LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Semion Iouchkevitch

(Юшкевич Семён Соломонович)

1869 — 1927

 

 

 

 

L’AUTOMOBILE

(Автомобиль)

 

 

 

1922

 

 

 

 

 


Traduction de Mme Lovell parue dans le Mercure de France, t. 154, 1922.

 

 

 

 


M. Semion Youchkevitch, auteur de la nouvelle : Automobile, que nous publions dans le présent numéro, est né en 1869 et appartient à la brillante génération qui a donné à la littérature russe Tchekhof, Gorky, Mérejkovksy, Bounine, et plusieurs autres célèbres écrivains. Par son talent vigoureux, par sa fécondité, Youchkevitch occupe une des premières places dans la littérature russe contemporaine. Parmi ses œuvres les plus connues, et qui ont eu en Russie des centaines d’éditions, citons les romans : Les Juifs, Léon Drey (en 3 volumes), La Rue ; et parmi ses pièces, qui, presque toutes, ont remporté un succès considérable sur les scènes russes : Miserere (Théâtre Artistique de Moscou), Le Roi (Ancien Théâtre Impérial Alexandre), En Ville, montée par le célèbre metteur en scène Meyerhold. M. Youchkevitch a tiré de son roman, Léon Drey, une pièce en quatre actes, qui sera jouée prochainement à Paris par M. André Brulé.

Des événements d’une importance capitale et gros de signification bouleversaient l’univers. Tout les rappelait à l’esprit ; les quotidiens, dans des articles prudents, mais caractéristiques, prédisaient une catastrophe inconnue jusqu’alors ; déjà s’entendait l’approche des roulements souterrains de l’orage, et cependant le conseiller municipal Kovroff recevait comme d’habitude les amis qu’il réunissait tous les lundis pour passer agréablement le temps. Les uns, et ceux-ci formaient la majorité, discutaient, le visage préoccupé, des événements. C’étaient des hommes appartenant surtout au parti conservateur, auquel se rattachait, à un certain point de vue, M. Kovroff, gens riches, posés, et d’un certain âge. M. Kovroff s’approchait souvent d’eux, s’asseyait pour une minute, plaçait un mot, et retournait à ses autres invités. Bien nourri, doux, toujours agréable, d’une bonne humeur constante, les demoiselles l’attrapaient au passage pour lui dire des compliments. Les autres invités formaient deux groupes, sans compter le coin des joueurs, réunis dans une petite pièce adjacente au salon où l’on jouait au poker et au bridge. L’un des groupes était consacré à la théosophie et au spiritisme, l’autre au flirt. La gaieté régnait dans le second. Dans le groupe théosophique, on discutait des sujets mystiques et on se préparait à évoquer les esprits.

M. Kovroff avait ici beaucoup d’autorité ; il connaissait un grand nombre de récits merveilleux, inexplicables du point de vue naturel, et qui produisaient toujours grand effet.

Dans le coin des joueurs, les héros étaient aujourd’hui une dame rousse fortement grisonnante, qu’on n’appelait jamais, par derrière, autrement qu’ « Absurdité » et un joueur malheureux, au binocle bleu, M. Tœrrestre, agronome de profession, sujet que comptaient bien exploiter au souper les « faiseurs de mots ».

La plus grande animation régnait dans le groupe des flirteurs composé de jeunes femmes, de jeunes filles indépendantes, de deux journalistes, de jeunes gens, et de plusieurs peintres, les uns réalistes, dont faisait partie un certain Jouravsky, très bel homme, faisant exclusivement des tableaux érotiques, d’autres à l’affût de la mode, cubistes et futuristes. À eux se joignaient deux officiers venus en congé et dont la permission se terminait, et plusieurs avocats, parmi lesquels M. Rogojsky, en voie de célébrité. Il venait d’arriver avec sa jeune femme et écoutait avec condescendance les phrases tantôt mordantes, tantôt bêtes, lancées par le futuriste cravaté de jaune et rusant avec un jeune avocat à la calvitie précoce, plein d’un respect malheureux pour tout ce qui était cubiste et futuriste. Rogojsky gardait le silence, quoiqu’il sût très bien qu’il eût pu démolir d’un mot le futuriste et le tourner en ridicule aux yeux des dames. Son antipathie pour le jeune avocat à laquelle se joignait une raison plus importante : sa dignité sociale, l’en empêchait. Il était déjà trop posé et trop sérieux pour entrer en discussion avec un jeune homme, et il pensa subitement avec tristesse à ses trente-six ans qui l’empêchaient de se sentir à sa place parmi la jeunesse.

Il resta encore, par convenance, quelques minutes, puis se leva, et, avec un sourire glacé, alla rejoindre les spirites qui exerçaient sur lui un charme secret,

Rogojsky produisait beaucoup d’effet : grand, large d’épaules, bien nourri, les yeux noisette très froids, extrêmement sérieux, il donnait par tout son aspect l’impression de connaître sa valeur et de ne pas perdre ses mots en vain, de savoir qu’il était de cette essence supérieure que ne peuvent atteindre ni les menus événements de la vie, ni tout ce qui aurait pu le détacher, lui l’élu, du but élevé qu’il poursuivait.

Les spirites l’accueillirent aimablement et l’entraînèrent aussitôt dans la conversation.

Ne laissant pas une seconde supposer qu’elle flirtait, mais flirtant, les jambes repliées sous elle, la femme de Rogojsky, jeune, très fraîche, aux yeux noirs naïfs et malicieux, était assise sur un vaste canapé. C’était une femme sobrement décolletée, aux ravissantes mains blanches, qu’elle montrait fort adroitement à tout le monde. Près d’elle était assis, dans une pose négligée, le jeune sous-lieutenant Medvedsky, complètement remis d’une blessure reçue dans une bataille. Il passait avec toute l’insouciance de la jeunesse ses derniers jours de congé. Il parlait avec une légère hésitation dans la voix, ce qui lui allait fort bien, mais avec assurance et désinvolture, comme s’il n’y eût eu personne au monde qui lui fût supérieur. Il avait entièrement accaparé Mme Rogojsky, si bien que le beau Jouravsky se leva et partit, chassé par la jalousie.

Auprès de Mme Rogojsky, mais sans qu’elle l’aperçût, se trouvait le peintre mystique Malinine. Les yeux brillants comme des miroirs, il feuilletait un album de dessins que quelqu’un avait apporté, jetant de temps à autre des regards enflammés sur sa voisine. Rien ni personne ne l’intéressait dans cette maison, hormis elle. Il soutenait la conversation par politesse, mais gardait surtout le silence, parfaitement heureux d’être dans la même maison que Mme Rogojsky, de respirer le même air qu’elle. La mine retenue et maussade de Malinine repoussait involontairement tout le monde, et il en était heureux, jouissant de la solitude et du silence fait autour de lui, de cet isolement dans la gaieté des plaisanteries et du rire. Malinine pouvait s’abandonner dans ce milieu à son moi, jouir d’être près d’elle, et souffrir sans espoir. Il perdit la respiration quand le sous-lieutenant, s’emparant d’un éventail et en jouant négligemment, s’inclina vers Mme Rogojsky.

« Comme cela lui vient naturellement ! pensa-t-il. Moi, je n’aurais pas su, je n’aurais pas osé. »

— Je n’aurais jamais supposé, disait Medvedsky, qu’un petit détail pût transformer et embellir ainsi...

Il ne termina pas sa phrase, et sourit d’un air malicieux, comme s’il avait droit d’être familier et ouvertement malicieux avec Marie Rogojsky.

— De quoi parlez-vous ? demanda froidement Marie, comprenant qu’il faisait allusion à un ravissant grain de beauté qu’elle avait sur la joue et au sujet duquel il avait déjà dit la même phrase la semaine passée dans une autre maison amie.

— Mais je parle de ce guéridon spirite, répondit Medvedsky d’un air de fausse naïveté, en lui jetant un regard de ses yeux bleus, attrayants, mais méchants. Convenez que sans cette curiosité le salon perdrait les trois quarts de son attrait.

Il indiqua de ses yeux moqueurs la table des spirites et des théosophes, et jeta un regard méprisant sur le dos de Rogojsky, qu’il détestait de tout cœur, comme étant le mari de la femme qui lui plaisait.

« Il est méchant et intelligent, pensa Marie ; il s’est montré plus rusé que moi ; j’ai seulement prétendu ne pas vouloir entendre le compliment et je dois avoir un air bête maintenant. Je vais faire semblant de le croire. »

— Quelle hérésie ! dit-elle en le menaçant d’un geste coquet du doigt. Comment pouvez-vous parler d’un air si peu respectueux de la table sacro-sainte ?

« Non, mais elle est vraiment bête et manque de repartie, pensa Medvedsky ; elle n’a de bien que ses lèvres, sa poitrine et ce diable de grain de beauté. Si elle ne sait pas mieux se défendre, je n’aurai pas beaucoup de mal avec elle. »

Il la regarda dans les yeux ouvertement et audacieusement. Voyant qu’elle était confuse, il décida définitivement qu’elle allait lui appartenir.

Malinine voyait et entendait involontairement tout, et en souffrait horriblement.

— Et vous croyez à la table ? dit Medvedsky malicieusement.

Ce qui voulait signifier : vous me plaisez énormément et surtout votre grain de beauté.

— C’est un interrogatoire ? demanda Marie du même ton : pensant : « Il me plaît un peu, mais son regard est trop insolent. »

— Non, chère madame, ce n’est point un interrogatoire, mais les événements d’outre-monde restent toujours très problématiques pour moi.

Ce qui de nouveau signifiait : « Je suis incapable de détacher mes regards de toi, quoique cela soit indélicat et grossier. Je sacrifierais n’importe quoi pour avoir le droit de mettre la main sur ta poitrine. Mais tu le permettras, dis que tu le permettras, et je comprendrai. »

— Vous êtes un horrible matérialiste, dit-elle en hochant la tête d’un geste ravissant, et pensant : « Un roman, non, non, jamais ! Je ne permettrai à personne de m’étreindre, de m’embrasser. Il m’est seulement agréable d’être courtisée, d’être la proie pourchassée, et il est un charmant chasseur avec lequel j’aime à me trouver. »

Leurs voix vibrantes étaient pleines d’électricité. Un courant invisible les réunit tous deux pendant un instant vertigineux. Ils s’inclinèrent involontairement l’un vers l’autre, et il parla à voix basse :

— Mais certainement, madame, je suis un matérialiste ; vous auriez dû le deviner vous-même. J’essaye tout le temps de combler le précipice.

— Quel précipice ? de quoi parlez-vous ? interrompit-elle, s’effrayant un peu et s’éloignant prudemment, sentant que ses yeux l’hypnotisaient.

« Il est extrêmement sûr de lui-même, mais il y a tout de même quelque chose d’agréable chez lui, quelque chose d’indéfinissablement attrayant », pensa-t-elle.

Et tout d’un coup elle se retourna. Il lui sembla entendre : « Marie ! » et ses yeux rencontrèrent les yeux ardents de Malinine.

« Comme il est antipathique ! pensa-t-elle. Qui est-ce ? Ah oui, Malinine. Pourquoi me regarde-t-il ainsi ? Qui donc m’a appelée ? »

Medvedsky la regardait de côté en se demandant s’il était possible que cette créature ravissante se déshabillât devant son mari de bois et se couchât dans le même lit. Il regarda Rogojsky et le vit se lever et s’asseoir auprès du grand propriétaire agraire Raevsky, un vieillard très vigoureux, droit comme un jeune chêne, aux idées très conservatrices, que l’on n’aimait pas, mais qui inspirait la crainte et le respect,

« Quelle pyramide ! rageait Medvedsky ; on ne le traverserait pas au canon ! Ce serait bon de lui chiper sa femme. Mais qu’en faire ?

« L’emmener en Crimée ? Il me faut retourner au front », se rappela-t-il avec un sentiment désagréable.

Mme Rogojsky regarda aussi son mari. D’après l’expression qui lui était familière, elle sentit qu’il disait « des choses intelligentes », et cela lui inspira l’ennui. Elle se retourna et, tout d’un coup, devint silencieuse, perdant son humeur joyeuse et son éclat.

Malinine, qui avait déjà longuement examiné l’album, se retourna subitement et ouvrit de grands yeux. Il avait entendu nettement son nom prononcé par Marie.

« Je deviens fou, ou j’ai des hallucinations, pensa-t-il. Peut-être m’a-t-elle appelé, elle ou son âme. Je lui répète tout le temps : Je suis à vous ! à vous ! Elle a entendu. Son moi le sait déjà, et pour moi elle est l’univers entier, elle m’est plus précieuse que mon âme. Oh, comme c’est bien ! ».

Et il cessa de la regarder, mais il la voyait jusqu’au moindre de ses traits, il était heureux. Des jeunes gens et des jeunes filles assis autour de lui remplissaient le salon de leurs gentils babillages et de l’éclat doré de leur jeune rire, et ce bruit s’harmonisait si bien avec son bonheur ! La jeunesse des voix, le rire doré, la gaieté en lui et au dehors de lui, tout était semblable aux tableaux qu’il peignait sans forme, sans ligne, aux purs rêves éthérés, à l’âme, à l’Éternel...

Rogojsky répondait à Raevsky. Le sujet de la conversation ne l’intéressait nullement, mais il pouvait parler de tout avec poids, importance, et une sincérité victorieuse. Les doigts lourds de sa main gauche dans son gilet, c’est seulement ainsi qu’il pouvait parler, Rogojsky termina sa conversation par ces paroles :

— Oui, c’est inévitable, et nous sauterons tous en l’air, si nous ne donnons pas aux paysans notre terre volontairement. Attendez, le paysan reviendra de la guerre et vous sauterez les premiers, les entêtés ! Les temps d’Alexandre II sont passés à jamais ; il y a assez de gens qui pensent à la révolution. N’oubliez pas qu’il y a cent ans que la Russie prend son élan pour sauter. Cent ans ! Les révolutions tardives sont les plus violentes.

— La faute en est dans la libération des esclaves, répondit Raevsky maussadement, avec un petit feu méchant dans les yeux. Moi, je ne les aurais pas libérés !..

— Vous y pensez trop tard, dit Rogojsky,

— Il n’est jamais trop tard. Donnez-moi seulement le pouvoir et je me charge en six mois de les remettre...

Et il serra le poing et resta ainsi.

— Mais voilà, on ne vous donnera pas le pouvoir, rit Rogojsky ; et comme il en est ainsi, cela ne vaut pas la peine de vous échauffer.

On entendit un chut, et M. Rogojsky, en se retournant, vit le maître de la maison donnant des ordres aux domestiques. « Ah ! la séance, pensa-t-il, il ne faut pas perdre sa place. »

Au milieu du salon fut apporté un petit guéridon. L’électricité s’éteignit subitement. Rogojsky se leva doucement et courut prendre sa chaise dans la chaîne.

 

*

 

Les Rogojsky partirent aussitôt après le souper. Marie, dans la voiture, regarda Rogojsky du regard de l’acteur qui, après un rôle bien joué, le maquillage lavé, regarde un camarade. Elle voulait faire part à son mari de ce qu’elle avait aperçu de drôle, rire de Raevsky, des invités, du maître de la maison, montrer la façon de manger de la dame rousse que l’on appelait « Absurdité », et bien d’autres choses encore. Mais, en regardant attentivement son mari, elle s’aperçut qu’il n’était pas disposé à causer, et elle le laissa tranquille.

Rogojsky n’était pas, en effet, d’humeur à parler. Il avait la disposition d’un homme dont la bouche garde le goût d’un bon souper et le bien-être du succès. Le succès était venu pendant la séance spirite, quand il avait demandé, d’une manière détournée, à l’esprit s’il gagnerait l’affaire qui avait fait beaucoup de bruit en ville et qui paraissait très difficile et douteuse.

Un certain Zivareff était accusé d’avoir assassiné et volé une marchande, Stolovkine, femme très riche, mais excentrique, et peu difficile dans le choix de ses connaissances. Dans le cercle de la marchande, Zivareff était considéré comme son ami ; les uns disaient son amant, les autres le niaient, mais personne ne connaissait au juste leurs relations. Pendant la perquisition, on avait trouvé chez Mme Stolovkine un billet de Zivareff demandant un prêt d’argent et menaçant de se suicider en cas de refus. La perquisition chez Zivareff avait donné des preuves de culpabilité ; on y avait trouvé de l’argent qu’il n’aurait pas dû avoir d’après son propre billet. Il y avait également d’autres indications, moins probantes, mais qu’il s’agissait d’éclaircir. Rogojsky s’était chargé de l’affaire avec enthousiasme, ayant retiré de sa conversation avec Zivareff la ferme conviction de sa non-culpabilité et aussi, et surtout, parce que ce procès, ayant fait beaucoup détruit, pouvait, s’il le gagnait, le rapprocher encore du but principal de sa vie : la gloire avec tout ce qu’elle comporte.

Rogojsky avait demandé à l’esprit si un nouveau Napoléon paraîtrait dans ce monde, voulant demander par là s’il gagnerait son procès et conquerrait sa gloire. Par trois fois l’esprit avait répondu affirmativement. Et maintenant Rogojsky savait qu’il gagnerait sûrement cette affaire et ne voulait pas interrompre par la conversation le cours agréable de ses pensées. Rogojsky avait été dans son enfance très croyant, mais, pendant ses études au lycée, avait peu à peu perdu Dieu, et il s’était séparé entièrement de la religion à l’université. Après ses études universitaires, avait commencé pour lui une série de succès et d’insuccès. Parfois, tout lui réussissait, mais parfois rien. Discutant avec lui-même, et cherchant le pourquoi de ses succès ou de ses insuccès, il était arrivé à la conclusion, à laquelle aboutissent souvent les joueurs, qu’il existait des liens incompréhensibles pour lui, mais certains, entre ses succès et des événements dont l’importance était minuscule. Ces événements étaient tantôt une phrase, tantôt un geste, tantôt une rencontre. Il avait remarqué que si la phrase, le geste, la rencontre, ou tels autres faits incalculables avaient une fois accompagné un succès, la même phrase, le même geste, le provoquaient, dans d’autres circonstances. Il s’était créé ainsi nombre de petits dieux qui avaient en eux cela de bon qu’ils assuraient à son âme la tranquillité et la sécurité, sans rien exiger en retour, et qu’en cas de trahison, ils pouvaient être remplacés par un autre qui servait aussi fidèlement que le premier. Il comprenait avec son intelligence toute l’absurdité de ces sortilèges et le non sens de sa soumission, et, malgré cela, il allait à leur rencontre et se soumettait à leur protection. Cela l’aidait ! Il commençait sa journée en se chaussant du pied gauche, et le faisait mécaniquement, le pied droit savait qu’il avait à attendre son tour et ne se tendait pas en avant. Le pied droit avait même perdu son agilité pour certains gestes. M. Rogojsky montait les escaliers en commençant par le pied gauche, et les descendait en commençant par le pied droit. Quand il prononçait un discours, les doigts de sa main gauche étaient derrière son gilet. Marie elle-même ne soupçonnait pas le degré de sa superstition, dont il gardait le secret jalousement et il aurait eu honte de le lui avouer. Il vivait ainsi de compagnie avec ses petits dieux, qui lui étaient soumis et dont il était lui-même l’esclave, il se sentait tranquille, gai, à l’aise, et avançait à grands pas vers la gloire. Il était très satisfait de sa femme, tous deux s’aimaient d’un bon amour, ils avaient deux enfants, mais se connaissaient très superficiellement, ce qui ne gênait nullement, jusqu’à présent, leur vie commune.

Il était une heure du matin ; Marie se sentait fatiguée et se reposait les yeux fermés. À demi-endormie, sentant le reflet de la lune sur les paupières, elle se vit tout à coup dans le salon de M. Kovroff, le vit distinctement lui-même avec tous les pois de sa cravate, son épingle à pierre rouge ; puis il disparut ; à sa place apparut une religieuse aux grosses joues rouges qu’elle se rappela avoir connue en troisième classe du lycée. En même temps que cette religieuse, Marie se rappela beaucoup de choses depuis longtemps oubliées.

Une surveillante du lycée depuis longtemps morte apparut devant elle : « Faites une révérence, mesdemoiselles ! » « Faites une révérence », entendit-elle, et toute son âme aspira vers son enfance. Mais la surveillante fut remplacée par Medvedsky, qui dit insolemment : « Je vous aime », et Marie pensa à ce qui aurait été si Medvedsky était son mari. L’aurait-elle aimé autant ? Puis devant elle passèrent Toupkine au bras de l’« Absurdité », et une série d’autres personnes toutes inconnues. Elle revint brusquement à elle, éveillée par son mari, qui, tout à coup, brutalement, lui prit la taille. Elle sourit, mais la paresse lui garda les yeux fermés. « Marie ! » dit Rogojsky... Et elle sentit qu’il passait sa main dans son corsage et serrait amoureusement son sein.

Elle sourit de nouveau, tout à fait éveillée, et regarda avec regret autour d’elle. La lune les suivait. Les ombres des arbres se couchaient sur les maisons. Au loin brillaient d’un éclat sombre d’argent bleuté les rails des tramways. Elle tressaillit sous la fraîcheur de la nuit.

— Et je gagnerai mon procès, dit son mari en continuant à jouer avec son sein.

— Lâche-moi, pria-t-elle, j’ai froid.

Il soupira, retira sa main, emportant la douce tiédeur de son sein, et il se rejeta sur les coussins.

— J’ai complètement oublié, dit tout à coup Rogojsky, que c’est le troisième jour que je suis constipé. En rentrant, je me ferai un lavement.

Marie ne répondit rien. Non pas qu’elle fût froissée ; depuis six ans de vie mariée, elle était déjà si habituée à son manque de tenue et d’esthétique qu’elle ne s’indignait plus. Elle en avait souffert beaucoup pendant les deux premières années de son mariage, mais depuis la naissance de son enfant, elle s’était habituée même aux mots dont elle ignorait l’existence auparavant. Quand il se fâchait ou aimait, il ne choisissait pas ses expressions. Sa tendresse pour lui n’en diminuait pas, mais tout en le respectant elle le méprisait un peu.

Aussitôt rentrés, ils se séparèrent. Marie, sans se déshabiller, passa dans la chambre des enfants et s’assit auprès du lit où dormait la ravissante petite Lili, âgée de deux ans.

Rogojsky enleva son pardessus et alla dans la chambre à coucher, grande pièce à trois fenêtres. Là, sans se presser, il se déshabilla, plia méthodiquement, ainsi qu’il avait été habitué depuis son enfance, ses vêtements sur une chaise, mit une chemise fraîche fleurant le savon, et debout, pieds nus sur le tapis, accomplit ce dont il avait parlé à sa femme. Même là il conservait l’expression d’importance qu’il montrait aux gens. Quand Marie entra, il l’attendait assis sur le lit.

— Heureusement tout s’est bien passé, dit-il ; mais de nouveau un sacré bouton sur le cou, j’ai peur que ce ne soit un furoncle. Apporte, je t’en prie, de l’iode et barbouille-le.

Il était assis, sombre, et irrité à la pensée que de nouveau, dans une semaine, le docteur Dietrichs lui inciserait le furoncle. Par sa chemise entr’ouverte on apercevait sa grosse poitrine, avec deux forts seins aux deux gros mamelons gris. Il gratta son genou velu. Marie apporta l’iode. Rogojsky se leva et lui tourna le dos. L’odeur de son corps monta au nez de Marie ; retenant sa respiration, éprouvant une légère nausée, elle mit l’iode, regardant involontairement les cicatrices de la nuque. Rogojsky, le bras retourné, tendit la main et lui caressa le ventre, excité tout d’un coup à l’idée d’être nu devant elle. Son grand nez tomba, les narines devinrent plates, les lèvres s’ouvrirent. Elle s’écarta un peu de lui. Alors, de sa main bizarrement retournée, il prit son sein et commença à le serrer tendrement. Il sentit instinctivement un mouvement d’impatience, se retourna, regarda Marie dans les yeux et lui baisa violemment la bouche. Le flacon d’iode se trouva sur la chaise avec une rapidité et une agilité extraordinaires ; il la déshabilla et elle se soumit, détournant seulement sa tête pour ne pas sentir l’odeur étouffante de l’iode. Elle était froide à son amour, aux paroles qu’il prononçait indistinctement sur sa bouche, et elle pensait à Lili, à ses petits cheveux soyeux qu’elle venait de baiser, aux petites mains potelées. Et, pensant à Lili, elle sentit qu’elle tombait dans le précipice !

— Il faut avouer que Kovroff organise très bien ses soirées, dit Rogojsky, allumant sa dernière cigarette. Dans cinq ans nous vivrons comme lui.

— Oui, répondit d’une voix douce et fatiguée Marie, à demi-endormie.

Rogojsky éteignit sa cigarette, se creusa un nid dans le lit, y plaça son grand corps, se couvrit à moitié avec le drap et à mi-voix pria : « S...te V...rge, pri...p...nous », ce qui signifiait : « Sainte Vierge, prie pour nous ». Mais en deux ans, prononcée rapidement chaque nuit avant le sommeil, la prière était devenue : « Ste Vrge pripnou ». Rogojsky ne pouvait plus se rappeler comment, ni quand, il l’avait composée, mais ce balbutiement lui venait en aide, et il aurait été très malheureux s’il avait oublié de prier ainsi.

 

*

 

Marie est assise avec quelqu’un dans une charrette paysanne. La charrette avance dans les champs. De droite et de gauche sont de hauts blés. De tous les côtés tout s’aperçoit comme sur une étendue plate. Qui est auprès d’elle ? Elle ne le sait pas. Mais elle ne peut pas se rappeler la figure, parce qu’il n’y a pas de tête, et cela ne l’étonne pas et lui paraît tout naturel. La troïka aux forts chevaux avance à toute allure vers le village. Ses cheveux sont ébouriffés. Le soleil brûle son dos, elle sent la sueur de sa nuque ; celui qui est près d’elle dit d’une voix agréable et jeune : « Plus vite ! » et la charrette est secouée de tous côtés. À l’horizon grandit un paysan conduisant au-devant de lui deux vaches. Marie pousse un cri de frayeur et tombe à terre. Mais elle touche doucement le sol et s’aperçoit qu’elle est nue jusqu’à la ceinture ; puis brusquement, mais aussi naturellement que dans la vie, apparaissent deux grands chiens rouges aux museaux allongée qui l’entourent en aboyant. Elle sent distinctement que l’un des chiens d’un côté renifle son oreille et envoie sur elle son souffle chaud. « Il faut seulement ne pas bouger, pense-t-elle. Cela seul peut me sauver. C’est ennuyeux d’être nue, mais cela ne fait rien, je supporterai. » Et les chiens assis attendent toujours et soufflent sur elle.

« Je les caresserai », pense Marie, et, levant les mains, elle les pose sur les museaux chauds des chiens. Et subitement ses deux mains se trouvent dans leurs gueules.

Son cœur s’arrête.

« Mes mains sont perdues », pense-t-elle, et elle entend tout d’un coup : « Maintenant, brisez ! » et à l’instant où les dents touchent les paumes de ses mains, les mâchoires inférieures des chiens sont brisées.

Secouée par une grande joie, Marie s’éveilla. Comme j’ai entendu distinctement : « Maintenant, brisez ! » s’étonna-t-elle au premier instant, sans savoir encore qu’elle était réveillée. Mais elle entendit tout près le tic-tac de la montre de son mari et se réjouit à nouveau follement. « Quel triste et bon rêve, comme un roman avec une bonne fin », pensa-t-elle, ouvrant et fermant les yeux sans sentir encore la présence de son mari qu’elle pouvait réveiller, mais que lui dire ? Que signifie ce rêve ? Bonheur ou malheur ? Et comme c’était dit à temps : Maintenant, brisez !

« Quel triste et bon rêve ! répéta-t-elle, sans revenir encore à elle et continuant à vivre en pensée. Cela veut dire qu’un malheur m’attend dont un miracle seul me sauvera. Et si le miracle n’arrive pas, cela signifie que je suis condamnée. Mais pourquoi ? Ce serait si triste de se séparer de la vie, des enfants. Il faudra bien se séparer un jour. Tous ceux qui vivent sur terre sont condamnés à mourir. Et si je meurs demain !... »

Et elle sentit si nettement cette possibilité que la sueur froide lui vint au front.

« Et peut-être cela est déjà décidé. Je dois mourir un jour, à une certaine heure et peut-être que c’est décidé pour demain. Mon Dieu, mon Dieu, dit-elle, pas demain. Comme tout le monde s’étonnerait ! On dirait partout : Si jeune, si florissante, si belle, hier encore elle flirtait toute la soirée chez Kovroff avec le sous-lieutenant Medvedsky, et maintenant elle est morte. Pauvre, pauvre Rogojsky, il est resté veuf avec deux enfants. Il faudra absolument qu’il se remarie. Tout le monde plaindra et puis oubliera. Et Medvedsky, et Jouravsky m’oublieront. » Et tout d’un coup elle cessa d’avoir peur, dès qu’elle eut pensé à Medvedsky et à Jouravsky, et elle bâilla avec plaisir. « Quel triste mais bon rêve », pensait-elle déjà avec indifférence. La montre faisait son tic-tac si gaîment, comme des oiseaux qui chantaient en cage. Et sans savoir si elle dormait, si elle rêvait ou si elle pensait, elle se retourna d’un autre côté et s’endormit profondément.

 

*

 

À neuf heures du matin, M. Rogojsky, élégamment vêtu, était déjà à son vaste bureau, en train d’étudier l’affaire Zivareff. Le bureau de Rogojsky était, comme lui, élégamment vêtu. Tout sur le bureau, en commençant par les crayons, les blocs-notes, les hauts bougeoirs avec figurines, la montre dans une boule de cristal, tout était éclatant, comme acheté d’hier.

Dans le salon avoisinant, la dactylographe tapait avec attention un jugement. Le collaborateur de Rogojsky n’était pas encore là, il venait à dix heures juste. Rogojsky repoussa les papiers, se rejeta dans sa chaise et, une lime à la main, il commença machinalement à se limer l’ongle du pouce.

« Oui, disait-il, indiscutablement, il en est ainsi. En tout cas, il n’y a aucun témoignage contraire. » Il regarda son ongle et le lécha. « Mais, sapristi, quelle femme ! que l’on essaye donc de vivre avec une femme pareille ! Si Marie avait des inclinations semblables, je l’aurais vite matée ! L’aurais-je vraiment fait ? Mais je gagnerai mon affaire et j’aurai le dessus sur le procureur. Cela produira un effet ! Je vais finir mon thé ! »

Il lécha de nouveau son ongle, le frotta contre sa manche pour provoquer l’éclat et renversa d’un geste décidé le contenu de son verre dans sa bouche. Un bruit gronda aussitôt dans son ventre. Rogojsky se rejeta d’un air fâché contre le dossier de sa chaise et prêta l’oreille, attentif et sévère, à ce qui se passait dans son ventre. Le ventre ronfla, gronda, le bruit descendit, se tut et recommença plus bas, aboya trois fois. Il pâlit. « De nouveau constipé, pensa-t-il. Tu es occupé de Zivareff, et à l’intérieur se passe un travail pour abîmer ton organisme au plus vite. Aujourd’hui, hier, un peu demain, et puis la constipation, les reins, les furoncles. Tu construis et là on détruit. Un assez bête d’arrangement ! Pourtant assez de vérités de La Palisse au travail !... Et Ivanzoff qui n’est pas encore là ! Oui, en tout cas, il n’y a pas de témoignage contraire, et s’il n’y a pas de témoignage nous devons aboutir à la conclusion que... » Là, il leva la main pour gratter le bouton passé à l’iode la veille. « Oui, c’est indiscutablement un furoncle, pensa-t-il maussadement. Allons, travaille ! ne fais pas de philosophie ! Devant les gens tu brilles, tu montres ton intelligence et ton talent, et un petit bouton te rend misérable et insignifiant. Que peut la médecine ? Rien, un misérable bouton est plus fort qu’elle ! Et si je disais : Ste Vrge, prie p. nous, peut-être cela servirait-il ? Oui, cela servirait sûrement », pensa-t-il avec conviction et espoir. Et il marmotta en dirigeant toute la force de ses pensées vers l’endroit où il avait mal. « Oui, oui, cela me soulagera, disait-il. Ste Vrge, pripnou, Ste Vrge pripnou... » Comme on rirait s’il racontait cela ! Rien ne peut être plus bête. Et cependant, je crois qu’il n’y aura pas de furoncle. Je mettrai encore de l’iode et il n’y aura pas de furoncle. » Et il sentit son âme plus légère.

Il alluma sa cigarette et se mit avec entrain au travail. Au même instant, Marie se réveilla, et sonna pour qu’on apportât Lili. « Je crois que j’ai eu un mauvais rêve, se rappela-t-elle. Quelle belle journée ! Pierre est déjà sans doute au travail. Pourquoi n’apporte-t-on pas Lili ? » Et elle sonna de nouveau.

Un quart d’heure plus tard, Rogojsky, son portefeuille sous le bras, disait à Marie :

— Tu n’as pas oublié, Marie, que nous avons aujourd’hui des amis à dîner ?

— Certainement non, dit-elle en enlevant un fil de son habit et en examinant attentivement pour s’assurer que tout était en ordre.

— Et tu sors aujourd’hui ? demanda-t-il.

— Non, je ne pense pas, quoique j’en aie grand envie.

Elle voulait lui parler de son rêve, des chiens, mais changea d’idée.

— Peut-être sortirai-je. Je ne sais pas, rit-elle.

— Eh bien, cela ne vaut pas la peine d’y penser, souhaite-moi plutôt un succès.

Et il fit un pas en avant en la regardant avec un sourire dans les yeux. Et tout d’un coup il recula ; elle était là, les lèvres entr’ouvertes, attendant le baiser, et tout cela, ses dernières paroles et ce qu’il vit dans ses yeux, et sa frayeur et ses lèvres entr’ouvertes, tout se réunit en une pelote, pénétra son cerveau et se cacha là à côté d’autres petites pelotes en attendant de sortir.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle avec étonnement.

— Rien, des bêtises, répondit-il, et il l’embrassa avec une tendresse particulière.

 

*

 

À quatre heures et demie, Rogojsky sortit du Tribunal. Un cocher, qu’il connaissait, l’attendait dans la rue. Rogojsky avança gaiement de son côté, prit place en relevant légèrement les pans de son habit pour ne pas le froisser, arrangea le pli de son pantalon, puis donna l’ordre de le conduire chez lui.

Il était assis, droit et élégant, comme s’il était cousu à son siège, bien disposé, dans l’attente d’un bon dîner avec des amis, tournant aimablement la tête de droite et de gauche. Rogojsky était vraiment content ; l’affaire de Zivareff avait été remise sur sa demande pour permettre d’interroger de nouveaux témoins, dont la déposition pourrait donner une toute autre direction au procès. De plus, il avait été appelé par télégramme à Pétrograd pour une affaire importante de banqueroute. Tout, en général, réussissait bien aujourd’hui ; même son bouton avait cessé de l’inquiéter. Pour s’en assurer de nouveau, il toucha le bouton. La douleur avait disparu avec la pulsation. « Voilà, ne crois plus à ta prière, je suis extrêmement content que la pulsation ait disparu, pensa Pierre en tournant aimablement la tête de droite et de gauche. Je mettrai de nouveau de l’iode ce soir et je prierai. J’essaierai de faire de même contre la constipation. Il existe indiscutablement un lien entre mes organes et ma croyance ou ma volonté. Ma prière envoie aux gros intestins l’ordre de travailler et ils travaillent. La péristaltique est la dynamique des organes, la prière est victorieuse de la statique et la dynamique commence. C’est bête, mais pas moins scientifique que n’importe quelle conclusion fondée sur l’observation de soi-même. » Et il tourna la tête avec la même amabilité. « Oui, oui, c’est agréable, continua-t-il, de penser. Je sens toute la journée une délicieuse satisfaction. Aucun drame ni tragédie, ni à présent, ni jamais, je suis presque célèbre, jeune, bien portant, j’ai une femme charmante et des enfants. Et combien de fraîcheur, de jeune fille encore intacte dans Marie. Devant elle, je suis vraiment un rustre, un animal, oui, oui, un animal, pourquoi ne pas l’admettre ? mais sans doute cela lui plaît que moi, presque célèbre, si développé, je puisse crier, jurer comme un paysan. Quand je me fâche, ou dans le lit, je me jette sur elle comme un animal. Elle m’aime et m’apprécie. Et moi je le mérite. »

Ici, il tourna la tête de droite et de gauche et, tout d’un coup, il aperçut Marie ; pas sa figure, mais elle-même, et comme un enfant, il se réjouit. « Quelle chance ! pensa-t-il, je l’appellerai et nous reviendrons ensemble à la maison. » Il levait déjà le bras pour l’appeler, mais il le baissa aussitôt, comme si quelqu’un avait tiré dessus, et Marie passa. « Cela ne fait rien, dit Rogojsky, regrettant de n’être pas descendu ; je lui dirai à la maison que je l’ai rencontrée et elle me grondera. Où va-t-elle ? Nous avons des amis et elle doit prendre le temps de changer de robe. Cela ne fait rien. Mais comme elle est belle ! Et comme c’est drôle, j’étais à deux pas et je l’ai laissée passer. » Et bien qu’il fût déjà loin, il se retourna et reconnut seulement son ombrelle ; il regretta de nouveau de l’avoir laissée passer.

« Il n’y a plus rien à faire, pensa-t-il, arrêtant le cocher devant sa porte, elle sera à la maison dans une demi-heure. »

 

*

 

Il était cinq heures moins le quart quand Marie était sortie de chez elle. Elle ne savait pas encore où elle irait ; chez les enfants, au jardin où ils se promenaient avec la gouvernante ; ou chez son mari, au Palais. Il restait peu de temps avant le dîner et il fallait se presser. Elle avait son ombrelle café au lait et dentelle, et elle avançait lentement, préoccupée toujours de savoir où aller. Quand elle revint à elle, elle s’aperçut qu’elle avait déjà dépassé la rue animée où elle pouvait toujours rencontrer des amis, et décida subitement qu’elle irait chez son mari ; cette décision prise, tout devint aussitôt simple et le doute cessa de la tourmenter. Elle regarda sa petite montre d’or sur son bracelet ; il était cinq heures moins dix. « Je ne le trouverai peut-être pas », et elle eut alors le désir ardent de le trouver et de voir combien il serait heureux de l’apercevoir d’une manière inattendue. « Je lui dirai quelque chose de très agréable, pensait-elle, je lui dirai qu’il est bon et gentil et que je suis la femme la plus heureuse du monde. » C’était précisément au moment où Rogojsky l’apercevait en passant en voiture. Pourvu que je le trouve, se disait-elle avec une émotion impatiente, sans remarquer ce qui se passait autour d’elle, voulant seulement le trouver. J’ai besoin de lui dire que je l’aime beaucoup, plus qu’il ne le pense. C’est le plus important, se disait-elle, sans se rendre compte de son émotion et sans savoir pourquoi c’était le plus important. Pourvu seulement que je le trouve ! »

Et tout d’un coup, involontairement, comme poussée par quelqu’un, elle leva les yeux, et vit qu’on la saluait. Marie inclina machinalement la tête et, une seconde plus tard seulement, se rappela que c’était le peintre mystique Malinine, qu’elle n’aimait pas trop. Parmi les peintres, il lui paraissait le plus antipathique. Elle n’aimait pas sa figure aux pommettes larges, aux moustaches taillées en brosse, ses yeux toujours brillants, son air sombre ; et sa voix lui déplaisait. Elle s’étonna de cette rencontre, parce qu’aujourd’hui même, sans aucune raison, elle avait pensé à lui. Si elle avait quitté la maison deux minutes plus tôt, elle ne l’aurait pas rencontré. « Comme je suis bête de m’émotionner ainsi ! se tranquillisait-elle ; c’est une simple coïncidence. Il est parti et tout est fini. Je ne comprends pas pourquoi j’ai une telle antipathie pour lui. Il ne m’a rien fait de mauvais ; il ressemble si peu à Medvedsky ; l’autre est charmant, quoique insolent et présomptueux. »

Elle n’eut plus envie d’aller chez son mari ; elle décida de prendre une voiture et de rentrer. Il était temps, ils avaient des amis à dîner et elle avait à changer de robe. Gaiement, comme, libérée de chaînes, elle levait les yeux, pour chercher une voiture, lorsqu’elle entendit derrière elle la voix connue et déplaisante. Malinine, son chapeau mou à la main, la suivait, lui parlant dans le dos. « Que dit-il ? pensa-t-elle ? je ne comprends pas, et pourquoi ?... » Il la rattrapait et son attention fut tout d’un coup attirée par son pouce écarté du chapeau retourné et sali de couleur bleue. « Et je ne savais pas qu’il eût un pouce pareil, et pourquoi ne le lave-t-il pas ? » pensa-t-elle en lui serrant la main.

Ils marchèrent l’un à côté de l’autre, lui continuant les paroles commencées, elle, pensant à se débarrasser de lui sans le froisser. « Je ne sais si j’ai raison ou non, disait-il, mais il m’a toujours semblé vous être antipathique et j’ai honte d’avoir cédé à mon désir de m’approcher de vous. » Il remit son chapeau.

— Mais j’ai été si heureux de cette occasion unique ! Si j’étais sorti de chez moi deux ou trois minutes plus tard, cette occasion ne se serait pas présentée. C’est une simple question d’arithmétique, et peut-être pas, sourit-il. Cependant, si ma supposition est exacte, se reprit-il, en prenant son chapeau et en montrant à nouveau son pouce, je puis m’en aller tout de suite.

— « Oui, vous avez raison, avait-elle envie de dire, partez, vous m’êtes désagréable. » Mais le courage lui manqua et, au lieu de cela, elle mentit facilement : — Mais non, qu’avez-vous ?

— Merci, s’il en est ainsi, dit simplement Malinine. Je crois que vous êtes incapable de fausseté, et à ma question, peut-être indélicate, vous avez répondu la vérité. Je suis d’une nature très soupçonneuse et timide, quoique j’aie beaucoup d’amour-propre. Une autre réponse de vous m’aurait réduit au désespoir et j’aurais été puni ainsi que je l’aurais mérité. Mais cela n’a plus d’intérêt, fit-il, sentant qu’il ne disait pas ce qu’il fallait.

Elle comprit cependant ce qu’il voulait dire et se sentait aussi mécontente. « Cela ne sert à rien, semblait-elle dire, et maintenant je crois que nous pouvons nous dire au revoir. »

— Voyez-vous l’étrange de tout cela ? dit Malinine, comme s’il ne remarquait pas son mécontentement. Aujourd’hui, dans la journée, je savais déjà que je vous rencontrerais. Je ne sais plus pourquoi je le savais, mais je le savais. Il m’arrive souvent des choses extraordinaires. Un jour, imaginez-vous, je me suis souvenu d’un camarade que je n’avais pas vu depuis le lycée, par conséquent près de quinze ans. Je ne pensais jamais à lui et j’avais même oublié son nom. En me lavant, un matin, la serviette dans les mains, je me suis souvenu, je ne sais pourquoi, de son nom, Goliankine, je m’en suis souvenu et réjoui. Et que fait-il, ce Goliankine, qu’est-il devenu ? J’aimerais le rencontrer. Le jour même je le rencontre dans la rue. Quinze ans après, et dès que j’ai pensé beaucoup à lui. Cela ne vous paraît-il pas miraculeux ?

« Il est beaucoup plus intéressant que je ne le croyais, s’avoua Marie, sa figure même est changée. »

— Oui, c’est très étrange, confirma-t-elle sérieusement, mais de là je dois conclure que vous avez pensé à moi aujourd’hui.

Elle rougit, confuse, sentant qu’elle n’aurait pas dû dire cela.

« Comme je suis imprudente, pensa-t-elle. Que doit-il penser de moi ? »

— C’est vrai, se réjouit-il, c’était aujourd’hui, vers deux heures.

« C’est-à-dire à peu près au même moment où moi j’ai pensé à lui, » pensa-t-elle rapidement. Et de nouveau elle rentra en elle-même.

— Mais ce qui est intéressant n’est pas que je voulais vous rencontrer, dit-il rapidement, comme en avalant les dernières syllabes ; ce n’est pas de mon désir qu’il s’agit, je pourrais le taire, mais du fait en lui-même ; et cela non plus n’est pas le principal ; le principal, c’est ce que ces faits nous enseignent. Les conclusions générales sont seules précieuses, et ces faits nous enseignent que l’homme n’est rien et que quelqu’un dispose de nous à son gré, que notre rencontre n’est pas due au hasard. Il n’y a pas d’homme seul, il y a des chaînons parmi d’autres chaînons... L’Éternel, le Destin, le Sort, appelez-le comme vous voulez, et ce pouvoir nous conduit dans son cercle.

Elle leva les yeux sur lui et cessa de croire que devant elle était le même Malinine, dont elle faisait si peu de cas. Où étaient ses larges pommettes et pourquoi lui avait-il paru si antipathique ?

— Voyez-vous... continua Malinine.

— Non, non, attendez, l’interrompit-elle, vous dites toujours l’Éternel, l’Unique. Oui, mais pas Dieu, non pas Dieu ! se dépêchait-elle. C’est moins que Dieu. Je crois en Dieu, mais ceci est en dehors de Dieu, quoique peut-être il le sache. C’est ainsi que vous le comprenez. J’y ai beaucoup pensé, mais je ne pouvais le comprendre. C’est ainsi que l’on fait quelquefois une chose et on se rappelle soudain qu’on l’a déjà faite auparavant. Cela vous est-il arrivé ? On se rappelle et tout de suite un brouillard obscurcit la tête... et encore, et encore, se dépêchait-elle... les pressentiments, les rêves... « Mais pourquoi, pourquoi est-ce que je lui dis cela ? » se demandait-elle du coin de sa pensée. Et j’ai toujours voulu savoir, continuait-elle, comment prouver la fatalité, prouver la destinée, que ce qui est arrivé ne pouvait pas ne pas arriver, car ce qui arrive n’arrive qu’une fois.

« Peut-être lui raconter mon rêve, les chiens, continuait-elle de penser du coin de son cerveau. Ou peut-être vaut-il mieux ne pas le dire ? J’attendrai, peut-être le lui dirai-je plus tard. »

— Oui, certainement, répondit Malinine, avec la même rapide impatience, car son émotion l’avait gagné ; ce n’est pas Dieu, c’est à côté, peut-être plus petit, peut-être plus grand, cela ne diminue aucunement Dieu, se dépêcha-t-il de la rassurer. Moi aussi, je crois en Dieu, je crois entièrement. Mais l’Éternel, la Destinée ou la Fatalité ou l’Inconcevable, c’est aussi sûr. Tout ce qui est créé de l’esprit humain est incontestable. Mais je vous le prouverai une autre fois, se pressa encore plus Malinine. Votre seconde question est plus intéressante et voici ce qui s’est passé avec moi. Nous étions quelques camarades réunis dans un atelier ; la conversation tombait sur des sujets mystiques. Je prouvais notre complète dépendance des forces que nous ne pouvons concevoir par l’esprit. Tout le monde rit de moi. Alors, pour trancher la discussion, j’ai proposé de faire une expérience. — Quelle expérience ? demanda un des camarades. — Voilà, je vais tout de suite me tirer un coup à la tête, répondis-je, et si je ne dois pas mourir d’une balle, aucune foudre physique ne provoquera le coup et je resterai intact. — Et si tu dois mourir d’une balle ? sourit un second. Non, c’est bête, tu mourras sûrement et tu nous causeras beaucoup d’ennuis, et surtout tu ne prouveras rien. — Vous êtes sceptiques, mais je ne vous lâcherai pas. Je modifierai l’expérience et la preuve restera la même. Je tirerai dans ma main, et si cela ne doit pas arriver, le coup ne partira pas. — Tu t’estropieras. Laisse donc, dit le troisième. — Pourquoi ne tirerais-je pas, si j’ai la ferme conviction que toute notre discussion et ses conséquences sont prévues d’avance ? répondis-je,

— Comment, dit Marie, regardant de nouveau Malinine sans le reconnaître, est-ce vraiment possible que vous ayez tiré ?

— Mais oui, certainement. Je sortis mon revolver et, pendant que mes camarades le vérifiaient, j’ai vécu l’Éternité. Cependant, ce que j’ai subi alors ne se rapporte pas à la question, se rembrunit Malinine. — Est-ce prêt, demandai-je ? — Oui, répondit le premier. Pour vérifier une seconde fois, je tire sur le mur. Sans viser je tirai. Nous nous approchâmes du mur et vîmes le trou de la balle. — Maintenant, je tire dans la paume de ma main, dis-je, et certainement l’expérience sera concluante pour vous, si le coup ne part pas. Je tirai et j’entendis le bruit du revolver qui ratait. — Bravo, cria le second peintre, essayant de m’arracher le revolver. — Non, attends, avoue avant que j’ai prouvé. — Hasard, marmotta dans ses dents le premier. — Bien, dis-je, nous allons continuer. Je tirai une seconde fois et de nouveau le revolver rata. Tous les trois se jetèrent sur moi. — Non, maintenant, je suis le maître de la situation et je ne vous lâche pas sans avoir essayé une troisième fois, non pas pour vous, mais pour moi-même. Je sentais à ce moment que je n’obéissais plus à ma volonté ; j’entendais nettement l’ordre : Tire ! Et je tirai. Le revolver fit long feu. Alors, dans une joie folle, je me tournai vers le mur et je tirai. Le coup partit et je jetai le revolver à terre.

— Écoutez, s’écria Marie toute émue par ce récit, c’est... c’est... Et elle cherchait ses mots pour exprimer son impression. Oui, dit-elle, tout d’un coup, le regardant fixement, vous avez deviné, c’est vrai que quand vous vous êtes approché de moi cela m’a été pénible et maintenant...

— Maintenant ? demanda-t-il, n’osant pas la regarder.

— Cela n’a pas d’importance, dit-elle préoccupée par son idée ; si j’accepte votre pensée, il faut admettre que votre rencontre aussi était décidée et que les lignes de notre vie se sont entrecroisées. Est-ce cela ou non ? Et si oui, qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne sais pas, dit-il, touché de son ton ; mais comme ce serait ennuyeux de savoir tout d’avance ! Tout le mystère, toute la poésie, l’importance de la vie disparaîtraient, nous serions plus bas que les animaux.

— Oui, c’est vrai. Je regrette beaucoup de ne pas connaître vos tableaux, dit-elle de nouveau, subitement, d’une manière inattendue, même pour elle.

— Je serais si heureux, si vous veniez chez moi, dans mon atelier, se réjouit Malinine. Mais j’ai peur que mes tableaux ne vous plaisent pas. Vous ne trouverez chez moi ni paysage, ni portrait, ni composition. Les peintres nient mes travaux. Je ne m’intéresse ni à la forme ni au sujet, ni aux lignes... Imaginez-vous, dit-il avec grande animation, que vous vouliez décrire, avec des pinceaux la symphonie, la sonate de Scriabine. Il est certain qu’il ne peut être question d’aucune forme. L’idée même de la forme gênerait. Vous êtes d’accord. Oui. Mais cela exige une extrême tension d’esprit, de volonté, parce qu’il est très difficile de vaincre sa propre incapacité et la routine de l’école. J’ai peint le tableau « Mystique ». Imaginez-vous une tache rouge au centre, très éclatante, ardente, si ardente ! Comme les peintres en ont ri, se rappela-t-il, et de tous les côtés de cette tache pas plus grande qu’une aile de papillon, partent de nouveaux tons rouges, mais moins ardents, percés par des spirales d’un bleu foncé, foncé, limité.... Mais, s’interrompit-il, je ne sais pourquoi j’occupe votre attention...

— Non, parlez, parlez, supplia presque Marie ; cela m’intéresse tellement. Et il me semble que nous deviendrons amis. Ce sera ma punition pour vous avoir mal compris ou mal jugé, dit-elle en baissant les yeux... Vous ressemblez si peu aux autres ! Quelles ne sont les choses dont m’aurait parlé un autre homme, à votre place, s’adressant à une femme ? Vous voyez, comme je suis sincère.

« Oh ! comme c’est bien que je me sois tu sur mon amour, pensait Malinine en l’écoutant. Comme c’est bien ! Je suis avec elle. Aurais-je osé rêver à autre chose ? Je suis content, reconnaissant. Oh ! comme c’est bien ! »

— Je n’ai jamais parlé avec personne de cela, avouait-elle, c’est plus profond que le plus intime. Même avec mon mari nous n’en avons jamais parlé. Et de tout cela je me doutais, mais vous avez très bien choisi et prononcé les mots que je n’avais pas. Et maintenant, pourriez-vous de nouveau tirer sur vous ? demanda-t-elle.

Malinine perdit la tête de joie à sa question.

— Oui, oui, dit-il avec feu, craignant même de la regarder comme on craint de regarder le soleil. Voulez-vous venir chez moi, et nous reprendrons l’expérience, parce que, maintenant moins que jamais, je ne dois pas mourir ! On n’osera pas me tuer. C’est-à-dire, se corrigea-t-il, dans un cas ce sera la mort, dans l’autre la victoire sur la mort. La décision existe, elle existe quoique je l’ignore, mais je sens presque la ligne de l’avenir. Comme c’est dommage que vous ne vous décidiez pas !

Elle le regarda comme si quelqu’un venait de lui dire : Tu comprends. Et elle ne s’effraya pas et se tut. Tout s’était passé si rapidement ! Vingt minutes auparavant il lui était complètement étranger, et maintenant elle connaissait son âme comme la sienne. Elle en était remplie, son âme y était mélangée et la dirigeait. « Je sens ce que je ne devrais pas sentir, pensa-t-elle, mais je ne puis me vaincre. Je suis bien avec lui. Sa voix me plaît. J’aime sa manière de poser son chapeau de côté. Comment me paraissait-il auparavant ? Comme c’est étrange que je ne puisse me le rappeler ! Mais je ne lui montrerai pas que j’ai deviné, que j’ai compris. Ce sera mieux. Il faut se taire, se taire ! »

— Non, dit-elle, il ne faut aucune expérience ! C’est aussi décidé, sourit-elle...

Et lui sourit aussi. Et cela lui paraissait si étrange qu’elle dût maintenant rentrer chez elle, que des amis dînaient chez elle ! Elle se rappela son mari et voulut éprouver une tendresse pour lui, mais son âme ne lui obéit pas. « Pierre ? Qui est-ce ? Ah oui, mon mari ! Et moi, pensa-t-elle, quand je suis sortie de chez moi, j’hésitais, je ne savais où aller, mais je cherchais cela et j’ai trouvé. Mais qu’ai-je trouvé ? Et à quoi cela me sert-il ? Peut-être cela n’est-il pas fini et la signification se découvrir a-t-elle plus tard. Et les chiens ? « Maintenant, brisez » ! Comment rattacher tout cela ? Je ne comprends rien et cependant je suis si bien. »

— Pourtant il faut que je parte, dit-elle en regardant sa montre ; il est déjà cinq heures vingt-cinq. Nous dînons à six heures et nous avons des amis à dîner. Je prendrai une voiture. Vous, tournez-vous, et partez sans vous retourner.

Il rit en soulevant son chapeau ; elle ne remarqua pas son pouce. Marie descendit du trottoir sur le pavé et, se dirigeant vers une voiture, elle se retourna vers Malinine. Et tous deux, lui et elle, pensèrent que quelque chose de nouveau commençait dans leur vie. Elle lui souriait et lui paraissait un ange, et en signe de remerciement, il souleva de nouveau son chapeau.

À ce moment, l’univers parut s’écrouler dans les yeux de Malinine. Il poussa un cri sauvage. Du coin de la rue, lancé à une folle allure, débouchait un camion automobile. Et, comme une faux, il faucha Marie. Dans la roue apparut l’ombrelle. On aperçut les jambes nues jusqu’au ventre. Elles eurent des soubresauts vifs et laids ; puis elles restèrent rigidement immobiles. Les pierres se teintèrent de sang. Malinine ne reconnut plus la figure de Marie.

 

*

 

Rogojsky ferma avec bruit son livre. Il lisait Carlyle, et il soupira avec mépris. Absurdité que votre Carlyle ! s’écria-t-il en s’étirant avec plaisir. Il regarda sa montre. Six heures moins trente-deux ! Il s’étonna avec indifférence, en pensant : « Marie n’est pas encore là ! Où a-t-elle été retenue ? Nos amis vont commencer à arriver. Pourtant elle a encore le temps. Nous avons une demi-heure avant le dîner. »

Et, pendant un court instant, il regretta de n’avoir pas arrêté la voiture. Puis il retourna aux pensées nées de la lecture de Carlyle.

« Oui, les héros... » commença-t-il à penser. Et, au même instant, il entendit la sonnette de la porte. L’oreille de Pierre se réjouit et Carlyle disparut de sa conscience.

« Voilà Marie », pensa-t-il avec soulagement, se la représentant debout et impatiente devant la porte, se disant qu’elle était en retard et qu’elle avait encore à changer de robe.

Il alla à sa rencontre avec un sourire et fut désappointé, surpris, quand il vit, à sa place, son camarade, l’avoué Zablotsky, avec sa femme. Zablotsky était marié pour la seconde fois et allait partout avec sa femme, jeune et très mince, que ses camarades accueillaient assez froidement.

« Voilà, je dois recevoir seul maintenant. Quel ennui ! » pensait Pierre ; et, se composant une figure agréable, surtout à cause de Mme Zablotsky, il les conduisit au salon.

— Et où est Mme Rogojsky ? demanda Mme Zablotsky, en s’installant confortablement dans un fauteuil, les mains dans un énorme manchon.

Pierre commença à expliquer :

— Imaginez-vous qu’elle n’est pas à la maison et que je ne sais pas où elle a été retenue. En rentrant du Palais, je l’ai rencontrée et...

Et Rogojsky, pour occuper le temps, commença à raconter longuement tout ce qui s’était passé, comment il avait voulu arrêter la voiture, puis ne l’avait pas fait, comme si quelqu’un l’avait arrêté par le bras, et comment il avait regretté plus tard de ne l’avoir pas fait. Zablotsky, feignant de s’intéresser à cette histoire, ne quittait pas des yeux Rogojsky. Mme Zablotsky, satisfaite de sentir ses mains toujours froides se réchauffer dans le manchon, pensait : « Quelle bonne maîtresse de maison ! Elle a invité des amis et n’est pas là ! »

— Ce doit être elle, dit Zablotsky en entendant la sonnette.

— Mais certainement, dit Rogojsky en se levant. Je vous laisse pour une minute, ajouta-t-il.

Les Zablotsky se regardèrent pendant que leur hôte se dirigeait vers la porte. Au-devant de Rogojsky s’avançait un vieux général, ami du père de l’avocat.

« Mais c’est Dieu sait quoi... ! commençait à s’irriter Rogojsky. Dans quelle position me place-t-elle ! Elle sait que nous avons des amis. Je ne le lui pardonnerai pas. »

Il reçut, le sourire aux lèvres, le vieux général, qui marmotta un bonjour dont on entendit que « jour », et l’installa auprès de Mme Zablotsky. On commença une conversation générale sur la guerre, et Marie fut oubliée pour un instant. « Mais que devient-elle ? » pensait Rogojsky en répondant au général qui prédisait la fin prochaine de la guerre, et en prêtant l’oreille à la sonnette. « La voici ! » se dit-il quand la sonnette retentit de nouveau. Mais cette fois, par superstition, il n’alla pas à sa rencontre et se tourna seulement vers la porte... « Si je reste assis, ce sera elle ; si je me lève ce sera un ami », formulait son cœur. Mais voilà qu’en traînant bruyamment les pieds, entra l’ami de tout le monde, le docteur allemand Dietrichs, vieillard replet, mais très agile, qui incisait toujours si gaiement la nuque de Rogojsky. Le salon s’emplit de bruit. Le docteur avait trois nouvelles à communiquer et, ne laissant à personne le temps de se reconnaître, les annonça d’une voix tonitruante. On avait complètement oublié Marie ; seul Rogojsky l’accusait mentalement avec amertume.

— Cependant, il est déjà six heures moins dix, dit-il à haute voix. Nous n’aurons pas eu le temps de nous mettre à table que Marie sera là.

« Mettons-nous à table, promettait son cœur, et elle arrivera. »

— Vous comprenez, recommença à expliquer Pierre, je revenais du Palais lorsque je l’ai rencontrée ; j’ai voulu arrêter la voiture...

Tout le monde écoutait, mais tous avaient faim, et on se rangea immédiatement à la proposition de Rogojsky.

— Oui, oui, dit le général, nous n’attendrons pas Marie.

Il s’appuya sur le genou de Zablotsky pour se lever.

Zablotsky le souleva aimablement et se leva lui-même. Tous s’ébranlèrent, tendant leurs cous comme des oies affamées.

— Quand elle arrivera, je lui ferai subir un interrogatoire sévère, dit, tout en passant sa serviette, le docteur, dont les hors-d’œuvre éveillaient plus encore l’appétit. Où donc vous êtes-vous attardée, madame ?

— Et moi je la défendrai, disait Zablotsky en choisissant soigneusement le hors-d’œuvre par lequel il allait commencer. Je préviens que ma défense sera terrible pour le procureur, car il y a longtemps que je veux me mesurer avec vous, cher docteur.

Ils restèrent silencieux. Et tous se regardèrent tout d’un coup. « On dirait un repas funéraire », pensait chacun.

— Ou...i, marmottait le général.

— Ou...i, joua avec ses doigts Zablotsky.

La sonnette retentit brusquement. Tous se ranimèrent.

— C’est elle, cette fois, prononça triomphalement Rogojsky.

Et il courut vers rentrée qui communiquait avec la salle à manger. Mais, dès le seuil, il commença à s’affaisser lentement et silencieusement.

— Pas brusquement... pas brusquement, prononçait une voix.

 

*

 

Malinine est enfermé dans son atelier. Il est assis à la fenêtre et regarde la rue sans rien voir. Il pleure et ne voit qu’elle.

Et sans cesse elle est devant lui, la chère vision, avec son dernier sourire angélique. Si Malinine avait pu vivre par miracle des millions d’années sur cette terre, il n’aurait pu quand même la revoir et, parmi tous les sourires de la terre, il n’aurait pas trouvé son sourire. Personne sur terre ne la reverrait. « Rêve, rêve, notre vie ! Ah, comme sa figure était d’une blancheur éclatante ! Quel sourire angélique elle a laissé à l’univers ! Je me trouve dans un cercle enfermé dont il n’y a pas d’issue, pensait Malinine. Il y avait une issue, mais la mort l’a fermée. Et ce n’est que par la mort que je puis la rejoindre. Et la mort vaincue par la mort... Quelle parole ! quelle parole ! »

Non, il ne regrette pas de mourir ; mais il regrette de ne pouvoir penser assez profondément les pensées si élevées qui lui venaient sur elle et de souffrir et de pleurer aussi dans l’autre monde. Et c’était seulement sur cette terre qu’il pouvait se dire qu’il l’avait vue et qu’elle lui avait donné le bonheur et lui avait laissé son sourire angélique ! Ce n’est qu’ici, sur terre, qu’il pouvait rendre éternelles les trente minutes passées avec elle et se rappeler chacun des instants qu’elle avait peuplés de sa tête tournée vers lui, du son de sa voix.

« Où est-elle maintenant ? Ô Ciel, ô Soleil, ô Étoiles, dites-moi où elle est ! Avez-vous vu où son âme s’est envolée ? Vent, murmure-moi : l’as-tu rencontrée ? »

Et, penchés sur Malinine, ses tableaux hiéroglyphiques pleuraient. Tableaux fantastiques, parfois incompréhensibles, même pour lui ; car, avec ses pinceaux, il voulait créer ce qui était au-dessus de l’homme, l’Inconcevable, l’Éternel, l’Unique, avec la figure tragique qu’un être vivant ne peut frôler qu’avec le quart de l’aile de son âme. Et tout pleurait dans son atelier monastique.

Il se coucha sur son canapé et commença à écouter le dernier Requiem, tandis que dans sa tête se continuaient les anciens calculs et les vieilles discussions.

Si, en sortant de chez lui, il avait tourné à droite et non à gauche, si, en la rencontrant, il l’avait retenue vingt-neuf minutes et non trente, elle aurait traversé la rue avant le camion automobile. Si elle ne lui avait pas dit qu’elle devait se dépêcher de rentrer, il aurait eu le temps de lui raconter la chose la plus étrange, la plus mystérieuse qui lui était arrivée et elle aurait été sauvée. « Mais sa mort est plus mystique, je devais l’aider en cela, c’est pour cela que je suis sorti ! Toi qui nous as conduit à cela, tu sais que tu as raison, sois béni ! » Malinine releva la tête et la vit aussitôt, elle et son sourire angélique. Et tout de suite commença le Requiem. Les larmes coulaient de ses yeux. Aux fenêtres se serraient des étendues immenses parmi lesquelles, plus vite que la lumière, se précipitaient partout l’Inconcevable, le Destin, la Fatalité, l’Éternel, l’Unique.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 13 novembre 2013.

 

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