LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE TCHÈQUE

 

 

Ignát Herrmann

1854 — 1935

 

 

 

 

 

 

UN PLAT INCONNU
DE LA PARFAITE CUISINIÈRE

(Co schází v Kuchařce Magdaleny Dobromily Rettigové)

 

 

 

 

 

1886

 

 

 

 

 

 

Traduction de L. Chollet et H. Jelinek parue dans Mille nouvelles nouvelles, t. 7, 1910.

 


 

 

 

 

M. Ignat Herrmann est né en 1854 à Chotebor (pron. Khotieborch), en Bohême. Sa vie, très mouvementée, est un bel exemple d’énergie. Sorti de l’école primaire, il fut mis en apprentissage chez un épicier et endura toutes les souffrances d’un pauvre apprenti. Il en donna, plus tard, un récit touchant dans son grand roman naturaliste : la Boutique mangée (1890). Plus tard, il se fit, tour à tour, commis voyageur, clerc d’avoué, employé de comptabilité, administrateur de librairie, reporter et rédacteur. Ces occupations diverses lui donnèrent l’occasion de pénétrer profondément la vie des plus diverses classes sociales, mais c’est surtout le monde intéressant des débardeurs, des cochers, des marchands de quatre-saisons, des ouvriers, des petits boutiquiers et des petits artisans qui l’intéresse et qu’il a, pour ainsi dire, découvert dans la littérature tchèque. Doué de qualités d’observation très pénétrante, il excelle à rendre la vie du petit peuple pragois et passe, après le grand poète et romancier tchèque Nérouda, pour le plus fin connaisseur et psychologue de la petite bourgeoisie de Prague. Il connaît, dans ses moindres détails, leur vie, leur mentalité et jusqu’à leur argot spécial.

M. Herrmann est un humoriste de race ; cependant, son œuvre est animé d’une grande pitié pour les humbles que la vie et la misère ont écrasés. Sans se donner des allures philosophiques, ses nouvelles nous donnent une sensation très exacte de la psychologie de ses héros tragi-comiques.

Depuis près de trente ans, M. Herrmann dirige la meilleure revue humoristique tchèque : Chavanda le cornemuseur. Il est en même temps rédacteur au plus grand journal tchèque : Narodni Listy.

Citons, parmi ses recueils de nouvelles : Pauvre encrier (1880), Figures pragoises (1884 et 1886, 2 vol.), Petites Gens (1888), Coins de Prague (1889), les Bons Pragois (1893), À tort et a travers (1895), Images fanées (1905), Vieux garçons (1908).

Parmi ses romans : la Boutique mangée (1890), Père Kondelik et Fiancé Veïvara (1898 et 1905, 2 vol.).

 


— Que diable farfouille-t-il constamment dans l’armoire, celui-là ? grogna M. le conseiller au copiste Konopásek, avec lequel il était resté seul au bureau, cette veille de Noël.

L’après-midi s’avançait. M. le conseiller expédiait en hâte quelques dernières pièces, pour n’être point surchargé après les fêtes. Le copiste avait déjà je ne sais combien de fois quitté ses paperasses pour fureter dans l’armoire. Tantôt le sable à sécher lui manquait, tantôt une règle plus longue ; de temps à autre il fourrageait parmi ses bâtons de cire à cacheter. M. le conseiller n’avait encore rien dit, se contentant de renifler comme à son ordinaire lorsque le prenait la mauvaise humeur. Mais ce va-et-vient continuel du copiste finit par l’impatienter et M. le conseiller grogna.

— Ce n’est rien, monsieur le conseiller, ce n’est rien, repartit vivement Konopásek dont la face terreuse se colora faiblement. C’est la ficelle que je viens de finir. Je voudrais bien coudre encore cet inventaire. Je vais chercher un peloton neuf.

— Eh quoi donc ? sapristi ; n’en voilà-t-il pas un sur la table qui vous crève les yeux ? bougonna le conseiller ; et il indiquait, presque sous le nez de Konopásek, un peloton de ficelle jaune et noire à coudre les dossiers.

— L’idée de vos carpes frites vous tourne déjà la tête ; elles ne vous échapperont pourtant pas !

Konopásek se rassit tout rouge et continua de coudre. Un instant après, il se levait de nouveau, gagnait la porte, prenait une clef au chambranle et sortait du bureau.

M. le conseiller se leva comme si quelque mouche l’eût piqué et, à pas menus, s’approcha de l’armoire. Il l’ouvrit et regarda ce que Konopásek pouvait bien y chercher.

Il ne s’y trouvait presque rien : un peu de papier, un peu de ficelle, quelques bâtons de cire, deux paires de ciseaux ; dans le coin d’une tablette, quelques petites boîtes rondes sur le couvercle desquelles étaient collés des pains à cacheter ronds, des dimensions d’un kreutzer. Une de ces boîtes était un peu à l’écart. M. le conseiller la prit pour l’approcher des autres et la souleva machinalement ; elle était bien légère : il constata qu’elle était vide. M. le conseiller en souleva une autre, la secoua : également vide. Il en prit une troisième, une quatrième, une cinquième : toutes vides. Seules les deux dernières étaient remplies de pains à cacheter uniformément blancs. M. le conseiller souleva ses lunettes sur son front.

Qu’est-ce que ça signifie ? Il n’y a pourtant que quinze jours qu’il en a acheté. Où diable a-t-il bien pu coller tout cela ?

Konopásek rentrait à ce moment dans le bureau ; apercevant M. le conseiller près de l’armoire, il devint blanc comme linge.

— Dites donc, vous, où avez-vous mis tous les pains à cacheter ?

— Monsieur le conseiller, implora le scribe, les mains jointes, ne me perdez pas ; j’ai une femme et six enfants.

M. le conseiller n’avait jusqu’à présent songé à rien ; maintenant seulement, il flaira quelque chose de louche, sans toutefois comprendre ce que ce pouvait bien être. Des pains à cacheter !... Qu’avait-il pu en faire ?

Le scribe, tremblant, livide, anéanti, plongea ses doigts osseux dans les basques de sa souquenille râpée, verdâtre, et en sortit un mouchoir dont les coins noués formaient des poches.

— Les voilà tous, dit-il en claquant des dents. Je vais les remettre dans les boîtes.

Il dénoua les coins et versa sur une feuille de papier tout un tas de pains.

M. le conseiller comprenait : le scribe les avait pris ; mais pour quoi faire, pour quoi faire ?... La colère obligée du magistrat céda à la curiosité. Et le conseiller de s’écrier impatiemment :

— Que vouliez-vous en faire, Konopásek ?

— Le souper, monsieur le conseiller, bégaya Konopásek. C’est la veille de Noël. Je n’ai même pas un rouge liard. J’ai promis à ma femme d’apporter des pains à cacheter ; elle voulait les faire frire dans la graisse. J’ai six enfants ; il me faut pourtant bien leur préparer un réveillon. Ils n’ont pas mangé depuis ce matin : rien dans le buffet.

M. le conseiller abaissa ses lunettes et jeta un coup d’œil sur les petites rondelles blanches, au goût d’amidon, ni grasses, ni salées. Il voulut regarder Konopásek, mais son regard se détourna brusquement de cette pauvre face tressaillante, aux lèvres bleues sur lesquelles frémissait la moustache grise ; ses yeux se fixèrent sur la cravate passée et tachée du copiste et il demanda :

— En avez-vous déjà mangé, Konopásek ?

— Oui, monsieur le conseiller, balbutia le scribe.

— Est-ce mangeable ? interrogea le conseiller étonné.

— Oui, monsieur le conseiller. Si seulement j’en avais de temps à autre, mon Dieu !...

— Remettez-moi cela dans les boîtes,... commanda le conseiller d’une voix tout à coup altérée, et il prit place à sa table.

Le copiste ratissa les pains à cacheter de ses doigts maigres, maculés d’encre, et en remplit les boîtes vides. Quand il eut fini, il s’assit, pour continuer son travail. Ce fut en vain : ses doigts tremblaient, ses yeux papillotaient, ses tempes battaient. Mise à la porte, honte, misère.

Et les enfants qui ne mangeraient pas ce soir !

M. le conseiller regarda plusieurs fois Konopásek, essuya ses verres, puis ses yeux, après quoi il prisa nerveusement, à petits coups. Lui non plus ne pouvait pas travailler. Il était sans doute fâché contre cette canaille de copiste qui volait des pains à cacheter pour les faire frire dans la graisse pour le réveillon de ses enfants. Il se trémoussait sur sa chaise ; enfin il se leva et alla vers la porte. Le scribe se reprit à trembler : il allait entendre son arrêt de mort.

Le conseiller s’approcha du coupable et, sans le regarder :

— Prenez votre pardessus et votre chapeau et allez au marché, ordonna-t-il. Vous y achèterez une carpe bien grosse et vous la porterez dare dare à la maison pour que votre femme ait le temps de la préparer. Entendez-vous ? Ensuite vous achèterez des noix et des pommes pour les enfants. Et pour votre femme, une bouteille de punch, ou du thé, ou ce que vous voulez prendre après le réveillon. Tenez, allez !

À ces mots, il tira de sa poche son porte-monnaie, y prit un billet et le posa sur la table.

Konopásek, stupéfait, reconnut un billet de 10 florins.

— Jésus-Maria ! monsieur le conseiller, commença-t-il, incapable d’achever, peut-être parce que M. le conseiller venait de faire un geste brusque, ou plutôt parce que les mâchoires du pauvre scribe s’entrechoquaient comme dans la fièvre : de surprise, d’étonnement, de joie, que sais-je ?

Un moment après, M. le conseiller restait seul au bureau, mais il n’était plus guère d’humeur à travailler. Il se leva, endossa sa belle pelisse, enfila ses gants fourrés, à la dernière mode, et, fermant le bureau, s’en alla.

Allègre et gaillardet, il songeait à ses six enfants à lui, et se réjouissait de leur joie à la vue des cadeaux amassés depuis déjà huit jours dans la chambre du fond. Mais de temps en temps une tristesse l’abattait, lorsqu’il songeait à Konopásek et à ses pains à cacheter frits dans la graisse.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

_______

 

 

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 31 mai 2019.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.