âme à âme et de culture à culture. Il n’en était point ainsi au xviie siècle, où, pour un compatriote de Boileau, le domaine de l’intelligibilité non seulement ne dépassait pas les frontières naturelles de l’idiome, mais ne s’étendait guère au delà de l’Île de France. Aujourd’hui ce sont bien moins les influences origi­nelles qui se transmettent dans l’individu que celles de culture. Je me souviens d’avoir entendu à Paris M. Goumilev formuler plaisamment une conception de l’exotisme où l’on démêlait les éléments d’une science nouvelle ; la Géosophie.

Parmi les œuvres des poètes contemporains, celle de M. Iwanov est à la fois la plus russe et la plus exotique. Les débats qu’elle suscita à son apparition restent pour la plupart du ressort de la philologie. Comme le « Pèle­rin passionné »« les Étoiles-Pilotes », réintégrait dans la langue russe une foule d’expressions usées, de termes vieillis, même à l’époque des premiers romantiques. On ne sut pas d’abord distinguer le savant du poète.

 

En réalité, pour la première fois, il y avait un Dionysien, dans la poésie russe, qui s’est presque toujours tenu à mi-côte du lyrisme et du réalisme. Dans un distique sur lui-même, M. W. Iwanov se compare à une étoile dans la brume. — Ces brouil­lards n’offensent pas la pureté de l’étoile, de même que la pensée de W. Iwanov n’abdique rien en s’enveloppant des voiles du langage. Aussi l’accueil fait à M. W. Iwanov, parmi ceux qu’intéressent les destinées de la poésie, ressemble-t-il à celui d’un hôte depuis long­temps attendu et désiré. Comme un Hérodote ou un Apollonius, il regagne définitivement sa patrie vers la 35e année, riche d’un butin puisé dans le trésor de sagesse des nations. Il y rentre au moment de la grande crise politique, et, à l’heure où le besoin s’en faisait le plus sentir, prononce, au nom des dieux constituant l’ordre supérieur, des paroles dignes de conjurer le chaos.

L’humilité est plus belle chez un Mage. Ces œuvres élaborées lentement, ne sont livrées au public qu’avec une prudence pleine d’hésitation. Après un silence rompu seulement par de rares méditations artistiques ou méta­physiques, M. W. Iwanov vient de reprendre, dans Cor Ardens, la série de ses poèmes — et ce volume, m’a-t-on dit, est resté plus de cinq années sous presse ! Wenceslas Iwanov a tenté de ressusciter tous les mythes et toutes les formes d’humanité, en les interprétant suivant sa conception personnelle du mythe chrétien. Je dis mythe, car c’est bien à ce titre qu’il me paraît adhérer au christianisme. Dans cette œuvre, d’un plan si vaste, il semble que la langue russe — cette langue susceptible d’enregistrer les moindres nuances d’expression, se soit faite plus malléable encore. Le poète y a introduit, à peu près toutes les particularités de métrique connues dans les littératures modernes et antiques.

 

Depuis M. Iwanov, on entrevoit mieux la significa­tion du nom de poète. L’âme du poète n’est plus le miroir fragmentaire, mais le foyer où convergent tous les rayons ; une conscience perpétuellement éveillée, s’efforçant vers la synthèse de tous les phénomènes.

La puissance verbale, et parfois imaginative, de Paul Claudel mise au service de quelques-unes des idées les plus fécondes des grands romantiques allemands, de Nietzsche, et de M. René Ghil, tels semblent les élé­ments principaux du génie de M. Wenceslas Iwanov. Les exemples que j’ai tenté d’en reproduire ici, sont, je le sais, malheureusement peu probants, mais si je n’a­vais dû céder qu’à de pareilles considérations, cet essai n’aurait jamais été publié.

 

 

ŒUVRES

Les Étoiles-Pilotes, poèmes.

Transparence, poème.

Tantale, tragédie.

Éros, poème.

Cor Ardens. Speculum speculorum.

L’Amour et la Mort, Rosarium. 2 vol. poèmes.

 

 

 

 

 

 


Hier encor l’assaut des titans

Ruait les colonnes guerrières

Dont les larges flancs palpitants

Craquaient sous l’essieu des tonnerres.

 

Mais laissant percer peu à peu

Son sourire que rien n’étonne,

Par le ciel qui redevient bleu

Voici s’épanouir l’automne.

 

La maturité de son sein

Gonfle sa robe d’émeraude,

Où s’offre l’appât du raisin

Sous l’or du pampre qui la brode.

 

Longtemps encor l’hiver absent

Ne trouble ces heures sereines

Où la terre a gardé du sang

De la jeunesse dans ses veines.

 

Au pourpre festin du moment

Ne prend part que ce qui doit être :

La première feuille en tombant

Bénit le fruit qui vient de naître.

 

 

 

 


Вчера во мгле неслись титаны

На приступ молнийных бойниц,

И широко сшибались станы

Раскатом громких колесниц:

 

А ныне, сил избыток знойный

Пролив на тризне летних бурь,

Улыбкой Осени спокойной

Яснеет хладная лазурь.

 

Она пришла с своей кошницей,

Пора свершительных отрад,

И златотканой багряницей

Наш убирает виноград.

 

И долго Север снежной тучей

Благих небес не омрачит,

И пламень юности летучей

Земля, сокрыв, не расточит.

 

И дней незрелых цвет увядший

На пире пурпурном забвен;

И первый лист любезен падший,

И первый плод благословен.

 

 

 

 


L’ESPRIT

 

 

L’Esprit, qui sur les mondes veille,

Allume au gouvernail l’amour.

Dans la nuit, mon âme appareille

À ta rencontre, astre du jour.

 

À l’abîme répond l’abîme ;

Et, par les lumineux sillons,

Elle répand son chant sublime

Entre les constellations.

 

L’Amour la guide avec sa flamme

Au sein du firmament qui luit ;

Il s’est entrevu dans cette âme,

Elle a connu sa flamme en lui !

 

 

 


ДУХ

 

 

L’Amor che muove il Sole e l’altre stelle

Dante, Parad. XXXIII

 

 

Над бездной ночи Дух, горя,

Миры водил Любви кормилом;

Мой дух, ширяясь и паря,

Летел во сретенье светилам.

 

И бездне — бездной отвечал;

И твердь держал безбрежным лоном;

И разгорался, и звучал

С огнеоружным легионом.

 

Любовь, как атом огневой,

Его в пожар миров метнула;

В нем на себя Она взглянула —

И в Ней узнал он пламень свой.

 

 


DIONYS DANS SA VIGNE

 

 

Dionys est dans sa vigne, et lent, en fait le tour.

Deux femmes l’ont suivi, deux sombres vendangeuses.

 

Et Dionys parle et dit à ces deux tristes femmes :

Tranchez toute douleur au vif de vos couteaux !

 

Puisque toute douleur est un fruit de prémices

Recueillez en le sang nourri des pleurs du pampre !

 

Foulez toutes douleurs, que la mort en soit douce !

Foulez tous les plaisirs, que la pourpre en jaillisse !

 

Puis du saint élixir videz à fond la coupe.

 

 

 

 


ВИНОГРАДНИК ДИОНИСА

  

 

Ἄμπελος δ’ἦν κατηφής, και σκυθρωπὸς οἶνος, και βότρυς ὥσπερ δακρύων.

Himerius

 

 

 

Виноградник свой обходит, свой первои́збранный, Диони́с;

Две жены в одеждах темных — два виноградаря — вслед за ним.

Говорит двум скорбным стражам — двум виноградарям — Диони́с:

«Вы берите, Скорбь и Мука, ваш, виноградари, острый нож;

Вы пожните. Скорбь и Мука, мой первоизбранный виноград!

Кровь сберите гроздий рдяных, слезы кистей моих золотых —

Жертву нег в точило скорби, пурпур страданий в точило нег;

Напоите влагой рьяной алых восторгов мой ярый Граль!»

 

 

 

 


HUMUS

 

 

Par ce lent jour blanc, les cigales

Ont, dans l’air tinté sans arrêt ;

Et, d’entre leurs funèbres dalles,

Émergé seuls les noirs cyprès.

 

Et, retombé, l’âme vaincue,

Je me suis senti plus serein :

J’ouïs vibrer la guêpe aiguë,

Je humai l’âpre romarin.

 

La cendre fut douce à ma cendre,

Mon Moi d’orgueil soudain sombra,

Et, sanctifié pour l’entendre,

J’étreignis la terre en mes bras.

 

Elle attendait, humble et paisible,

Gardant son gage enseveli,

Et l’effort, à l’âme, impossible,

Par elle alors fut accompli !

 

 

 


ПЕРСТЬ

 

 

Воистину всякий пред всеми за всех и за все виноват.

Достоевский

 

 

День белоогненный палил;

Не молк цикады скрежет знойный;

И кипарисов облак стройный

Витал над мрамором могил.

 

Я пал, сражен души недугом...

Но к праху прах был щедр и добр:

Пчела вилась над жарким лугом,

И сох, благоухая, чобр...

 

Укор уж сердца не терзал:

Мой умер грех с моей гордыней, —

И, вновь родним с родной святыней,

Я Землю, Землю лобызал!

 

Она ждала, она прощала —

И сладок кроткий был залог;

И все, что дух сдержать не мог,

Она смиренно обещала.

 

 

 


À LA VOILE

 

 

Avant que notre voile ait gonflé vers l’azur d’Athènes,

Voici notre message, ami, de ces côtes lointaines.

 

À la garde des dieux partout, qui voulaient notre bien,

Nous avons lentement doublé le sol trinacrien.

 

La mer favorisa nos nefs de Charybde en Scylla ;

Polyphème resta paisible au fond du rouge Etna.

 

Contre Zeus a repris son antique lutte Typhône

Affaissé sous le poids tremblant du mont qui l’emprisonne.

 

Nous avons sains et saufs longé plus d’un gouffre béant

Où forgeait parmi les éclairs, et tonnait le Géant.

 

Mais le grand — mais le beau... tout cela que nos yeux regardent

Comment le confier aux tablettes ?... — Les dieux te gardent !

 

 

 


С ПУТИ

 

 

Прежде чем парус направить в лазурную Парфенопею,

Шлем из Панорма тебе добрую, странники, весть.

 

Путеводимы везде благосклонными явно богами,

Остров Тринакрии мы, тихо дивясь, обошли.

 

Дружные волны несли наш корабль меж Харибдой и Скиллой

В горном жилище своем нам не грозил Полифем.

 

Этною неизмеримой подавленный, зыбля темницу,

Снова с Зевесом ведет древнюю распрю Тифон:

 

Мы ж невредимы не раз приближалися к безднам, откуда

Пламенем дышит Гигант, пламя лиет и гремит...

 

Но что великого мы, но что̀ прекрасного зрели, —

Эта ль табличка вместит? Будь же здоров — и прости!


 

 

 

 

 

 

 

*

 

 

 

O Grâces ! la beauté sans voiles est plus belle,

Et plus douce des vers sans rimes l’harmonie !

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 1er décembre 2013.

 

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