LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vsevolod Ivanov

(Иванов Всеволод Вячеславович)

1895 – 1963

 

 

 

 

L’ENFANT

(Дитё)

 

 

 

 

1921

 

 

 

 

 


Traduction d’André Pierre parue dans Les Œuvres libres, n° 34, 1924.

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Vsevolod Ivanoff est un Sibérien. Et pour l’instant, il se tient dans les steppes immenses, et dans les petites villes qui en sont les îlots de sa Sibérie natale, farouche et inclémente, mais si vigoureusement attachante. Les deux volumes de cet auteur : Les Vents colorés et Le Train blindé, ont aussi pour cadre la grande Sibérie et pour principaux personnages, les « partisans », des épaves des armées, blanches et rouges, comme dans le récit L’Enfant, dont nous donnons ici la traduction.

 

 

 

La Mongolie est une bête sauvage et sans joie où la pierre est une bête malfaisante, ou l’eau est une bête malfaisante, où le papillon même cherche à mordre...

On ne connaît rien du cœur du Mongol. Il porte des habits de peau, il ressemble aux Chinois, il niche loin des Russes, le plus loin possible, par delà le désert de Nord-Koï ; il semble même tenir à s’écarter davantage, par delà la Chine et l’Inde, vers le bleu des terres inconnues.

Cependant, ici, près des Russes, des Kirguises campent, des Kirguises de l’Irtych qui ont fui la guerre jusqu’en ces régions de la Mongolie ; ceux-là on les connaît ; on connaît leur cœur de mica, leur cœur à fleur de peau, leur cœur de propres à rien... Ils sont venus sans se presser en poussant devant eux leurs bestiaux, leurs enfants, leurs malades...

Quant aux Russes, ils ont été poursuivis jusque-là sans miséricorde. Moujiks de solide santé, ils ont abandonné sur les montagnes pierreuses leurs affaiblis et leurs inutiles, les uns morts, les autres tués. Leurs familles, leurs troupeaux, leurs biens sont tombés entre les mains des Blancs.

Étendus sous la tente, les moujiks pensent, hargneux comme des loups, à leur steppe et à leur Irtych.

Ils sont une cinquantaine sous les ordres du camarade Serge Selivanov ; leur contingent porte même son nom : Contingent de partisans de l’armée rouge du camarade Selivanov.

Ils s’ennuient.

Tant qu’on les a poursuivis à travers les montagnes blanches, ils ont tressailli devant l’énormité des roches, mais arrivés dans la steppe, le mal du pays les tient. La steppe est semblable à celle de l’Irtych, du sable, des herbes dures, un ciel de fer battu... Mais rien n’y est familier, rien n’y est à soi ; aucun labour ; partout l’étendue sauvage...

De plus, la vie leur est pénible sans leurs femmes...

On parle d’elles pendant la nuit, grossièrement, avec des mots crus, et quand on n’en peut plus, on monte à cheval et on court dans la steppe, après les femmes kirguises.

À la vue des Russes, d’ailleurs, elles s’étendent humblement sur le dos...

Et ce n’est pas appétissant, c’est répugnant de les prendre ainsi, immobiles, les yeux obstinément clos, comme si le péché se commettait avec une bête...

Quant à leurs hommes, ils redoutent tellement les moujiks qu’ils errent au loin dans la steppe. S’ils aperçoivent un Russe, ils braquent leurs fusils, ou bien bandent leurs arcs ; mais ils ne tirent jamais ; peut-être ne savent-ils pas tirer...

 

*

 

Athanase Petrovitch Troubachef, trésorier du contingent, était aussi pleurard qu’un poupon ; il en avait même le petit visage imberbe, édenté et rose. Cependant ses longues jambes bien arquées tenaient du chameau.

Pour sembler menaçant, il devait être à cheval ; une fois en selle, il perdait son visage enfantin, et devenait un homme grisonnant, irascible, effrayant.

Le jour de la Trinité, trois hommes furent choisis : Selivanov, Athanase Petrovitch et Drevecinine, pour aller dans la steppe repérer de bonnes pâtures.

Le sable fumait sous l’ardeur du soleil. Du ciel, des coulées de vent chaud s’abattaient vers la terre, de la terre montaient des ondes chaudes, et les corps vivants, les hommes et les chevaux, étaient lourds comme des pierres.

Selivanov, la voix enrouée, prononça :

— Nous en avions, des pâtures, et quelles pâtures, là-bas...

Il parlait de l’Irtych...

Les hommes se taisaient. Le soleil rendait leurs montures brûlantes comme les herbes de la steppe, et leurs yeux bridés étaient rouges comme des blessures faites par l’hameçon. Enfin, Athanase Petrovitch répliqua plaintivement :

— Là-bas aussi, est-ce la sécheresse ?...

Sa voix était larmoyante, non pas son visage. C’était son cheval, rompu de fatigue et tout essoufflé, qui avait de grosses gouttes d’eau prêtes à tomber de ses larges yeux...

L’un derrière l’autre, en suivant des sentiers battus par les mouflons, les partisans s’enfonçaient dans la steppe...

Le sable crépitait tristement ; il s’abattait sur les têtes, sur les épaules, avec les ondes du vent ; la sueur bouillait sans pouvoir trouver d’issue, tant la peau se racornissait...

Vers le soir, à la sortie d’un ravin, Selivanov montra l’Ouest du geste :

— Une voiture !...

En effet, au loin de ce côté-là, des ondes roses de sable s’élevaient.

— Des Kirguises probablement...

Aussitôt, une discussion s’éleva. Drevecinine prétendait que les Kirguises se trouvaient bien plus loin, et ne viendraient certainement pas se jeter dans les jambes du camarade Selivanov. Athanase Petrovitch pariait pour des Kirguises, à cause de l’épaisseur de la poussière.

Mais lorsque cette poussière tourbillonna moins lointaine, ils décidèrent d’un commun accord que ce devaient être des étrangers.

À la voix de leurs maîtres, les chevaux flairèrent qu’il se passait quelque chose. Ils dressèrent les oreilles et, avant même d’en recevoir l’ordre, s’accroupirent.

Leurs corps gris et bruns, ainsi affalés par terre, devinrent grotesques et pitoyables, avec leurs jambes pareilles à des fuseaux. Ils reniflaient par saccades et fermaient, peut-être par honte, leurs larges yeux effrayés.

Selivanov et Athanase Petrovitch se couchèrent sur le bord du ravin. Le trésorier, à son habitude, nasillait ses pleurnicheries. Pour ne pas sentir les affres de la peur, Selivanov le plaçait toujours à ses côtés. Ses pleurnicheries le réjouissaient et faisaient déborder de bravade son cœur pesant de moujik.

Le tourbillon de poussière se rapprochait de plus en plus. On entendait grincer les roues et, déjà, on distinguait les crinières noires des chevaux.

Selivanov déclara avec assurance :

— Des Russes !

Il appela Drevecinine.

Dans une voiture neuve en jonc tressé se tenaient deux voyageurs en casquette à bordure rouge. À travers la poussière, on ne voyait rien des visages ; on n’apercevait que ce rouge éclatant aux casquettes, un fusil dressé, et de temps à autre, une main levant un fouet.

Drevecinine, après réflexion, prononça :

— Des officiers... des officiers en mission... peut-être des inspecteurs...

Selivanov cligna de la bouche et des yeux :

— Ils vont être bien reçus...

Et la voiture apportait ces hommes, les apportait infailliblement ; elle poussait les chevaux de l’avant et, en arrière, à la façon d’un renard avec sa queue, elle balayait d’un panache de poussière les traces que ses roues creusaient dans le sable.

Athanase Petrovitch protesta de son ton pleurard :

— Faut pas... Mieux vaut les prendre...

— Et à ta tête, tu n’y songes pas ?

Selivanov, soudain hargneux, comme s’il allait déboutonner un bouton, posa son doigt sur la gâchette de son fusil.

— Ici, plaindre les gens, ça ne rime à rien !

Ce qui les exaspérait, c’était l’apparition d’officiers dans cette lointaine steppe, d’officiers sans convoi, comme si leur nombre n’avait pas d’importance pour venir braver le moujik.

Un des officiers, dressé de toute sa taille, considérait l’étendue, mais il ne pouvait pas discerner grand’chose à cause de la poussière et du vent qui, dans le soir rouge, remuait les herbes desséchées.

À l’entrée du ravin, ces deux roches semblables à des croupes de chevaux... Et dans la poussière pourpre, la voiture, les roues, les hommes avec leurs pensées...

Des coups de feu... Une décharge...

Les deux casquettes s’abattent à la fois...

Les rênes rigides fléchissent soudain...

Les chevaux se cabrent, s’emportent. Mais subitement frémissants, leur naseau trempé d’écume blanche, ils s’arrêtent net, et baissent le mufle.

— Ils sont morts ! déclare Athanase Petrovitch, qui s’approche avec ses compagnons.

Les voyageurs à casquette rouge sont morts en effet, assis, épaule contre épaule, la tête, tombée en arrière. Mais l’un des deux est une femme. Ses cheveux noirs sont défaits et en partie couverts de poussière jaune, et sa poitrine saille sous sa blouse de soldat.

— C’est drôle ! dit Drevecinine. Voilà ce que c’est de s’affubler d’une casquette ! C’est sa faute ! On ne tue pas les femmes... on en a besoin...

Athanase Petrovitch crache de mépris.

— Tu n’es qu’un monstre, un bourgeois... Rien ne te touche...

— Attends ! interrompit Selivanov, on n’est pas des brigands. Ici, il faut faire l’inventaire des biens du peuple. Donne du papier...

Sous le tabler de la voiture, entre autres « biens du peuple », se trouvait une corbeille chinoise, et, dans celle corbeille, un enfant aux yeux et aux cheveux clairs qui serrait dans sa menotte un coin de sa couverture. Un joli poupon qui vagissait faiblement...

Athanase Petrovitch prononça avec tendresse :

— Voilà... lui aussi, il dit comme il peut que...

Une fois de plus, les moujiks regrettèrent d’avoir tué cette femme ; ils ne la dépouillèrent pas de ses habits ; seul, l’homme fut enfoui tout nu dans le sable.

 

*

 

Au retour, Athanase revint en voiture ; il berçait le petit dans ses bras et chantonnait :

 

Rossignol, rossignol, oiselet,

Canari, canari

Qui tristement chantait...

 

Il revoyait son village, les bestiaux en train de paître, sa famille, les enfants, et il pleurait de douces larmes. L’enfant aussi pleurait.

Et le sable soulevé tournoyait en pleurant de même sous les sabots des chevaux mongols aux muscles d’acier. Le visage brûlé comme le sable, l’âme racornie comme le sabot de leurs chevaux, les moujiks galopaient par les sentiers, dans l’armoise étalée au ras du sable, toute recroquevillée, toute rabougrie, toute aplatie par le soleil étouffant.

Oh ! sentiers de mouflons, oh ! sables amers... La Mongolie est une bête fauve et sans joie...

Une fois au camp, on examina les effets des officiers. Des livres, une valise contenant du tabac, des instruments de métal reluisant, dont une boîte carrée en cuivre avec des divisions, montée sur trois longs pieds.

Les partisans rassemblés contemplaient, tapotaient, palpaient, soupesaient.

Ils sentaient la graisse de mouton. Dans leur perpétuel ennui, ils ne faisaient que manger, et leurs habits étaient saturés de taches. Les uns, aux pommettes saillantes, aux lèvres fines et douces, venaient du Don ; les autres, aux cheveux noirs, aux visages basanés, venaient des mines de chaux de l’Irtych. Tous avaient les jambes cagneuses et les voix éraillées de la steppe.

Athanase Petrovitch souleva l’instrument à trois pieds et dit :

— C’est un tiliscope.

Et, les yeux plissés, il ajouta :

— Un tout bon tiliscope qui vaut des millions ; c’est avec ça qu’on a vu la lune ; paraît qu’on y a trouvé des mines d’or... de l’or tout pur comme de la farine : il n’y a qu’à le mettre en sac !...

Un des partisans, un jeune, qui avait passé par les villes, pouffa :

— Qu’est-ce que tu chantes là ?

Athanase se rebiffa aussitôt :

— Moi, je conte des blagues !... Attends que je te montre, sale morveux !

Ils partagèrent le tabac, et on remit les instruments à Athanase Petrovitch qui, comme trésorier, pouvait les échanger contre autre chose avec les Kirguises.

Athanase Petrovitch plaça les instruments devant le petit :

— Amuse-toi !...

L’enfant n’y fit aucune attention, il criait. Athanase avait essayé une chose après l’autre, tellement que la sueur lui coulait du front ; mais il avait beau faire, rien ne le calmait.

Les cuistots apportèrent le repas. La graisse, la cacha, le chou répandirent leur odeur forte. Chacun sortit de sa tige de botte sa cuillère de bois. On s’installa sur l’herbe foulée. Le ravin était profond et plein d’ombre ; sur la hauteur, une sentinelle à cheval faisait le guet ; on l’entendait crier :

— Dépêchez-vous... je veux bouffer... La relève !...

Quand ils eurent dîné, ils se souvinrent que l’enfant aussi devait manger, puisqu’il continuait toujours de pleurer.

Athanase Petrovitch mâchonna du pain, et enfourna la pâtée humide dans le bec grand ouvert en marmottant :

— Ma-a-ange... petiot... bou-ouffe, poulain !...

Mais l’enfant ferma sa bouche goulue et détourna obstinément la tête, il n’en voulait pas... il pleurait...

Les moujiks rassemblés autour de lui le contemplaient en silence, les uns par-dessus l’épaule des autres.

La chaleur demeurait accablante. La graisse de mouton reluisait sur les lèvres et sur les joues. Les chemises étaient déboutonnées, et les pieds nus avaient les tons jaunes de la terre mongole.

L’un des hommes proposa :

— Il faut lui donner du chou.

Athanase Petrovitch planta son doigt barbouillé de « tchi » dans la bouche de l’enfant. Le bon tchi dégringola sur la petite chemise rose et sur la couverture.

L’enfant n’en voulait pas davantage

— Un petit chien est moins sot... il vous suce le doigt...

— Parce que c’est un chien... ça, c’est un enfant...

— Pourtant...

On n’avait pas de lait de vache dans le contingent. Ils pensèrent au lait de jument ; ils en avaient, de celui-là ; mais on décréta la chose impossible ; le koumis enivre, et le petit serait certainement malade.

Alors, ils s’égaillèrent parmi les télègues et, tout désorientés, réunis par petits groupes, ils échangèrent leurs idées. Parmi eux, Athanase Petrovitch s’affairait, le bechmet de travers, ses yeux étroits plein d’anxiété. De sa voix aiguë, perçante, enfantine, il pleurnichait comme s’il eût été lui-même l’enfant affamé :

— Que faire... Puisqu’il ne mange pas... Il faut bien...

Grands et débordants de force, ils échangeaient des regards impuissants.

— C’est l’affaire des femmes !

— Bien sûr !

— Avec une femme, il mangerait peut-être du mouton !

— Voilà, voilà !

Selivanov les réunit tous et déclara :

— Il s’agit de ne pas laisser perdre comme une bête cet enfant de chrétiens. Admettons que son père était un bourgeois, mais un enfant, c’est un enfant !

Tous les moujiks en tombèrent d’accord.

— C’est pas la faute du gosse !

Drevecinine se mit à rire.

— Laissez faire ! Il grandira parmi nous. Après, peut-être qu’il attrapera la lune !

Les moujiks ne lui firent pas écho. Athanase Petrovitch leva sur lui les poings et cria :

— Chien sans conscience que tu es !

Il piétina encore un moment sur place, les bras ballants, puis, soudain, s’exclama :

— C’est une vache... une vache qu’il faut !

Tous alors, d’une seule voix :

— Sans vache, il va mourir !

— Il faut absolument une vache !

— Sans vache, il dépérira.

Athanase reprit d’un ton résolu :

— Garçons, je vais en chercher une !

Moqueur, Drevecinine l’interrompit :

— À Irtych, peut-être, dans les champs de Lebiage ?

— Sale ricaneur ! pas besoin d’aller si loin ! Il y a les Kirguises !

— Et ils te la changeront contre le tiliscope ?

Athanase Petrovitch se jeta sur lui et, furieusement, lui cria dans la figure :

— Vermine que tu es ; provocateur du genre humain, fripouille ! Tu veux que je te casse la gueule ?

Aussitôt, ils échangèrent une bordée d’injures ; mais Selivanov, président de la réunion, les apaisa en déclarant :

— Assez ! Qu’on passe au vote !

On vota et on prit la décision suivante :

Drevecinine, Athanase Petrovitch et trois autres encore iraient dans la steppe jusqu’aux tentes kirguises et ramèneraient une vache. Si la chance était pour eux, ils en ramèneraient deux et même plusieurs, car les cuistots allaient bientôt manquer de viande.

Ils attachèrent leur carabine à l’arçon de leur selle, et revêtirent leurs peaux de renard pour ressembler davantage aux Kirguises, si ceux-ci les remarquaient de loin.

— Dieu soit avec vous !

 

*

 

Tristes sables de Mongolie, tristes pierres qui apparaissent comme des bras malfaisants, sortis de la terre profonde.

Il fait nuit. Des effluves chaudes montent. Les chiens du campement kirguise aboient aux loups, aux ténèbres.

Les Kirguises sont là pour avoir fui la mort. Mais leurs troupeaux y échapperont-ils ?

Les ténèbres verdâtres, étouffantes sont suspendues sur les sables, comme si la terre avait peiné à les retenir au moment de l’aube.

Des tentes montent une odeur forte de koumis et de boue séchée. Devant des feux jaunes, des enfants kirguises amaigris par la faim sont assis. Auprès d’eux se tiennent des chiens efflanqués, au museau étroit. Les hourtes ressemblent à des meules de foin. Derrière les hourtes, un lac, des joncs.

Dissimulés dans les joncs, les Russes tirèrent dans les feux jaunes.

Les Kirguises bondirent hors des hourtes. Tout épouvantés, ils se mirent à hurler, un seul d’abord, ensuite tous ensemble :

— Tue... tue... Les Russes...

Et ils sautèrent à cheval. Des cris perçants remplirent les hourtes et la steppe.

Un vieux Kirguise dégringola de cheval et tomba la tête la première dans une énorme marmite de lait qu’il fit basculer ; tout brûlé, il se mit à geindre, tandis qu’un chien hérissé plantait son museau affamé dans le liquide chaud.

Les juments hennissaient, les montons se bousculaient comme à l’approche du loup. Les vaches essoufflées respiraient lourdement.

Les femmes kirguises, à la vue des Russes, se couchèrent comme toujours, humblement, sur le dos.

Drevecinine pouffa sans vergogne.

— Encore si on était des étalons... Et puis, on n’est pas toujours prêts...

Il remplit hâtivement de lait sa gourde et, à coups de nagaïka, il massa près d’une hourte une vache et des veaux...

Les veaux détachés foncèrent vivement de la tête en tendant leur mufle humide et doux vers les grands tétons gonflés.

— Quel appétit, les petits bœufs !

Drevecinine satisfait emmena la vache.

On allait se mettre en marche lorsque Athanase Petrovitch se souvint de quelque chose.

— Mais, dit-il, il faut un biberon... Diable ! On allait oublier !

Il revint vivement en arrière farfouiller pour en découvrir un ; les feux étaient éteints dans les hourtes. Il s’empara d’un tison dont il secouait les étincelles en toussant à l’âcreté de la fumée, et se mit à chercher.

D’une main, il tenait son brandon, de l’autre son revolver.

Il ne trouva pas de biberon. Les femmes étaient étendues sur leur tapis de feutre, tout aplaties, le visage couvert de leur manche. Les enfants hurlaient. Athanase Petrovitch, pris de fureur, cria dans une des hourtes à une jeune Kirguise :

— Un biberon, canaille maudite, tout de suite !

La Kirguise éclata en sanglots et se hâta de dégrafer le haut de son caftan, puis de sa chemise, en marmottant :

— Ni kérek... ni kérek... all... all...

Sur une peau, à côté d’elle, un poupon enveloppé de guenilles pleurait. La femme chancelante répétait :

— Ni kérek... ni kérek...

Athanase Petrovitch lui attrapa un sein, le pinça, et recouvrant sa bonne humeur, s’exclama :

— Le voilà, le suçon qu’il faut ! Juste ça !

La femme marmottait toujours :

— Ni kérek... ni kérek...

— Assez de kérek... ça suffit… En route !

Et il l’entraîna par le bras...

Il avait lâché son tison, et la hourte redevint sombre. Dans l’obscurité, il plaça la femme en travers de sa selle et, de temps en temps lui tâtant la poitrine, il l’apporta dans le camp de Selivanov.

— J’ai trouvé ! dit-il joyeusement, les larmes aux yeux... Fallait bien que je trouve...

 

*

 

Dans l’obscurité, Athanase Petrovitch n’avait rien vu, mais une fois au camp, il s’aperçut que la femme avait emporté son enfant.

— Ça ne fait rien, dirent les moujiks, il y a du lait pour deux, on a une vache, et la femme a bonne santé.

La Kirguise était silencieuse et grave. On ne la voyait jamais nourrir les enfants. Elle les portait sur son dos à la mode de sa race, l’un blanc, l’autre jaune.

Au bout d’une semaine, à la réunion générale Athanase Petrovitch fit cette déclaration :

— Il y a fraude, camarades : cette garce de Kirguise nourrit son petit le premier ; il prend tout et, après, le nôtre peut se brosser... J’ai bien surveillé...

Les moujiks allèrent contrôler la chose. Les deux enfants étaient comme tous les enfants, l’un avec sa peau claire, l’autre avec sa couleur de potiron mûr. Cependant le Russe semblait plus maigre que le Kirguise.

Athanase Petrovitch s’exclama en gesticulant :

— Je lui ai donné un nom... il s’appelle Vaska... et voilà ce qu’elle en fait...

Drevecinine apostropha l’enfant :

— Vaska, tu ne vas pas te laisser faire !

Ils prirent un bâton, l’attachèrent à un tison de façon que les deux bouts fussent égaux. À chaque bout, ils suspendirent un des enfants dans son sac de feutre, par des cordelettes de crin tressé. Ils voulaient voir lequel des deux l’emporterait.

Les pauvres poupons pleuraient d’être ainsi suspendus. La femme, debout près de la télègue, pleurait aussi. Les moujiks gardaient un profond silence.

— Lâchez ! dit enfin Selivanov.

Athanase Petrovitch lâcha le bâton, et d’un coup le petit Russe fut en haut.

— Crapule de gueule jaune ! s’exclama Athanase Petrovitch.

Il ramassa un crâne de mouton qui traînait et le mit sur la tête du Russe. Les enfants avaient maintenant le même poids.

Les moujiks devinrent bruyants, s’exclamèrent à leur tour :

— Toute une tête de plus ! Elle l’a nourri de toute une tête de plus que le nôtre !

— On n’a pas assez surveillé !

— Quelle bête sauvage !

— On avait pourtant autre chose à faire que de la surveiller !

Les moujiks confirmèrent cette dernière parole :

— Comment surveiller ?

— Elle est tout de même sa mère !

Athanase Petrovitch frappa du pied, hurla :

— À ton idée, il faut perdre un Russe pour ce maudit ?... perdre Vaska, hein ?

Les moujiks regardaient Vaska étendu, tout maigre, tout blanc, ils étaient profondément gênés.

Enfin, Selivanov dit à Athanase Petrovitch :

— Il le faut... Celui-là... Dieu soit avec lui... Qu’il meure, le Kirguise... Ce ne sera pas le premier...

Les moujiks contemplèrent encore Vaska, puis se séparèrent en silence.

Athanase Petrovitch prit le petit Kirguise dans son sac de feutre.

La mère se mit à hurler. Il l’étourdit d’un léger coup de poing dans la mâchoire et sortit du camp.

 

*

 

Deux jours plus tard, les moujiks se tenaient sur la pointe des pieds à l’entrée de la tente, et les uns par-dessus l’épaule des autres, regardaient au dedans la Kirguise assise et donnant le sein à l’enfant blanc.

Elle gardait son visage soumis, aux yeux étroits comme des graines d’avoine ; elle portait son caftan de feutre violet, et ses bottes de maroquin rouge.

Le petit, le visage blotti contre son sein, tapotait de sa menotte le caftan et tricotait démesurément des pieds.

Les moujiks regardaient en riant avec orgueil.

Athanase Petrovitch, qui couvait l’enfant des yeux, renifla et prononça de sa voix pleurarde :

— Hein, ce que ça lui va !

 

Et derrière la tente couraient, vers on ne sait quels lointains, les steppes de la Mongolie étrangère, de cette bête sauvage et sans joie...

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 13 septembre 2018.

 

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