LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Émile Haumant

1859 — 1942

 

 

 

 

 

 

LES PROPHÉTIES DE DOSTOÏEVSKI

 

 

 

 

 

 

1922

 

 

 

 

 

 

Article paru dans le Journal des débats politiques et littéraires, 17 mai 1922.

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

Tout bouleversement social prend le monde à l’improviste et cependant, quand on remonte à ses origines, on s’aperçoit qu’il a été prévu. C’est le cas, en particulier, de la révolution russe que, depuis deux siècles, une multitude de prophètes ont annoncée.

Laissons de côté les Occidentaux. Ceux du XVIIIe siècle ne voyaient, dans la grandeur récente de la Russie, que le contraste des gouvernants et du peuple ; ils en concluaient que cette grandeur serait éphémère. Pour ébranler ce pessimisme, il a fallu, au XIXe siècle, l’efflorescence des lettres russes qui donnait à penser que peut-être la barbarie passerait plus vite que la puissance. Mais les Français ont été à peu près seuls de cet avis ; les autres Européens ont été plus prudents, et d’ailleurs sans creuser le problème plus que nous. En fait, les uns ou les autres, nous n’avons cru qu’à ce que nous désirions.

Les Russes, eux, sentaient mieux le fort et le faible, surtout le faible, de leur pays, et rarement la vanité nationale les a portés à s’en taire. Leur littérature du siècle dernier est farcie de prédictions sinistres. Pouchkine pressent la résurrection de ce Pougatchef dont il a écrit la sanglante histoire ; Lermontof vaticine l’effondrement du trône, de l’autel, de l’ordre social ; Tourguénief est hanté par l’image de la fin du monde, et aussi du jour où ses moujiks voudront le pendre ; Tolstoï voit, dans l’Europe, Russie comprise, une poudrière prête à sauter ; Tchékof, lui, est pour l’agonie lente. Que d’autres on pourrait citer encore ! Mais, à ce memento mori, nul n’est revenu plus souvent que Dostoïevski, et son jubilé, il y a quelques mois, en a pris une saisissante actualité.

Encore plus qu’à l’écrivain, c’est au prophète que les Russes ont songé, mais, la plupart du temps, sans le dire, pour une raison qu'explique assez l'inspiration de ce prophète.

Comme Tolstoï, en effet, presque dans les mêmes termes, Dostoïevski prédit à l’Europe les pires catastrophes, mais, au lieu d’en voir la cause essentielle dans les haines et les convoitises qui la divisent, il cherche plus loin ; dans une vision qui fait penser au Horla de Maupassant, il nous montre « le monde envahi par un fléau sans précédent, par des êtres microscopiques qui s’introduiront dans le corps des hommes et les rendront fous furieux, alors que, chose étrange, ils auront plus que jamais confiance dans l'infaillibilité de leur jugement et de leur science ». De cette crise de vérité absolue ou de folie sortiront le désordre général, l’incendie, la famine, l’extermination réciproque, et ce tableau renouvelé de l’Apocalypse serait banal si Dostoïevski n'y mettait la Russie au premier plan. Elle est, en effet, fait-il dire à son Karmazinof dans les Possédés, « le pays du monde qui a le moins de stabilité ». Ailleurs il la compare à un marécage caché sous une mince couche de glace ; « qu’on y mette le pied, on s’enfonce dans un gouffre boueux ». Pourtant, pendant des siècles, cette glace a tenu sous le pied des Russes, c’en est donc un autre qui la cassera. Dostoïevski songe à l’Internationale ouvrière qui, dit-il, a résolu de commencer le grand chambardement par la Russie. « L’anarchisme athée n’est pas loin ; nos enfants le verront », et son triomphe sera « un bouleversement tel que le monde n’en a jamais connu ». Dans la Russie couverte de ténèbre, les « intelligents » s’entre-dévoreront ; gluant et pourri, Pétersbourg s’enfoncera dans son marais finnois, dont n’émergera plus, sur son cheval essoufflé et fumant, que le Pierre le Grand de Falconnet ; les autres peuples, en hâte, dresseront des barricades devant la troïka russe emportée ; des juifs s’introniseront en Russie, « partout, au lieu de vin, on boira du sang ».

Ces prédictions se sont réalisées, ou à peu près ; il serait surprenant que ce fût par hasard. De quelle clef Dostoïevski s’est-il donc servi pour déchiffrer l’avenir ?

Parfois il a raisonné en sociologue et en historien. Comme les Occidentaux que nous rappelions tout à l'heure, il a cherché la cause du mal dans l’introduction en Russie d’idées, de lois, d’habitudes qui n’étaient pas pour elle. « Nous ne pouvons nous pousser dans les formes élaborées par l'Europe, pas plus que nous ne pourrions porter un habit fait sur d’autres mesures que les nôtres... Une idée importée ne nous sera utile que si notre vie nationale, sans poussée du dehors, la fait surgir d'elle-même, naturellement, pratiquement ». Il ne lui échappe pourtant pas que tout peuple vit d’emprunts ; pourquoi est-ce à la Russie qu’ils sont inutiles ou nuisibles ? Un autre penseur, Tchaadaïef, a jadis écrit que les Russes ont dans le sang quelque chose qui repousse la civilisation ; Dostoïevski s’en rapproche quand il met en cause cette outrance, constatée si souvent, qui abolit, dans l'esprit russe, tout sens des réalités. « Ce qui est hypothèse en Europe devient chez nous un axiome, non seulement pour les écoliers, mais encore pour les professeurs... En Russie, si l’on se fait catholique, on se fait jésuite et même très noir jésuite ; si l’on devient athée on exige aussitôt la destruction, par le glaive, de la foi en Dieu. »

Or c’est justement l’athéisme que Dostoïevski voit triompher. La Russie « des années soixante » et d’après — tout au moins celle des « intelligents » — se détache de sa foi, et, du même coup, de sa morale traditionnelle qu’ébranlent, d’ailleurs, l’émancipation des serfs, la crise de la propriété foncière, la spéculation sur les chemins de fer, etc. « Avez-vous remarqué qu’en Russie les gens du meilleur ton sont des filous... On ne voit plus que des aventuriers. » La terreur du péché, ce fondement de la vie d’autrefois, s’efface et disparaît. « Les criminels d’à présent s’estiment dans leur droit... Tout est sens dessus dessous. Tout le monde marche la tête en bas. Une jeune fille a été élevée dans la maison paternelle ; tout à coup, au milieu de la rue, elle saute en voiture : « Adieu maman ! J’ai épousé l’autre jour Un Tel, Karlitch ou Ivanich. » Cette amoralité descend dans le peuple ; tandis que « l’intelligent » se grise de sophismes, le moujik noie sa conscience dans la vodka. Et de fait en fait on en vient à constater, comme le procureur général des Frères Karamazof, « une sorte de naufrage national ».

Naufrage n'est peut-être pas le mot, car on subit un naufrage, tandis que les Russes le provoquent ; mais national est d’autant plus juste que, chez eux, l’incrédulité religieuse s’accompagne d’antipatriotisme. « Aujourd’hui, tout événement malheureux pour la Russie enivre de joie nos libéraux. Ils détestent nos usages, notre histoire, tout. Le mot même de patriotisme leur fait horreur », à plus forte raison celui de devoir militaire. « Je ne veux plus de soldats, dit le Smerdiakof des Frères Karamazof. Si Napoléon nous avait conquis, c’eût été très bien ; une nation intelligente aurait annexé une nation bête, et tout aurait changé. » Et Smerdiakof n’est qu’un laquais, mais que d’ « intelligents » en ont dit autant !

Reste à savoir si c’est l’incrédulité religieuse qui entraîne l’autre, ou inversement. Dostoïevski semble incliner parfois vers la seconde hypothèse. « Qui renie notre nationalité renie aussi notre religion... Qui ne sent pas le sol de la patrie sous ses pieds n’a plus de Dieu. » Ce sont là les paroles d’un vieux croyant que j’ai entendu en voyage. » Mais, avant ce vieux croyant, il avait entendu l'ami de sa jeunesse, le critique Bielinski, expliquer que la révolution, qu’il appelait de tous ses vœux, devait nécessairement commencer par l’athéisme, et ces paroles l’ont assez frappé pour qu’il les mette dans la bouche du démon qui hallucine Ivan Karamazof. « Ce qu’il faut détruire d’abord, dans l'homme, c’est l’idée de Dieu. » Elle est, en effet, la base de l'ordre social. « Au dix-huitième siècle, un vieux pécheur a dit : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Et que l’homme l’ait fait, cela n’a rien d’étonnant en soi ; ce qui l’est, c’est que cette nécessité ait pu s’imposer à un animal si féroce ». Dieu oublié, le monde s’effondrera ; de l’humanité, il ne survivra que de rares élus, délivrés des « êtres microscopiques » dont le mystère nous est enfin dévoilé. Un des personnages des Possédés se fait lire, sur son lit de mort, les versets 32 et 33 de l’Évangile selon saint Luc, l’histoire des pourceaux qui, possédés par le démon, se précipitent dans le lac de Tibériade. « Voyez-vous, c'est là notre Russie trait pour trait. Le démon, ce sont les miasmes, les poisons, les impuretés qui se sont formées, pendant des siècles, dans le corps de notre chère grande malade, la Russie. »

Sa conclusion est donc que toute civilisation produit des toxines qui deviendront mortelles le jour où la crainte de Dieu aura cessé d'y jouer son rôle préservateur.

 

Ce diagnostic de la révolution, on comprend que peu de Russes y aient insisté dans leurs articles « jubilaires » ; l'approuver eût été qualifier de toxines beaucoup de leurs opinions passées ou présentes. Mieux valait l’oublier parmi les hallucinations dont l'œuvre de Dostoïevski est si riche, ou, tout au plus, n’y voir qu'une poussée, par inhibition, des mentalités d’en-bas. On sait, en effet, que de tout temps le peuple russe a été avide de prédictions catastrophiques ; on en trouve déjà dans la lointaine chronique de Nestor, plus tard à Novgorod la Grande, puis à Moscou, et l’image de l’Antechrist n’a jamais cessé de hanter l’âme de millions de sectaires. Il est naturel que ces visions aient passé dans l'esprit de l'écrivain qui a le mieux reflété son peuple.

Soit ! n’empêche qu’elles sont devenues un fait, et que la cause la plus profonde en semble bien être celle que Dostoïevski a vue, la fin ou l’obscurcissement, au moins dans la classe qui dirige, des croyances traditionnelles. Les bolcheviks ne sont pas d’un autre avis ; dans un catéchisme à rebours répandu à des millions d’exemplaires, un de leurs meneurs, Boukharine, a repris, paraphrasé, développé l'opinion de Bielinski : l’affranchissement des esprits, moyen nécessaire et but suprême de la révolution, ne sera réalisé que par la destruction du christianisme et, s’il se peut, des autres religions ; c’est pour cela que des sous-Boukharine ont profané tant d’églises, voire de synagogues, et martyrisé tant de prêtres. De par la force des choses, la lutte, que nous voyions surtout économique, a pris et garde l’aspect d’une guerre religieuse ; par-dessus les appétits des individus ou des classes, ce qui la mène, c’est l'athéisme révolutionnaire dont Dostoïevski prédisait le triomphe. Et nous ne risquons pas de nous tromper en supposant — et d’ailleurs après lui — que la réaction patriotique de demain sera aussi une réaction religieuse.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 15 janvier 2019.

 

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