LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Hélène Iswolsky
(Извольская Елена Александровна)
1896 – 1975
LA TRAGIQUE ÉPOPÉE DE KOMSOMOLSK
LA JEUNESSE SOVIÉTIQUE EN EXTRÊME-ORIENT
1939
Article paru dans Études, CCXXXVIII,
1939.
Ce texte est publié avec l’accord des héritiers d’Hélène Iswolsky ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.
Lorsque Staline élabora ses plans quinquennaux, dont le deuxième vient d’expirer, il fit appel au Komsomol, « Union de la Jeunesse communiste », pour la construction d’usines géantes, de centres industriels et de cités nouvelles. On connaît le résultat de ces années fiévreuses qui épuisèrent la Russie et la drainèrent de ses meilleures forces. Mais ce qui n’est pas suffisamment connu, c’est le rôle de la jeunesse dans cette industrialisation forcée, rôle tragique en vérité. Car l’enthousiasme, la foi naïve, le dévouement de cette jeunesse furent largement exploités par les dirigeants de l’U. R. S. S. et brutalement sacrifiés à des objectifs stériles.
Si, aujourd’hui, les jeunes gens soviétiques se détournent de plus en plus du communisme et réagissent contre lui, leur réaction est due sans doute à ces douloureuses expériences. Les grandes épreuves qui leur furent infligées par les plans quinquennaux ont ouvert les yeux aux générations nouvelles sur l’absurdité et la duperie de l’aventure dans laquelle elles furent entraînées.
Nul ne croit plus en U. R. S. S. au paradis sur terre que Staline a promis au peuple. Mais il y eut une époque où la jeunesse soviétique avait été attirée par ces promesses et s’était dépensée généreusement pour aider à leur réalisation.
* * *
Parmi les grands travaux « de choc » projetés pendant cette période, aucun n’a autant séduit la jeunesse que l’industrialisation de l’Extrême-Orient.
En 1932, Staline avait recruté des milliers de volontaires pour bâtir une ville aux confins de la Sibérie, sur les bords du grand fleuve Amour. Cette ville devait être entièrement érigée par les Komsomoltzy (membres de la Jeunesse communiste) et porterait en leur honneur le nom de Komsomolsk. De fait, les premiers éléments de cette cité, perdue en pleine forêt sibérienne, dans une des régions les plus sauvages de l’Extrême-Orient russe, furent créés dans l’espace de trois ans par les jeunes volontaires accourus de tous les coins de l’U. R. S. S. Selon les statistiques soviétiques, Komsomolsk compte actuellement 60.000 habitants et devra bientôt en contenir 250.000.
Jusqu’à présent, pour nous faire une idée de cette étrange cité, nous n’avions sous les yeux que des articles de presse et des brochures de propagande officielles, publiées par les autorités soviétiques à la gloire de Komsomolsk. Ces ouvrages décrivent l’épopée des jeunes bâtisseurs sous les couleurs les plus romanesques et sur un ton factice qui n’inspire qu’une confiance relative. Mais aujourd’hui l’occasion nous est donnée de connaître les détails de cette extraordinaire et tragique aventure, grâce à un document infiniment plus vrai et plus émouvant.
Ce document humain est dû à la plume d’une femme écrivain soviétique, Véra Ketlinskaya, qui retrace sous une forme romancée l’histoire de Komsomolsk-sur-Amour. Cette histoire, elle la dépeint avec la plus grande franchise, sans chercher à dissimuler les pages les plus sombres de l’épopée sibérienne qui coûta des milliers de vies humaines.
Il est vrai qu’à la fin de son roman, auquel elle a donné le titre de Vaillance[1], Mme Ketlinskaya explique au lecteur que tous les malheurs des Komsomoltzy avaient été causés par les « saboteurs », les « traîtres trotzkystes » et autres « ennemis du peuple », démasqués et fusillés en guise d’épilogue.
Mais il suffit de lire entre les lignes et de faire la part de la commande sociale, imposée à tout écrivain soviétique ; il sera alors aisé de distinguer le vrai du faux et de dégager la partie purement documentaire de cet ouvrage. Celle-ci demeure en effet extrêmement impressionnante, car l’auteur de Vaillance semble avoir été un témoin oculaire de l’épopée de Komsomolsk, ou avoir recueilli ses renseignements de première main.
* * *
C’est en mars 1932, ainsi que nous conte Véra Ketlinskaya, que les premières équipes de volontaires furent envoyées sur l’Amour.
Jeunes gens et jeunes filles exaltés par « l’élan industriel », apprentis lassés par la monotonie de l’usine, jeunes couples ayant connu des déboires conjugaux et voulant « changer d’atmosphère », étudiants romanesques et collégiens assoiffés d’aventures, tous partent sans crainte et sans regret vers la terre promise.
Pendant le long trajet en chemin de fer (le futur Komsomolsk est à 400 kilomètres de Khabarovsk, en face de Sakhaline), les volontaires étudient cartes et manuels décrivant les richesses d’Extrême-Orient. Richesses en effet inépuisables et encore en partie inexplorées[2].
Or de Kolyma, le « Klondyke russe », charbon et pétrole de Sakhaline, pêcheries du Kamtchatka, avec ses immenses bancs de poissons, ses crabes et ses baleines ; flore et faune semi-tropicale d’Oussouri, fourrures précieuses de l’extrême Nord, houille blanche de l’Amour et de ses affluents, dont le courant est d’une vitesse de 40 kilomètres à l’heure. On comprend, en jetant les yeux sur la carte économique de la Russie d’Asie, la fièvre d’exploration qui agitait cette jeunesse en marche. Pourtant, rendons-lui justice : ce n’est pas la cupidité qui la jeta dans l’aventure ; le départ pour Komsomolsk ne fut pas une « ruée vers l’or », mais bien une initiative désintéressée, joyeusement entreprise par des milliers de jeunes aspirant à construire « la plus belle ville du monde ».
Ces bandes turbulentes, raconte l’auteur dans son roman, où les scènes et les noms réels sont à peine transposés, furent rapidement réparties en équipes. Celles-ci furent dirigées sur Khabarovsk, sous la surveillance de dix-huit communistes de choc et du Partorg (organisateur du Parti), l’indispensable contrôleur de toute entreprise soviétique.
À Khabarovsk, les volontaires sont accueillis par « le chef des constructions », le camarade Verner, communiste de haut grade.
Ce maître suprême du futur Komsomolsk est un homme sévère, aux allures dictatoriales, et qui sait observer ses distances.
Aucune camaraderie entre ce « camarade » et ses équipes. Des ordres secs, des « ukazes » draconiens sont les seuls mots de bienvenue qu’il réserve à sa troupe. Première déception, bientôt suivie par d’autres. Sur le bateau qui les emporte vers la région où Komsomolsk devra naître règne une discipline de fer, une atmosphère de bagne.
Et pourtant cette jeunesse est encore pleine de la joie de vivre :
Ils étaient quelques centaines, écrit Véra Ketlinskaya, qui se pressaient sur le bateau descendant le fleuve, bordé de rives sauvages. Ils étaient mal nourris, car le voyage ne devait durer que vingt-quatre heures, et voilà quarante-huit heures qu’ils étaient en route les provisions étaient épuisées. Les Komsomoltzy ne se souciaient guère de la piètre ration. Mais ils avaient peine à rester en place dans les cabines collectives et sur le pont qui leur était réservé. Ils étaient attirés par le carré du commandant, par les machines, ils voulaient tout toucher et tout voir, descendre à terre à chaque escale, pour fouler le sol inconnu, examiner de près les robes bigarrées des indigènes, s’en aller à la chasse et à la pêche. Ils avaient envie de s’amuser, de crier, de faire du tapage, de courir, car leur énergie avait besoin de se dépenser.
Mais le camarade Verner est là pour mettre fin à ces ébats trop joyeux. À la moindre infraction à la discipline, les volontaires sont mis aux arrêts.
Voici nos jeunes pionniers arrivés, quelque peu déconfits, au lieu de leur destination.
Or, la première impression est que l’on a fait fausse route, que l’on a commis une erreur en les débarquant dans cette taïga, l’épaisse forêt sauvage et marécageuse qui borde le grand fleuve. Est-ce cela, Komsomolsk, l’objet de leurs rêves et de leurs ambitions ? Hélas il faut se rendre à l’évidence : cette taïga effrayante, plus impénétrable qu’une jungle, est bien l’emplacement de la future « capitale de la jeunesse ».
Pour tout logement, une centaine de cabanes paysannes, dont les habitants se montrent d’ailleurs fort inhospitaliers et ne consentent qu’après de longs pourparlers à accueillir provisoirement sous leur toit quelques femmes et jeunes filles. Mais les plans de la future cité sont là pour ranimer les courages vacillants. Voici, tracés sur le papier, les larges avenues, bordées d’immeubles modernes, les clubs, les cinémas, les bibliothèques, les chantiers et les usines géantes. Ce coin de forêt tout particulièrement sombre et touffu, c’est la future « section mécanique » où se dresseront les ateliers modèles. Ce rivage abrupt et désert, qui surplombe le fleuve, servira d’emplacement pour la plus grande usine électrique de la région.
Verner et son adjoint Granatoff organisent un meeting en plein air ; ils adressent aux volontaires des discours froids et précis et prescrivent à chacun sa tâche immédiate. Cependant, avant de commencer à bâtir, il s’agit d’aménager des abris rudimentaires : on dresse des tentes, on creuse des trous et des tranchées que l’on recouvre de branches, on bâtit des huttes de terre.
Puis Verner constitue les équipes de défricheurs ; détail significatif, ceux-ci sont recrutés d’après un seul indice : ne pourront travailler en forêt que ceux qui ont des bottes, car on ne saurait s’aventurer dans la taïga marécageuse qu’à condition d’être solidement chaussé. Or, il n’y a que 50 p. 100 des Komsomoltzy qui peuvent se vanter de posséder des bottes.
Aussitôt le travail de défrichement entrepris, les difficultés commencent. Les instruments manquent, et ceux qui en ont reçu ne savent pas s’en servir. Ces jeunes ouvriers des villes serruriers, tourneurs, menuisiers, mécaniciens, tailleurs, n’ont pas la moindre idée de ce travail de pionnier sibérien. Ils se blessent, s’épuisent à la tâche, car ce n’est certes pas une petite affaire que de déboiser cette jungle. Ils sont dévorés par les moustiques, attaqués par les grands serpents verts qui grouillent dans les sous-bois. Les trappeurs indigènes leur racontent des histoires terrifiantes d’ours et de tigres qui hantent la taïga, de même que les bandits, les « mauvais garçons » jadis échappés du bagne sibérien. Et si les Komsomoltzy finissent par se moquer de ces légendes, ils connaissent d’autres dangers, d’autres épreuves très réelles..., le froid, la faim, l’épuisement physique, la cécité..., cet étrange mal de la taïga qui s’abat brusquement sur l’homme à l’heure du crépuscule...
Pendant ces premiers mois, Komsomolsk, la cité fantôme, n’avait ni médecin, ni pharmacien, ni infirmerie. La forêt pleine de miasmes se vengeait de cette jeune humanité qui osait prétendre la conquérir. La nature elle-même semblait s’opposer à la construction de Komsomolsk. À peine le camp installé, il fut dévasté par un terrible orage, une de ces « tempêtes électriques » que l’Europe ignore, mais qui se déchaînent périodiquement sur l’Amérique et l’Extrême-Orient.
Voici la description qu’en fait l’auteur de Vaillance :
Ce n’était pas de la pluie ordinaire, c’était une masse d’eau, compacte, irrésistible, qui s’écroula sur la terre. En une minute, tous furent trempés de la tête aux pieds. Au camp, ce fut le branle-bas général. Les Komsomoltzy, s’étant habillés à la hâte, cherchaient à sauver les tentes, les valises, les chaussures. On entendait çà et là éclater un juron ou une exclamation pleine de désespoir, lorsqu’une tente, ne pouvant plus résister à la pression du vent et de l’eau, se renversait sur la tête de ses habitants. L’éruption aquatique se prolongeait, les éclairs trouaient avec difficulté l’épais rideau de pluie, qui prenait des teintes jaunes et verdâtres. Lorsque les roulements de tonnerre cessaient, on entendait monter d’autres rumeurs menaçantes du côté du fleuve. C’était l’Amour déchaîné, qui écumait, grondait, sortait de ses rives...
L’inondation détruisit les ateliers, détrempa les provisions déjà insuffisantes, car le ravitaillement n’était guère assuré. Lorsque les chefs d’équipe s’en plaignaient à Verner, celui-ci répondait que tout allait bien, puisque les wagons de vivres, partis du centre, « roulaient vers Komsomolsk ». Il y avait toujours des trains chargés de victuailles, de matelas, d’outils, qui « roulaient » vers la ville fantôme, mais quand arriveraient-ils ?... En attendant, les pionniers couchaient sur la paille et devaient se contenter de bouillie de millet, régime de famine qui provoquait le scorbut.
Il y avait bien d’immenses bancs de poissons que l’on signalait de temps en temps au loin, descendant l’Amour.
Les Komsomoltzy s’en allaient à la pêche, mais il fallait saler immédiatement ces tonnes de poisson, le sel manquait et, de plus, la préparation de ces salaisons exige un travail de spécialistes que les pionniers étaient incapables de fournir au bout de quelques jours, ces précieuses provisions pourrissaient sous leurs yeux. Au milieu des richesses sibériennes, Komsomolsk mourait de faim et de misère.
Au début de l’automne, une femme accoucha : c’était le premier enfant de la ville merveilleuse, mais c’était un enfant mort. Enfin, un médecin arriva, installa une infirmerie dans une baraque de planches. Mais il manquait de lits, et les malades, à peine hospitalisés, durent faire place aux mourants. Il n’y avait pas de briques pour les poêles, et déjà le cruel hiver sibérien approchait. Ce fait déchaîna enfin l’indignation des Komsomoltzy, qui longtemps avaient souffert en silence. Ils se liguèrent pour aller voler des briques aux chantiers où Verner en avait fait réserver un stock en vue de la construction de l’usine géante. Cet acte d’indiscipline risquait d’être durement châtié, car il s’agissait du « vol de la propriété socialiste », crime qualifié d’une extrême gravité. Mais la population tout entière de la ville fantôme prit le parti des délinquants et obtint leur pardon.
Cet incident est un des plus saisissants décrits par Ketlinskaya ; il révèle mieux que tout autre d’une part les dures privations subies par les habitants du camp, d’autre part la profonde solidarité de cette jeunesse.
Cependant, au milieu de ces catastrophes, Verner, son adjoint Granatoff et les dix-huit communistes se perdaient en discussions interminables quant à la « réalisation du plan ». Tandis que les uns exigeaient avant tout l’aménagement du camp et la construction de baraques, les autres défendaient « le plan intégral », c’est-à-dire l’exécution du programme d’industrialisation maximum. Il s’agissait de bâtir d’urgence les usines, les chantiers, préparer le lancement des premiers bateaux... Quant aux baraques, il était parfaitement inutile d’en construire ; elles ne feraient que jeter le désordre dans l’alignement des futures rues. À quoi bon gaspiller de précieux matériaux pour bâtir des cabanes de planches, alors que bientôt on verrait s’élever de beaux immeubles de briques et de ciment ?
Telle était l’opinion de Verner et de son adjoint Granatoff. Ces hommes, fanatisés par la mystique du « plan », voyaient déjà la vaste cité rutilante de lumières remplacer les huttes et les tentes trouées. Encore un peu de patience, et les puissantes usines, les stations électriques, les clubs, les cinémas s’élèveraient dans la taïga.
« Nous construirons Komsomolsk, clamait Granatoff en proie à une sorte de transe, nous le construirons, s’il le faut, sur nos propres ossements !... Ce qui importe, ce sont les bateaux, les bateaux, et non pas les hommes... » Verner lui-même, sévère, ascétique, continuait à jouer au dictateur, en fermant les oreilles aux plaintes et aux supplications. En vain, quelques collaborateurs plus conscients, plus au courant de la situation lamentable qui régnait au camp, essayaient de ralentir ce rythme effréné. Verner et Granatoff ne songeaient qu’au « plan », ne se souciant guère du matériel humain qu’ils étaient en train de gaspiller.
* * *
Cependant, ce matériel humain s’épuisait, se démoralisait de plus en plus. Un indigène ouvrit non loin du camp, malgré la défense expresse du chef, un tripot où les Komsomoltzy oubliaient leurs soucis en buvant et en jouant aux cartes. Il y eut des cas de désertion des jeunes gens fuyaient vers Sakhaline, vers le Kamtchatka, ou s’en retournaient chez eux. D’autres, sans oser les imiter, ne sortaient plus du tripot et refusaient de reprendre le travail.
Mais dans cet enfer, tout n’était pas que désespoir et désolation. La jeunesse était plus forte que toutes les épreuves. Dans la taïga glacée, il y avait encore place pour le romanesque. Mme Ketlinskaya décrit les aventures sentimentales de ces jeunes gens et de ces jeunes filles, devenus camarades de combat et construisant les uns à côté des autres la future cité, où ils rêvaient de fonder un jour leur foyer. Rien de plus émouvant que cette collaboration, cette solidarité, où pionniers et pionnières se soutiennent mutuellement dans l’épreuve et font ensemble le dur apprentissage de la vie.
* * *
Tel est le récit que nous fait Ketlinskaya de la grande épopée de Komsomolsk. Le lecteur sent à chaque page que ces épisodes ne sont qu’à peine romancés, qu’elle les a empruntés à la vie réelle. D’ailleurs, un petit livre de propagande que nous avons sous les yeux[3] nous montre les premiers campements des pionniers de la ville fantôme. Ce sont des esquisses faites sur place par un jeune artiste. Voici les baraques, les huttes de terre, les tranchées recouvertes de branchages, où les équipes vinrent s’abriter. À cause de ces tranchées, de ces « trous de rats » qui servirent longtemps d’habitation, Komsomolsk fut surnommé Kopaï Gorod, « la ville creusée dans la terre ». Mais cette œuvre de propagande officielle, contrôlée par la censure, qui nous dépeint les splendeurs du « plan », ne nous dit pas quelles furent les effroyables épreuves subies par cette jeunesse, ni le nombre de morts laissés sur ce champ de bataille de l’industrialisation. Elle ne nous dit pas non plus l’insouciance criminelle des chefs, de ces Verner et de ces Granatoff, qui voulaient construire la ville merveilleuse « sur les ossements » de milliers de jeunes gens et d’adolescents.
On pourrait s’étonner du fait qu’une femme de lettres soviétique ait osé décrire si franchement les épisodes tragiques de l’épopée de Komsomolsk. Mais, ainsi que nous le disions plus haut, l’auteur s’applique, assez naïvement d’ailleurs, à démontrer que cet incroyable gaspillage de forces humaines avait été causé par les « saboteurs trotzkystes ». Granatoff, l’adjoint de Verner, suggère Mme Ketlinskaya, n’était qu’un agent double qui suggérait à Verner les « rythmes accélérés » qui devaient mener au désastre.
Nous savons qu’en U. R. S. S. il arrive souvent que les accusations de sabotage et de trotzkysme sont lancées contre ceux-là mêmes qui exécutèrent le plus fidèlement les directives du Parti. L’extrémisme criminel de ces directives ayant mené aux pires échecs, les sous-ordres doivent payer pour les erreurs de leurs chefs. On taxe de « trahison » des méthodes qui, au départ, étaient approuvées comme strictement orthodoxes.
La tragédie de Komsomolsk fut, à n’en pas douter, le résultat de cet extrémisme criminel appliqué par des chefs implacables et fanatisés. Après avoir été poussé à l’absurde, ce fanatisme est châtié et dénoncé. Mais les représailles tardives ne ressusciteront pas les victimes de l’industrialisation et ne rendront pas confiance à ceux qui ont survécu à l’épreuve. Actuellement, les bâtisseurs d’Extrême-Orient ont ralenti leur rythme, et Komsomolsk-sur-Amour continue à se développer d’une façon plus normale. La ville est née, grâce aux sacrifices d’une vaillante jeunesse, mais elle est loin d’être la « cité tentaculaire » prévue par le « plan ». C’est une immense agglomération de maisons de bois, perdue dans la taïga sauvage, où l’on a conservé, en guise de souvenir, la ville primitive « creusée dans la terre » où campèrent les premiers habitants.
* * *
Cependant le mirage de l’Extrême-Orient et de ses richesses continue à hanter la jeunesse soviétique. En 1937, un nouvel exode vers la terre sibérienne fut signalé en U. R. S. S. Cette fois, il s’agissait d’un exode féminin qui s’opéra dans des conditions extrêmement curieuses.
Ce fut le maréchal Blücher, commandant en chef de l’armée d’Extrême-Orient (récemment menacé de disgrâce et plus tard réhabilité), qui eut l’idée de coloniser la province maritime et les vastes régions de l’Amour insuffisamment peuplées. La femme d’un officier de l’armée rouge, une certaine Valentine Chetagourova, lança le mouvement, qui prit le nom de Chetagourovstchina. Elle fit appel « à toutes les jeunes filles de l’Union soviétique » en les invitant à venir s’établir en masse en Sibérie. Elle leur promettait du travail, une vie confortable, des situations lucratives, et la possibilité de se marier.
Selon les premières statistiques, 12.000 jeunes filles se mirent en route, et 70.000 s’inscrivirent pour les prochains départs.
Mais à peine une année s’était-elle écoulée, et déjà la Komsomolskaya Pravda, organe officiel de la Jeunesse communiste, annonçait que le mouvement de Valentine Chetagourova n’avait pas eu plus de succès que l’expédition de Komsomolsk. Et tout d’abord il se trouva que, parmi les 12.000 volontaires, il y avait beaucoup d’éléments indésirables : mendiantes, vagabondes, jeunes filles de mœurs douteuses, etc. Quant aux autres, il s’agissait surtout d’ouvrières spécialisées dans les métiers des villes et qui n’étaient nullement préparées à la tâche de colonisatrices. Que faire des tisseuses, des couturières, des ajusteuses, dans la taïga sauvage ? Chetagourova fut obligée de reconnaître que son mouvement avait avorté, malgré les félicitations du maréchal Blücher ; les équipes féminines qui débarquèrent en Extrême-Orient au cours des années 1937-1938 finirent par échouer dans les mines et les scieries, ou par travailler à la construction du chemin de fer Baïkal-Amour, où elles traînent une existence misérable. « Cette expédition, a déclaré Chetagourova, fut un mélange de bureaucratisme et de sabotage[4]. »
* * *
Ces quelques pages suffiront à faire comprendre pourquoi les cadres du Komsomol commencent à fléchir et quelles sont les raisons profondes de son état d’effervescence. La vie soviétique se développe en vase clos, sans que nous puissions pénétrer ses secrets. Mais il arrive parfois qu’une voix monte vers nous du fond de ces ténèbres. Un documentaire, un article de presse, un roman qui décrit des faits réels sous une forme discrètement voilée, nous révèlent brusquement la misère de cette existence.
Mais ces documents ne découvrent pas uniquement les aspects tragiques de la vie soviétique. Ils nous apprennent aussi que, là-bas, malgré tout, la jeunesse est forte et vaillante, qu’elle a le goût du sacrifice et du service désintéressé. Nous devinons également qu’elle s’est pénétrée peu à peu d’un sens nouveau des valeurs nationales. Les jeunes gens qui ont participé à la tragique épopée de Komsomolsk, et qui ont eu la chance de lui survivre, ont gardé sans doute de cette aventure l’émotion d’avoir foulé une terre vierge, qui fait partie du sol de la patrie. Ils savent que cette terre renferme des trésors inépuisables. Ils savent également que Komsomolsk-sur-Amour, s’il n’est pas un Eldorado, est devenu un point stratégique important, vers lequel converge la ligne du nouveau chemin de fer sibérien au point de vue de la défense nationale de la Russie, dans le cas d’une guerre avec le Japon, ce chemin de fer est destiné à jouer un rôle capital. Si la jeunesse soviétique se rend compte qu’elle fut exploitée par des maîtres inhumains et des fanatiques implacables, elle se rend compte également que, demain, la Russie libérée récoltera le fruit de cet immense sacrifice. Tous les témoignages que l’on recueille actuellement sur l’U. R. S. S., si contradictoires qu’ils soient sur bien des points, sont unanimes à reconnaître que le patriotisme s’incarne actuellement dans la jeunesse.
La résistance même que semble opposer le Komsomol aux directives officielles, et qui a causé la mise à pied de son secrétaire général Kossareff[5], révèle un esprit d’indépendance tout nouveau et démontre que cette organisation est en train de briser le moule rigide du communisme.
Nous avons fait allusion dans un article récent publié ici même[6] à des « hommes nouveaux » qui « tirent le carrosse soviétique hors du marécage où il s’est embourbé ». Le livre de Véra Ketlinskaya semble confirmer ce fait ; l’épopée de Komsomolsk est une des étapes de ce sauvetage héroïque, et nous osons espérer qu’il continuera à se développer, sans entraîner pour cela de nouvelles victimes de la folie collectiviste[7].
La ville sibérienne, perdue dans la taïga et dont l’Europe connaît à peine le nom, a bien fait de respecter les pauvres huttes où vécurent ses bâtisseurs. Un jour, des jeunes gens plus heureux, plus libres, viendront s’y recueillir. Ils feront l’appel de leurs camarades disparus, sacrifiés à la grande illusion, ou plutôt au grand mensonge, que les « hommes nouveaux » auront enfin vaincu.
_______
Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 6 septembre 2013.
* * *
Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Éditions d’État, Moscou, 1938.
[2] De 20 à 30 p. 100 de ces richesses demeurent encore inexploitées.
[3] Komsomolsk-sur-Amour, recueil publié par les Éditions de la « Jeune Garde ». Moscou, 1936.
[4] Komsomolskaya Pravda, janvier-février 1938.
[5] C’est au mois de décembre dernier que Kossareff et ses adjoints furent mis à la retraite et frappés de disgrâce foudroyante. Ils étaient accusés d’avoir toléré au sein du Komsomol cette effervescence dont nous parlons, et qui prit la forme d’un « mouvement politique ». La presse, commentant cet incident, ajoutait que les Komsomoltzy étaient mécontents des mauvaises conditions de vie qui leur étaient imposées.
[6] Études, 20 décembre 1938.
[7] Staline vient de faire connaître les principaux éléments du « troisième plan quinquennal » devant être soumis à la ratification du prochain Congrès du Parti communiste qui se tiendra au mois de mars courant. Les chiffres contenus dans ce projet sont considérablement inférieurs à ceux des deux premiers plans quinquennaux ; ce fait semble indiquer que les dirigeants soviétiques se voient obligés de ralentir les rythmes de l’industrialisation, le pays étant trop épuisé pour exécuter un plan maximum. Malgré ces atténuations, le troisième plan quinquennal a été accueilli par la population avec une indifférence morne et il est fort douteux que les élans de dévouement et d’enthousiasme, comme ceux qui animèrent l’épopée de Komsomolsk, puissent jamais être ressuscités.
Le projet de ce troisième plan a été publié dans la presse officielle, Pravda, Isvestia du 30 janvier.