LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Viatcheslav Ivanov

(Иванов Вячеслав Иванович)

1866 – 1949

Mikhaïl Gerschenson

(Гершензон Михаил Осипович)

1869 – 1925

 

 

 

CORRESPONDANCE D’UN COIN À L’AUTRE

(Переписка из двух углов)

 

 

 

1921

 

 

 

 

 


Traduction de Charles Du Bos et Hélène Iswolsky parue dans Vigile, n°4, 1930.

Ce texte est publié avec l’accord et le concours du Centre Viatcheslav Ivanov de Rome, ainsi qu’avec l’accord des héritiers d’Hélène Iswolsky ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 

 


TABLE

 

I. À M. O. GERSCHENSON

II. À V. I. IVANOV

III. À M. O. GERSCHENSON

IV. À V. I. IVANOV

V. À M. O. GERSCHENSON

VI. À V. I. IVANOV

VII. À M. O. GERSCHENSON

VIII. À V. I. IVANOV

IX. À M. O. GERSCHENSON

X. À V. I. IVANOV

XI. À M. O. GERSCHENSON

XII. À V. I. IVANOV

LETTRE À CHARLES DU BOS

LETTRE À ALESSANDRO PELLEGRINI SUR LA « DOCTA PIETAS »

 

 

 


I. À M. O. GERSCHENSON

Je sais, mon cher ami et voisin de coin dans notre chambre commune, que vous avez douté de l’immortalité personnelle et d’un Dieu personnel. Et ce n’est pas à moi qu’il appartient, semblerait-il, d’affirmer devant vous le droit de la personne à sa reconnaissance métaphysique et à son exaltation. Car, en vérité, je ne sens rien en moi-même qui puisse prétendre à la vie éternelle. Rien, si ce n’est cet élément qui en tout cas n’est pas moi, si ce n’est cet élément général et universel qui est en moi, et qui, tel un lumineux visiteur, prête une unité et une dignité spirituelle à mon être limité et fatalement temporel dans toute la complexité de sa composition prodigieuse et fortuite. Il me semble pourtant que ce n’est pas en vain que ce visiteur est entré et a « fait » en moi « sa demeure ». J’estime qu’il se propose pour fin d’investir celui qui l’a accueilli d’une immortalité que ma raison ne peut concevoir. Ma personne est immortelle, non parce qu’elle est déjà, mais parce qu’elle est appelée à surgir du néant. De même que toute origine, tout jaillissement d’une vie nouvelle, de même que ma propre naissance à ce monde, cette naissance à venir m’apparaît comme un authentique miracle. Je vois clairement que dans ma prétendue personnalité et dans ses manifestations multiples et variées, je ne parviendrai pas à découvrir l’embryon, un seul atome d’un être réel, indépendant, (c’est-à-dire éternel). Je suis le grain qui est mort au sein de la terre ; mais la mort du grain est la condition même de sa vivification. Dieu me ressuscitera parce qu’Il est avec moi. Je Le connais en moi-même, comme l’obscur giron natal. Je Le connais en moi-même comme quelque chose d’éternellement supérieur qui transcende toujours ce qu’il y a de meilleur et de plus saint en moi. Je Le connais en moi-même comme un vivant principe d’être, plus complet que moi, et, à cause de cela, contenant en Lui, parmi toutes mes propriétés et mes attributs, l’attribut aussi de la conscience personnelle. Je suis issu de Lui, et Il demeure en moi. Et s’Il ne m’abandonne pas. Il créera les formes ultérieures de Sa vie en moi, c’est-à-dire ma personnalité. Dieu ne m’a pas seulement créé. Il me crée de façon ininterrompue et me créera encore, car Il désire que moi aussi je Le crée en moi dans l’avenir ainsi que je L’ai créé jusqu’ici. Il ne peut y avoir de visitation sans acceptation volontaire : en un certain sens, les deux actes sont de même valeur, et celui qui reçoit devient l’égal de celui qui visite. Dieu ne saurait m’abandonner, si je ne L’abandonne. Ainsi, la loi d’amour qui est inscrite en nous (et dont nous lisons aisément les tables invisibles) proclame que le psalmiste avait raison de dire à Dieu : « Tu ne livreras pas mon âme au schéol, Tu ne permettras pas que celui qui T’aime voie la corruption »[1].

Voici, cher bon voisin, — puisque vous souhaitez le savoir, — à quoi je pense dans mon coin. Et vous, que me répondrez-vous de votre coin, — angle du même carré.

 

V. I.

17 juin 1920.

 

II. À V. I. IVANOV

Non, V. I., je n’ai point douté de l’immortalité personnelle, et je sais aussi bien que vous que la personnalité est le réceptacle d’une réalité authentique. Mais il me semble qu’il ne sied guère de parler de ces choses, ni même d’y penser. Cher ami, nous sommes situés sur une diagonale non seulement dans notre chambre, mais aussi selon l’esprit. Je n’aime guère m’élever sur les cimes de la métaphysique, tout en me plaisant à vous voir planer majestueusement dans ces altitudes. Ces spéculations transcendantes, invariablement coordonnées en systèmes selon les lois de la logique, cette architecture qui se dresse au-delà des nuées, et à laquelle s’adonnent avec zèle tant d’entre nous, — m’apparaissent, je le reconnais, comme une occupation vaine et sans espoir. Bien plus, toutes ces abstractions me pèsent, et si ce n’était que cela ! Au cours de ce dernier temps, toutes les acquisitions intellectuelles de l’humanité, toutes les richesses de pensées, de connaissances et de valeurs amassées et consacrées par les siècles, me semblent intolérables à la manière d’un joug irritant, d’un vêtement trop lourd dans lequel j’étouffe. Depuis longtemps déjà ce sentiment venait troubler mon âme, mais d’une façon passagère ; à présent, il s’est installé en moi. Je me dis : quel bonheur ce serait que de se jeter dans le Léthé, afin d’effacer totalement de l’âme le souvenir de toute les religions et de tous les systèmes philosophiques, de toutes les connaissances, de tous les arts, de toute la poésie, — quel bonheur ce serait que de regagner le rivage, nu, allègre et léger tel le premier homme, d’étendre et de lever vers le ciel les bras nus, n’ayant conservé du passé qu’un seul souvenir — celui du poids écrasant de ses vêtements et de la joie de les avoir dépouillés.

Pourquoi ce sentiment s’est-il fortifié en moi ? — je l’ignore ! Peut-être nos robes somptueuses ne nous ont-elles pas gênés tant qu’elles étaient intactes et resplendissantes, tant qu’elles moulaient bien nos corps. Mais depuis qu’elles se sont déchirées, comme il en est advenu au cours de ces années, depuis qu’elles pendent en loques, je voudrais les arracher définitivement et les rejeter loin de moi.

 

M. G.

 

III. À M. O. GERSCHENSON

Je ne suis pas un constructeur de systèmes, cher M. O., mais je n’appartiens pas non plus à l’espèce de ces timorés qui estiment que tout ce qui est énoncé est mensonge[2]. Je suis accoutumé à me promener dans la « forêt des symboles », et le symbolisme dans la parole ne m’est pas moins intelligible que le symbolisme dans le baiser de l’amour. Il existe des signes verbaux qui traduisent l’expérience intérieure, celle-ci les recherche et languit sans eux, car « la bouche parle de la plénitude du cœur ». Les hommes ne sauraient rien s’offrir de plus précieux que l’intime et persuasive révélation, ne serait-ce que de leurs pressentiments — ou de leurs rudiments — d’une conscience plus haute et plus spirituelle. Un seul danger est à redouter — celui de prêter à ces communications, à ces aveux, un caractère de contrainte, c’est-à-dire de les convertir en un apanage de la raison discursive. Cette dernière est coercitive de par sa nature même ; mais l’esprit souffle où il veut. C’est l’esprit qui doit inspirer les paroles — symboles de l’expérience intérieure de la personne, véritables enfants de la liberté. De même que le chant du poète ne contraint pas, mais ébranle, de même ces paroles doivent mettre en branle l’esprit de ceux qui écoutent, et ne pas les soumettre par des arguments semblables à quelques théorèmes démontrés. L’orgueil et le goût du pouvoir, tel est le péché de la métaphysique, faute tragique en vérité, car, ayant quitté le giron de la connaissance spirituelle intégrale, la maison paternelle de la religion primordiale, la métaphysique devait inévitablement vouloir se faire à l’image de la science et briguer le sceptre de cette grande dominatrice. L’état d’esprit dont vous ressentez si cruellement le joug en ce moment, — la sensation aiguë du poids intolérable de notre culture, héritage que nous traînons à notre suite, — découle essentiellement du fait de vivre la culture, non pas comme un radieux tabernacle de dons, mais comme un système de contraintes subtiles. Il n’y a là rien d’étonnant : la culture tend précisément à devenir un système de contraintes. Mais, à mes yeux, elle est l’échelle d’Éros et la hiérarchie des vénérations. J’aperçois autour de moi tant d’objets et de visages qui m’inspirent la vénération (à commencer par l’homme et ses instruments, et son grand labeur, et sa dignité profanée, — jusqu’au minéral) qu’il m’est doux de m’abîmer dans cette mer (« naufragar mi è dolce in questo mare »), — de m’abîmer en Dieu. Car mes vénérations sont libres, pas une seule d’entre elles n’est issue de la contrainte, et chacune est grande ouverte et accessible, et chacune emplit d’allégresse mon esprit. Il est vrai que, se transformant en amour, la vénération découvre, du regard perspicace de l’amour, la tragédie intérieure et la faute fatale de tout ce qui s’est séparé des sources de l’être, de tout ce qui s’est différencié en s’individualisant : sous chaque rose de la vie nous apercevons la croix d’où la fleur a jailli. Mais cela même est déjà la nostalgie de Dieu, l’attirance de « l’âme-papillon » vers « la mort de feu ». Celui qui ignore cette attirance fondamentale, celui-là, selon le mot si véridique de Gœthe, est malade d’une autre nostalgie, d’une nostalgie vide et fade, même s’il n’a pas retiré de son visage le masque de la gaieté : c’est « un morne convive sur la terre sombre »[3]. Notre liberté véritable, notre bonheur le plus noble et notre plus noble souffrance sont toujours avec nous, et aucune culture ne saurait nous les enlever. La faiblesse de la chair est plus redoutable, car l’esprit est fort mais la chair est faible ; l’homme est plus désarmé devant la misère et la maladie que devant les idoles mortes. Il ne secouera pas de ses épaules le joug haïssable de cette hérédité meurtrière. Que si on l’extirpait par la force, elle repousserait d’elle-même, — inséparable de l’homme, comme la bosse l’est du chameau, même lorsqu’il a rejeté son paquetage. L’esprit ne peut se délivrer de ce joug qu’en acceptant l’autre joug, le « joug » qui « est doux ». Vous avez raison de dire à l’homme, esclave de ses propres richesses : « deviens » (« werde ») ! Mais il me semble que vous oubliez la condition de Gœthe : « meurs d’abord » (« Stirb und werde ») ! Cette mort, c’est-à-dire la régénération de la personne, représente précisément la libération tant souhaitée. Fais tes ablutions dans la source d’eau vive — et consume-toi. Cela est toujours possible, à n’importe quel matin de l’esprit qui chaque jour s’éveille.

 

V. I.

19 Juin 1920.

 

IV. À V. I. IVANOV

Je commence à prendre plaisir à notre correspondance d’un coin à l’autre de notre chambre, et dont le début est dû au hasard. Vous rappelez-vous ? — vous m’avez écrit la première lettre pendant mon absence, et, au moment de sortir, vous l’avez déposée sur ma table. Je vous ai répondu lorsque vous n’étiez pas à la maison. À présent, j’écris sous vos yeux, tandis que, plongé dans une calme méditation, vous cherchez à effacer les plis rudes et séculaires des strophes de Dante, afin de mouler les vers russes à leur image.

J’écris parce qu’ainsi la pensée s’exprime avec plus de plénitude et sera perçue plus distinctement, à la manière d’un son dans le silence. Après dîner, chacun de nous s’étendra sur son lit. Vous, avec une feuille de papier ; moi, avec un petit livre relié en cuir : vous me lirez votre traduction du « Purgatoire », — fruit du travail matinal, — et moi, je me mettrai à comparer les textes et à discuter, et de même que les jours précédents, je me laisserai griser par le miel épais de vos vers, tout en éprouvant un malaise familier.

Ô mon ami, cygne d’Apollon ! Pourquoi les sentiments étaient-ils si forts, pourquoi les pensées si fraîches, les paroles si essentielles, alors, au quatorzième siècle ? et pourquoi nos pensées et nos sentiments sont-ils si pâles et comme obscurcis par une toile d’araignée ? Vous avez raison de dire, en parlant de la métaphysique, que c’est un système de contraintes à peine perceptibles. Mais je vise autre chose : l’ensemble de notre culture, et les effluves les plus subtils dont elle a saturé les tissus de l’existence même ; — non point les contraintes, mais les séductions, qui ont corrompu, affaibli, défiguré notre esprit. Et il ne s’agit même pas des conséquences et du mal de la culture, car l’évaluation du bien et du mal est une opération de la raison, et tout argument qui lève le glaive — périra par le glaive. Pouvons-nous confier ce problème à notre intelligence alors que nous savons pertinemment que cette intelligence s’est développée sur le sol de la culture et lui rend naturellement hommage, tel un esclave borné rend hommage au maître qui l’a élevé jusqu’à lui ?

Un autre juge, un juge incorruptible a fait entendre en moi sa voix. Suis-je las de porter un fardeau qui dépasse mes forces, ou bien mon esprit tel qu’à l’origine il fut créé s’est-il mis à luire malgré le poids de mes connaissances et de mes habitudes ? Toujours est-il qu’un sentiment très simple, comme celui de la faim ou de la douleur, s’est éveille et s’est affirme au sein de mon être. Je ne fais pas le procès de la culture, je me contente de porter témoignage en déclarant que je suffoque dans son atmosphère. Je conçois, ainsi que Rousseau, un état bienheureux, un état d’entière liberté et d’allégement spirituel, d’insouciance paradisiaque. Je sais trop de choses, et leur abondance m’écrase. Ce n’est pas moi qui ai acquis cette science au prix d’une expérience vivante ; elle est générale et extrinsèque ; elle me fut transmise par les aïeux et a envahi mon esprit séduit par la solidité de sa documentation. Et du fait même qu’elle est générale et impersonnellement démontrée, son caractère indiscutable me glace. Ces connaissances sans nombre m’ont ligoté des pieds à la tête par des milliers de fils qui ne sauraient être rompus. Elles m’apparaissaient toutes sans visage, toutes immuables, inéluctables, terrifiantes, et à quoi me servent-elles ? Dans la proportion d’une écrasante majorité, elles me sont inutiles. Je n’ai guère besoin d’elles dans l’amour et dans la douleur ; ce n’est pas grâce à elles que, peu à peu, à travers les erreurs fatales et les conquêtes inattendues, je commence à entrevoir lentement ma destination, et ce n’est certes point à elles que je songerai à ma dernière heure. Mais elles encombrent mon esprit de gravois, elles se mêlent à chaque instant de ma vie et forment un rideau poussiéreux entre moi et ma joie, entre moi et ma souffrance, et ainsi pour chacune de mes pensées. Ces myriades de connaissances impersonnelles, ces innombrables conceptions, vérités, hypothèses, règles de pensée et lois morales enregistrées par la mémoire, tout ce fardeau de richesses intellectuelles dont chacun de nous est chargé, — là est la cause du mal qui nous épuise. Il nous suffira d’évoquer la doctrine concernant la chose en soi et le phénomène. Le grand Kant a découvert que nous ne savons rien de la chose en soi et que tous les phénomènes que nous percevons ne sont que des représentations. Schopenhauer confirma cette vérité, ayant démontré avec évidence que nous sommes complètement emprisonnés en nous-mêmes et que nous ne disposons d’aucun moyen de franchir les limites de notre conscience et de nous mettre en contact avec l’univers. La chose en soi est inconnaissable. Connaissant l’univers, nous ne connaissons que des phénomènes et que les lois de notre esprit ; nous ne faisons qu’imaginer ou rêver le monde extérieur, — celui-ci n’existe pas, notre appareil enregistreur est la seule réalité. Cette découverte était irréfutable du point de vue de la logique. Elle a jailli comme la lumière dans les ténèbres, et la conscience dut se soumettre à elle sans conditions. Les intelligences subirent un immense bouleversement : les choses, les hommes, et moi-même en tant que créature, — en un mot toute la réalité, jusqu’alors si compacte et si tangible, s’est brusquement élevée à un pied au-dessus de la terre et a pris une apparence spectrale. Il n’y a plus rien d’essentiel : tout ce qui semble être se réduit à des mirages qui paraissent s’ordonner selon un plan, et dont notre esprit, Dieu sait pourquoi, peuple le vide. Cette doctrine a régné pendant un siècle et a profondément modifié la conscience humaine. Mais voici que sa fin est venue ; elle a imperceptiblement perdu de sa puissance et de sa couleur, elle s’est éventrée ; les philosophes ont osé prendre la défense de la vieille expérience naïve, une réalité indubitable a été rendue au monde extérieur et, de l’éblouissante découverte, seul le modeste germe a survécu — à savoir la vérité mise à jour par Kant et selon laquelle les catégories formelles de notre connaissance, les catégories du temps, de l’espace et de la causalité, ne sont pas réelles, mais idéales, sont inhérentes non pas à l’univers, mais à la conscience, qui les superpose à l’expérience comme les mailles d’un réseau seraient jetées sur une carte de géographie. Le maléfice qui a duré un siècle est à présent rompu. Mais quelles traces effrayantes il a laissées derrière lui ! Le cauchemar de l’élément spectral continue à tisser dans le cerveau sa trame de folie. L’homme revient lentement à la sensation de l’existence réelle ; tel un convalescent qui relève d’une grave maladie, il se demande avec angoisse si tout ce qu’il voit autour de lui n’est pas un rêve. C’est ainsi que la raison abstraite élabore dans l’officine de la science des connaissances et des systèmes qui sont infaillibles pour elle, mais qui sont étrangers à l’esprit, et quand une de ces vérités craque sur toutes les coutures et tombe en morceau — ce qui est inévitable — nous nous demandons avec tristesse pourquoi elle a si longtemps entravé les esprits et empêché la liberté de leurs mouvements. Comme les objets que l’on vend dans les magasins séduisent nos regards par leur aspect attrayant ou par leur commodité, — de même les idées et les connaissances nous infligent une tentation oiseuse, et elles encombrent nos esprits, exactement de la même façon dont les objets encombrent nos maisons. Les idées et les connaissances peuvent être fertiles lorsqu’elles prennent naturellement naissance en moi, étant issues de mon expérience personnelle, ou lorsque je ressens le besoin invincible de les posséder. Mais celles qui ont été acquises du dehors et sans un besoin naturel peuvent être comparées aux cols en celluloïd, aux parapluies, aux galoches et aux montres dont, grâce au troc consenti par le blanc, s’affuble un nègre nu au fond de l’Afrique. Je proclame que la surabondance des objets fabriqués qui emplissent ma maison m’inspire un profond ennui. Mais combien plus me pèse l’encombrement de mon esprit ! Je donnerais volontiers toutes les connaissances acquises dans les livres, en y ajoutant toutes celles que je leur ai personnellement superposées, pour la joie d’acquérir par moi-même et par mon expérience propre une seule connaissance spontanée, simple et fraîche comme une matinée d’été. Je le répète, il ne s’agit pas de la contrainte dont vous parlez, mais de la tentation ; et la tentation est plus tyrannique que la contrainte. La raison abstraite impose ses découvertes à l’individu par la tentation de la vérité objective. Vous dites : ayant rejeté le fardeau, nous recommencerons inévitablement à amasser des richesses et à nous encombrer une fois de plus. Présentée de la sorte votre proposition est incontestable, — nous ne dépasserons jamais notre raison et ne modifierons point sa nature. Mais je sais et je crois qu’une autre création et une autre culture sont possibles, une création et une culture qui n’emmurent pas toute connaissance en un dogme, qui ne transforment pas tout bienfait en momie, toute valeur en fétiche. Et je ne suis pas seul de mon espèce ! Nombreux sont ceux qui suffoquent au sein de ces murailles, et vous-même, ô poète, auriez-vous accepté ce séjour si le destin ne vous avait pas doté du don heureux de vous envoler par l’inspiration, ne serait-ce que rarement et pour un bref essor, au-delà de ces murailles, vers les libres espaces, vers la sphère de l’esprit ? C’est avec envie que je suis du regard vos coups d’ailes, — les vôtres, et ceux des autres poètes contemporains. L’espace existe et l’humanité possède des ailes ! Cependant mes yeux, (ou est-ce leur faute ?) aperçoivent aussi autre chose. Les ailes sont lourdes et le vol des cygnes d’Apollon est pesant ! Comment le poète conservera-t-il à notre époque éclairée la fraîcheur de l’inspiration native ? À trente ans, il aura lu tant de livres, il se sera entretenu de tant de sujets philosophiques, il sera si pénétré de l’intellectualité abstraite de son cercle !

À ce propos, je répondrai à vos dernières exhortations. Cette régénération de la personnalité, cette véritable libération dont vous parlez à la fin de votre lettre (le « Flammentod » de Gœthe) est, elle aussi, un essor, un coup d’aile de l’esprit, analogue à l’inspiration du poète, mais infiniment plus décisif et plus hardi. C’est pour cela que de tels événements sont si rares aujourd’hui, infiniment plus rares que les créations géniales de l’art. « L’héritage de la culture » écrase la personnalité sous le poids de soixante atmosphères si ce n’est plus — mais, par la force de la tentation, son joug est en vérité — « un joug doux ». La majorité ne le ressent plus, et celui qui le ressent, et qui voudrait le secouer, tenterait en vain de battre en brèche pareille épaisseur ! L’épaisseur est tout entière en lui, non plus située au-dessus de sa tête : l’homme est lourd par lui-même, et seules les ailes du génie peuvent soulever son esprit au-dessus de sa conscience appesantie.

 

M. G.

 

V. À M. O. GERSCHENSON

Mon cher ami, nous nous trouvons dans le même milieu de culture, de même que nous habitons une chambre commune où chacun dispose d’un coin, mais nous jouissons de la même porte et de la même grande croisée. De plus, chacun de nous a son domicile propre, que vous seriez heureux, de même que moi, d’échanger contre une demeure sous un autre ciel. Le séjour dans le même milieu n’est point identique pour tous ses habitants et pour tous ses hôtes. Nous voyons nager au sein du même élément la matière soluble et l’huile ou la résine insolubles, croître — chaque espèce à sa guise — les algues, les coraux, les perles, circuler le poisson et la baleine, le poisson volant et le dauphin, l’amphibie et le plongeur — pêcheur de perles. Il me semble (ou dirai-je à mon tour : « est-ce la faute de mes yeux ? ») que vous ne sauriez concevoir la possibilité d’un séjour au sein de la culture sans une fusion avec elle, sans délayage dans le milieu. Quant à moi, je pense que la conscience peut être entièrement immanente à la culture, mais qu’elle peut également n’être immanente qu’en partie, et en partie transcendante à elle ; il est d’ailleurs facile d’en faire la démonstration en empruntant à notre entretien un exemple. Un homme qui croit en Dieu refusera obstinément de considérer sa foi comme un élément de la culture ; mais un homme réduit à l’esclavage de la culture estimera que la foi est un phénomène de la culture, quelle que soit la définition dans laquelle il l’enserrera : représentation acquise par l’hérédité ou psychologisme déterminé par l’histoire, métaphysique ou poésie, facteur du type sociologique (« sociomorphe », selon l’expression de Guyot) ou valeur morale. Il pourra concevoir cette foi sous mille aspects différents, mais il l’introduira inévitablement dans la sphère des phénomènes de la culture qui englobe à ses yeux toute la vie de l’esprit ; jamais il ne partagera la certitude du croyant et n’estimera cette foi comme quelque chose d’extérieur à la culture, quelque chose d’indépendant, de simple, de primordial, reliant directement sa personne à l’être absolu. Car, pour celui qui croit, sa foi diffère essentiellement de la culture, de même qu’en diffère la nature, de même qu’en diffère l’amour... Alors ?

Alors, du fait de notre croyance en l’absolu qui n’est déjà plus la culture, ou de notre incrédulité à son égard, dépendent notre liberté intérieure (c’est-à-dire la vie elle-même) ou notre asservissement intérieur à la culture. Celle-ci est depuis longtemps impie en son principe, ayant enfermé l’homme en lui-même (comme l’a définitivement proclamé Kant). C’est par la foi, et par la foi seule, c’est-à-dire par la renonciation de principe au péché originel de la culture, que nous pouvons surmonter cette « tentation » que vous ressentez d’une façon si aiguë. Mais le péché originel ne saurait être déraciné par la destruction superficielle de ses traces et manifestations. Désapprendre la lecture et l’écriture et chasser les muses (pour parler le langage de Platon) ne servirait que de palliatif ! les écrits reparaîtraient, et leurs signes et leurs tablettes reproduiraient une fois de plus la pensée des prisonniers enchaînés à la muraille de la grotte de Platon. Le rêve de Rousseau dérive de son incroyance. Au contraire, vivre en Dieu, — cela veut dire ne plus vivre entièrement au sein de la culture relative et humaine, cela veut dire l’abandonner par une partie de son être pour s’élancer au dehors, vers la liberté. La vie en Dieu est réellement la vie, c’est-à-dire le mouvement : c’est une croissance spirituelle, l’échelle céleste, le chemin qui monte au flanc de la montagne. Il suffit de se mettre en route, de découvrir le sentier, et le reste sera donné par surcroît. Les objets se déplaceront d’eux-mêmes, les voix s’éloigneront, de nouveaux horizons se dérouleront devant nos yeux. La porte de la liberté (il n’y en a qu’une) est commune à tous ceux qui vivent au fond du même enclos, elle est toujours ouverte. Si l’un de nous sort, un autre suivra. Peut-être que tous sortiront à la file. Sans la foi en Dieu, l’humanité ne retrouvera pas sa fraîcheur perdue. C’est en vain qu’elle se dépouillera de ses vieux vêtements, il s’agit de dépouiller le vieil Adam. Seule, l’eau vive est une eau de jouvence. Et l’image qui se présente à vos yeux d’un nouveau phalanstère « sans muses et sans écrits », si séduisante qu’elle puisse paraître, est un rêve mensonger, un signe de décadence[4] de même que tout « rousseauisme », tant que la foule humaine à laquelle vous songez n’est pas une communauté de prière et ne représente que de nouveaux bourgeons d’une humanité aussi corrompue que nous-mêmes.

Si vous me répondez que le processus même de l’élaboration de la culture — c’est-à-dire l’inscription de signes sur la tabula rasa de l’âme humaine — assure à l’humanité, et pour longtemps, la fraîcheur renouvelée de la création, la spontanéité des sensations, le retour à la jeunesse, — je me contenterai de hausser les épaules devant le profond optimisme de votre réponse : celui-ci découle d’une erreur inhérente au siècle de Rousseau : le fait d’ignorer cette vérité fatale qui veut que les sources même de la vie de l’âme et de l’esprit soient empoisonnées et que le dogme orphique et biblique de la chute de l’homme ne soit hélas point mensonge. Notre entretien rappelle un autre et plus ancien entretien que Platon nous rapporte dans le Timée : les interlocuteurs étaient Solon et un grand-prêtre d’Égypte. « Vous êtes des enfants, ô Hellènes, il n’y a pas de vieillard parmi vous ». Les déluges et les incendies périodiques dévastaient la terre, mais les hommes qui habitaient au pays des Hellènes ressuscitaient « sans muses et sans écrits » — άμουσοι και αγράμματοι — après ces spasmes destructeurs de la terre, afin de reprendre leur œuvre précaire, tandis que le Nil sacré protégeait l’Égypte immuable qui avait conservé sur ses tablettes séculaires le nom des aïeux oubliés par les Hellènes et le souvenir de la race glorieuse des hommes qui avaient secoué le joug de l’antique Atlantide. Mon cher co-questionneur, de même que cet Égyptien et son disciple Hellène, de même que Platon, je brûle pieusement des parfums sur l’autel de la Mémoire, mère des muses, je la chante, en la nommant « gage d’immortalité, couronne de la conscience ». Je suis persuadé que pas un seul degré de l’ascension spirituelle ne peut être franchi, sans une descente vers les richesses souterraines : plus les branches s’élancent haut vers le ciel, plus profondes s’enfoncent les racines.

Mais si vous me répondez que vous n’avez pas l’intention ou que vous ne vous sentez pas le droit de deviner la substance des spéculations futures des hommes de la culture régénérée, et que vous vous contentez d’éprouver en votre propre nom, et au nom de la postérité, le besoin vital d’échapper à ces voûtes écrasantes, et de vous élancer vers les espaces libres, sans savoir (et même sans vouloir deviner) ce qui vous attend au-delà de l’enceinte de la prison abandonnée, — si vous me dites cela, vous témoignerez de votre indifférence et de votre fatalisme quant à la préparation des voies de la liberté ; vous témoignerez de votre ultime désespoir quant à votre propre libération. Qu’il n’en soit point ainsi !

 

V. I.

30 Juin.

 

VI. À V. I. IVANOV

Mon cher voisin,

C’est en vain que vos douces exhortations m’engagent à quitter mon coin et à vous joindre dans le vôtre. Votre coin est également enclos dans la muraille — il n’y existe point de liberté. Vous dites qu’il suffit à l’homme de la culture de s’abandonner à la foi pour être effectivement libre. Je réponds : tout d’abord, écrasé sous l’héritage de la culture, l’homme est incapable de s’élever jusqu’à l’absolu, et s’il possède la foi, celle-ci subit le sort de tous ses états d’âme ; elle est infectée de réflexions, défigurée et impuissante. Je répète ce que je vous ai écrit la dernière fois : notre conscience ne peut devenir transcendante à la culture, si ce n’est en de très rares exceptions. Voyez comme notre ami Chestov se débat dans les mailles du filet. Que de fois nous avons parlé de lui avec amour ! N’a-t-il pas sondé le vide des spéculations, le dogmatisme glacé des idées et des systèmes ? N’a-t-il pas soif de liberté ? Son esprit nostalgique lutte et souffre de son impuissance : tantôt il essaie de défaire les nœuds de la pensée dogmatique qui ligote l’humanité, tantôt il nous fait le récit pathétique des courtes brèches opérées par un Nietzsche, par un Dostoïevski, un Ibsen ou un Tolstoï, et de leur lamentable retour vers la prison d’où ils s’étaient évadés. Lorsque le poison est dans le sang, lorsque la chair est inerte, il est impossible de s’évader à l’air libre. La foi, l’amour, l’inspiration, tout ce qui libère l’esprit, est contaminé, frappé de maladie, et n’est plus par conséquent en état de libérer. Comment les chênes puissants et les tendres violettes pourraient-ils croître sur un sol enfoui sous les décombres de conceptions et de systèmes séculaires, sous les innombrables débris d’idées antiques, anciennes ou contemporaines ; un sol parsemé de mausolées, — vestiges de « valeurs spirituelles » : valeurs de foi, de pensée, d’art. Seuls un buisson rude et malingre et le lierre des ruines pourraient croître sur ce terrain !

Mais il ne s’agit point de cela ! Vous avez raison. Je ne sais pas et ne veux pas savoir ce que l’homme trouvera « au-delà de l’enceinte de la prison abandonnée », et je suis prêt à admettre mon entière indifférence quant à « la préparation des voies de la liberté » : ce ne sont là, mon ami, que des spéculations et encore des spéculations. Je me contente de celles dont l’air ambiant et mon propre cerveau sont saturés. Je n’ai pas la force de raisonner. J’éprouve « simplement », ainsi que vous le dites vous-même, le besoin vital de liberté pour mon esprit et pour ma conscience. Ainsi sans doute, un Grec du VIe siècle se sentait péniblement entravé par la pluralité des dieux de son Olympe, par leurs attributs et leurs prérogatives bien établis, par l’abondance et la somptuosité des mythes et du culte. Ainsi peut-être, tel Australien languit dans l’atmosphère suffocante de son animisme, de son totémisme qui l’angoissent, sans avoir la force de s’en libérer. Sans doute, ce Grec apercevait-il au-delà de l’enceinte de sa prison la possibilité de contempler librement un Dieu unique, universel, impersonnel, entrevu par son âme, tandis que l’Australien rêve à la liberté et l’allégresse de l’esprit qui n’a plus peur, au libre choix d’une épouse qui échappe à l’interdiction totémique. Ni l’un ni l’autre n’auraient pu définir le caractère de leur rêve et de leur espérance. Celui qui cherche à se libérer, n’aperçoit que l’obstacle et ne proclame que sa négation ; mais c’est toujours « au nom » de quelque chose qu’il lutte et qu’il nie, il porte en lui un idéal déjà mûr qui nourrit sa passion et lui donne la force de lutter, un idéal vague, inexprimé ; seul un idéal de ce genre met en branle la volonté. Un idéal qui a pris conscience et qui a trouvé une expression n’est plus qu’un système d’idées par trop définies, à peine vivantes, — fruits de la dissolution. Qu’est-ce que je veux ? — la liberté de la conscience et de la recherche, la fraîcheur originelle de l’esprit, qui me permettraient d’aller où il me plaît, de choisir des chemins non battus, des sentiers non foulés ; en premier lieu, parce qu’un pareil voyage serait plein d’allégresse, et en second lieu, parce que — qui sait ? — nous trouverions davantage peut-être sur les voies nouvelles. Mais surtout parce que tout est morne autour de nous, comme dans ce sanatorium. Les champs et les bois nous appellent. Je ne me contente pas de désirer, je crois fermement qu’il en sera ainsi ; si cela ne devait pas être, d’où me viendrait ce sentiment ? La force et l’authenticité dont il est marqué sont le gage même de sa réalisation. Les oiseaux sont issus des reptiles, vous le savez bien ; le sentiment que j’éprouve ressemble aux fourmillements et aux démangeaisons dont souffre l’amphibie lorsque les ailes lui poussent. Le rêve confus de ce Grec et de cet Australien n’était que le pressentiment, que le prodrome d’une liberté qui devait se réaliser bien des siècles plus tard. Sans doute, l’homme dut-il renoncer à sa liberté initiale et traverser une longue période de discipline, de dogmes et de lois afin de retrouver cette liberté avec une nature transfigurée ; sans doute, en fut-il ainsi. Mais malheur aux générations auxquelles est échu ce stade intermédiaire — le stade de la culture. Celle-ci se corrompt du dedans — nous le voyons clairement — et pend en loques sur l’esprit épuisé. La libération s’accomplira-t-elle de cette manière, ou bien éclatera-t-elle comme une catastrophe, ainsi que cela s’est passé il y a vingt siècles ? Je n’en sais rien, et, en ce qui me concerne, je n’entrerai naturellement pas dans la terre promise, mais mon sentiment est pareil au mont Nébo du haut duquel Moïse la contemplait. Et je ne suis pas seul à l’entrevoir à travers le rideau de brume.

 

M. G.

 

VII. À M. O. GERSCHENSON

« Le mouvement n’est pas, — dit le sage barbu ! »[5] — Son interlocuteur répondit en lui donnant le conseil symbolique de vérifier par sa propre expérience l’exactitude de l’opinion énoncée : « et se mit à marcher sans proférer parole ». Le premier, pas plus que le second, n’était certes paralytique, il pouvait mouvoir ses jambes aussi bien que l’autre, mais il n’attachait aucune valeur aux mouvements de son corps, parce qu’il ne croyait pas en sa propre expérience. J’attribue la plus grande partie de vos objections à l’autosuggestion, à la tyrannie d’une idée préconçue d’ordre spéculatif ; quant à l’autre partie, je la porte au compte de votre soif de vivre non satisfaite. Il y a du désespoir dans vos paroles, mais je devine entre les lignes, dans le ton et le rythme de vos jérémiades, dans cette vivacité d’action qui vous est propre — tant d’énergie juvénile, tant d’impatience de goûter à l’inconnu, d’errer dans les sentiers non foulés, de vous mêler avec confiance à la nature vivante, de participer au jeu hardi et aux richesses intactes de la terre généreuse — un tel désir, enfin, de faire un peu l’école buissonnière ![6] Aussi mon cher docteur Faust réincarné (et non entièrement libéré dans cette nouvelle incarnation de votre triste compagne d’autrefois — Frau Sorge). me semble-t-il que Méphistophélès, en vous voyant rendu à la vie, ne perdrait pas tout espoir, s’il lui venait en tête d’imaginer des séductions pour vous ; — des tentations qui vous feraient troquer (à vous qui portez le poids écrasant des Quatre Facultés) votre « coin » jalousement gardé contre la grande liberté, le grand large de la vie. Bien entendu, il lui faudrait employer à votre égard une tactique plus subtile et ne point évoquer dans un lointain mirage une séduisante ombre féminine. Il serait plus efficace de rappeler une fois de plus que la grise théorie est sénile et que l’arbre doré de la vie est toujours verdoyant, et de commencer par évoquer les prés fleuris et les bois virginaux. Sans doute aussi, après une nouvelle série d’aventures, le grand large vous apparaîtrait-il comme une prison sans issue. Peut-être la dernière tentation de Faust devrait être pour vous la première : les canaux, le Nouveau Monde, l’illusion d’une terre libre pour un peuple libéré. Peu importe le nombre de figures planimétriques que l’on peut tracer sur une surface horizontale, l’essentiel, c’est qu’elle est horizontale. Mais je ne suis pas Méphistophélès et je ne cherche guère à vous circonvenir. Les discours que je vous adresse ne visent qu’à confirmer que la verticale peut être tracée de n’importe quel point de l’espace, de n’importe quel « coin » ou angle situé à la surface de n’importe quelle culture, jeune ou vieille. Mais la culture elle-même prise dans sa véritable acception n’est pas selon moi une surface horizontale, une plaine couverte de ruines, ou un champ semé d’ossements. En elle aussi il y a quelque chose de vraiment sacré ; elle n’est pas seulement le souvenir de l’aspect extérieur, du visage terrestre des aïeux, elle représente encore les initiations qui lui furent départies, un souvenir vivant, éternel, qui ne saurait mourir dans le cœur de ceux qui ont été participants de ces initiations ; celles-ci furent conférées par les aïeux à leur progéniture la plus lointaine, et pas un iota des écritures, qui jadis furent jeunes, gravées sur les tables de l’esprit humain lequel est un, ne passera. Dans cette acception la culture n’est pas seulement monumentale, elle est aussi initiatrice selon l’esprit. Car la mémoire, sa maîtresse suprême, fait participer ses véritables serviteurs aux initiations des aïeux et, ressuscitant en eux ces initiations, leur communique la force d’initiative, celle de nouveaux commencements et de nouvelles audaces. La mémoire est un principe dynamique ; l’oubli est un signe de lassitude, de mouvement interrompu, de chute et de retour vers un état de relatif croupissement. Imitons Nietzsche, soyons aux aguets afin de déceler en nous le poison du déclin, le germe de la « décadence ».

Qu’est-ce que la « décadence » ? C’est la conscience d’un lien organique des plus subtils qui relie les descendants à la haute culture du passé, le sentiment accablant et fier en même temps qu’on est les derniers de la lignée. En d’autres termes, c’est la mémoire pétrifiée, ayant perdu son pouvoir initiateur, incapable de nous faire participer aux initiations des aïeux et de nous inspirer des initiative vitales. C’est la conviction que les prophéties se sont tues (Plutarque le décadent a intitulé un de ses ouvrages : « De l’épuisement des oracles »). Tout l’œuvre de notre cher ami Chestov n’est qu’un long et volumineux traité sur ce thème. L’esprit ne s’adresse plus au décadent par le canal de ses premiers annonciateurs, ce n’est que l’âme des époques qui lui parle ; l’épuisement spirituel le pousse exclusivement vers le domaine psychique, il devient pur psychologue, pur psychologiste. Pourra-t-il comprendre la foi de Gœthe : « La vérité a été découverte depuis longtemps et a rallié autour d’elle la haute communauté des intelligences spirituelles. C’est cette vieille vérité que tu dois t’approprier ! »[7] Pour le psychologue, cette vieille vérité n’est qu’une vieille psychologie. Il soupçonne tout ce qui est objectif et spirituel de n’être que psychologique et subjectif. Et à nouveau me reviennent en mémoire des mots de Gœthe — ceux de Faust au sujet de Wagner : « D’une main avide il fouille la terre à la recherche des trésors et se réjouit lorsqu’il trouve des vers ». Ces paroles ne s’appliquent-elles pas à notre ami qui a soif d’eau vive, qui opère, en quête de ces sources de Jouvence, des sondages psychologiques et découvre la vanité de toutes les spéculations, de toutes les affirmations d’une foi positive quelle qu’elle soit ? Il faut l’abandonner à son démon : laissons les morts enterrer les morts. Je sais bien qu’il est un croyant à sa guise, partant qu’il n’est pas mort, lui-même ; mais son œuvre est mortifère. Lui accorder créance équivaudrait à reconnaître la carie du ver rongeur à l’intérieur de notre propre esprit. Il va sans dire que ceci ne diminue pas notre admiration pour son talent, ni l’amour que nous lui portons, ni notre tendre pitié pour lui et pour sa vocation de vivant et tragique fossoyeur. Croyons à la vie de l’esprit, à la sainteté et à l’initiation, aux saints invisibles qui nous entourent, à la nuée d’âmes courageuses qui luttent — et allons vaillamment de l’avant, sans regarder autour de nous, sans nous retourner, sans mesurer le chemin parcouru, sans écouter les voix de la lassitude et de la paresse qui parlent du « poison dans le sang » et de « l’inertie de la chair ». On peut être un joyeux voyageur sur la terre sans quitter la ville natale, on peut être un pauvre d’esprit sans tout à fait oublier la science. Nous avons depuis longtemps reconnu que le raisonnement discursif est le serviteur et l’instrument de la volonté, il sert à la vie, de même que tout autre organe inférieur du corps ; les spéculations qui l’alimentent selon vous peuvent être confiées à d’autres mains, de même que nous nous débarrassons des livres inutiles, à moins que nous ne les laissions dormir en paix sur les rayons de notre bibliothèque. Mais au nom de « la vieille vérité » de Gœthe nous devons profondément aspirer la sève vivifiante de ces spéculations et de ces religions, nous devons en absorber l’esprit, le logos, l’énergie initiatrice. Ainsi, tels des étrangers allègres et curieux, nous passerons devant les innombrables autels et idoles de la culture monumentale, dont les uns gisent dans l’abandon, tandis que les autres sont revêtus d’ornements nouveaux, nous arrêtant à notre gré et sacrifiant dans les lieux abandonnés chaque fois que nous apercevons des fleurs immortelles qui surgissent de la tombe ancienne et qui demeurent invisibles aux yeux des hommes.

 

V. I.

4 Juillet.

 

VIII. À V. I. IVANOV

Vous êtes une sirène, mon ami ! Votre lettre d’hier est la séduction même. Il me semblait que la culture personnifiée exerçait sur moi l’appât de ses richesses et m’avertissait sur le mode amoureux du danger qu’il y aurait à rompre avec elle. Oui, sa voix est pour moi irrésistible : ne suis-je pas son fils ? Non point un fils prodigue, ainsi que vous le pensez, mais ce qui est bien plus pénible, le fils d’une mère prodigue. Votre diagnostic, mon cher docteur, est absolument faux : il est temps de m’expliquer plus clairement. Je ne désire nullement ramener l’humanité aux conceptions et aux mœurs des habitants des îles Fidji, je ne cherche nullement à désapprendre à lire et à écrire ni à chasser les muses, et ce n’est point aux fleurettes des prés immaculés que je rêve. Il me semble que Rousseau non plus, dont le rêve a semé l’inquiétude à travers l’Europe, ne rêvait point d’une tabula rasa ; c’eût été là un rêve absurde et vain qui n’eût entraîné personne. Vous avez formulé cette fois le problème fondamental de notre discussion. Il vous semblait jusqu’ici que, las des conquêtes extérieures de la culture, j’étais, de façon imprudente, prêt dans mon irritation, tout en vidant la baignoire, à débarquer en même temps l’enfant[8]. Non, non, c’est des tentations à l’intérieur de l’esprit que je ne cesse de parler, de ce poison dans le sang, qui est la vie elle-même ; je parle précisément de ce qu’il y a de plus précieux, de l’essentiel acquis, de l’expérience millénaire, de ce que vous appelez les initiations authentiques des aïeux, de la vérité objective et immuable ; je dis justement que cette vivante fontaine d’être spirituel est empoisonnée, qu’elle ne vivifie plus les âmes, qu’elle les tue. Il s’agit précisément du caractère dynamique de la vérité acquise par notre connaissance, de sa faculté d’engendrer de nouvelles initiatives dans l’esprit. Vous écrivez : « Car la mémoire, qui trône sur la culture fait participer ses véritables serviteurs aux initiations des aïeux et, ressuscitant en eux ces initiations, leur communique la force d’initiative, celle de nouveaux commencements et de nouvelles audaces ». Ah ! si seulement c’était vrai ! Ce fut vrai jadis, mais ce ne l’est plus aujourd’hui ! Les révélations faites aux aïeux se sont transformées en momies, en fétiches, et ne pénètrent plus l’âme, telle une décharge salutairement destructrice et féconde, mais l’écrasent sous une avalanche de blocs de granit et de graviers d’idées brisées et broyées. La vérité objective existe et n’existe pas ; elle n’existe réellement qu’en tant que voie, qu’en tant que direction, mais non point en tant que donnée accomplie que l’on puisse et que l’on doive s’approprier (selon la parole de Gœthe que vous citez). Si « la vérité » était « depuis longtemps découverte », la vie ne vaudrait certainement pas la peine d’être vécue. Dans les initiations des aïeux, ce n’est pas le contenu qui importe, — le contenu de toute vérité connue par l’homme étant conditionné, et, dans cette mesure, mensonger et périssable : n’a de valeur que leur méthodologie (si un tel mot est ici à sa place). Vous savez mieux que personne que toute expression de la vérité est symbolique, qu’elle n’est qu’un signe, qu’un son qui tire la paresse de son sommeil et qui nous incite à nous retourner du côté d’où ce son provient. En parlant du caractère d’initiation, qui est à la fois le principe d’initiative, de la vérité comme d’un phénomène constant, vous représentez la vie humaine, non point telle qu’elle existe en réalité, mais précisément telle que j’eusse souhaité la voir. Je dis : les initiations des aïeux se sont pétrifiées, elles se sont transformées en valeurs tyranniques, qui séduisent et terrifient, et qui contraignent l’individu à une obéissance muette, voire consentante ; ou bien encore elles l’enveloppent de brumes et voilent son regard. Mais à ce sujet je citerai quelques passages que j’écrivais naguère. Voici ce que je disais : « Tout le monde savait que Napoléon n’était point né empereur. Une femme du peuple, assistant au milieu de la foule à quelque parade somptueuse et le voyant passer aurait pu se dire : « Le voici devenu empereur, ayant presque perdu son nom personnel : il est le souverain des peuples ; mais lorsqu’il était emmailloté dans ses langes, il n’était encore rien aux yeux de l’univers, il n’était que l’enfant de sa mère ». Je nourris la même pensée en admirant un tableau célèbre dans un musée. L’artiste l’a peint pour lui-même, ils étaient inséparables l’un de l’autre dans l’acte de la création — il était dans le tableau et le tableau était en lui ; mais voici que le tableau a été exhaussé sur le trône de l’univers et transformé en valeur objective.

Tout ce qui est objectif prend naissance en l’individu et n’appartient à l’origine qu’à lui. Peu importe la valeur, son histoire présente toujours les trois phases que Napoléon traversa : tout d’abord quelque chose qui n’est rien aux yeux de l’univers, puis le guerrier et le chef militaire, enfin le souverain du monde. De même que Napoléon à Ajaccio, la valeur est libre et sincère dans son enfance, lorsque sa naissance est ignorée ; elle joue, grandit, souffre en liberté, sans attirer sur elle de regards cupides. « Hamlet » n’a fleuri qu’une fois dans toute la plénitude de sa vérité — en Shakespeare ; la « Madone Sixtine », — en Raphaël. Puis vient le jour où l’univers entraîne cette valeur fleurissante dans ses luttes profanes. Dans le monde, nul n’a besoin de cette plénitude. Le monde devine dans la valeur la puissance initiale que le créateur a mise en elle et voudrait utiliser cette puissance pour ses besoins ; son attitude envers elle est dictée par la cupidité, et la cupidité est toujours concrète. Voici pourquoi, aussitôt qu’elle est utilisée par la multitude, la valeur se différencie toujours, se divise en forces définies, en significations particulières, qui ont perdu l’ampleur initiale et qui par conséquent sont dépouillées de leur essence. Comme le chêne est employé par l’homme, non point à son état naturel, mais scié en planches, de même la valeur ne lui est précieuse que lorsque son entité s’est émiettée et qu’elle offre ses multiples aspects utilitaires. Enfin l’utilité se transforme à son tour en valeurs universellement reconnues, et c’est à ce moment-là quelle est ceinte d’une couronne et désignée pour régner. Cette valeur régnante est glacée et cruelle, et, à mesure que le temps passe, elle se pétrifie entièrement et devient fétiche. Sa physionomie ne conserve plus rien de cette puissance franche et libre que son visage respirait naguère. Elle a servi tant de passions nobles ou basses ! Tel souhaitait le soleil, tel autre la pluie : elle a flatté tout le monde, encourageant la vérité fausse, la vérité subjective, de chacun. À présent, sans écouter les prières personnelles, elle dicte en autocrate ses lois à l’univers. Cet être en lequel on entendait battre le cœur vivant et sourdre le sang chaud de l’individu, se mue en une idole qui exige le sacrifice d’un principe aussi vivant, aussi individuel que celui qu’il contenait lui-même lorsqu’il vit le jour pour la première fois. Napoléon-empereur et le tableau intronisé au musée sont au même degré despotes.

À côté des valeurs-fétiches, concrètes et tangibles, il y a les valeurs-vampires, les valeurs dites abstraites, qui dans le monde des valeurs sont quelque chose comme des personnes juridiques. Elles sont sans chair, invisibles : elles sont faites de ces abstractions que l’on tire de valeurs concrètes, car, dans la sphère spirituelle, la loi de la cohésion fonctionne de même que dans le monde physique où l’évaporation des réservoirs d’eau se condense en nuages. Les « Hamlet » et les « Madone Sixtine » ont donné naissance par abstraction à la valeur « art » ; et c’est ainsi qu’elles sont toutes nées, — la Propriété et la Morale, l’Église et la Religion, la Nationalité, la Culture, et combien d’autres encore — toutes sont issues du meilleur sang des cœurs humains les plus ardents. Chacune a son culte, ses prêtres et ses fidèles. Les prêtres proclament devant la foule les « intérêts » et les « besoins » de la valeur sacro-sainte et exigent des sacrifices en son nom. L’État aspire à la puissance ; la nationalité, à l’unité ; l’industrie, au développement, etc. Ainsi ces valeurs spectrales commandent réellement à l’univers, et plus elles sont abstraites, plus elles sont voraces et impitoyables. Peut-être la dernière guerre ne fut-elle qu’une hécatombe sans précédent, que quelques valeurs intelligibles ayant conclu entre elles une alliance, ont exigée de l’Europe par l’entremise de leurs prêtres.

Mais en toute valeur abstraite, si gonflé que soit son ventre insatiable, on aperçoit une étincelle divine, combien émouvante ! L’homme adore en elle sans le savoir l’expression sacrée d’un de ses désirs personnels et invincibles qu’il possède en commun avec l’humanité tout entière. Ce n’est qu’en vertu de ce sentiment vivant que la valeur est forte. Que je mange pour satisfaire ma faim, que je recouvre ma nudité, que je prie Dieu, c’est là mon affaire, une affaire toute simple, et bien mienne. Mais voici que cet élément personnel, érigé en dogme social se transforme en quelque chose d’impersonnel, puis s’élève encore pour atteindre la sphère extra-personnelle, — un pas de plus, et un sentiment isolé se trouve inclus dans un ordre centralisé et hiérarchique, une simple prière a acquis les proportions imposantes de la Théologie, de la Religion, de l’Église. Ce qui n’était qu’un besoin dicté par mon cœur est proclamé devoir sacré ; tel un objet précieux on me le retire des mains, et on le place au-dessus de moi pour être promu au rang d’un oint du Seigneur.

Le pauvre cœur humain, pareil à une mère, aime encore en ce tyran le fruit de ses entrailles, mais il pleure en se pliant à sa volonté impersonnelle. Pourtant, vient l’heure où l’amour triomphe de l’obéissance ; la mère renverse le tyran afin d’embrasser le fils qui est en lui. Voici que surgit Luther, le cœur bouillant : il détruit le culte, la théologie, l’église des papes, afin de dégager de la complexité des systèmes la simple foi individuelle. La révolution française efface la mystique de la royauté et place l’homme dans une relation plus étroite avec le pouvoir. Aujourd’hui une nouvelle sédition bouleverse la terre — c’est l’heure où la vérité individuelle du travail et de la possession s’élance vers la liberté et cherche à échapper aux complications séculaires, aux mailles monstrueuses des abstractions sociales.

Mais l’humanité n’est pas arrivée au terme de son voyage. Le christianisme de Luther, la république et le socialisme n’en marquent encore que les premières étapes. Il faut que ce qui est personnel redevienne entièrement personnel, se retrouve tel qu’il fut à sa naissance. Mais le passé n’a pas eu lieu en vain. L’homme reviendra transfiguré aux sources de son existence, parce que sa subjectivité s’étant transformée en valeur universelle et objective s’est épanouie sur les cimes et a fini par acquérir le caractère d’une vérité éternelle. Nous voyons, semble-t-il, se parfaire ici une phylogénie cyclique : ayant atteint son point culminant, le mouvement revient en arrière, sous une autre forme, en refaisant étape par étape le chemin parcouru. C’est que toute révolution est un retour au principe initial : la monarchie est remplacée par une assemblée unique — le parlement ; le parlementarisme est appelé à céder la place à une forme encore plus ancienne — le fédéralisme, et ainsi de suite jusqu’au moment où le point de départ sera atteint. Mais les formes anciennes sont animées par un esprit nouveau. Durant sa période d’ascension la communauté était misérable, chaotique et étroite ; mais à la suite de son évolution dans l’autre sens, elle se transformera en un ensemble bien coordonné et aura acquis une signification universelle. Cependant le point de départ auquel tout devra revenir n’est autre que la personnalité, qui portera en elle toute la plénitude acquise. À mesure que les siècles s’écouleront, la foi redeviendra simple et individuelle, le travail se transformera en création personnelle et joyeuse, la propriété présentera le caractère d’une union intime avec les choses. Mais cette fois, ce travail, cette notion de la propriété demeureront ancrés au sein de l’individu, ils seront immuables et sacrés, infiniment enrichis, comme l’épi par rapport au grain. C’est là tout le problème : il faut que ce qui est personnel le soit totalement mais soit en même temps vécu comme un fait universel : il faut que l’homme reconnaisse dans chacune de ses manifestations, comme Marie, et son enfant et Dieu.

Mais il ne s’agit point ici seulement de valeurs : contre les valeurs on peut encore lutter. Mais comment lutter contre les poisons de la culture qui ont pénétré dans le sang et ont corrompu les sources mêmes de la vie spirituelle ? Il existe des spéculations semblables à des mailles d’acier, fabriquées par l’expérience séculaire : elles captivent l’intelligence de façon imperceptible et sûre : il y a des chemins battus que la paresse suit volontiers ; il y a la routine de la pensée, la routine de la conscience, la routine des perceptions, il y a le poncif des sentiments, les innombrables clichés des maximes. À l’heure de la conception, tout cela guette les embryons spirituels, les enlace amoureusement pour les entraîner dans les voies mille fois parcourues. Enfin il y a les légions de connaissances, terrifiantes par leur nombre et par leur rigidité ; elles inondent l’intelligence et s’y installent au nom de la vérité objective, sans attendre le moment où un besoin réel vient choisir dans leurs rangs celles qui peuvent être utiles : écrasé sous leur poids, l’esprit languit dans ses entraves, impuissant à les assimiler vraiment ou à les rejeter. Ce qui m’importe, ce n’est pas de m’affranchir de toute spéculation, mais bien de spéculer librement, ou mieux d’accéder à la liberté, à la fraîcheur d’une contemplation directe ; je voudrais que la sagesse des aïeux ne vienne pas terroriser les timides, encourager la torpeur, voiler l’horizon, afin que puissent naître une nouvelle réceptivité et une nouvelle pensée qui, loin de se pétrifier dans chacune de leurs expressions, soient éternellement plastiques et mouvantes, tournées vers l’infini. Ce jour-là nous verrons surgir ces joyeux voyageurs, ces pauvres d’esprit, pleins de curiosité et d’allégresse auxquels vous faites allusion : il n’y en a guère parmi nous en ce moment : il n’y a que des imposteurs, et personne ne passe en étranger devant les autels et les idoles ; vous-même, mon cher ami, vous sacrifiez sans vous en apercevoir sur bien des autels et vous adorez inconsciemment bien des idoles, car, je l’ai dit, le poison est dans votre sang. Ce n’est pas moi qui veux immobiliser l’humanité sur une surface horizontale. C’est vous qui écrivez : « Allons vaillamment de l’avant, sans nous retourner et sans mesurer le chemin parcouru ». Quant à moi, je déclare : la personne dans la plaine — voilà la ligne verticale que gravira la nouvelle culture.

 

M. G.

 

IX. À M. O. GERSCHENSON

Notre dialogue est rendu plus difficile du fait qu’il revêt le caractère d’une querelle de mots qui n’aurait pas dû se produire. Votre nature, mon cher ami, est celle d’un monologueur. Inutile de chercher à vous entraîner dans la voie de la dialectique : pour vous la logique n’a pas force de loi. Peu vous importent à vous-même vos contradictions verbales, dont j’aurais pu vous soumettre le bilan, ainsi que l’on soumet une traite, si le bon goût ne me conseillait de m’abstenir de cet attentat contre le sens intérieur, contre l’âme même de vos aveux. Nous avons déjà reconnu que la vérité ne doit pas être coercitive. Que me reste-t-il ? Chanter et jouer de ma flûte ? « Nous avons joué de la flûte pour vous, et vous n’avez pas dansé ; nous nous sommes lamentés et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine », ainsi s’interpellent les enfants de la parabole, et nous, nous ne nous considérons plus comme des enfants. « Bien chanté », direz-vous au chanteur tout en souriant et en poursuivant votre chemin ; et moi je voudrais vous souhaiter « bonne route pour la terre promise », car c’est à elle que vous faites allusion, et c’est à elle très certainement que vous rêvez, à ses vignes et à ses figuiers, (« chacun s’assoiera sous son figuier » ainsi qu’il est dit dans la Bible), à ses champs vierges, à ses fontaines glacées ; mais de savoir où se trouve cette terre promise, quelle est son exacte nature, de savoir si peut-être même elle ne serait pas transcendante à notre monde de phénomènes, — on dirait que cela vous est égal. Du moment que l’on y parvient ! (et en tout cas on y parvient puisqu’il s’agit d’une terre « promise ») : au besoin vous vous contenteriez de l’apercevoir du haut du mont Nébo, car en elle resplendit « la triple image de la perfection »[9]. Et vous n’échangerez pas votre vie nomade et votre ardente soif d’eau glacée — la soif antique d’un peuple qui erra quarante ans au désert — contre les pots de viande de l’Égypte, les temples, les pyramides et les momies, contre toute la sagesse et toutes les initiations égyptiennes. Tel Moïse, vous avez goûté aux fruits de cette sagesse, de ces initiations, et vous voudriez tout oublier ; vous haïssez l’Égypte ; — vous êtes las de cette « culture » de momies, dont la sagesse ne satisfait point votre soif.

Quelle différence entre vous et Nietzsche ! Vous fûtes logique en refusant de charger son fardeau (qui vous est aussi étranger que l’Égypte) sur vos épaules, déjà écrasées sous le poids des valeurs et des traditions spirituelles. À quoi vous eût-il servi d’entreprendre avec lui le périlleux voyage au repaire du sphinx dont l’énigme chantante (« qui es-tu et qu’es-tu, ô voyageur ? » Œdipe répondit : « un homme ! ») fait entendre aux oreilles de chaque visiteur qui se tient devant lui une mélodie originale, à lui seul destinée. Et pourtant, en fin de compte, le problème de Nietzsche — est votre problème ; la culture et la personnalité, la valeur, la décadence et la santé, la santé surtout ! Quelle est d’ailleurs l’initiation individuelle qui peut être entreprise au sein de notre culture sans que « celui que l’on initie » (selon l’expression des théosophes) ne rencontre Nietzsche, tel « le gardien du seuil ». Nietzsche a dit : « L’homme est quelque chose qui doit être surmonté » ; il a démontré par là une fois de plus que la voie de la libération de l’individu est une voie en hauteur et en profondeur, un mouvement selon la verticale. Encore un obélisque, encore une pyramide ! « Sans doute, sans doute ! » répondez-vous avec impatience, car vos reins sont ceints, et votre regard ardent mesure déjà les horizons du désert : « Mais commençons par nous mettre en route, sortons d’Égypte ! » Si vous aviez été, durant un certain temps, et dans une certaine mesure, nietzschéen, vous vous seriez aperçu ce que chez l’homme — cette bête de somme de la culture, semblable au chameau (la comparaison fut trouvée par Nietzsche ; son pathos est le vôtre) — l’on voit percer des griffes de lion ; vous vous seriez rendu compte que l’homme éprouve en lui le réveil d’une faim élémentaire, la faim du fauve au désert ; c’est l’instinct qui le pousse à déchirer une chose vivante, une chose qu’il redoutait jusqu’ici, et dont à présent il voudrait goûter le sang. Cette chose vivante et pleine de sang porte précisément en langage abstrait le nom de « valeurs », c’est sous ce nom qu’elle est inscrite aux « livres sacrés » de la nouvelle Égypte ; car ces valeurs sont merveilleusement vivantes et vivaces, car, ainsi que vous le dites, l’humanité les a nourries de son sang, leur a insufflé son âme de feu ; peu importe qu’elles soient immobiles sur leur trône, comme « les idoles et autres simulacres de ce qui se trouve dans le ciel, sur la terre et dans l’eau souterraine ». Mais Nietzsche n’est pas seulement un destructeur, un vampire, un psychophage : il est un législateur. Avant même de devenir cet « enfant » en lequel, selon sa prophétie, le « lion » doit se métamorphoser, il brise les tables des valeurs anciennes, afin d’inscrire, ungue leonis, d’autres signes sur les tables nouvelles. Il veut apporter un nouveau testament à cette vieille Égypte, — « transmuter les valeurs » de cet héritage païen des races. Il est de la lignée des grands sculpteurs d’idéal : c’est en créateur d’icônes que se transforme l’iconoclaste. Quant à vous, c’est d’eau glacée que vous êtes assoiffé et non pas de sang chaud, car au désert vous n’êtes qu’un voyageur, et non pas un fauve. Et tant que vous séjournez en Égypte, vous n’en êtes guère un destructeur, mais seulement un semeur de doutes, de soupçons, de dissolution — devant le tribunal inquisitorial des prêtres ; légiférer n’est point selon votre cœur ; d’ailleurs il n’y a rien à « transmuter », car, en leur fond même, les valeurs que vous eussiez établies correspondraient aux valeurs reconnues. Mais, je ne sais trop pourquoi, il vous faut commencer par faire mine de dépouiller celles-ci de leur couronne et de les rejeter avec ostentation. Peut-être estimez-vous qu’elles ne sauraient revivre sans préalablement mourir — qu’elles ne sont des divinités immortelles si elles ne soutiennent l’épreuve de la mort. Vous êtes mû, me semble-t-il, par une impulsion secrète et permanente, située au pôle inverse des impulsions qui ont déterminé la création des idoles dans le monde que l’Écriture appelle païen. Le génie du paganisme a projeté ce qu’il avait de meilleur en lui dans une image transcendante, ou dans une idée, invisible mais transcendante, — image suprasensible ; il a objectivé ce qu’il avait de plus élevé sous forme de symbole, d’effigie, d’icône, d’idole. Même sur ce « banc de sable où les temps ont échoué » (ainsi que vous vous plaisez à dire), au siècle de Kant, lors de la claustration et de l’emmurement définitif de l’esprit par la réflexion, en régime cellulaire, de la personnalité individuelle, ce génie a cherché à sauver l’ « idée » en tant qu’« idée régulatrice » dans la conscience raisonnable de l’homme. Pour vous, vous êtes, sans vous en rendre compte, le représentant typique d’une tendance aussi ancienne que l’autre, mais iconoclaste dans son essence, qui tend à dissoudre, à faire sombrer l’idée dans le crépuscule du subconscient. L’« idée régulatrice », en tant qu’idée, — peu importe qu’elle soit transcendante ou immanente — vous paraît inutile, rétrécissante, despotique. Vous exigez un instinct régulateur. Vous connaissez et voulez Dieu non pas dans le ciel visible ou dans les cieux invisibles de l’homme, mais dans l’âme de feu de ce qui est vivant, dans le souffle de sa vie, dans la pulsation de ses artères. Cette pensée ressuscite, je le répète, l’antiquité la plus chenue, une antiquité non moins reculée que les hiéroglyphes d’Égypte. J’évoque les strophes que j’ai consacrées à l’homme primitif, qui ne redoutait pas la mort comme nous la redoutons :

 

Homme ancien, tu es plus puissant que nous,

Parce que devant le sort inéluctable

Tu n’abaissais pas ton regard d’enfant !

 

Croyait-il à l’immortalité de l’âme ? S’il y croyait, cette croyance n’était guère pour lui une consolation et un gage d’espérance, elle devait au contraire éveiller en lui les pensées les plus mornes :

 

Mais tandis que le désespoir secret

Rompait ton âme et troublait tes songes

Par les ténèbres de la Demeure Hospitalière, —

 

Les puissances solaires mûrissaient dans tes muscles,

Et, abreuvant les artères de vie insouciante,

C’était ton sang qui clamait : « Je suis immortel ! »[10]

 

N’est-ce point là la vraie foi dans l’immortalité ? Il découle de toutes vos propositions que l’instinct, et sa téléologie immanente, représentent l’idéal pour la première fois parfait et authentique (car il s’harmonise avec la nature). Voici pourquoi vous n’avez guère envie d’user de cette « liberté de spéculer » que toutefois vous revendiquez, et, fidèle à vous-même, vous ouvrez notre correspondance en déclarant « qu’il ne sied guère de parler ni même de penser à des conceptions telles que Dieu et l’immortalité ».

Pardonnez-moi cet examen typologique de votre âme et de votre intellect. Amico licet. Mais comment répondre autrement à celui qui, repoussant les procédés de persuasion (à l’exception d’un seul qui est peut-être le plus puissant : la beauté des mots), proclame : « Hoc volo » — telle est ma volonté, telle est ma soif ; et « ut sentio sitioque, ita sapio ». Il ne nous reste plus qu’à examiner les sources de la volonté et la nature de la soif. Mais notre examen serait insuffisant si nous ne commencions pas par situer cette volonté que nous nous proposons de scruter comme un phénomène essentiel par rapport au bouleversement général auquel nous assistons. Or, que se passe-t-il de nos jours ? S’agit-il du rejet des valeurs de culture en général ? Ou bien de leur dissolution, témoignant de leur destruction partielle ou totale ? Ou bien encore de la transmutation des valeurs antérieures ? Toujours est-il que les valeurs d’hier sont profondément ébranlées, et vous êtes, me semble-t-il, parmi ceux qui se réjouissent du tremblement de terre, car vous estimez que si la vieille Égypte n’est pas détruite, l’image de la perfection, qui éclairait jadis le berceau de chacun de ses enfants, demeurera à jamais ensevelie dans les caveaux intérieurs, sous les blocs, battus par les vents, des pyramides. Pourtant ce n’est point sous votre signe qu’apparemment l’histoire se crée : elle veut avec obstination demeurer histoire, et inscrire une page nouvelle aux annales d’Égypte, c’est-à-dire de la culture. Ne cherchons pas ce qu’il y a de contingent, d’imprévisible, d’irrationnel dans le cours des événements ; examinons l’état des esprits. Les courants anarchiques ne sont pas les courants prédominants : dans leur essence ils se présentent comme la corrélation ou comme l’ombre du régime bourgeois. Ce qu’on appelle « le prolétariat conscient » se tient entièrement sur le terrain de la continuité et de la transmission de la culture. La lutte se poursuit non pas au nom de l’abolition des valeurs de l’ancienne culture, mais au nom de la régénération de tout ce qu’elles ont d’objectif, d’extra-temporel ; — régénération proposée aux esprits comme tâche suprême, et dans les jours à venir, d’une transmutation de ces valeurs. Le lion, qui n’est point issu du chameau, mais qui a surgi des tréfonds et qui a bondi sur les valeurs consacrées, n’est pas un simple fauve, ainsi que Nietzsche le concevait selon l’esprit, mais un lion-homme, auquel « rien de ce qui est humain n’est étranger ». Voici que, selon le symbole fourni par Nietzsche, il brise les tables anciennes et s’efforce d’inscrire sur les tables nouvelles, à coups de griffes, ungue leonis, une loi nouvelle. J’estime que, ce faisant, il gâtera bien des plaques de marbre et d’airain éternel. Mais j’estime également que la marque profonde et unique de la griffe du lion demeurera à jamais sur les monuments de notre antique Égypte. D’ailleurs, il ne s’agit guère ici du contenu de ces « douze tables » nouvelles, mais seulement de la méthode employée pour traiter les valeurs. La méthode de la révolution, qui nous a fait échouer, las et épuisés, dans un sanatorium public où nous nous entretenons de la santé, est essentiellement historique et sociale et non point utopique et anarchique, c’est-à-dire individualiste ; c’est la méthode d’hommes d’État qui ont pris solidement possession du terrain et entendent y demeurer et ne sont ni nomades ni errants. Cela est vrai, toutefois, (prenons soin de l’ajouter) si nous laissons hors de cause les problèmes de l’ascension spirituelle, cette croissance selon la verticale où reprend tous ses droits et tous ses devoirs le principe individuel, la personnalité humaine, unique et inimitable.

Voici que de nouveau nous nous approchons de son cercle sacré. J’affirme que dans la personnalité, dans l’esprit qui l’anime, le mont Nébo et la Terre Promise elle-même sont inclus. Vous opposez la personnalité à la valeur, en parlant de la mère de Napoléon emmaillotant son enfant dans les langes, et de cette même mère contemplant son fils à la façon d’une étrangère sur le trône de la gloire meurtrière, qui devait lui apparaître comme un sarcophage somptueux et glacé, contenant les débris de la vie passée, de l’amour passé. Mon ami, les tendances les plus profondes de la volonté humaine ont été admirablement exprimées par ces Pharaons qui considéraient la construction d’un tombeau digne d’eux comme le but essentiel de leur vie. Tout ce qui est visant aspire non seulement à l’autoconservation, mais à l’autorévélation, bien que nous sachions de tout notre être que cette autorévélation signifie autoépuisement, autodestruction, la mort, et peut-être — l’éternelle mémoire. Le désir de laisser des traces derrière soi, de transformer sa vie en un monument de la valeur, de disparaître et se perpétuer par le culte vivant rendu au principe qui nous avait animé — voilà la source de cette aspiration originelle de l’homme que les hellènes, les doriens appelaient « arétaïsme » — l’impératif catégorique de l’« arété », la vertu agissante. L’initiation des hommes au mystère le plus élevé —celui de l’Homme-Dieu — leur a révélé un autre aspect de cette aspiration à la mort au nom de la vie : la vérité, l’amour, la beauté veulent devenir eucharistiques : « mangez Mon corps et buvez Mon sang ; Mon corps est en vérité la nourriture et Mon sang est en vérité le breuvage ». Ce n’est pas la mère de Bonaparte au pied du trône de son fils, mais Marie au pied de la croix, qui figure le symbole du cœur en face de la grande vérité de la valeur œcuménique. La valeur doit être crucifiée, mise au tombeau, ensevelie sous la pierre et scellée : le cœur la serra ressusciter le troisième jour.

Mais ici votre voix se joint soudain à la mienne ; mus par l’amour et l’espérance commune, nous prophétisons d’une seule voix, par vos paroles et non plus par les miennes, que la faim du cœur sera apaisée et le désir de l’esprit exaucé afin que « ce qui est personnel le soit totalement mais soit en même temps vécu comme un fait universel, de sorte que l’homme reconnaisse dans chacune de ses manifestations, comme Marie, et son enfant et Dieu ».

 

V. I.

12 Juillet 1920.

 

X. À V. I. IVANOV

Cela me divertit de vous voir me traiter comme un médecin traite un malade : ma maladie vous afflige amicalement, vous inquiète socialement, voire vous irrite. Dès le premier coup d’œil. vous avez posé un diagnostic faux et vous vous étonnez à présent de ce que vos médicaments n’agissent point. Vous cherchez à dissiper mon sentiment par les arguments de la raison historique, et, vous étant heurté à l’insuccès, vous en attribuez la faute à mon entêtement. Mais il n’est pas plus vain pour un père de chercher à convaincre son fils que la jeune fille qu’il aime ne fera pas son bonheur que de dire à celui qui a soif : « ne buvez pas d’eau, patientez ; voire soif est imaginaire et passera d’elle-même ». D’ailleurs je ne renonce pas entièrement aux raisonnements : à vos nombreux arguments, j’en propose au moins un qui, au point de vue méthodologique, les comprend tous. Héraclite a dit : Χαλεπόν θυμῶι μάχεςθαι˙ ψυχῆσ γὰρ ὠνεῖται[11]. J’imite son exemple en disant que la raison historique, dans ses arguments touchant la culture, a spontanément tendance à la glorifier. Si vous tenez pour nécessaire d’examiner la nature de ma soif, je n’ai pas moins le droit de définir la cause de votre rassasiement.

J’aborde à présent vos observations au sujet de Nietzsche. Vous vous êtes trompé une fois de plus, mon bon docteur ! J’ai peu pratiqué Nietzsche — il n’était point selon mon cœur ; et à présent je me rends compte que mon « pathos », pour employer votre propre expression, loin d’être identique au pathos de Nietzsche, lui est absolument contraire. Étant malade lui-même, Nietzsche a jugé possible d’établir le pronostic de la maladie de la culture, et, se fondant sur ce pronostic, de légiférer pour l’avenir. L’homme de la culture doit donner naissance au lion, ensuite le lion doit donner naissance à l’enfant ; par conséquent faites-vous lion le plus vite possible, osez, déchirez tout de vos crocs. Mais il me semble qu’après la terrible guerre de 1914-1918 il est difficile de parler de la naissance des lions. Il est vrai que cette guerre a démontré que dans l’homme cultivé de notre temps a déjà mûri un fauve sanguinaire, mais ce n’est point un lion, et je garde bien peu d’espoir quant à la naissance de l’enfant. Non, il ne nous convient guère d’écrire des lois pour l’avenir. Nous devons nous contenter de connaître notre mal et d’aspirer à un remède. C’est le commencement de la guérison. Nietzsche n’est fort que dans ses cris de souffrance et dans ses descriptions de la maladie de la culture qui épuise l’humanité.

Il me semble qu’une note fondamentale se retrouve dans tous vos arguments : un respect filial à l’égard de l’histoire. Il vous répugne de la juger, vous acceptez pieusement tout ce qui a été créé par elle, et la hardiesse de ma révolte à son endroit vous épouvante. Mais dans une de vos lettres précédentes vous avez parlé avec conviction du péché originel de l’homme ; assurément vous entendiez par là le péché de s’être différencié, de s’être scindé en individualités hermétiquement closes, qui s’affirment selon le principe : « chacun pour soi ». Cela veut dire que vous reconnaissez que la volonté de l’homme est libre, dans une certaine mesure, de déterminer son être. Mais alors, pourquoi êtes-vous vexé lorsque j’affirme que la culture contemporaine est le résultat d’une erreur, que l’homme de notre planète a pris le mauvais chemin et s’est égaré dans une forêt sauvage et sans issue ? Il va de soi qu’envisagée dans toute son étendue, l’histoire est raisonnable, c’est-à-dire que tout ce qui s’est accompli, s’est accompli selon des règles suffisamment bien fondées ; mais une explication n’est pas une évaluation. Les bois du cerf se sont développés selon les lois de la nature afin de lui servir de moyen de défense et d’intimidation ; mais chez d’autres espèces, conformément à ces mêmes lois, les bois ont atteint à des dimensions telles qu’ils entravent la course à travers la forêt, et l’espèce finit par mourir. Ce phénomène peut être comparé à celui de la culture. Nos « valeurs » — ne sont-elles pas pareilles à ces bois ? — forment d’abord un attribut individuel, puis l’attribut de l’espèce tout entière, enfin ayant, à la suite d’une croissance exagérée, atteint des dimensions monstrueuses, néfastes pour la personnalité, elles ne forment plus, n’est-il pas vrai ? qu’un fardeau et qu’un empêchement.

Oui, vous avez raison ; votre logique n’a pas force de loi pour moi. En aucun de ses points, la vérité historique ne détient une valeur sacrée, car c’est une vérité en train d’être créée, une vérité éprouvée et contrôlée par chaque personnalité isolée. L’ayant contrôlée au moyen du sentiment absolu, ma personnalité lui dit : tu es mensonge, je ne puis t’adorer. Je dis à Pérun[12] : tu n’es qu’une effigie en bois, et non pas Dieu. Je ressens Dieu comme un être invisible et omniprésent, et vous cherchez à me persuader que cette idole est le symbole de mon Dieu, et qu’il me suffirait de concevoir le sens de ce symbole pour qu’il puisse pleinement remplacer Dieu. Et bien que vos explications quant à la nature symbolique de l’idole soient très intéressantes, très profondes (je suis prêt à vous écouter sans fin, je suis presque converti à vos arguments), l’aspect de cette idole est si effroyable, il répugne si profondément à mes sentiments que je ne puis me dominer. J’évoque tous les sacrifices que nous lui avons offerts, et que nous lui offrirons encore jour après jour sur l’ordre de ses prêtres, — de lourds et sanglants sacrifices ! Non, non ! Ce n’est pas Dieu. Mon Dieu est invisible — il n’exige point, ne terrorise point, ne crucifie point ! Il est ma vie, mon mouvement, ma liberté, mon authentique vouloir. Voilà ce que j’avais dans l’esprit quand je vous disais que les breuvages chauds et épicés de la philosophie contemporaine, de l’art, de la poésie, répugnent à ma soif, que seule l’eau glacée de source est capable de l’étancher. Mais pour nous, il n’y a plus d’eau vivante : les sources sont captées par les réservoirs, canalisées sur des centaines et des centaines de kilomètres, elles sont ensuite stérilisées dans les filtres, enfin ce fluide sans vie est traité par les moyens industriels : nous buvons soit de l’eau bouillie, soit des boissons de goût, de couleur et de parfum composites. Devant ces récipients luxueux contenant la philosophie tiède et épaisse, la poésie ardente et aromatisée, on peut mourir de soif sans avoir à sa portée une seule gorgée d’eau fraîche. Pardonnez-moi cette métaphore un peu tirée en longueur : la chaleur est intense, nulle part il n’y a de fraîcheur ; je ne cesse de boire une eau bouillie tiède, j’ai déjà absorbé toute l’eau de notre carafe sans avoir pu me désaltérer. Ce doit être à cause de cela que j’ai parlé de soif. Sans doute me souvenais-je d’une journée aussi torride que celle-ci où je bus dans le creux de ma main l’eau d’une source ombragée : c’était il y a bien des années de cela, dans la forêt près de Kountzowo. La fraîcheur y régnait et il était délicieux de boire cette eau pure et glacée. N’importe, si conformément à la volonté du destin et sur l’injonction de la culture, je suis obligé de vivre dans une ville, d’être cloîtré dans la chambre étouffante d’un sanatorium dont les fenêtres donnent sur un mur, de boire une eau tiède et fade tout en chassant des nuées de mouches, — puis-je oublier qu’il existe des forêts pleines de fraîcheur, puis-je ne pas soupirer après elles ? Et voici encore une pensée, et qui n’est pas la dernière :

 

Puisse notre laborieux destin

Épargner au moins nos enfants, et ne point se répéter pour eux !

 

La logique de la pensée abstraite n’agit point sur mon sentiment, la logique de l’histoire est également impuissante à le vaincre et à lui inspirer une crainte superstitieuse. En guise d’argument vous vous servez, contre moi, non seulement de la validité du passé, mais aussi de sa continuation — les événements actuels, — qui constitue à vos yeux l’argument suprême, décisif. Vous me conviez à jeter un regard impartial sur la révolution qui s’accomplit en ce moment ; son mot d’ordre, dites-vous, n’est pas le rejet des valeurs de l’ancienne culture : elle cherche précisément à en faire l’apanage de tous ; ce n’est pas une révolte contre la culture, mais une lutte au nom de la culture, et « le prolétariat se tient entièrement sur le terrain de la transmission et de la continuité de la culture ». Oui, mais où cela nous mène-t-il ? Nous constatons seulement que le prolétariat retire à une minorité les richesses accumulées afin de les prendre dans ses mains propres. Mais nous ignorons totalement ce que le prolétariat voit en ces valeurs, et la raison pour laquelle il s’en empare. Peut-être n’y voit-il que l’instrument de son esclavage séculaire, et ne désire-t-il point se l’approprier, mais seulement l’arracher aux mains du tyran ? Ou bien encore, à la suite de ces longs siècles « éclairés », a-t-il fini par croire aux louanges que la culture se prodigue à elle-même, et espère-t-il s’enrichir au moyen de ces valeurs ? Mais qui sait ? Les ayant prises en main et les ayant examinées, il s’apercevra peut-être qu’elles ne représentent rien si ce n’est des chaînes et du gravois, et, les rejetant avec colère et déception, peut-être se mettra-t-il à créer d’autres valeurs ? Ou bien encore les chargera-t-il avec une entière confiance sur ses épaules et les portera-t-il plus loin, acceptant consciencieusement l’héritage de la culture ? Mais tout en usant des anciennes valeurs, il les saturera inconsciemment d’un esprit nouveau, si bien qu’au cours d’un bref espace de temps, leur composition moléculaire sera si profondément métamorphosée qu’elles deviendront méconnaissables. Il est possible (et c’est là ma pensée réelle) qu’en luttant actuellement en vue de s’approprier les valeurs de la culture, le prolétariat se trompe de bonne foi ; il croit qu’elles lui sont nécessaires en elles-mêmes, alors qu’en réalité il n’en a besoin que comme moyen pour d’autres conquêtes. Telle est l’illusion habituelle de notre volonté. L’homme crée un aéroplane en ne songeant qu’à l’utilité technique de sa découverte qui lui permet de voler et de transporter la cote de la bourse de New-York à Chicago. Il ignore que l’esprit l’inspire à construire des ailes, nullement en vue de ses buts terrestres, mais précisément pour qu’il s’arrache à la terre et qu’il puisse la survoler ; il ignore que la foi en une ascension vers d’autres univers a déjà mûri en lui, et que l’aéroplane n’est qu’une première, une faible réalisation de ce rêve qui s’est déjà fortifié en lui et s’est transformé en conviction : « donne-moi le temps nécessaire, et je prendrai mon essor pour sombrer sans retour dans l’éther ». Ainsi, dans la nuit des temps, l’homme fit jaillir du silex la première étincelle, ayant reconnu l’importunité des ténèbres, et sa propre force à les vaincre. Ainsi, en tournant le commutateur, nous muons la nuit en jour. Le projet dont la conscience s’est emparé ne révèle point le but véritable ; l’esprit pose le but en lui-même et ne communique à la conscience que la direction du premier pas, puis du second pas, etc. Mais seul l’esprit connaît la direction du parcours tout entier ; voici pourquoi, après chaque pas accompli, la conscience s’éprouve trahie. Wundt appelle cela l’hétérogénie des buts : au cours de sa réalisation, le but posé par la conscience se déplace, ou bien est remplacé par un autre but dont l’essence diffère de celle du premier, et ainsi de suite, chaînon après chaînon ; le segment de ligne droite que nous avions en vue apparaît subitement comme une courbe : c’est l’esprit qui dirige impérieusement mais imperceptiblement nos pas vers l’objet de son rêve que l’intelligence ignore. Ce à quoi la révolution nous fait assister en ce moment ne nous permet guère de deviner l’échéance et l’objectif lointain, pour lesquels l’esprit a fait surgir cette révolution.

 

M. G.

 

XI. À M. O. GERSCHENSON

Cher ami, ne nous sommes-nous pas suffisamment compromis, chacun à sa manière : moi — par mon mysticisme, vous — par votre utopisme anarchiste et votre nihilisme à l’égard de la culture, ainsi que, nous jugeant l’un et l’autre, « la majorité compacte » (le mot est d’Ibsen) des assemblées et des meetings de notre temps définirait nos positions. Ne ferions-nous pas mieux de regagner nos coins respectifs, de nous étendre et de nous taire, chacun sur son lit ? « Comment le cœur s’exprimera-t-il ? Comment un autre te comprendra-t-il ? Comprendra-t-il de quoi tu vis ? La pensée énoncée est mensonge ». Il ne me plaît guère d’abuser de ce mélancolique aveu de Tioutchev ; j’aime croire qu’il porte l’empreinte, non pas de l’éternelle vérité, mais de l’égarement fondamental de notre époque démembrée et dispersée, incapable de créer une conscience œcuménique, — époque destinée à réaliser les avant-dernières conclusions dérivant du péché primordial de l’« individualisation » qui empoisonne toute la vie historique de l’humanité, la culture tout entière. Nous nous efforçons chaque jour et à toute heure de triompher de ce principe de mort par la création continue de cultes majeurs et mineurs ; — chaque culte est déjà œcuménique tant qu’il est vivant, même s’il ne rallie que deux ou trois fidèles, — et cette « œcuménicité » ne jaillit que pour un instant, ne jaillit que pour s’éteindre aussitôt, l’hydre déchirée par la lutte intestine de la culture ne pouvant se transformer en culte harmonieux. Mais la soif d’unité ne doit pas nous entraîner à des concessions, c’est-à-dire à la création d’un lien apparent et tout extérieur là où les racines de la conscience et, pour ainsi s’exprimer, les vaisseaux sanguins des êtres spirituels ne se sont pas entremêlés de façon à former une trame unique. Certes, dans les tréfonds qui demeurent pour nous insondables, nous ne sommes qu’un seul système circulatoire œcuménique qui nourrit un seul vaste cœur humain. Mais nous ne devons pas chercher à anticiper sur un sentiment qui ne nous a été donné que comme pressentiment vague et lointain, ni à remplacer une réalité cachée et sainte par un simulacre imaginé. Nous ne pratiquons pas, vous et moi, le même culte. Il vous semble que l’oubli libère et vivifie, et que la mémoire asservit et tue ; et moi, j’affirme que c’est la mémoire qui libère, et que c’est l’oubli qui asservit et qui tue. Je parle du chemin qui mène vers les rimes, et vous me dites que les ailes de l’esprit sont devenues pesantes et ne savent plus voler. Vous dites : « partons !" et moi je réponds : « Il n’y a pas où aller... le fait de se déplacer sur une même surface ne changera rien ni au caractère de cette surface ni à la nature du corps qui se déplace... » J’ai chanté jadis (Les Nomades de la Beauté) :

 

La beauté vous a donné les arbres des aïeux

Et l’exiguïté des cimetières.

Elle nous a donné à nous les libres pâturages.

Chaque jour une nouvelle trahison,

Chaque jour un nouveau camp !...[13]

 

Mais la muse véridique a obligé le poète qui se révoltait contre la tradition de la culture d’ajouter :

 

Mensonge errant

D’une captivité sans issue.

 

Oui, il faut abandonner au nom du culte les vieux nids et les arbres des aïeux (connaissez-vous ma poésie La Terre ?) :

 

Frères, allons vers l’ombre des bois sacrés :

Le bâton de l’exil est léger aux mains des enfants des dieux,

Thyrse fleuri du nouvel amour...

 

La terre florissante est vaste, et ses nombreuses et claires prairies

 

Attendent le baiser de nos lèvres

Et le dithyrambe des pieds cadencés...

 

Oui, il en sera ainsi, mon cher ami, bien qu’il n’y ait pas encore de signes précurseurs de cette conversion. La culture se transformera en un culte de Dieu et de la Terre :

 

Frères, baisez la Terre,

Pleurez sur elle, éveillez-la !

Osez lui annoncer : « Ton Dieu ressuscita !

Il vit, — et tu dois vivre, Mère ! »[14]

 

Mais ce sera là un miracle de la Mémoire, de la Mémoire primordiale de l’humanité. La culture n’est pas intérieurement homogène, de même que l’éternité n’est point une, de même que la composition de la personnalité humaine est multiple.

 

Au sein de la mer profonde, se meuvent les mers, les unes vers l’aube, les autres vers le couchant ;

À la surface — les vagues courent vers le midi, au fond — vers le septentrion ;

Nombreux et divers sont les courants qui fendent le noir abîme,

Et dans l’océan pourpre coulent les fleuves sous-marins[15].

 

De même, la culture contient un mouvement secret qui nous entraîne vers les sources primordiales de la vie. Viendra l’époque du grand, du joyeux retour qui embrassera tout. Alors les sources fraîches jailliront des dalles antiques, et les buissons de roses surgiront des tombes grises. Mais afin d’atteindre ce jour, il faut s’en aller plus loin, toujours plus loin, et ne pas revenir en arrière : la retraite ne ferait que retarder l’accomplissement du cycle de l’éternité.

Quant à nous autres Russes, tant d’entre nous ont été des errants. Nous sommes poussés à fuir, à fuir sans un regard en arrière. Mais il y a en moi une répugnance innée à résoudre les difficultés (n’importe lesquelles) par la fuite. J’ai dit ailleurs que la culture de l’Égypte vous était étrangère, de même que vous est étranger l’élan de Nietzsche. L’Égypte et la culture (l’esclavage égyptien) sont hétérogènes à presque toute notre intelligentsia, ce mot étant employé dans le sens spécial et étroit d’un terme historique et social. Et bien entendu, malgré votre révolte contre l’intelligentsia, vous êtes chair de sa chair, os de ses os. Quant à moi, je ne le suis guère : je suis en partie un fils de la terre russe, quoiqu’exilé par elle, en partie un étranger, un disciple de Saïs où l’on oublie sa race et ses origines. « Redevenir primitif ! » c’est là le mot magique pour notre intelligentsia ; cette soif prouve à quel point cette intelligentsia est déracinée. Elle croit que « redevenir primitif », cela veut dire avoir la sensation de ses racines, prendre racine. Tel fut le rêve de Léon Tolstoï, qui logiquement doit vous attirer. Dostoïevski différait profondément de lui et logiquement doit vous repousser. Il ne désirait pas « redevenir primitif » : mais lorsqu’il parlait du jardin comme d’une panacée de la vie commune, et de l’éducation des enfants dans le grand jardin de l’avenir, et même de l’ « usine » dans le jardin, — ce n’était point un rêve, mais un programme d’action sociale juste selon l’esprit et vrai selon l’histoire. Redevenir primitif — est une trahison, un oubli, une fuite, une réaction lâche et qui marque la lassitude. L’idée de redevenir « simple », c’est-à-dire primitif, au sein de la culture est aussi fausse qu’est valable, en mathématique, la recherche de la simplification. Cette dernière est la réduction d’une complexité multiple à une forme plus parfaite, la simplicité comme unité. La simplicité, qui est une réalisation suprême, surmonte ce qui est inachevé, par son accomplissement définitif et l’imperfection — par la perfection. Le chemin qui mène vers la simplicité tant aimée et tant désirée doit passer par la complexité. Ce n’est pas en fuyant un milieu ou un pays donné que nous pouvons atteindre ce chemin, mais en nous élevant. Je le répète et je porte témoignage : Béthel et l’échelle de Jacob se trouvent dans chaque centre de n’importe quel horizon. C’est le chemin de la liberté véritable et active, c’est-à-dire créatrice ; mais la liberté volée par le truchement de l’oubli est vaine. Ceux qui ne se souviennent point de leurs origines, sont des esclaves en fuite ou des affranchis, et non point des hommes qui sont nés libres. La culture, c’est le culte des aïeux et sans aucun doute (même de nos jours elle s’en rend vaguement compte) le gage de la résurrection de nos pères. Le vrai but de l’humanité — c’est de prendre de plus en plus conscience du fait que l’homme est « un dieu déchu, oublié et qui s’oublie lui-même »[16]. Elle a peine à se souvenir de ses origines, de ses droits de progéniture ; déjà, l’homme primitif les avait oubliés. La philosophie de la culture qui parle par la bouche de mon « Prométhée » est ma philosophie :

 

Ils inventeront le trafic,

L’art, la guerre, le calcul,

Le pouvoir, l’esclavage, —

Afin que, dans le bruit quotidien, les soucis, la volupté,

Les rêves, l’on oublie la volonté

Droite et entière d’être. Mais le sauvage errera

Tristement dans le désert...[17]

 

Le sauvage, ou celui qui s’est rendu semblable au sauvage en redevenant « primitif » sous l’incantation de l’oubli, ne se réjouit pas de sa vide liberté ; il est triste et morne.

Et afin de n’être point « un morne convive sur la terre sombre », il n’y a qu’un seul chemin — la mort de feu selon l’esprit.

 

V. I.

15 Juillet 1920.

 

XII. À V. I. IVANOV

Vous vous fâchez : c’est mauvais signe. Vexé par ma surdité, vous me placez au nombre de ceux qui veulent « redevenir primitifs », de ceux qui « ne se souviennent point de leurs origines », des lâches fuyards, etc. ; vous me traitez même d’« intellectuel déraciné » (tandis que vous, ô rusé, vous vous décernez à vous-même le nom flatteur de fils de la terre russe et, de plus, celui de disciple de Saïs !). Ce qui vous irrite surtout, c’est que je m’obstine dans mon sic volo et que je refuse de discuter. Mais cela est faux : je ne cesse de discuter et de rivaliser de force avec vous. Ainsi, par exemple, dans votre dernière lettre vous affirmez deux choses : tout d’abord que la culture elle-même nous ramènera dans son évolution future aux sources primordiales de la vie ; il suffit d’avancer avec zèle, dites-vous, et lorsque nous arriverons au terme de notre voyage — nous verrons resplendir la lumière tant désirée, « jaillir les sources fraîches des dalles antiques et les buissons de roses surgir des tombes grises » ; vous voulez dire par là que la culture déréglée retrouvera, grâce aux dérèglements futurs, sa chasteté initiale. Je répondrai que je n’en crois rien, et que je ne vois pas de raison pour le supposer ; seul un miracle peut transformer une pécheresse en sainte Marie-Madeleine. Selon vous, il n’y a qu’un seul chemin, l’évolution spontanée de la culture. Votre prédiction à ce sujet s’accorde mal avec votre seconde thèse, qui veut que chaque homme surmonte la culture par la mort de feu selon l’esprit. C’est l’un ou l’autre : si l’évolution de la culture tend à nous mener inéluctablement vers Dieu, je n’ai point à m’inquiéter de ma destinée particulière ; je puis poursuivre tranquillement mes occupations habituelles, faire mon cours sur le développement économique de l’Angleterre au moyen-âge, construire un chemin de fer de Tachkent en Crimée, perfectionner les canons à longue portée et la technique des gaz asphyxiants ; je suis même obligé de le faire, afin que la culture puisse rapidement progresser en suivant la routine jusqu’au parachèvement tant souhaité de son œuvre. Mais alors, la mort de feu de la personnalité est non seulement inutile, elle est nuisible, parce que la personnalité qui s’est laissée dévorer par le feu et qui est ressuscitée est éliminée par cela même du cadre des ouvriers de la culture. Je vous rappellerai vos propres strophes :

 

Celui seul qui a connu la mélancolie des phénomènes d’ici-bas,

En connaît la beauté...

 

Et plus loin :

 

Celui qui a connu la beauté des phénomènes,

Celui-là a connu le rêve de l’Hyperboréen :

Berçant voluptueusement dans son cœur

Le silence et la plénitude,

Il appelle l’azur et le vide[18].

 

Oui, c’est bien cela : « Il appelle l’azur et le vide ». Il suspendra immédiatement son cours universitaire et ne fera certainement plus un seul rapport à la société savante dont il fut membre ; il n’y mettra même plus les pieds. Je n’ai pas besoin d’ajouter que « la mort de feu selon l’esprit » est aussi rare que la métamorphose des pécheresses en saintes. Et, selon vous, je ne raisonne point ? Vous voyez bien que je raisonne et même je discute.

Mais vos vers que je viens de citer sont bien selon mon cœur. Ils démontrent que vous avez jadis connu cette nostalgie et cette soif que j’éprouve ; puis vous vous êtes calmé, vous avez bercé votre nostalgie par des sophismes concernant l’apothéose finale de la culture et la possibilité permanente d’un salut personnel par la mort de feu. Tel que vous êtes à présent, ayant pieusement accepté l’histoire tout entière, vous ne pratiquez point le même culte que moi. — Mais non ! il nous reste quelque chose de commun — quelque chose dont notre longue amitié est la preuve. Je vis étrangement d’une vie double. Initié dès mon enfance à la culture européenne, j’ai profondément absorbé son esprit : non seulement ai-je pu la pénétrer entièrement, mais je me suis sincèrement attaché à elle sous bien des rapports ; j’aime sa salubrité et son confort, j’aime la science, l’art, la poésie, j’aime Pouchkine. Je suis devenu un familier de la culture, c’est d’elle que je m’entretiens allègrement avec mes amis et les relations de hasard, et je m’intéresse réellement à ce thème et aux méthodes de son élaboration. Ici je suis entièrement avec vous : nous avons le même culte, les mêmes pratiques spirituelles à la foire de la culture, des habitudes et une langue communes. Telle est ma vie diurne. Mais dans les tréfonds de ma conscience, je vis tout autrement. Voici bien des années que j’entends continuellement et obstinément monter de ces profondeurs une voix secrète : « ce n’est pas cela, ce n’est pas cela ! » Une autre volonté qui habite en moi se détourne avec mélancolie de la culture, de tout ce qui se dit et se fait autour de moi. Tout cela l’ennuie, elle n’en a que faire, car elle n’y voit qu’une lutte de fantômes inquiets errant dans le vide ; elle connaît un autre univers, elle entrevoit une autre vie, qui n’existe pas encore sur la terre, mais qui adviendra, et ne peut pas ne pas advenir, parce que ce n’est qu’en elle que s’accomplira la réalité authentique. Et je sais que cette voix est la voix de mon « moi » authentique. Je suis pareil à l’étranger qui s’est acclimaté dans un pays qui n’est pas le sien : je suis aimé des autochtones et je les aime également, je travaille avec zèle à leur bien, je partage leurs joies et leurs douleurs, mais je sais en même temps que je suis un étranger, je soupire secrètement après les champs de ma patrie, après un autre printemps, après le parfum de ses fleurs et la voix de ses femmes. Où est ma patrie ? Je ne la verrai point, je mourrai en terre étrangère. Il y a des heures où ma nostalgie est intense. À ces heures-là je n’ai pas besoin de chemins de fer et de politique internationale, la querelle des systèmes et les discussions des amis au sujet du Dieu transcendant ou immanent me paraissent creuses, — creuses, gênantes pour la vue comme la poussière soulevée sur la route. Mais de même que cet étranger reconnaît parfois avec émotion sa patrie dans les teintes du crépuscule ou le parfum d’une fleur, — de même je ressens déjà ici-bas la beauté et la fraîcheur de la terre promise. Je la devine dans les plaines et les bois, dans le chant des oiseaux, dans le paysan qui marche derrière la charrue, dans le regard des enfants et parfois dans leurs paroles, dans la divine bonté d’un sourire, dans la tendresse de l’homme pour l’homme, dans la simplicité vraie et incorruptible, dans tel mot de feu et dans tel vers inattendu qui sillonne les ténèbres comme un éclair, que sais-je encore... mais surtout dans la souffrance. Tout cela nous le retrouverons, ce sont les fleurs de ma patrie, étouffées ici-bas par une végétation touffue, dure et sans parfum.

Quant à vous, cher ami, vous vous trouvez dans votre terre natale ; votre cœur est là où est votre maison, votre ciel est bien au-dessus de cette terre. Votre esprit n’est point divisé, et cette intégrité m’enchante, car, quelles que soient ses origines, elle est aussi une fleur de notre pays, de notre patrie future. Et c’est pour cela que je crois que dans la maison du Père, une même demeure nous est préparée, bien qu’ici-bas nous restions obstinément chacun dans notre coin et discutions au sujet de la culture.

 

M. G.

19 Juillet.

 

 

 

LETTRE À CHARLES DU BOS

Cher Monsieur et ami,

Attentif, vous avez ramassé de main délicate et sûre ces blêmes feuilles qui, livrées aux rafales de la Révolution, s’étaient envolées jusqu’à votre jardin ; et, résolu, vous n’avez point hésité à me demander des aveux qui vous devaient servir à interpréter le message du vent qui souffle où il veut.

C’est que vous aviez besoin de dates complémentaires pour « la parfaite mise au point » de la thèse soutenue par moi dans cette singulière réévocation du sempiternel et protéique débat entre le réalisme et le nominalisme, à laquelle, idéalement, vous preniez déjà part en tiers interlocuteur survenu après coup, — dispute engagée à l’aventure et sur un ton familier, mais qui n’en traduisait pas moins à vos yeux « l’opposition contemporaine fondamentale, celle qui marque la ligne de partage des eaux, entre le salut du thesaurus et la hantise de la tabula rasa ».

J’ai appelé aveux ces corollaires que vous m’aviez requis — et que je ne veux point me soustraire à formuler tantôt, — car votre désir que j’indiquasse ma « position actuelle vis-à-vis du texte ancien de dix ans » impliquait une invite à parler à haute voix de ce que j’avais vécu intérieurement depuis ce temps-là, replié sur moi-même et obstinément silencieux. Or, en général, préciser notre attitude d’aujourd’hui à l’égard de ce que nous n’avons jamais rétracté après l’avoir jadis avancé avec conviction, n’est-ce pas confronter notre ancien portrait avec l’image que nous renvoie la glace ? Et ce rapprochement ne se transforme-t-il pas, à mesure que la portée des principes proclamés s’accuse plus grave, en une sorte d’examen de l’âme qui se trouve appelée à faire la balance des gains et des pertes de son fond premier d’enthousiasme et de foi ? À plus forte raison, dans le cas donné, vu le tragique du temps et l’état des consciences mises en branle, y avait-il l’ombre d’un doute qu’un témoin de la ruine d’un monde qui avait été le sien par droit et par destinée de naissance, n’eût dû, à tout le moins, reméditer à fond mainte solution prônée la veille, bannir mainte illusion, réviser ses jugements sur une grande échelle et. heureux, peut-être, au bout de cet effort démolisseur, de voir certains principes se redresser inébranlables et victorieux, affermis et purifiés dans les épreuves, en tirer des conséquences jusqu’alors méconnues ou évitées ?

C’est ce qui m’advint en effet, mal inéluctable et salutaire, précédé et suivi d’un désolant cortège de calamités, de détresses, de misères qui inculquent aux existences obscures l’évangile et l’apocalypse d’une nouvelle ère publique, — ravageuses, brutales, outrageantes, dures à supporter, à moins que l’habitude depuis longtemps contractée de résignation, ce trésor des cœurs éprouvés, unie à celle de méditation sur le châtiment qui s’annonçait prochain, ne me rendît les plus violents détachements moins brusques et ne me montrât mon « paysage introspectif » en général moins accidenté qu’il n’était lieu de le supposer eu égard à tant de pertes douloureuses et de cruels déchirements. Tel fut le prix d’une obscure leçon que l’époque gravait dans mon âme en caractères qui me paraissaient indéchiffrables jusqu’à ce que leur sens perçât, fatidique, à la lueur déjà lointaine de l’incendie qui dévorait les sanctuaires de mes aïeux.

Dès les premières étapes de mes longues pérégrinations, j’avais pu observer ce fait constant de ma vie intérieure que je ne parvenais à voir un milieu quelconque, aussi familier qu’il me fût, réellement, c’est-à-dire dans ses rapports avec la réalité de l’Idée, qu’en dehors et à une certaine distance du cercle des impressions immédiates, dont l’envahissant tumulte empiète, en la frappant d’inertie, sur la sphère écartée et transparente où s’élaborent en nous ces vues d’ensemble, ces compréhensions intégrales qui seules nous révèlent la vraie face des choses aperçues antérieurement sous leur aspect accidentel et fugitif : expérience commune, d’ailleurs, à beaucoup d’esprits méditatifs et dont la mort prendra un jour soin de nous avérer la suprême justesse. Or, jamais le passage de la cécité relative de l’état immanent à la relative lucidité de la contemplation transcendante ne me fut autant sensible, ni ne me saisit d’une façon aussi poignante que chaque fois que, séparé de corps d’avec ma patrie, j’essayais d’envisager de loin ses traits énigmatiques.

Je ne saurais définir la nature de cette spontanéité de pénétration intime qui ne participait que bien peu, à vrai dire, de la véritable lucidité. Elle ne comportait aucune connaissance distincte des causes ; en revanche, elle me rendait conscient et comme complice des courants et contre-courants de volonté qui s’agitaient aveuglément et se heurtaient avec violence au sein de l’âme collective en état d’une latente ébullition. Et quelque trouble que fût ma vue, le fait est que j’avais beau scruter la mémoire historique de mon peuple, en interroger le génie dans ses manifestations variées, l’examiner en psychologue ou en métaphysicien, — mes aperçus, mes spéculations ne touchaient pas au fond dernier de l’inquiétant problème qui résistait à toute tentative de le traduire en termes de la raison, tandis que cette sensation de perception directe, telle quelle, s’aiguisant au point de s’objectiver en symboles de rêve, voire d’hallucination, semblait soulever un premier voile et me faire entrevoir, tant soit peu, à sa guise, les linéaments occultes de la vivante énigme, forme mouvante et tourmentée de son incarnation. Une vision se présentait à mon esprit, si ineffablement douce et sainte — on dirait icône de la créature théophore, — et si terrifiante à la fois que je demeurais affligé, troublé, confus en présence de ce fantôme à double face, tour à tour radieux et sombre, tantôt surgissant transfiguré en lumière, tantôt menaçant et enveloppé de ténèbres, en perpétuelle alternance de ses deux désirs absolus et inassouvis, — vis-à-vis de cette ambiguïté angoissante d’un être à deux volontés inalliables et extrêmes, cloué sur la croix de son antinomique identité.

Je la revis, m’étant évadé de son cercle de peines, — de combien plus épouvantable qu’auparavant sous sa nouvelle apparence d’un puissant volcan en pleine éruption, — cette agonie du dédoublement continuel d’une âme qui ne se reconnaissait pas dans ses oppositions intrinsèques et, furieuse, se disputait désespérément à elle-même : comme si son ange aux ailes meurtries plongeait sans cesse, effaré, dans les plus noirs abîmes en quête de l’anneau des fiançailles célestes qu’elle y eût lancé dans un égarement de folie rebelle et d’amoureux désespoir. Et, pour comble de consternation, je découvris soudain — c’était la leçon du cataclysme, empreinte dans ma mémoire, que je commençais à épeler — que cette âme en délire n’était plus ce qu’elle eût été jadis, victime de son sort et de sa peine à elle seule ; qu’elle s’était mystiquement abolie et offerte en holocauste pour l’humanité tout entière, dont elle représentait et réalisait la scission déclenchée dans le tréfonds des cœurs ; qu’elle se consumait en vivant flambeau ou en torche incendiaire, afin de l’expier par son monstrueux sacrifice ou de l’entraîner avec elle par son sacrilège absolu dans l’apostasie universelle, dans une guerre à outrance contre l’Agneau de Dieu qu’elle avait naguère aimé par dessus tout.

« En vérité », continuais-je à traduire l’oracle des esprits qui président au déchaînement des forces liées, — « l’état de cette âme qui se détruit par sa division intestine représente celui de l’humanité de demain ou d’après-demain, qu’importe ? On veut qu’il n’y ait plus de riches ; il n’y aura pas de richesse non plus. Elle s’abolit de soi, — déjà elle éteint ses splendeurs, — car la richesse est l’image de la multiplicité ; or, la multiplicité s’en va. Son voile bigarré, qui permettait au monde en désunion de faire semblant d’unité complexe, se déchire. Il ne sera que dualité nue. Tout se réduit à la tragique dyade : δίχα πάντα διέσχισται. Donc, plus d’attitudes neutres, plus de velléités conciliatrices ; les positions moyennes dans la région de l’esprit devenue le champ de bataille sont condamnées et mises à néant : le premier souffle du vent de l’autre monde produit par les ailes d’un ange s’élançant dans le combat les fera disparaître. Car l’heure est venue de se décider pour ou contre Celui qui est l’unique objet des haines des apôtres de la Haine. La cause du prolétariat n’est que prétexte ou méthode : réellement, il s’agit d’étouffer Dieu, de L’extirper des cœurs humains. Que chacun opte donc pour l’une ou l’autre des deux Cités en guerre !... »

Jusqu’à quel point cette suggestion de l’Épouvante était-elle véridique ? À quoi fallait-il réduire, de peur d’en être dupe, ce qui avait l’air d’une gigantesque exagération ? Je n’en savais rien ; mais tel était, en tout cas, mon état d’âme, quand je me retrouvai hors de la tourmente, sur un terrain qui ne vacillait pas sous mes pieds, dans un monde qui semblait se moquer des sortilèges sibyllins, désireux de prolonger la détente d’hier, insoucieux des menaces du lendemain, épris de l’agilité et des formes sveltes, grisé par la vitesse de locomotion, entiché de la chimère du soi-disant dynamisme de l’époque... Certes, ce n’était pas un climat approprié à me guérir de mon pessimisme que je trouvai dans ce monde qui conspirait à démentir les sombres présages par son optimisme forcé, qui tenait de l’outrecuidance et du marasme, par sa tolérance plus large et plus sceptique que jamais, par sa disposition de tout goûter et de tout concilier, à condition de l’avoir préalablement émasculé et allégé de sa rigueur dogmatique, par son dilettantisme friand de bizarreries inédites, de la laideur de ses mécanismes sans âme, de la stupidité en tant que symbole suprême, de la spiritualité du néant accouplée avec la tératologie orientale, — par son laisser-aller excédé et poli, étayé sur la doctrine fataliste du progrès humanitaire, s’épanouissant en rêve béatifique de la société humaine savamment solidarisée et pacifiée, tel un homunculus collectif.

Dans cette atmosphère d’un engourdissement spirituel qui était celle du monde bourgeois et qui contrastait en s’accordant par je ne sais quel contrepoint diabolique avec la frénésie révolutionnaire, résonna impérieux dans mon âme l’appel familier, l’appel constant qui, depuis mon commerce de jeunesse avec ce grand et saint homme qu’était Vladimir Soloviev, m’avait guidé lentement, mais sans déviation aucune, vers l’union avec l’Église catholique. Il était, en effet, grandement temps de précipiter mes pas pour arriver au but de ce long chemin que j’avais suivi d’abord presque inconsciemment (c’était l’époque de ma vie où ma foi commençait à peine à se réaffirmer sur les débris de mon humanisme païen), ensuite, au fur et à mesure que je prenais racine dans le sol de l’Église et que le besoin de la plénitude de son affirmation devenait pressant, de plus en plus délibérément. D’ores et déjà mes yeux de croyant voyaient bien que la barque du Pêcheur était la seule arche de salut au milieu du déluge qui avait submergé mon pays natal et menaçait d’engloutir la chrétienté percluse. Mon adhésion devait être ma réponse radicale à la question posée par la Révolution aux consciences : « est-on avec nous ou avec Dieu ? » Eh bien, si je ne préférais pas le parti de Dieu, ce n’est pas la nostalgie du passé qui me séparerait des énergumènes de la religion universelle à rebours.

D’autre part, de rester, au nom de la solidarité fraternelle et de la fidélité à l’Église-mère traversant une époque d’adversité, parmi le troupeau dispersé, errant autour du bercail que je savais paternel et l’évitant par méfiance séculaire, — méfiance inoculée autrefois au peuple enfant par ses mauvais bergers, politiciens ennemis de l’union théocratique, — ne me semblait point être une résolution véritablement généreuse et sage. Aussi mon attitude sous ce rapport était-elle diamétralement opposée à celle de l’émigration russe (j’allais dire plus significativement : diaspora), qui s’attache avec zèle particulier à la conservation des formes confessionnelles dans lesquelles la vie religieuse de la nation est moulée depuis neuf siècles. L’habitude (dont on retrouve en Angleterre une analogie frappante) d’identifier ces formes avec la notion de patrie ; les préjugés invétérés, nourris par l’incuriosité ou une information superficielle et partiale, viciée en outre par quelque ingrédient d’idées protestantes ; l’incompréhension totale du danger commun de l’Église ; l’amour passionné de la tradition ancestrale profanée par les impies ; l’espérance enfin de satisfaire, de sauver, peut-être, un jour le peuple russe en lui rendant le talent qu’on a reçu de ses mains tel qu’on l’a reçu, tel qu’on l’a jalousement gardé, intact, sans perte aucune, quoique, hélas ! sans usure, — tout concourt à leur rendre chère l’ancienne erreur de séparation, injustifiable par des raisons intrinsèques, pernicieuse à la chrétienté, funeste avant tout pour l’Église devenue « nationale », c’est-à-dire soumise au pouvoir de l’État et paralysée par ce dernier dans son action à tel point qu’elle se voit actuellement réduite à l’impossibilité d’opposer à la persécution une autre force que celle de sa secrète prière et de l’héroïsme individuel de ses obscurs confesseurs sans ombre et sans nom. Ils préfèrent maintenir cet ordre des choses, à la mission de servir la cause de limite en rôle d’intermédiaires entre l’Orient et l’Occident, — tâche qui paraît indiquée par la Providence aux chrétiens en exil mis en contact intime avec d’autres chrétiens qui professent la même foi, vénèrent et embrassent leur tradition liturgique et ascétique et ne diffèrent d’eux que par le refus d’ignorer la portée de la parole du Christ sur la pierre de l’Église une, universelle, apostolique.

En prononçant (le 17 mars 1926, jour de fête de S. Venceslas en Russie) le Credo, suivi de la formule d’adhésion, devant l’autel de mon patron, cher aux cœurs slaves, dans le transept de la basilique de Saint-Pierre, tandis que sur la tombe voisine du Prince des Apôtres m’attendaient une liturgie en langue paléo-slave et la sainte Communion sous les deux espèces selon le rite grec, je me sentais pour la première fois orthodoxe dans la plénitude de l’acception de ce mot, en pleine possession du trésor sacré qui était mien dès mon baptême, mais dont la jouissance n’avait pas été depuis des années libre d’un sentiment de gêne, devenue peu à peu souffrance, d’être sevré de l’autre moitié de ce trésor vivant de sainteté et de grâce et de ne respirer, pour ainsi dire, à l’égal d’un poitrinaire, que d’un seul poumon. J’éprouvais une grande joie de paix et de liberté, jusqu’ici inconnue, de mouvement, le bonheur de communion avec d’innombrables saints dont j’avais si longtemps répudié malgré moi le secours et la tendresse, la satisfaction d’avoir accompli mon devoir personnel et, pour ma part, celui de ma nation, la conscience enfin d’avoir agi selon sa volonté que je devinais dorénavant mûrie pour l’Union, d’avoir obéi à son commandement de la dernière heure de l’oublier, de la sacrifier pour la cause universelle. Et — chose étonnante — je la sentais sur-le-champ rendue à moi en l’esprit de la main du Christ : hier j’assistais à sa sépulture, aujourd’hui j’étais réuni avec elle, ressuscitée et justifiée...

Enfin, — pour revenir sur la matière du débat qu’on pourrait intituler, suivant votre si heureuse définition : De Thesauro, — reste à indiquer brièvement si et en quoi les événements intérieurs que je viens de décrire ont modifié l’appréciation énoncée dans mes lettres à feu mon ami, indéniablement tributaire, quant à sa « hantise de la table rase », de la séduction des écrits et du prestige de la personne de Léon Tolstoï, comme celui-ci en était à son tour redevable, selon les nouvelles recherches, à son auteur favori, J.-J. Rousseau. Or, le seul fait de cette filiation idéologique laisse deviner que, si notre discussion avait lieu au moment présent, mon plaidoyer en faveur de la tradition civilisatrice n’en serait, certes, pas moins énergique pour être conditionné plus rigoureusement.

Ce qu’on appelle actuellement, en parlant des grands cycles de l’histoire universelle, « culture générale » (le terme classique de « civilisation » demeurant réservé pour désigner surtout ce qui a trait aux institutions et aux mœurs) repose à mes yeux essentiellement sur l’action permanente de la mémoire infuse, par laquelle la Sagesse Incréée conduit l’humanité à transformer les instruments de la désunion naturelle — l’espace, le temps, la matière inerte — en instruments d’union et d’harmonie et à les revendiquer ainsi à leur destination conforme à l’image divine de la création parfaite. Chaque grande culture, en tant qu’émanation de la mémoire, est l’incarnation d’un fait spirituel fondamental, et celui-ci un acte et un aspect particulier de la révélation du Verbe dans l’histoire : c’est pourquoi chaque grande culture ne peut être que l’expression multiple d’une idée religieuse qui en constitue le noyau. La dissolution de la religion est donc à considérer comme un symptôme infaillible de l’extinction de la mémoire dans le cercle donné. Le christianisme seul, étant la religion absolue, a la force de faire revivre la mémoire ontologique des civilisations auxquelles il se substitue, si bien que la culture chrétienne (qui est la culture gréco-latine dans ses deux aspects, celui d’Orient et celui d’Occident) revêt nécessairement le caractère universel, dont la plénitude, que nous ne pouvons que pressentir, est le principe téléologique contenu dans son germe divin.

L’affaiblissement du sentiment religieux produit ce simulacre de la mémoire authentique qui est l’éclectisme des ressouvenirs détachés de leur lien organique et reliés dans un système artificiel, qui peut sans doute gêner l’esprit, comme le dit mon interlocuteur, à l’égal de lourds vêtements hier somptueux, aujourd’hui déchirés et pendant en haillons. Par exemple, le déguisement des citoyens du siècle de la Grande Révolution en personnages de Plutarque n’est qu’une répercussion lointaine d’un de ces souvenirs désagrégés, qui ont aussi, — comme, dans le cas donné, l’idéal civique de l’antiquité, — leur tradition plus ou moins continue ; une ressouvenance, non pas une anamnèse, est la Prière de Renan sur l’Acropole d’Athènes. C’est au moyen des ressouvenirs, stimulants palliatifs qui peuvent lui donner pour un temps quelque éclat, que la civilisation déracinée se défend instinctivement contre l’oubli qui signifie sa mort. Cependant celui-ci cherche à s’organiser à son tour à base de la négation radicale de la spiritualité en contrefaisant matériellement la vraie culture, qui est l’organisation de la mémoire spirituelle. Somme toute, ceux qui préconisent l’oubli sapent la religion ; vice-versa, les destructeurs de la religion sont, à l’égard de la culture, forcément des iconoclastes et des faussaires.

Voilà, cher Monsieur et ami, ma thèse première mise au point, comme vous l’avez voulu, et par là, dira-t-on, altérée et compromise. Le direz-vous aussi ? J’en doute, et cela me console. Quoi qu’il en soit, vous avez bien agi, en me faisant déverrouiller mon humble porte. Vous l’avez obtenu, en invoquant le Nom de Celui à qui on ne refuse pas d’ouvrir. Qu’il soit donc présent, selon Sa promesse, entre vous qui avez frappé et moi qui ouvre.

 

V. I.

Noli Ligure, le 15 octobre 1930.

 

LETTRE À ALESSANDRO PELLEGRINI SUR LA « DOCTA PIETAS »

Cher Ami,

heureux d’avoir suscité en vous des méditations aussi riches en reflets et facettes, marquées dune telle hauteur, ouverture et probité de pensée, je n’oserais guère m’insérer dans une quête philosophique que les opinions que j’ai énoncées n’ont déclenchée que de façon toute contingente, si, dans un autre ordre d’idées, vous ne jugiez opportun que fût précisée, par rapport à mes écrits précédents, mon attitude actuelle à l’égard de l’humanisme.

Or, que l’humanisme soit aujourd’hui, en lui-même, et abstraction faite de ses rapports avec la culture générale, un problème d’attitude spirituelle, vos méditations me le confirment sans que j’aie besoin de chercher ailleurs de multiples preuves à l’appui. Je suis ainsi conduit, en me proposant de vous communiquer le résultat de mon examen de conscience à propos de ces problèmes, à entreprendre, moi aussi, quelques considérations sur vos « considérations », quitte à accumuler psychologisme sur psychologisme. Je me rends compte de mon indiscrétion et je sens à quel point vos considérations sont un soliloque et combien inopportune est toute réplique à un soliloque. Pardonnez-moi donc d’essayer de transformer celui-ci en dialogue et ne m’en veuillez pas si, en confrontant nos positions respectives, je suis obligé à mettre l’accent non pas sur nos consonances et nos affinités (comment sans elles serions-nous dans le siècle des amis sincères), mais sur notre désaccord fondamental. Celui-ci porte avant tout sur l’attitude différente vis-à-vis de la « docta pietas » ; je souhaite pour ma part qu’elle reprenne vigueur ; vous la croyez par contre dépassée en tant que « forma mentis » de l’humanisme.

Si, en effet, vous voulez bien me suivre avec plus de bienveillance que mon regretté ami et interlocuteur de la « Correspondance », ce traitement de faveur est dû non pas à ma manière particulière de défendre le « thésaurus » contre le principe de la « tabula rasa », proclamé par Michel Gerschenson (suivant la définition aiguë de Charles Du Bos, qui pose fort bien le problème de notre dialogue), mais parce que le trésor lui-même vous est cher et que ma bonne volonté d’humaniste vous agrée. Prenez garde cependant. Cette bonne volonté est-elle vraiment bonne ? C’est-à-dire conforme à votre notion de l’humanisme conçu comme confiance en l’homme et plus exactement en sa liberté intérieure de pensée et de recherche telles qu’elles se manifestent au cours de l’évolution historique.

J’avoue appartenir à la chapelle des fidèles de l’Antiquité pour des raisons très différentes de celles qui vous conduisent à admirer en elle « une époque où, pour la première fois, l’homme énonça les idées qui se trouvent désormais à la base de la civilisation occidentale ».

Vous prenez plaisir à voir éclater ce printemps de l’intelligence, devenue enfin nettement consciente de ses propres forces, « lorsque, libérés des traditions théocratiques orientales et recherchant au-delà des mythologies l’essence de l’Univers et les lois de la vie humaine, les Grecs formulèrent les idées philosophiques, morales, politiques auxquelles nous revenons sans cesse comme à des attitudes constantes de l’esprit et dans lesquelles nous reconnaissons l’origine de notre science et de notre philosophie ».

Pourquoi donc ne puis-je partager votre enthousiasme ? Pourquoi éprouvé-je quelque malaise en vous entendant exalter ces belles choses, à supposer même qu’elles soient en tout point conformes à la réalité ?

Peut-être parce qu’une « pars pro toto » seulement est offerte à mon admiration et que la plénitude sans limite de la vie de l’esprit est ainsi réduite à des concepts abstraits. Ou parce que de telles assertions m’apparaissent comme un écho des prétentions modernes qui ne sont point à mon goût et dont je trouve la trace, parmi bien d’autres, dans les écrits d’un helléniste aussi intransigeant qu’était Wilamowitz, la prétention de célébrer l’ancienne Grèce comme l’avant-garde héroïque de nos troupes victorieuses et de présenter l’œuvre du génie grec comme une sorte de splendide vestibule donnant accès aux magnificences de notre raison triomphante. L’Antiquité classique, qui surgit chaque matin, jeune et vierge, telle l’épouse céleste de Jupiter, possède une admirable vertu formatrice et fécondatrice qui agit sans cesse, anoblit, affine, vivifie l’esprit des générations nouvelles, au fur et à mesure que notre âme devient, suivant le mot de Tite-Live, « antiquior », et à cette condition seulement. Nos mesures ne sont pas faites pour elle, tandis que le compas antique sert toujours.

Je plaide coupable : je suis réactionnaire. À votre trinôme : confiance en l’homme tel qu’il se propose à notre observation et tel qu’il se détermine dans l’ordre naturel ; confiance en la liberté de la recherche ; confiance en l’enrichissement de la connaissance qui en résulte, j’oppose une triple négation.

Bien loin d’abord de partir de l’optimisme anthropologique qui reprend en de multiples avatars l’erreur de Rousseau, ou de l’optimisme évolutionnaire ou historiciste, ma confiance en l’homme se fonde justement sur cette foi qui vous apparaît comme l’antithèse de la liberté ; la foi qui, en posant l’homme au centre de la création, comme l’être libre, capable du devenir libre, le condamne et le rachète, voit sa déchéance et sa divinisation, la foi qui se contemple dans le pur cristal des dogmes, stupéfiée par l’abîme de lumière qu’elle enferme en elle, la foi chrétienne qui, seule, m’enseigne ce qu’est l’homme et en me révélant au même instant sa faute et sa grandeur, me redonne mon humanisme naturel, purifié et justifié comme culte de la dignité humaine, quelque étroites que soient les limites où il reste enfermé. Nietzsche, le tragique, à qui convient à merveille l’oracle que vous citez, « nemo contra Deum nisi Deus ipse », (Dionysos est le dieu qui inspire son propre meurtrier) — Nietzsche, contempteur du progrès tant vanté par les modernes, aspirant à un « transcensus » incompatible avec sa fureur déicide, sentit que l’homme devait être dépassé et le proclama à grands cris, bien qu’il fût un bon humaniste ou plutôt, à mon avis, parce qu’il était humaniste à outrance.

Dans la mesure où il est seulement confiance, l’humanisme se satisfait de l’homme tel qu’il est. En aspirant à son dépassement, il se renierait lui-même. Tout autre est l’humanisme fondé sur la foi en Dieu. Il n’est plus confiance, mais il est la foi en l’homme aussi, et la foi nous somme, par les mots de Saint-Augustin : « transcende te ipsum ».

L’« âme de vérité » de l’humanisme est l’Éros platonicien : or, celui-ci est-il autre chose que l’amour vécu comme un permanent dépassement de soi-même ? L’humanisme qui interdit à l’homme l’accès à la vie surnaturelle n’est donc point l’humanisme véritable et le geôlier qui le lui interdit, l’esprit imposteur qui se fait passer pour le gardien suprême de la conscience intellectuelle, usurpe les hosannas de la foule abusée qui croit qu’il vient au nom de la Liberté. Le sophiste me rappelle les frontispices des maisons d’arrêt françaises qui proclament, elles aussi, la Liberté en inscrivant ce mot en lettres capitales.

Me voici donc en désaccord avec le deuxième élément de votre trinôme : car je vois bien que la liberté de pensée conçue par vous comme la plus haute obligation morale et comme une tâche sacrée, face à laquelle l’acte de foi religieux serait une désertion (alors qu’il me paraît plutôt une manifestation courageuse de cette liberté, car il faut beaucoup de courage pour descendre de la barque et marcher sur les flots) la prétendue liberté de pensée, dis-je, est donc devenue, comme état d’esprit, à notre époque surtout, une prison volontairement acceptée.

Contre le troisième terme de votre définition, j’affirme, sur le plan méthodologique, l’autonomie de l’humanisme. Autonomie menacée et presqu’abolie par l’emprise de la science historique[19]. Je considère que le point de vue historique est totalement différent du point de vue de l’humaniste : il s’agit d’un « aliud genus ». L’humanisme est le gardien et l’interprète d’un « thésaurus » ; son examen des phénomènes n’a d’autre but que de s’assurer jusqu’à quel point ils sont susceptibles de prendre le caractère et la signification de valeurs. Et les valeurs, il les situe dans la sphère de l’être, en dehors ou au-dessus de celle du devenir. Cela cependant ne signifie pas qu’il les considère dans l’ordre purement formel. Elles restent au contraire des valeurs individuelles. C’est parce qu’il en avait l’intuition que Nietzsche conçut ce qu’il appelait « histoire monumentale » opposée à l’historiographie génétique. Gœthe disait à Eckermann : « Notre besoin de quelque chose d’exemplaire nous fait revenir aujourd’hui comme jadis aux anciens Grecs ; dans leurs œuvres, l’homme est toujours représenté dans sa beauté. Tout le reste est l’objet de la considération historique »[20]. Ces paroles établissent nettement la distinction nécessaire entre l’attitude humaniste et l’attitude historique. L’analyse entreprise par l’humanisme est une recherche du prototype et révèle d’emblée, sans ambage, sa nature platonicienne. Platoniciens furent de fait les humanistes de la Renaissance, comme, un millénaire auparavant, Saint-Basile ou Saint-Augustin. Je suis donc réactionnaire, vous le voyez, à tous les égards ; mais je ne vise à rien d’autre qu’à mettre à vif nos divergences latentes.

J’ai à peu près fait le tour de mon opposition. Il importe toutefois que je m’explique davantage sur certains arguments à peine ébauchés et que j’ajoute, chemin faisant, quelques corollaires pour éclairer davantage l’enchaînement de l’ensemble.

Dans le domaine de la spéculation intellectuelle, on entend souvent par humanisme l’affirmation absolue de l’autonomie humaine, qui apparaît tantôt au sein du dualisme traditionnel où elle oppose, rebelle, son propre acte créateur au principe transcendant qu’elle ne nie pas, mais qu’elle affronte, tel le Prométhée de Gœthe, pétrisseur des hommes à son image, éducateur et instigateur à la désobéissance et à la révolte ; tantôt, par contre, cette affirmation épouse sereinement le « mythe athée » : car telle est au fond toute conception panthéiste ; elle traduit alors en langage moniste l’idée de l’image de Dieu imprimée dans l’âme d’Adam, elle proclame l’immanence pure de l’esprit universel et se réjouit d’avoir aboli à bon escient la distinction entre créateur et créature, ne fût-ce qu’au nom de « Celui » (comme chantait Gœthe), « qui dès l’éternité créa soi-même en créant le monde ». (« Im Namen dessen, der Sich selber schuf von Ewigkeit in schaffendem Beruf »). Ce n’est pas à cet humanisme que j’adhère, ni j’ose insinuer qu’il vous est agréable. Si pourtant vous m’interrogiez en me tentant : « le mot même d’humanisme ne proclame-t-il pas l’affirmation de l’homme ? », je répondrais : « Certes, ce n’est pas en vain que Dante dit à son maître humaniste : « Vous m’enseigniez comment l’homme devient éternel » (« M’insegnavate come l’uom s’eterna »). Mais puisque la lanterne du Cynique n’a pas réussi jusqu’ici à trouver un être vraiment digne de s’appeler Homme, et de devenir, lui qui passe pour la mesure de toutes choses, la mesure de l’humanité elle-même, pourquoi ne donnerions-nous pas raison à ce sceptique, élevé sans doute conformément aux principes de l’« humanitas » et féru de Cicéron, qui, désignant du doigt un Silencieux, dit à la foule en fureur : « ECCE HOMO » ? Celui qui L’aura reconnu, ne cherchera vraiment pas d’autres mesures. Pourquoi, en effet, l’affirmation de l’homme ne devrait-elle pas être l’affirmation du Christ ? Et, comme la philosophie de l’histoire ne peut être pour un chrétien que christocentrique, pourquoi ne pas en dire autant de l’humanisme ? Telle fut d’ailleurs l’attitude des très anciens humanistes chrétiens et il m’est agréable de rappeler la maxime de saint Justin, martyr, citée par Ernest Robert Curtius (Deutscher Geist in Gefahr, p. 125), en qui je suis heureux et fier de reconnaître un allié de choix dans l’affrontement du problème qui nous est posé : ὅσα παρὰ πᾶσι καλῶς είρηται ἡμῶν, τῶν Χριστιανῶν ἐστί.

Tout ce qu’il y avait par conséquent de beau et de vrai dans les lettres antiques, le philosophe martyrisé de l’an 165 le revendiquait au Christ en tant que patrimoine de la chrétienté.

Comment une telle revendication est-elle pensable ? Au point de vue de l’humanisme, elle signifie l’interprétation chrétienne, et par conséquent universelle, des valeurs transmises par l’antiquité, du bien universel qu’elle a « acquis à jamais » (κτῆμα ἐς ἀεί) afin que pas un iota ne se perde de l’héritage éternel, et que chaque trésor soit versé intégralement dans la plénitude de la gloire de l’homme qui est fils de Dieu.

Au point de vue historique (puisque nous voilà parvenus au confluent de la pensée humaniste et de la spéculation historiographique) une telle revendication affirme que le christianisme n’est pas seulement action de l’Intelligence divine et de l’Amour divin dans l’humanité, mais qu’il est aussi action de la Mémoire, encore que l’accomplissement intégral de celle-ci et, par là, la justification manifeste de « l’âme de vérité » de notre culture, soit réservé au jour où sera entièrement réalisé l’œcuméné chrétienne.

Permettez-moi, pour compléter ces affirmations, de me reporter à un bref fragment de ma lettre à Charles Du Bos.

« Ce qu’on appelle actuellement, en parlant des grands cycles de l’histoire universelle « culture générale » (le terme classique de « civilisation » demeurant réservé pour désigner surtout ce qui a trait aux institutions et aux mœurs) repose à mes yeux essentiellement sur l’action permanente de la mémoire infuse, par laquelle la Sagesse Incréée conduit l’humanité à transformer les instruments de la désunion naturelle — l’espace, le temps, la matière inerte — en instruments d’union et d’harmonie et à les revendiquer ainsi à leur destination conforme à l’image divine de la création parfaite. Chaque grande culture, en tant qu’émanation de la mémoire, est l’incarnation d’un fait spirituel fondamental, et celui-ci un acte et un aspect particulier de la révélation du Verbe dans l’histoire : c’est pourquoi chaque grande culture ne peut être que l’expression multiple d’une idée religieuse qui constitue le noyau. La dissolution de la religion est donc à considérer comme un symptôme infaillible de l’extinction de la mémoire dans le cercle donné. Le christianisme seul, étant la religion absolue, a la force de faire revivre la mémoire ontologique des civilisations auxquelles il se substitue, si bien que la culture chrétienne (qui est la culture gréco-latine dans ses deux aspects, celui d’Orient et celui d’Occident) revêt nécessairement le caractère universel, dont la plénitude, que nous ne pouvons que pressentir, est le principe téléologique contenu dans son germe divin ».

L’Anamnèse universelle dans le Christ — tel est donc le but de la culture humaniste chrétienne. On conçoit bien qu’avec de telles — je ne dis pas prémisses doctrinales, mais simplement prédispositions et nostalgies de l’âme, on soit plutôt effrayé que séduit par la théorie de la parthénogenèse éternelle d’un principe dont on ne sache de science certaine s’il est l’être ou le néant, mais qui pense en nous et se manifeste dans des phénomènes en cherchant à devenir conscient de lui-même, grâce au processus historique qui se déroule, dit-on, selon l’ordre logique, sans parvenir à rien d’autre qu’à repenser et remodeler sans cesse ses propres manifestations. Pour ma part, je cherche la dialectique de ce processus historique dans les face-à-face du dialogue incessant et tragique entre l’homme et Celui qui, en le créant libre et immortel, et conforme à son Image, et en le désignant comme Son fils en puissance, alla même jusqu’à lui donner Son Nom secret, JE SUIS, afin qu’il pût un jour, ce fils prodigue, après tant d’erreurs et d’abus, d’égarements et de trahisons, dire à son Père : « TU ES, et c’est pourquoi je suis ; je ne puis être sans Toi, ni hors de Toi. Mais désormais, je n’en ai plus envie ; car d’être détaché de Toi me confond. Je ne me satisfais plus de ce semblant de l’être qu’est l’héritage de ma liberté devenue vide après ce détachement ; mais puisque Tu veux que je sois, et qu’il ne m’est pas donné d’effacer en moi Ton nom qui me consume, fais que je sois véritablement, c’est-à-dire uni à Toi, fais que mon nom qui est Ton nom, — mon JE SUIS qui est Ton feu dévorant en moi, — ne soit plus le signe de Caïn sur mon front, mais le sceau de Ta paternité ».

Telle sera, selon la conception chrétienne, la dernière parole de l’Homme universel dans ce dialogue, l’affirmation suprême de sa liberté consumée et renaissante comme le Phoenix dans la flamme d’amour, son dépassement définitif de lui même en tant que créature, le début de sa filiation réelle en Dieu.

Lorsque Gœthe, inspiré par le Livre de Job, conçut le « Prologue dans le Ciel », il plaça cette grande aune, qui devait résumer toute l’expérience de sa vie, sous le signe du théisme et non pas du panthéisme de la première ébauche du « Faust » : Gœthe adhéra par conséquent à l’interprétation dualiste et tragique de l’histoire de l’esprit européen qu’il se proposait d’évoquer symboliquement dans son drame. Ainsi en décida en lui, esprit polyphonique et polychrome, le poète, un roi voyant, aussitôt que son regard d’aigle se fut détaché de la nature et tourné vers le problème de la culture. En effet, la négation de ce dualisme est la négation de la vie surnaturelle, d’où dérivent nécessairement l’emprisonnement du « moi » dans les modes phénoménaux de l’existence en général, et, en particulier, la mutilation de la personnalité intégrale coincée dans l’engrenage de la culture, ainsi que le refus, arraché au nom de cette culture, de la liberté spirituelle (qu’il ne faut pas confondre avec la prétendue liberté de pensée), emprisonnement, mutilation, refus contre lesquels mon ami Gerschenson protestait avec une sainte indignation.

Mais pour être libre, il faut rompre le charme qui nous retient enchaînés dans la grotte platonicienne et franchir la porte étroite du renoncement à la vision factice du monde que nous avons inventée pour nous expliquer le jeu des ombres et des reflets de lumière sur les parois de l’antre. Pour celui qui ne saurait se dégager des liens, le degré le plus haut d’indépendance spirituelle consisterait dans la résistance constante à l’illusion, grâce à une ἐποχή scrupuleuse et stérile, c’est-à-dire grâce au renoncement méthodique à toute prise de position, renoncement qui n’exclut nullement mais favorise au contraire, en la rendant irresponsable, l’envie libidineuse de se livrer à toutes les expériences de la vie ; un tel libertinage gratuit ne saurait donner, à celui qui le pratiquerait, la liberté authentique. C’est pour cela que le Christ dit : « Vous connaîtrez la Vérité et la Vérité vous rendra libres » (Jean, VIII. 32). Il ne dit pas, par contre, que notre liberté illusoire, essentiellement négative et meurtrière, qui se comptait dans la négation et la cruauté, jusqu’à ce qu’elle ait été jugulée par la ratiocination contraignante, puisse nous acheminer, telle qu’elle est par sa nature, vers la connaissance du vrai. D’autre part, le courage même de deviner la Vérité et de la préférer aux innombrables ersatz et faux-produits mis en vente dans les boutiques de la culture, le choix de la perle que celui qui l’a découverte achète en sacrifiant à cette acquisition toutes ses richesses, est déjà un acte de liberté spirituelle et non naturelle (celle-ci n’est pas liberté), c’est un acte de liberté réelle parce qu’issue d’un choix d’amour et non simplement potentielle comme la matière, lorsqu’elle se refuse au principe de la forme.

Les conséquences de cette négation de la vie surnaturelle dans la sphère de la culture sont funestes ; il est salutaire, par contre, pour l’individu et pour la culture d’affirmer que cette vie est la source véritable de notre liberté et de nos actes créateurs.

La conscience de se trouver dans la sphère de lumière du « moi » intérieur, affranchi du déterminisme de la culture, élève l’homme au-dessus de celle-ci, encore qu’elle-même soit déjà une libération partielle de la domination aveugle et chaotique qu’exerce la nature. Le rôle que l’homme joue désormais dans la vie civilisée cesse d’être seulement instrumental, il devient, au moins virtuellement, créateur. Son attitude à l’égard de la culture se modifie : il gagne la faculté de descendre vers elle, porteur de valeurs supérieures à celles qui ordonnent la coexistence humaine et annonciateur de vérités qui la transcendent.

C’est dans ce sens qu’il m’est arrivé de parler de notre participation aux initiations de nos ancêtres et de la force initiatrice que nous en retirons nous-mêmes. J’appelais initiations ce que Dostoïevski appelait « contacts avec d’autres mondes » et Platon « souvenirs » de l’autre, du vrai être... Mais, cher Ami, j’ai suffisamment décrit mon dogmatisme, si anachronique, comparé à votre criticisme. qui vous confère le privilège de dire en parlant de la pensée moderne « notre science » et « notre philosophie ».

Qu’il me soit permis en conclusion de vous proposer une interprétation quelque peu divergente de la vôtre du chant « orphique » de Gœthe, intitulé « Daïmon ». Vous vous sentez attiré par ce chant, me semble-t-il, non seulement parce qu’il participe à la conception immanentiste de la culture, mais aussi en vertu de la forme intérieure qu’il recèle : ce qui d’ailleurs n’étonnera nullement ceux qui ont lu et médité votre sinistre et beau « Colloque avec l’Ombre ». Je fais abstraction des aphorismes sur l’élément démoniaque qui, en traitant d’influences extérieures et fortuites, n’ont rien à voir avec la loi générale et intrinsèque formulée par notre oracle imaginaire. Par la bouche de celui-ci en effet le poète, me semble-t-il, parle du principe morphologique de la personnalité, en affirmant que si dans les minéraux, les plantes, les bêtes, ce principe morphologique constitue l’élément distinctif de l’espèce, dans l’humanité chaque individu est un être « sui generis » et possède sa propre « forme imprimée qui se développe en vivant ».

Cela ne veut pas dire cependant que la personnalité soit entièrement contenue dans ce principe, ni qu’elle soit déterminée par lui exclusivement, ni qu’elle n’ait pas en elle-même, en dehors du principe formel, un agent spirituel qui, dans les formes données, puisse suivre des chemins de sa propre liberté. Comment seraient possibles autrement des événements de régénération de l’homme intérieur, comme par exemple la conversion de saint Paul, événement dont celui qui a dit : « stirb und werde », proclame constamment la réalité. D’ailleurs, dans le même cycle orphique des hymnes sont consacrés, à côté du Daïmon, à Éros et à Elpis. Le principe morphologique ne peut-il pas persister de façon constante jusque dans les transformations de l’être intime ? Et même le corps spirituel dont parle saint Paul ne gardera-t-il pas sa propre individualité, cet « élément caractéristique — comme dit Gœthe lui-même en expliquant son poème, — par lequel l’être singulier se distingue de tout autre, malgré toutes les ressemblances » ? Il nous apparaît bien différent du corps terrestre, pourtant, ce corps spirituel, depuis qu’il est devenu un réceptacle de la divinité, alors que le corps mortel, avant sa sanctification, avait peut-être été, comme celui de sainte Madeleine, une demeure de démons. Pensons à un chêne dans des sites différents. Imaginons un chêne infernal, affreux et menaçant et un chêne translucide du paradis terrestre : partout nous le reconnaîtrons dans toutes ses métamorphoses, grâce à la constance du principe morphologique propre au chêne. J’entends que le moi intérieur peut purifier ou obscurcir son propre Daïmon, il n’a pas besoin de « briser la forme » pour la spiritualiser, comme la même main peut-être meurtrière ou transpercée par le clou salutaire sur la croix du bon larron. Voilà pourquoi votre interprétation fataliste et déterministe ne me convainc nullement... Mais — chose étrange —, dans la « Correspondance », je défendais la culture et la mémoire contre un des plus amoureux et fidèles serviteurs de l’histoire et des lettres : dois-je aujourd’hui défendre la liberté de l’homme contre vous, humaniste, — la liberté comme grâce contre le champion de la liberté comme loi ?

 

Affectueusement à vous.

 

V. I.

Pavie, février 1934.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours du Centre Ivanov de Rome (http://www.v-ivanov.it/) ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 7 décembre 2013.

 

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Les livres que donne la Bibliothèque sont, sauf mention contraire, libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Psaume XVI, 10.

[2] Allusion à la poésie de Tiouttchev, Silentium.

[3] Les passages entre guillemets sont extraits d’un des chefs-d’œuvre de Gœthe : comme le poème est cité à plusieurs reprises dans cette correspondance, nous trans­crivons en entier l’original (note des traducteurs).

Sagt es niemand, nur den Weisen,

Weil die Menge gleich verhöhnet,

Das Lebend’ge will ich preisen,

Das nach Flammentod sich sehnet.

 

In der Liebesnächte Kühlung,

Die dich zeugte, wo du zeugtest,

Überfällt dich fremde Fühlung,

Wenn die stille Kerze leuchtet.

 

Nicht mehr bleibest du umfangen

In der Finsternis Beschattung,

Und dich reißet neu Verlangen

Auf zu höherer Begattung.

 

Keine Ferne macht dich schwierig,

Kommst geflogen und gebannt,

Und zuletzt, des Lichts begierig,

Bist du, Schmetterling, verbrannt.

 

Und solang du das nicht hast,

Dieses : Stirb und werde !

Bist du nur ein trüber Gast

Auf der dunklen Erde.

 

Tut ein Schilf sich doch hervor,

Welten zu versüßen !

Möge meinem Schreibe-Rohr

Liebliches entfließen !

[4] En français dans l’original.

[5] Épigramme de Pouchkine.

[6] En français dans l’original.

[7] Das Wahre war schon längst gefunden,

Hat edle Geisterschaft verbunden ;

Das alte Wahre, faß es an !

Gœthe, Vermächtnis (Gott und Welt, 4).

[8] Proverbe allemand.

[9] Allusion à un essai philosophique de M. O. Gerschenson, intitulé : « La triple image de la perfection ».

[10] V. le poème « L’ancêtre », Œuvres Compl., III, 544.

[11] « Il est dur de lutter avec le cœur, chaque désir obtenu s’achète au prix de l’âme ».

[12] Divinité des Slaves, dieu de la foudre.

[13] Œuvres Compl. I, 778

[14] Ibidem, I, 550.

[15] Le Songe de Mélampe. Ibidem, II, 294.

[16] Vers de Vladimir Soloviev.

[17] Œuvres Compl. II. 131.

[18] Ibidem, II, 305. Poème Taedium Phaenomeni.

[19] Je me limite ici à quelques notes, me réservant de traiter cet argument de manière plus large dans mon essai sur les œuvres posthumes de Wilamowitz qui paraîtra prochainement dans la revue « Hochland ».

[20] « im Bedürfnis von etwas Musterhaftem müssen wir immer zu den alten Griechen zurückgehen, in deren Werken stets der schöne Mensch dargestellt ist. Alles übrige müssen wir nur historisch betrachten ».