LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Eugène Hins

1839 — 1923

 

 

 

 

 

 

UN ROMANCIER-PSYCHOLOGUE RUSSE :

FÉODOR MIKHAÏLOVITCH DOSTOÏEVSKY

[FRAGMENTS DES FRÈRES KARAMAZOV]

 

 

 

 

 

1885

 

 

 

 

 

 

Article paru dans la Revue de Belgique, t. 49 et 50, février-mai 1885.

 

 

 

 


 

TABLE

 

.[INTRODUCTION]

1. — LES FRÈRES FONT CONNAISSANCE.

2. — LA RÉVOLTE.

3. — LE GRAND INQUISITEUR.


 

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La Russie a perdu l’année passée[1], en Dostoïevsky, son plus grand psychologue, ce qui n’est pas peu dire, en parlant d’un pays dont les écrivains ont, à un haut degré, le don d’analyser leurs propres sentiments et d’arriver ainsi à comprendre ceux des autres.

Le premier ouvrage par lequel Dostoïevsky s’est révélé écrivain supérieur est intitulé : Mémoires de la maison de mort. Impliqué dans un procès politique, il avait été condamné à dix ans de bagne en Sibérie, et c’est le bagne qu’il nous décrit sous le nom de maison de mort. Point de déclamations, mais la vérité n’en apparaît que plus poignante ; point non plus de cette résignation chrétienne de Silvio Pellico, qui ressemble trop à une justification ou du moins à une tolérance de l’injustice.

La note personnelle y est complètement écartée ; l’auteur y parle à la première personne, mais il a soin d’attribuer le livre à un inconnu dont le manuscrit est tombé par hasard entre ses mains. Le conteur ne nous entretient guère de ses souffrances personnelles, qui ne sont qu’une goutte dans cette mer de souffrances ; il nous esquisse les portraits de cette rude et étrange population du bagne, nous initie à ses misères terribles et à ses joies, bien relatives, on le conçoit. Les scènes les plus insignifiantes empruntent un intérêt tout particulier au milieu et aux acteurs. Quelle force d’âme il fallait avoir pour observer là où un autre n’aurait été occupé que de son propre désespoir !

Le trait le plus caractéristique de ce livre, c’est la façon même dont Dostoïevsky parle des forçats : je dirai presque qu’il en parle avec amour. Possédant à un haut degré le don de comprendre ce qui se passe dans l’âme d’autrui, ou, comme on dit plus vulgairement, mais clairement, de se mettre dans la peau des autres, il excuse tout, parce qu’il comprend tout. L’homme n’est jamais complètement pervers : Dostoïevsky a su démêler dans chacun les traits humains qui se trouvaient en lui et, laissant les autres dans l’ombre, ne voyant que le malheur qui lui a fait oublier le crime, il nous rend ses compagnons de captivité presque sympathiques.

Gracié avant d’avoir terminé sa peine, Dostoïevsky reprit sa place dans la phalange littéraire et se distingua, comme nous l’avons dit plus haut, par la profondeur de son analyse psychologique. Rien n’échappe à sa pénétration : il saisit jusqu’à ces embryons de pensées que l’on ne s’avoue même pas à soi-même. Le héros d’une de ses nouvelles est un personnage qui vit presque tout entier dans la rêverie ; ses châteaux en Espagne sont tellement insensés qu’ils dépassent les limites de toute vraisemblance, et pourtant, si l’on descend en soi-même, l’on trouvera que l’on s’est parfois laissé aller à rêver des sottises qui ne le cédaient guère à celles-là.

Est-ce par suite du plaisir de la difficulté à vaincre, ou bien la prison a-t-elle exercé sur son cerveau une influence qui s’est fait sentir toute sa vie ? toujours est-il que Dostoïevsky s’est complu à analyser de préférence des caractères bizarres, confinant souvent à la folie, des gens qui rêvent tout éveillés, des hystériques, des sadistes, des hallucinés, etc. Dans sa nouvelle intitulée : Dvoïnik (un mot que l’on ne peut rendre que par le sosie), il nous représente un curieux cas de folie. Il s’agit d’un petit tchinovnik (employé), qui s’imagine tout à coup avoir pour collègue un autre lui-même qui le supplante et se substitue partout à lui. A-t-il fait un travail qui doit lui mériter l’approbation de ses supérieurs, son sosie s’en empare et conquiert ainsi la place qu’il convoitait. Est-il assis timidement dans le coin d’un café, son sosie fait le beau devant le comptoir, puis s’esquive au moment de régler, laissant tout sur le dos du pauvre diable. On devine qu’il est supplanté près de la femme aimée. Il ne lui reste plus qu’à tuer son sosie et le coup n’atteint que lui-même.

Nous voyons ici un homme qui s’est dédoublé : il est timide, il le sent, il a souvent gémi sur son défaut, il a souvent rêvé à ce qu’il aurait dû, aurait voulu être. Son rêve a pris corps et dans son sosie il se voit revêtu de cette audace qu’il se désirait vis-à-vis de ses chefs, du monde et du beau sexe.

Dans le roman intitulé : Les frères Karamasof, il y a une curieuse scène d’hallucination profondément étudiée, saisissante de vraisemblance, alors qu’il paraîtrait que la folie dût être invraisemblable. On se demande où un écrivain a pu observer des choses qui ne sont pas du domaine de l’observation, puisqu’elles se passent uniquement dans le cerveau et, qui plus est, dans un cerveau détraqué, et pourtant l’on sent qu’étant donnés le caractère du personnage et sa maladie, la chose a dû se passer ainsi. Ivan Karamasof a un accès de fièvre chaude. Il s’imagine recevoir les visites d’un individu qui est le diable (or, Ivan ne croit à rien), et il entame avec son visiteur une discussion pour lui prouver qu’il le connaît, qu’il n’est autre que son cauchemar, et l’autre s’efforce de lui prouver qu’il a une existence indépendante. Il y a encore ici un cas très singulier, mais très possible, de dédoublement.

Dans ce même roman, deux des trois héroïnes sont hystériques ; la troisième est une femme de conduite très suspecte, et les deux premières sont de catégories très différentes. La première a la manie du dévouement à tort et à travers : elle n’a, elle ne peut avoir que des sentiments faux, étudiés. Elle croit toujours agir sous l’impulsion de nobles sentiments, et c’est au fond l’orgueil qui la dirige. Il y a là un manque d’équilibre : elle sent faux.

L’autre, Lisa, est plutôt de ce type de très jeunes filles que l’hystérie pousse à faire le mal sachant qu’elles font le mal : elle n’a pas de plus grand plaisir que de se faire voir sous les plus mauvais côtés, elle rêve d’incendies.

Les hommes ne sont pas mieux traités. Le vieux Karamasof est un sadiste de la plus vile espèce. De ses trois fils, l’aîné, Dmitri, pas méchant au fond, est un coureur de cabarets, une nature indomptée qui ne reculera devant aucune violence et qui va jusqu’à rouer de coups son père et crier partout qu’il le tuera ; rien d’étonnant à ce que la voix publique l’accuse lorsque son père a été assassiné par son valet.

Le second, Ivan, est des plus intelligents, mais à force de creuser de redoutables problèmes, la tête lui tourne et il devient fou.

Seul, Alexis, le troisième, a trouvé grâce devant l’auteur. Il est novice dans un couvent, mais son supérieur le renvoie dans le monde. C’est une nature angélique que tous aiment et qui aime tout le monde. Disons aussi que les enfants ont été épargnés et que l’auteur nous a esquissé toute une série de bons petits cœurs.

Du reste, Dostoïevsky, bien qu’il aime à choisir des types extrêmes, est trop vrai pour vouloir présenter l’homme tout d’une pièce, dans le mal comme dans le bien : il nous montre comment un rayon peut luire dans l’âme la plus noire. Dmitri, cette espèce de bête fauve dont nous avons parlé plus haut, est au fond une nature généreuse qu’une éducation déplorable a fait rouler dans la fange. L’ivrogne et le bouffon Snégiref est le plus tendre des pères, et ainsi de suite. De même son Alexis, un jeune sage de dix-neuf ans, est toujours bien un enfant en dépit de sa sagesse. Il n’a certes rien de commun avec le jeune Eliacin.

Le chef-d’œuvre de Dostoïevsky est son roman Crime et châtiment, où il nous donne la psychologie de l’assassin. C’est un jeune étudiant qui n’a rien de sanguinaire et que le sophisme conduit à l’assassinat : il en est venu à se persuader que les grands hommes, qui peuvent faire le bonheur de l’humanité, ont le droit de ne pas reculer devant les moyens. Qu’importe à l’humanité d’acheter d’immenses avantages au prix de quelques victimes ! Son orgueil lui persuade qu’il est de taille à être l’un des bienfaiteurs de l’humanité. Mais il est pauvre et, par conséquent, incapable même d’achever ses études. Pour rendre tous les services dont il se rêve capable, il ne lui faut qu’une poignée d’or. Eh bien, cette poignée d’or, il ne reculera pas devant un crime pour se la procurer. Tout le monde connaît le mandarin de Voltaire. Il est à la recherche de ce mandarin : il lui faut une personne que l’on puisse supprimer sans remords, dont la disparition, non seulement ne sera pas une perte pour la société, mais même n’arrachera pas une larme, un soupir de regret à un seul être humain. Cette personne, il l’a trouvée : c’est une prêteuse sur gages, une espèce d’Harpagon en jupon, impitoyable comme le destin. La victime trouvée, notre théoricien du crime fait artistement les préparatifs de l’exécution : son plan est étudié dans tous les détails, il a tout prévu. Ce n’est pas lui qui se laissera prendre par quelque futilité comme les assassins vulgaires.

Il exécute son plan de point en point. Mais au premier pas, sa théorie éprouvera un échec. Il a négligé de refermer la porte, une fois le crime commis. Tandis qu’il fouille les tiroirs, la sœur de la victime, une brave femme celle-là, entre et, au cri qu’elle pousse, l’assassin se retourne et l’abat de cette même hache qui lui a servi une première fois. Il risque même fort de joindre à ces deux premières victimes deux autres personnes qui, après avoir sonné plusieurs fois, parlent de forcer la porte mal fermée. Il est là derrière, retenant son haleine, la hache levée, prêt à frapper. Heureusement que les deux importuns, en s’éloignant, lui épargnent de nouveaux crimes.

Le voilà rentré chez lui ; il a fait disparaître toutes les traces compromettantes ; à défaut de sang-froid, il exécute automatiquement tous les détails du plan longuement médité. L’argent est placé en lieu sûr : l’endroit a été trouvé par lui longtemps d’avance.

Maintenant il peut respirer, il est sauvé, l’avenir lui appartient...

L’avenir ! Ah ! petit à petit, il sent qu’entre lui et cet avenir il s’est dressé une barrière infranchissable. Il erre par la ville et, arrivé à un point d’où il aimait à contempler le coucher du soleil, il sent que ce paysage ne lui dira plus jamais rien, jamais ! jamais !

Puis lui, qui se croit si au-dessus des assassins vulgaires, il commet la même faute qu’ils commettent tous ; il erre aux abords des lieux où il a commis le crime, il écoute ce que l’on en dit. Il pénètre même dans la maison, dans la chambre, et voyant des ouvriers occupés à mettre en ordre l’appartement, il lui échappe de dire : « Il y avait une grande mare de sang à cet endroit. » Il s’échappe de là pour aller au tribunal. Là, entre les gens qui assistent à l’audience, il entend des conversations toujours sur le même sujet, et il est arrivé à un tel point de contention nerveuse que cela suffit pour le faire tomber en faiblesse.

Revenu chez lui, il trouve de l’argent que ses parents sont parvenus à lui envoyer au prix de grands sacrifices. Quelle joie c’eût été pour lui, il y a quelques heures à peine ! Maintenant cela constitue le commencement du remords. Puis vient sa sœur, sa sœur qu’il aime tendrement : sa présence lui pèse, il n’a rien à lui dire ; entre elle et lui, il y a un abîme.

Il s’agit bien maintenant des grands projets qui l’ont amené à cette action désespérée : le crime, le crime seul remplit son imagination. Il est soupçonné et il s’agit de lutter de ruse avec la justice. La question la plus simple cache un piège et il lui faut tendre tous les ressorts de son esprit pour le deviner. Pour le moment, on le laisse en liberté, mais il se sent épié : il est comme le poisson, lorsque le pêcheur laisse filer la ligne.

C’est à ce moment qu’il fait la connaissance de Sophie, un type dans le genre de l’héroïne des Mystères de Paris. Elle s’est livrée à la prostitution pour donner du pain à sa famille, mais la souillure n’est pas allée plus loin que la superficie. Elle s’attache à l’étudiant et celui-ci finit par lui avouer son crime. La pauvre prostituée, rebutée de la société, ne jettera pas la pierre à l’égaré ; elle est saisie pour lui d’une profonde pitié. Mais elle a une âme droite et, si elle peut pardonner, elle n’en conçoit pas moins que le crime appelle l’expiation. Elle engage donc son amant à se livrer à la justice. Le coupable lutte longtemps, mais enfin il s’exécute. Son aveu lui est compté comme circonstance atténuante et il n’est condamné qu’à dix années de bagne en Sibérie. Sophie, qui, dans l’entre-temps, a fait un héritage qui met sa famille à l’abri du besoin, Sophie l’y suivra et, aux heures où on lui permet de le voir, consolera cette âme ulcérée, car la paix ne s’est pas encore faite en lui. Enfin, elle l’amènera à l’Évangile. Car, chose rare parmi les écrivains russes, Dostoïevsky est un croyant orthodoxe. C’est ce qui rendra d’autant plus curieux le fragment que nous donnons ci-dessous et qui est tiré des Frères Karamasof[2]. C’est une conversation entre les deux frères Ivan et Alexis occupant trois chapitres successifs. Nous la donnons en entier, sauf quelques légères suppressions portant sur des endroits qui ne peuvent être compris que si l’on a lu l’ouvrage entier. Ces passages n’ont, du reste, pas trait au fond du dialogue.

La scène se passe dans un traktir (restaurant), où Ivan a appelé Alexis qui passait. Les deux frères ne se connaissent pour ainsi dire pas et Ivan, sur le point de partir, veut en quelque sorte se confesser à son frère le novice, et il entame avec lui une conversation sur les questions éternelles, genre de conversation foncièrement russe, comme le fait observer l’auteur. Ivan ne demanderait pas mieux que de croire à Dieu, mais il ne peut admettre le monde tel que Dieu l’a fait : l’injustice lui semble une négation de la divinité. Et qu’on ne vienne pas lui dire que toutes les injustices se résolvent dans une harmonie supérieure, qu’au grand jour de la justice tout est effacé, tout est réparé. Aucune réparation ne peut faire que l’injustice n’ait pas eu lieu, qu’à un moment donné l’innocence opprimée n’ait fait appel en vain à la justice divine. Et comme Alexis invoque pour le grand martyr, pour le Christ, le droit de tout pardonner, Ivan fait une critique amère de la manière dont le Christ a compris sa mission, dans un poème étrange qu’il intitule : Le grand inquisiteur.

Je n’analyserai pas ici toute cette conversation, dont le lecteur pourra juger par lui-même. Je trouve, pour ma part, que jamais on n’a exprimé d’une manière plus éloquente le désespoir de celui que son cœur pousse à croire et que sa raison éloigne de la foi, l’antagonisme entre la liberté et le bonheur, entre l’amour et le mépris de l’humanité. C’est une sombre philosophie dans le genre de celle de Hartman.

L’auteur ne conclut pas : Alexis n’est pas ébranlé dans sa foi, mais Ivan n’est pas réfuté. C’est ici que Dostoïevsky se montre profondément réaliste. À lui, l’observateur, d’exposer les opinions dans toute leur fidélité et non de faire des traités de morale et des catéchismes. Il sait qu’il n’y a pas de réfutations victorieuses dans la vie, il ne les introduit pas dans son roman. La foi est la foi, parce qu’elle est la foi. Et c’est ainsi que lui, croyant, nous la présente. Et nous ne pouvons nous empêcher de supposer que cette lutte douloureuse, cet antagonisme irréconciliable entre le cœur et l’esprit, l’auteur l’a dépeint d’après ce qui s’est passé en lui-même, et que c’est pour échapper à cette torture qu’il s’est réfugié dans la foi pure et simple.

On trouvera peut-être que la discussion tire en longueur, qu’il y a des redites, que le discoureur principal perd souvent le fil de son discours et se livre à des digressions qui empêchent de bien suivre son raisonnement. Tous ces reproches seraient fondés s’il s’agissait d’un dialogue dogmatique dans le genre de ceux de Platon, de Fénelon et autres, où les dialoguants ne sont que des pantins dont l’auteur tient les ficelles. Mais Dostoïevski nous présente des personnages vivants qui conservent, dans ce dialogue, toutes les particularités de leur caractère, si bien que, changez les personnages et ce ne sera plus cela du tout. De là des longueurs, des digressions, etc., comme il y en a dans toute conversation. Par là, l’auteur nous peint un caractère tout en développant une thèse.

Je me suis attaché à rendre fidèlement la pensée et les expressions de l’auteur sans songer aux grâces du style, auxquelles il n’a pas songé lui-même, sans éviter les répétitions de mots qu’il n’a pas évitées, sans doute afin de rendre son dialogue plus naturel. Du reste, c’est plus par la pensée que par le style que Dostoïevsky est un grand écrivain.

 

E. H.

 

 

 

 

1. — Les frères font connaissance.

 

... Je me souviens de tout, Alécha[3] ; je me souviens de toi jusqu’à l’âge de onze ans, — j’en avais alors quinze. Quinze et onze, cela fait une telle différence, qu’à ces âges les frères ne sont jamais camarades. Je ne sais pas même si je t’aimais.

Quand je partis pour Moscou, les premières années, je ne songeai pas même du tout à toi. Ensuite, quand toi-même tu te trouvas à Moscou, nous ne nous sommes rencontrés, ce me semble, qu’une seule fois, quelque part. Et voilà déjà le quatrième mois que je suis ici, et jusqu’à présent nous n’avons pas échangé un mot ensemble. Je pars demain et je songeais, il n’y a qu’un instant, assis ici : « Comment faire pour le voir et lui dire adieu ? » quand tu es venu à passer.

— Et tu désirais beaucoup me voir ?

— Beaucoup. Je veux faire ta connaissance une fois pour toutes et me faire connaître à toi ; puis, nous nous dirons adieu. Selon moi, le mieux est de faire connaissance à la veille de la séparation. J’ai vu comme tu me regardais tous ces trois mois ; il y avait dans tes yeux comme une attente permanente : c’est ce que je ne supporte pas et voilà pourquoi je ne suis pas allé à toi. Mais à la fin, j’ai appris à t’estimer : « Voilà, me disais-je, un homme qui est ferme dans ses opinions ! » Je te dis cela en riant, mais je le pense sérieusement. N’est-ce pas, que tu es ferme dans tes opinions ?

J’aime les gens fermes comme toi, quelles que soient leurs opinions, même quand ce sont des petits garçons comme toi. L’interrogation muette de ton regard a même cessé de m’importuner ; au contraire, j’ai fini par aimer ce regard interrogateur. Tu m’aimes, paraît-il, sans que je sache pourquoi, Alécha ?

— Je t’aime, Ivan. Notre frère Dmitri dit de toi : Ivan — un tombeau ; moi, je dis de toi : Ivan — une énigme ! Encore à présent tu es pour moi une énigme, mais j’ai déjà deviné quelque chose en toi, et cela seulement depuis ce matin.

— Quoi donc ? dit Ivan en riant.

— Mais tu ne te fâcheras pas ? dit Alécha sur le même ton.

— Eh bien ?

— C’est que tu es tout à fait un jeune homme du même genre que tous les autres jeunes gens de vingt-trois ans, un jeune, très jeune, frais et brave petit garçon, mais enfin un petit garçon, un blanc-bec ! Eh bien, ne te sens-tu pas offensé ?

— Au contraire, tu m’as frappé par la coïncidence ! s’écria Ivan, gaiement et avec chaleur. Croirais-tu qu’après notre récente entrevue chez elle, je n’ai pensé qu’à cela, à ce que je n’étais qu’un blanc-bec de vingt-trois ans, et voilà que tout à coup on dirait que tu as deviné ma pensée et que tu commences précisément par là. Il n’y a qu’un instant, assis ici même, sais-tu ce que je me disais ? Quand même je ne croirais plus en la vie, quand je n’aurais plus foi en une femme chère à mon cœur, quand, perdant toute confiance dans l’ordre des choses, je demeurerais convaincu que tout n’est qu’un chaos désordonné, maudit et diabolique, enfin quand tous les horribles désenchantements qui peuvent atteindre un homme fondraient sur moi, — malgré tout, je voudrais vivre, et déjà mes lèvres se sont tellement attachées à cette coupe de la vie, que je ne m’en arracherai point avant de l’avoir toute vidée !

Du reste, à trente ans, je jetterai assurément la coupe, si même je n’ai pas tout bu, et je m’en irai... je ne sais où. Mais jusqu’à mes trente ans, je le sais fermement, ma jeunesse vaincra tout, — tout désenchantement, tout dégoût de la vie. Je me suis demandé bien des fois : Est-il au monde un désespoir qui puisse vaincre en moi cette grossière et inconvenante soif de vivre ? et j’ai décidé qu’il n’y en avait pas, toujours jusqu’à ces trente ans, et après, il me semble que moi-même je n’en voudrai plus. Cette soif de vivre, aucuns de nos moralistes morveux et poitrinaires l’appellent souvent méprisable, principalement les poètes. Cette soif de vivre, indépendamment de toute espèce de considérations, est peut-être, en partie, un trait particulier à nous autres Karamasof, et qui, sans aucun doute, se rencontre aussi chez toi. Mais pourquoi serait-elle méprisable ? Il y a encore énormément de forces centripètes sur notre planète, Alécha. Je veux vivre et je vis, même en dépit de la logique. Qu’importe que je ne croie pas à l’ordre des choses, si j’aime les petites feuilles luisantes qui se déroulent au printemps ; si j’aime le ciel bleu ; si j’aime tel homme, auquel, le croirais-tu ? on ne sait quelquefois pas pourquoi on tient ; si j’aime tel acte d’héroïsme humanitaire auquel peut-être j’ai cessé de croire depuis longtemps, mais que, de souvenir, je continue à révérer dans mon cœur ! — Mais voici qu’on a apporté l’oukha (soupe au poisson), fais-y honneur. Elle est excellente, on la prépare bien, ici. — Je veux partir pour l’Europe, Alécha, je partirai d’ici même. Et pourtant, je sais que c’est un cimetière que je vais visiter, mais le cimetière le plus cher à mon cœur, voilà quoi ! Là reposent des morts aimés et chaque pierre élevée sur eux parle d’une existence écoulée si fiévreusement, d’une foi si passionnée dans son œuvre, dans sa vérité, dans sa lutte et dans sa science, que, je le sais d’avance, je me prosternerai et je baiserai ces pierres et j’y verserai des larmes, tout en restant convaincu dans toutes les fibres de mon intelligence que tout cela n’est plus depuis longtemps qu’un cimetière et rien de plus. Et je ne pleurerai pas de désespoir, mais simplement parce que je serai heureux de par les larmes que j’aurai versées : je m’enivrerai de mon propre attendrissement. J’aime les petites feuilles luisantes du printemps et le ciel bleu, voilà quoi ! Ici, il n’y a place ni pour l’esprit, ni pour la logique ; c’est par tout l’être intérieur, c’est par ses entrailles que l’on aime, ce sont les forcés de sa première jeunesse que l’on aime. — Comprends-tu quelque chose dans mes divagations, Alécha ? dit tout à coup Ivan en riant.

— Je ne comprends que trop, Ivan. C’est par tout son être intérieur, par ses entrailles que l’on veut aimer, — comme tu l’as très bien dit, et je suis bien heureux que tu aies un tel désir de vivre, s’écria Alécha. Je pense que tous doivent avant tout aimer à vivre.

— Aimer plutôt la vie que ce qui lui donne sa signification ?

—Absolument ainsi : l’amour doit passer avant la logique, comme tu le dis, nécessairement avant la logique, c’est alors seulement qu’on en comprendra la signification. Voilà ce qui depuis longtemps me trotte par la tête. La moitié de l’œuvre est faite en toi, Ivan ; c’est chose acquise : tu aimes à vivre. Maintenant tu n’as plus qu’à travailler à la seconde moitié et tu es sauvé.

— Tu parles déjà de me sauver, mais qui te dit que je sois en péril ? Et en quoi consiste ta seconde moitié ?

— En ceci, que tu dois ressusciter les morts, qui peut-être ne sont jamais morts. Allons, verse-moi du thé. Je suis heureux que nous causions, Ivan.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Ainsi, tu pars absolument demain matin ?

— Le matin ? Je n’ai pas dit que ce serait le matin. Du reste, peut-être bien que oui. Mais pourquoi te tourmentes-tu de ce que je m’en vais ? Songe combien de temps nous avons encore avant mon départ. Toute une éternité de temps, une immortalité !

— Quelle éternité, si tu t’en vas demain ?

— En quoi cela nous touche-t-il ? dit en riant Ivan. Est-ce que nous n’aurons pas le temps de nous communiquer ce que nous avons à nous dire, ce pourquoi nous sommes venus ici ? Pourquoi me regardes-tu avec étonnement ? Réponds-moi : Pourquoi nous sommes-nous rencontrés ici ? Est-ce pour parler de l’amour pour Katerina Ivanovna, du vieux, de Dmitri ? Des pays étrangers ? Des destinées de la Russie ? De l’empereur Napoléon ? Est-ce pour cela, dis ?

— Non, certes.

— Cela veut dire que tu comprends toi-même pourquoi. Aux autres, une chose ; à nous, blancs-becs, une autre : il nous faut avant tout résoudre les questions éternelles, voilà notre souci. Toute la jeune Russie ne parle maintenant que des questions éternelles, surtout à présent que les vieillards se sont tous mis tout d’un coup à s’occuper de questions pratiques. Toi-même, pourquoi, tous ces trois mois, m’as-tu regardé d’un air expectant ? Pour me demander : « En quoi crois-tu, ou ne crois-tu pas du tout ? » N’est-ce pas là ce que signifiaient vos regards durant ces trois mois, Alexis Fédorovitch ? N’est-ce pas ainsi ?

— Cela pourrait bien être, dit Alexis en souriant. Tu ne te moques pas de moi, en ce moment, n’est-ce pas, frère ?

— Moi, me moquer ? Je ne voudrais pas offenser mon petit frère qui m’a regardé durant trois mois dans une telle expectative. Alécha, regarde-moi bien : ne suis-je pas le même petit garçon que toi, sauf que je ne suis pas novice ? N’est-ce pas ainsi qu’opèrent jusqu’à présent les petits garçons russes, du moins certains ? Prenons, par exemple, une gargote infecte comme celle-ci ; les voilà qui s’y rencontrent et s’asseyent dans un coin. Ils ne se sont jamais vus auparavant et, sortant de la gargote, ils resteront de nouveau quarante ans sans se voir. Eh bien, sur quoi vont-ils raisonner durant cette minute qui les a rassemblés fortuitement ? Ni plus ni moins que sur des questions embrassant tout l’univers : Y a-t-il un Dieu ? L’âme est-elle immortelle ? Et ceux qui ne croient pas en Dieu, ceux-là se mettront à parler du socialisme et de l’anarchisme, de la reconstitution de toute l’humanité sur un nouveau plan, et ce sera toujours le même  diable, toujours les mêmes questions, seulement prises de l’autre bout. Et quantité de petits garçons russes les plus originaux ne font, chez nous, en notre temps, que parler des questions éternelles. N’est-ce pas ainsi ?

— Oui, pour les vrais Russes, les questions dans le genre de celles-ci : Y a-t-il un Dieu ? L’âme est-elle immortelle ? ou bien, comme tu le dis, celles de l’autre bout, sont, sans contredit, les premières questions, celles que l’on pose avant tout, et c’est ainsi que cela doit être, continua Alécha, regardant toujours son frère avec le même sourire tranquille et interrogateur.

— Écoute, Alécha. Quelquefois, l’homme russe ne se montre pas bien intelligent, mais tout de même il est difficile d’imaginer quelque chose de plus sot que ce dont s’occupent les petits garçons russes. Pourtant, j’aime beaucoup un de ces petits garçons qui a nom Alécha. »

Alécha se mit à rire : « Comme tu as bien amené cela.

— Eh bien, parle. Par quoi commencer ? Dis-le toi-même : par Dieu ? Dieu existe-t-il, dis ?

— Commence par où tu veux, fût-ce par « l’autre bout ». N’as-tu pas proclamé hier, chez notre père, qu’il n’y a pas de Dieu ? dit Alexis en dirigeant sur son frère un regard interrogateur.

— J’ai dit cela hier, chez le vieux, exprès pour te taquiner, et j’ai vu comme tes petits yeux s’enflammaient. Mais maintenant je suis prêt à converser avec toi et je te le dis très sérieusement. Je veux m’entendre avec toi, Alécha, parce que je n’ai pas d’amis, et je veux essayer de l’amitié. Figure-toi qu’il est possible que j’admette Dieu, dit Ivan en riant ; tu n’attendais pas celle-là, hein ?

— Sans doute, si tu ne plaisantes pas encore à l’heure qu’il est.

— Non, non. — C’est hier, chez le vieux, que je plaisantais. Vois-tu, mon cher, au xviiie siècle, un vieux pécheur a dit que « si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer ». Et, en vérité, l’homme a inventé Dieu. Et ce qu’il y a d’étonnant, de merveilleux, ce n’est pas que Dieu existât en réalité, mais bien qu’une pareille pensée — la pensée de la nécessité de Dieu — ait pu entrer dans la tête d’un animal aussi sauvage et aussi mauvais que l’homme, tellement elle est sainte, tellement elle est touchante, tellement elle est sage et tellement elle fait honneur à l’homme. Quant à moi, il y a longtemps que j’ai résolu de ne plus penser à cette question : si c’est l’homme qui a fait Dieu, ou Dieu, l’homme. Il va de soi que je ne vais pas me mettre à examiner l’un après l’autre tous les axiomes qu’ont entassés à ce sujet les petits garçons russes, lesquels axiomes s’appuient tous sur des hypothèses européennes ; parce que ce qui là-bas est considéré comme hypothèse devient aussitôt un axiome pour les petits garçons russes et non pas seulement pour eux, mais aussi quelque peu pour leurs professeurs, car les professeurs sont souvent chez nous maintenant du même acabit que les petits garçons. Et voilà pourquoi je passe sous silence toutes les hypothèses. En définitive, quel est actuellement notre but à tous deux ? Le but est d’arriver à t’expliquer tout mon être, quel homme je suis, en quoi je crois, ce que j’espère, n’est-ce pas cela ? C’est pourquoi je te déclare que j’accepte Dieu purement et simplement. Mais voilà cependant ce qu’il faut observer : si Dieu existe et si réellement il a créé la terre, alors, comme cela nous est parfaitement connu, il l’a créée selon la géométrie d’Euclide et il a créé l’esprit humain avec la compréhension de trois dimensions de l’étendue seulement. Et pourtant il s’est trouvé et il se trouve encore aujourd’hui des géomètres et des philosophes, et même des plus remarquables, qui doutent que tout l’univers ou, pour embrasser davantage, tout ce qui est, ait été créé seulement selon la géométrie d’Euclide et qui osent même rêver que deux lignes parallèles, qui d’après Euclide ne peuvent absolument pas se rencontrer sur la terre, se rencontreraient peut-être quelque part dans l’immensité[4]. Pour moi, mon cher, je me suis dit : Si je ne puis pas même comprendre cela, comment arriverais-je à comprendre Dieu ? Je reconnais humblement que je n’ai pas les capacités voulues pour résoudre de pareilles questions ; j’ai un esprit euclidique, terrestre, et dès lors comment pourrais-je résoudre ce qui n’est pas de ce monde ? Et je te conseille de ne jamais penser à cela, ami Alécha, et surtout de ne pas te demander si Dieu existe ou n’existe pas. Ce sont toutes questions qui sortent complètement de la compétence d’un esprit créé avec la compréhension de trois dimensions seulement. Ainsi, non seulement j’admets Dieu volontiers, mais encore j’admets la sagesse de ses desseins, qui nous sont tout à fait inconnus, je crois à l’ordre, à la signification de la vie, je crois à l’harmonie éternelle, dans laquelle, à ce que l’on dit, nous nous fondrons tous, je crois au Verbe, vers lequel tendent toutes les aspirations de l’univers, et qui « était en Dieu » et qui est Dieu lui-même, etc., etc., à l’infini. On a dit bien des paroles sur ce chapitre. Il semble que je sois sur le bon chemin, hein ? Eh bien, figure-toi que, comme résultat définitif, je n’admets pas du tout ce monde de Dieu et, quoique je sache qu’il existe, je ne l’admets pas du tout. Ce n’est pas Dieu que je n’admets pas, comprends-moi bien, mais c’est le monde créé par lui, le monde de Dieu que je n’admets pas et que je ne puis consentir à admettre. Je m’explique. Je suis convaincu comme un enfant que les souffrances se cicatriseront et s’effaceront, que la triste plaisanterie des contradictions humaines disparaîtra comme un pitoyable mirage, comme une vile invention de notre faible et borné esprit humain euclidique ; qu’enfin, dans le final universel, au moment de l’harmonie éternelle, apparaîtra quelque chose de tellement précieux, que cela suffira à remplir tous les cœurs, à apaiser tous les mécontentements, à racheter tous les crimes des hommes, tout le sang versé par eux. — Il y en aura assez, non seulement pour qu’il soit possible de pardonner, mais encore pour justifier tout ce qui est arrivé aux hommes. Que tout cela arrive et apparaisse, eh bien, je ne l’admets pas et je ne veux pas l’admettre ! Que les lignes parallèles se rejoignent et que je le voie moi-même : je le verrai et je dirai qu’elles se sont rejointes, et pourtant je ne l’admettrai pas. Me voilà tout entier, Alécha, voilà ma thèse. Tout cela, je te l’ai exposé très sérieusement. J’ai à dessein commencé notre conversation de la manière la plus sotte, mais je l’ai conduite à ma confession, parce que c’est cela seulement qu’il te fallait. Ce n’est pas de Dieu que tu avais besoin, mais il te fallait savoir de quoi vit ton frère que tu aimes. Et je te l’ai dit. »

Ivan termina brusquement sa longue tirade avec une nuance de sentiment tout à fait inattendue.

« Et pourquoi as-tu commencé ainsi « de la manière la plus sotte » ? demanda Alécha, le regardant songeusement.

— D’abord, quand ce ne serait que pour le russisme : les conversations russes sur ces thèmes se mènent toujours on ne peut plus sottement. Et en second lieu, plus c’est sot, mieux cela mène au but ; plus c’est sot, plus c’est clair. La sottise est courte et sans malice, l’esprit louvoie et se dérobe. L’esprit est canaille, la sottise est droite et honnête. J’ai conduit l’explication à ce qui fait mon désespoir, et plus je l’ai montré absurde, plus cela est avantageux pour moi.

— Tu m’expliqueras pourquoi tu n’admets pas le monde ? reprit Alécha.

— Sans doute que je te l’expliquerai ; ce n’est pas un secret, c’est là que je te conduis. Mon cher frérot, je ne veux pas te pervertir ni te renverser de ta base, — mais, qui sait ? peut-être voudrais-je me guérir par toi, » dit tout à coup Ivan en souriant tout à fait comme un bon petit garçon. Jamais encore Alécha ne lui avait vu un tel sourire.

 

 

2. — La révolte.

 

« Je dois te faire un aveu, commença Ivan. Je n’ai jamais pu comprendre que l’on puisse aimer son prochain. Et précisément, à mon avis, parce qu’il est notre prochain : on ne peut aimer que ce qui est au loin. J’ai lu je ne sais comment et je ne sais où, d’un saint nommé Jean le miséricordieux, qu’un jour un passant affamé et transi étant venu à lui et lui ayant demandé de le réchauffer, il se coucha avec lui dans son lit, l’entoura de ses bras et se mit à souffler dans sa bouche en putréfaction de je ne sais quelle affreuse maladie. Je suis convaincu qu’il a fait cela en se mentant à lui-même, se forgeant par devoir un amour de commande, ou comme une mortification qu’il s’imposait par pénitence. Pour aimer un homme, il faut que celui-ci se cache, que nous ne le voyions pas ; à peine a-t-il montré son visage, que l’amour s’évanouit.

— Le père Zozime m’a parlé plus d’une fois de cela, remarqua Alexis ; il disait aussi que le visage d’un homme empêche souvent de l’aimer des gens encore inexpérimentés dans l’amour du prochain. Mais sache qu’il y a beaucoup d’amour dans l’humanité et un amour presque semblable à celui du Christ, je le sais moi-même, Ivan...

— Eh bien, cela, je ne le sais pas encore et je ne puis le comprendre et infinité de gens avec moi. La question est de savoir si cela provient des mauvaises qualités des hommes, ou si telle est déjà leur nature. Selon moi, un amour comme celui du Christ pour les hommes est pour ainsi dire un miracle impossible sur la terre. Il était Dieu, lui, c’est vrai, mais nous ne sommes pas des dieux. Je puis, par exemple, souffrir profondément, mais personne ne pourra jamais se douter jusqu’à quel point je souffre, parce qu’il est un autre et pas moi, et en outre il est rare qu’un homme consente à admettre les souffrances d’autrui (comme si elles constituaient un titre d’honneur). Et pourquoi, penses-tu, n’y consent-il pas ? Parce que, par exemple, je sens mauvais, que j’ai une figure bête, ou qu’une fois, je ne sais quand, je lui ai marché sur le pied. Puis, il y a souffrance et souffrance : une souffrance humiliante, qui me dégrade, comme la faim, par exemple, celle-là, mon bienfaiteur voudra encore bien la reconnaître ; mais pour peu que la souffrance soit d’un ordre plus élevé, prenons que ce soit pour l’idée, non, cela il ne l’admettra pas, sauf exceptionnellement ; parce que, par exemple, il me regardera et verra tout à coup que je n’ai pas du tout le visage que, suivant son imagination, devrait avoir un homme qui souffre pour l’idée. Et voilà qu’il me prive immédiatement de ses bienfaits et cela pas du tout par mauvais cœur. Les indigents et surtout les indigents de race noble ne devraient jamais se montrer, mais demander l’aumône par la voie d’un journal. Théoriquement on peut encore aimer son prochain, ou bien parfois de loin, mais de près, presque jamais. Si tout était comme sur la scène ; dans un ballet, où les mendiants, quand ils apparaissent, se montrent en haillons de soie et en dentelles déchirées, et demandent l’aumône en dansant gracieusement, alors on pourrait encore prendre plaisir à les voir, mais les aimer, — encore une fois, non ! Mais assez là-dessus ; je voulais seulement te placer à mon point de vue. Je voulais te parler des souffrances de l’humanité en général, mais arrêtons-nous plutôt uniquement aux souffrances des enfants : ce qui, on le conçoit, est moins favorable pour ma thèse. C’est que d’abord on peut aimer les enfants même de près, même s’ils sont sales, même s’ils sont laids (cependant il me semble que les enfants ne sont jamais laids) ; en second lieu, un motif encore pour moi de ne pas parler des grands, c’est que, outre qu’ils sont repoussants et ne méritent pas d’être aimés, ils ont leur compensation : ils ont mangé la pomme, ils ont acquis la science du bien et du mal et sont devenus « comme des dieux ». Ils continuent encore à mordre à la pomme actuellement. Mais les petits enfants n’ont rien mangé et ne sont encore coupables en rien. Aimes-tu les enfants, Alécha ? Je sais que tu les aimes et tu comprendras pourquoi c’est d’eux seuls que je veux parler à présent. Si eux aussi souffrent affreusement sur la terre, c’est évidemment pour leurs pères, ils sont punis pour leurs pères qui ont mangé la pomme. Mais c’est là un raisonnement de l’autre monde, incompréhensible au cœur de l’homme, ici, sur la terre. Il n’est pas possible que l’innocent, et quel innocent ! souffre pour le coupable. Tu t’étonneras peut-être, Alécha, mais moi aussi j’aime à la folie les petits enfants. Et remarque cela, des gens durs, esclaves de leurs passions, des carnivores, des Karamasof enfin, parfois aiment beaucoup les enfants. Les enfants, tant qu’ils restent enfants, jusqu’à sept ans, par exemple, diffèrent étonnamment des hommes : on dirait presque que c’est un autre être, d’une autre nature. J’ai connu un bandit dans sa prison : il lui était arrivé, au cours de sa carrière, en massacrant des familles entières dans les maisons où il s’introduisait de nuit pour voler, d’égorger en même temps quelques enfants. Mais, une fois en prison, il les aimait jusqu’à l’étrangeté. De la fenêtre du bagne, il ne faisait que regarder les enfants jouant dans la cour de la prison. Il réussit à décider un petit garçon à venir près de lui sous la fenêtre et celui-ci lia grande amitié avec lui... Tu ignores pourquoi je dis tout cela, Alécha ? J’ai comme un mal de tête et je me sens tout triste.

— Tu as un air étrange en parlant, remarqua Alécha inquiet, on dirait que tu as l’esprit dérangé.

— À propos, un Bulgare me racontait dernièrement à Moscou, continua Ivan Fédorovitch, comme s’il n’avait pas entendu, comme les Turcs et les Tcherkesses commettent partout des horreurs chez eux en Bulgarie, dans la crainte d’une révolte générale des Slaves, brûlant, égorgeant, violentant femmes et enfants, clouant les prisonniers par les oreilles aux palissades, et les laissant là jusqu’au matin, après quoi ils les pendent, etc. ; il est impossible de donner une idée complète de toutes ces horreurs. On dit quelquefois de l’homme qu’il est cruel comme une bête féroce, mais c’est souverainement injuste et offensant pour les bêtes : la bête ne peut jamais se montrer aussi cruelle que l’homme, aussi artistement, aussi génialement cruelle. Le tigre mord et déchire et ne sait faire que cela. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de clouer les gens par les oreilles pour la nuit, si même il pouvait le faire. Ces Turcs martyrisaient surtout les enfants avec une véritable volupté, arrachant ceux encore à naître des entrailles de leur mère avec leurs poignards, et jetant en l’air les enfants à la mamelle pour les recevoir sur la pointe de leurs baïonnettes aux yeux de leurs mères. Aux yeux de leurs mères, c’est en cela précisément que consistait la volupté. Un tableau surtout m’a paru d’un intérêt tout particulier. Imagine-toi un petit enfant à la mamelle dans les bras de sa mère tremblante, et tout autour, des Turcs. Ils ont imaginé une bien bonne farce : ils caressent l’enfant, rient pour le faire rire, et cela leur réussit, le petit enfant fait risette. En ce moment, un Turc dirige vers lui un pistolet à vingt centimètres de son visage. Le petit enfant rit joyeusement, tend ses petites mains pour saisir le pistolet, et tout à coup l’artiste abaisse la détente en le visant en pleine figure et fracasse sa petite tête... C’est procéder artistement, n’est-il pas vrai ? À propos, les Turcs, à ce qu’on dit, aiment beaucoup les douceurs.

— Frère, pourquoi tout cela ? demanda Alécha.

— Je pense que si le diable n’existe pas et que si, par conséquent, c’est l’homme qui l’a créé, alors il l’a créé à son image et à sa ressemblance.

— Tout comme Dieu, alors !

— Mais c’est étonnant comme tu sais retourner les mots, comme dit Polonius dans Hamlet, dit Ivan en riant. Tu m’as pris au mot, soit, cela me va. Il est bon, ton Dieu, si l’homme l’a créé à son image et à sa ressemblance ! Tu viens de me demander pourquoi je dis tout cela : c’est que, vois-tu, je suis amateur et collectionneur de quelques petits faits, et, le croirais-tu, je recueille et note d’après les journaux ou d’après ce que j’entends, d’où qu’elles viennent, les anecdotes d’un certain genre, et j’en ai déjà une bonne collection. Les Turcs, assurément, sont entrés dans la collection, mais ce sont des étrangers ; j’ai aussi des pièces de mon pays et même  de meilleures que les turques. Tu sais que chez nous on bat davantage, on y fait plus usage de la verge et du fouet et c’est un trait national : chez nous, il ne peut être question de clouer quelqu’un par les oreilles, car nous sommes tout de même des Européens ; mais les verges et le fouet nous appartiennent et ne peuvent nous être enlevés. À l’étranger, il paraît que maintenant on ne bat plus du tout, soit que les mœurs se soient épurées, ou que l’on ait établi des lois, ensuite desquelles l’homme ne peut plus donner la verge à l’homme ; mais en échange, ils se dédommagent d’une autre manière, nationale tout comme la nôtre, et si bien nationale, que chez nous cela paraîtrait impossible, quoique, du reste, il semble que chez nous tout puisse s’implanter, surtout depuis le mouvement religieux qui s’opère dans notre grand monde[5]. J’ai une délicieuse petite brochure, traduite du français, où l’on raconte de quelle manière, il n’y a pas longtemps, cinq ans tout au plus, à Genève, on a guillotiné un assassin nommé Richard, un jeune homme de vingt-trois ans, je crois, qui s’est repenti et s’est converti à la religion chrétienne en vue même de l’échafaud. Ce Richard était un bâtard dont ses parents avaient fait cadeau, alors qu’il n’avait encore que six ans, à des bergers, montagnards suisses, et ceux-ci s’étaient chargés de son élevage pour le mettre ensuite au travail. Il grandit parmi eux comme un petit animal sauvage ; les pâtres ne lui enseignèrent rien du tout ; mais à sept ans on l’envoyait déjà paître le troupeau, à l’humidité et au froid, presque nu et le nourrissant à peine. Et certainement aucun d’entre eux ne se faisait scrupule d’agir de la sorte et n’en avait de remords ; au contraire, ils croyaient avoir plein droit de le faire : Richard ne leur avait-il pas été donné comme leur chose ? et ils ne jugeaient pas même nécessaire de le nourrir. Richard lui-même a témoigné qu’à cette époque, comme l’enfant prodigue de l’Évangile, il convoitait avidement la pâtée des porcs que l’on engraissait pour la vente, mais on ne lui donnait pas même cela et on le battait quand il en volait aux cochons. Et voilà comme il passa toute son enfance et son adolescence, jusqu’à ce que, ayant grandi et s’étant fortifié, il se fit voleur. Ce sauvage travaillait à Genève comme journalier, buvait tout ce qu’il gagnait, vivait en réprouvé et finit par dévaliser un vieillard et le tuer.

Il fut pris, jugé et condamné à mort : c’est que là, on ne sentimentalise pas ! Et le voilà aussitôt entouré de pasteurs et de membres des diverses confréries du Christ, de dames de charité, etc. On lui apprit en prison à lire et à écrire, on se mit à lui commenter l’Évangile, on l’exhorta, on le convainquit, on le serra de près, on le scia, on l’étourdit si bien qu’il finit par avouer enfin solennellement son crime.

Il se convertit, écrivit lui-même au tribunal qu’il était un monstre et que pourtant le Seigneur avait bien voulu lui ouvrir les yeux et lui envoyer la grâce d’en haut. Tout Genève s’émut, tout le Genève bienfaisant et pieux. Tout ce qu’il y avait de plus élevé et de mieux élevé se précipita dans sa prison ; on embrasse Richard, on le serre dans ses bras : « Tu es notre frère, la grâce est descendue sur toi ! » Et Richard lui-même pleure d’attendrissement : « Oui, la grâce est descendue sur moi. Autrefois, dans mon enfance et mon adolescence, je convoitais la nourriture des porcs, mais maintenant la grâce est descendue sur moi aussi et je meurs dans le Seigneur ! » — « Oui, oui, Richard, meurs dans le Seigneur, tu as versé le sang et tu dois mourir dans le Seigneur. Ce n’était pas ta faute si tu ne connaissais pas du tout le Seigneur, quand tu enviais la nourriture des porcs et quand on te battait parce que tu la leur volais (c’était très mal de ta part, car il n’est pas permis de voler), — mais tu as versé le sang et tu dois mourir. » Et voilà qu’arrive le dernier jour. Richard, anéanti, pleure et ne fait que répéter à toute minute : « C’est le meilleur de mes jours, je vais au Seigneur ! » — « Oui, crient les pasteurs, les juges et les dames de charité, c’est ton plus heureux jour, car tu vas au Seigneur ! » Tout cela se dirige en équipage ou à pied vers l’échafaud, à la suite du char d’infamie dans lequel on mène Richard. Voilà qu’on est arrivé à l’échafaud : « Meurs, frère, crient-ils à Richard, meurs dans le Seigneur, puisque sur toi aussi la grâce est descendue ! » Et tout couvert encore des baisers de ses frères, le frère Richard est hissé sur l’échafaud, placé sous le couperet, et on vous lui hacha fraternellement la tête, parce que sur lui aussi la grâce était descendue. — N’est-ce pas caractéristique ?

Cette petite brochure a été traduite en russe par certains philanthropes luthéranisants de la haute société russe et envoyée gratis aux journaux et autres organes de la publicité, afin d’éclairer le peuple russe. Cette affaire Richard a cela de bon, que c’est un trait national. Si chez nous il paraîtrait insensé de couper la tête à son frère par cela seulement qu’il est devenu notre frère et que la grâce est descendue sur lui[6], nous avons, je le répète, aussi bien que cela. La jouissance qui nous touche de plus près et qui est, du reste, consacrée par l’histoire, c’est la torture des coups.

Nékrassof[7] nous a dit dans ses vers comment le paysan frappe, à coups de fouet, son cheval sur les yeux, « sur les tendres yeux ». Qui n’a pas vu cela ? C’est un russisme. Il décrit comment un petit cheval débile, qu’on a trop chargé, s’est embourbé avec sa charrette et ne peut en sortir. Le paysan le bat, le bat avec acharnement, enfin, ne comprenant plus ce qu’il fait, ivre de frapper, il le fouette cruellement, sans compter : si tu n’es pas assez fort, tire tout de même, meurs, mais tire. La pauvre rosse fait tous ses efforts et voilà qu’il commence à fouetter cet animai sans défense « sur ses yeux en pleurs, sur ses tendres yeux ». Dans un effort désespéré, l’animal parvint à mettre la charrette en mouvement et il avança tout tremblant, sans souffle, marchant de travers, d’un trot honteux et comme anti-naturel. C’est affreux à lire dans Nékrassof. Mais ce n’est encore qu’un cheval, et les chevaux nous ont été donnés par Dieu à fouetter. C’est ce que les Tatares nous ont expliqué et ils nous ont laissé le knout[8] en souvenir. Mais on peut aussi fouetter les gens. Et voici qu’un monsieur qui appartient à l’intelligence et qui a de l’éducation, ainsi que sa dame, donnent la verge à leur propre fille, une enfant de sept ans ; — j’ai une note détaillée là-dessus. Le papa est heureux que les baguettes aient des ramifications : « Cela agira mieux » dit-il, et voilà qu’il commence à « agir » sur sa fille.

Je sais de source certaine qu’il est des fouetteurs qui s’échauffent de plus en plus, à chaque coup qu’ils frappent, jusqu’à éprouver littéralement comme une sorte de volupté. Ils fouettent une minute, puis cinq minutes, dix minutes, enfin ils arrivent à le faire plus longtemps, plus souvent, plus énergiquement. L’enfant crie, l’enfant, à la fin, ne peut plus crier, il suffoque : « Papa, papa ! petit papa, petit papa ! » Il arrive que, par quelque circonstance diabolique, l’affaire arrive jusqu’au tribunal. On engage un avocat. Le peuple, chez nous, appelle déjà depuis longtemps l’ablakate[9] conscience louée. L’avocat crie pour la défense de son client : « Une affaire si simple, si ordinaire, et qui ne regarde que la famille, un père qui a fouetté sa petite fille, n’est-ce pas une honte que l’on introduise cela au tribunal ? » Les jurés, convaincus, se retirent et reviennent avec un verdict d’acquittement[10]. Le public sanglote de joie de ce que l’on a acquitté un martyr. Hé, hé ! si j’avais été là, j’aurais gueulé la proposition de fonder une bourse en l’honneur du tortionnaire[11]... Charmants tableaux !

Mais j’ai encore quelque chose de mieux que cela : j’ai beaucoup, beaucoup rassemblé de faits concernant les enfants russes, Alécha. Il s’agit d’une petite fille de cinq ans que haïssaient son père et sa mère, « gens très honorables, du monde officiel, gens d’éducation et de bonnes manières ». Je dois ici encore une fois affirmer positivement que c’est une particularité commune à beaucoup d’hommes, que ce plaisir qu’ils éprouvent à torturer les enfants, et seulement les enfants. À tous les autres individus de l’espèce humaine, ces mêmes tortionnaires montrent de la bienveillance et de la douceur, comme des Européens bien élevés et humains, mais ils aiment beaucoup à torturer les enfants, on peut même dire qu’ils aiment les enfants pour ce plaisir qu’ils leur procurent. C’est précisément l’impossibilité où ces petits êtres sont de se défendre qui tente les bourreaux ; c’est la confiance angélique du petit enfant qui n’a ni où aller ni à qui recourir qui échauffe le sang vil du tortionnaire. Dans chaque homme, évidemment, est tapie une bête féroce, la bête de la colère, la bête qui s’échauffe voluptueusement des cris de la victime torturée, la bête de la passion déchaînée, la bête des maladies engendrées par la débauche, goutte, maladie de foie, etc.

Donc, cette pauvre petite fille de cinq ans était soumise à toute espèce de tortures par ses parents, gens des plus comme il faut. Ils la battaient, la fouettaient, la foulaient aux pieds sans savoir eux-mêmes pourquoi ; tout son corps portait les marques de leurs coups ; enfin, ils arrivèrent au plus haut degré de raffinement. En plein hiver, par la gelée, ils l’enfermaient pour toute la nuit dans les latrines. Et cette mère pouvait dormir, quand la nuit retentissaient les sanglots de la pauvre enfant, enfermée dans ce lieu infect. Comprends-tu ce que cela doit être quand un petit être, qui ne peut pas même encore comprendre ce qu’on lui fait, se débat dans un lieu infect, dans le froid et l’obscurité, frappe de son petit poing sa petite poitrine brisée, et pleure des larmes de sang, des larmes innocentes et sans fiel, appelant « le bon Dieu » à son aide — comprends-tu ce monstrueux non-sens, mon frère et ami, toi l’humble novice, l’homme de Dieu, comprends-tu la raison de l’existence, de la nécessité de ce non-sens ? Sans lui, dit-on, l’homme ne pourrait exister sur la terre, parce qu’il ne connaîtrait pas le bien et le mal. Et à quoi bon connaître ce bien et ce mal du diable, quand il faut les payer si cher ? Mais à ce compte, le monde tout entier des connaissances ne vaut pas les larmes de ce petit enfant appelant le « bon Dieu » ! Je ne parle pas des souffrances des grands : ceux-là ont mangé la pomme, qu’ils s’en aillent au diable et que le diable les emporte tous ! Mais eux, mais eux ! Je vois que je te fais souffrir, Alécha, tu es tout troublé. Je cesserai, si tu le désires.

— Ce n’est rien, moi aussi je veux souffrir, murmura Alécha.

— Rien qu’un tableau encore, pour la curiosité ; il est très caractéristique, et l’important, c’est que je viens de le lire dans une de nos revues historiques, je ne sais si c est dans l’Archive ou dans l’Antiquaire, il faudra que je me renseigne, car j’ai oublié où je l’ai lu. C’était aux temps les plus sombres du servage, encore au commencement du siècle. Ah ! vive le libérateur du peuple ! Il était alors un général, très riche propriétaire et ayant les plus belles relations, de ceux qui (il est vrai qu’alors ils étaient déjà très rares), prenant leur retraite, étaient persuadés qu’ils avaient acquis au service le droit de vie et de mort sur leurs sujets. Il y en avait de pareils alors. Donc, notre général vit dans sa propriété de deux mille âmes[12], faisant le grand personnage et traitant les petits propriétaires, ses voisins, comme ses parasites et ses bouffons. Sa meute se composait de plusieurs centaines de chiens avec près d’une centaine de valets, tous en uniforme, tous à cheval. Et voilà que le fils d’un des valets, un petit garçon de huit ans à peine, ayant jeté une pierre en jouant, cassa la patte au chien courant favori du général : « Pourquoi mon chien favori boite-t-il ? » On lui rapporte que c’est ce même  petit garçon qui lui a jeté une pierre et cassé la patte. « Ah ! c’est toi, dit le général ; qu’on le saisisse ! » On le prit, on l’arracha à sa mère et toute la nuit il resta au cachot. Le lendemain, au point du jour, le général se prépare à partir pour la chasse en grand uniforme ; il monte à cheval : autour de lui se groupent chiens, parasites, valets et piqueurs, tous à cheval. On avait assemblé toute la domesticité pour l’édification, et en avant d’eux tous, la mère du jeune coupable. On fait sortir le petit garçon du cachot. C’est par un de ces mornes, froids et brumeux jours d’automne, si favorables pour la chasse. Le général ordonne de déshabiller l’enfant ; on le met nu comme un ver ; il tremble, il est fou d’épouvante, il n’ose pas même gémir. « Courez-lui sus », commande le général. « Cours, cours ! » lui crient les piqueurs ; l’enfant se met à courir. « Taïaut ! » hurle le général, et il lance à sa poursuite toute sa meute. Il fut forcé sous les yeux de sa mère, et les chiens le déchirèrent en lambeaux ! Il paraît que le général fut mis en tutelle. Et qu’aurait-il fallu lui faire ? Le fusiller ? Pour donner satisfaction à la morale outragée, le fusiller ? Dis, Alécha !

— Oui, le fusiller ! répondit doucement Alécha en levant les yeux sur son frère avec un pâle sourire.

— Bravo, cria Ivan enthousiasmé ; — si toi, tu le dis, cela signifie... Mais voyez-vous notre anachorète ! Voilà donc le diablotin qui niche dans ton cœur, Alécha Karamasof.

— Ce que j’ai dit est absurde, mais...

— Toute l’affaire est dans ce mais. Sache, ô novice, que les absurdités sont tout ce qu’il y a de plus nécessaire sur la terre. C’est par les absurdités que le monde se tient, et sans elles, peut-être rien n’existerait-il. Nous savons ce que nous savons.

— Et que sais-tu ?

— Je ne comprends rien, continua Ivan comme égaré, et je ne veux rien comprendre maintenant. Je veux m’en tenir au fait. Depuis longtemps je ne veux plus chercher à comprendre. Car si je veux comprendre quelque chose, aussitôt je dénature le fait, et je veux m’en tenir au fait...

— Pourquoi me mets-tu ainsi au supplice ? s’écria douloureusement Alécha. Me le diras-tu, à la fin ?

— Sans doute que je te le dirai, et tout ceci est pour y arriver. Tu m’es cher, je ne veux pas te lâcher et je ne te céderai pas à ton père Zozime.

Ivan se tut un instant et son visage devint tout à coup très triste :

— Écoute-moi : je n’ai pris que des enfants, pour rendre la conclusion plus évidente. Des autres larmes humaines dont la terre est imbibée depuis l’écorce jusqu’au centre, — je ne parlerai pas ; j’ai restreint mon sujet à dessein. Je suis plat comme une punaise et je reconnais en toute humilité que je ne puis comprendre en aucune façon pourquoi tout est établi de la sorte.

Il paraît que ce sont les hommes eux-mêmes qui en sont cause : on leur avait donné le paradis, ils ont voulu la liberté, ils ont ravi le feu du ciel, sachant eux-mêmes qu’ils se rendaient malheureux ; donc, il ne faut pas les plaindre. Or, mon pitoyable, mon terrestre esprit euclidique ne m’apprend qu’une chose, c’est que la souffrance existe, qu’il n’y a pas de coupables, que toute chose dérive directement et simplement d’une autre, que tout suit son cours, tout s’équilibre. Mais tout cela, ce n’est qu’une élucubration euclidique ; je sais tout cela, et pourtant je ne puis me résoudre à vivre d’après cela. Il me faut une compensation, autrement je me détruis. Et cette compensation, je ne la veux pas quelque part dans l’infini et dans un temps indéterminé, mais il me la faut ici, sur la terre, et je veux en être témoin. J’ai eu foi, mais je veux voir, et si à ce moment-là je suis déjà mort, j’exige que l’on me ressuscite, car si tout cela se passait sans moi, ce serait trop criant. Je ne veux pas avoir souffert pour servir, avec mes crimes et mes souffrances, d’un fumier où l’éternelle harmonie croîtra pour d’autres. Je veux voir de mes yeux comme quoi l’élan se couchera à côté du lion, comme quoi l’égorgé se lèvera et tombera dans les bras de son assassin. Je veux être là quand tous apprendront tout à coup pourquoi tout a été ainsi. C’est sur ce désir que se fondent toutes les religions sur la terre, et je suis un croyant. Mais voici pourtant cette question des petits enfants, et qu’en ferai-je alors ? C’est une question que je ne puis résoudre. Pour la centième fois je le répète : il y a quantité de questions, mais je n’ai pris que celle des petits enfants, parce qu’ici tout ce que je veux apparaît avec une clarté irréfutable. Écoute : Si tous doivent souffrir pour acheter l’éternelle harmonie au prix de leurs souffrances, que viennent faire ici les enfants ? pourrais-tu me le dire ? Il est tout à fait incompréhensible qu’ils doivent souffrir, eux aussi, et acheter l’harmonie par des souffrances. Pourquoi eux aussi sont-ils tombés au nombre des matières qui doivent servir de fumier à l’éternelle harmonie au profit de je ne sais qui ? Je comprends la solidarité dans le péché entre hommes, comme je comprends la solidarité dans la compensation, mais non la solidarité des enfants dans le péché, et s’il est effectivement vrai qu’ils sont solidaires avec leurs pères pour tous les crimes de ceux-ci, c’est une vérité qui n’est pas de ce monde et qui m’est incompréhensible. Un plaisant dira peut-être que tout de même l’enfant grandira et deviendra pécheur ; mais en voilà un qui n’a pas grandi et qu’on a fait déchirer par les chiens à l’âge de huit ans. Ô Alécha, je ne blasphème pas ! Je comprends quel sera le tressaillement de l’univers lorsque tout au ciel et sous la terre se fondra en un seul hymne de louanges et que tout ce qui est vivant et a vécu s’écriera : « Tu es juste, ô Seigneur, car tes voies se sont ouvertes ! » Quand la mère s’embrassera avec le bourreau qui a fait déchirer son fils par ses chiens et que tous les trois s’écrieront avec attendrissement : « Tu es juste, Seigneur ! » alors, sans doute, ce sera le couronnement de la connaissance, et tout s’expliquera. Mais ici gît précisément l’obstacle, et voilà ce que je ne puis admettre. Et pendant que je suis sur terre, je me dépêche de prendre mes mesures. Vois-tu, Alécha, il est possible qu’effectivement cela se passe de la sorte et que, si je vis jusqu’à ce moment ou que je ressuscite pour le voir, je m’écrie avec tous, en voyant embrassés la mère et le bourreau de son enfant : « Tu es juste, Seigneur ! » Mais je ne veux pas m’exclamer alors. Pendant qu’il en est encore temps, je me hâte de faire mes réserves et je renonce tout à fait à l’harmonie suprême. Elle ne vaut pas une seule larme de ce seul enfant martyrisé qui se frappait la poitrine et, dans un trou infect, de ses larmes que rien ne rachète, implorait le « bon Dieu » ! Elle ne les vaut pas, parce que ces larmes n’ont pas été rachetées, et elles doivent l’être, sans cela il n’y a pas d’harmonie possible. Mais par quoi, par quoi les rachèterez-vous ? Est-ce que c’est possible ? Est-ce parce qu’elles seront vengées ? Mais à quoi me sert cette vengeance, à quoi bon l’enfer aux bourreaux et qu’est-ce que l’enfer peut réparer, quand la chose a été faite, quand les enfants ont été torturés ? Et où est l’harmonie, s’il y a un enfer ? Je veux pardonner, je veux embrasser, je ne veux pas qu’on souffre encore davantage. Et si les souffrances des enfants sont indispensables pour parfaire la somme des souffrances nécessaires pour acheter la vérité, j’affirme d’avance que toute la vérité ne vaut pas ce prix. Je ne veux pas, enfin, que la mère s’embrasse avec le bourreau qui a fait déchirer son fils par ses chiens ! Je lui défends de pardonner ! Si elle le veut, qu’elle pardonne pour elle-même, qu’elle pardonne au bourreau son incommensurable souffrance maternelle ; mais les souffrances de son enfant déchiré, elle n’a pas le droit de les pardonner, elle ne peut pas les pardonner au bourreau, quand son enfant lui-même les lui aurait pardonnées ! Et s’il en est ainsi, si le pardon est impossible, où donc est l’harmonie ? Je ne veux pas de cette harmonie, je la repousse au nom de l’amour de l’humanité. Je préféré encore rester avec des souffrances non vengées. Oui, je préfère rester avec ma souffrance non vengée et mon indignation non assouvie, même à supposer que j’aie tort. Oui, on a coté trop haut l’harmonie ! Notre bourse ne nous permet pas d’en payer l’entrée aussi cher ; c’est pourquoi je m’empresse de restituer mon billet.

Et si je suis honnête homme, je dois le rendre aussi longtemps d’avance que possible. C’est ce que je fais. Je ne dis pas que je n’admets pas Dieu, Alécha, mais je lui retourne mon billet avec le plus profond respect.

— C’est la révolte, cela, dit doucement Alécha en baissant les yeux.

— La révolte ! Je voudrais ne pas entendre de toi ce mot-là, dit Ivan d’un ton pénétrant : on ne vit pas de révolte, et je veux vivre. Dis-moi toi-même ouvertement ; je fais appel à toi, réponds : Suppose que toi-même tu élèves l’édifice de la destinée humaine avec le but final de rendre les hommes heureux, de leur donner à la fin la paix et le repos, mais que pour cela il te fallût nécessairement et inévitablement martyriser ne fût-ce qu’un seul petit être, — par exemple, ce petit enfant qui se frappait la poitrine, — et, sur ses petites larmes non vengées, fonder cet édifice, consentirais-tu à en être l’architecte à ces conditions ? Réponds-moi sans mentir.

— Non, je n’y consentirais pas, répondit doucement Alexis.

— Et peux-tu admettre l’idée que les hommes pour lesquels tu construirais pourraient eux-mêmes accepter un bonheur fondé sur le sang injustement versé d’un pauvre petit martyr et, l’ayant accepté, rester heureux pour les siècles ?

— Non, je ne puis l’admettre. Frère, dit tout à coup Alécha, les yeux étincelants, tu viens de demander : Y a-t-il dans tout l’univers un être qui puisse pardonner et en ait le droit ? Mais cet être existe et il peut pardonner tout à tous, parce que Lui-même a donné son sang innocent pour tout et pour tous. Tu l’as oublié, et c’est sur Lui pourtant que repose tout l’édifice, et c’est à Lui que l’on criera : « Tu es juste, Seigneur, car tes voies se sont ouvertes ! »

— Ah ! « le seul infaillible » et « son sang » ! Non, je ne l’ai pas oublié et, au contraire, je m’étonnais, tout ce temps, que tu restasses si longtemps sans Le faire entrer en scène, car, ordinairement, dans les discussions, c’est Lui que l’on met en ligne avant tout. Écoute, Alexis, ne te moque pas de moi, mais j’ai fait un poème, il y a un an de cela. Si tu as encore une dizaine de minutes à perdre avec moi, je te le raconterai.

— Tu as écrit un poème ?

— Ah ! non, pas écrit, dit Ivan en riant, je n’ai jamais fait deux vers de ma vie ; mais je n’ai imaginé et gardé dans ma mémoire. Je l’ai composé avec passion. Tu seras mon premier lecteur, ou plutôt auditeur. Et pourquoi, en effet, un auteur consentirait-il à se priver ne fût-ce que d’un auditeur ? dit Ivan en souriant. Faut-il le raconter, ou non ?

— J’écoute, prononça Alécha.

— Mon poème s’appelle « le Grand Inquisiteur », une chose insensée, mais je veux te la communiquer.

 

 

3. — Le Grand Inquisiteur.

 

Il faut d’abord absolument une préface, mais une préface bien tournée, et je suis un bien pauvre littérateur, dit Ivan en riant. Mon action se passe au xvie siècle, et alors, — tu dois avoir appris cela dans tes classes, — il était précisément d’usage d’introduire les puissances célestes dans les compositions poétiques. Sans parler de Dante, les clercs en France et les moines dans leurs monastères donnaient des représentations où ils introduisaient continuellement sur la scène la Vierge, les anges, les saints, le Christ et Dieu lui-même. Alors, tout cela se faisait le plus naïvement du monde. Dans la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, sous Louis XI, en l’honneur de la naissance du Dauphin, on donne à Paris, dans la salle de l’hôtel de ville, une représentation gratuite pour l’édification du peuple, sous le titre : « Le bon jugement de la très sainte et gracieuse Vierge Marie », où Elle apparaît en personne et prononce son « bon jugement ». Chez nous, à Moscou, à l’époque antérieure à Pierre le Grand, on donnait aussi parfois des représentations dramatiques du même genre, principalement de l’Ancien Testament ; mais, outre les représentations dramatiques, il courait alors de par le monde beaucoup de contes et de poèmes dans lesquels on faisait agir au besoin les saints, les anges et toutes les puissances célestes. Dans nos monastères, on s’occupait aussi à traduire, à recopier et même à composer de semblables poèmes, et cela même aux temps de la domination tartare. Il y a, par exemple, un poème composé dans un monastère (une imitation du grec) : La visite de la Mère de Dieu aux enfers, où l’on trouve des tableaux d’une hardiesse égale à ceux du Dante. La Vierge visite l’enfer, et c’est l’archange Michaël qui lui sert de guide à travers la Géhenne. Elle voit les pécheurs et leurs tourments. Il y a, entre autres, une catégorie très intéressante de pécheurs dans un lac de feu ; ceux d’entre eux qui sont plongés dans ce lac de telle sorte qu’ils n’en peuvent plus sortir, ceux-là, « Dieu les oublie », une expression profonde et forte. Et voilà que, frappée et en larmes, la Vierge tombe à genoux devant le trône de Dieu et demande le pardon de tous les damnés, de tous ceux qu’elle a vus en enfer, sans distinction ! Sa conversation avec Dieu est colossalement intéressante : elle supplie, elle ne consent pas à se retirer, et quand Dieu lui montre les mains et les pieds de son fils percés de clous et lui demande : « Comment pardonnerais-je à ses bourreaux ? » alors, elle ordonne à tous les saints, à tous les martyrs, à tous les anges et archanges de tomber à genoux avec elle et de prier pour la grâce de tous sans exception. Elle finit par obtenir de Dieu une trêve annuelle aux tourments, depuis le Vendredi-Saint jusqu’au jour de la Trinité, et les damnés de l’enfer aussitôt remercient le Seigneur et s’écrient : « Tu es juste, Seigneur, qui as jugé ainsi ! » Eh bien, mon poème aurait été dans ce genre, s’il avait paru à cette époque-là. Le Christ y apparaît en scène ; il est vrai qu’il ne dit rien dans le poème, mais il apparaît et passe. Quinze siècles se sont déjà écoulés depuis qu’il a promis solennellement de venir dans son royaume, quinze siècles que son prophète a écrit : « Il viendra bientôt ». « Du jour et de l’heure, le Fils lui-même ne sait rien, seul mon Père qui est dans les cieux », comme il l’a dit Lui-même étant encore sur la terre. Mais l’humanité l’attend toujours avec la même foi et avec le même attendrissement. Oh ! avec une foi bien plus grande encore, car voilà quinze siècles que le ciel a cessé de donner des gages à l’homme. Il est vrai qu’alors aussi il y avait beaucoup de miracles. Il y avait des saints qui opéraient des guérisons miraculeuses ; des justes auxquels, d’après leurs biographes, la Reine des cieux rendait visite. Mais le diable veillait, et l’humanité commençait à douter de l’authenticité de ces miracles. Précisément, au nord, dans la Germanie, apparut alors une nouvelle hérésie : « Une énorme étoile, pareille à un flambeau, tomba sur les sources, et les eaux devinrent amères[13] ». Et ces hérétiques se mirent, ô blasphème ! à nier les miracles. Mais ceux qui restaient fidèles n’en croyaient que plus ardemment. Les larmes de l’humanité montent vers Lui comme autrefois ; ils l’attendent, l’aiment, espèrent en Lui, brûlent de souffrir et de mourir pour Lui comme autrefois. Et il y a tant de siècles que l’humanité le prie avec foi et avec ardeur : « Seigneur, apparais parmi nous ! », tant de siècles qu’elle l’appelle, que Lui, dans sa miséricorde infinie, voulut exaucer ceux qui le priaient. Jusqu’alors, il avait condescendu seulement aux désirs de certains justes, martyrs et anachorètes, en les visitant sur la terre, comme cela est raconté dans leurs « vies ». Chez nous, Tioutchef, profondément convaincu de la vérité de ce qu’il avançait, a chanté :

« Chargé de sa croix, le tsar céleste t’a parcourue tout entière en te bénissant, ô terre de ma patrie ! »

Et je te jure que cela s’est passé ainsi ! Mais il voulut apparaître ne fût-ce que pour un moment au peuple, à ce peuple qui souffre et qui peine, infecté de péchés, mais qui l’aime avec la confiance d’un enfant. L’action se passe en Espagne, à Séville, aux temps les plus affreux de l’inquisition, quand tous les jours, pour la plus grande gloire de Dieu, des bûchers s’allumaient dans le pays et que :

 

Aux autodafés magnifiques,

Brûlaient les méchants hérétiques.

 

Oh ! sans doute, ce n’était pas encore cette descente dans laquelle il apparaîtra, selon sa promesse, à la fin des temps, dans toute la gloire céleste, et qui sera soudaine « comme l’éclair brillant de l’Orient à l’Occident ». Non, il a désiré, ne fût-ce qu’un moment, visiter ses enfants et précisément là où crépitaient les bûchers des hérétiques. Dans sa miséricorde infinie, il passe encore une fois parmi les hommes sous cette même forme humaine sous laquelle il a vécu trente-trois ans parmi eux, il y a quinze siècles. Il descend dans les rues brûlantes de cette ville du midi dans laquelle, la veille encore, dans un « magnifique autodafé », en présence du roi, de la cour, des chevaliers, des cardinaux et des plus séduisantes dames de la cour, sous les yeux de la nombreuse population de Séville tout entière, le cardinal grand inquisiteur avait brûlé d’un coup, ad majorem Dei gloriam, près d’une centaine d’hérétiques.

Il apparut doucement, sans rien qui pût le faire remarquer et pourtant, chose étrange, tous le reconnaissent. Ceci pourrait être une des beautés du poème : faire sentir pourquoi on le reconnaît. Une force invincible pousse le peuple vers Lui : la foule l’entoure, elle grossit de plus en plus autour de Lui, elle le suit. Il passe au milieu d’eux en silence, avec le doux sourire d’une compassion infinie. Le soleil de l’amour brûle dans son cœur, des rayons de lumière, d’intelligence et de force coulent de ses yeux et, se répandant sur les hommes, font naître en leur cœur un amour en réponse à l’amour divin. Il étend vers eux les mains, il les bénit et rien qu’à le toucher, rien qu’au contact de ses habits, on se sent soulagé. Voilà que du milieu de la foule, un vieillard, aveugle depuis son enfance, s’écrie : « Seigneur, guéris-moi et je te verrai », et comme des écailles tombent de ses yeux, et l’aveugle Le voit. Le peuple pleure et baise la trace de ses pas. Les enfants jettent des fleurs devant lui et le célèbrent en chantant : « Hosannah ! » « C’est Lui, c’est Lui-même, répètent-ils tous ; ce doit être Lui, ce ne peut être que Lui ». Il s’arrête sous le porche de la cathédrale de Séville, juste au moment où l’on apporte, en pleurant, dans le temple, un blanc cercueil d’enfant non recouvert. C’est une enfant de sept ans, la fille unique d’un homme de condition. La petite morte est couchée au milieu des fleurs. « Il ressuscitera ton enfant », crie-t-on de la foule à la mère qui sanglote. Le prêtre de la cathédrale, qui est venu à la rencontre du cercueil, regarde la scène sans comprendre et fronce les sourcils. Mais voilà que la mère pousse un cri ; elle se jette à Ses pieds : « Si c’est bien Toi, alors, ressuscite mon enfant ! » s’écrie-t-elle en étendant vers Lui les mains. La procession s’arrête, on dépose le cercueil à ses pieds sous le porche. Il la regarde avec compassion et ses lèvres prononcent doucement encore une fois : « Lève-toi », et la petite fille se lève. Elle se dresse dans son cercueil, puis s’assied et regarde en souriant tout autour d’elle, avec des yeux étonnés et tout grands ouverts. Dans ses mains, un bouquet de ces roses blanches dont son cercueil était jonché. — Émotion, cris, sanglots du peuple — et voilà qu’en ce moment passe tout à coup sur la place, devant la cathédrale, le cardinal grand inquisiteur en personne. C’est un vieillard de près de quatre-vingt-dix ans, haut et droit, au visage desséché, aux yeux renfoncés, mais dans lesquels brille encore une étincelle. Ah ! il n’est plus revêtu de ses magnifiques habits de cardinal, dans lesquels il brillait la veille devant le peuple, lorsqu’on brûlait les ennemis de l’Église romaine. Non, en ce moment, il ne porte que sa robe de moine, grossière et usée. Derrière lui, à distance, suivent ses aides sombres et serviles et les archers de la Sainte-Hermandad. Il s’arrête devant la foule et observe de loin. Il a tout vu, il a vu ressusciter la jeune fille et son regard s’allume d’un feu sinistre. Il étend le doigt et ordonne à ses gardes de Le saisir. Et sa puissance est telle, et le peuple est déjà tellement dressé par lui à la soumission et à l’obéissance craintive, que la foule aussitôt s’entr’ouvre devant ses gardes et que ceux-ci, au milieu du silence sépulcral qui s’établit tout à coup, mettent la main sur Lui et l’emmènent. La foule, en un moment, comme un seul homme, courbe la tête jusqu’à terre devant le vieil inquisiteur ; celui-ci bénit le peuple en silence et continue son chemin. La garde emmène le prisonnier dans un étroit et sombre cachot voûté, sous l’antique édifice du Saint-Office, et l’y enferme. Le jour passe, survient la nuit, une nuit de Séville, sombre, brûlante et étouffante. L’air est pénétré de l’arome des lauriers et des citronniers. Au milieu des ténèbres profondes, la porte de fer du cachot s’ouvre tout à coup et le vieillard grand inquisiteur, une lampe à la main, entre lentement dans le réduit. Il est seul et la porte se referme immédiatement après lui. Il s’arrête à l’entrée et longtemps, une ou deux minutes, il Le regarde en face. À la fin, il s’approche doucement, pose sa lampe sur la table et Lui dit :

« C’est Toi ? Toi ! » Mais, ne recevant pas de réponse, il continue vivement : « Ne réponds pas, tais-toi ! Et que pourrais-tu dire ? Je ne sais que trop ce que tu dirais ; mais tu n’as pas le droit d’ajouter un seul mot à ce qui a déjà été dit par toi autrefois. Pourquoi es-tu venu nous créer des embarras ? car tu es venu pour nous créer des embarras, tu le sais toi-même. Mais sais-tu ce qui t’attend demain ? Je ne sais qui tu es, et je ne veux pas le savoir. Est-ce bien Toi, ou n’es-tu qu’une fausse image de Lui ? Mais demain je te jugerai et je te brûlerai sur le bûcher comme le père des hérétiques, et ce même peuple qui, aujourd’hui, te baisait les pieds, demain, sur un seul geste de moi, courra entasser des charbons pour ton bûcher, — le sais-tu ? Oui, peut-être le sais-tu, ajouta-t-il après avoir réfléchi profondément, sans quitter un moment des yeux son prisonnier.

— Je ne comprends pas bien, Ivan, ce que tu me racontes là, dit en souriant Alécha, qui avait jusqu’alors écouté en silence. Est-ce de la fantaisie sans limites, ou bien y a-t-il là une erreur du vieillard, quelque quiproquo invraisemblable ?

— Accepte le dernier, si tu veux, dit en riant Ivan, si le réalisme contemporain t’a gâté à un tel point que tu ne puisses plus supporter le fantastique, si tu le veux, ce sera un quiproquo. Du reste, continua Ivan, en riant de nouveau, mon vieillard a quatre-vingt-dix ans et son idée fixe peut bien l’avoir rendu fou depuis longtemps. Le prisonnier peut l’avoir frappé par son extérieur. Cela peut être tout simplement un délire, une vision du vieillard nonagénaire avant sa mort, alors que son imagination était encore échauffée de son autodafé à cent hérétiques de la veille. Mais n’est ce pas la même chose pour nous, qu’il s’agisse d’un quiproquo ou d’une scène fantastique ? L’important, c’est que mon vieillard doit s’expliquer pour toutes ses quatre-vingt-dix années, qu’il dise tout haut sur quoi, durant quatre-vingt-dix ans, il s’est tu.

— Et le prisonnier se tait, lui aussi ? Il regarde l’autre sans dire un mot ?

— Mais il doit en être ainsi, quelle que soit l’hypothèse, — et Ivan se mit à rire de nouveau. — Le vieillard lui-même lui a fait remarquer qu’il n’a pas le droit d’ajouter quoi que ce soit à ce qui a déjà été dit par lui. Si tu le veux, c’est même là le trait fondamental du catholicisme romain, du moins à mon avis : « Tout, semble-t-il dire, a été remis par Toi entre les mains du pape, et tout, par conséquent, est maintenant l’affaire du pape ; Toi, maintenant, aie soin de ne pas te montrer du tout, ne viens pas nous déranger, du moins jusqu’à nouvel ordre. » C’est dans ce sens que non seulement ils parlent, mais encore qu’ils écrivent, les jésuites du moins. J’ai lu cela dans leurs théologiens.

— « As-tu le droit de nous révéler ne fût-ce qu’un seul des mystères de ce monde d’où tu viens ? » Lui demande mon vieillard, et il répond lui-même à sa place : « Non, tu ne le peux, pour ne rien ajouter à ce qui a déjà été dit par toi et pour ne pas ôter aux gens cette liberté, que tu revendiquais si hautement quand tu étais sur la terre. Tout ce que tu annoncerais de nouveau serait une atteinte à la liberté de foi des hommes, car cela apparaîtrait comme miraculeux, et la liberté de leur foi était ce qu’il y avait de plus cher pour toi, alors déjà, il y a quinze cents ans. N’est-ce pas toi qui alors disais si souvent : « Je veux vous faire libres » ? Tu as vu maintenant ces hommes « libres », ajouta tout à coup le vieillard avec un sourire pensif. Oui, cette œuvre nous a coûté cher, continua-t-il en Le regardant sévèrement, mais nous l’avons enfin terminée en ton nom. Pendant quinze siècles, cette liberté nous a mis au supplice, mais maintenant nous en avons fini avec elle, et bien fini. Tu ne crois pas que ce soit bien fini ? Tu me regardes avec douceur et dédaignes même de me montrer du mécontentement ? Mais sache qu’aujourd’hui, et précisément aujourd’hui, ces gens sont convaincus plus que jamais qu’ils sont complètement libres et, cependant, ils nous ont apporté d’eux-mêmes leur liberté et l’ont déposée docilement à nos pieds. Mais cela, c’est nous qui l’avons fait, et Toi, était-ce bien une telle liberté que tu désirais ?

— Encore une fois, je ne comprends pas, interrompit Alexis ; est-ce de l’ironie ? du sarcasme ?

— Pas du tout. Il se fait précisément gloire, lui et les siens, d’avoir enfin terrassé la liberté, et ils l’ont fait pour rendre les hommes heureux. « Car c’est seulement à présent (c’est lui qui s’exprime ainsi, parlant de l’inquisition) qu’il est devenu possible, pour la première fois, de songer au bonheur des hommes. On avait fait de l’homme un révolté ; est-ce que les révoltés peuvent être heureux ? On t’avait prévenu, lui dit-il, les avis et les indications ne t’avaient pas manqué, mais tu n’as pas voulu écouter les avis. Tu as rejeté la seule voie par laquelle on eût pu rendre les hommes heureux ; mais par bonheur, en t’en allant, tu as remis l’œuvre entre nos mains. Tu nous as promis, et tu as confirmé ta promesse, tu nous as donné le droit de lier et de délier, et certes tu ne peux plus penser à nous ôter ce droit maintenant. Pourquoi donc es-tu venu nous susciter des embarras ?

— Et que veut dire cela : « Tu n’as pas manqué d’avis et d’indications » ? demanda Alécha.

— Eh ! c’est précisément en cela que consiste ce que le vieillard a de plus important à dire.

« L’esprit terrible et intelligent, l’esprit de l’anéantissement et du non-être, continue le vieillard, le grand esprit t’a parlé dans le désert, et les livres nous rapportent comme il t’a prétendûment « tenté »[14]. Est-ce ainsi ? Et pouvait-on dire quelque chose de plus vrai que ce qu’il t’a annoncé dans ses trois questions, ce que tu as repoussé, et ce que, dans les livres, on appelle « tentations » ? Et cependant, s’il y a jamais eu sur la terre un véritable miracle, un miracle tonitruant, ce fut bien ce jour-là, le jour des trois tentations. Et c’est précisément dans l’apparition de ces trois questions que consistait le miracle. S’il était possible de supposer, pour servir d’épreuve et d’exemple, que ces trois questions de l’esprit terrible eussent disparu des livres sans laisser de traces, et qu’il fallût les rétablir, les repenser et les composer à nouveau pour les réintroduire dans les livres, que pour cela on réunit tous les sages de la terre, gouvernants, chefs d’Église, savants, philosophes, poètes, et qu’on leur donnât cette tâche : Inventez, composez trois questions telles que non seulement elles soient à la hauteur de l’événement, mais encore qu’elles expriment en trois mots, en trois phrases humaines seulement, toute l’histoire à venir du monde et de l’humanité, penses-tu que dans ce cas, toute la sagesse de la terre coalisée pourrait inventer quelque chose d’aussi fort et d’aussi profond que ces trois questions qui, en réalité, t’ont été proposées dans le désert par le puissant et l’intelligent esprit ? Rien que par ces seules questions, rien que par le miracle de leur apparition, on peut comprendre qu’on a affaire non à un esprit humain courant, mais à un esprit éternel et absolu. Car dans ces trois questions était pour ainsi dire réunie en un seul tout et prédite toute l’histoire ultérieure de l’humanité, apparaissaient trois tableaux dans lesquels sont rassemblées toutes les contradictions historiques insolubles de la nature humaine par toute la terre. Alors peut-être ce n’était pas aussi visible, car l’avenir n’était pas connu, mais maintenant que quinze siècles ont passé là-dessus, nous voyons que tout, dans ces trois questions, est tellement prévu et prédit et s’est tellement vérifié, qu’on ne peut ni rien y ajouter, ni rien en retrancher.

« Décide toi-même qui avait raison : toi ou celui qui t’interrogeait alors ? Rappelle-toi la première question ; je ne la citerai pas textuellement, mais l’idée était celle-ci : « Tu veux aller par le monde et tu y vas les mains vides, avec je ne sais quelle promesse de liberté, que dans leur simplicité et leur dérèglement originel, ils ne peuvent pas même comprendre, dont ils ont peur et qu’ils redoutent, car rien ne fut jamais, pour l’homme et pour la société humaine, plus insupportable que la liberté. Mais vois-tu ces pierres dans ce désert nu et torride ? Change-les en pains, et toute l’humanité se précipitera à ta suite comme un troupeau reconnaissant et docile, quoique éternellement tremblant de la peur que tu ne retires ta main et que tes pains ne leur fassent défaut. » Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté et tu as repoussé la proposition, car où sera la liberté, as-tu pensé, si l’obéissance est achetée par des pains ? Tu as répondu que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu qu’au nom de ce même pain terrestre se soulèvera contre toi l’esprit de la terre, qu’il se mesurera avec toi et te vaincra et tous le suivront s’écriant : « Qui est semblable à cette bête fauve ? Elle nous a donné le feu céleste[15]. » Sais-tu qu’après des siècles, l’homme proclamera, au nom de sa sagesse et de sa science, qu’il n’y a pas de crime et conséquemment pas de péché, et qu’il n’y a que des affamés ? « Nourris-les d’abord, et ensuite demande-leur des vertus. » Voilà ce qu’ils écriront sur le drapeau qu’ils élèveront contre toi et par quoi ton temple s’écroulera. À la place de ton temple s’élèvera un nouvel édifice, s’élèvera de nouveau l’effrayante tour de Babel, et bien que, pas plus que la première, elle n’arrivera à être terminée, tu aurais pu éviter cette nouvelle tour et diminuer de mille ans les souffrances des hommes ; car ils arriveront certes à nous après s’être tourmentés durant mille ans avec leur tour ! Ils nous chercheront alors de nouveau sous terre, dans les catacombes où nous nous serons réfugiés (car nous serons de nouveau persécutés) ; ils nous trouveront et s’écrieront : « Nourrissez-nous, car ceux qui nous ont promis le feu céleste ne nous l’ont pas donné. » Et alors nous achèverons leur tour, car celui-là l’achèvera qui nourrira, et nous seuls pourrons les nourrir en ton nom, et nous mentirons en disant que c’est en ton nom. Oh ! jamais, jamais, sans nous, ils ne pourront se nourrir ! Aucune science ne leur donnera du pain, aussi longtemps qu’ils resteront libres ; mais cela finira ainsi, qu’ils apporteront leur liberté à nos pieds et nous diront : « Asservissez-nous plutôt, mais nourrissez-nous. » Ils comprendront enfin eux-mêmes que la liberté et le pain terrestre en quantité suffisante pour chacun sont incompatibles, car jamais, jamais ils ne sauront le partager entre eux. Ils se convaincront aussi qu’ils ne peuvent jamais être libres non plus, parce qu’ils sont faibles, vicieux, insignifiants et rebelles. Tu leur as promis le pain du ciel ; mais, je le répète encore une fois, peut-il se comparer à celui de la terre aux yeux de cette faible race humaine, éternellement vicieuse, éternellement ingrate ? Et s’il en est qui, au nom du pain céleste, te suivent par milliers et par dizaines de mille, qu’adviendra-t-il des millions et des dizaines de millions d’êtres qui n’auront pas la force de dédaigner le pain terrestre pour le céleste ? Ou bien seuls te sont-ils chers, ces dix milliers de grands et de forts, et les millions restants, aussi nombreux que le sable de la mer, d’êtres faibles, mais qui t’aiment, devront-ils seulement servir de litière aux grands et aux forts ? Non, les faibles aussi nous sont chers. Ils sont vicieux et rebelles, mais à la fin ils deviendront dociles. Ils nous regarderont avec étonnement et nous considéreront comme des dieux, parce que, nous étant mis à leur tête, nous aurons consenti à les débarrasser de la liberté et à être leurs maîtres, tellement il leur paraîtra à la fin affreux d’être libres ! Mais nous dirons que nous t’obéissons et nous gouvernerons en ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car désormais nous ne te permettrons plus de venir à nous. C’est cette tromperie qui fera notre souffrance, car nous serons obligés de mentir. Voilà ce que signifiait cette première question dans le désert, et voilà ce que tu repoussais au nom de la liberté, que tu plaçais au-dessus de tout. Et cependant, cette question renfermait le grand mystère de ce monde. En acceptant les pains, tu eusses répondu au souci universel et éternel de l’homme, aussi bien de chaque individu que de toute l’humanité en général : « Devant qui s’incliner ? » Il n’y a pas de préoccupation plus constante et plus douloureuse pour l’homme, resté libre, que de trouver au plus tôt devant qui s’incliner. Mais l’homme aime à s’incliner devant ce qui est indiscutable, tellement indiscutable, que tous consentent d’un coup à une inclination universelle devant lui. Car le souci de ces tristes êtres ne consiste pas seulement à chercher ce devant quoi moi ou quelque autre pouvons nous incliner, mais quelque chose de tel que tous puissent y croire et s’incliner devant lui, et absolument tous ensemble. Et c’est cette nécessité d’une inclination universelle qui est le principal tourment de chaque homme en particulier comme de toute l’humanité depuis le commencement des siècles. C’est au nom de l’inclination universelle qu’ils se sont entre-exterminés par le glaive. Ils se sont créé des dieux et se sont entre-adressé des appels : « Jetez là vos dieux et venez vous incliner devant les nôtres, ou bien mort à vous et à vos dieux ! » Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde, même lorsque les dieux auront disparu du monde : ils trouveront quand même des idoles devant lesquelles se prosterner. Tu connaissais, tu ne pouvais pas ne pas connaître ce secret fondamental de la nature humaine, mais tu as rejeté l’unique drapeau absolu qu’on te proposait, lequel eût forcé tous les hommes à s’incliner devant toi sans conteste : le drapeau du pain terrestre, et tu as rejeté même le pain céleste au nom de la liberté. Regarde ce que tu as fait ensuite, toujours au nom de la liberté. Je te dis qu’il n’est pas de préoccupation plus douloureuse pour l’homme que de trouver celui entre les mains duquel il puisse remettre au plus vite ce don de la liberté que cet être infortuné reçoit à sa naissance. Mais celui-là seul peut s’emparer de la liberté des hommes qui tranquillisera leur conscience. Avec le pain, on te donnait un drapeau indiscutable : donne le pain, et l’homme s’inclinera, car il n’y a rien d’aussi indiscutable que le pain ; mais si en même temps quelqu’un s’empare de sa conscience en dépit de toi, oh ! alors, il jettera même ton pain et suivra celui qui flattera sa conscience. En cela, tu avais raison. Car le secret de l’existence humaine n’est pas seulement de vivre, mais de savoir pourquoi vivre. S’il ne se représente clairement pourquoi il lui faut vivre, l’homme ne consentira pas à vivre et se détruira plutôt que de rester sur la terre, quand même il serait toujours entouré de pains.

C’est ainsi, mais qu’est-il advenu ? Au lieu de te rendre maître de la liberté des hommes, tu la leur as encore augmentée. As-tu oublié que la tranquillité et même la mort sont plus chères à l’homme que le libre choix dans la connaissance du bien et du mal ? Il n’y a rien de plus flatteur pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais aussi il n’y a rien de plus douloureux. Et voilà qu’au lieu de bases solides qui eussent tranquillisé la conscience humaine une fois pour toutes, tu as pris ce qu’il y a de plus extraordinaire, de plus problématique, de plus indéterminé ; tu as pris tout ce qui dépassait les forces humaines, agissant ainsi comme si tu ne les aimais pas du tout, et cela qui ? Celui qui est venu donner sa vie pour eux ! Au lieu de t’emparer de la liberté humaine, tu l’as augmentée et tu as condamné pour les siècles à la souffrance le for intérieur de l’homme. Tu as désiré que l’homme t’aimât librement, te suivît librement, séduit et captivé par toi. Au lieu de l’ancienne loi immuable, l’homme devait dorénavant décider lui-même, d’un cœur libre, ce qui était bon et ce qui était mauvais, sans autre guide que ton image devant les yeux. Mais n’as-tu pas pensé qu’il contesterait et rejetterait à la fin ton image et ta vérité, si elles l’opprimaient d’un fardeau aussi effrayant que la liberté du choix ? Ils s’écrieront, à la fin, que la vérité n’est pas en toi, car il n’était pas possible de les laisser dans le trouble et l’angoisse plus que tu ne l’as fait en leur laissant tant de préoccupations et de problèmes non résolus. De cette manière, tu as toi-même semé les germes de la destruction de ton propre royaume, et n’accuse en cela personne d’autre que toi. Et cependant, est-ce cela qu’on te proposait ?

Il y a trois forces, seulement trois forces sur la terre, capables de vaincre et de captiver pour les siècles la conscience de ces rebelles débiles, et cela pour leur propre bonheur. Ces trois forces sont : le miracle, le mystère et l’autorité. Tu as repoussé et l’un, et l’autre, et la troisième, donnant ainsi toi-même l’exemple de la révolte. Quand l’esprit terrible et très sage t’a placé sur le sommet du temple et t’a dit : « Si tu veux savoir si tu es bien le fils de Dieu, alors précipite-toi d’ici, car il est dit de Lui que les anges le soutiendront et le porteront et qu’il ne tombera pas et ne se brisera pas. Et tu sauras alors si tu es fils de Dieu et tu montreras alors quelle est ta foi dans ton Père » ; mais toi, l’ayant entendu, tu as repoussé sa proposition, tu ne l’as pas écouté en te précipitant du haut du temple. Oh ! sans doute, tu as agi ici fièrement et superbement comme Dieu, mais les hommes, mais cette faible race de rebelles, sont-ils des dieux, eux ? Oh ! tu as compris alors que si tu faisais seulement un pas, un mouvement pour te précipiter, tu eusses aussitôt tenté le Seigneur, tu eusses perdu toute ta foi en Lui et tu te fusses brisé contre la terre que tu étais venu sauver, et l’esprit malin qui te tentait se fût réjoui. Mais, je le répète, y en a-t-il beaucoup de pareils à toi ? Et as-tu pu, en effet, supposer une minute que les hommes fussent de force à résister à pareille tentation ? La nature humaine est-elle ainsi faite qu’elle puisse repousser le miracle, et dans les moments critiques de la vie, alors que se posent à l’âme torturée les plus terribles et les plus importantes questions, l’homme peut-il être laissé à la libre décision de son cœur ? Oh ! tu savais que la mémoire de ton action se conserverait dans les livres et arriverait au fond des temps et aux dernières limites de la terre et tu as espéré que, suivant tes traces, l’homme resterait avec Dieu, sans avoir besoin de miracles. Mais tu ne savais donc pas qu’aussitôt que l’homme rejetterait le miracle, il rejetterait immédiatement Dieu aussi, car c’est moins Dieu que les miracles que l’homme cherche. Et comme l’homme ne saurait rester sans miracles, il s’en créera de nouveaux, à lui appartenant, il s’inclinera devant les prodiges du magicien et les sortilèges des sorcières, fût-il cent fois rebelle, hérétique et athée. Tu n’es pas descendu de la croix, quand on te criait, en te raillant et avec dérision : « Descends de la croix, et nous croirons que c’est Toi. » Tu n’es pas descendu, parce que, encore une fois, tu n’as pas voulu asservir l’homme par le miracle, que tu avais soif d’une foi libre et non miraculeuse. Tu avais soif d’un amour libre et non de l’enthousiasme servile d’un esclave devant la puissance qui l’a épouvanté une fois pour toutes. Mais ici, tu as eu une trop haute opinion des hommes, car ils sont esclaves au fond, tout en ayant été créés rebelles. Regarde autour de toi et juge : quinze siècles ont passé ; viens voir quels sont ceux que tu as voulu élever jusqu’à toi. Je te le jure, l’homme est plus faible et d’une nature plus basse que tu ne l’as pensé. Peut-il, peut-il accomplir ce que tu as accompli ? En ayant de lui une si haute opinion, tu as agi comme si tu avais cessé d’éprouver pour lui de la compassion, en exigeant trop de lui, toi qui l’aimais plus que toi-même ! Le respectant moins, tu eusses moins exigé de lui, et cela eût plus approché de l’amour, car son fardeau eût été plus léger. Il est faible et vil. En vain, actuellement, il se révolte partout contre notre autorité, et s’enorgueillit de sa révolte : c’est un orgueil d’enfant et d’écolier. Ce sont de petits enfants qui se sont révoltés en classe et ont chassé leur instituteur. Mais l’enthousiasme des marmots prendra fin et on le leur fera payer cher. Ils renverseront les temples et arroseront de sang la terre. Mais à la fin, ces sots enfants comprendront que, bien que révoltés, ils sont débiles et incapables de maintenir leur révolte jusqu’au bout. Baignés de leurs sottes larmes, ils reconnaîtront enfin que celui qui les a créés rebelles a voulu indubitablement se moquer d’eux. Ils le diront dans leur désespoir, et ces paroles constitueront un blasphème qui les rendra encore plus malheureux, car la nature humaine ne supporte pas le blasphème et finit toujours par s’en châtier elle-même. Ainsi l’inquiétude, le trouble et le malheur, tel est le lot actuel des hommes après que tu as tant souffert pour leur liberté. Ton grand prophète a dit, dans sa vision prophétique, qu’il avait vu tous les participants de la première résurrection et qu’il y en avait jusqu’à douze mille de chaque tribu[16]. Mais tous, tant qu’ils étaient, étaient non des hommes, mais comme des dieux. Ils ont supporté ta croix, ils ont supporté, des dizaines d’années, le désert affamé et nu, se nourrissant de sauterelles et de racines, et sans doute tu peux montrer avec orgueil ces enfants de la liberté, de l’amour volontaire, du libre et magnifique sacrifice d’eux-mêmes en ton nom ! Mais songe qu’il n’y en avait que quelques milliers, et des dieux encore, mais les autres ? Et en quoi les autres hommes, les faibles, sont-ils coupables de ne pouvoir supporter ce que supportent les forts ? En quoi est coupable une âme faible, si elle n’a pas la force de contenir des dons aussi effrayants ? Ne serais-tu venu que vers les élus et pour les élus ? S’il en est ainsi, c’est pour nous un mystère incompréhensible, et si c’est un mystère, alors nous avions le droit de prêcher le mystère et de leur enseigner que l’important n’est pas la libre décision de leur cœur et n’est pas l’amour, mais bien le mystère auquel ils doivent obéir aveuglément, même en dépit de leur conscience. C’est ce que nous avons fait. Nous avons corrigé ton œuvre et nous l’avons fondée sur le miracle, le mystère et l’autorité. Et les gens se sont réjouis de ce qu’on les conduisait de nouveau comme un troupeau et de ce qu’on ôtait enfin de leur cœur ce terrible don qui leur avait apporté tant de tourments. Dis, n’avons-nous pas eu raison d’enseigner et d’agir ainsi ? N’était-ce pas aimer l’humanité que de reconnaître aussi humblement sa faiblesse, d’alléger avec bonté son fardeau et d’accorder à sa faiblesse native jusqu’à la faculté de pécher, mais non sans notre permission ? Pourquoi donc es-tu venu maintenant nous gêner ? Et qu’as-tu maintenant à me regarder en silence de tes yeux pleins de douceur ? Fâche-toi plutôt, je ne veux pas de ton amour, parce que moi-même je ne t’aime pas. Et qu’ai-je besoin de me cacher de toi ? Ne sais-je pas qui tu es ? Ce que j’ai à te dire, tout cela, tu le sais déjà, je le lis dans tes yeux. Pourrais-je te cacher notre secret ? Peut-être tiens-tu absolument à l’entendre de ma bouche ; écoute donc : Nous ne sommes pas avec toi, mais avec Lui, voilà notre secret ! Voilà déjà longtemps que nous ne sommes plus avec toi, mais avec Lui, déjà huit siècles. Voilà déjà huit siècles que nous avons accepté de Lui ce que tu as repoussé avec indignation, ce dernier don qu’il te proposait en te montrant tous les royaumes de la terre : nous avons accepté de Lui Rome et le glaive de César et nous nous sommes déclarés exclusivement les rois de la terre, les seuls rois, quoique jusqu’à présent nous n’ayons pas encore réussi à conduire notre œuvre jusqu’à son entier accomplissement. Mais à qui la faute ? Oh ! cette œuvre n’en est encore qu’à son commencement, mais elle est commencée. Il faudra encore longtemps attendre son accomplissement, et jusque-là le monde souffrira encore beaucoup ; mais nous y parviendrons, nous serons les Césars et alors nous pourrons penser au bonheur universel des hommes. Et cependant tu eusses pu déjà alors prendre le glaive de César. Pourquoi as-tu repoussé ce dernier don ? En acceptant ce troisième conseil du puissant esprit, tu aurais réalisé tout ce que l’homme cherche sur la terre, à savoir : devant qui s’incliner, à qui confier sa conscience et comment se réunir enfin tous, sans contestation possible, en une fourmilière commune où régnerait la concorde, car le besoin d’une union universelle est la troisième et dernière préoccupation qui tourmente l’humanité. Toujours le genre humain dans son entier a aspiré à une organisation embrassant tout l’univers. Il y a eu beaucoup de grands peuples, ayant une grande histoire, mais plus grands ont été ces peuples, plus ils ont été malheureux, car ils sentaient plus fortement que les autres le besoin de l’union universelle des hommes. Les grands conquérants, Timour et Gengis-Khan, ont passé comme un ouragan sur la terre, s’efforçant de conquérir l’univers : ceux-là aussi, bien qu’inconsciemment, ont été l’expression de cette même grande aspiration de l’humanité à l’unification générale et universelle. Si tu avais accepté l’empire de la terre et la pourpre du César, tu aurais créé le royaume de l’univers et tu aurais donné le repos à l’univers. Car à qui donc à gouverner les hommes, si ce n’est à ceux qui dominent leur conscience et qui ont leur pain dans les mains ? Eh bien, nous, nous avons pris le glaive de César et, le prenant, nous t’avons donc rejeté pour Le suivre. Oh ! il y aura encore des siècles de dérèglements des esprits libres, de leurs sciences et de leur anthropophagie — car, ayant commencé à construire sans nous leur tour de Babel, ils finiront par l’anthropophagie, — mais alors la bête féroce rampera vers nous, nous léchera les pieds et les arrosera des larmes sanglantes qui couleront de ses yeux. Et nous nous assiérons sur la bête, et nous élèverons une coupe[17] sur laquelle sera gravé le mot : Mystère. Alors, mais alors seulement commencera pour les hommes le règne du repos et du bonheur. Tu t’enorgueillis de tes élus ; mais tu n’as que les élus, et nous, nous apporterons la paix à tous. Et encore, ta part est-elle si grande ? Combien de ceux-là, de puissantes natures, qui auraient pu être élus, fatigués, à la fin, de t’attendre, ont porté et porteront encore les forces de leur esprit et la chaleur de leur cœur vers un autre champ et finiront par lever contre toi-même leur étendard de la liberté ? Et c’est toi pourtant qui as arboré cet étendard. Chez nous, au contraire, tous seront heureux et ne se révolteront plus, ni ne s’extermineront plus les uns les autres, en tous lieux, comme sous ton régime de liberté. Oh ! nous les convaincrons qu’ils ne seront vraiment libres que quand ils auront abdiqué leur liberté entre nos mains et qu’ils se seront soumis à nous. Dis, aurons-nous raison ou mentirons-nous ? Eux-mêmes se convaincront que nous avons raison, car ils se souviendront à quel horrible esclavage, à quel paroxysme d’agitation les aura conduits ta liberté. La liberté, le libre arbitre et la science les conduiront à de tels abîmes et les mettront en présence de tels prodiges et de mystères si insondables, que les uns, insoumis et farouches, se détruiront eux-mêmes ; les autres, insoumis, mais faibles, se détruiront entre eux, et le tiers restant de faibles et de malheureux ramperont à nos pieds et s’écrieront : « Oui, vous aviez raison, vous seuls possédiez son secret, et nous revenons à vous ; sauvez-nous de nous-mêmes. » Recevant de nous le pain, ils verront sans doute clairement que ce pain, œuvre de leurs mains, nous le leur prenons pour le leur distribuer, sans aucun miracle ; ils verront que nous n’avons pas changé les pierres en pains, mais en vérité, ce qui les rendra heureux, ce n’est pas tant le pain lui-même que le fait de l’avoir reçu de nos mains ! Car ils ne se rappelleront que trop qu’autrefois, sans nous, ces mêmes pains, fruits de leur travail, se transformaient en pierres entre leurs mains, tandis que, revenus à nous, ils verront ces mêmes pierres se changer en pains. Ils n’auront que trop appris à apprécier ce que signifie se soumettre une fois pour toutes. Et tant que les hommes ne comprendront pas cela, ils seront malheureux. Qui a le plus contribué à ce manque de compréhension, dis ? Qui a fractionné le troupeau et l’a dispersé par des chemins inexplorés ? Mais le troupeau se réunira à nouveau et se soumettra à nouveau, et cela une fois pour toutes. Alors nous leur donnerons un bonheur tranquille et humble, le bonheur des êtres débiles qu’ils sont. Oh ! nous les convaincrons, à la fin, de ne pas s’enorgueillir, parce que, en les relevant, tu leur as appris à s’enorgueillir ; nous leur démontrerons qu’ils sont débiles, qu’ils ne sont que des enfants dignes de pitié, mais que le bonheur enfantin est plus doux que tout autre. Ils deviendront timides, ne nous quitteront pas des yeux, et, dans leur peur, ils se serreront contre nous, comme les poussins autour de la couveuse. Nous serons pour eux un objet d’admiration et d’effroi et ils s’enorgueilliront de notre puissance et de notre intelligence, qui auront pu dompter un troupeau aussi violent, composé de milliards de têtes. Ils trembleront en paralytiques devant notre colère, leurs esprits deviendront timides ; leurs yeux, aussi larmoyants que ceux des enfants et des femmes ; mais aussi, sous notre impulsion, ils passeront avec la même facilité à la gaieté et au rire, à la joie pure et à l’heureuse chansonnette enfantine. Oui, nous les ferons travailler ; mais dans les heures de loisir, nous leur arrangerons une vie semblable à un jeu d’enfants, avec des chansonnettes enfantines, des chœurs, des danses innocentes. Oh ! nous leur permettrons le péché ; ils sont faibles et infirmes, et ils nous aimeront comme des enfants, parce que nous leur aurons permis de pécher. Nous leur dirons que tout péché sera racheté, du moment où il aura été commis avec notre permission ; et nous leur permettrons de pécher, parce que nous les aimons, et la punition de leur péché, nous la prendrons sur nous. Et la prenant sur nous, nous serons adorés d’eux comme des bienfaiteurs prenant la charge de leurs péchés devant Dieu. Et ils n’auront pas de secrets pour nous. Nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leurs femmes ou leurs maîtresses, d’avoir ou de ne pas avoir des enfants — suivant leur degré d’obéissance — et ils se soumettront gaiement et joyeusement. Ils s’ouvriront à nous sur les cas de conscience les plus intimes et les plus douloureux et nous les leur résoudrons, et ils accepteront notre décision avec confiance et avec joie, parce qu’elle les délivrera des grands soucis et des terribles angoisses dont ils souffrent actuellement qu’ils doivent eux-mêmes décider librement. Et tous seront heureux, tous ces millions d’êtres, sauf la centaine de mille qui les dirigera. Car ce n’est que nous, nous gardiens du mystère, nous seuls qui serons malheureux. Il y aura des milliers de millions d’heureux enfants et cent mille martyrs ayant pris sur eux la malédiction de la science du bien et du mal. Ils mourront tranquillement, ils s’éteindront tranquillement en ton nom, et au delà du tombeau ils ne trouveront que la mort. Mais nous garderons le secret et, dans l’intérêt même de leur bonheur, nous leur laisserons l’illusion d’une récompense céleste et éternelle. Car s’il y avait quelque chose à attendre dans l’autre monde, ce ne serait certes pas pour des êtres semblables à eux. On dit et l’on prophétise que tu viendras et que tu vaincras de nouveau, que tu viendras avec tes élus, avec tes fiers et tes puissants, mais nous dirons qu’ils n’ont sauvé qu’eux-mêmes et que nous, nous avons sauvé tous les hommes. On dit que la pécheresse, assise sur la bête et tenant dans ses mains le Mystère, deviendra un objet d’opprobre, que les faibles se révolteront de nouveau et mettront à nu son corps « vil ». Mais alors, je me lèverai et je te montrerai des milliers de millions d’heureux enfants, n’ayant pas connu le péché. Et nous qui, pour leur bonheur, aurons pris sur nous leurs péchés, nous nous tiendrons devant toi et nous dirons : « Juge-nous, si tu le peux et si tu l’oses ! » Sache que je ne te crains pas. Sache que moi aussi j’ai été dans le désert, moi aussi je me suis nourri de sauterelles et de racines, moi aussi j’ai béni la liberté dont tu as béni les hommes, moi aussi je me suis préparé à être du nombre de tes élus, des puissants et des forts, avec l’ardent désir de « compléter le nombre[18] ». Mais je suis revenu à moi et je n’ai pas voulu servir une cause insensée. Je suis retourné sur mes pas et me suis joint à la phalange de ceux qui ont corrigé ton œuvre. J’ai quitté les superbes et suis revenu aux humbles pour le bonheur de ces humbles. Ce que je te dis s’accomplira et notre royaume se fondera. Je te le répète, demain, tu verras ce troupeau, obéissant à mon premier geste, se précipiter pour entasser des charbons ardents sous ton bûcher, sur lequel je te brûlerai, parce que tu es venu nous gêner. Car s’il en est un qui, plus que tous les autres, ait mérité notre bûcher, c’est toi. Demain, je te brûlerai. Dixi. »

Ivan s’arrêta. Il s’était échauffé en discourant et parlait avec une vive animation ; quand il eut fini, il sourit tout à coup.

Alécha, qui l’avait écouté en silence, était, vers la fin, dans une émotion extraordinaire : bien des fois, il avait voulu interrompre son frère, mais il se retenait visiblement. Tout à coup, il se mit à parler, bondissant de sa place :

— Mais... c’est insensé ! s’écria-t-il en rougissant. Ton poème est une louange à Jésus et non un blasphème... comme tu l’as voulu. Qui te croira dans la manière dont tu présentes la liberté ? Est-ce ainsi, est-ce ainsi qu’il faut la comprendre ? Est-ce là l’interprétation de l’Église orthodoxe ? C’est Rome, cela... Non, ce n’est pas tout Rome, ce sont les plus mauvais du catholicisme, les inquisiteurs, les jésuites !... Et du reste, il ne peut exister un personnage aussi fantastique que ton inquisiteur. Quels sont ces péchés des hommes qu’il prend sur lui ? Quels sont ces porteurs du mystère, qui se sont chargés de je ne sais quelle malédiction pour le bonheur des hommes ? Quand en a-t-on vu de pareils ? Nous connaissons les jésuites, on en dit du mal, mais sont-ils bien ce que tu les représentes ? Ce n’est pas cela du tout, mais pas du tout... Ils sont tout simplement l’armée romaine pour la conquête de l’empire du monde, avec un empereur-pape au sommet... Voilà leur idéal, mais sans aucun mystère et sans mélancolie sentimentale... Le plus vulgaire désir du pouvoir, des biens méprisables du monde, l’asservissement... Une espèce de servage futur dont ils seront les seigneurs... voilà tout ce qu’il y a chez eux. Peut-être ne croient-ils pas même en Dieu. Ton inquisiteur-martyr est de pure imagination...

— Arrête, arrête, dit Ivan en riant ; comme tu t’échauffes ! Imagination, dis-tu, soit ! Sans doute, imagination ! Mais permets, toutefois : est-ce qu’en vérité tu t’imagines que tout ce mouvement catholique des derniers siècles n’est en réalité qu’un simple désir du pouvoir uniquement pour arriver à la possession du pouvoir ? N’est-ce pas le père Païcy qui t’enseigne cela ?

— Non, non ; au contraire, le père Païcy m’a dit un jour quelque chose dans ton genre... Mais évidemment pas la même chose, pas la même chose du tout, dit tout à coup Alécha en se reprenant.

— Précieux renseignement, pourtant, malgré ton : « pas du tout la même chose ». Je te demande précisément pourquoi tes jésuites et tes inquisiteurs se seraient associés uniquement pour les misérables biens matériels. Pourquoi ne se rencontrerait-il pas parmi eux un martyr tourmenté d’une grande affliction et aimant l’humanité ? Ne peux-tu admettre que parmi tous ces gens qui ne recherchent que les misérables biens matériels, il s’en soit trouvé un seul comme mon vieil inquisiteur, s’étant lui-même nourri de racines dans le désert, et y ayant été tenté du démon, triomphant de sa chair, pour se rendre libre et parfait, mais cependant n’ayant pas cessé toute sa vie d’aimer l’humanité ? Tout à coup, ce vieillard a vu clair, il a compris que c’est une mince satisfaction morale que d’arriver à la perfection de la volonté, si l’on se convainc en même temps que des millions d’autres créatures de Dieu ont été organisées comme par dérision, qu’elles n’auront jamais la force de tirer parti de leur liberté, que de ces pitoyables rebelles il ne sortira pas des géants capables d’achever la tour, que ce n’est pas pour de telles oies que le grand idéaliste a rêvé son harmonie. Ayant compris tout cela, mon vieillard est retourné sur ses pas et s’est joint aux gens intelligents. Est-ce que cela n’a pas pu arriver ?

— Qui a-t-il rejoint ? quels gens intelligents ? s’écria Alécha, presque hors de lui. Il n’y a chez eux aucune intelligence, aucun mystère, aucun secret de ce genre. L’impiété, voilà tout leur secret ! Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu, voilà tout son secret !

— Eh bien ! Après ! Tu as deviné, à la fin ! En effet, c’est ainsi, en effet, en cela consiste tout le secret ; mais n’est-ce pas là un martyre pour un homme comme celui-là qui a sacrifié toute sa vie aux austérités dans le désert et qui ne s’est pas guéri de son amour pour l’humanité ? Au déclin de ses jours, il se convainc clairement que seuls les conseils du grand et terrible esprit pourraient quelque peu établir un ordre de choses supportable pour ces faibles rebelles, « ces ébauches non achevées d’êtres créés par dérision... » Et s’étant convaincu de cela, il voit qu’il faut procéder d’après les indications de l’esprit malin, du terrible esprit de mort et de destruction, et pour cela accepter le mensonge et la tromperie et conduire sciemment les hommes à la mort et à la destruction en les trompant tout le long de la route, pour qu’ils ne remarquent d’aucune façon où on les conduit, afin qu’au moins ces pitoyables aveugles puissent se compter heureux durant le chemin. Et remarque bien que la tromperie se fait au nom de celui en l’idéal duquel le vieillard a cru passionnément toute sa vie ! Est-ce que ce n’est pas là être malheureux ? Et s’il s’en trouve ne fût-ce qu’un seul comme cela à la tête de toute cette armée « ayant soif du pouvoir seulement en vue des biens méprisables », ne suffit-il pas de celui-là seul pour que la chose devienne tragique ? Bien plus, il suffit d’un seul comme celui-là à la tête, pour qu’apparaisse à la fin la véritable idée dominante du système romain, avec ses armées et ses jésuites, l’idée supérieure de ce système. Je te déclare net que je suis fermement convaincu que cet homme unique n’a jamais manqué parmi ceux qui sont à la tête du mouvement. Qui sait, il est possible que de tels hommes se soient rencontrés même parmi les papes. Qui sait, peut-être que ce vieillard maudit, aimant si obstinément et si originalement l’humanité, existe maintenant encore sous forme de toute une légion de tels vieillards uniques, et cela, non fortuitement, mais par suite d’un accord, d’une alliance secrète établie déjà depuis longtemps pour la garde du mystère, pour le garder de ces misérables et faibles hommes, afin de les rendre heureux. Cela est, cela doit être absolument. Je m’imagine que les francs-maçons doivent avoir aussi un mystère de ce genre comme idée fondamentale, et que si les catholiques haïssent tant les francs-maçons, c’est qu’ils voient en eux des concurrents, le fractionnement de l’unité de l’idée, tandis qu’il doit n’y avoir qu’un troupeau et qu’un pasteur... Du reste, en défendant mon idée, j’ai l’air d’un auteur qui ne souffrirait pas la critique. Assez là-dessus.

— Peut-être es-tu toi-même franc-maçon, échappa-t-il tout à coup à Alécha. Tu ne crois pas en Dieu, ajouta-t-il avec un accent de tristesse profonde. Il lui semblait, en outre, que son frère le regardait d’un air moqueur. Et comment se termine ton poème ? dit-il brusquement, les yeux baissés — ou bien est-il déjà terminé ?

— Voici comment je voulais le finir : quand l’inquisiteur a cessé de parler, il attend quelque temps ce que le captif lui répondra. Le silence de celui-ci lui pèse lourdement. Il a vu comment le prisonnier l’écoutait tout le temps, le regardant fixement dans les yeux, d’un regard doux et pénétrant et ne désirant visiblement rien répondre. Le vieillard voudrait qu’il lui dît une parole, fût-elle amère ou terrible. Mais lui s’approche tout à coup silencieusement du vieillard et l’embrasse doucement sur ses pâles lèvres nonagénaires. C’est là toute la réponse. Le vieillard tressaille, un léger frisson tord les extrémités de ses lèvres ; il va à la porte, l’ouvre et lui dit : « Va et ne reviens plus... ne reviens plus du tout, jamais, jamais ! » Et il le renvoie par les rues sombres. Le prisonnier sort.

— Et le vieillard ?

— Le baiser lui brûle le cœur, mais le vieillard reste ferme dans son idée.

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 31 décembre 2018.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Dostoïevsky est mort en 1881. Le texte a vraisemblablement été écrit l’année suivante. (Note de la BRS).

[2] Le dernier roman publié par l’auteur. Il a d’abord paru en feuilleton dans le Messager russe, en 1879-80. (Note du traducteur.)

[3] Diminutif d’Alexis.

[4] L’auteur fait ici allusion à des mathématiciens illuminés, tels que Zöllner, en Allemagne, qui se sont occupés de la question de savoir ce que deviendrait la géométrie dans un monde où il n’y aurait qu’une dimension, ou deux dimensions ou toute autre supposition fantastique qui bouleverse les idées géométriques reçues. Zöllner admet une quatrième dimension, que nous ne connaissons pas, à cause de la faiblesse de notre intelligence, et il y trouve l’explication des figures symétriques et des apparitions surnaturelles. (Note du traducteur.) [On ne peut qu’être étonné de cette annonce par Dostoïevski des bouleversements de la physique à venir au début du xxe siècle. (Note de la BRS.)]

[5] L’auteur fait ici allusion au succès qu’obtenait il y a quelques années, dans les salons aristocratiques, un prédicateur anglais, nommé Redstok, si ma mémoire m’est fidèle : c’était une espèce d’extatique, qui, aux contorsions près, pourrait être mis sur le même plan que les chefs de l’armée du salut. Son origine aristocratique ne contribuait pas peu à ses succès dans le beau monde. (Note du traducteur.)

[6] L’auteur semble ici exagérer, mais si l’on réfléchit au cas présent, on trouvera qu’il pourrait bien être dans la vérité. Vu les circonstances atténuantes, tous les personnages en question auraient fort bien pu obtenir une commutation de peine, mais qui nous dit qu’ils n’ont pas jugé préférable d’envoyer Richard dans l’autre monde alors qu’il était si bien préparé ? (Note du traducteur.)

[7] Le plus grand poète de la Russie depuis Pouchkine et Lermontof. Il est mort il y a quelques années. (Note du traducteur).

[8] Le mot knout est tatare comme la chose. (Note du traducteur.)

[9] C’est ainsi que le peuple écorche le mot advocate, comme cela arrive avec les mots, empruntés aux langues étrangères. (Note du traducteur.)

[10] Le fait dont parle l’auteur a réellement eu lieu il y a quelques années, mais ce scandaleux acquittement n’a pas été du tout approuvé du public. En général, dans les cas de l’espèce, tout dépend de la composition du jury. Les paysans acquitteront toujours, parce que la patria potestas est encore chez eux dans toute sa rigueur. (Note du traducteur.)

[11] C’est un fait très commun en Russie que la fondation de bourses au nom de personnes que l’on veut honorer. (Note du traducteur.)

[12] On appelait ainsi les serfs mâles. La valeur d’un bien dépendait avant tout du nombre des âmes. Comme nous disons une propriété d’autant d’hectares, on disait une propriété d’autant d’âmes. (Note du traducteur.)

[13] Apocalypse, VIII, 10 et 11. (Note du traducteur.)

[14] Tout ceci est une paraphrase du chapitre IV des Évangiles de saint Matthieu et de saint Luc. (Note du traducteur.)

[15] Allusion à l’Apocalypse, XIII, 13. (Note du traducteur.)

[16] Apocalypse, chap. VII. (Note du traducteur.)

[17] Allusion à l’Apocalypse, chap. XVII. (Note du traducteur.)

[18] Apocalypse, VI, 11. De là une croyance commune à plusieurs sectes qui fixent l’avènement du règne du Christ à l’époque où le nombre des élus aura atteint un chiffre déterminé. (Note du traducteur.)