LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE TCHÈQUE

 

 

Jaroslav Hašek

1883 — 1923

 

 

 

 

 

NOUVELLES AVENTURES DU BRAVE SOLDAT CHVÉÏK

(Osudy dobrého vojáka Švejka za světové války – II. Na frontě)

 

 

 

1922

 

 

 

 

 


Traduction d’Aranyossi, Paris, Gallimard, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

CHAPITRE I. LA MÉSAVENTURE DE CHVÉÏK DANS LE TRAIN

CHAPITRE II. L’ANABASE DE CHVÉÏK

CHAPITRE III. CE QU’IL ARRIVA À CHVÉÏK À KIRALYHIDA

CHAPITRE IV. LE DÉPART DE KIRALYHIDA POUR SOKAL

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE I. LA MÉSAVENTURE DE CHVÉÏK DANS LE TRAIN

Dans un compartiment de deuxième classe du rapide Prague-Budeiovitz se trouvaient trois personnes : le lieutenant Lukach ; en face de lui, un vieil homme complètement chauve, et Chvéïk qui se tenait modestement assis près de la portière. Il était, au moment où commence notre récit, en train de subir un nouvel assaut de la part du lieutenant Lukach qui, sans accorder la moindre attention à la présence du pékin, décernait à Chvéïk mille noms d’oiseaux. Il n’était qu’un nom de dieu d’animal, une sombre brute, etc., etc.

Il ne s’agissait pourtant que d’un incident de peu d’importance, à savoir le nombre de paquets qui avaient été placés sous la garde de Chvéïk et dont l’un d’eux avait disparu.

— On nous a volé une valise, reprochait le lieutenant à Chvéïk, c’est facile à dire, vaurien. C’est tout ce que vous trouvez à répondre pour vous justifier ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, répondit doucement Chvéïk, qu’on nous a vraiment volé la valise. Dans les gares, il y a toujours de ces filous qui traînent à l’affût d’un mauvais coup à faire. Le misérable a dû profiter du moment où j’avais laissé les paquets pour venir vous faire mon rapport et vous dire que tout était en ordre. Ce sont toujours ces occasions que guettent les voleurs. Il y a deux ans, ils ont volé à une dame, à la gare du Nord-Ouest, une voiture d’enfant, avec une fillette au maillot dedans. Mais ils ont été si gentils qu’ils ont rapporté l’enfant au commissariat de notre rue en déclarant qu’ils venaient de la trouver sur le seuil d’une porte. Alors, les journaux ont fait un bruit de tous les diables en déclarant que cette pauvre femme était une mère dénaturée.

Et Chvéïk déclara solennellement :

— Dans les gares, il y a toujours eu des vols et il y en aura toujours.

— Je crois, Chvéïk, fit le lieutenant Lukach, qu’un de ces jours ça va mal finir pour vous. Je me demande si vous êtes complètement idiot ou si vous vous efforcez de le paraître. Pourriez-vous me dire ce qu’il y avait dans cette valise ?

— Peu de choses, répondit Chvéïk, sans lever les yeux du crâne chauve du pékin qui, assis en face du lieutenant, ne manifestait apparemment aucun intérêt pour la scène à laquelle il assistait. Il n’y avait que la glace de votre chambre et le portemanteau de l’antichambre, de sorte que nous ne perdons pas grand’chose, puisque ces deux objets appartenaient à votre ancien propriétaire.

Le lieutenant Lukach fit une terrible grimace, mais Chvéïk continua d’une voix aimable :

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je ne savais pas qu’on nous volerait la valise. Quant à ce qui était dedans, j’avais pris la précaution d’avertir le propriétaire que nous ne lui rendrions son bien qu’à notre retour de la guerre. Dans les pays ennemis il y aura autant de glaces et de porte-manteaux que nous pourrons en emporter. Par conséquent, dès que nous aurons pris une ville…

— La ferme ! Chvéïk, l’interrompit le lieutenant avec violence. Vous n’y couperez pas du conseil de guerre un de ces jours. Vous êtes le plus grand imbécile que la terre ait jamais porté. Un autre homme, dût-il vivre mille ans, serait incapable d’accumuler autant d’idioties que vous durant ces quelques semaines. J’espère que vous vous en êtes aperçu ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je l’ai remarqué, moi aussi. J’ai, comme on dit, un talent d’observation très développé. Malheureusement, il ne commence à m’inspirer que lorsqu’il est déjà trop tard, quand les ennuis sont arrivés. J’ai la guigne, comme un certain Nachleba de la Nekazanka qui avait l’habitude d’aller au cabaret. Il prenait toujours la résolution de redevenir sérieux. Chaque samedi il se promettait de changer de vie, et régulièrement, le lendemain, il me déclarait : « et malgré ça, camarade, je me suis aperçu au matin que j’étais couché sur le bat-flanc du poste de police ». Sans qu’il sache lui-même comment la chose était arrivée, il se trouvait qu’il avait démoli une borne ou détaché un cheval de fiacre, ou qu’il avait nettoyé sa pipe avec le plumet d’un chapeau de gendarme. Lorsqu’il nous contait ses ennuis il était absolument désespéré, et, ce qui le chagrinait le plus, c’est que cette guigne se transmettait dans sa famille depuis des générations. Son grand-père était parti une fois pour le tour…

— Laissez-moi tranquille, Chvéïk, avec vos exemples.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que tout ce que je vous raconte est la pure vérité. Donc son grand-père étant parti…

— Chvéïk, s’emporta le lieutenant, je vous ordonne de vous taire. Je ne veux plus rien entendre de vos histoires stupides. Quand nous serons arrivés à Budeiovitz, je vous réglerai votre compte. Savez-vous, Chvéïk, que je vais vous faire enfermer ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que jusqu’à cette minute je n’en savais rien, dit Chvéïk doucement. Pour l’excellente raison que vous ne m’en aviez encore rien dit.

Le lieutenant poussa un soupir, tira de sa capote la Bohemia et se mit à lire les dernières nouvelles annonçant les grandes victoires remportées par l’armée autrichienne. Comme il était plongé dans la lecture d’un article qui donnait des détails sur une invention allemande permettant de détruire les villes ennemies au moyen de bombes lancées par avions, bombes qui explosaient trois fois de suite, il entendit Chvéïk demander au monsieur chauve :

— Excusez, Votre Grâce, n’êtes-vous pas, je vous prie, Monsieur Purkrabek, le fondé de pouvoir de la Banque Slavia ?

Comme le monsieur chauve ne répondait pas, Chvéïk se tourna vers le lieutenant.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant — lui dit-il — que j’ai lu une fois, dans un journal, qu’un homme normal devait avoir une moyenne de 60 à 70.000 cheveux, et que les cheveux noirs tombent plus facilement que les autres, comme on peut le constater dans de nombreux cas. Et il poursuivit sans pitié :

— Un étudiant en médecine m’a dit un jour au café, que la chute des cheveux provenait de l’ébranlement nerveux provoqué par les accouchements.

À ce moment-là se produisit un phénomène étrange. Le monsieur chauve bondit sur Chvéïk en hurlant :

— Fous-moi le camp d’ici, espèce de cochon !

Puis, jetant Chvéïk dans le couloir, il revint aussitôt dans le compartiment, où il ménagea au lieutenant une surprise désagréable en se présentant.

Une légère erreur s’était produite en effet. L’individu chauve n’était pas M. Purkrabek, le fondé de pouvoir de la Banque Slavia, mais le général de brigade von Schwarzburg. Le général était justement en route pour une tournée d’inspection et il se rendait à Budeiovitz.

Il avait l’habitude, lorsqu’il découvrait un léger flottement dans la discipline des casernes qu’il visitait, de faire appeler le commandant de la garnison et de lui tenir le langage suivant :

— Avez-vous un revolver ?

— Oui, mon général.

— Bien. À votre place, je sais l’emploi que j’en ferais, car ce que je vois ici ressemble plus à une pétaudière qu’à une caserne.

Après chacune des tournées d’inspection du général, çà et là, l’un ou l’autre des officiers se faisait sauter la cervelle. Le général von Schwarzburg enregistrait la nouvelle avec satisfaction :

— Parfait ! Parfait ! disait-il. Voilà ce qui s’appelle un soldat.

De plus, il avait la manie de déplacer les officiers et de les envoyer dans des garnisons perdues.

— Lieutenant, où avez-vous été à l’école des Cadets ? demanda-t-il à Lukach.

— À Prague, mon général.

— Que vous a-t-on appris là-bas, si vous ne savez même pas qu’un officier est responsable de son subordonné ?

Primo : Vous devisez avec votre ordonnance comme avec un ami intime, vous lui permettez de parler sans être interrogé.

Secundo : Vous lui permettez d’insulter votre supérieur. Il faut que tout cela se paie. Comment vous appelez-vous, lieutenant ?

— Lukach, mon général.

— Quel est votre régiment ?

— J’ai été…

— L’endroit où vous avez été ne m’intéresse pas, il n’en est pas question. Je veux savoir où vous êtes maintenant.

— Au 91e régiment d’infanterie, mon général. On m’a déplacé.

— Déplacé ? On a très bien fait, et cela ne vous fera pas de mal de partir le plus tôt possible pour le front.

— C’est ce qui vient d’être décidé, mon général.

Alors, le général se lança dans une conférence. Il avait remarqué, disait-il, que, durant ces dernières années, les officiers parlaient à leurs subordonnés sur un ton beaucoup trop familier. Il voyait là le danger de certaines propagandes démocratiques. Or, il est nécessaire, affirmait-il, de maintenir le soldat sous le joug de la discipline. Le soldat doit trembler devant son supérieur. Il doit le craindre. Les officiers doivent tenir leurs hommes à distance et ne pas tolérer qu’ils réfléchissent par eux-mêmes. Car c’est en cela, disait-il, que réside l’erreur tragique de ces dernières années.

Autrefois, les hommes craignaient leurs officiers comme la foudre, mais aujourd’hui…

Le général de brigade eut un geste de découragement.

— … Aujourd’hui, la plupart des officiers se commettent avec leurs hommes. C’est ce que j’ai voulu dire !

Et le général, reprenant son journal, se replongea dans sa lecture. Blême de rage, le lieutenant Lukach sortit dans le couloir pour régler son compte à Chvéïk.

Il le trouva debout devant la portière. Son visage reflétait la satisfaction et le bonheur de l’enfant qui vient de s’endormir après s’être longuement abreuvé au sein de sa mère.

Le lieutenant, d’un geste, montra à Chvéïk un compartiment vide.

— Chvéïk, dit-il avec solennité, le moment est enfin venu pour vous de recevoir une paire de claques, comme le monde n’en vit jamais. Pourquoi vous êtes-vous permis d’insulter ce monsieur chauve ? Savez-vous que c’est le général von Schwarzburg ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant — répondit Chvéïk dont le visage prit une expression de martyr — que jamais je n’ai eu la moindre intention d’insulter qui que ce soit. Je ne me serais jamais douté que ce monsieur pût être le général von Schwarzburg. Je vous assure qu’il ressemble étrangement à M. Purkrabek, le fondé de pouvoir de la Banque Slavia. Ce monsieur avait l’habitude de venir chez nous, au café, et une fois, comme il s’était endormi à table, un individu mal intentionné écrivit sur son crâne chauve : « Nous nous permettons, conformément à la circulaire 3, ci-jointe, de vous proposer respectueusement la constitution, par une assurance sur la vie, d’une dot et d’un trousseau pour vos enfants. » Bien entendu, tous mes camarades sont partis, et moi je suis resté seul avec le fondé de pouvoir.

Comme j’ai toujours la guigne, lorsqu’il s’est réveillé et qu’il a aperçu son crâne dans la glace, il s’est mis dans une colère folle. Il a pensé que c’était moi le coupable. Lui aussi a voulu me donner une paire de claques.

Et cet aussi jaillit des lèvres de Chvéïk d’une façon si touchante et si pleine de reproches que le lieutenant laissa retomber sa main.

Chvéïk poursuivit :

— Le général n’aurait pas dû se fâcher pour une erreur aussi insignifiante. D’ailleurs, il devrait réellement avoir de 60.000 à 70.000 cheveux comme il était écrit dans l’article où l’on énumérait tout ce qu’un homme normal doit posséder. Je n’aurais jamais osé penser qu’un général de brigade pouvait être chauve. Ce malentendu, qui nous a séparés, ne repose que sur une erreur tragique qui aurait pu arriver à tout le monde aussi bien qu’à moi. Il suffit de faire une remarque et qu’un autre s’avise de mal la prendre pour que les choses se gâtent tout de suite. Ainsi, Hyvl, le tailleur, nous a raconté, une fois, comment il avait voyagé avec un jambon qu’il avait acheté à Marbourg. Dans le compartiment, il croyait qu’il était le seul tchèque parmi les voyageurs. Comme il se mettait, près de Saint-Maurice, à découper le jambon, et que le monsieur qui était en face de lui commençait à jeter dans sa direction des regards envieux, Hyvl, le tailleur, s’est dit tout haut en tchèque : « Tu aimerais bien en bouffer un peu, hein ? » et le monsieur lui répondit dans la même langue : « Naturellement que j’en boufferais volontiers, si seulement tu voulais m’en donner. » Et c’est ainsi qu’ils se sont partagé le jambon. Voitech Rous, c’est ainsi que s’appelait le monsieur…

Le lieutenant Lukach jeta un sombre regard sur Chvéïk, haussa les épaules, et quitta le compartiment sans dire un mot. Peu après, alors qu’il était de nouveau installé à son ancienne place, le candide visage de Chvéïk apparut à la portière :

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que nous serons dans cinq minutes à Tabor. Il y a cinq minutes d’arrêt. Si vous désirez quelque chose à manger. Il y a quelques années, ils avaient ici…

Le lieutenant bondit dans le couloir, et dit à Chvéïk :

— Sachez que si vous voulez m’être agréable, vous ne vous montrerez jamais plus devant moi. Je vous ai assez vu. Disparaissez, espèce de sombre idiot !

— Bien. À vos ordres, mon lieutenant.

Chvéïk fit le salut militaire, tourna réglementairement les talons, alla à l’extrémité du couloir où il s’assit dans un coin, à la place réservée au contrôleur. Là, il entra immédiatement en conversation avec un cheminot :

— Avec votre permission, puis-je vous demander quelque chose ?

Le cheminot, qui n’avait visiblement pas envie de parler, remua faiblement la tête.

— Un brave homme, poursuivit Chvéïk, un certain Hoffman avait l’habitude de venir chez moi. Il affirmait que les sonnettes d’alarme ne servent à rien et que quand bien même on tirerait sur la poignée, il ne se passerait rien du tout. Pour vous dire la vérité, la chose ne m’a jamais beaucoup intéressée, mais puisque j’ai ici sous les yeux une pareille sonnette d’alarme, je voudrais bien savoir à quoi m’en tenir, au cas où j’aurais un jour à m’en servir.

Chvéïk se leva et, en compagnie du cheminot, se dirigea vers la sonnette d’alarme. « En cas de danger… »

Le cheminot estima qu’il était de son devoir d’expliquer à Chvéïk le mécanisme de l’appareil.

— Votre homme avait raison de vous dire qu’il fallait tirer sur cette poignée, mais il vous a menti en disant que ça ne fonctionnait pas. Le train s’arrête toujours à ce commandement, car le signal est relié à la locomotive.

Tous deux avaient la main sur la poignée de la sonnette et on ne sut jamais par quel mystère le signal retentit. Toujours est-il que le train stoppa.

Chvéïk et le cheminot ne purent se mettre d’accord pour savoir qui avait tiré la sonnette.

Chvéïk affirma que ce ne pouvait être lui, que jamais il n’aurait fait une chose pareille, qu’il n’était plus un gamin, etc.

— Je suis moi-même tout étonné de voir que le train s’est arrêté brusquement — dit-il avec bonhomie. Le train roulait puis, tout d’un coup, il s’arrête. Croyez-moi, je suis aussi ennuyé que vous.

Un monsieur d’aspect fort respectable prit le parti du cheminot. Il déclara avoir entendu les termes dans lesquels le soldat avait engagé, le premier, la discussion sur les signaux d’alarme.

Chvéïk, par contre, ne cessait de se frapper la poitrine, d’affirmer sa bonne foi, d’expliquer qu’il n’avait aucun intérêt à provoquer un retard puisqu’il partait pour la guerre.

— Monsieur le chef de gare éclaircira ça, — dit le contrôleur. Le plus clair de cette histoire, c’est qu’elle vous coûtera vingt couronnes.

Cependant on voyait les voyageurs affolés sortir des wagons. Une femme effrayée, dégringola le remblai et se précipita avec sa valise dans le champ voisin.

— Cela vaut les vingt couronnes, — dit Chvéïk, qui avait gardé un calme absolu. — C’est vraiment pas cher. Une fois, quand sa majesté l’empereur est venue à Jikov, un certain Franta Schnor s’est jeté à genoux devant sa voiture. Alors, le commissaire de police du quartier a dit en pleurant à M. Schnor qu’il aurait dû choisir une autre rue, qu’il aurait pu choisir le quartier du commissaire Krais par exemple. Et pour finir on mit ce M. Schnor sous les verrous.

Chvéïk jeta un regard circulaire sur ses auditeurs, puis il ajouta avec satisfaction :

— Bon, maintenant, on peut repartir. C’est très ennuyeux quand les trains ont du retard. Lorsque ça arrive en temps de paix, ça peut encore aller ; mais, lorsqu’on est en guerre, chacun devrait savoir que, dans chaque train, il y a des personnalités militaires ; des généraux de brigade, des lieutenants, des ordonnances. À ce moment-là, le plus petit retard peut être fort grave. Napoléon, pour cinq minutes perdues à Waterloo, a vu toute sa gloire foutue.

Au même instant, le lieutenant Lukach se frayait un chemin à travers le groupe qui entourait Chvéïk. Il était d’une pâleur mortelle. Et sa fureur était telle qu’il ne put émettre qu’un seul mot :

— Chvéïk !

Chvéïk fit le salut militaire et dit :

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, qu’on me rend responsable de l’arrêt du train. Les plombs que l’administration des chemins de fer fait mettre sur les signaux d’alarme sont vraiment de drôles de plombs. Il vaut bien mieux ne pas s’en approcher du tout. Sans ça, il vous arrive un malheur et on vous demande vingt couronnes.

À ce moment le chef de train donna le signal du départ. Les auditeurs de Chvéïk, l’un après l’autre, rentrèrent dans leur compartiment. Le lieutenant Lukach haussa les épaules et retourna à sa place.

Seuls restèrent dans le couloir, le contrôleur, le cheminot et le brave soldat Chvéïk, naturellement. Le contrôleur tira de sa poche son carnet et se mit à rédiger le compte rendu de l’incident. Chvéïk, sans accorder la moindre attention au regard haineux que lui lançait le cheminot, lui demanda :

— Y a-t-il longtemps que vous êtes au chemin de fer ?

Et comme le cheminot ne répondait rien, Chvéïk expliqua qu’il avait connu dans le temps un certain Mlitchko Frantisko qui habitait à Oujinevch, près de Prague, et qui ayant tiré, lui aussi, le signal d’alarme, en eut une telle frayeur qu’il perdit pendant quinze jours l’usage de la parole. Il ne put se remettre à parler que deux semaines après, un après-midi où il était allé rendre visite à un certain Vanek, jardinier à Hostivaje.

— Ça s’est passé, ajouta Chvéïk, en mai 1912.

Le cheminot, sans daigner répondre, ouvrit la porte des cabinets et s’y enferma.

Le contrôleur et Chvéïk demeurèrent seuls dans le couloir. Le contrôleur demanda au soldat vingt couronnes, en expliquant que si Chvéïk ne pouvait pas payer l’amende il serait dans l’obligation de le faire descendre à Tabor pour l’amener devant le chef de gare.

— Bien, dit Chvéïk, qu’à cela ne tienne, j’aime beaucoup causer avec des gens instruits. Ça me fera grand plaisir de faire la connaissance de ce monsieur.

Il tira sa pipe de sa vareuse, l’alluma et, tout en rejetant un lourd nuage de fumée, il ajouta :

— Il y a quelques années, il y avait, à Svitave, comme chef de gare, M. Wagner. Il n’était pas commode. Il passait son temps à brimer ses subordonnés. Mais il en avait surtout après un nommé Yugwirth, qui était aiguilleur ; il l’a tellement persécuté qu’à la fin le pauvre homme s’est jeté à l’eau de désespoir. Mais, avant de se suicider, il avait écrit une lettre au chef de gare pour lui dire qu’après sa mort il se rappellerait à lui. Et il a tenu parole. C’est la pure vérité. Ce bonhomme de chef était donc assis, une nuit, devant le télégraphe lorsque, brusquement, l’appareil se met à sonner. Et le chef prend le message suivant : « Comment vas-tu, salaud ? Signé Yugwirth. » Ça a duré toute la semaine. À la fin, le chef en question se mit à expédier partout des télégrammes ainsi conçus : « Pardonne-moi, Yugwirth. » La nuit suivante, l’appareil lui transmit cette réponse : « Pends-toi au sémaphore devant le pont. Yugwirth. » Et monsieur le chef de gare obéit. Pour se venger l’administration a arrêté, le lendemain, le télégraphiste de la station. Vous voyez bien qu’il existe entre le ciel et la terre des choses dont nous n’avons même pas idée.

Comme il achevait son récit, le train entra en gare de Tabor. Avant de quitter son compartiment, Chvéïk, accompagné du contrôleur, alla se présenter, ainsi qu’il était de son devoir de le faire, au lieutenant Lukach.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que l’on m’emmène devant le chef de gare.

Le lieutenant Lukach ne répondit pas ; il était plongé dans une indifférence complète. Il avait brusquement compris, qu’au point où en étaient les choses, le mieux était de se désintéresser de Chvéïk aussi bien que du général chauve, de demeurer assis tranquillement, puisqu’en arrivant à Budeiovitz, il devait se présenter à la caserne et partir pour le front. Que lui importait désormais ce misérable monde et les histoires d’un Chvéïk !

Comme le train s’ébranlait, le lieutenant Lukach regarda par la portière. Il aperçut son ordonnance sur le quai, discutant avec animation devant le chef de gare. Il était entouré d’un groupe de personnes parmi lesquelles se trouvaient quelques employés en uniforme.

Le lieutenant Lukach respira. Il éprouva un grand soulagement en s’apercevant que son ordonnance était resté sur le quai.

Le train s’était éloigné depuis longtemps déjà, et la foule autour de Chvéïk demeurait aussi dense. Chvéïk jurait qu’il était innocent et il parvint à convaincre ses auditeurs. Une femme déclara :

— Voilà comment ils embêtent les soldats !

La foule l’approuva bruyamment. Un monsieur s’adressa au chef de gare pour lui déclarer qu’il était prêt à payer les 20 couronnes d’amende pour Chvéïk. Il était convaincu, disait-il, que ce soldat n’était pas coupable.

— Il n’y a qu’à le regarder, dit-il en guise de conclusion, en montrant le visage candide de Chvéïk.

L’ordonnance s’adressa à la foule en déclarant : « Je suis innocent, braves gens ! »

Un maréchal des logis de la gendarmerie arrêta un citoyen dans la foule : « Vous répondrez de ces paroles, criait-il. Je vous apprendrai, moi, à exciter les gens en disant : « S’ils traitent les hommes comme ça, personne ne peut leur demander de gagner la guerre. »

Le malheureux citoyen ne put que balbutier qu’il n’avait rien voulu dire de séditieux, qu’il était au contraire un bouclier de la vieille garde.

Le brave homme qui était convaincu de l’innocence de Chvéïk, paya l’amende et l’emmena au buffet des troisièmes classes, où il lui offrit un bock. Ayant appris que tous les papiers de Chvéïk, ainsi que son billet, étaient restés entre les mains du lieutenant Lukach, il lui donna généreusement cinq couronnes pour continuer sa route et lui confia avant de s’en aller :

— Allons, mon cher ami, comme je vous l’ai dit, quand vous serez prisonnier en Russie, donnez le bonjour de ma part au brasseur Zéman de Zdolbounov. Vous avez noté le nom ? Soyez malin et restez le moins possible au front.

— Pour ça, n’ayez pas peur, dit Chvéïk, c’est toujours intéressant de voir du pays sans payer.

Chvéïk resta seul à sa table. Pendant qu’il commençait à liquider les cinq couronnes de son bienfaiteur, les gens qui étaient sur le quai et qui n’avaient vu la scène que de loin, sans avoir entendu les explications de Chvéïk, racontaient qu’on avait arrêté un espion, surpris au moment où il photographiait la gare.

Mais une brave femme contredisait cette version ; elle avait entendu dire, racontait-elle, qu’il s’agissait d’un dragon qui avait frappé un officier près des w. c. pour femmes parce que cet officier s’était avisé de suivre son amie.

Les gendarmes mirent fin à cette interminable discussion en chassant la foule du quai. Cependant que Chvéïk continuait tranquillement à boire en songeant avec tendresse à son lieutenant.

— Qu’est-ce qu’il pourra bien faire jusqu’à son arrivée à Budeiovitz sans son ordonnance ? se demandait-il avec inquiétude.

Avant l’arrivée du train omnibus, le buffet des troisièmes classes fut envahi par une foule de voyageurs.

La plupart d’entre eux étaient des soldats, appartenant à différents régiments, à diverses nations. La rafale de la guerre les avait arrachés de chez eux, pour les disperser dans les hôpitaux de l’empire qu’ils ne quittaient que pour repartir sur le front.

Combien parmi eux n’allaient pas tarder à connaître le suprême honneur militaire ! Au-dessus de leurs cadavres, allongés sous six pieds de terre, l’on pourrait voir, dans les tristes paysages de la Galicie Orientale, surmontant la croix de bois généreusement offerte par leur patrie reconnaissante, le calot autrichien, portant l’anagramme de l’empereur F. J. I. balancé par le vent, trempé par là pluie, unique et dernier témoignage du passage de ces hommes sur la terre.

Un vieux corbeau, reconnaissant, continuerait à se poser de temps à autre sur leurs tombes, en songeant avec nostalgie à cette époque bienheureuse où la terre entière n’était plus qu’une table abondamment garnie de délicieux cadavres d’hommes et de chevaux, où il lui était possible de se nourrir uniquement de ce mets succulent qu’est l’œil de l’homme, pareil à ceux qui brillaient jadis sous ce calot.

Un camarade de misère, renvoyé après une opération qu’il avait subie à l’hôpital militaire, s’assit près de Chvéïk ; son uniforme gardait encore la trace de la boue et du sang. Cet homme était comme rapetissé. Il déposa un petit paquet sur la table, tira de sa poche un porte-monnaie déchiré, compta et recompta son argent, puis il regarda Chvéïk et lui demanda :

— Beszélsz magyarul[1] ?

— Je suis Tchèque, camarade, répondit Chveik. Veux-tu boire ?

— Nem ertem, baratom[2].

— Ça ne fait rien, insista Chvéïk en poussant son verre plein devant le soldat. Tu n’as qu’à boire.

Celui-ci but et remercia : « Köszönöm. » Et il continua à examiner le contenu de son porte-monnaie. Puis il se leva en poussant un soupir. Chvéïk comprit que le Magyar aurait bien aimé se faire servir un demi, mais qu’il n’avait plus assez d’argent. C’est pourquoi Chvéïk lui en commanda un. Le Magyar remercia à nouveau et commença, à l’aide de gestes et de grimaces, à expliquer quelque chose à Chvéïk, en lui montrant sa main blessée, tout en lui disant dans une sorte de langage international : « Pif, paf, pouf ! »

Chvéïk secoua la tête et lui sourit avec sympathie. Le convalescent lui fit savoir encore, en élevant sa main gauche à 50 centimètres au-dessus du sol, puis en montrant trois doigts, qu’il avait trois petits enfants.

— Nitch han, nitch han, continua-t-il, voulant dire par là qu’il n’y avait rien à manger à la maison et avec sa manche, il essuya ses yeux mouillés de larmes. Dans sa capote en lambeaux on pouvait voir la déchirure faite par la balle qu’il avait reçue pour le bon plaisir de Sa Majesté le Roi de Hongrie.

Après un pareil entretien, il ne restait à Chvéïk plus rien des cinq couronnes qu’on lui avait données. Chaque consommation éloignait de lui toujours davantage, la possibilité d’atteindre le but de son voyage.

Et, de nouveau, passa un train à destination de Budeiovitz. Cependant, Chvéïk demeurait assis et il écoutait le Hongrois répéter : « Pif, paf, pouf ! Harom gyermek ! (Trois enfants !) Nintch ham Eljen ! »

— Bois, mon gars, bois…, lui dit Chvéïk…

À la table voisine, un soldat racontait que les Magyars, lorsque les Tchèques vinrent à Szeged avec le 29e régiment d’infanterie, les accueillirent avec les mains en l’air pour les taquiner.

Cette allusion au passage en masse des Tchèques dans les rangs ennemis, bien qu’elle correspondît à la réalité, blessa l’amour-propre du soldat. Les Hongrois, par la suite, n’hésitèrent pas à suivre l’exemple des Tchèques.

Ce soldat s’assit également à côté de Chvéïk et lui raconta comment ils avaient, à Szeged, chargé les Magyars et comment ils les avaient flanqués hors des bistrots. Il reconnaissait, toutefois, que les Magyars avaient opposé une vive résistance ; une blessure qu’il avait reçue dans le dos, et pour laquelle on l’avait envoyé à l’hôpital, en témoignait. Maintenant, disait-il, il craignait que, après son retour, le commandant de son bataillon ne le fît mettre en prison parce qu’il n’avait pas rendu à son adversaire le coup qu’il avait reçu ainsi que l’honneur du régiment l’aurait exigé.

— Vos papiers ?

C’est avec ces paroles aimables que le commandant de la patrouille militaire qui faisait une ronde, aborda Chvéïk.

C’était un sergent suivi de quatre soldats, baïonnette au canon, il ajouta, en mauvais tchèque :

— Je vois que vous assis, vous pas voyager, vous boire, toujours boire.

— Je n’ai pas le moindre papier, milatchkou[3], répondit Chvéïk. M. lieutenant Lukach, du 91e régiment les a tous sur lui. Moi je suis resté à la gare.

— Qu’est-ce que cela signifie, milatchkou ? demanda le sergent en s’adressant à l’un de ses soldats, un vieux de la territoriale.

— Milatchkou, en tchèque, ça veut dire sergent, répondit celui-ci en souriant.

Le sergent déclara à Chvéïk :

— Tout soldat doit avoir des papiers. Sans papiers, un pouilleux comme toi doit être enfermé au poste de la gare comme un chien enragé.

On amena Chvéïk au poste ; les soldats étaient assis sur les bancs et ils ressemblaient comme des frères au vieux territorial qui avait traduit au sergent le mot milatchkou (chéri) avec tant d’à-propos.

Le poste était orné de lithographies que le ministère de la guerre avait envoyées dans tous les bureaux militaires.

L’une d’elles représentait le brigadier Franz Hammel et les sergents Panchard et Buchmayer du 21e régiment impérial et royal, en train d’encourager leurs hommes à tenir. De l’autre côté était suspendu un tableau avec la légende suivante : « Le brigadier Jan Danko, du 5e régiment de Honved-hussard, examine la position d’une batterie ennemie » ; à droite, un peu plus bas, pendait une affiche qui avait pour titre : Exemple rare d’héroïsme.

C’est avec des affiches de ce genre, qui illustraient des exemples d’héroïsme magnifiques, inventés de toutes pièces dans les chancelleries du ministère de la Guerre, et par la presse allemande, que la stupide et vieille Autriche voulait galvaniser le courage de ses soldats qui ne les lisaient jamais. Lorsqu’on donnait à ces derniers des exemples de ce genre sous forme de livres, au front, ils s’en servaient pour rouler des cigarettes ou ils l’utilisaient d’une façon encore plus rationnelle, donnant ainsi aux récits de ces magnifiques exemples officiels une destination qui convint à leur valeur et à leur esprit.

Cependant que le sergent allait quérir un officier, Chvéïk lut sur une affiche :

« La bravoure du soldat Joseph Bong, du train des équipages. »

« Les infirmiers étaient en train de transporter des grands blessés dans les fourgons qui stationnaient dans un chemin creux, on les expédia ensuite au poste de secours. Les Russes qui avaient remarqué ces fourgons commencèrent à les arroser de grenades. Le cheval du soldat Joseph Bong, du 3e escadron du train, fut tué par un éclat. Bong se lamentait : « Mon pauvre coco, c’en est fait de toi ! » À ce moment précis, il fut lui-même blessé. Il détela son cheval et tira lui-même le fourgon vers une cachette sûre. Après quoi il s’en retourna pour aller chercher le harnachement. Les Russes continuèrent le feu. « Tirez toujours, mauvais brigands, je n’abandonnerai pas mes harnais ! » s’écria Bong et il continua à déboucler les courroies. Sa besogne achevée, il traîna le harnachement près du fourgon ; là, il dut subir, à cause de son absence prolongée, une observation de la part de l’infirmier, mais il répondit : « Je n’ai pas voulu laisser le harnachement, il est presque neuf. J’ai pensé que ce serait dommage. Nous n’en avons pas trop de ces choses-là. » Ainsi s’excusait le vaillant guerrier, puis, il partit au poste de secours, et c’est alors seulement qu’il demanda à être hospitalisé.

« Huit jours plus tard, son commandant épingla sur sa poitrine la médaille du courage en argent ».

Lorsque Chvéïk eut fini de lire, le sergent n’étant toujours pas revenu, il dit aux soldats du quart : — Ça, c’est un bien bel exemple de courage. De cette façon, il n’y aura chez nous, dans l’armée, que des harnachements neufs. Mais lorsque j’étais à Prague, j’ai lu dans le Journal officiel un exemple d’héroïsme encore plus beau. Il s’agissait de l’aspirant docteur Joseph Bojnov. Il était en Galicie, au 7e bataillon de chasseurs, et comme il partait à l’assaut à la baïonnette, il reçut une balle. Pendant qu’on le transportait au poste de secours, il ne cessait de crier qu’on n’allait tout de même pas lui faire un pansement pour ce bobo, et il voulait avancer de nouveau avec son escadron. À ce moment-là une grenade lui brisa la patte. Et, de nouveau, les infirmiers voulurent l’emporter, mais il commença à ramper vers la tranchée, et c’est avec un bâton qu’il se défendit contre l’ennemi. Vint une nouvelle grenade qui lui emporta la main qui tenait le bâton. Il saisit le bâton de l’autre en hurlant qu’il ne leur pardonnerait pas ça, et Dieu sait comment ça aurait fini si un shrapnell ne l’avait définitivement occis. Sans doute qu’on lui aurait donné la médaille d’argent du courage. Lorsque la grenade lui arracha la tête, il cria encore en mourant : « Mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie. »

— Ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère, dans les journaux, dit un homme ; un rédacteur comme ça doit devenir complètement abruti au bout d’une heure.

Le sergent apparut dans l’embrasure de la porte où il se trémoussa de fureur :

— Dès qu’on quitte cette salle pour trois minutes, hurla-t-il, on n’entend plus que : « Tcheski, Tcheski. »

Avant de se rendre à la brasserie le sergent dit au caporal, en lui montrant Chvéïk : « Emmenez ce cochon au lieutenant dès que celui-ci sera de retour. »

— M. le lieutenant est avec la télégraphiste — dit le caporal, quand le maréchal des logis eut quitté la salle — il court après elle depuis quinze jours ; quand il revient du télégraphe, il est toujours furieux et il dit : « C’est une garce ! Elle ne veut pas coucher avec moi ! »

Et, cette fois encore, le lieutenant revint en proie à une sombre fureur. Lorsqu’il entra, on l’entendit jeter des vivres sur la table.

— Rien à faire, mon vieux, tu dois y aller ! dit à Chvéïk le caporal, avec pitié. Beaucoup de soldats sont passés par ses mains, des jeunes et des vieux !

Et il emmena Chvéïk dans le bureau où était assis, derrière une table recouverte de papiers déchirés, un jeune lieutenant furieux.

Lorsqu’il aperçut les deux hommes, il s’écria, avec une violence qui en promettait long sur ce qui allait suivre : « Ah ! nom de Dieu ! »

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que cet homme a été trouvé à la gare sans papiers, dit le caporal.

Le lieutenant inclina la tête comme s’il avait voulu affirmer ainsi qu’il avait, depuis des années, la certitude que l’on trouverait ce jour-là Chvéïk à la gare, démuni de ses papiers.

Quant à Chvéïk, si quelqu’un l’avait regardé à cette minute, il aurait eu l’impression qu’il était absolument impossible qu’un homme ayant une tête pareille et une telle tenue pût avoir des papiers sur lui. Chvéïk donnait l’impression d’arriver d’une autre planète ; il regardait naïvement, avec une grande surprise, le nouveau monde où il se trouvait et où on lui posait les questions les plus extravagantes comme, par exemple, de lui demander où étaient ses papiers.

Le lieutenant inclina encore la tête comme s’il avait voulu inviter Chvéïk à prendre l’initiative de parler le premier, afin de lui permettre d’engager l’interrogatoire.

Mais, voyant que Chvéïk gardait un silence obstiné, il se décida à parler :

— Que faisiez-vous dans la gare ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que j’attendais le train de Budeiovitz, afin de me rendre à mon régiment, au 91e de ligne. Je suis l’ordonnance de Monsieur le lieutenant Lukach, que j’ai été forcé de quitter parce qu’on m’a amené devant le chef de gare, à cause d’une amende. J’ai été soupçonné, bien à tort d’ailleurs, d’avoir fait arrêter le rapide dans lequel nous nous trouvions en tirant le signal d’alarme.

— Racontez-moi cela d’une façon cohérente, s’écria le lieutenant, et ne dégoisez pas tant de bêtises.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que la chance m’a quitté depuis le moment où nous étions assis dans le rapide, Monsieur le lieutenant Lukach et moi, pour aller aussi vite que possible rejoindre notre régiment à Budeiovitz. Tout d’abord, nous avons perdu une malle, puis un général à la tête chauve…

— Mon Dieu ! soupira le lieutenant.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je dois vous raconter la chose en détail, pour vous donner un aperçu des événements, comme disait le cordonnier Petulik, quand il demandait à son fils de retirer sa culotte avant de le fouetter avec une corde.

Et, pendant que le lieutenant commençait à se congestionner, Chvéïk ajouta :

— Non, je ne plaisais pas à Monsieur le général Chauve, et Monsieur le lieutenant Lukach, dont j’étais l’ordonnance, m’a envoyé dans le couloir. Et, dans le couloir, j’ai été accusé d’avoir fait ce que je vous ai déjà dit. Avant que cet incident ait pu être réglé, je restai tout seul sur le quai. Le train partit. Monsieur le lieutenant avec ses malles et tous les papiers, les siens et les miens, s’éloignèrent à la même vitesse, tandis que moi, je suis resté ici comme un pauvre abandonné.

Chvéïk regarda le lieutenant d’une façon tendre et émouvante.

— Il est clair que ce gaillard, qui donne l’impression d’être un idiot, dit la pure vérité, songea le lieutenant.

Puis, nommant tous les trains qui partirent dans la direction de Budeiovitz après le rapide, il demanda à Chvéïk comment il s’était arrangé pour n’en prendre aucun.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, répondit Chvéïk en souriant avec bonhomie, qu’en attendant le prochain train, j’ai eu la malchance de me trouver à la buvette où je me suis mis à boire doucement un bock après l’autre.

— Je n’ai jamais connu un tel idiot, pensa le lieutenant. Il avoue tout. J’en ai déjà vu beaucoup dans son cas, mais ils ont tous nié ce qu’on leur reprochait, tandis que cet imbécile me dit tranquillement : « J’ai manqué tous les trains, parce que je me suis mis à boire un bock après l’autre. »

Résumant toutes ses pensées en une seule phrase il se dressa et déclara à Chvéïk :

— Vous êtes un dégénéré. Savez-vous ce que cela signifie de traiter quelqu’un de dégénéré ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que chez nous, au coin du Boitche et de la rue Katerinsky, il y avait un homme qui, précisément, était un dégénéré. Son père était un comte polonais et sa mère une sage-femme. Il balayait les rues et, dans les brasseries, il se faisait appeler tout simplement : Monsieur le comte…

Le lieutenant estima qu’il était temps d’en finir avec Chvéïk d’une façon ou d’une autre. C’est pourquoi il se leva et affirma avec énergie :

— Eh bien ! je vous dis, moi, que vous êtes un idiot et que vous allez vous rendre au guichet de la gare, que vous prendrez un ticket et que vous vous rendrez immédiatement à Budeiovitz. Et, si je vous vois encore une fois… Rompez !

Et comme Chvéïk ne bougeait pas d’une semelle, se tenant respectueusement la main près de son calot, le lieutenant s’écria :

— Allez-vous-en ! N’avez-vous pas entendu ? J’ai dit : « Rompez ! » Caporal Balelek, prenez cet imbécile, amenez-le au guichet de la gare et prenez pour lui un ticket pour Budeiovitz.

Quelques minutes après le caporal Balelek apparaissait de nouveau dans l’entrebâillement de la porte du bureau. Derrière lui, le lieutenant aperçut le candide visage de Chvéïk.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il avec impatience.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, chuchota le caporal discrètement, que cet homme n’a pas d’argent et moi non plus. Or, on ne veut pas le laisser partir gratuitement parce qu’il n’a pas, sur lui, ses papiers militaires prouvant qu’il va rejoindre son régiment.

Le lieutenant ne fit pas attendre longtemps sa sentence, digne de Salomon :

— Il peut aller là-bas à pied, dit-il. Il en sera quitte pour quelques jours de prison s’il arrive trop tard à son régiment. Qui peut s’occuper de lui, ici ? Personne ! Qu’il parte !

— Rien à faire, camarade, dit le caporal Balelek à Chvéïk quand il revint du bureau : il faut que tu ailles à pied à Budeiovitz, mon vieux ! Dans la salle de garde il y a encore un pain. Nous te le donnerons pour ta route.

Une demi-heure après, muni de ce viatique et d’un paquet de tabac, Chvéïk quitta Tabor dans la nuit. Dès qu’il fut sur la route il se mit à chanter :

Quand nous sommes partis de Yromerch

Mais vous direz que c’est une blague…

Et le diable seulement pourrait expliquer comment il se fit que le brave soldat Chvéïk, au lieu d’avancer vers le sud, dans la direction de Budeiovitz, se mit à se diriger vers l’ouest.

Il marchait sur la grand’route, transi de froid, dans la neige, enveloppé dans sa capote militaire, semblable au dernier grognard de la garde de Napoléon, après la retraite de Russie, Avec cette différence cependant que Chvéïk, loin de courber la tête, chantait avec allégresse :

J’allais gaiement au devant de la ville

En passant par des forêts vertes…

Et dans les forêts, dans le silence de la nuit, l’écho reprenait ce chant, tandis que les chiens commençaient à aboyer.

Quand il eut assez chanté, le brave soldat Chvéïk s’assit sur un tas de fumier, alluma sa pipe, se reposa un instant et repartit à nouveau vers de nouvelles aventures, vers l’anabase de Budeiovitz.

 

CHAPITRE II. L’ANABASE DE CHVÉÏK

Xénophon, grand général des temps anciens, traversa, dit-on, toute l’Asie Mineure sans se soucier de la carte. Les Goths firent également leurs préparatifs de guerre sans s’embarrasser de connaissances topographiques. Marcher de l’avant, marcher toujours tout droit devant soi, se frayer un chemin dans des pays inconnus, entouré d’adversaires qui n’attendent que la première occasion pour vous décimer, voilà ce qu’on appelle une anabase. Si l’on a la tête d’un Xénophon, ce miracle peut être possible.

Les légions de César accomplirent un pareil exploit. S’étant aventurées, sans cartes, jusque sur les côtes de la mer du Nord, elles poussèrent l’audace jusqu’à s’aviser de rentrer par d’autres chemins. C’est depuis ce temps-là qu’on a pris l’habitude de dire que tous les chemins mènent à Rome.

Le brave soldat Chvéïk était également persuadé que tous les chemins le mèneraient à Budeiovitz, lorsqu’il aperçut un village, dans la direction de Milevsk.

Sans se détourner d’un pouce, il poursuivit sa marche, car aucune force humaine ou divine ne peut empêcher un bon soldat d’arriver, s’il en a fermement l’intention, à Budeiovitz.

C’est ainsi que Chvéïk se trouvait à Kvetov, à l’ouest de Milevsk, au moment même où il venait d’achever de chanter toutes les chansons militaires qu’il avait apprises pendant les longues marches des manœuvres d’antan. Son répertoire étant épuisé, il se voyait obligé de reprendre la chanson :

 

Oui, elles ont pleuré comme des brebis

Lorsque nous sommes repartis.

 

Une vieille paysanne qui sortait de l’église, rencontra Chvéïk sur la chaussée.

— Bonjour, mon petit ! Où est-ce que tu vas comme cela ?

— Ah ! dit celui ci, je vais rejoindre mon régiment à Budeiovitz, la mère. Je part-en-guerre.

— Mais, mon petit, tu n’y arriveras jamais, si tu avances dans cette direction, répondit la bonne femme avec stupeur. Tu vas du côté opposé. Et si tu continues de la sorte, tu seras bientôt à Klatov !

— Je pense, dit Chvéïk doucement, que même en passant par Klatov on peut arriver à Budeiovitz. Ça me fera une jolie balade. Ce qu’il y a de malheureux c’est que vous faites tout votre possible pour arriver à temps au régiment où on vous engueule dès que vous vous montrez.

— Nous avons eu un gars dans ton genre, soupira la vieille paysanne, il est parti pour Plesné à la Landwehr, il s’appelle Tonitchék Machka, c’est un cousin de ma belle-sœur. Il part pour le front et une semaine après les gendarmes s’amènent pour le chercher, car on ne le trouvait plus à son régiment. Un jour, nous le voyons revenir, habillé en civil. Il nous dit qu’il était permissionnaire. Mais le bourgmestre s’empressa d’aller avertir les gendarmes qui lui ont salement écourté sa permission. Il vient justement de nous écrire du front ; il est blessé, on vient de lui couper une jambe.

La bonne femme hocha la tête, regarda Chvéïk tristement, et poursuivit :

— Écoute-moi, mon fils, va au coin de la forêt. Tu m’y attendras. Je vais te chercher une bonne soupe bien chaude, ça te réchauffera un peu. Je serai vite de retour. On peut voir d’ici notre hameau, là, derrière ce bois, à droite. Tu ferais bien d’éviter de passer par Graz, car tu pourrais rencontrer des gendarmes. Prends plutôt le chemin qui va sur Malechine, en ayant soin de passer devant la forêt. Et fais bien attention surtout lorsque tu arriveras à Tchizové, car dans ce coin les pandores font une chasse en règle aux déserteurs. Marche directement à travers la forêt sur Aoreazdwits, le gendarme qui est là est un excellent homme, il laisse passer tout le monde. As-tu des papiers sur toi ?

— Non, petite mère, rien.

— Ah ! Ah ! Dans ce cas n’y va pas non plus, file plutôt à Radomichle, mais arrange-toi pour y arriver le soir. C’est le moment où les gendarmes sont au bistrot. Tu verras une maisonnette derrière le Saint-Florent, dans la rue qui descend tu rencontreras une maison peinte en bleu. Là, tu demanderas après le père Melicharek, c’est mon frère. Donne-lui le bonjour de ma part et il t’indiquera ta route pour continuer sur Budeiovitz.

Chvéïk attendait depuis une bonne demi-heure au coin de la forêt quand il vit venir la vieille paysanne qui lui apportait la soupe promise. Elle avait eu soin d’envelopper la casserole dans des linges pour que le potage demeurât chaud. Lorsque Chvéïk se fut rassasié, la bonne femme lui glissa dans la poche de sa capote un morceau de pain et de lard. Puis, tout en lui donnant sa bénédiction, elle lui confia qu’elle avait deux petits-fils « là-bas ». Ensuite elle lui indiqua longuement avant de le quitter, les villages par où il devait passer, les raccourcis et les détours qu’il devait prendre. Enfin elle lui tendit une couronne pour qu’il puisse s’offrir, dit-elle, un verre à Malechine, car la route est longue jusqu’à Radomichle.

Chvéïk, suivant les conseils de la bonne femme, alla de Tchizové à Radomichle en faisant un détour vers l’est ; toujours fermement convaincu, puisqu’on prétend que tous les chemins mènent à Rome, qu’il n’y avait pas de raison pour qu’ils ne conduisissent pas également à Budeiovitz.

À Malechine, il rencontra, chez le bistrot où il prenait son verre, un vieil accordéoniste qui s’attacha à lui. Le bonhomme croyant avoir affaire à un vrai déserteur, lui proposa de l’accompagner dans un village voisin où il avait précisément une fille mariée à un insoumis. Chvéïk ne tarda pas à s’apercevoir que le petit père musicien était à moitié saoul.

— Elle cache son mari, lui confia l’accordéoniste, depuis deux mois, dans l’écurie. Tu en feras autant et tu pourras attendre de cette façon la fin de la guerre en toute tranquillité. D’ailleurs, quand on est deux dans une écurie on supporte mieux sa réclusion…

Comme Chvéïk refusait poliment, mais fermement de suivre ses conseils, le vieux devint subitement furieux, il s’éloigna, menaçant du poing son compagnon et déclarant qu’il allait de ce pas le dénoncer aux gendarmes de Tchizové.

Lorsqu’il parvint à Radomichle, Chvéïk trouva, ainsi que le lui avait indiqué la vieille femme, la maison bleue du paysan Melicharek. Les salutations qu’il lui apporta de la part de sa sœur le laissèrent complètement indifférent. Il se contenta, pour toute réponse, de demander à Chvéïk s’il avait des papiers et, en vieux paysan madré, il se mit à parler longuement des maraudeurs et des voyous qui empestaient le canton.

— Voilà des types qui plaquent leur régiment, tout simplement parce qu’ils ont la frousse, puis ils se cachent dans les bois et viennent la nuit faucher les biens des paysans. Ces gens-là, par-dessus le marché, ont tous de drôles de gueules. Ils ne savent même pas compter jusqu’à quatre. Et ils ont encore le culot de se fâcher si on leur lâche en pleine figure leurs quatre vérités, ajouta-t-il en voyant que Chvéïk, mécontent, se levait du banc sur lequel il était assis. Si ce client avait la conscience tranquille, ajouta-t-il, il resterait tranquillement assis et ferait voir ses papiers ! Mais, comme il n’en a pas…

— Bonsoir, lui dit Chvéïk.

— Bonsoir et va chercher tes dupes ailleurs !

Chvéïk s’était déjà remis en route dans la nuit, que le vieux grommelait encore :

— Il me fait rire avec son histoire à dormir debout, celui-là ! Il me dit qu’il va à son régiment à Budeiovitz et cette vache va dans la direction de Harozdovits, puis il tourne sur Pisek. Il a peut-être l’intention de faire le tour du monde !

Chvéïk marcha pendant toute la nuit lorsque, tout à coup, il aperçut, aux environs de Putim, une meule de paille au milieu d’un champ. Il se creusa là-dedans une sorte de nid pour y passer le restant de la nuit. Comme il s’apprêtait à se fourrer dedans, il s’entendit interpeller :

— Eh dis donc ! de quel régiment que tu viens ? Et où que tu vas ?

— Je suis du 91e de ligne, en route pour Budeiovitz.

— Mais tu es frappé, vieux frère ! Tu veux y aller pour tout de bon ?

— Naturellement, mon lieutenant m’attend là-bas.

À peine eut-il achevé ces mots que Chvéïk perçut distinctement le rire de trois hommes. Lorsque cet accès de gaîté se fut calmé, Chvéïk demanda à son tour aux inconnus de quel régiment ils étaient. Il apprit ainsi que deux de ces hommes appartenaient au 35e de ligne et qu’il y avait parmi eux un dragon qui venait également de Budeiovitz. Les soldats du 35e avaient pris le large à la formation de la dernière compagnie de marche, il y avait de cela un mois environ ; le dragon était en bordée depuis les premiers jours de la mobilisation. La meule était à lui. Il passait généralement ses nuits dans la paille au milieu de son champ. Il avait rencontré les deux déserteurs dans la forêt et les avait hébergés chez lui. Tous vivaient dans l’espoir que la guerre allait bientôt finir, dans un ou deux mois, disaient-ils. Ils déclaraient également que les Russes se trouvaient déjà quelque part, là-bas, sous Budapest et dans la Moravie. C’est du moins ce qu’on racontait à Putim.

La femme du dragon vint, avant l’aube, pour leur apporter le petit déjeuner. Les gars du 35e déclarèrent avoir l’intention de se rendre à Sdrakoneitsè où vivait la tante de l’un d’eux. Ils comptaient également sur quelques amis pour trouver du travail dans une scierie située dans les montagnes.

— Et toi, le gars du 91e, si tu veux, tu peux les accompagner, tu n’as qu’à laisser tomber ton lieutenant.

— Ce sont des choses, répondit Chvéïk, qui ne se font pas si facilement que ça.

Et sur ces paroles, il regagna son trou au milieu de la paille, se fourra dedans, et ne tarda pas à se rendormir.

Quand il se réveilla, les trois copains étaient déjà partis. L’un d’eux, le dragon sans doute, avait eu l’excellente idée de déposer une tartine à côté de la meule.

Chvéïk se remit courageusement en route et se dirigea vers la forêt. En approchant de Chteknea, il rencontra un vieux clochard qui le salua d’une façon très cordiale en lui offrant une gorgée d’eau-de-vie.

— Tu ferais bien de ne pas trop te balader dans ce village, confia-t-il à Chvéïk, ton uniforme pourrait t’attirer des ennuis, car les rues fourmillent de gendarmes. Nous autres, chemineaux, on nous fiche la paix maintenant, mais vous, ils vous guettent car vous êtes devenus le gibier de choix. C’est qu’ils vous en veulent, les vaches, à vous, les insoumis ! affirma-t-il avec une conviction si profonde que Chvéïk décida de ne rien dire sur son 91e régiment.

Qu’il croie ce qu’il veut, pensa-t-il, pourquoi irais-je retirer ses illusions sur mon compte à ce vieux frère ?

— Et toi, où est-ce que tu vas ? demanda le chemineau après qu’ils eurent allumé leur pipe tout en se mettant à contourner le village.

— À Budeiovitz.

— Pour l’amour de Dieu ! fit le vieux effrayé, on va t’empoigner en moins de deux là-bas. Tu devrais te procurer un complet de civil et boiter ou faire l’estropié. Mais t’en fais pas, ajouta-t-il, nous marchons sur Sdrakolitz, Voline et Dud, et je voudrais être changé en panier à salade si nous n’arrivons pas à dégoter quelque part des fringues de bourgeois. Dans ce patelin-là, il n’y a que des gens honnêtes, qui ne ferment jamais leurs portes. De plus, par ces soirées d’hiver, ils ne sont jamais chez eux car ils vont veiller chez les voisins. Tu n’auras qu’à choisir un froc. Tu n’as pas besoin de grand’chose. Des godasses, tu en as. Tu n’as qu’à te procurer un falzar et un veston. Tu donneras tes habits de soldat au youpin Herman Voduar. Il achète les frusques militaires pour les revendre dans les villages. Pour aujourd’hui, nous allons aller à Actrakoneitz. À quatre heures de marche nous trouverons le parc à moutons du prince Schwarzburg. J’ai là un vieux copain à moi, un berger, il nous hébergera pour la nuit.

Chvéïk fit ainsi connaissance d’un bon vieux paysan, très cordial, qui déclara se rappeler encore fort bien les histoires que son grand-père lui contait sur les guerres napoléoniennes. Comme il était d’une vingtaine d’années plus âgé que le chemineau, il l’appelait, ainsi que Chvéïk : jeune homme.

— Car voyez-vous, les gars, dit-il, lorsqu’ils eurent pris place autour du feu où cuisaient des pommes de terre, mon grand-père, lui aussi, déserta. Mais les sergents l’ont rattrapé à Vodnan et lui ont tellement fustigé les fesses que la viande en pendait en lambeaux. Et il se déclarait heureux, car il aurait pu connaître un sort encore pire. Le fils Agarech de Reasitz, derrière Protivine, le grand-père du vieux garde champêtre, lorsqu’il s’était évadé de son régiment, fut tout bonnement zigouillé à Pisek. Avant d’être conduit au peloton d’exécution, il dut passer entre deux haies de soldats qui ne lui administrèrent pas moins de 600 coups de verges. Alors, demanda-t-il en tournant ses yeux, que la fumée et la pitié rendaient larmoyants, vers Chvéïk, quand est-ce que tu as plaqué ton régiment ?

— Heu… aussitôt après la mobilisation, au moment même où l’on me conduisait à la caserne.

— T’as sauté les grilles de la caserne ? demanda le berger avec curiosité, en se souvenant peut-être que son grand-père avait employé le même procédé.

— On ne pouvait pas faire autrement, petit père.

— Et la garde ? est-ce qu’elle était nombreuse, elle a tiré sur toi ?

— Heu… ben oui…, grand-père.

— Et où est-ce que tu vas à présent ?

— Il a la manie, répondit le vieux chemineau à la place de Chvéïk, de vouloir aller à tout prix à Budeiovitz. Ces jeunes gens insouciants courent tous à leur perte. Je voudrais l’amener à des idées plus raisonnables et tout d’abord lui trouver un costume de civil ; après, tout ira bien. Nous passerons l’hiver en peinards, et au printemps, nous trouverons facilement de l’embauche chez un paysan. On aura grand besoin de travailleurs. La famine vient et on parle même d’envoyer les chemineaux au boulot. Il vaut mieux ne pas attendre qu’on nous y force et y aller de notre propre gré. Les gens seront bientôt tous égorgés, conclut-il d’une façon assez imprévue.

— T’es d’avis, donc, que cela ne finira pas encore cet hiver ? T’as raison, jeune homme ! On en a déjà vu des guerres qui duraient. Comme par exemple les guerres de Napoléon, puis celles de la Suède, puis celles de Sept Ans. Les gens ont largement mérité ce fléau. Comment le bon Dieu aurait-il pu tolérer l’orgueil de tout ce monde-là ? Voulez-vous savoir ? On ne veut plus manger que de l’agneau et du gigot ! Il n’y a pas très longtemps, une bande de gens est venue ici, en procession, pour que je leur vende en douce un agneau. Ils se plaignaient de ne bouffer que du porc et des volailles rôties au beurre et au saindoux. Je ne m’étonne pas que le Seigneur leur en veuille et puisqu’ils ont eu le culot de lever leur nez aussi haut, j’espère qu’il ne les lâchera pas jusqu’à ce qu’ils aient appris à bouffer de la vache enragée, comme à l’époque des guerres de Napoléon. Les autorités ne savent plus que faire, tellement les gens sont aveuglés par l’orgueil. Le vieux prince Schwarzenburg, par exemple, se baladait dans une simple voiture et voilà que son voyou de fils a déjà son automobile. Le bon Dieu lui fera, un jour, avaler son essence.

Pendant que l’eau chantait doucement dans la bouilloire, le vieux berger, après une courte pause, reprit la parole et déclara d’un ton prophétique :

— Et bien sûr qu’il ne gagnera pas cette guerre, je parle du kaiser. Car le peuple se fout pas mal de la guerre et de la victoire. Comme le maître de Stragonitz le disait l’autre jour, tout cela est arrivé parce qu’il n’a pas voulu se faire couronner roi des Tchèques. Il a beau faire le malin, maintenant ! Espèce de vieille fripouille, tu avais promis de te faire couronner, il fallait tenir ta promesse !

— Peut-être, remarqua le chemineau, qu’il s’y décidera maintenant.

— On s’en fout, jeune homme, repartit le berger, il est trop tard. Tu devrais écouter ce que les voisins se racontent quand ils se réunissent en bas à Skochitz. Chacun d’eux a l’un des siens « là-bas ». Si tu entendais ce qu’ils disent de la guerre ! Que la liberté, nous la trouverons lorsque la guerre sera terminée ; que l’on va chasser les seigneurs des châteaux, et que, aux rois et princes eux-mêmes, on ne fera pas de quartier. Pour des parlotes de ce genre, les gendarmes ont déjà mis en tôle un certain Koginka, en déclarant qu’il cherchait à nous exciter contre le gouvernement. Ah, on peut dire qu’ils en ont du boulot à présent les gendarmes !

— Oh pour ça, ils n’en ont jamais manqué, observa le chemineau en faisant la grimace. Je me souviens qu’à Kladno, il y avait dans le temps un certain monsieur Rotter comme inspecteur de gendarmerie. Ce cochon eut l’idée, un jour, de faire croiser ses chiens de police avec des chiens loups. Ceux-là ont un flair extraordinaire à ce qu’il paraît. Et il le fit comme il l’avait dit. Bientôt toute une meute de chiens loups trottaient derrière ses fesses. Il leur fit construire une maison où ils vivaient aussi bien que le bon Dieu en France. Bon, voilà-t-il pas qu’il se met dans la tête, un jour, de faire des expériences sur les pauvres chemineaux avec ses pensionnaires. Et il ordonna aux gendarmes dans tout le district de Kladno d’empoigner et de lui livrer tous les clochards qu’ils rencontreraient. Bon… Je radine tout juste là à ce moment. Je marchais en peinard au milieu de la forêt quand ils m’ont attrapé en route et amené devant leur chef. Vous n’avez pas idée de ce que j’ai dû supporter avec ces sales cabots ! D’abord, il me fait renifler par ses écoliers, puis il m’ordonne de monter à une échelle. Au moment où j’arrive en haut, il lâche une de ses bêtes sur moi ; elle se précipite à mes trousses et me jette du haut de l’échelle par terre. Là, j’ai vu le moment où ce sale cabot me dévorait. Alors ils ont fait rentrer les clebs et ils m’ont dit de foutre le camp et de me cacher n’importe où. Bon. Je m’en vais dans la vallée de Katchak, dans un ravin du fin fond de la forêt, mais voilà-t-il pas qu’une demi-heure après, deux de ces chiens loups arrivaient sur moi à toute vitesse et me flanquaient par terre. L’un me tient à la gorge, à cet endroit même, tandis que l’autre s’en retournait pour faire son rapport à Kladno. Au bout d’une heure je vois rappliquer l’inspecteur et ses gendarmes. Ils rappellent le chien, et le chef me donne cinq couronnes et la permission de mendier pendant deux jours à Kladno. Des clous ! Voilà ce que je me suis dit. J’ai pris le large et je me suis cavalé comme si j’avais eu le feu au derrière, et depuis j’ai plus mis les pieds dans ce maudit pays. Tous les chemineaux d’ailleurs ont fait de même. Ils préféraient faire un large détour que de passer par là, car ce cochon d’inspecteur continuait toujours ses sales expériences. Il les adorait ces sales cabots ! On me racontait, dans les postes de gendarmerie, que lorsqu’il faisait ses tournées d’inspection, la seule chose à laquelle il s’intéressait c’étaient ces chiens, et partout où il en trouvait un, il était si heureux que, de joie, il se soûlait de plaisir avec le sergent du poste.

Et, pendant que le vieux berger épluchait les pommes de terre et versait du lait caillé dans une casserole, le chemineau continuait à conter ses souvenirs, concernant les exploits des gendarmes :

— Il y avait à Lipnitz, dit-il, un chef de poste qui habitait dans une misérable cahute. Moi, de bonne foi, j’ai toujours pensé qu’une station de gendarmerie doit se trouver à un endroit distingué, au marché ou en face de la mairie, enfin à quelque endroit chic et non pas dans une rue dégueulasse. Bon. Je marche d’un bout à l’autre de la ville sans faire attention aux écriteaux. Je vais d’une maison à l’autre et j’arrive devant une sorte de bouge ; j’ouvre la porte et je m’annonce : « Ayez pitié, messieurs-dames, d’un pauvre père de famille. » Ah, mes chers amis ! mes pieds se sont comme enracinés. Je me trouvais dans le poste de gendarmerie lui-même ! Je vois les carabines aux murs, le crucifix sur la table, les gros registres sur les étrangers, et notre bon vieux kaiser, accroché au mur, qui me regardait d’un air étonné. Avant que j’aie eu le temps de dire un mot, le chef saute sur moi et me flanque une de ces paires de claques qui m’ont fait dégringoler l’escalier. Je n’ai repris le souffle qu’à Keijleitz. Ah voyez-vous, c’est ce que l’on peut appeler une administration, celle des gendarmes !

Sur ces mots les trois hommes se mirent à manger leur soupe puis, s’allongeant sur des bancs, ils ne tardèrent pas à s’endormir.

Au milieu de la nuit Chvéïk se leva sans bruit et s’éloigna dans la campagne. À l’est la lune commençait à se montrer et, s’aidant de sa lueur, Chvéïk se dirigea vers l’est tout en se répétant avec insistance : « Impossible que je ne parvienne pas par là à Budeiovitz ! »

Comme il sortait de la forêt, il vit une ville sur sa droite. Chvéïk se dirigea aussitôt à l’ouest, puis vers le sud, contourna Vodnan, fit un détour par les champs, et le soleil montant le salua sur les pentes couvertes de neige, au-dessus de Protivine.

— Toujours en avant ! se dit le brave soldat Chvéïk. Puisque le devoir m’appelle dans ce sacré Budeiovitz, il faut que j’y arrive !

Vers midi, il découvrit devant lui un village. Descendant la pente de la colline il se dit : Ça ne peut pas continuer comme ça, il faut que je demande mon chemin pour aller à Budeiovitz.

Mais quel ne fut pas son étonnement en découvrant à l’entrée du village une borne sur laquelle il lut : Canton de Putim.

— Nom de Dieu ! soupira-t-il, je suis de nouveau à Putim !

À ce moment, un gendarme sortit d’une maison, pareil à une araignée qui surveille une proie qui vient de se prendre dans sa toile.

Le gendarme marcha droit sur Chvéïk et l’interpella :

— Où est-ce que vous allez ?

— À Budeiovitz, rejoindre mon régiment.

Le pandore eut un rire railleur :

— Mais vous en venez, de Budeiovitz. Vous avez Budeiovitz derrière le dos.

Et, sans plus de façon, il entraîna Chvéïk au poste. Le chef de gendarmerie à Putim était connu, dans tout le patelin, comme un type particulièrement poli et comme un très fin policier. Il n’avait pas l’habitude de rudoyer ses victimes, mais il les soumettait à un interrogatoire si savamment conduit que l’innocent lui-même était contraint d’avouer.

— La science de la criminologie, avait-il l’habitude de dire, est fondée sur l’intelligence et sur la politesse. Inutile d’engueuler les clients, ordonnait-il à ses subordonnés. Il faut au contraire les traiter avec les plus grands égards. Qu’il s’agisse de suspects ou de délinquants, tout en faisant le nécessaire pour qu’ils crachent ce qu’ils ont sur la conscience.

— Je vous souhaite la bienvenue, camarade.

C’est en ces termes qu’il salua le brave soldat Chvéïk.

— Ayez l’obligeance de vous asseoir, ajouta-t-il en lui désignant un siège, cette longue marche a dû vous fatiguer. Reposez-vous et veuillez avoir l’obligeance de nous dire où vous allez.

Chvéïk répéta au chef ce qu’il avait déjà dit au gendarme, à savoir qu’il était en route pour se rendre à Budeiovitz.

— Dans ce cas-là, vous vous êtes trompé de chemin, mon cher, répondit le chef, ironique. Vous venez justement de Budeiovitz. Il m’est facile de vous en convaincre. Tenez, justement au-dessus de vous, vous avez la carte de la Bohême. Prenez donc la peine de regarder, mon brave. Dans le sud, un peu au-dessus de nous, c’est Protivine ; au sud de Protivine, c’est Budeiovitz. Par conséquent, vous n’allez pas vers Budeiovitz, mais vous en revenez.

Le chef de poste observa cordialement le visage candide de Chvéïk qui, tranquille et digne, se contenta de répéter :

— Je vous déclare que je vais à Budeiovitz.

Cette réponse était aussi inébranlable que celle de Galilée à ses juges : « Eppur, si muove ! — Et pourtant, elle se meut ! »

— Écoutez, mon brave, reprit le chef de poste, toujours amicalement, je vais vous expliquer, et vous conviendrez vous-même, à la fin, que votre obstination à nier ne fait qu’aggraver vos aveux.

— Vous avez bien raison, mon adjudant, on ne peut pas nier et avouer en même temps.

— Voyez-vous ! Vous finissez tout de même par me donner raison, mon brave. Et dites-moi, maintenant, sans détours, d’où vous êtes parti et le chemin que vous avez pris pour vous rendre à votre Budeiovitz ! Je souligne le mot, votre Budeiovitz, car il paraît qu’il existe sans doute une autre ville de ce nom, quelque part, au nord de Putim, laquelle, par malheur, n’est pas encore marquée sur la carte.

— Je suis parti de Tabor, répondit Chvéïk.

— Et que faisiez-vous à Tabor ?

— J’attendais le train pour Budeiovitz.

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas pris ?

— Je n’avais pas de billet.

— Et pourquoi ne vous a-t-on pas délivré gratuitement un billet, puisque vous êtes militaire ?

— Je n’avais pas de papiers sur moi.

— Voilà ! s’écria le chef, victorieux, à un de ses gendarmes. Il n’est pas si bête qu’il en a l’air, mais il commence à s’embrouiller.

Le chef reposa sa question comme s’il n’avait pas entendu la réponse de Chvéïk.

— Vous êtes donc parti de Tabor ? Bien. Où êtes-vous allé après ?

— À Budeiovitz.

L’expression cordiale du chef s’assombrit un instant. Il jeta un coup d’œil rapide sur la carte.

— Pouvez-vous nous indiquer sur la carte, le chemin que vous avez pris pour vous rendre à Budeiovitz ?

— Je ne me rappelle plus très bien tous les villages que j’ai traversés, je sais seulement que j’ai traversé déjà une fois Putim.

Le chef de poste échangea un regard inquiet avec l’un de ses hommes et poursuivit ainsi son interrogatoire :

— Vous vous trouviez donc à la gare de Tabor ? Bien. Avez-vous quelque chose sur vous ? Montrez-moi ce que vous avez dans vos poches.

On se mit en devoir de fouiller Chvéïk. Mais on ne trouva sur lui que sa pipe et quelques allumettes. Le chef l’interpella de nouveau.

— Pourriez-vous me dire comment il se fait que vous n’ayez rien sur vous ?

— Cela prouve que je n’ai besoin de rien, répondit Chvéïk tranquillement.

— Mon Dieu, soupira le chef, vous ne simplifiez guère ma tâche. Voyons, vous me disiez tout à l’heure que vous étiez déjà venu à Putim. Qu’avez-vous fait ici ?

— J’ai simplement continué ma route sur Budeiovitz.

— Ah ! voilà que vous vous embrouillez ! Vous me disiez tout à l’heure que vous êtes allé à Budeiovitz, et maintenant, une fois convaincu du contraire, vous avouez que vous en revenez.

— J’ai dû faire un joli détour.

Le chef échangea une fois encore un regard significatif avec ses hommes.

— Oui, oui, je comprends, dit-il, un joli détour ! J’ai l’impression que vous vous êtes tout simplement occupé à rôder autour de nous. Êtes-vous resté longtemps à la gare de Tabor ?

— Jusqu’au départ du dernier train pour Budeiovitz.

— Et qu’avez-vous fait pendant ce temps ?

— J’ai causé avec des soldats qui se trouvaient-là.

Avec un regard encore plus significatif adressé à ses subordonnés, le chef poursuivit :

— Et de quoi par exemple avez-vous causé avec ces soldats ? Que leur avez-vous demandé ?

— Je leur ai demandé, répondit Chvéïk, de quel régiment ils étaient et où ils se rendaient.

— Parfait. Et n’avez-vous pas demandé également de combien de soldats est composé un régiment ? ou par exemple, comment il est organisé ?

— Je n’ai pas eu besoin de le demander, car je le sais par cœur depuis longtemps.

— Tiens, tiens, vous êtes donc parfaitement instruit sur l’organisation de notre armée ?

— Mais oui, mon adjudant.

Alors le chef de poste se résolut à jouer son dernier atout. Souriant triomphalement à ses gendarmes, il demanda :

— Vous parlez le russe ?

— Non, répondit Chvéïk, en toute simplicité.

Le chef fit un signe au brigadier qui emmena aussitôt son homme dans la pièce voisine. Puis, se frottant les mains comme s’il venait d’obtenir une éclatante victoire, il déclara :

— Avez-vous entendu ? Il prétend qu’il ne parle pas le russe ! C’est un fin roublard. Il a tout avoué, sauf ce qui est le plus important. Demain, nous le ferons conduire au commandant de district à Pisek. La criminologie est fondée sur l’intelligence et sur la politesse. Qui aurait pu croire une chose pareille ? Il a tout à fait l’air d’un crétin, mais ce sont justement ceux-là qui sont les plus dangereux. En attendant, il faut le mettre aux arrêts. Je vais rédiger le procès-verbal de cette affaire.

Et ce même après-midi, le chef du poste, toujours souriant, se mit à faire son rapport où revenait à chaque deux lignes, cette phrase : « Convaincu d’espionnage ».

La situation, à mesure qu’il écrivait, lui apparaissait de plus en plus nette. Aussi, lorsqu’il termina : « Je déclare avec obéissance que l’officier russe en question a été conduit aujourd’hui même devant M. le Commandant du district de Pisek », il ne put retenir un sourire triomphal. Puis il demanda au brigadier :

— Avez-vous donné à manger à cet officier ennemi ?

— Suivant vos ordres, nous ne donnons de nourriture qu’à ceux qui nous sont amenés avant midi.

— Mais, c’est qu’il s’agit d’une importante exception, répondit vivement le chef. Cet homme doit être un officier supérieur, peut-être même un officier d’état-major. Vous pensez bien que les Russes ne se servent pas de pauvres bougres de brigadiers pour assurer leur service d’espionnage. Faites venir un bon déjeuner de chez Kotzourek. S’il n’a plus rien, demandez-lui de vous préparer un repas en vitesse. Ensuite vous nous ferez un bon thé au rhum que vous servirez ici. Mais surtout ne dites rien à personne, ne parlez à nulle âme qui vive de la prise que nous venons de faire. C’est un secret militaire.

Puis, à voix basse, il demanda :

— Et que fait maintenant notre prisonnier ?

— Il nous a demandé un peu de tabac, répondit le gendarme. Il a l’air très content et n’est pas plus gêné que s’il était chez lui. « Vous avez bien chaud, ici, me disait-il. Est-ce que votre fourneau ne fume pas ? Je me plais beaucoup chez vous. Si votre fourneau fumait, vous n’auriez qu’à ramoner les tuyaux. Mais surtout pas avant midi et jamais quand le soleil se trouve au-dessus de votre cheminée. »

— Ça, c’est de la finesse ! s’écria le chef plein d’enthousiasme. Il se conduit absolument comme si toute cette affaire ne le regardait pas ! Pourtant il sait fort bien qu’il sera zigouillé ! Ces gens-là méritent d’être respectés, même s’ils sont nos adversaires. Cet homme-là marche à la mort les yeux ouverts, crânement ! Je ne sais pas trop si nous en serions capables. Nous hésiterions peut-être. Mais lui, il s’assied commodément sur un escabeau et vous déclare avec calme : « Il fait bon chez vous. Est-ce que votre fourneau ne fume pas ? » Ça, ça peut s’appeler un caractère, brigadier ! Cet homme doit avoir des nerfs en acier ! Un sentiment de sacrifice, une volonté de fer et de l’enthousiasme ! Ah ! si en Autriche nous avions cet enthousiasme ! Mais nous avons aussi chez nous des héros ! Avez-vous lu sur la Narodni Politikà l’histoire de ce lieutenant d’artillerie qui s’était dissimulé au sommet d’un pin pour y établir un poste d’observation ? Lorsque les nôtres ont été refoulés, il n’en pouvait plus descendre sans risquer de tomber entre les mains de l’ennemi. Eh bien, savez-vous ce qu’il a-fait ? Il a tout bonnement attendu le retour de notre armée. Et savez-vous combien cela a duré ? Quatorze jours ! Pendant quatorze jours, il s’est tenu à son poste ! À la fin, il en était réduit à ronger l’écorce de son arbre pour ne pas mourir de faim. Il a bouffé presque tout le pin ! Lorsque les nôtres sont arrivés, sa joie était telle qu’il dégringola du haut de son poste et se cassa le cou. On l’a décoré après sa mort de la médaille d’argent. Ça c’est de l’héroïsme, brigadier ! ajouta-t-il avec enthousiasme. Mais voilà que nous bavardons. Allez donc lui porter son déjeuner. Puis, se ravisant, il déclara : En attendant, envoyez-le-moi.

Le brigadier ramena Chvéïk dans le bureau du chef. Celui-ci fit signe au prisonnier de s’asseoir, puis il demanda à Chvéïk :

— Avez-vous des parents ?

— Non.

Le chef de poste pensa que tout était mieux ainsi. Au moins, la mort de ce malheureux, songea-t-il, ne causera de chagrin à personne. Il regarda longuement, avec attention, la figure innocente de Chvéïk, lui frappa sur l’épaule dans un accès de cordialité, puis, se penchant vers lui, il lui demanda d’un ton paternel :

— Alors, comment vous trouvez-vous en Bohême ?

— J’aime beaucoup la Bohême, répondit Chvéïk. Sur mon chemin, je n’ai trouvé que de braves gens.

Le chef de poste hocha la tête d’un air affirmatif.

— Notre peuple est brave et bon, ajouta-t-il. Il arrive bien que nous ayons des vols ou des rixes, mais tout cela n’est pas très grave. Je suis ici depuis quinze ans et, tout compte fait, la moyenne des assassinats n’est que de trois quarts par an.

— Vous voulez parler, répliqua Chvéïk, de gens aux trois quarts assassinés ?

— Mais non, pas du tout, je veux dire que pendant les quinze ans de mon service, il ne s’est pas commis plus de onze crimes dans cette région, dont cinq avaient le vol pour motif. Les autres étaient insignifiants.

Le chef demeura muet un instant, puis il reprit son interrogatoire selon sa méthode personnelle.

— Qu’aviez-vous l’intention de faire à Budeiovitz ?

— Je voulais entrer au 91e de ligne, répondit Chvéïk.

Sur cette réponse, le chef intima à Chvéïk l’ordre de se retirer rapidement dans la pièce à côté, afin de ne pas oublier d’ajouter à son rapport au commandant de district : « Connaissant bien le russe, il cherchait à s’introduire dans le 91e régiment de ligne. »

Le chef de poste, ravi, se frotta les mains. Il était fort content du résultat de sa méthode. Il se souvenait avec mépris de son prédécesseur, le sergent-chef Burger qui, incapable d’interroger les détenus d’une façon scientifique, se contentait de les envoyer simplement au juge du district en rédigeant un rapport laconique de ce genre : « Suivant les dires du brigadier, le nommé X… a été pris en flagrant délit de vagabondage. »

Tout en considérant son rapport, le chef ouvrit d’un air satisfait son tiroir et en retira une circulaire confidentielle de la direction provinciale de Prague. Elle portait en grosses lettres l’inscription habituelle : « Rigoureusement confidentielle ». Et le chef lut encore une fois :

« Les postes et stations de gendarmerie ont le devoir de surveiller avec une attention toute particulière les gens passant par leur rayon. Les mouvements de nos troupes en Galicie orientale ont ouvert une brèche dans nos lignes par laquelle certains détachements de l’armée russe ont pu traverser les Carpathes et s’introduire à l’intérieur de l’Empire. Nos lignes ont dû être reculées à l’ouest de la monarchie. Cette situation a facilité l’infiltration des espions russes à l’intérieur de l’hinterland, notamment en Silésie et en Moravie, d’où, suivant nos informations confidentielles, un certain nombre d’espions russes ont pénétré en Bohême. Nous sommes parvenus à découvrir parmi eux la présence de Tchèques russes, qui, ayant été formés dans les écoles supérieures de guerre russes, étant, d’autre part, en possession complète de la langue tchèque, se révèlent particulièrement dangereux. Il est à redouter surtout qu’ils ne développent parmi la population tchèque une propagande subversive. La direction provinciale ordonne en conséquence d’arrêter tous les éléments suspects et de redoubler de vigilance pour surveiller particulièrement les rayons dans le voisinage desquels se trouvent des garnisons et des dépôts militaires, ainsi que des gares les desservant. Les détenus devront être soumis immédiatement à un interrogatoire très serré et conduis au chef du district. »

Le chef de poste, Flanderka, sourit une fois encore à la circulaire confidentielle et la remit dans la chemise avec les autres, dans le rayon des documents rigoureusement confidentiels et secrets.

Il y en avait d’ailleurs à profusion. Le ministère de l’intérieur, secondé par le ministère de la défense nationale auquel la gendarmerie appartenait, se chargeait d’en fabriquer chaque jour à tour de bras. À la direction provinciale, tous les ronds-de-cuir étaient chargés de ce travail. On y rédigeait :

L’ordonnance concernant le contrôle de la mentalité du peuple, les instructions pour l’observation, à l’aide des conversations recueillies, des effets exercés par les nouvelles du front sur la population.

Un questionnaire concernant l’attitude de la population devant la souscription nationale des bons de la défense et autres emprunts d’État.

Un questionnaire au sujet de l’humeur des conscrits et de ceux qui sont appelés à passer prochainement au conseil de révision.

Un questionnaire concernant l’opinion des conseillers municipaux et des intellectuels.

Une ordonnance prescrivant l’établissement immédiat de la répartition des forces entre les partis politiques représentant la population de la localité.

Une ordonnance concernant la surveillance de l’activité des leaders des organisations politiques de la localité, ayant une influence sur le peuple.

Un questionnaire concernant les journaux, revues et brochures distribués dans le rayon des postes de gendarmerie.

Instructions au sujet de la surveillance des relations de certains personnages suspects de sentiments déloyaux, avec ordre de se renseigner sur la façon dont ils expriment leurs opinions subversives.

Instructions concernant l’acquisition d’indicateurs et d’informateurs rétribués agissant dans la population.

Instructions pour le travail des indicateurs au service des postes de gendarmerie, indicateurs devant être choisis dans la population de la localité.

Chaque jour avait apporté de nouvelles instructions, ordonnances et questionnaires. Sous cette avalanche ministérielle, le chef de poste avait pris l’habitude de laisser la plupart de ces questionnaires sans réponse et de remplir les autres à l’aide de quelques phrases stéréotypées, déclarant par exemple que la loyauté de son rayon était au-dessus de tout soupçon ; qu’elle était de la catégorie Ia. Le ministère de l’intérieur autrichien avait, en effet, inventé les catégories suivantes pour la classification des sentiments de la population en face de la monarchie :

Ia, Ib, IIa, IIb, IIIa, IIIb, IIIc, IVa, IVb, IVc. La dernière catégorie, que désignait le chiffre romain IV, signifiait : a : traître, bon pour la potence ; b : à isoler ; c : à surveiller ou arrêter. Le gouvernement s’intéressait tout particulièrement à ce que les citoyens pensaient de lui.

Le chef de poste se tordait souvent les mains de désespoir en voyant augmenter chaque jour la masse de ces imprimés. Il se sentait défaillir en recevant son courrier. Et si, dans ses nuits d’insomnie, il songeait à la multiplicité des questionnaires en souffrance, il sentait la folie le gagner peu à peu. La direction provinciale, pensait-il, m’ôtera peu à peu ce qui me reste de raison, je ne pourrai même pas me réjouir de la victoire finale des armées autrichiennes, car d’ici là je serai devenu complètement gâteux.

Mais, impitoyable, la direction provinciale continuait à le bombarder de nouveaux questionnaires.

Pourquoi n’avait-il pas encore envoyé sa réponse à la circulaire n° 72.345 : 721 ALF ? Pourquoi les instructions n° 88.772 : 822 GTH restaient-elles en souffrance ? Quels étaient les résultats de ses recherches au sujet du n° 123.456 : I. 423 BIP, etc.

Mais c’était l’ordonnance concernant les mouchards recrutés parmi la population qui lui causa le plus d’ennuis. Comme il lui était impossible d’en trouver un dans son village, aux confins de la Blata (célèbre par ses révoltes paysannes), où il n’y avait que de fortes têtes, il imagina de gagner pour ce service le berger de la commune, celui qu’on appelait d’habitude : « Hé, Pekpu, saute ! », car le pauvre idiot obéissait toujours à cet ordre. C’était un malheureux enfant qui végétait misérablement avec le salaire que la commune lui allouait pour la garde de ses troupeaux.

M. Flanderka le fit appeler un jour et lui posa cette question : « Sais-tu, Pekpu, qui est le vieux Prohaska ? »

— Mée…

— Ne meugle pas. Il s’agit de choses sérieuses. Donc, sache que c’est notre empereur qu’on appelle ainsi. Sais-tu qui est notre kaiser ?

— Notre taïjer ?

— Bien, Pekpu ! Si tu entendais dire quelque part, lorsque tu vas manger chez des paysans, que notre kaiser n’est qu’un vieil imbécile ou quelque chose de ce genre, tu viendrais me le dire et je te donnerai un seckserl (4 sous). Si on te racontait également que nous sommes incapables de gagner la guerre, tu viendrais me le dire aussitôt, et tu auras encore 4 sous. Mais si, par hasard, je viens à apprendre que tu m’as caché quelque chose tu auras à faire à moi ! Je te fais arrêter et je t’envoie à Pisek. Et maintenant, hop ! Pekpu, saute !

Ayant accompli son saut rituel, Pekpu reçut son seckserl, et M. Flanderka rédigea le jour même un long rapport dans lequel il expliquait qu’il venait d’acquérir un indicateur de premier ordre.

Le lendemain, le curé vint faire au chef de poste une communication grave et confidentielle. Il avait rencontré le matin même, au bout du village, le berger de la commune qui lui adressa la parole en ces termes :

— Monseigneur, sachez que monsieur l’adjudant m’a dit hier que le kaiser n’était qu’un vieil imbécile et que nous étions incapables de gagner la guerre… Hopp !

Après avoir complété les informations du curé, Flanderka fit arrêter le berger qui fut condamné quelques semaines plus tard par la cour de Hradjine à douze ans de prison pour intelligence avec l’ennemi, complot contre la sûreté de l’État, et crime d’incitation de militaires à la désobéissance.

Pekpu saute ! se comporta devant les magistrats de la cour exactement de la même façon que devant les paysans. Il répondit à chaque question par un bêlement, et lorsqu’on lui lut la sentence, il fit un bond, ce qui lui valut une peine de plusieurs jours de cachot, aggravée de trois jours de jeûne par semaine.

Depuis cette fâcheuse affaire, M. Flanderka décida de se passer d’indicateur, il en inventa un de toutes pièces, lui donna un état-civil et augmenta de la sorte son revenu mensuel de 50 couronnes, qu’il s’empressa de porter au cabaret du « Chat Botté ». Mais à peine était-il arrivé à son dixième demi que le remords vint le tourmenter, si bien que son voisin lui-même le remarqua :

— Notre bon dieu d’adjudant paraît avoir du chagrin, dit-il.

Le chef de poste, pour échapper à ce remords, répondit à quelques questionnaires de la façon suivante : « L’humeur de la population se maintient toujours à la hauteur de Ia. »

Mais cette mesure ne lui fit pas recouvrer entièrement sa quiétude de jadis. Le cauchemar d’une inspection de contrôle vint le hanter jour et nuit. Il voyait constamment devant lui une corde qu’on lui attachait autour du cou pour le conduire à la potence au pied de laquelle le ministre de la défense nationale l’attendait pour le terrasser par cette question : « Dites donc, adjudant, où diable avez-vous foutu la réponse à la circulaire n° 178967 XYZ : 28.792 ? »

Mais, voici que le sort a tourné aujourd’hui et qu’il lui prépare une belle revanche ; il lui semble entendre sonner le salut des cors de chasse de tous les coins de la station, et retentir l’éloge rituel : « Bon coup de fusil, chasseur ! »

M. Flanderka est persuadé cette fois que le commandant du district en personne ne tardera pas à venir lui frapper amicalement sur l’épaule, en lui disant : « Je vous félicite, mon brave Flanderka ! »

Toute cette gloire, qu’il entrevoit prochaine, plonge le chef de poste dans une douce béatitude, accompagnée d’une légère fièvre. Les images jaillissent dans son cerveau : décoration, avancement, reconnaissance éclatante de ses qualités de criminologue font une ronde folle.

Tout en songeant à ses succès prochains, il appela le brigadier :

— A-t-on apporté le déjeuner au prisonnier ?

— Mon adjudant, nous lui avons apporté des saucisses aux choux. Il n’y avait plus de soupe. Le détenu a bu son thé et il m’en a redemandé une deuxième tasse.

— Qu’on la lui serve, accorda de bonne grâce le chef de poste. Puis, lorsqu’il aura bu son thé, amenez-le-moi.

— Eh bien, ça va mieux ? demanda-t-il lorsque, un instant après, le brigadier lui amena le brave soldat Chvéïk, souriant comme toujours.

— Ça va pas trop mal, mon adjudant. J’aurais aimé seulement qu’on me donne un peu plus de choucroute. Mais je sais qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Vous n’étiez pas prévenu. Les saucisses étaient bien fumées. Il paraît que c’était du cochon élevé et charcuté à la maison. Le thé au rhum était excellent.

— Est-il vrai qu’on boive beaucoup de thé en Russie ? lui demanda l’adjudant. Est-ce qu’on aime aussi le rhum, là-bas ?

— Le rhum, je crois qu’on l’aime partout, mon adjudant.

Le chef de poste se pencha vers Chvéïk et lui demanda d’un ton confidentiel :

— Paraît qu’il y a de jolies poules en Russie, hein ?

— De jolies poules, il y en a partout, mon adjudant.

— Tu es un malin, se dit Flanderka, mais avec moi ça ne prend pas.

Et, brusquement, il découvrit ses batteries :

— Quelle était votre intention en voulant pénétrer au 91e de ligne ? demanda-t-il.

— Je voulais aller au front, mon adjudant.

Le chef de poste regarda avec satisfaction le brave soldat Chvéïk.

— Eh ! eh ! c’est la meilleure façon d’aller en Russie ! songea-t-il.

C’était une idée épatante ! s’écria-t-il radieux, tout en observant attentivement le visage de Chvéïk.

— Il ne bronche pas ! remarqua-t-il étonné. Quelle magnifique éducation militaire ! Si j’étais à sa place, si on me flanquait cela en pleine figure, il me serait difficile de conserver mon sang-froid.

— Demain matin nous vous conduirons à Pisek, dit-il à mi-voix comme s’il s’agissait d’une chose sans importance. Êtes-vous déjà allé à Pisek ?

— Oui, mon adjudant, en 1910, pendant les manœuvres impériales.

Le sourire de Flanderka devint de plus en plus triomphal. Il s’apercevait, avec joie, que le succès de son système dépassait toute espérance.

— Vous avez assisté à ces manœuvres-là ?

— Mais oui, mon adjudant, comme simple troufion de l’infanterie.

Et Chvéïk fixa à nouveau son candide regard sur le chef de poste qui commençait à être grisé par sa joie débordante. Il appela le brigadier pour reconduire Chvéïk et il compléta ainsi son rapport :

« Le plan d’action de cet homme était le suivant : aussitôt engagé au 91e régiment de ligne, il avait l’intention de partir pour le front et de rejoindre ainsi son pays. Mais la vigilance des autorités autrichiennes ayant fait échouer ses projets, il lui sera impossible désormais de les mettre à exécution. De plus, il a, après un interrogatoire long et serré, avoué qu’il avait participé aux manœuvres impériales de 1910, dans la région de Pisek, en qualité de simple fantassin. Je dois ajouter que ses aveux n’ont été obtenus qu’après un long interrogatoire que j’ai conduit d’après un système qui m’est personnel. »

À ce moment, le brigadier se présenta :

— Mon adjudant, le détenu veut aller au cabinet.

— Baïonnette, au canon ! décida le chef. Attendez ! Non ! Ramenez-le moi plutôt !

— Vous voulez aller au cabinet ? demanda l’adjudant, toujours très cordial. Est-ce que vous n’avez pas au moins une arrière-pensée ?

Et il fixa un regard scrutateur sur Chvéïk.

— Je n’ai jamais de pensée en arrière, mon adjudant, répondit celui-ci.

— Bon ! bon ! Je vais tout de même vous accompagner, répondit le chef en glissant son revolver dans sa ceinture.

— C’est un bon revolver, dit-il en passant devant Chvéïk, à sept balles, et d’une précision de tir parfaite.

Mais, avant d’arriver dans la cour, il appela le brigadier :

— Mettez la baïonnette au canon ! dit-il, et montez la garde derrière le cabinet pour empêcher qu’il se sauve par la fosse.

Ce cabinet était un véritable invalide de la vieille garde ; il avait déjà servi loyalement plusieurs générations de gendarmes. Pour l’instant Chvéïk se tenait là, serrant dans sa main la ficelle qui remplaçait la serrure absente, cependant que le brigadier dardait sur son derrière un regard vigilant, afin que le prisonnier ne s’avisât pas de creuser une sape dans la fosse.

De son côté, l’adjudant regardait fixement la porte de la bicoque, tout en se demandant dans quelle jambe de Chvéïk il tirerait, si celui-ci essayait de se sauver.

Mais la porte s’ouvrit et, le plus candidement du monde, Chvéïk en sortit en souriant.

— Est-ce que je n’ai pas été trop long, je ne vous ai pas trop fait attendre ? demanda-t-il.

— Oh non, du tout ! du tout ! répondit l’adjudant, qui songeait avec admiration : Quel type, tout de même ! Il sait bien le sort qui l’attend ! Mais l’honneur avant tout ! Quel est celui d’entre nous qui tiendrait si noblement le coup ?

Flanderka s’assit dans la chambre à côté de Chvéïk sur le lit de camp du gendarme Rampa. Ce dernier aurait dû accomplir sa tournée dans les villages ; en réalité, il jouait au « chiacha » avec un cordonnier au « Canasson noir », et il déclarait de temps à autre : « On les aura ».

L’adjudant alluma sa pipe, et il permit également à Chvéïk de bourrer la sienne. Le brigadier mit du charbon dans le poêle et la station de gendarmerie de Putim devint ainsi le lieu le plus agréable du monde ; l’endroit le plus tranquille, une sorte de nid bien chaud dans la nuit tombante d’hiver, un merveilleux endroit pour bavarder amicalement.

Cependant les trois hommes gardaient le silence.

— À mon avis, dit tout à coup l’adjudant, ce n’est pas juste de pendre les espions. L’homme qui se sacrifie pour sa patrie devrait être exécuté d’une façon moins ignominieuse. Passé par les armes, par exemple. Qu’en pensez-vous brigadier ?

— Évidemment, il serait préférable de les fusiller, approuva le brigadier. Admettons par exemple qu’on nous appelle chez le chef du district et qu’on nous dise : « Allez et tâchez de savoir le nombre de mitrailleuses que les Russes ont foutu dans ce secteur. Service commandé ! » Nous, on va se déguiser et en route. Est-ce qu’il faudrait pour cela nous pendre comme de vulgaires malfaiteurs ? Nom de Dieu ! Non et non !

Le brigadier se mit dans une telle colère qu’à la fin il se mit à crier : « J’exige qu’on me zigouille et qu’on m’enterre avec les honneurs militaires ! »

— Seulement, voilà, fit remarquer Chvéïk, si on est malin, on a beau vous arrêter, on ne peut jamais rien prouver contre vous.

— Il n’y pas de malin qui tienne, répondit avec force l’adjudant, on peut fort bien faire la preuve d’une culpabilité, mais à condition, bien entendu, d’avoir une méthode à soi, une sorte de méthode scientifique. Vous en conviendrez bientôt, mon ami. Vous ne tarderez pas à vous en apercevoir, ajouta-t-il en souriant. Chez nous, il n’y a rien à faire, n’est-ce pas, brigadier ?

Le brigadier hocha affirmativement la tête et remarqua qu’il existe encore des types qui, quoique sachant que leur cause est perdue d’avance, prennent le masque d’une complète indifférence.

— Mais cela ne change rien, ajouta-t-il, à leur sort, au contraire. Plus ils font les je m’en-foutisse, et plus ils accumulent contre eux les preuves de leur culpabilité.

— Je vois que vous êtes de mon école, brigadier, déclara le chef d’un ton satisfait. Cette innocence n’est à mes yeux qu’un « corpus delicti ».

Interrompant là ses réflexions, il demanda au brigadier :

— Au fait, qu’allons-nous nous faire servir ce soir pour dîner ?

— Est-ce que nous n’irons pas au café, mon adjudant ?

Cette question soulevait un grave problème qui exigeait cependant une solution immédiate.

Et si le client, profitant de cette absence, réussissait à prendre le large ? On ne pouvait avoir dans le brigadier qu’une confiance très limitée, car il avait déjà laissé s’évader deux vagabonds. En vérité, l’histoire s’était passée ainsi : le brigadier qui en avait assez de traîner derrière lui dans la neige, jusqu’à Pisek, les deux vagabonds, les laissa partir. Et ce n’est que pour la forme qu’il tira un coup de fusil en l’air.

— Bah, on enverra la vieille chercher le dîner, trancha le chef de poste. Ça la dégourdira un peu.

Et la vieille Peizlerka fit, durant toute la soirée, la navette entre le poste de gendarmerie et le cabaret de Kotzeurek. Ses galoches tracèrent dans la neige un double sentier reliant les deux maisons.

Et lorsque la vieille Peizlerka se rendit pour la nième fois chez le bistro avec un message de M. Flanderka affirmant que celui-ci présentait à Kotzeurek ses hommages les plus empressés, en lui demandant par la même occasion une bouteille de bon touchovka, le bistro se sentit envahi par une dévorante curiosité.

— Ce que nous avons chez nous ? lui répondit Peizlerka, c’est un voyou quelconque, un suspect, quoi ! Au moment où je les ai quittés, le patron et son brigadier étaient en train d’embrasser ce type-là. L’adjudant lui caressait la tête, en lui disant : « Oh ! mon petit frère slave, mon cher petit espion ! »

Lorsque minuit sonna, le brigadier s’étira sur son lit et s’endormit en uniforme, remplissant le corps de garde de ses ronflements sonores.

En face de lui se trouvait l’adjudant qui tenait d’une main ce qui restait de touchovka au fond de la bouteille, et de l’autre Chvéïk serré contre lui tout en bégayant, pendant que des larmes abondantes coulaient le long de ses joues brunies et dans sa barbe souillée :

— Avoue, mon brave, que vous n’avez pas en Russie une si bonne touchovka ! Avoue, pour que je puisse m’en aller dormir tranquillement ! Avoue, comme un gentilhomme que tu es !

— Ben sûr qu’ils n’en ont pas de si bonne !

L’adjudant se rua sur Chvéïk.

— Chéri, mon ange, tu m’as fait grand plaisir ! Enfin, tu as avoué ! C’est ainsi qu’il faut faire. À quoi bon nier si on est coupable !

Il se leva, et en zigzaguant, tenant toujours la bouteille vide dans sa main, il se précipita dans sa chambre. Il balbutiait, ravi des résultats obtenus par ses méthodes scientifiques : si je ne m’étais pas égaré sur le mauvais chemin, tout ça pouvait tourner autrement…

Et, avant de se jeter tout habillé sur son lit, il ouvrit son bureau, en tira le rapport, et se mit à le compléter dans ce sens :

« J’ai l’honneur et le devoir d’ajouter qu’en vertu de l’article 126, la touchovka… », comme il achevait d’écrire ce mot, une goutte d’encre tomba sur la feuille, qu’il s’empressa de lécher avec sa langue, puis il retomba en arrière, avec un sourire angélique et s’endormit comme un bienheureux.

Au matin, le brigadier commença à faire un tel concert avec ses ronflements qu’il réveilla Chvéïk. Celui-ci se leva, secoua le brigadier comme un prunier et se recoucha aussitôt. Un instant plus tard, les coqs se mirent à chanter et lorsque le soleil se leva, la bonne madame Peizler franchit la porte du poste de gendarmerie. Fatiguée par les nombreuses courses qu’elle avait dû faire dans la nuit, elle avait dormi plus longtemps que de coutume. Elle trouva cependant les portes ouvertes et les trois hommes plongés dans un profond sommeil. La lampe à pétrole de la chambre de garde jetait une dernière lueur sur la table. La Peizlerka sonna l’alerte et réveilla Chvéïk et son brigadier.

Elle déclara brusquement à ce dernier :

— Vous n’avez pas honte de roupiller là, tout habillé comme des cochons ! Quant à vous, dit-elle en se tournant vers Chvéïk, vous pourriez au moins boutonner votre braguette lorsque vous êtes en présence d’une femme !

Puis elle bouscula le brigadier et lui conseilla d’aller vivement réveiller son adjudant.

— Vous êtes bien tombé, dit-elle à Chvéïk, ce sont deux poivrots. Ils avaleraient leur nez s’ils pouvaient le transformer en vodka. Ces cochons ne m’ont jamais payée depuis que je fais le ménage chez eux, et chaque fois que j’en parle à l’adjudant il me dit : « Taisez-vous, vieille sorcière, ou je vous fais coffrer. Nous savons que votre fils fait du braconnage et qu’il vole du bois à la forêt seigneuriale. » — C’est comme ça que je peine chez eux pour rien depuis quatre ans.

La vieille soupira amèrement et ajouta :

— Surtout, méfiez-vous de ce bougre d’adjudant. Il est mielleux, et ça n’en est pas moins une canaille. S’il le pouvait, il ferait coffrer tous les gens qu’il rencontre.

Cependant, éveiller l’adjudant n’était pas une tâche facile. Le brigadier eut toutes les peines du monde à le persuader qu’il faisait déjà grand jour.

Lorsque le chef de poste se fut bien étiré, frotté les yeux, il se rappela brusquement les événements de la veille.

— Il s’est sauvé ! s’écria-t-il en bondissant.

— Pour qui le prenez-vous ? Vous oubliez, que c’est un gentilhomme ! répondit son subordonné.

Le brigadier se mit à marcher de long en large dans la chambre de son supérieur. Il prit en passant devant la table une feuille de papier pour la rouler en boule, ce qui indiquait clairement qu’il était gravement préoccupé.

L’adjudant le suivit des yeux un instant, puis, il s’écria :

— Paraît, brigadier, que j’ai encore fait du pétard, quoi !

Le brigadier répondit d’une voix pleine de reproche :

— Si vous saviez ce que vous avez baragouiné ! Tout ce que vous nous avez raconté !

Il se pencha vers l’adjudant et ajouta :

— Vous lui disiez que nous, les Tchèques et les Russes, nous sommes des frères et que Nicolas Nikolaievitch entrerait à Prérov la semaine prochaine, que l’Autriche ne tiendrait pas longtemps et qu’il devait toujours nier, sans arrêt, jusqu’à la gauche, embrouiller les choses, gagner du temps jusqu’à ce que les cosaques viennent le délivrer. Vous ajoutiez encore que tout craque chez nous, que tout se passera comme au temps de la guerre des Hussites, que les paysans, fléau en main, marcheront sur Vienne, que l’Empereur n’est qu’un vieil idiot, qu’il ne tardera pas à mordre la poussière, que le kaiser Guillaume n’est qu’une sale bête, et vous lui avez promis également de lui envoyer de l’argent lorsqu’il serait en prison, afin qu’il puisse améliorer son ordinaire.

Le brigadier fit quelques pas, puis il ajouta :

— Tout cela, je l’ai bien entendu car au début je n’étais pas encore saoul, mais ensuite je ne me rappelle plus très bien ce qui s’est passé.

L’adjudant, alors, regarda sévèrement son brigadier.

— Et moi, dit-il, je me souviens fort bien de ce que vous avez débité hier. Vous avez déclaré que nous n’étions pas de taille à lutter avec la Russie et vous vous êtes mis à hurler devant la porte, comme un possédé : « Vive la Russie ! »

Le brigadier poursuivit nerveusement sa promenade dans la chambre.

— Et, en plus de cela, ajouta l’adjudant, vous vous êtes mis à vomir comme une bête, puis vous vous êtes jeté sur votre plumard et vous avez ronflé toute la nuit comme une locomotive.

Le brigadier resta un instant muet devant la fenêtre, puis tambourinant du doigt sur les carreaux, il répondit :

— Pour vous, ce qui est encore pire, mon adjudant, c’est que vous avez raconté un tas de blagues devant la vieille. Je me rappelle de ce que vous lui avez déclaré : « Sachez, lui avez-vous dit, que les empereurs et les rois ne songent qu’à leur poche, et s’ils font la guerre, c’est pour mieux les remplir. »

— Vrai ? c’est ce que j’ai dit ?

— Parfaitement, c’est ce que vous lui avez dit avant d’aller à la cour pour rendre. Vous avez même crié à la Peizlerka : « Eh, vieille pantoufle ! mets-moi le doigt dans le gosier ! »

— Bon, coupa l’adjudant d’un ton sec, mais vous aussi vous avez raconté de jolies histoires. Où diable avez-vous péché cette idiotie : que Nicolaï Vitz serait roi de Bohême ?

— Je… je ne me rappelle plus, répondit le brigadier.

— Ah ! ah ! vous ne vous rappelez plus ! Réfléchissez donc un peu ! Vous avez fait par-dessus le marché des yeux de cochon à la vieille, et, au lieu de sortir par la porte, vous êtes monté sur le fourneau.

Le chef et le brigadier demeurèrent longtemps silencieux, puis l’adjudant déclara :

— Je vous ai toujours dit que l’alcool vous serait fatal. Vous n’êtes pas assez solide pour commettre des excès de ce genre… et si le détenu nous avait plaqués ? Bon dieu, comme la tête me tourne…

— Je pense, poursuivit l’adjudant, quelques instants après, que justement le fait qu’il n’a pas cherché à se sauver prouve à quel point cet homme-là est dangereux. À l’interrogatoire, là-bas, il ne cessera de répéter qu’il avait la route libre, que nous étions ivres-morts ; et qu’il aurait pu s’échapper mille fois s’il l’avait voulu, s’il avait été réellement coupable… Heureusement, on ne prête pas trop attention aux dires de ces gens-là, et si nous affirmons tous deux, sous serment, que tout cela n’est qu’un mensonge grossier, il aura beau invoquer le bon Dieu lui-même, il ne fera qu’aggraver son cas. Évidemment, cela ne changera rien à son affaire… Mon dieu, la tête me fait mal !

Au bout de quelques minutes, l’adjudant reprit la parole :

— Brigadier, appelez la vieille.

— Mère Peizlerka, dit-il en regardant sévèrement la vieille dans les yeux, allez me chercher un crucifix sur un socle et apportez-le-moi ici.

Comme la vieille femme le regardait avec des yeux à la fois effrayés et interrogateurs, il ajouta :

— Allez, oust ! et tâchez de revenir rapidement !

L’adjudant retira deux cierges qui se trouvaient sur son bureau, et sur lesquels on voyait des traces de cire à cacheter, il les posa sur la table et lorsque Peizlerka revint avec le crucifix il lui dit d’un ton tragique en allumant les deux cierges :

— Asseyez-vous, mère Peizler !

La bonne femme s’affaissa sur le canapé et se mit à regarder stupidement l’adjudant, les cierges et le crucifix. La peur l’envahissait peu à peu et ses mains nouées sur son tablier, ainsi que ses genoux, se mirent à trembler.

L’adjudant alla droit vers elle et, s’arrêtant à un pas de la vieille femme, déclara d’un ton solennel :

— Vous avez été témoin hier soir d’un grand événement. Il est bien possible que, stupide comme vous l’êtes, vous n’ayez rien compris à ce que vous avez vu. Ce soldat, ajouta-t-il, est un indicateur ennemi, c’est un espion !

— Jésus Marie ! s’écria la vieille. Oh ! Sainte Vierge de Skopchitz !

— Silence, vieille ! Pour obtenir des aveux nous avons été obligés de lui raconter toutes sortes de boniments. Vous avez entendu toutes les balivernes que nous lui avons dites ?

— Ça, je les ai bien entendues, répondit la mère Peizlerka d’une voix blanche.

— Mais sachez, mère Peizler, que tous ces bavardages avaient un but : celui de mettre l’espion en confiance. Et nous y sommes parvenus, nous l’avons obligé à se mettre à table. Il a mordu à l’appât.

L’adjudant s’interrompit un instant pour régler la flamme du cierge, puis il continua plus gravement encore :

— Vous étiez là et vous connaissez par conséquent ce secret d’État. Car il ne s’agit de rien moins que d’un secret d’État. Vous devez garder un silence absolu sur cette affaire, même à votre lit de mort, sans quoi on vous refusera l’accès du cimetière.

— Jésus Marie, sanglota la vieille, quel malheur que le jour où j’ai mis le pied dans cette maison maudite !

— Ne gueulez pas tant ! Levez-vous plutôt et approchez-vous de ce crucifix. Mettez les deux doigts de la main droite dessus. Vous allez faire un serment. Répétez après moi.

La Peizler se traîna tout en pleurant vers la table.

— Pardonne-moi, larmoya-t-elle, sainte Vierge de Skopchitz, d’avoir mis les pieds dans cette maison…

Penchée sur le visage torturé du Christ, debout devant la flamme des cierges, tout ce cérémonial étrange apparaissait à la bonne femme comme un terrifiant mystère.

Elle leva deux doigts sur le crucifix et répéta les paroles que l’adjudant lui dictait d’un ton plein d’importance et de solennité : « Je jure devant le Dieu tout-puissant et devant vous, Monsieur l’adjudant, que je ne parlerai jamais, même à l’heure suprême de ma mort, des événements dont j’ai été témoin ici-même. Quand bien même je serais interrogée là-dessus. »

— Embrassez le crucifix, vieille, ordonna l’adjudant après que la Peizler eût juré en sanglotant.

Puis elle se signa.

— Bon. Et maintenant emportez ce crucifix où vous l’avez pris et dites, si l’on vous interroge, que nous en avons eu besoin pour un interrogatoire.

La Peizler, profondément émue, se retira sur la pointe des pieds. Dans la rue, elle se retournait à chaque pas pour regarder le poste de gendarmerie comme si elle voulait se convaincre que tout ce qui venait de se passer n’était pas du domaine du rêve, mais bien de la réalité.

L’adjudant, après son départ, se mit à recopier son rapport qu’il avait souillé la veille par cette tache d’encre que, dans son ivrognerie, il voulait enlever avec sa langue, léchant toute l’écriture comme si c’eût été de la marmelade.

Il s’aperçut, en le mettant définitivement au point, qu’un détail de cette affaire n’avait pas encore été élucidé. Il fit appeler Chvéïk et lui demanda :

— Connaissez-vous la photographie ?

— Oui, mon adjudant.

— Pourquoi ne portez-vous pas sur vous un appareil ?

— Parce que je n’en ai pas.

— Et si vous en aviez un, est-ce que vous prendriez des photos ?

— Sans doute, peut-être… si j’en avais un… répondit Chvéïk flegmatique, supportant sans sourciller le regard sévère de l’adjudant.

Le chef de poste ressentait à ce moment-là son mal de tête avec une telle violence qu’il se sentait incapable d’imaginer une nouvelle question. Aussi poursuivit-il en ces termes dans la voie où il s’était engagé :

— Et dites-moi encore… vous serait-il difficile de photographier une gare ?

— Mais pas du tout, répondit Chvéïk, puisqu’une gare ne bouge pas, qu’elle reste toujours à la même place et qu’on n’est même pas obligé de lui dire : Souriez.

Après le départ de Chvéïk, l’adjudant se hâta de compléter son rapport :

« J’ai l’honneur d’ajouter au présent questionnaire n° 2.172… que sous les questions serrées de mon interrogatoire, l’espion a reconnu qu’il connaît parfaitement la photographie et qu’il tient surtout à des prises de vues de gares. Nous n’avons trouvé aucun appareil sur lui, mais tout fait supposer qu’il le dissimule quelque part. Toutes ces conclusions ont été confirmées par l’aveu même du détenu qui prétend qu’il voudrait bien photographier une gare s’il avait un appareil sur lui. »

L’adjudant, dont la tête devenait de plus en plus lourde, s’embrouillait terriblement dans cette affaire de photographie :

« Il paraît certain, surtout après l’aveu du détenu, qu’il n’a été empêché de photographier les gares et autres lieux d’importance stratégique, que par le fait qu’il n’avait pas d’appareil sur lui. Nul doute qu’il eût réalisé son dessein si l’appareil caché par ses soins, s’était trouvé à sa portée. Par cette seule circonstance qu’il n’avait pas son appareil avec lui, s’explique le fait que nous n’avons pas trouvé sur lui de photographies… »

— Cela suffira, se dit l’adjudant.

Et il s’appliqua à dessiner une belle signature. Fort content de son œuvre il dit au brigadier :

— C’est tout à fait réussi, voyez-vous, c’est comme ça que l’on doit rédiger un bon rapport, affirma-t-il fièrement. Tout est dedans. L’interrogatoire, sans doute, n’est pas chose facile, mais l’essentiel c’est surtout de rédiger un beau rapport qui fera pâlir d’envie, là-bas, ces messieurs de la Provinciale. Maintenant, ramenez-moi notre prisonnier pour terminer notre tâche.

— Le brigadier va vous conduire à Pisek, déclara-t-il à Chvéïk, au commandant du district. Suivant nos instructions, nous devrions vous mettre les menottes. Mais comme j’ai l’impression que vous êtes un honnête homme, nous vous en dispenserons. J’espère qu’en route vous ne ferez aucune tentative pour vous évader.

L’adjudant, visiblement ému de l’expression candide de Chvéïk, ajouta :

— Et ne m’en veuillez pas. Tenez, brigadier, voici le rapport.

— Bien au plaisir, mon adjudant, salua Chvéïk, qui se sentait tout ému à l’idée de se séparer d’un homme aussi charmant. Et merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. Si j’en ai l’occasion, je vous écrirai, ou si je passe un jour par votre village, je viendrai vous dire bonjour.

Chvéïk referma doucement la porte derrière lui et s’éloigna dans la rue en compagnie du brigadier. Celui qui les aurait vus marcher ainsi côte à côte, en train de deviser amicalement, aurait cru certainement qu’il s’agissait de deux bons copains qui se rendaient ensemble à la ville et, peut-être même, à l’église.

— Je n’aurais jamais supposé que le chemin était si compliqué pour se rendre à Budeiovitz, racontait Chvéïk au brigadier. Cela me rappelle l’histoire qui est arrivée à un certain boucher, nommé Chaura, de Kobylis. Il avait échoué une nuit au monument de Paleatsky, à Prague, et il n’a fait que tourner autour jusqu’au matin, car il croyait marcher le long d’un mur interminable. Au matin, il était tellement exténué de fatigue que, désespéra, il se mit à crier : « À moi, police ! » Et lorsque les policiers sont arrivés en courant, il leur demanda simplement par où il devait passer pour se rendre à Kobylis, car, disait-il, je trotte depuis 5 heures le long de ce mur et je n’arrive jamais au bout. Là-dessus, les agents l’ont empoigné et amené au violon où ils l’ont si bien passé à tabac, qu’il en est resté estropié.

Le brigadier garda le silence. Il se contentait de penser : « Tu as beau me raconter tout ce que tu voudras avec ton Budeiovitz et ton histoire de mur, avec moi, ça ne prend pas ! »

Ils passèrent devant un lac et Chvéïk demanda avec curiosité s’il y avait beaucoup de gens qui se livraient à la pêche nocturne et si elle était interdite.

— Chez nous, répondit le brigadier, tout le monde braconne. Les braconniers ont voulu noyer dans ce lac le prédécesseur de M. Flanderka. Le garde champêtre a beau tirer dans le derrière avec de la chevrotine, cela ne les dérange guère, car ils ont le fond de leur culotte doublé d’une plaque de tôle. Le brigadier parla encore du progrès en général, des inventions nouvelles, des attrape-nigauds avec lesquels les gens se dépouillent les uns les autres, puis il développa sa théorie, suivant laquelle la guerre était une excellente chose pour le genre humain, car dans la tuerie générale, disait-il, à part quelques honnêtes hommes qui disparaîtront, cela permettra de nettoyer le monde d’un grand nombre de voyous.

— Il y a trop de monde sur la terre, déclara-t-il. Et, au fait, je pense qu’un petit verre ne pourrait que nous faire du bien. Mais ne dites à personne que je vous conduis à Pisek. Il s’agit d’un secret d’État.

Le brigadier songea aux instructions que recevaient les postes de gendarmerie concernant les éléments suspects ou subversifs que l’on devait conduire d’une ville à l’autre « en ayant soin de ne pas permettre qu’ils se mêlent au restant de la population, de les empêcher rigoureusement de causer avec qui que ce soit en cours de route. »

— Surtout, recommanda le brigadier, gardez-vous bien de dire quelle sorte de type vous êtes ! Cela ne regarde personne. Surtout ne semez pas la panique ! La panique, c’est le plus grand malheur des temps de guerre ! Vous dites un seul mot, et une heure après tout le patelin le répète ; vous comprenez ?

— Bien, je tâcherai de ne pas semer la panique, déclara Chvéïk.

Et il tint parole, car lorsque le patron du bistro commença à l’interroger, il lui répondit :

— Mon frère, que voici, m’a dit que nous serions dans une heure à Pisek.

— Ah ! je comprends, répondit le patron du bistro en s’adressant au gendarme. Votre frère est donc en permission ?

— Mais oui, il faut justement qu’il rejoigne son corps aujourd’hui, répondit le brigadier sans sourciller.

— Il a gobé la blague, fit-il observer en riant, lorsque le bistro les quitta tous deux pour aller servir d’autres clients. Surtout, répéta-t-il, pas de panique ! N’oublions pas que nous sommes en guerre !

Le brigadier péchait vraiment par excès de modestie en déclarant à l’entrée du café qu’il allait boire un verre. Lorsqu’il arriva au douzième, il affirma que le commandant du district restait toujours à table jusqu’à 3 heures de l’après-midi, et qu’il était, par conséquent, inutile d’arriver à Pisek avant ce moment-là. D’autre part, ajouta-t-il, il neige. De toute façon, Pisek ne se sauvera pas. Nous pouvons nous déclarer heureux. Nous sommes dans un local bien chauffé, alors que là-bas, dans les tranchées, ils doivent en baver avec le temps de chien qu’il fait en cette saison.

Le brigadier ajouta que cette chaleur extérieure devait être compensée par une chaleur intérieure et que la meilleure façon de l’obtenir c’était encore d’absorber certaines vieilles liqueurs. Le patron du cabaret, dans cet endroit perdu, en avait de huit sortes. Comme il s’ennuyait terriblement, il prit place à côté du brigadier et de Chvéïk et se mit à boire avec eux, cependant que dehors la tempête faisait rage en ébranlant la maison.

Le brigadier invita le patron à lui tenir tête, le verre à la main. Il lui reprochait sans cesse de se dérober, ce que Chvéïk considérait comme une injustice, car le patron qui ne pouvait même plus se tenir debout, voulait à tout prix jouer aux cartes. Il déclara avoir entendu la canonnade du côté de l’est.

Le brigadier balbutia en hoquetant :

— Surtout, pas de panique ! Nous avons reçu des instructions, des instructions secrètes…

Et il se mit à expliquer de quoi il s’agissait. Le patron ne comprit pas grand’chose à toutes ces histoires, mais il se leva pour déclarer que, de toute façon, on ne gagnerait pas la guerre avec des instructions de ce genre.

La soirée était déjà fort avancée lorsque le brigadier décida qu’ils allaient se remettre en route pour Pisek. Il neigeait si fort que Chvéïk et lui ne voyaient pas à un pas devant eux. Le brigadier ne cessait d’encourager son compagnon en lui disant : « Toujours droit devant ton nez ! »

Comme il le répétait pour la troisième fois, sa voix ne parvint plus à Chvéïk de la hauteur d’où elle aurait du sortir, mais bien d’en bas, de quelque part, dans une sorte de fossé. S’aidant de son fusil, le brigadier parvint pourtant à se relever, et il continua sa route en s’écriant : « Toboggan ! »

Chvéïk l’entendit tout à coup qui hurlait : « Je tombe ! Panique ! » Mais, pareil à une fourmi courageuse qui se relève après chaque chute et se remet en route, le brigadier se remit debout sur ses jambes. Cinq fois, il dégringola dans le fossé et, à la cinquième, lorsqu’il rejoignit Chvéïk, il balbutia d’une voix désespérée :

— Je risque fort de vous perdre.

— N’ayez pas peur, brigadier, répondit Chvéïk, attendez, je vais vous donner un tuyau. On va s’attacher. Avez-vous des menottes sur vous ?

— Un gendarme doit toujours avoir des menottes, déclara le brigadier. C’est comme qui dirait notre pain quotidien.

— Alors, on va se mettre les menottes, décida Chvéïk. Essayez mon système.

Le brigadier s’exécuta et, en homme du métier, en un clin d’œil, tous deux étaient liés comme des frères siamois.

Ils avaient beau tomber sur la route, il leur était désormais impossible de se séparer. Le brigadier entraîna Chvéïk dans toutes ses chutes, et lorsqu’il dégringolait dans le fossé, son détenu le suivait comme son ombre. Mais cette gymnastique finit par leur briser les poignets. Le brigadier déclara :

— Ça ne peut pas durer comme ça. Il faut retirer les menottes.

Mais, après de longs et laborieux efforts pour se libérer, il dut s’avouer impuissant :

— Nous sommes liés pour toujours, déclara-t-il.

— Amen ! soupira Chvéïk.

Et il continua stoïquement son douloureux chemin.

Lorsqu’ils arrivèrent à la caserne de gendarmerie, tard dans la soirée, après de multiples avatars, le brigadier, complètement abattu, confia à Chvéïk :

— C’est terrible, nous ne pouvons plus nous séparer. »

Et cela devint terrible, en effet, lorsque l’adjudant de service fit appeler le commandant, le Ritmeister Konig.

— Faites sentir votre bouche ! Telles furent les premières paroles du Ritmeister. Je comprends maintenant la situation, dit-il : rhum, kontouchovka, vieux marc, quetsch, anisette et vanille. Voyez-vous, adjudant, dit-il au sous-officier qui se tenait respectueusement à côté de lui, voilà précisément la façon dont un gendarme ne doit jamais se conduire. Une telle attitude est une infraction à la discipline d’une telle gravité qu’elle ne peut être jugée que par le conseil de guerre. Se lier avec un détenu et se soûler en cours de route ; avoir l’audace de se présenter devant son supérieur ivre-mort ! Ils devaient déambuler dans les rues comme deux cochons ! Libérez-les ! Eh bien ! qu’avez-vous à dire pour votre défense ? demanda-t-il au brigadier qui levait sa main engourdie pour le salut, d’un geste gauche.

— Mon capitaine, j’ai un rapport à vous remettre.

— Bon. Mais sachez que c’est sur vous surtout que nous ferons un rapport, répondit d’un ton sec le Ritmeister. Adjudant, mettez-moi ces deux cochons aux arrêts et dès demain matin, vous les conduirez à l’interrogatoire. Prenez le rapport de Putim, étudiez-le un peu et faites-le moi parvenir ensuite à la maison.

 

* * *

 

Depuis le début de la guerre, de lourds nuages assombrissaient l’horizon de la caserne de gendarmerie de Pisek. Une atmosphère sinistre y régnait. La foudre bureaucratique foudroyait adjudants, sergents, brigadiers et employés civils. La moindre peccadille était châtiée avec une rigueur féroce.

— Si nous voulons gagner la guerre, répétait le Ritmeister, aux postes qu’il visitait, il faut qu’à la place d’un A se trouve toujours un A, et que le point de l’I ne soit jamais absent.

Il se croyait entouré de traîtres et il était persuadé que chacun de ses subordonnés avait un crime sur la conscience.

Le ministère de la défense nationale le bombardait d’observations indiquant que les soldats du district de Pisek, suivant les informations recueillies, désertaient en bandes devant l’ennemi.

On l’avait obligé à organiser l’espionnage parmi la population de son district. Le Ritmeister savait de bonne source que la plupart des femmes avaient accompagné leur mari appelé sous les drapeaux jusqu’à la porte de la caserne, en les poussant au défaitisme. Le Ritmeister savait également que les hommes avaient fermement promis à leur compagne d’éviter de se faire tuer pour sa majesté le Kaiser.

Les nuages de la révolution avaient peu à peu assombri les couleurs impériales : noir et jaune. En Serbie et dans les Carpathes, certains bataillons étaient déjà passé avec armes et bagages à l’ennemi, suivant l’exemple des 28e et 11e de ligne. Et ce 11e régiment, précisément, était composé en majorité des fils du district de Pisek. Les gars de Vodnan avaient décoré leur boutonnière d’insignes noirs.

Les soldats de Prague, qui passaient par la gare de Pisek, avaient jeté les cadeaux qui leur avaient été offerts, à travers la figure des dames de la haute société de Pisek.

Un bataillon de marche avait été salué par quelques patriotes juifs aux cris de : « À bas les Serbes ! Vive la guerre ! » Et les soldats, pour les remercier, leur avaient flanqué une telle raclée que ces messieurs ne purent sortir de chez eux durant plusieurs semaines.

Ces symptômes alarmants avaient démontré d’une façon éclatante que les hymnes nationaux, joués et chantés solennellement dans les églises, ne pouvaient plus donner le change sur les sentiments de la population en face de la guerre. Les postes de gendarmerie, cependant, avaient continué d’envoyer à Putim leur rapport optimiste. Les réponses aux questionnaires officiels continuaient à affirmer que la mentalité de la population demeurait de la catégorie Ia ; l’enthousiasme pour la continuation des hostilités de Ia et Ib.

Cependant le Ritmeister faisait l’impossible pour stimuler ses hommes.

— Vous n’êtes pas des gendarmes, déclarait-il aux chefs de poste, tout au plus des gardes-champêtres, et il ajoutait : J’ai l’impression très nette que vous vous foutez de la guerre et des devoirs qu’on exige de vous !

Là-dessus suivaient de longues péroraisons sur les devoirs du gendarme en temps de guerre, une conférence sur la situation générale, et enfin le commandant de gendarmerie soulignait énergiquement la nécessité de prendre en main les leviers de commandement d’une façon énergique pour assurer l’ordre. Après avoir fait à ses hommes la description du gendarme parfait, qui ne songe qu’à renforcer l’autorité de la monarchie autrichienne, il reprenait ses injures, ses menaces, appliquait ses mesures disciplinaires : déplacements, etc.

Le Ritmeister, depuis qu’il a vu rappliquer le gendarme en état d’ébriété, est plus fermement convaincu que jamais que ses subordonnés, sans exception, ne sont qu’un tas de cochons et de paresseux, qui préfèrent fréquenter les bistros qu’assurer loyalement leur service. De plus, il était amené à cette déduction logique : que ses subordonnés, étant assez mal payés, devaient se faire graisser la patte pour s’adonner à la boisson, et qu’il était impossible, avec de pareilles gens, de maintenir la paix intérieure en Autriche. Le Ritmeister se mit à étudier le rapport du chef de poste de Putim sur Chvéïk. Devant lui se tenait son bras droit, l’adjudant Matheika, qui se disait que le diable ferait bien d’emporter le Ritmeister avec tous ses rapports, car on l’attendait au café du coin pour faire une partie de « Chnops ».

— Il me semble vous avoir dit, Matheika, s’écria le Ritmeister, que le plus grand idiot que la terre porte se trouve au poste de Putim. Le soldat qu’il a fait conduire chez nous, hier, n’est pas plus un espion que vous ou moi. Tout au plus un simple déserteur. Il note dans son rapport, ce sombre idiot, de telles balivernes que n’importe quel enfant, à première vue, pourrait s’apercevoir que ce chef de poste était soûl comme un Polonais lorsqu’il le rédigea.

— Amenez-moi cet homme, ordonna-t-il, après avoir parcouru avec attention le chef-d’œuvre de l’adjudant. Il ne m’a jamais été donné de contempler une aussi belle collection d’idioties que celle qui se trouve dans ce rapport. Et par-dessus le marché il me fait conduire cet individu par ce chameau de brigadier ! Si ces messieurs ne me connaissent pas encore, je leur apprendrai qui je suis ! Je leur promets de leur en faire baver !

Et le Ritmeister s’étendit longuement sur l’incompétence de ses subordonnés qui se moquent royalement des ordres qu’ils reçoivent.

— Lorsqu’ils rédigent un rapport, s’écria-t-il, ils n’y mettent que des inepties et, au lieu d’éclaircir une question, se plaisent à l’embrouiller. Pour peu que leurs supérieurs attirent leur attention sur les dangers d’espionnage, ils se mettent à arrêter les premiers hommes qui passent à leur portée. Si la guerre devait durer encore quelque temps, ajouta le commandant, notre district se transformerait par la faute de ces gens-là en une maison d’aliénés.

Il donna ordre ensuite à l’adjudant Matheika de faire expédier un télégramme à ce chef de poste, le convoquant pour le lendemain à Pisek.

— De quel régiment avez-vous déserté ? demanda-t-il à Chvéïk dès que celui-ci entra dans son bureau.

— Je n’ai pas déserté, mon commandant.

Le Ritmeister dévisagea attentivement Chvéïk et il lut une telle candeur dans ses yeux qu’il le prit pour un vagabond et lui demanda :

— Où avez-vous volé cet uniforme ?

— On m’a donné ce costume, répondit Chvéïk, avec un bon sourire d’enfant, lorsque je suis arrivé au 91e régiment de ligne, je n’ai pas plaqué mon régiment, au contraire…

Cette déclaration de foi fut lancée d’un accent si ferme que le Ritmeister, étonné, hocha la tête. Il demanda avec curiosité :

— Expliquez-moi alors comment vous avez été arrêté ?

— C’est tout simple, mon commandant, répondit Chvéïk. Je suis en route pour mon régiment, je m’efforce de parvenir à le rejoindre et je n’ai jamais eu l’intention de déserter, d’autant plus que tout le régiment attend après moi. Mais c’est la faute de M. le chef de poste de Putim. Il m’a montré sur sa carte que Budeiovitz se trouve dans le sud et il m’envoie dans le nord…

Le Ritmeister fit un mouvement de la main comme pour indiquer qu’il savait à quoi s’en tenir sur son subordonné.

— Vous êtes donc à la recherche de votre régiment ? demanda-t-il à Chvéïk, et vous ne parvenez pas à le rejoindre ?

Chvéïk le renseigna sur sa situation. Il nomma Tabor et toutes les localités qu’il avait traversées en espérant parvenir enfin à Budeiovitz.

Puis, il lui raconta avec un enthousiasme croissant, sa lutte contre la malchance qui le poursuivait, les efforts héroïques qu’il avait faits, bravant tous les obstacles, pour essayer d’arriver à son régiment, et les mauvais tours que le sort lui avait joués pour rendre vains ses efforts.

Il parlait avec une telle ardeur, que le Ritmeister vit clairement devant lui, le cercle magique qui entourait le brave soldat Chvéïk, et dont celui-ci était incapable de sortir.

— Mais c’est un véritable travail d’hercule ! dit-il, après avoir écouté jusqu’à la fin la longue histoire de Chvéïk.

— On aurait pu déjà, à Putim, mettre fin à cette affaire, remarqua Chvéïk, si pour mon malheur, je n’étais tombé sur M. l’adjudant Flanderka. Tout ce que je lui disais lui paraissait suspect. S’il m’avait fait conduire directement à Budeiovitz, on lui aurait expliqué, là-bas, que je suis véritablement le soldat Joseph Chvéïk, et non un personnage suspect. Si M. l’adjudant avait agi ainsi, j’accomplirais depuis deux jours mes devoirs militaires.

— Pourquoi n’avez-vous pas expliqué au chef de poste que vous étiez victime d’une erreur ?

— Parce que j’ai bientôt reconnu, mon commandant, que c’était inutile. Notre bon vieux bistro Rampa avait l’habitude de dire que lorsque quelqu’un veut boire à crédit, tous les raisonnements du monde n’arriveront pas à lui prouver le contraire.

Le Ritmeister ne perdit pas son temps à réfléchir. Il se dit qu’un pareil manque d’orientation venant de la part d’un homme qui, de toute apparence, était fermement décidé à rejoindre son corps ne pouvait être qu’un signe de dégénérescence totale et il se mit à dicter le rapport suivant :

« Au 91e régiment de ligne impérial et royal, à Budeiovitz.

« Nous vous remettons le soldat Joseph Chvéïk, appartenant, suivant ses affirmations, au régiment de ligne ci-dessus nommé. Cet homme, arrêté par la station de gendarmerie de Putim, district de Pisek, nous paraît suspect de désertion. Le susnommé déclare avoir voulu se rendre à son régiment. Signalement du prisonnier :

« Taille moyenne, visage normal, nez rond, yeux bleus, signe particulier néant.

« À l’annexe B 1, vous trouverez notre note de service concernant les frais de nourriture du soldat Chvéïk. Vous êtes instamment priés de nous rembourser par l’intermédiaire du ministère de la défense nationale. Nous vous prions également de bien vouloir signer la feuille remise au détenu. À l’annexe B 2, vous voudrez bien vérifier la liste des objets militaires que le détenu avait sur lui au moment de son arrestation. »

Après sa longue odyssée, Chvéïk eut l’impression de se rendre à Budeiovitz avec la rapidité de l’éclair. Son compagnon de route, un tout jeune gendarme, n’avait pas osé durant tout le trajet, quitter Chvéïk tant il avait peur que son détenu lui échappât. Pendant tout le voyage ce problème le préoccupa :

— Et si par malheur, j’étais obligé de me rendre au cabinet, comment diable ferais-je ?

Il décida, si cette éventualité se présentait, de placer Chvéïk en sentinelle devant la porte.

Lorsqu’ils descendirent du train, le gendarme entretint Chvéïk, comme par hasard, du nombre de balles qu’un gendarme doit avoir sur lui lorsqu’il escorte un détenu. Ces confidences ne troublèrent pas Chvéïk, le moins du monde ; il répondit d’un air convaincu qu’il tenait la chose pour impossible « car, ajouta-t-il, en tirant sur son détenu, le gendarme s’exposerait à tuer un passant ».

Le gendarme combattit vivement cette opinion et les deux hommes parvinrent à la caserne sans avoir pu se mettre d’accord sur ce point délicat.

Le lieutenant Lukach se tenait paisiblement dans son bureau lorsque la porte s’ouvrit et son ordonnance apparut devant lui.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis rentré, dit Chvéïk d’un air solennel, en le saluant.

L’enseigne Kotatko était présent à ce moment-là. Il raconta plus tard qu’à la vue de Chvéïk, le lieutenant Lukach fit un bond, serra sa tête entre ses mains, et s’affaissa brusquement sur son siège. Revenant à lui, il prit d’une main tremblante les papiers de Chvéïk, signa et pria l’enseigne de le laisser seul avec son ordonnance. Il déclara au gendarme que tout était en règle et il s’enferma dans son bureau.

C’est ainsi que l’anabase de Budeiovitz se termina pour Chvéïk. Mais il est hors de doute que si Chvéïk avait disposé de toute sa liberté d’action, il n’en aurait pas moins rejoint son corps en toute diligence. Si toutefois les autorités militaires s’avisaient de prétendre que c’est à elles que revient l’honneur d’avoir ramené Chvéïk dans le droit chemin de la discipline, ce serait de leur part une odieuse vantardise.

 

* * *

 

Une fois seuls, Chvéïk et le lieutenant Lukach se regardèrent fixement ; la stupeur, l’horreur et le désespoir se lisaient clairement dans les yeux du lieutenant, cependant que ceux de Chvéïk brillaient d’un regard affectueux et tendre.

Durant quelques minutes, un silence de mort régna dans le bureau.

Dans le couloir voisin on entendait un bruit de pas. C’était un aspirant zélé qui, exempt de service pour un rhume, — ce que l’on pouvait constater par sa voix nasillarde, — était en train de réciter un paragraphe de son manuel concernant la réception de la famille impériale dans une forteresse.

On l’entendit déclamer : « Dès que le haut personnage arrive à proximité du fort, les canons tirent une salve en son honneur. Le commandant de la place, à cheval, se présente au galop, salue le haut personnage et se retire… »

— Ta gueule, là-bas ! s’écria le lieutenant en ouvrant brusquement la porte. Allez à tous les diables !

L’aspirant se précipita à l’autre bout du corridor et la voix nasillarde, qui continuait à réciter la leçon, ne parvint plus dans le bureau que d’une façon assourdie : « Au moment où-le commandant salue, une nouvelle salve de canons sera tirée à la descente de voiture du haut personnage… ».

Muet, le lieutenant Lukach et Chvéïk se tenaient immobiles l’un en face de l’autre. Enfin, le lieutenant s’écria, plein d’une ironie mordante :

— Je vous souhaite la bienvenue à Budeiovitz, monsieur Chvéïk ! il est écrit dans les Saintes Écritures que celui qui doit être pendu ne se noie pas ! On s’occupait déjà de vous rechercher ; vous serez présenté dès demain au colonel. Quant à moi, je ne veux plus être embêté à cause de vous ! J’en ai marre de vous et de vos histoires ! Vous avez eu le bout de ma patience ! Je me demande même à cette heure, comment j’ai pu vivre si longtemps en compagnie d’un idiot tel que vous !

Et il se mit à marcher dans le bureau avec fureur.

— Non, mais… c’est tout simplement abominable ! Je me demande ce qui me retient de vous abattre ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant…

— Nom de dieu ! ne recommencez pas à venir me raconter vos boniments ! J’en ai assez, vous dis-je. Vous reculez les bornes de la bêtise ! J’espère, d’ailleurs, que vous n’allez pas moisir ici. La prison vous attend.

Le lieutenant Lukach se frotta les mains avec satisfaction.

— C’en est fini avec vous, mon vieux, dit-il.

Il retourna à sa table, traça quelques mots sur un formulaire, appela la sentinelle et lui ordonna de conduire Chvéïk au geôlier.

Lukach, avec une profonde joie, vit Chvéïk traverser la cour, le geôlier qui s’avançait vers lui, et qui ouvrait toute grande ensuite la porte, sur laquelle était marqué en lettres noires, le mot : Prison.

— Que Dieu soit loué ! Je ne le reverrai pas de si tôt, fit le lieutenant Lukach en poussant un soupir.

 

* * *

 

En entrant dans les ténèbres de la tour des supplices de la caserne Marie, Chvéïk fut salué par un aspirant, jovial et gras, qui s’étirait sur le bat-flanc d’une cellule. Il était le seul détenu et se mourait d’ennui. Chvéïk lui ayant demandé pourquoi il se trouvait là, l’aspirant lui répondit qu’étant légèrement pris de boisson, il avait giflé par erreur un lieutenant d’artillerie, sur la place du Marché.

— Si je considère l’affaire de plus près, dit-il, je ne l’ai même pas giflé pour de bon, je lui ai seulement poussé le képi sur le nez.

L’histoire s’était passée de la façon suivante : le lieutenant d’artillerie attendait, sans doute, une poule quelconque. Il tournait le dos à l’aspirant et celui-ci le prit par derrière, pour un de ses copains, un certain Frantz Materna.

— Je me suis gentiment faufilé derrière lui, raconta l’aspirant, pour lui donner une tape amicale, et je lui ai simplement poussé le képi en lui disant : salut, Frantz ! Et voilà que mon type se met à gueuler, à appeler la patrouille à son secours, qui m’empoigne et me met en prison.

Il est possible, avoua l’aspirant ; après avoir réfléchi pendant un instant, que je lui ai donné également quelques claques, mais, de toute façon, cela ne change rien à l’affaire, puisqu’il s’agissait d’une erreur. Il reconnaît lui-même que j’ai dit : salut, Frantz ! et son petit nom n’est pas Frantz, mais Ambroise. Tout cela est clair. Mais ce qui peut me causer le plus de tort, c’est d’avoir filé de l’hôpital, surtout si l’on découvre mon truc avec le cahier des malades.

Lorsque je suis arrivé au régiment, poursuivit-il, j’ai d’abord loué une chambre en ville, puis je me suis arrangé pour avoir un bon rhumatisme. Je me saoulai trois fois de suite et je passai la nuit hors de la ville, dans un fossé, sous une pluie torrentielle. J’avais eu soin de retirer mes bottes. Mais il n’y a rien eu à faire. Ça n’a pas pris. Je n’ai rien eu. Alors je me suis amusé à prendre des bains, en plein hiver, dans la rivière Malche. Et c’est justement le contraire de ce que j’espérais qui s’est produit : ma peau s’est durcie d’une telle façon que j’ai pu me mettre à poil et rester dans la cour de la maison où j’habitais, puis m’allonger dans la neige toute la nuit, et lorsque les locataires m’ont réveillé, le lendemain matin, j’avais les pieds aussi chauds que s’ils avaient été dans des pantoufles fourrées.

Pas la moindre angine, pas le moindre rhume. Pas même la goutte militaire, bien que j’aie rendu chaque jour visite à la maison « Port Arthur », et pourtant tous mes copains ont attrapé là toutes sortes de coups de pied de Vénus. Avouez que c’était vraiment de la déveine, cher ami, la guigne, quoi ? Enfin, je fais connaissance ici à Budeiovitz d’un réformé 100 %. Il m’a dit de venir le voir un jour à Louboké me disant que j’aurais le lendemain les pieds enflés comme des seaux. Il avait chez lui des seringues et c’est à peine si je pus revenir à la caserne. Ce cher homme n’avait pas trompé mes espérances. J’avais enfin mes rhumatismes dans les jambes.

Aussitôt je suis envoyé à l’hôpital et tout va bien. La chance me sourit encore une fois. Mon beau-frère, le docteur Measak, a été transféré un beau jour à Budeiovitz, et, grâce à lui, je suis resté à l’hôpital jusqu’à ces derniers jours. Il voulait me faire réformer : par malheur voilà que je fabrique un cahier des malades. L’idée pourtant n’était pas mal. Je me suis procuré un gros bouquin, j’ai collé dessus une étiquette avec cette inscription en grands caractères : Cahier des malades du 91e de ligne. Avec des rubriques dedans, des noms inventés, des courbes de température, diagnostics, etc., et chaque après-midi, après les visites médicales, le « cahier des malades » sous le bras je me faufilais par la grande porte pour aller en ville.

Ce sont de vieux territoriaux, qui montent la garde, de ce côté-là, il n’y avait pas de danger. Il suffisait de leur montrer le cahier et ils me laissaient sortir. Ils me rendaient même le salut. Tout allait pour le mieux. Je me rendais chez un ami qui était employé aux contributions indirectes. Là, je changeais d’habits et nous allions au café où se tenaient des réunions clandestines. Plus tard, mis en confiance, je n’ai même plus pris la peine de changer de costume ; je me suis rendu en uniforme au café et me suis baladé comme cela dans la ville. Il m’arrivait souvent de rentrer à l’aube et si, la nuit, une patrouille venait à m’interpeller, je lui montrais mon cahier et on me laissait tranquille. Mais mon imprudence m’a perdu. La catastrophe arriva sous la forme de ce malentendu au marché. Le bonheur ressemble à la porcelaine, il se brise facilement. C’est ainsi qu’Icare s’est brûlé les ailes. L’homme se croit un géant et il n’est qu’un peu de poussière, mon cher camarade. Il ne faut jamais se fier au hasard, et l’on ferait bien de se donner, matin et soir, une bonne tape sur la nuque pour se rappeler que la prévoyance est la mère de la sûreté, et que le mieux est l’ennemi du bien. Les grandes rigolades ont souvent des lendemains amers ! C’est une loi de la nature. Je m’en rends compte en songeant que j’ai définitivement loupé le conseil de révision. Jamais cette occasion ne se représentera.

L’aspirant termina sa confession par ces paroles, prononcées d’une façon solennelle :

— Ainsi Carthage a été mise à sac ! Ainsi Ninive a été démolie ! Mais qu’importe, en avant quand même et haut le cœur, mon ami ! Que ces gens-là ne se fassent pas d’illusions : ils auront beau m’envoyer au front, je ne tirerai pas sur l’ennemi. J’ai été exclu de l’école d’aspirant ! Vive le crétinisme impérial et royal ! Pensez-vous que je vais m’asseoir sur vos banquettes et préparer docilement vos examens ? Devenir enseigne, sous-lieutenant, lieutenant ! et bien merde alors ! Votre école d’officiers de réserve, je m’en fous ! Où est-ce que vous portez le fusil, sur l’épaule gauche ou droite ? Combien de galons à un capitaine ? Et leur truc de bureaucratie !

Nous n’avons pas un brin de tabac ! Et maintenant, que désirez-vous ! Un bock ? Tenez, voici la cruche d’eau, il y a la goutte à boire dedans. Si vous avez faim je vous recommande vivement ce croûton. Si vous vous ennuyez, je vous conseille d’écrire des poèmes, ainsi que je le fais moi-même. Voici le poème épique que je viens de composer :

 

Où est le geôlier ? dort-il encore, ce brave homme,

Sait-il qu’il est le pivot central de l’armée ?

Mais qu’il se lève avant que la bonne

Nouvelle arrive d’un désastre pour notre renommée.

Il ne lui restera qu’à dresser des barricades

À l’aide de nos bat-flanc pour s’opposer à l’ennemi.

Comment oses-tu camarade

Ronfler au moment du péril !

Comment oses-tu camarade

Ronfler au moment du péril !

 

— Eh bien voilà, cher ami, continua l’aspirant, qui oserait dire après cela que le respect du peuple pour notre chère monarchie fout le camp ? Un homme, du fond de sa prison, qui na même pas une cigarette, que le conseil de guerre attend, écrit de sa propre main des poèmes en l’honneur de son loyalisme. On lui retire sa liberté, et sa bouche, bien loin de faire retentir des imprécations, ne donne naissance qu’à des hymnes pleins d’enthousiasme. « Morituri te salutant, César ! » Ceux qui vont mourir te saluent. Mais le geôlier n’est qu’une fripouille ! Majesté, tu as des serviteurs dignes de toi ! Avant-hier, j’ai donné à ce polisson cinq couronnes pour qu’il m’achète des cigarettes et ce matin le bonhomme me déclare qu’il est interdit de fumer ici et que, s’il le tolérait, cela lui attirerait des ennuis. Quant aux cinq couronnes, il n’a pas l’air pressé de me les rendre. Je n’ai plus confiance en personne ! On foule ici aux pieds les droits les plus sacrés du genre humain. Il est honteux qu’on trouve des gens assez dénués de scrupules pour dépouiller un détenu ! Et le misérable, par dessus le marché, chante toute la journée.

Ayant terminé le récit de son histoire, l’aspirant demanda à Chvéïk la raison pour laquelle il avait été incarcéré.

— Ainsi, dit-il, après le récit de Chvéïk, vous avez passé plusieurs jours à la recherche de votre régiment ? « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ! » Et vous aussi, vous devez vous rendre au rapport du colonel ? Bravo, frère ! Nous allons donc nous retrouver ensemble sur le lieu de notre supplice. Notre colonel va pouvoir s’amuser. Vous n’avez pas idée de la façon dont il préside aux destinées de ce régiment. Il cavale toute la journée dans la cour de la caserne comme un chien enragé, et la langue lui sort de la bouche, comme s’il était une vulgaire charogne. Il a la manie de débiter des sentences, des discours, tandis qu’il vous éclabousse de sa bave. Je le connais bien, car j’ai déjà eu à faire avec lui une fois, au rapport.

En arrivant au régiment, je n’avais, bien entendu, que des vêtements civils : chapeau haut de forme et bottines à boutons. Comme mon tailleur ne m’avait pas encore livré mon uniforme j’ai dû courir à la section des aspirants dans cette tenue. C’est ainsi que je me suis placé dans les rangs et que je me suis mis en marche avec les copains. Le colonel se rue sur moi avec une telle violence que son cheval fait un brusque écart. « Nom de Dieu, hurla-t-il d’une telle voix que l’on devait l’entendre dans tout Budeiovitz, qu’est-ce que vous foutez ici, espèce de bourgeois. »

Je lui ai poliment répondu que j’étais aspirant candidat à l’école des officiers de réserve, et que j’étais en train de faire mon devoir. Si vous l’aviez vu ! Il m’a engueulé pendant une demi-heure, tandis que je le saluais en levant ma main à la hauteur de mon chapeau haut de forme. Là-dessus, il m’a dit qu’il allait me citer au rapport le lendemain. Puis, blême de fureur, il galope je ne sais où. Une minute après il revient à la même vitesse, il se remet à gueuler et à faire un chambard du diable en se frappant la poitrine et en ordonnant qu’on m’amène aussitôt en tôle.

— Un aspirant, hurlait-il, est quelque chose de sacré ! Vous êtes nos espoirs de gloire militaire, de futurs héros, comme par exemple cet aspirant, nommé Wohltat, qui, dès qu’il a été nommé caporal, a demandé aussitôt à être envoyé au front. Deux jours après, il faisait à lui seul 15 prisonniers. Au moment où il les ramenait dans nos lignes, un obus l’a déchiqueté. Cinq minutes après on le nommait au grade d’enseigne. Vous pouvez avoir une carrière aussi brillante que la sienne. Les décorations et l’avancement vous attendent. Votre nom peut être un jour inscrit dans le Livre d’Or du régiment.

L’aspirant cracha de dégoût :

— Vous voyez, mon cher, continua-t-il, quelles sortes d’animaux bizarres se promènent sur notre terre. Je me fous pas mal de leurs galons et de leurs avancements ! Quelle belle distinction, en effet, que la sienne lorsqu’il m’interpellait en ces termes : « Aspirant, vous n’êtes qu’un sombre idiot. » Quel vieil abruti que ce type-là. Mon cher, je tiens à vous dire que le bœuf a sur nous un énorme avantage. C’est que, lorsqu’on le traîne vers l’abattoir, on ne l’insulte pas auparavant.

L’aspirant s’étira, puis il continua :

— Il est bien évident que ça va exploser un jour, que ça ne peut plus durer longtemps. Lorsqu’on m’enverra au front, j’inscrirai sur mon wagon les deux vers suivants :

 

On engraisse la terre de notre peau

Vivent les quarante hommes et six chevaux.

 

Comme il achevait ces mots, la sentinelle apparut, apportant une demi-boule de pain et une cruche d’eau. Sans se lever de son bat-flanc, l’aspirant l’interpella en ces termes :

— Salut, notre ange gardien au cœur plein de pitié. Tu plies sous le poids du panier chargé de toutes sortes de vivres pour nous sustenter, nous rafraîchir et chasser nos peines. Je n’oublierai jamais vos bienfaits. Vous êtes dans cette sombre cellule le clair rayon du soleil qui vient nous éveiller.

— Nous verrons un peu la gueule que tu feras demain au rapport, grogna la sentinelle.

— Ne fais pas le méchant, mon gros, riposta le l’aspirant, toujours allongé sur son bat-flanc. Explique-nous plutôt la façon dont tu t’y prendrais pour ramener dix prisonniers des tranchées ennemies. Connais-tu la loi d’Archimède ? Non ? Eh bien, je vais te l’expliquer : Indique-moi un point fixe dans l’univers et je fais culbuter la terre, si tu me sers de levier. Espèce de chameau !

La sentinelle ouvrit de grands yeux étonnés, puis dédaigneusement referma la porte.

— Ici, nous devrions former entre détenus une association de secours mutuels pour l’extermination des geôliers, dit l’aspirant, tout en faisant de la boule de pain deux parts égales. D’après l’article 16 du règlement de la prison, les détenus, jusqu’au jour de la sentence, ont droit à l’ordinaire militaire, mais chez nous, c’est la loi du bon plaisir qui règle tout.

Chvéïk et l’aspirant s’assirent au bord de la banquette et se mirent à casser la croûte.

— C’est sur les geôliers, continua l’aspirant, que l’on voit le mieux les effets abrutissants de la guerre. Il est à peu près certain que notre gardien, avant de partir pour l’armée, était un jeune homme plein de beaux sentiments, tendre, affectueux, un défenseur de la veuve et de l’orphelin. Il était sans doute estimé de tous, et aujourd’hui… si je pouvais lui flanquer ma main sur la gueule ! Voilà mon ami les tristes effets de l’abrutissement du métier militaire !

Et l’aspirant se mit à chanter à pleine voix :

 

Elle ne craignait même pas le diable,

Mais un jour elle rencontra un cavalier…

 

— Mon cher ami, continua l’aspirant, après ce court intermède vocal, si nous nous plaisions à considérer tout cela du point vue de l’intérêt de notre chère monarchie, nous arriverions à cette conclusion que le cas de cet homme est exactement le même que celui de l’oncle de Poutchkine. Ce poète a écrit quelque part que le vieil ivrogne est un homme irrémédiablement perdu :

 

Qu’il soupire et se dise : Vieille corde

Quand est-ce donc que le diable t’emporte !

 

À ce moment, les clefs du geôlier cliquetèrent dans le couloir. La lampe à pétrole fut allumée.

— La lueur dans l’abîme ! s’écria l’aspirant. Enfin, la lumière pénètre dans l’armée ! Bonne nuit, cher geôlier, et saluez, de notre part vos supérieurs. Je vous souhaite de faire de beaux rêves ! lorsque vous m’aurez rendu cependant les cinq couronnes que je vous avais données pour m’acheter des cigarettes.

Dès que le geôlier fut parti :

— Enfin seul, s’exclama l’aspirant. Avant de m’endormir, j’ai pris l’habitude de faire de sérieuses études en matière de zoologie. Je m’amuse à étudier nos supérieurs. Pour avoir sur la guerre des vues originales, il est indispensable d’étudier d’une façon approfondie l’histoire naturelle ou bien l’ouvrage intitulé : « Les sources de la fortune » édition Kotchi, où à chaque page l’on peut lire : Bestiaux, volailles, cochons etc. Nous constatons en effet que ces vocables sont fort employés dans les milieux militaires un peu avancés pour désigner les nouvelles recrues. À la 11e compagnie, le caporal Althorf se sert souvent de l’expression : « Chèvres d’Engadine », le brigadier Muller préfère appeler ses hommes : Putois. Le feldwebel Sondernummer affectionne tout particulièrement les expressions de : crapaud ou cochons de Yorkshire, et il leur promet gentiment de les faire empailler.

Il donne tant de précisions sur cette besogne que l’on pourrait croire qu’il descend d’une famille de naturalistes. Tous les galonnards s’efforcent de cette façon de nous inculquer l’amour de la patrie. Dès que les bleus arrivent ces gens-là se mettent à faire un tapage de tous les diables et à danser sauvagement autour des nouvelles recrues, une danse barbare qui rappelle fort celle des cannibales, au moment où ceux-ci se préparent à écorcher une pauvre antilope, ou à rôtir un missionnaire, qu’ils se proposent de dévorer à belles dents. Bien entendu, ces injures sont réservées aux soldats tchèques, les Allemands en sont exempts. L’adjudant Sondernummer n’oublie jamais d’ajouter lorsqu’il les traite de « bandes de cochons » le « qualificatif » tchèque, afin que les Allemands sachent bien que ces insultes ne leur sont pas destinées. Les galonnés de la 11e compagnie sont si souvent en proie à une telle fureur, que l’on croirait à les voir que les yeux vont leur sortir de la tête ; ils ressemblent à des chiens gloutons qui ayant avalé précipitamment une éponge en croyant qu’il s’agissait d’une friandise, ne peuvent ni la vomir ni la faire descendre dans leur bide. Mon cher ami, il m’est arrivé d’entendre un jour, une conversation édifiante entre le caporal Althorf et le brigadier Muller au sujet de l’instruction des bleus de la territoriale. Les mots « raclée, claque », « on va les dresser » revenaient sans cesse. J’ai cru tout d’abord, avec une naïveté touchante, qu’une dispute avait surgi entre eux ou qu’ils avaient entrepris une controverse au sujet de l’unité nationale allemande en danger. Mais c’était une grossière erreur de ma part. Il s’agissait, comme je l’ai compris par la suite, de l’éducation des bleus.

— Et si un cochon de Tchéco, disait le caporal Althorf, après trente « couchez-vous ! » ne se tient pas au « fixe ! » droit comme un cierge, ne te contente pas de le gifler, donne-lui un vigoureux coup de poing dans le ventre, envoie-lui une raclée, puis ordonne-lui de faire « demi-tour » et dès qu’il t’a tourné le dos applique-lui un bon coup de pied dans le cul. Tu verras qu’il se tiendra droit, et l’enseigne Dauerling te félicitera.

— Maintenant, camarade, poursuivit l’aspirant, il faut que je vous dise quelques mots sur ce Dauerling. À la 11e compagnie, les bleus parlent de lui en tremblant, exactement comme une vieille tante, perdue au fin fond du Far-West, défaille de frayeur en songeant à un bandit de grand chemin. Dauerling a une renommée de mangeur d’homme, de la tribu des anthropophages australiens qui passent leur temps à se bouffer les uns les autres. L’histoire de son enfance est très caractéristique. Peu après sa naissance la nurse le laissa choir et le petit Conrad Dauerling est tombé sur la tête. On en voit encore les traces : la sphère de son crâne est aplatie sur un côté, exactement comme si une comète avait heurté le pôle nord. Tout le monde pensait qu’il ne survivrait pas à cette blessure et que, de toute façon, s’il en réchappait, il resterait idiot pour le restant de sa vie. Au milieu de cet affolement général seul son père, le colonel Dauerling, a gardé son sang-froid, déclarant que son fils serait toujours assez intelligent pour embrasser la carrière militaire.

Le petit Dauerling mena une lutte farouche pour apprendre le rudiment de ce qu’on lui enseignait au lycée, en s’aidant de leçons particulières, au cours desquelles un de ses professeurs perdit ses cheveux de désespoir, tandis qu’un autre achevait ses jours dans une maison d’aliénés et qu’un troisième faillit se précipiter du haut de la tour du dôme Saint-Étienne à Vienne ! Après cette lutte héroïque, Dauerling entra à l’école militaire de Haindirg. Fort heureusement, dans ces écoles-là, on ne se soucie peu des matières enseignées aux vulgaires pékins, indignes d’intéresser les officiers de profession. Une éducation quelque peu sérieuse et profonde, soulevant des problèmes philosophiques, peut avoir sur la formation d’une âme militaire des influences néfastes. N’oubliez pas, mon cher ami, que plus un officier est abruti et mieux il est capable de faire son métier.

Dauerling, élève de l’école militaire, était incapable de comprendre quoi que ce soit à quoi que ce soit. Les professeurs officiers se rendirent eux-mêmes compte que la malheureuse chute dont avait été victime leur élève, l’avait mis dans un grave état d’infériorité en face de ses condisciples.

Les réponses qu’il fit aux examens démontrèrent d’une façon catégorique qu’une telle imbécillité atteignait à une profondeur extraordinaire. Aussi ses professeurs ne l’appelaient-ils entre eux que « notre brave idiot ». Son abrutissement prit par la suite un développement si éclatant qu’il fut question, pendant quelque temps, d’expédier le jeune Dauerling à l’école supérieure de l’état-major ou-de le faire entrer dans un ministère.

Lorsque la guerre a éclaté, le nom de Conrad Dauerling était tracé en toutes lettres sur la liste des nominations des cadets officiers. C’est pour cette raison que nous l’avons vu arriver un jour au 91e de ligne.

L’aspirant poussa un soupir et continua en ces termes :

— Aux éditions du ministère de la guerre, un livre vient de paraître : « Entraînement ou Éducation », Dauerling avait potassé ce traité et il en avait assimilé surtout le passage où l’on indique que l’on peut exercer sur ses hommes une autorité salutaire par la crainte qu’on leur inspire. La puissance de la terreur que l’on exerce sur eux est en relation étroite avec les bons résultats de l’entraînement. Aussi ceux qu’il a obtenus furent-ils excellents. Plutôt que d’être obligés de subir durant toute la journée ses engueulades, les soldats se présentèrent en masse à la visite médicale. Mais ces tentatives de dérobade n’eurent aucun succès. Car, quelques jours après que les soldats avaient imaginé ce truc pour échapper à leur persécuteur, automatiquement, tout homme qui se présenta à la visite fut puni de trois jours de salle de police. Or, vous connaissez sans doute, cher ami, ces sortes d’endroits ! Durant toute la journée on vous fait faire la pelote et, la nuit, pour vous reposer de ces fatigues, vous dormez sur un bat-flanc. De cette façon on est venu à bout, dans la compagnie commandée par Dauerling, des tireurs au flanc.

Dauerling possède à fond le riche vocabulaire de la caserne. Il commence toujours ses diatribes par un sonore « bande d’andouilles ». À part cela, c’est un homme très libéral. Il donne en effet le choix à ses soldats : « Que préfères-tu, espèce de crétin, leur demande-t-il, une bonne tape sur la gueule ou trois jours de clou ? » Si le malheureux s’avise de choisir le clou, il reçoit également, en rabiot quelques claques, accompagnées de l’explication suivante : « Dégonfleur que tu es ! tu as la frousse pour ta gueule ! Que viens-tu faire alors ici et que deviendras-tu lorsque l’artillerie lourde t’arrosera ! »

Un jour que Dauerling avait crevé l’œil à un bleu et que, pour la forme, on l’avait mis pendant deux jours aux arrêts de rigueur, il s’écria : « Pourquoi fait-on tant de chinoiseries pour si peu de chose ? De toute façon cet animal est destiné à aller crever au front ! Alors ? » Et il avait raison. Le chef d’état-major Conrad Von Hoetzendorf disait exactement la même chose : « Le soldat est là pour crever ! »

La méthode favorite de Dauerling consistait surtout à rassembler de temps à autre les soldats tchèques de sa compagnie, pour leur faire une conférence sur les problèmes militaires concernant l’Autriche. Il en profitait pour développer ses vues personnelles sur les principes de l’éducation militaire, depuis la façon de boutonner une capote jusqu’au peloton d’exécution. Au début de l’hiver, avant d’être admis à l’hôpital, j’ai participé aux manœuvres de la 11e compagnie. Un jour, pendant le repos, Dauerling adressa aux soldats tchèques le discours suivant :

— Je sais fort bien que vous n’êtes qu’un tas de voyous et qu’il est nécessaire de chasser par la violence les folles idées qui vous remplissent la tête. Tout d’abord avec votre maudite langue tchèque vous ne parvenez même pas à mettre une phrase d’aplomb. Notre auguste seigneur le Kaiser est Allemand. Voulez-vous m’écouter ! Sacré Himmel laudon ! À plat ventre ! Couchez-vous !

Et lorsque nous fûmes tous couchés dans la boue, Dauerling se mit à se promener de long en large devant nous.

— Restez à plat ventre, couchés ! Je comprends qu’il ne soit pas agréable de demeurer dans la boue ; mais pour une bande de cochons comme vous… Sachez que le plat ventre existait déjà au temps des Romains. À cette époque tous les citoyens, de 17 à 60 ans, étaient à la disposition des autorités militaires, et durant les guerres on demeurait en première ligne pendant trente ans. Les officiers à ce moment-là n’avaient pas de temps à perdre avec des idiots de votre genre. Aussi ne connaissait-on qu’une langue officielle à l’armée. Croyez-vous que l’officier romain se serait donné la peine d’apprendre l’étrusque par exemple ? Je veux que vous me répondiez en allemand et non dans votre patois. Vous vous apercevez vous-même, par votre propre expérience, combien il est agréable d’être allongé dans les flaques de boue. Maintenant, imaginons que l’un d’entre vous perde patience et s’avise de se lever. Savez-vous ce que je ferais, de lui ? Eh bien je lui casserais tout simplement la gueule, car cet homme, en agissant ainsi, se rendrait coupable d’indiscipline, de refus d’obéissance, il commettrait un attentat contre ses devoirs de bon soldat, et surtout un acte irrespectueux en face des règlements, c’est vous dire qu’un tel bougre serait immédiatement mis à l’ombre.

L’aspirant se tut une minute, puis il reprit :

— Tout cela se passait sous le commandement du capitaine Adamitchka, un homme complètement amorphe. Lorsqu’il était dans son bureau il regardait fixement dans le vide devant lui, pendant des heures, comme un parfait idiot, et de temps à autre il s’écriait : « Venez, mouches, bouffez-moi ! » Dieu seul pouvait savoir à quoi il pouvait songer durant ces longs instants d’immobilité. Un jour, un soldat de la 11e compagnie se présente à son rapport pour se plaindre d’avoir été apostrophé la veille dans la rue, par l’enseigne Dauerling, de la façon suivante : « cochon de Tchèque ! »

Ce soldat avant de venir au régiment était relieur et il avait le vif sentiment de sa dignité.

« Bon, si c’est comme cela… répondit à voix basse le capitaine » Il vous a dit cela dans la rue, hier au soir ? Vous en êtes sûr ? Bien ! Nous allons voir d’abord si vous aviez la permission de sortir en ville. Rompez. »

Deux heures plus tard, le capitaine faisait appeler le relieur :

— Nous avons établi, dit-il, toujours d’une voix à peine perceptible, que vous aviez la permission de rester dehors jusqu’à 10 heures. Pour cette fois, ça va, vous ne serez pas puni. Rompez !

Et l’on disait pourtant de ce capitaine qu’il avait vaguement le sens de la justice ! C’est la raison pour laquelle on l’a rapidement expédié au front. C’est le commandant Wenzl qui l’a remplacé. Celui-là était le diable même lorsqu’il s’agissait d’embêter ses hommes. Il cloua le bec un jour à l’enseigne Dauerling lui-même ! La femme du commandant Wenzl est une Tchèque ; pour cette raison il était tenu à un certain ménagement des minorités nationales. On racontait que lorsqu’il était capitaine à la garnison de Kouthna-Hora, il avait traité dans un moment d’ivresse le garçon de son hôtel de salaud de Tchèque. Je vous ferai remarquer en passant, que le commandant ne parlait d’habitude que cette langue et qu’il avait mis ses fils dans une école tchèque. Le journal local apprit la chose et, quelques jours après, un député nationaliste quelconque avait déposé une interpellation au Parlement viennois pour protester contre l’injure adressée au garçon dhôtel, disant que tout le peuple tchèque avait été offensé en sa personne. Wenzl a eu de ce fait toute une série d’ennuis, d’autant plus que cette histoire s’était passée à l’époque de la discussion au Parlement du budget de l’armée. Cet ivrogne de capitaine avait vraiment mal choisi son moment.

Wenzl apprit par la suite qu’un aspirant, nommé Zitko, avait été l’instigateur de toute cette affaire. C’est lui qui avait suggéré au journal le fameux article, car il avait une vieille dent contre le capitaine. Leur inimitié datait du jour où l’aspirant, emporté par une vague de lyrisme, s’était mis à parler à la fin d’un bon repas, de la nature, de ses beautés, des nuages qui courent à l’horizon, des montagnes lointaines, des cabarets et des oiseaux. « Que représente, je vous le demande, s’écria l’aspirant à la fin de son poème en prose, un capitaine, un simple capitaine en face de la majestueuse nature ? Un zéro, un vulgaire zéro, ainsi qu’un aspirant ! »

Or, comme les officiers s’en étaient mis ce jour-là plein la lampe, Wenzl s’est jeté sur le malheureux philosophe et s’est mis à le frapper comme un chien. L’affaire n’en est pas restée là, et le capitaine, depuis ce jour, n’a pas laissé passer une occasion de punir son philosophe. Il était d’autant plus vexé de cette histoire que les paroles de Zitko connurent une popularité extraordinaire. Tout Kouthna-Hora les citait à tout propos. Les gens s’abordaient dans la rue en se disant : Que représente le capitaine Wenzl en face de la majestueuse nature ?

— Je vais traquer la rosse jusqu’au suicide, déclara Wenzl.

Mais Zitko lui échappa en abandonnant la carrière militaire pour s’occuper uniquement de philosophie. Depuis ce temps-là, le commandant n’a pas cessé de tempêter contre les jeunes officiers. Un lieutenant lui-même n’est pas en sûreté dans sa compagnie, à plus forte raison les enseignes et autres aspirants.

— Je vais l’écraser comme une punaise ! avait promis Wenzl, en parlant d’un jeune officier qui avait eu l’audace d’envoyer un de ses hommes au rapport pour une peccadille. Wenzl se refusait farouchement à considérer comme des crimes tout autre fait que, par exemple : s’endormir à la poudrière en étant de garde, enjamber les murs de la caserne, se laisser arrêter par une patrouille du régiment d’artillerie, bref il fallait que le délinquant commit des incartades de cet ordre, pouvant nuire à la bonne renommée du régiment, pour qu’il se mît en colère.

— Ah ! nom de dieu, s’écria-t-il une fois dans la cour de la caserne, cet imbécile s’est laissé empoigner pour la troisième fois par une patrouille de la territoriale ? eh bien jetez-le immédiatement au clou, cet imposteur, doublé d’un imbécile, qu’il fiche le camp de chez nous, qu’il aille pousser les brouettes de fumier. Et tu n’as même pas essayé de leur casser la gueule ! Ça, des soldats ? Allons donc ! De vulgaires cantonniers ! Ne pas lui donner à bouffer avant demain soir, pas de matelas, et mettez-le dans le cachot, sans couvertures, cette infecte nouille !

— Figurez-vous, maintenant, cher ami, poursuivit l’aspirant, que cet imbécile de Dauerling, le lendemain même de l’arrivée du commandant, envoya à son rapport un de ses hommes. Motif : le soldat avait omis de le saluer un dimanche après-midi, alors que l’enseigne se promenait en voiture avec une jeune fille. Ainsi qu’un sous-off le raconta plus tard, ce rapport en appelait à tous les tonnerres de dieu du jugement dernier. Dès que Wenzl eut le rapport en main, nous voyons le sergent de bataillon, qui sort de son bureau comme un fou, son registre sous le bras, et qui se met à appeler Dauerling, comme un perdu, tout le long des couloirs.

— Non, mais qu’est-ce que cela signifie ? Himmel donner wetter ! Voulez-vous me ficher la paix, lui dit le commandant, avec des boniments de ce genre ! Savez-vous, enseigne, ce que c’est qu’un rapport de bataillon ? Sachez que ce n’est pas une foire aux puces ? Comment voulez-vous que cet homme vous voie lorsque vous traversez le marché en voiture ? Croyez-vous qu’un soldat n’ait pas autre chose à faire que de scruter l’horizon pour y découvrir un petit enseigne qui se promène en voiture avec sa donzelle ? Taisez-vous ! Le rapport du bataillon c’est une affaire sérieuse ! Le soldat vous a bien dit, lui-même, qu’il ne vous avait pas vu pour l’excellente raison qu’au moment même où vous passiez il était en train de me saluer, moi, vous comprenez, moi, le commandant Wenzl, par conséquent il aurait fallu qu’il eût des yeux à son derrière pour apercevoir la voiture dans laquelle vous vous trouviez ! À l’avenir, veuillez me laisser en paix avec des histoires de ce genre !

Depuis ce jour l’enseigne Dauerling a radicalement changé, ajouta l’aspirant tout en bâillant.

— Il faudrait essayer de roupiller un peu avant le rapport du colonel, ajouta-t-il. J’ai voulu vous informer comme ça, grosso modo, de ce qui se passe chez nous. Le colonel Schroder n’a pas beaucoup d’estime pour le commandant. Ce sont des types rigolos d’ailleurs. Le capitaine Sagner, commandant l’école des aspirants, considère le colonel comme le type accompli du soldat, bien que celui-ci ait une frousse épouvantable d’aller au front. En ce qui concerne Sagner lui-même, c’est un roublard, et il déteste, tout comme son colonel, les officiers de réserve. Il dit que ce sont de sales pékins. L’école, il la considère comme une sorte de ménagerie où l’on dresse des bêtes sauvages que l’on envoie au front en leur collant quelques galons pour se faire tuer à la place des officiers de métier dont la race doit être soigneusement conservée.

D’ailleurs, ajouta encore l’aspirant, en s’enveloppant dans sa couverture, tout n’est que pourriture dans notre armée. Les masses, trop effrayées, n’ont pas encore pris connaissance d’elles-mêmes. Elles se laissent sabrer, et si quelqu’un est frappé par une balle, il tombe en s’écriant comme un imbécile : « Maman ! » Il n’y a pas de héros, mon vieux, il n’y a que des bestiaux que l’on conduit à l’abattoir, et des bouchers galonnés dans les états-majors. Mais, j’espère que toute cette passivité prendra fin un jour et alors nous en verrons des histoires.

En attendant, vive l’armée ! Et, bonsoir.

L’aspirant se tut. Il se mit à se tourner sans arrêt sous sa couverture, puis il demanda :

— Vous dormez, camarade ?

— Non, répondit Chvéïk, je réfléchis.

— À quoi, mon ami ?

— À cette grande médaille d’or qu’un menuisier de la rue Vavrova, avait obtenue, un certain Militchko. Il avait été le premier grand blessé de son régiment. Un obus lui avait enlevé une jambe et on lui en avait collé une en bois. Depuis ce jour, il s’était mis à se poser partout en héros, étant le premier grand blessé de son village. Un soir, il était venu à l’Apollo et il fut mêlé à une rixe avec des gars de la Grande Boucherie. Ceux-ci lui ont arraché sa jambe de bois et lui ont cogné la tête avec. Celui qui lui avait arraché la jambe ne s’était pas trop rendu compte de ce qu’il faisait, mais, en voyant ce qu’il tenait en main, il est tombé dans les pommes. On a remis à Militchko le lendemain, au poste de police, sa jambe de bois, mais, depuis ce jour, il a été dégoûté de la gloire, et il est allé porter sa médaille au clou. Mais cela lui a attiré toutes sortes d’ennuis, car il existe pour les invalides une espèce de tribunal d’honneur, qui l’a condamné à reprendre sa médaille, et à la perte de sa jambe de bois…

— Comment ?

— Voici. Un jour, une commission quelconque se rendit chez lui pour l’avertir qu’il n’était plus digne de porter sa jambe artificielle. À la fin de cette entrevue, ces messieurs lui ont emporté sa guibole. Ce qui n’est pas mal non plus comme rigolade, continua Chvéïk, c’est que, lorsque les parents d’un soldat tué à la guerre héritent d’une telle médaille, on leur donne un document leur indiquant que la médaille leur est confiée pour qu’ils la mettent à une place d’honneur dans leur maison. Or, dans la rue Bozetchov à Vychegrade j’ai connu un homme, qui avait perdu son fils à la guerre, il la trouvait mauvaise et se disait que ces messieurs de l’Hôtel de Ville se foutaient un peu de lui en lui donnant un ordre pareil. Il prit donc la médaille, se rendit aux w. c. et la cloua contre le mur. Un policier, qui habitait la même maison, et qui fréquentait les mêmes chiottes, dénonça le vieux, pour intelligence avec l’ennemi. Et le pauvre vieux la sentit passer.

— Cela prouve, répondit l’aspirant, que la chance et le verre sont également fragiles. On vient de publier à Vienne un bouquin intitulé : « Journal d’un aspirant ». J’ai découvert là-dedans le poème ravissant que voici :

 

Il y avait un jeune aspirant

Qui se fit tuer pour son roi.

Il a donné le brave, en expirant,

L’exemple des héros d’autrefois.

On transporte son corps sur un fourgon

Son capitaine le décore d’une médaille,

Des prières montent, l’orgue bourdonne

Autour de ce héros de la grande bataille

 

— Il me semble, dit l’aspirant, après une courte pause que cette lamentable poésie nous prouve suffisamment la décadence de l’esprit guerrier. Je vous propose donc, cher ami, de chanter avec moi, au beau milieu de cette nuit calme et obscure, le lied du canonnier Gabourek. Cela nous remontera le moral. Mais il faut bien gueuler pour que toute la caserne Marie en profite. Pour cette raison, je vous invite à vous mettre avec moi devant la porte.

Et bientôt, retentit de la prison, un tel hurlement que les vitres des fenêtres du couloir en tressaillirent.

 

Là-bas, à son canon,

Debout se tient un homme

Là-bas à son canon,

Debout se tient un homme !

Mais voici qu’une marmite éclate,

Et lui arrache les pattes !

Qu’importe ! À son canon,

Toujours debout, se tient cet homme !

Là-bas à son canon

Debout se tient un homme !

 

De la cour, des bruits de pas et de voix répondirent bientôt à ce concert.

— C’est le geôlier, remarqua l’aspirant, et le sous-lieutenant Pelikan, qui est de service aujourd’hui, l’accompagne. C’est un réserviste, un copain à moi, membre également de la « Ressource tchèque ». Dans le civil, il est comptable dans une maison d’assurances. Il me donnera des cigarettes. Mettons-nous à hurler davantage.

Et les murs de la caserne répercutèrent en échos les fameuses strophes :

 

Là-bas à son canon,

Debout se tient un homme…

 

À ce moment, la porte s’ouvrit avec fracas, et le geôlier, dont le zèle était décuplé par la présence de l’officier, cria dans la cellule :

— Eh là-bas ! Est-ce que vous vous croyez dans une ménagerie ?

— Permettez, répondit l’aspirant, il s’agit simplement d’une filiale de la chorale du « Rudolphinum » qui donne un concert au profit des pauvres prisonniers. Le premier numéro du programme, la Symphonie martiale, vient d’être exécuté.

— Voulez-vous vous taire ! répondit le sous-lieutenant Pelikan, en se donnant un air sévère. Vous devriez savoir qu’à neuf heures du soir, ce que vous avez de mieux à faire est de roupiller en paix. Votre concert a réveillé tout le quartier autour de la caserne.

— Il se livre à de pareilles cochonneries chaque soir, s’empressa d’intervenir le geôlier. Il ne se conduit pas comme un homme intelligent.

— Mon sous-lieutenant, dit l’aspirant, je voudrais rester seul un instant avec vous.

Le geôlier sortit dans le couloir, et l’aspirant s’adressa alors amicalement à l’officier.

— Passe-moi quelques cigarettes, Franto. Des bleues ? C’est tout ce que tu as de mieux ? Pour un sous-lieutenant… Enfin, merci. As-tu également quelques allumettes ?

— Du bleu ! répéta l’aspirant en faisant la moue, lorsque l’officier fut parti. Il ne faut pas être dégoûté. Sachez, mon ami, — dit-il à Chvéïk, — que même dans l’infortune nous devons conserver notre dignité. En voici une, camarade, ajouta-t-il en lui tendant une cigarette. Et n’oublions pas que demain nous attend le jugement dernier.

Mais avant de s’endormir, l’aspirant n’oublia pas de chanter encore une strophe.

 

Monts, vallées, rochers sauvages,

Ce sont-là mes meilleurs amis

Pourtant, ils ne peuvent me donner du courage

Pour supporter ta perte, ô Marie !

 

* * *

 

L’aspirant, en déclarant que le colonel Schroder n’était qu’une brute, commettait une erreur. Le colonel, en effet, n’était pas entièrement dénué d’un certain sens de la justice.

Pendant que l’aspirant critiquait avec véhémence les conditions de vie faites aux soldats de la caserne Marie, le colonel écoutait, résigné, au Casino des officiers, ce que lui racontait le lieutenant Kretchman, récemment revenu du front avec une blessure à la jambe. Il disait qu’il avait suivi du poste de l’état major auquel il était attaché, l’attaque déclenchée contre les positions serbes.

— Bon… Ils sortent des tranchées… Sur toute la ligne, longue devant nous de deux kilomètres, ils escaladent les parapets, traversent la zone des fils de fer barbelés et se jettent sur l’ennemi. Ils portent des grenades accrochées à leurs ceintures ; ils ont leur masque, leur fusil à la main, prêts à tirer. Des balles sifflent de toutes parts. Un soldat à peine sorti de la tranchée tombe. Un deuxième s’écroule sur un tas de terre. Un troisième est fauché après avoir fait quelques pas. Mais nos hommes se jettent de l’avant, tout de même, en poussant des « hourras ! » Ils s’élancent dans un nuage de poussière et de fumée. L’ennemi les mitraille de toutes parts. Il se défend dans ses tranchées, dans les entonnoirs, avec acharnement. Les mitrailleuses crépitent autour de nos hommes. Nos soldats tombent. Une escouade s’élance pour s’emparer des mitrailleuses ennemies. Elle est fauchée. Mais nos hommes s’élancent courageusement à l’assaut. Hourrah ! un officier tombe, une escouade disparaît entièrement, et les mitrailleuses ennemies recommencent à faucher nos rangs. Alors… pardonnez moi, camarade je n’en peux plus… j’ai trop bu…

Et l’officier qui avait été blessé à la jambe par la corne d’une vache se tut.

Le colonel sourit avec cordialité et se tourna vers le capitaine Spiro, qui venait de frapper brusquement sur la table, en répétant une phrase dont personne ne pouvait deviner le sens.

— Mais réfléchissez bien, messieurs, disait-il, nous avons mobilisé les uhlans, les territoriaux et chasseurs autrichiens, les chasseurs de Bosnie, l’infanterie de ligne autrichienne, l’infanterie de ligne hongroise, les chasseurs tyroliens du kaiser, l’infanterie de ligne bosniaque, les homveds magyars, les hussards magyars, les hussards territoriaux, les chasseurs à cheval, les dragons, les infirmiers et brancardiers, l’artillerie, les marins, vous comprenez ? Et la Belgique ? La première et deuxième classe forment l’armée en ligne, la troisième protège nos derrières…

Le capitaine Spiro frappa sur la table avec plus de violence encore :

— Oui, l’armée territoriale est chargée d’assurer l’ordre en temps de paix !

Un jeune officier s’efforçait pendant ce temps de persuader le colonel que son énergie militaire était inébranlable. Il déclarait à haute voix à son voisin :

— D’abord, il faudrait envoyer au front tous les tuberculeux. Le grand air leur ferait beaucoup de bien, et nous avons intérêt également à ce que les éléments malsains disparaissent de la population.

Le colonel lui sourit amicalement. Tout à coup, il s’assombrit et dit au commandant Wenzl :

— Il me semble que le lieutenant Lukach évite notre compagnie. Depuis son arrivée au régiment, il ne s’est pas encore montré parmi nous.

— Il passe ses journées à faire des poèmes, remarqua le capitaine Sagner, ironiquement. À peine était-il arrivé ici qu’il s’éprit de Mme Schreiber, la femme de l’ingénieur, dont il fit la connaissance au théâtre.

Le colonel regarda dans son verre avec mélancolie :

— Il paraît qu’il chante très bien, dit-il.

— À l’École militaire, il nous a beaucoup amusés avec ses chansons, répondit le capitaine Sagner. Le lieutenant Lukach connaît une foule d’anecdotes et c’est un véritable plaisir que de l’écouter. Je regrette qu’il ne vienne pas plus souvent parmi nous.

Le colonel hocha tristement la tête.

— Hélas ! dit-il, il n’y a plus de vraie camaraderie entre nous. Je me rappelle les beaux jours d’autrefois où chaque officier faisait de son mieux pour briller parmi nous. L’un par exemple, un certain lieutenant Dankl, s’était mis à poil un jour ; il se fixa la queue d’un hareng dans le derrière et nous joua une scène inénarrable où il tenait le rôle d’une sirène. Un autre, le lieutenant Schleiszner, savait dresser les oreilles comme un chien et imiter à merveille le hennissement des chevaux, le miaulement des chats et le bourdonnement des abeilles. Et je me souviens également d’un capitaine Skolay. Celui-là, chaque fois que nous le lui demandions, nous amenait des poules au casino. Il y avait parmi elles trois sœurs qui étaient stupides comme des oies. Un soir, il les fit monter sur une table où elles se déshabillèrent en dansant. Un autre jour, il fit apporter une baignoire pleine d’eau chaude au milieu de la salle et il nous obligea, l’un après l’autre, à nous baigner avec ces dames. C’est ainsi qu’il nous a photographiés.

Visiblement, le colonel était fort ému en évoquant ces souvenirs.

— Et les paris que nous avons engagés dans les baignoires ! continuait-il en faisant claquer la langue de plaisir. Mais aujourd’hui on ne sait vraiment plus s’amuser. Ce chanteur ne se montre même pas. Ah ! les jeunes gens d’aujourd’hui ne savent pas boire. Il est à peine minuit et nous avons déjà cinq convives complètement saouls. Dans ma jeunesse, il m’est arrivé de passer deux jours à table, et plus nous buvions, mes amis et moi, plus nous étions lucides. Fini le bon vieil esprit militaire ! Le diable seul sait où il est parti. Pas une blague ! On n’entend que des discours ennuyeux et interminables. Écoutez donc ce qu’on raconte là-bas de l’Amérique, au bout de la table.

Les convives qui entouraient le colonel, se tournèrent de ce côté-là, et ils entendirent une voix stridente qui criait :

« L’Amérique ne se mêlera pas de cette guerre. L’Angleterre est son ennemie irréductible. D’autre part, l’Amérique n’est pas préparée pour une guerre… »

Le colonel soupira et dit :

— Voilà tout ce qu’on peut obtenir des officiers de réserve. Que le diable les emporte ! Ces hommes-là faisaient hier encore des calculs dans une banque, ou bien ils servaient aux clientes des oignons, du poivre rouge ou du cirage pour les bottes, ou bien ils enseignaient à leurs élèves que la famine fait sortir le loup du bois, et aujourd’hui, ils s’aviseraient de se mettre sur le même rang que les officiers de l’active, de se donner pour des gens au courant des choses militaires, et ils prennent l’habitude de fourrer leur nez dans un tas d’histoires qui ne les regardent pas. Par-dessus le marché, si nous avons des officiers qui savent chanter, comme le lieutenant Lukach, on ne les voit jamais…

Le colonel sortit de là de fort mauvaise humeur. Et lorsqu’il se réveilla le lendemain, il était plus sombre encore. Il lut son journal, au lit comme d’habitude, et il rencontra à plusieurs reprises, dans les communiqués d’état-major, la phrase fatale : « Nos troupes ont été ramenées sur des positions préparées à l’avance. »

L’armée autrichienne connaissait des jours historiques.

C’est en emportant ces tristes impressions que le colonel Schroder se rendit à 10 heures du matin à ce fameux rapport que l’aspirant avait comparé la veille au jugement dernier.

Chvéïk et l’aspirant, alignés dans la cour de la caserne, attendaient patiemment son arrivée. L’officier de service, les secrétaires du colonel et l’adjudant-chef tenant le cahier des punitions sous le bras, étaient également à leur place.

Enfin le colonel apparut, sombre, accompagné du capitaine Sagner, commandant l’École des aspirants, qui frappait ses bottes montantes d’un mouvement nerveux de sa cravache.

Tout en écoutant le rapport, le colonel s’approcha sans dire un mot de Chvéïk et de l’aspirant, il fit quelques pas autour, d’eux, tandis que les deux hommes tournaient la tête à droite et à gauche, suivant, ainsi que l’exige le règlement militaire, le colonel des yeux. Ils exécutèrent ce mouvement avec une telle précision que la tête leur tournait lorsque le colonel se fixa enfin devant l’aspirant qui se présenta :

— Mon colonel, l’aspirant…

— Je sais, interrompit le colonel. Un élève de l’École des aspirants. Que faites-vous dans le civil ? Vous étudiez la philosophie ? Capitaine Sagner, ordonna-t-il, amenez-moi toute l’École des aspirants. Bien entendu, continua-t-il, en s’adressant de nouveau au prévenu, vous êtes un de ces philosophes dont nous sommes obligés de nettoyer la culotte ! Demi-tour ! Je m’en doutais ! Les plis de la capote en désordre ! Comme s’il venait directement du bordel ! Attendez un peu ! Je vais vous apprendre !…

L’École des aspirants pénétra à ce moment dans la cour.

— En carré ! commanda le colonel.

Et les aspirants se rangèrent autour des accusés et du colonel.

— Regardez-moi un peu cet homme-là ! hurla le colonel, en montrant l’aspirant de sa cravache. Il avait tellement soif qu’il a bu toute honte ! Il ne se rend même pas compte de l’honneur qu’on lui a fait en l’admettant dans les cadres qui doivent nous fournir des officiers pleins de cran, capables d’entraîner leurs hommes sur le champ de bataille. Mais, je vous le demande, où diable est-il capable de conduire un régiment, cet ivrogne ? D’un cabaret à l’autre. Pouvez-vous dire quelque chose pour votre défense ? Non. Regardez-le bien. C’est un homme qui fréquente les philosophes et qui n’est même pas capable de trouver un mot pour se justifier.

Le colonel souligna ces mots en hurlant d’une façon significative et, à la fin, pour mieux marquer son mépris, il cracha à deux pas de l’aspirant.

— Un philosophe classique qui, ivre mort, s’avise d’insulter ses officiers en leur tripotant familièrement le képi. C’est une véritable abomination ! Heureusement encore que cet officier appartenait à l’artillerie !

Dans ces paroles se marquait la haine que les gens du 91e de ligne nourrissaient à l’égard du régiment d’artillerie de Budeiovitz. Malheur au canonnier qui, la nuit, tombait entre les mains d’un patrouille du 91e, ou vice-versa. Cette haine se poursuivait à la façon d’une vendetta, creusant plus profondément son lit d’année en année, nourrie d’histoires traditionnelles sur des soldats qui avaient été précipités dans la Voltova par des artilleurs, ou des fantassins, et de récits de batailles que s’étaient livrés, au « Port-Arthur » ou au « Café de la Rose », les frères ennemis.

— Ce crime doit être châtié d’une façon exemplaire, s’écria le colonel. Cet homme-là sera exclu de l’École des aspirants. Nous en avons assez de ces soi-disant intellectuels ! Adjudant chef !

Le secrétaire du colonel s’avança, avec un air important, ses cahiers sous le bras et tenant dans sa main toute une série de crayons de couleur. Dans la cour régnait un silence comparable à celui d’une salle d’un tribunal au moment où les juges s’apprêtent à lire la sentence condamnant à mort un assassin.

De la même voix accusatrice, le colonel déclara :

— L’aspirant Marek sera puni de 21 jours de salle de police et, après l’expiration de sa peine, il sera attaché à la cuisine pour le nettoyage.

Se tournant vers les aspirants de l’école, il leur ordonna de se retirer.

À ce propos, le colonel fit durement observer au capitaine Sagner que ses hommes ne marchaient pas en ordre, et qu’il serait absolument nécessaire de leur apprendre à marcher droit.

— Je ne veux pas entendre leurs pas rouler comme ça, capitaine. Attendez, encore quelque chose que j’allais oublier ! Flanquez-leur cinq jours de consigne à tous, quand ils arriveront à la caserne, afin qu’ils n’oublient pas la scène à laquelle ils viennent d’assister.

Cependant, cette fripouille de Marek regardait tranquillement devant lui, sans paraître s’en faire le moins du monde. Il se réjouissait au contraire de la sentence qui venait de le frapper. Il vaut mieux mille fois, songeait-il, aller éplucher les pommes de terre ou nettoyer les casseroles que de se faire casser la gueule sur le front.

Lorsque le colonel se tourna vers le capitaine Sagner, il découvrit brusquement Chvéïk et, se plantant devant lui, le regarda attentivement.

Le visage candide de Chvéïk conservait toujours son sourire bon enfant. Il donnait l’impression d’avoir la conscience parfaitement tranquille. Ses yeux interrogeaient le colonel et paraissaient demander :

« Mais quel crime ai-je commis ? »

Le colonel, après l’avoir observé attentivement, résuma ses pensées dans cette seule question :

— C’est un idiot ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon colonel, que je suis un idiot, répondit tranquillement Chvéïk.

Le colonel le regarda un instant avec des yeux égarés. Puis il appela son secrétaire et se mit à causer avec lui à voix basse.

Les deux hommes étudièrent ensemble les pièces qui formaient le dossier de Chvéïk.

— Ah bon ! fit le colonel, il s’agit du fameux tampon du lieutenant Lukach qui s’est soi-disant égaré à Tabor. Je pense que messieurs les officiers feraient bien de s’occuper eux-mêmes de l’éducation de leur ordonnance. Si le lieutenant Lukach accepte pour le servir un imbécile, c’est tant pis pour lui. Par-dessus le marché, ce monsieur dédaigne notre société. Est-ce que vous l’avez jamais rencontré à notre mess ? Non, n’est-ce pas ? À quoi passe-t-il son temps alors ? Il devrait avoir assez de loisirs pour dresser son ordonnance !

Le colonel s’approcha de Chvéïk et, considérant un instant son visage candide, déclara :

— Espèce d’imbécile ! Vous aurez trois jours de salle de police et, dès qu’on vous aura libéré, vous reprendrez votre service auprès du lieutenant Lukach.

Quelques instants plus tard, Chvéïk se retrouva à nouveau à la prison du régiment, à côté de son ami l’aspirant.

Mais le lieutenant Lukach fit une drôle de tête lorsque le colonel le fit appeler pour lui annoncer :

— Lieutenant, vous m’avez adressé, trois jours après votre arrivée au régiment, une demande pour obtenir une ordonnance. Vous m’aviez dit que la vôtre s’était égarée à la gare de Tabor. Cet homme vient de rentrer… par conséquent…

— Mais, mon colonel ! supplia Lukach.

— J’ai décidé, continua le colonel sans pitié, que dès qu’il sera libéré cet homme sera mis à votre disposition.

Le lieutenant Lukach s’éloigna en chancelant du bureau du colonel.

Durant les trois jours qu’il passa en prison en compagnie de l’aspirant, Chvéïk s’amusa follement. Tous deux s’ingénièrent à organiser chaque soir une petite fête patriotique dans leur cellule.

Par les fenêtres grillées de la prison, on entendit retentir chaque nuit : l’hymne impérial Gotterhalte, la Ballade sur le Prince Eugène et toute une série de chansons militaires.

Lorsque le geôlier venait pour leur imposer silence, ils le saluaient par le couplet suivant :

 

Salut au geôlier

Honneur et laurier

En attendant que le diable

Vienne et le charge

Sur sa brouette.

Ah ! vraiment, ce sera chouette !

 

Puis ils dessinèrent contre le mur le portrait du geôlier attaché à une potence. Ils écrivirent dessous le texte d’une vieille chanson populaire légèrement modifié :

 

En partant pour Prague chercher du boudin

J’ai rencontré en route un méchant galopin.

Ce maudit galopin n’était autre que le geôlier.

Je me suis sauvé en courant, car il voulait me coffrer.

 

Et, pendant qu’ils se distrayaient ainsi, le lieutenant Lukach comptait avec anxiété et tristesse le peu de jours qui le séparaient encore du retour de Chvéïk.

 

CHAPITRE III. CE QU’IL ARRIVA À CHVÉÏK À KIRALYHIDA

Le 91e régiment d’infanterie fut transféré à Kiralyhida que traverse la rivière de Litha.

Trois heures avant sa libération, Chvéïk fut conduit sous bonne escorte, en compagnie de l’aspirant, vers la gare.

— On parlait déjà depuis longtemps de nous transférer en Hongrie, confia Marek à son compagnon. On va nous apprendre encore un peu à manier le fusil puis, après quelques combats d’entraînement avec les Magyars, nous partirons pleins d’enthousiasme pour les Carpathes. À Budeiovitz, on enverra à notre place un régiment hongrois et, de la sorte, on fera croiser les races. Nous connaissons déjà une théorie disant que pour combattre la dégénérescence d’une race, il n’y a pas de meilleur moyen que de violer les filles d’une autre nation. C’est ce système que les Suédois et les Espagnols ont appliqué avec succès durant la guerre de Trente ans, ainsi que les Français sous Napoléon.

Maintenant, ce sont les Magyars qui se chargeront de cette tâche dans la région de Budeiovitz, et je pense même qu’ils n’auront pas toujours besoin de recourir à la violence. Le temps adoucit peu à peu les méthodes. En fin de compte, il ne s’agit que d’une transfusion du sang. Le soldat tchèque couchera avec une fille magyar, et les poules de Tchécoslovaquie recevront chez elles les gars du Homved hongrois.

Les gens qui s’occupent d’anthropologie se demanderont dans les siècles à venir comment il se fait qu’au bord de la rivière Malcho, patelin tchèque par excellence, on découvre des types mongols.

— Il arrive des histoires curieuses avec ce mélange des races, poursuivit Chvéïk. À Prague, j’ai connu un garçon de café, un nègre du nom de Christian, dont le père avait été roi en Abyssinie. Celui-ci s’exhiba pendant quelques semaines à la foire de Prague dans un cirque. Une institutrice qui écrivait des vers dans le journal Lada, sur les bergers et sur les petites rivières des bois, en eut un béguin fou. Elle se rendit avec lui à l’hôtel et, suivant le langage des Saintes Écritures, elle commit le péché capital. Neuf mois plus tard elle fut très étonnée lorsqu’elle accoucha d’un bébé blanc. Oui, mais au bout de quatorze jours, la peau du petit bonhomme commençait à brunir terriblement, et elle devint de plus en plus noire. À six mois, le gosse était devenu un nègre comme son père, le roi d’Abyssinie.

Elle avait couru avec son bébé à une clinique spécialisée dans le traitement des maladies de la peau, afin de faire décolorer son fils. Mais là, on lui a répondu que c’était un véritable gosse noir, et qu’il n’y avait rien à faire. Elle était tellement affolée, qu’elle se précipita dans les rédactions de journaux pour y déposer des annonces demandant la recette d’un bon décolorant. Finalement, on l’a enfermée dans une maison de fous, à Katerjinek. Quant au petit nègre, il a été confié à l’Assistance publique où on a pas mal rigolé avec lui. C’est ainsi qu’il devint garçon de café plus tard, et danseur ensuite dans des boîtes de nuit. Un étudiant en médecine qui fréquentait notre café « La Coupe », disait que ces histoires de croisement ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le croire. « Avec des gens panachés, disait-il, on peut avoir des surprises, car, tout à coup, dans une génération de blancs un nègre peut apparaître. » Figurez-vous ce malheur : Vous épousez une belle poule, elle est blanche comme la neige et, un beau jour, sans crier gare, elle vous met au monde un petit nègre. Et, si par hasard, neuf mois avant, elle avait assisté à un match de boxe où combattaient des nègres, alors vous pourrez vous demander si vous n’êtes pas cocu.

— Le cas de votre nègre Christian, répondit Marek, devrait être envisagé également du point de vue de la guerre. Admettons qu’il soit cité devant le conseil de revision, il est de Prague, donc il appartient au 28e régiment d’infanterie. Vous avez certainement entendu dire que les gars du 28e avaient passé dans les lignes russes avec armes et bagages. Imaginez la tête qu’ils feraient en voyant qu’ils ont capturé un nègre du plus beau noir ! Les journaux de là-bas vont expliquer, à coup sûr, que les Autrichiens en sont arrivés à mobiliser leurs troupes coloniales, alors que vous savez comme moi que l’Autriche n’a pas de colonies.

— On nous racontait une fois, répondit Chvéïk, que l’Autriche possède une colonie quelque part dans la direction du Pôle Nord. Un pays qui s’appelle la terre François-Joseph.

— Voulez-vous vous taire, interrompit un des soldats de l’escorte, c’est très imprudent par les temps qui courent de bavarder de choses comme ça. Vous feriez mieux de ne pas appeler les choses par leur nom…

— Mais regardez donc la carte, répondit vivement l’aspirant, vous saurez qu’il existe vraiment un pays nommé, après notre auguste empereur, François-Joseph. Il paraît qu’on y produit beaucoup de glaces, qui viendront alimenter les glacières municipales de Prague. Les étrangers eux-mêmes estiment beaucoup cette industrie, car elle est très fructueuse, bien qu’elle présente en même temps quelque danger. Savez-vous pourquoi ?

Le soldat de l’escorte pour toute réponse, grommela quelques paroles incompréhensibles, et le caporal qui commandait le convoi s’approcha pour mieux écouter les explications de l’aspirant.

— Cette unique colonie autrichienne, poursuivit celui-ci, est capable de suffire aux besoins de glace de tous les pays d’Europe et, pour cette raison, elle est un facteur important de l’économie mondiale. Pourtant la colonisation se développe assez lentement, car les colons ne tiennent pas à s’aventurer dans cette région déserte, et ceux qui y vont s’exposent à mourir congelés. Néanmoins, les ministères du Commerce et des Affaires étrangères n’ont pas renoncé à l’espoir de pouvoir exploiter les immenses richesses que représentent les icebergs. De plus, ils se proposent de construire là-bas quelques hôtels modernes et d’y attirer les touristes étrangers. On s’occupe de remettre à neuf les chemins et les routes, et de poser des poteaux indicateurs. Malheureusement, les Esquimaux sabotent ce travail et rendent vain l’effort de nos autorités. Ces voyous ne veulent pas apprendre l’allemand, ajouta l’aspirant, tandis que le caporal se rapprochait encore, en dressant une oreille attentive.

C’était un engagé, garçon d’écurie dans le civil, soldat jusqu’au fond de l’âme, et dont la soupe assurée à chaque repas était le suprême idéal.

— Le ministère de l’Instruction publique fit construire une école à grands frais et sacrifices, car cinq architectes sont morts de froid…

— Pas tous, interrompit Chvéïk, car quelques-uns se sont sauvés, en se chauffant les mains à leur pipe…

— Vous oubliez de dire, brave soldat Chvéïk, objecta l’aspirant, que deux d’entre eux avaient oublié d’aspirer et que leur feu s’était éteint. Il fallut les enfouir dans la glace. Bref, on est tout de même parvenu à construire pour les Esquimaux une école faite entièrement avec des blocs de glace, mais ces gens-là se sont amusés à faire du feu autour et l’école de cette façon a été détruite, car la glace a fondu en quelques heures. Les professeurs et les représentants du gouvernement, arrivés la veille des fêtes de l’inauguration, ont été précipités dans la mer. On entendit le représentant du gouvernement qui, plongé dans l’eau jusqu’au cou, s’écriait avant de disparaître : « Que Dieu punisse l’Angleterre ! » J’espère qu’on enverra là-bas des forces militaires, ajouta l’aspirant, pour rétablir l’ordre. Il est bien évident que cette guerre présenterait d’énormes difficultés pour nous, car le pays est peuplé d’ours redoutables.

— Ah ! c’est ce qui nous manque encore ! soupira le caporal, des ours apprivoisés. Et pourtant, on a inventé depuis la guerre beaucoup de choses. Par exemple, les masques à gaz. On nous a expliqué à l’école des sous-officiers que tu n’as qu’à les mettre pour être immédiatement asphyxié.

— On veut nous faire peur, répondit Chvéïk, mais un vrai soldat n’a jamais la frousse. Même si au milieu de la bataille tu tombes dans une latrine, tu n’as qu’à t’essuyer et à te jeter de nouveau dans la lutte. Pour ce qui concerne les gaz asphyxiants, on nous fait déjà faire de l’entraînement à la caserne lorsqu’on nous donne de la barbaque faisandée. Mais voilà maintenant que les Russes ont inventé quelque chose contre nos officiers…

— Ce sont probablement des rayons électriques, s’empressa d’ajouter l’aspirant, pour compléter les informations de Chvéïk. Dès qu’ils se poseront sur les étoiles de nos officiers, ils les feront exploser aussitôt, car ces étoiles, comme vous ne l’ignorez pas, sont en celluloïd. Ah, seigneur ! quelles nouvelles catastrophes !

Bien que le caporal ne fût pas une lumière de l’esprit, il commença à se douter, alors, que Chvéïk et l’aspirant s’amusaient à le mettre en boîte, et il les quitta pour se placer à la tête du cortège.

Lorsqu’ils arrivèrent devant la gare, les habitants se rassemblèrent sur le quai, pour adresser un suprême adieu à leur régiment. La foule était considérable. Tandis que les braves soldats étaient refoulés dans les wagons à bestiaux, Chvéïk et l’aspirant prirent place dans le wagon spécial des détenus, qui était accroché à la voiture du commandant du régiment. Chvéïk, de la portière du wagon, retira son calot, et fit retentir le salut national tchèque « Na’Zdar ! » Et la foule répéta en chœur : « Na’Zdar ! »

Le caporal de l’escorte se mit à crier à Chvéïk :

— Ta gueule !

Mais il était déjà trop tard pour enrayer la manifestation.

Aux fenêtres des hôtels qui se trouvaient en face de la gare, des femmes apparurent, souriantes, agitant leurs mouchoirs.

Aux « Na’Zdar » anti-autrichiens des Tchèques, les cris de « Heil ! » (Vive la guerre !) se joignirent. Un patriote qui voulut réagir, en poussant le cri de : « À bas les Serbes ! », fut violemment pris à partie.

L’orchestre de « l’Association des Tireurs », qui était un peu ahuri par cette manifestation anti-autrichienne, se préparait à jouer l’hymne impérial, ce qui pouvait amener de graves désordres.

Heureusement, le révérend père Latsina, aumônier principal de la 7e division de cavalerie, se chargea de rétablir l’ordre.

Le révérend père Latsina, gros mangeur et grand buveur, comme la plupart de ses confrères, assistait à la fête d’adieu organisée par les officiers du 91e de ligne. Il y mangea et but autant que dix convives, et, à la fin du repas, se rendit à la cuisine pour demander s’il y avait du rabiot. Il nettoya les casseroles, acheva de dévorer ce qui restait de poulet, et finit par découvrir une bouteille de rhum, qu’il écoula jusqu’à la dernière goutte. À la 7e division de cavalerie, on savait à quoi s’en tenir sur le compte de ce saint homme.

Donc, comme le chef d’orchestre se disposait à jouer l’hymne national, il accourut, lui arracha la baguette des mains, et s’écria : « Halte-là, ne faites rien sans me consulter ! »

Après ces paroles énergiques, il se précipita sur le quai.

— Où allez-vous ? demanda-t-il au caporal qui dirigeait l’escorte.

Comme celui-ci, tremblant, n’osait répondre, Chvéïk prit la parole à sa place.

— On nous conduit à Kiralyhida. Si vous voulez, vous pouvez monter avec nous.

— C’est ce que je vais faire, déclara l’aumônier. Allez, ouste, en avant !

Aussitôt installé dans le wagon des détenus, l’aumônier s’allongea sur la banquette. Le brave soldat Chvéïk ôta sa capote et la glissa sous la tête du révérend père.

Le père Latsina déclara alors :

— Le ragoût aux champignons, messieurs, est excellent, et plus il y a de champignons, meilleur il est. Mais encore faut-il savoir préparer ce plat. Vous prenez quelques oignons, vous y ajoutez des feuilles de laurier, puis des oignons…

— Mais vous en avez déjà mis, observa l’aspirant, à la grande indignation du caporal, qui ne comprenait guère que l’on se permît de faire des objections de ce genre à un supérieur, même s’il se trouvait dans un état d’ébriété manifeste.

— Mais parfaitement, remarqua Chvéïk, monsieur l’aumônier principal a raison. Plus on met d’oignons et meilleur devient le ragoût. Il y avait, à Pakomerjitz, un brasseur qui mettait des oignons partout, même dans sa bière, car il disait…

Cependant, l’aumônier continuait à rêver tout haut sur sa banquette :

— Tout dépend des épices qu’on y met, et dans quelles proportions. Pas beaucoup de poivre, et pas trop de paprica…

Sa langue devenait pâteuse. Les paroles sortaient difficilement de sa bouche :

— … Pas… trop… de… piments… pas trop de citron… pas trop…

Il ne put achever sa phrase et s’endormit profondément, cependant que les soldats de l’escorte se mettaient à rigoler.

— Il ne s’en remettra pas de sitôt, déclara Chvéïk en hochant la tête. Il est complètement saoul.

Le caporal lui fit signe de se taire, mais il n’en continua pas moins :

— Il est mûr, le vieux frère. Ces aumôniers ont l’habitude de s’en mettre plein la lampe chaque fois qu’une occasion se présente. J’ai été en service chez l’aumônier Katz, qui buvait tout ce qu’il gagnait. Il aurait même bu son nez, s’il avait été potable. Ce que nous avons sous les yeux n’est rien en comparaison de ce que j’ai vu chez celui-là. Nous avons bazardé, pourboire, l’ostensoir et le calice, et nous aurions bu le bon Dieu lui-même, si quelqu’un avait pu nous avancer sur sa peau un bon litre de rouge.

Chvéïk s’approcha de l’aumônier, l’empoigna, le tourna de l’autre côté, puis d’un ton solennel déclara :

— Il va ronfler jusqu’à Kiralyhida.

Puis il reprit sa place, tandis que le caporal le suivait d’un regard furieux.

— Faudrait peut-être avertir les autorités militaires… hasarda-t-il d’un ton incertain.

— Pensez donc, répondit l’aspirant, vous êtes le chef, ici, vous n’avez pas le droit de nous quitter. Et même, suivant les règlements, vous n’avez pas le droit d’envoyer un homme de votre escorte pour prévenir vos supérieurs, avant que vous en ayez un autre pour le remplacer. Il est formellement interdit par les règlements de laisser entrer qui que ce soit dans le compartiment des détenus, à part bien entendu les prisonniers et les hommes chargés de les surveiller. D’autre part, faire disparaître l’aumônier en le précipitant par la portière, serait une solution simpliste, parce qu’il y a trop de témoins qui l’ont vu monter dans ce wagon où il n’avait rien à faire. Ceci est grave, caporal, pour vos galons !

Le caporal se défendit comme un beau diable, en disant qu’il n’était pour rien dans toute cette affaire, qu’il n’avait nullement invité l’aumônier à monter dans le wagon, et que de plus, celui-ci étant son supérieur, il ne pouvait l’empêcher d’agir comme bon lui semblait.

— Ici, c’est vous qui commandez, déclara d’un ton péremptoire l’aspirant.

Chvéïk approuva ces paroles de cette façon :

— Même si Sa Majesté l’Empereur voulait se joindre à notre détachement, vous n’auriez pas le droit de le lui permettre. C’est comme si vous êtes en sentinelle, et que l’officier de service vienne vous voir pour vous demander d’aller lui chercher des cigarettes et que vous quittiez votre poste, c’est Biribi qui vous attend.

Le caporal, effrayé, fit remarquer que c’était Chvéïk, le premier, qui avait conseillé à l’aumônier de venir avec eux.

— Je peux bien me permettre cela, repartit Chvéïk, car je suis un imbécile notoire. Mais vous, caporal…

— Vous êtes déjà depuis longtemps au régiment ? lui demanda l’aspirant.

— Ça fait trois ans. Je dois être nommé sergent prochainement.

— Vous pouvez en faire votre deuil, fit remarquer l’aspirant avec cynisme. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je crois que vous êtes dans de sales draps, et ça ne m’étonnerait pas le moins du monde que l’on vous cassât de votre grade.

— Ne vous en faites pas, continua Chvéïk. Que vous soyez tué à l’ennemi comme gradé ou comme simple soldat, ça n’a pas une grande importance. Il est vrai, ajouta-t-il, que l’on envoie de préférence aux endroits dangereux ceux qui ont été cassés de leur grade.

L’aumônier, à ce moment, s’étira sur la banquette.

— Il ronfle, déclara Chvéïk, il doit faire de beaux rêves. Seulement j’ai peur qu’il se mette à dégueuler. Mon ancien aumônier, quand il était noir, n’avait plus conscience de rien. Une fois…

Et Chvéïk se mit à raconter les exploits de son aumônier d’une façon si détaillée que personne ne s’aperçut que le train se mettait en route. Les hurlements de la population, qui continuaient à s’élever du quai, parvenaient dans une lointaine rumeur.

Les gars de l’Oémesie, composés exclusivement d’Allemands, lancèrent leur cri de guerre :

Wann ich kumm, wann ich kumm, Wann ich wieda, wieda kumm…

(Lorsque je viens, lorsque je viens. Lorsque je vous reviens, reviens…)

Et des autres wagons, un chant nostalgique s’éleva qui clamait ses adieux à Budeiovitz :

 

Et toi, mon trésor,

Tu restes bel et bien là,

Hollario, hollario, hola !

 

— Ce qui m’étonne, dit l’aspirant au caporal, c’est que nous n’ayons pas encore vu d’officiers de service. Suivant les règlements, vous auriez dû vous présenter au chef du convoi plutôt que de vous compromettre avec un aumônier ivre-mort.

Le malheureux caporal garda farouchement le silence et se mit à contempler les poteaux télégraphiques qui défilaient de chaque côté de la portière.

— Lorsque je songe, continua l’aspirant implacable, que nous n’avons donné de rapport à personne, à la gare, et qu’à la prochaine station le commandant du train viendra vous demander des comptes, je sens un frisson me glisser dans le dos. Nous sommes là comme…

— Comme des vagabonds, répliqua Chvéïk. Il me semble que nous fuyons devant le courroux de Dieu, comme si nous avions peur d’un châtiment terrible.

— D’autre part, reprit l’aspirant, il aurait fallu tenir compte également des instructions de l’ordonnance du 21 novembre 1879 concernant le transport des détenus : 1° le wagon des détenus doit être muni de grilles. Pour cela nous sommes en règle ; 20 suivant l’ordonnance complémentaire du 21 novembre 1879, un cabinet doit être à la disposition des détenus dans les wagons grillés. Au cas où le wagon ne serait pas pourvu d’un cabinet, l’autorité militaire est chargée de mettre à la disposition des détenus et des hommes chargés de les surveiller, un seau avec un couvercle, pour leurs grands et petits besoins. Or, chez nous, par exemple, cet ustensile fait absolument défaut. On nous a tout simplement flanqués dans un compartiment isolé du monde extérieur.

— Vous n’avez qu’à vous mettre à la portière, répondit d’un ton désespéré le caporal.

— Je vous ferai remarquer, mon caporal, dit Chvéïk, qu’il est rigoureusement interdit aux détenus de se montrer aux portières.

— Troisièmement, continua impitoyablement l’aspirant, nous devrions avoir à notre disposition une carafe d’eau fraîche. Où est-elle ? Voilà encore une preuve, caporal, de votre négligence. Pourriez-vous nous dire également quand et où la soupe nous sera servie ? Vous n’en savez rien ? Naturellement ! Je m’en doutais ! Vous vous fichez de tout !

— Voyez-vous, caporal, remarqua Chvéïk, ce n’est pas toujours drôle d’assurer la garde des prisonniers. Vous devez nous surveiller avec autant de soins que la prunelle de vos yeux, car nous ne sommes pas de simples soldats comme vous, mais bien des détenus. Vous êtes obligé de mettre à notre disposition tout ce qui nous est nécessaire, car tout cela est réglé d’avance par les instructions que l’on vous donne et qu’il faut rigoureusement respecter. Sans cela, que deviendrait l’ordre ? « Un homme en prison est quelque chose d’aussi sacré qu’un bébé au maillot », disait toujours un chemineau de ma connaissance. Je vous prierai également de me prévenir lorsqu’il sera onze heures…

Le caporal regarda Chvéïk avec des yeux étonnés.

— Vous semblez vous demander pourquoi, mon caporal, c’est parce que, lorsque onze heures sonneront, je n’appartiendrai plus à ce wagon de détenus et je devrai rejoindre un compartiment à bestiaux, déclara Chvéïk solennellement. Puis il ajouta : J’ai été puni de trois jours de salle de police ; j’ai commencé à purger ma peine à onze heures du matin, et ce matin, à onze heures, je dois être libéré. À partir de ce moment-là, je n’ai plus rien à faire ici. Le soldat ne peut être retenu en prison lorsque sa peine est terminée, ainsi que le règlement le prescrit, car, n’est-ce pas, mon caporal, sans cela, que deviendraient l’ordre et la discipline…

Le caporal demeura muet pendant quelques minutes. Puis il objecta simplement qu’il n’avait reçu aucun ordre concernant les détenus.

— Mais, mon cher caporal, s’écria l’aspirant, les ordres ne sont jamais venus tout seuls au commandant d’une escorte. Vous vous trouvez en face d’une situation tout à fait imprévue. En effet, d’une part, suivant le règlement qui régit le transport des détenus, ce wagon ne peut être quitté par aucun de nous avant notre arrivée à destination. D’autre part, vous n’avez pas le droit de garder un homme qui a terminé sa peine. Je me demande comment vous allez vous débrouiller. Chaque minute qui passe aggrave votre cas. Et songez qu’il est déjà dix heures et demie.

L’aspirant sortit sa montre et ajouta :

— Je suis très curieux de savoir ce que vous allez faire dans une demi-heure.

— Dans une demi-heure, je dois rejoindre le wagon à bestiaux, répéta Chvéïk d’un ton ému.

Le caporal se crut dans l’obligation de le tranquilliser :

— Si notre société ne vous dérange pas trop, dit-il d’une vois douce, vous pourriez bien continuer le voyage dans ce compartiment, je pense…

Il fut interrompu, comme il achevait ces mots, par un cri que poussa le Révérend Père, qui était en train de rêver :

— Ajoutez de la sauce !

— Dors, dors, lui dit Chvéïk doucement, fais de jolis rêves.

L’aspirant se mit à chanter :

 

Fais dodo petite poulette

Fais dodo t’auras du gâteau.

 

Le caporal, très abattu, laissa faire. Il regardait, morne et muet, le paysage, et laissait les détenus se conduire comme bon leur semblait. Cependant les soldats de l’escorte jouaient à « tape-cul » et, de leur coin, on entendait retentir des claques sonores.

Comme le caporal se retournait pour les regarder, le derrière d’un poilu se dressa en face de lui. Le caporal soupira tristement et tourna à nouveau son regard vers la portière.

L’aspirant prit la parole et, s’adressant au caporal écrasé par ses responsabilités, il lui demanda :

— Connaissez-vous un journal qui s’appelle : le Monde des Animaux ?

Le caporal, visiblement joyeux de cette diversion, répondit vivement :

— Je le connais très bien, car mon patron s’y était abonné, chez nous. Il aimait beaucoup les chèvres Angora et comme toutes celles qu’il élevait étaient brusquement mortes, il s’était adressé au journal pour demander conseil au sujet de l’élevage.

— Cher ami, reprit l’aspirant, ce que je vais vous raconter vous prouvera, d’une façon indiscutable, que nul n’est sans défaut. Je pense même, messieurs, qui jouez là-bas à tape-cul, que mon histoire vous intéressera également, surtout à cause des expressions techniques dont vous pourrez enrichir votre vocabulaire. Je vais vous raconter l’histoire du Monde des Animaux, pour vous faire oublier les soucis de la guerre actuelle.

Comment suis-je devenu le rédacteur en chef d’un journal aussi intéressant ? Voilà qui a toujours été pour moi une énigme. Je crois me rappeler que c’est pour rendre service à mon vieil ami Haiek, qui dirigeait jusque-là cette revue d’une façon fort honorable, que j’avais assumé cette responsabilité. Haiek s’était noblement épris de la fille de l’éditeur du journal, d’un certain monsieur Fuchs, qui, dès qu’il a appris la chose, l’a immédiatement renvoyé, non sans avoir auparavant mis mon ami dans l’obligation de lui procurer un nouveau rédacteur en chef. Comme vous voyez, il y avait à cette époque d’étranges conditions d’embauche…

Lorsque mon ami m’a présenté à l’éditeur, il me reçut très cordialement et me demanda si j’avais quelques notions d’histoire naturelle. Il fut très content de ma réponse, déclarant qu’il était très heureux de la sympathie que je portais aux animaux, que je considérais à ce moment-là comme des étapes représentatives de l’évolution du genre humain. Aussi ai-je toujours approuvé les ligues qui se proposent de défendre les animaux. Les bêtes, en effet, ne demandent pas autre chose que d’être traitées humainement avant d’être égorgées et mangées. L’habitude de certains chefs de cuisine, qui tordent le cou aux poules, se trouve en contradiction avec les principes mêmes de la Ligue pour la défense des animaux.

Ce brave homme me demanda si j’avais quelques connaissances sur les mœurs des oiseaux, des chiens, des lapins, des abeilles et toutes sortes d’autres animaux et insectes. Il me demanda également si j’étais habile à manier les ciseaux, pour en détacher les photographies des autres feuilles concurrentes, pour illustrer notre journal, et si j’étais en mesure de traduire les articles des revues étrangères qui s’occupaient des mêmes sujets que notre canard.

Il me conseilla de m’inspirer du fameux ouvrage de Brehm sur les animaux, pour en tirer de bons sujets d’éditoriaux, qu’il me proposait de rédiger en collaboration avec lui.

Il m’a demandé également si j’étais capable de pondre des articles sur la météorologie, sur les concours hippiques, sur la chasse, sur l’éducation des chiens policiers, sur les fêtes nationales et religieuses, bref, si j’étais à la page en matière journalistique.

Je lui ai déclaré que je m’étais déjà occupé de la direction d’un journal de ce genre, et je répondis à toutes ses questions d’une façon affirmative. Je lui assurai que le sien, sous ma direction éclairée, ne tarderait pas à élever son niveau à une hauteur prodigieuse, et j’ajoutai que je me proposais de réorganiser sa rédaction par la création de nouvelles rubriques, comme par exemple : le coin humoristique des animaux ; les opinions des animaux sur leurs semblables, etc., tout cela en tenant compte de la situation politique. Je vais préparer, lui dis-je, quelques surprises à vos lecteurs, pour que leur attention et l’intérêt qu’ils portent à votre journal ne se relâchent pas en passant d’un animal à un autre. La rubrique : la journée des bestiaux, doit alterner avec un nouveau programme destiné à éclaircir la solution des problèmes qui se posent pour l’élevage des animaux domestiques et du mouvement des bêtes à cornes.

Il m’a répondu alors, en déclarant que mes projets le satisfaisaient pleinement que si je réussissais à réaliser seulement la moitié de mon programme, il m’offrirait une paire de pigeons Wyandot-nains, qui avaient obtenu le premier prix à la dernière Exposition de Berlin, et pour lesquels leur propriétaire avait été décoré de la médaille des Accouplements réussis.

Je puis vous dire en toute modestie que j’ai fait de sérieux efforts pour réaliser entièrement mon programme. J’ai mis toutes mes capacités en jeu et je puis vous affirmer que, bien souvent même, mes articles dépassaient largement les dites capacités. Comme je m’étais promis d’offrir coûte que coûte du nouveau à mes lecteurs, j’ai inventé des noms d’animaux. J’avais fait le raisonnement suivant : que les éléphants, les tigres, les lions, etc., étant depuis longtemps bien connus de notre public, il était nécessaire de lui présenter autre chose. J’ai commencé par lui parler de la baleine au ventre sulfurique. Ce nouveau type de baleine que je leur décrivais, n’était pas plus grand qu’un squale scie, mais avec cette particularité qu’il était pourvu d’une vessie particulière remplie d’acide sulfurique que le cétacé pouvait répandre à volonté sur les petits poissons pour les paralyser avant de les bouffer. Un savant anglais, dont le nom m’échappe, bien qu’il soit également de mon invention, avait examiné, écrivais-je, ce liquide, qu’il avait dénommé : sulfate de baleine. L’huile de baleine était déjà fort connue, mais le sulfate a vivement intrigué certains de nos lecteurs qui m’ont écrit pour me demander l’adresse de la maison qui s’occupait de traiter ce nouveau produit industriel.

Je puis vous assurer, messieurs, que les lecteurs du Monde des Animaux étaient des gens fort impatients de s’instruire. Peu après la baleine sulfurique, j’ai élargi leurs connaissances en leur présentant plusieurs nouvelles espèces d’animaux. Comme par exemple : le phoque-traque, un mammifère du genre kangourou ; le bœuf-séculaire, que je leur ai présenté comme une vache du type préhistorique ; le rat-sépia, une sorte de rat vagabond qui aspergeait de sépia tout ce qui l’entourait.

Bref, les animaux se multipliaient de jour en jour. J’étais étonné moi-même du succès que j’obtenais avec eux. Je révélais les lacunes de l’histoire naturelle et les négligences de Brehm qui avait oublié dans son bouquin, faisant pourtant autorité en la matière, toutes les sortes d’animaux que je décrivais. Car ni lui ni aucun de ses disciples, n’avait eu en effet l’idée de parler de ma chauve-souris d’Islande, de mon chat-domestique du nom de Kilimandjaro, que j’avais dénommé : chat-cerf-sauvage.

Les savants qui s’occupaient de ces sortes de choses n’avaient jamais soupçonné non plus l’existence de ma puce aveugle qui vivait sur le dos d’une taupe préhistorique, aveugle également, car son arrière-grand’mère avait épousé un parent pauvre dans les grottes d’Adelsberg, lesquelles grottes se prolongeaient à cette époque jusqu’à la Mer Baltique.

Mes découvertes provoquèrent une polémique passionnée entre les journaux Tchas et Tchèkh de Prague. Le Tchèkh, organe clérical, en citant mon article sur la puce aveugle, l’avait résumé de la sorte : « Ce que Dieu fait est toujours bien fait ». Le Tchas, au contraire, organe des radicaux, publia un article de démolition pour écraser, en même temps que ma puce, l’honorable journal catholique. C’est depuis ce jour que la malchance commença à s’acharner sur mes découvertes. Les lecteurs du Monde des Animaux se mirent également à réagir.

Ils avaient été surtout choqués par les communications que j’avais faites au sujet de l’apiculture et de l’aviculture, où j’avais développé mes théories qui provoquèrent une stupéfaction générale. Un grand apiculteur, du nom de Pazourek, ayant suivi mes conseils, avait été foudroyé par une apoplexie, cependant que les abeilles de toute la région de la forêt de Bohême et des Monts Géants étaient décimées.

Les basses cours connurent le même sort. Elles furent frappées d’une série d’épidémies qui détruisirent sans pitié tous les volatiles qui les peuplaient. Les lecteurs envoyèrent à la direction du journal une quantité de lettres remplies d’invectives en retournant le canard.

J’ai changé alors mon fusil d’épaule, et je me suis lancé dans l’étude des oiseaux sauvages. Je me souviens encore de l’affaire que j’ai eue avec le rédacteur en chef du journal agricole, Cetsky Obsor, le député clérical Kadeltchak. J’avais découpé dans une revue anglaise un oiseau quelconque qui se tenait sur une branche de noyer. Je l’avais dénommé : pic-noyer, ce qui était logique, puisqu’il se trouvait sur l’arbre que l’on appelle ainsi. S’il s’était trouvé sur un sapin, je l’aurais nommé naturellement : pic-sapin.

Vous n’imagineriez jamais tous les embêtements que j’ai eus à cause de cet animal d’oiseau !

M. Kadeltchak prit la liberté de m’envoyer une carte postale pour m’apprendre que le pic-noyer en question n’était point un pic, mais une pie-de-chêne, que cette pie possédait déjà un nom en allemand et qu’il aurait fallu trouver un équivalent dans la langue tchèque.

Je lui répondis, le même jour, pour lui développer mes théories sur la famille des pic-noyer, et je truffais ma lettre de citations inventées, disant qu’elles provenaient de l’Histoire naturelle classique de Brehm.

M. le député me répondit par un éditorial dans son Cetsky Obsor.

Mon patron, M. Fuchs, qui se trouvait ce jour-là comme d’habitude, assis sur la banquette de son café, où il étudiait les journaux de province, avait découvert une quantité considérables d’articles qui faisaient des allusions fréquentes aux papiers sensationnels que je donnais dans le Monde des Animaux.

Lorsque je vins le rejoindre dans le dit café, il me montra la réponse du député, avec un regard attristé.

Pour l’édification des consommateurs qui nous entouraient, je lus l’article à haute voix :

« M. le Directeur. Je vous ai déjà indiqué que votre journal, depuis quelque temps, avait pris l’habitude d’user d’une terminologie inexacte pour tout ce qui concerne les animaux, qu’il néglige, d’autre part, les règles élémentaires de notre langue tchèque et qu’il s’amuse à inventer des animaux fantaisistes. Je donne comme preuve de ce que j’avance le cas de cette fameuse pie-de-chêne que votre rédacteur s’était permis de présenter à ses lecteurs sous le nom de pic-noyer.

— Pie-de-chêne ! soupira mon patron.

Je poursuivis ma lecture :

« J’ai reçu en réponse à une rectification que j’avais envoyée à votre rédacteur en chef, une lettre fort impolie, dans laquelle ce monsieur me traitait « d’ignorant criminel » et « stupide bête ». On ne répond pas de cette façon à un honnête homme qui se permet de vous faire des observations purement scientifiques. Il me serait facile, ridiculement facile de démontrer lequel de nous deux n’est qu’une « bête ignorante ».

— J’avoue, fit observer l’aspirant, que j’avais peut-être un peu manqué aux usages, en lui envoyant une simple carte postale, mais, étant surchargé de besogne, je n’avais guère le temps de m’occuper de la forme sous laquelle j’écrivais.

« Après l’attaque brutale du rédacteur en chef du Monde des Animaux, ajoutait la lettre, je me vois dans l’obligation de clouer ce rédacteur au pilori.

« Sachez que je fais, monsieur, des études et cela non seulement à l’aide de livres, mais en observant la nature elle-même. Sachez, monsieur, qu’il y a plus d’oiseaux en cage dans ma maison, que votre rédacteur n’en a vu dans sa vie, car j’imagine que ce monsieur pour rédiger des articles dans le genre de ceux qu’il sert à ses lecteurs passe son temps à étudier les animaux dans les cafés de Prague.

« Mais tout cela n’est à mes yeux que chose secondaire, bien qu’il eût été fort utile, sans doute, à votre rédacteur en chef, de prendre quelques renseignements sur moi avant de se mêler de me traiter de « bête ignorante ». Mais il s’agit moins d’une polémique personnelle avec un personnage qui me paraît un peu timbré que de questions scientifiques, et je tiens à répéter qu’il est stupide d’inventer de nouveaux noms pour désigner des oiseaux connus comme la pie-de-chêne en question.

— Ah, oui, la pie-de-chêne ! soupira encore mon patron d’un ton désespéré.

Mais, sans me laisser décourager, je poursuivis ma lecture :

« On n’a pas idée de se permettre de pareilles libertés avec des sujets scientifiques. Votre rédacteur en chef ne connaît absolument rien aux choses de cet ordre et sachez que je le considère comme un vulgaire voyou. Comment ose-t-on nommer pic-noyer une simple pie-de-chêne ?

« Votre rédacteur sera bien obligé de reconnaître que ma science est de beaucoup supérieure à la sienne, qu’il sache que le pic-noyer est appelé par le docteur Bayer : meucifrga carycatectes B et ce B ne signifie nullement comme votre rédacteur en chef pourrait le supposer : bête ignorante. Les Ornithologues tchèques ignorent absolument tout de votre pic-noyer que ce monsieur s’est permis d’inventer de toutes pièces. Qu’il me traite de bête ignorante, cela ne change absolument rien au fait.

« Une pie-de-chêne » reste toujours une pie-de-chêne, même si le rédacteur en chef du Monde des Animaux s’obstine à le nier. Tout cela, hélas ! est surtout à mes yeux une nouvelle preuve des libertés qu’à notre époque se permettent de prendre envers la science un grand nombre de gribouilleurs et d’ignorants comme ce malhonnête homme qui se permet de citer un passage tiré soit disant de l’Histoire naturelle de Brehm, contenant, d’après lui, un fragment de l’étude sur la pie-de-chêne, alors, qu’à la place indiquée on trouve une étude sur l’échassier noir (lanius minor). De plus, cet ignorant crétin pousse l’audace jusqu’à vouloir me faire croire que le grand savant nommé plus haut a classé la pie-de-chêne dans le 15e groupe des corbeaux, alors que Brehm a classé les corbeaux dans la 18e famille des oiseaux ».

— Pie-de chêne ! s’écria mon patron, en se prenant la tête à deux mains. Passez-moi cet article. Je veux le lire moi-même.

Je fus effrayé par sa voix, qui avait pris un ton sombrement désespéré, pendant qu’il continuait la lecture de la lettre :

« Le colibri ou merle turc, ajoutait mon correspondant, demeure dans toutes les langues un colibri, comme la pie-de-pin demeure toujours une pie-de-pin…

— La pie-de-pin devrait être nommée « pinavore », remarquai-je, car elle se nourrit avec les fruits du pin.

M. Fuchs jeta violemment le journal sur la table et se mit tout à coup à quatre pattes pour se dissimuler sous le billard, en criant d’une voix rauque :

— Turdus ! Colibri ! Pas de pie-de-chêne ! Non, c’est un pic-de-noyer ! Attendez, je vais vous mordre !

Enfin, on l’a empoigné et, trois jours après, il succombait à une méningite.

Les dernières paroles qu’il prononça, à un de ses rares moments de lucidité, furent celles-ci : « Il ne s’agit pas de mon intérêt personnel, mais de la justice. »

L’aspirant, ayant terminé son histoire, se tourna vers le caporal pour lui dire sèchement :

— Je vous ai raconté tout cela pour vous prouver qu’il y a des situations où chacun est amené à commettre des erreurs.

Le caporal baissa la tête d’un air confus et se tourna vers la portière pour admirer le paysage qui fuyait.

Chvéïk avait écouté l’histoire de l’aspirant avec un intérêt passionné, cependant que les soldats de l’escorte se regardaient avec un air ahuri.

Chvéïk prit la parole et dit :

— Rien ne demeure caché dans ce monde. La vérité finit toujours par éclater, comme vous venez de le voir à l’aide de l’exemple précédent, qui nous montre qu’une pie-de-chêne ne peut pas devenir un pic-de-noyer. C’est toujours très intéressant de voir comment on se fait duper. Inventer des animaux, évidemment, c’est pas facile ; mais présenter ces animaux imaginés, c’est plus difficile encore. Il y a quelques années, nous avons connu un certain Mestek, qui inventa une sirène pour l’exhiber dans la rue Havlitchkova, dans le quartier de Vilohrade, derrière une tapisserie. Il avait ouvert un trou dans cette tapisserie et on pouvait voir à travers, un long divan tout à fait ordinaire, sur lequel une dame de Zijkov était allongée comme si elle apprenait à nager. Ses jambes étaient enveloppées dans une écharpe d’indienne vert argenté, imitant la queue d’une sirène. Ses cheveux étaient teints en vert aussi, elle portait des gants en forme de nageoires en carton vert et, dans le dos, on lui avait mis aussi une sorte de nageoire qu’elle pouvait bouger comme un gouvernail, à l’aide d’une ficelle cachée.

L’entrée était interdite aux jeunes gens de moins de quinze ans. Mais au-dessus de seize ans, on pouvait aller voir le miracle, moyennant une entrée, et tout le monde était fort content, car la sirène avait une croupe qui se posait un peu là, et sur laquelle on avait fixé un écriteau où était écrit : « Au revoir ! »

Quant à la poitrine, elle était beaucoup moins développée. À sept heures du soir, M. Mestek avait fermé la boutique et dit à la sirène : « Mademoiselle, vous pouvez retourner chez vous ». Là-dessus, elle s’habilla et à dix heures du soir, nous la vîmes se promener dans la rue principale de Tabor. À chaque monsieur qu’elle rencontrait, elle adressait, très aimablement, cette invitation : « Mon petit, veux-tu venir chez moi ? » Mais comme elle n’était pas en carte M. Drascher la fit monter dans le panier à salade, et il l’envoya au dépôt, ce qui obligea M. Mestek à fermer boutique.

Comme Chvéïk achevait de conter celle histoire, l’aumônier dégringola tout à coup de la banquette. Il ne se réveilla pas pour si peu et continua à dormir, étendu, sur le plancher.

Le caporal le regarda, d’un air penaud, puis il s’approcha de lui et, sans demander qu’on l’aidât, le remit sur la banquette. Il était clair qu’il avait perdu le sentiment de son autorité, et lorsqu’il dit d’une voix brisée : « Enfin, vous pourriez tout de même me donner un coup de main ! » les soldats de l’escorte continuèrent à regarder avec indifférence dans le vide, et personne ne bougea le petit doigt.

— Il aurait fallu le laisser roupiller où il était, fit observer Chvéïk. Je n’agissais pas autrement avec mon aumônier. Une fois, je l’ai laissé dormir au cabinet, une autre fois dans une armoire, un autre jour je l’ai trouvé endormi dans une grande lessiveuse. Dieu sait que messieurs les aumôniers ronflent comme des bienheureux.

Le caporal manifesta, à ces mots, une certaine indignation et il voulut montrer son autorité, fort compromise :

— Ta gueule, dit-il, et ferme ça ! Ces tampons sont comme des concierges, ils passent leur temps à bavarder. C’est une race de punaises…

— Mais oui, naturellement, et vous, vous êtes un ange, mon caporal, répondit Chvéïk calmement, avec la placidité d’un philosophe qui, s’étant proposé comme tâche la réalisation de la paix mondiale, se serait heurté à de violentes obstructions, vous êtes semblable à la mère douloureuse de dieu…

— Seigneur tout-puissant ! s’écria l’aspirant en joignant pieusement ses mains comme pour une prière, fais que nous n’ayons dans notre cœur que de l’amour pour nos galonnés ! Que dieu bénisse notre séjour dans cette prison roulante !

Le caporal se mit à hurler sérieusement :

— Je vous défends de m’adresser la moindre observation ! vous m’entendez ?

— Mais, mon cher, vous n’êtes pas le moins du monde visé, répondit d’un ton conciliateur l’aspirant. Il y a toutes sortes de créatures de par le monde auxquelles la nature a refusé l’intelligence. Si l’on vous ôtait les galons qui vous revêtent d’un peu de prestige, vous seriez en tout point semblable à ces milliers de pauvres bougres que l’on abat chaque jour sur le front. D’autre part, on aurait beau vous flanquer un galon de plus et même davantage, soyez assuré que votre horizon intellectuel ne s’agrandirait pas le moins du monde. Songez que lorsque vous disparaîtrez de cette planète pas une personne sur terre ne versera une larme sur vous.

— Vous aurez à faire à moi lorsque nous arriverons à destination ! cria le caporal furieux.

L’aspirant se mit à rire :

— Vous voulez dire que vous me dénoncerez pour vous avoir offensé ? Mais êtes-vous capable de comprendre ce qui est blessant pour vous dans ce que je viens de dire ? Je parie que vous n’avez pas retenu un traître mot de notre conversation. Si je vous déclarais, avec juste raison, que vous n’êtes qu’un être embryonnaire, vous l’oublieriez aussitôt, je ne dis pas avant d’arriver à la prochaine station, mais avant même que de voir défiler le prochain poteau télégraphique. Vous êtes estropié de cervelle, mon ami ! Je ne peux même pas imaginer que vous soyiez capable de vous souvenir du tiers de la moitié du quart de ce que nous avons dit ensemble. D’ailleurs vous pouvez invoquer le témoignage des camarades présents, qu’ils disent s’ils m’ont entendu prononcer un seul mot d’injure vous concernant ?

— Bien entendu, répondit Chvéïk, personne ne vous a dit un mot que vous pourriez mal interpréter. C’est toujours malheureux de voir quelqu’un qui se fâche. Ainsi par exemple, un soir que je me trouvais dans le café au « Tunnel », et que nous étions en train de discuter, entre nous, sur les orangs-outangs, il y avait dans notre société, un type de la marine qui nous raconta qu’il avait vu, un jour, un orang-outang et qu’on pouvait à peine le distinguer d’un bourgeois barbu, « car il avait, ajouta-t-il, une barbiche comme par exemple… par exemple, ce monsieur qui est là, à la table voisine », nous nous sommes mis à regarder le monsieur que ce camarade nous indiquait et, tout à coup, le type se lève de sa table, s’approche de notre marin et lui fout une baffe.

Là-dessus le matelot se dresse, comme s’il avait eu un ressort dans le derrière, et lui brise la tête avec une bouteille de bière. Le monsieur à la barbe d’orang-outang tomba raide à la renverse. Sur le moment, nous l’avons cru mort, ce que voyant notre marin prit le large. Alors, nous nous sommes précipités vers ce monsieur pour essayer de le faire revenir à lui. Ça ne nous a pas beaucoup réussi, car dès que le type a repris ses sens, voilà qu’il se met à gueuler et à appeler la police. Bref, pour finir, on nous a tous emmenés au commissariat. Là, devant le commissaire, le bonhomme ne fait que répéter que nous l’avons pris pour un orang-outang, que nous avons raconté un tas de blagues sur son compte, etc. J’ai demandé au commissaire qu’il ait l’obligeance d’expliquer à ce monsieur son erreur. Mais le cochon n’était pas facile à convaincre ; il s’est mis à accuser le commissaire d’être notre complice. Alors celui-ci, dégoûté, le fit mettre au violon. Nous, nous nous apprêtions à retourner au « Tunnel » mais nous avons dû prendre le même chemin que l’orang-outang. Vous voyez donc, mon caporal, qu’il peut arriver qu’un malentendu insignifiant entraîne un tas d’ennuis, et que certaines paroles mal interprétées peuvent créer des « piquo-pros ». Ainsi, par exemple, un autre jour, à Kroleitsikh, j’ai connu un autre bourgeois qui s’était fâché lui aussi parce qu’on lui avait dit, une fois, à Nemetsky-Brode, qu’il était un serpent-tigre. Je crois qu’il ne faut pas attacher beaucoup d’importance aux mots. Si je me permettais, par exemple, de vous dire que vous êtes un rat, est-ce que vous vous fâcheriez ?

Le caporal bondit de la banquette et se mit à hurler. Des cris de rage, de désespoir, sortirent de sa bouche en une vaste rumeur ; c’était une avalanche de cris sauvages qui dominaient même le ronflement de l’aumônier.

Puis, brusquement, le caporal se calma. Il tomba dans une morne prostration et, assis sur sa banquette, ses yeux fixèrent à nouveau, derrière la portière, les monts et les champs qui défilaient.

— Mon caporal, lui dit l’aspirant, l’attitude dans laquelle vous vous trouvez me rappelle la sombre figure de Dante. Vous avez la noble expression de ce poète, d’un homme de cœur et d’esprit, auquel aucune subtilité ne peut échapper. Restez, je vous en prie, dans cette attitude. Ce regard nostalgique, ces yeux ahuris fixés sur le paysage sont un des plus beaux spectacles qu’il m’ait été donné de contempler. Vous songez, sans doute, à ce que deviendra cette campagne, lorsque le printemps la recouvrira d’un tapis de fleurs parfumées…

— … et dans ce tapis coulera une petite source, ajouta Chvéïk, qui venait de se sentir submergé tout à coup par une vague poétique.

Cependant, le caporal gardait un morne silence. L’aspirant fit remarquer qu’il avait certainement aperçu la tête du caporal dans une exposition de sculpture.

— Permettez-moi de vous demander, mon caporal, si vous n’avez jamais servi de modèle au célèbre sculpteur Saurza ?

Le caporal le regarda tristement et répondit :

— Non.

L’aspirant secoua la tête et s’allongea sur la banquette, cependant que les soldats de l’escorte se mettaient à jouer aux cartes avec Chvéïk.

Le caporal, pour chasser les sombres idées qui le harcelaient, se plaça derrière lui en spectateur, se permettant même de faire des observations à son détenu. Il fit remarquer à Chvéïk qu’il n’aurait pas dû jouer pique : « Qu’il avait commis ainsi une grosse faute car il aurait dû garder son sept pour le coup final. »

— Dans les restaurants de chez nous, lui répondit Chvéïk, il y avait autrefois de jolies affiches pour ces sortes de spectateurs qui se mêlent de donner des conseils à ceux qui jouent. Je me rappelle encore de ces deux vers :

 

Bon spectateur ferme-la

Sinon, tu dérouilleras…

 

Le train s’arrêta brusquement et l’officier de service monta dans le compartiment pour inspecter le wagon des détenus.

— Ah ! Ah ! nous y voici ! dit l’aspirant en souriant.

Le commandant du train était en l’occurrence, le docteur Mraz, lieutenant de réserve. Ces travaux fastidieux de surveillance étaient en général confiés à des réservistes. Le docteur Mraz ne savait plus où donner de la tête. Bien qu’il fût professeur de mathématiques, en temps de paix, il n’arrivait jamais à trouver le nombre exact de wagons qui composaient le train. Il lui arrivait souvent d’égarer dans ses listes, un ou plusieurs hommes. En compulsant ses notes il était stupéfait en s’apercevant qu’il trouvait deux cuisines de plus que celles qu’il y avait en réalité, ou il constatait, parfois, que le nombre de chevaux, depuis le départ de Budeiovitz, avait augmenté d’une façon tout à fait extraordinaire. Sur la liste des officiers il cherchait en vain deux cadets sans pouvoir deviner ce qu’ils étaient devenus. Au bureau du colonel on recherchait inutilement une machine à écrire qui avait disparu. Tous ces comptes embrouillés lui avaient donné une migraine épouvantable. Bien qu’il eût pris, déjà, depuis le départ, trois cachets d’aspirine, il avait en montant dans le compartiment une mine de martyr.

Debout dans le wagon des détenus, il écouta, impassible, le rapport du caporal. Celui-ci lui annonça qu’il était chargé de la surveillance des deux prisonniers, qu’il disposait de tant de soldats, etc.

Le lieutenant compara son rapport avec ses chiffres et jeta autour de lui un regard attentif.

— Quel est cet oiseau-là ? demanda-t-il sévèrement en apercevant l’aumônier étendu sur la banquette, et dont le derrière se dressait irrespectueusement en face de l’officier.

— Mon lieutenant, balbutia le caporal, c’est que… je veux dire… que…

— Que voulez-vous dire ? grogna le docteur Mraz. Expliquez-vous clairement !

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, répondit Chvéïk à la place du caporal, que ce monsieur qui dort là, couché sur le ventre, c’est l’aumônier du régiment. Il est complètement noir. À notre départ de Budeiovitz, il a voulu à tout prix nous accompagner et il a grimpé dans notre wagon. Vu que c’était un gradé supérieur, nous n’avons pas osé le foutre à la porte, pour ne pas commettre le crime d’insubordination contre la discipline. Il a dû se tromper et prendre notre wagon de détenus pour celui de l’état-major.

Le docteur Mraz prit alors une mesure énergique. Il ordonna au caporal de retourner l’aumônier sur la couchette en déclarant qu’il était impossible de reconnaître l’identité de celui-ci en ne voyant que la partie qu’il montrait de son individu. Après des efforts acharnés, le caporal réussit à retourner sur le dos le révérend père qui se réveilla. Voyant un officier devant lui, il le salua amicalement :

— Tiens, bonjour Fredy ! Quoi de neuf ? Le dîner est prêt ?

Là-dessus, il referma aussitôt les paupières, se retourna et se rendormit.

Le docteur Mraz avait reconnu le pochard de la veille, le même qui s’était empiffré au mess des officiers. Il soupira et dit tout bas :

— Caporal, pour cette affaire, vous irez demain au rapport.

Puis il tourna les talons, mais comme il s’apprêtait à partir, Chvéïk lui dit :

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je ne devrais pas être ici. J’aurais dû quitter la prison à dix heures et demie, puisque c’est à ce moment-là que ma peine se termine. Ma place devrait être dans le wagon à bestiaux, parmi les copains de ma compagnie. Étant donné que onze heures ont sonné, je vous serais fort reconnaissant si vous me faisiez mettre en liberté et si vous me faisiez conduire, soit dans mon wagon à bestiaux, soit chez le lieutenant Lukach, dont je suis l’ordonnance.

— Comment vous appelez-vous ? lui demanda le docteur Mraz.

— Joseph Chvéïk.

— Ah, voici donc ce fameux Chvéïk, grogna le lieutenant. Vous auriez dû en effet sortir de prison à dix heures et demie, mais le lieutenant Lukach m’a demandé de vous garder ici jusqu’à notre arrivée à destination. Comme çà nous sommes sûrs que vous ne ferez pas de nouvelles blagues en route.

Lorsque le lieutenant fut parti, le caporal s’écria avec satisfaction :

— Vous vouliez m’attirer des embêtements, Chvéïk ! Mais vous voyez que cela ne vous a pas réussi. Si j’avais voulu, c’est moi qui aurais pu vous mettre en mauvaise posture.

— Mon caporal, riposta l’aspirant, vous parlez sans réfléchir. Ce n’est pas avec des arguments de ce genre que vous arriverez à vous relever dans notre estime. Un homme intelligent comme vous, même s’il est furieux, doit dire des choses sensées. Je digère mal également votre vantardise odieuse. Vous auriez pu, avez-vous dit, nous mettre en mauvaise posture. Et pourquoi alors ne l’avez-vous pas fait ? Auriez-vous voulu ainsi nous donner la preuve du haut degré de délicatesse auquel vous pouvez atteindre ?

— En voilà assez, s’écria le caporal. Si vous continuez à vous foutre de moi, je vous fais passer en conseil de guerre !

— Mais pour quelle raison, mon petit ? demanda l’aspirant.

— C’est mon affaire ! répondit le caporal d’un ton décidé.

— Votre affaire ? dit l’aspirant en souriant, votre affaire et la nôtre sans doute ! Je comprends, mon ami, la raison de votre mauvaise humeur. Mais ce n’est pas une raison, parce que vous irez demain au rapport, pour vous permettre de nous engueuler au mépris de tous les règlements.

— Vous n’êtes que des voyous ! s’écria le caporal.

— Je vais vous dire une bonne chose, fit Chvéïk. Je suis déjà un vieux soldat, j’ai fait mes trois ans avant la guerre, et je vous assure que ces engueulades ne rapportent pas grand chose. Lorsque j’étais encore bleu, nous avons eu un juteux à la compagnie, un certain Schreiter. C’était un rengagé ; il avait dû se cogner la tête quelque part et perdre son bon sens pour choisir un métier pareil. Or, cet homme-là ne cessait pas de nous traquer, il trouvait partout des sujets d’observations. Ça, ce n’est pas réglementaire, ça ce n’est pas ce qui convient à un militaire, vous n’êtes pas des soldats, vous n’êtes que des gardes champêtres. Un jour j’en ai eu assez, je me présente au rapport de la compagnie.

— Que voulez-vous ? me demanda le capitaine.

— Mon capitaine, je vous déclare avec obéissance, que je viens me plaindre au sujet de notre adjudant. Nous sommes des soldats de sa majesté impériale et royale et non pas des gardes champêtres. Nous sommes au service du kaiser et non pas de simples bourgeois, que je lui réponds.

— Tâche de déguerpir d’ici, espèce d’imbécile ! me dit le capitaine.

Alors, je lui ai répondu que je demandais à être conduit au rapport du bataillon.

Au rapport du bataillon lorsque j’ai expliqué que nous n’étions pas des gardes champêtres, mais des soldats de Sa Majesté Impériale et Royale, le lieutenant-colonel m’a collé deux jours de salle de police.

Là-dessus, j’ai demandé qu’on m’amène au rapport du régiment.

Au rapport du régiment, le colonel m’a d’abord engueulé, en me disant que j’étais un idiot et qu’il me souhaitait d’aller au diable. Là-dessus je répondis :

— Je vous déclare avec obéissance, mon colonel, que je demande à être présenté au rapport du régiment.

Alors, il a eu la frousse, et il a fait venir l’adjudant Schleiter au bureau du régiment, et le juteux a été obligé de me faire des excuses devant tous les officiers pour m’avoir outragé en me traitant de garde champêtre. Mais en sortant du bureau, cet enfant de salaud m’a rejoint dans la cour et m’a déclaré qu’à partir de ce jour il ne m’adresserait plus la parole, mais qu’il s’arrangerait tout de même pour me faire coffrer.

J’ai eu beau me tenir peinard, un jour que j’étais en sentinelle devant le magasin aux munitions, où les soldats avaient pris l’habitude de se distraire en écrivant sur le mur du bâtiment, le juteux m’a eu. Lorsque je suis arrivé pour prendre ma faction, il y avait déjà sur le mur, dessiné à la craie, un sexe de femme, et dessous on avait écrit un vers.

Moi, j’avais pas grand’chose comme idée, aussi, je n’ai fait que mettre ma signature sous l’inscription : « Le juteux Schleiter est un chameau. » Et voilà-t-il pas que ce chameau de Schleiter m’a dénoncé, car il m’avait espionné, le traître !

Mais, par malheur, au-dessus de l’inscription qui concernait le juteux, il y en avait encore une autre : « Penses-tu que nous irons faire la guerre ? Ah ! merde alors ! »

Ça se passait en 1912, cette même année où, à cause de notre consul Prochaska, qui avait été assassiné, on a voulu marcher contre la Serbie. Aussi on m’a immédiatement envoyé à Térésina, au tribunal régional. Les messieurs du tribunal sont venus photographier au moins quinze fois le mur, avec les dessins et inscriptions. Ils m’ont fait faire plusieurs pages d’écriture pour savoir comment j’écrivais : « Penses-tu que nous irons faire la guerre ? Ah merde alors ! »

Puis il m’a fallu écrire une quinzaine de fois au moins que « le juteux Schleiter est un chameau ». Ensuite un graphologue est venu et il m’a fait encore écrire : « C’était le 29 juin 1897, l’année où Kralov Dur sur l’Ebbe a connu les terreurs de l’inondation… »

Mais, comme disait le capitaine-rapporteur, tout cela n’était pas encore suffisant, car il ne s’agissait pas seulement de se rendre compte si les N, les I, les R que je faisais étaient pareils à ceux de l’inscription mais il fallait également, d’après lui, savoir comment j’écrivais toutes les lettres dont se compose le mot : merde. Alors, l’expert s’est mis à me dicter : moche, melon, madame, mardi. Ce graphologue-expert a fini par devenir dingo avec toutes ces histoires. Il regardait tout le temps derrière lui, où se tenait un soldat baïonnette au canon. Enfin il a déclaré que toutes mes pages d’écriture, accompagnées de photographies, devaient être envoyées à Vienne, et il me fit encore écrire cette phrase : « Qui va lentement va sûrement ». Là-dessus, toutes ces paperasses ont été expédiées à Vienne et, pour finir, ces messieurs ont reconnu que les inscriptions n’étaient pas de mon écriture, mais que la signature était la mienne, ce que j’ai d’ailleurs reconnu volontiers.

J’ai écopé de six semaines de prison pour avoir gribouillé mon nom sur le mur d’un bâtiment appartenant à l’armée, et le jugement ajoutait : « Que pendant que j’écrivais sur le bâtiment de Sa Majesté, je n’avais pas fait mon devoir de sentinelle. »

— Eh bien, vous voyez ! remarqua avec satisfaction le caporal, que ces sortes de cochonneries ne restent jamais impunies ! À cette époque, vous étiez déjà bon pour la potence. Si j’avais été à la place du tribunal, c’est pas six semaines que je vous aurais collées, mais plutôt six ans !

— Allons, allons, mon cher, ne vous faites pas plus méchant que vous ne l’êtes, fit l’aspirant. Songez plutôt à ce qui vous attend, avant de vouloir condamner les autres. Nous venons d’avoir la visite de l’officier de service qui vous a promis de vous faire passer au rapport. Vous feriez bien de vous y préparer, en méditant pieusement sur le peu de solidité des grandeurs d’un caporal. Pensez à ce que vous êtes dans l’univers, où l’astre le plus proche de notre train de transport militaire est 275 fois plus loin que le soleil. Même si vous étiez un astre fixe, vous seriez encore si peu de chose, que l’on ne pourrait pas vous voir, même avec les meilleurs instruments astronomiques. Il n’existe pas d’expression assez puissante pour exprimer le peu de place que nous tenons dans le monde. Songez, caporal, que la courbe que vous pourriez former en marchant pendant six mois serait une ellipse tellement insignifiante que son axe parallèle ne pourrait même pas être mesuré.

— Dans ce cas, remarqua Chvéïk, notre caporal va devenir fier qu’on soit incapable de mesurer son insignifiance. Si les émotions qui l’attendent au rapport le rendent un peu malade, je lui conseille de ne pas s’en faire pour si peu, car nous sommes maintenant en guerre et il n’y a que les hommes valides qui vont sur le front.

Si même on vous mettait en taule, mon caporal, continua Chvéïk avec son sourire le plus aimable, il ne faut pas perdre la raison pour cela. Inutile de raconter à tout le monde ce que vous pensez. J’ai connu un marchand de charbon, un certain Frantisek Chkvor, lequel, au début de la guerre, était en prison avec moi à la Préfecture de Prague. Il était inculpé de haute trahison. Plus tard, je crois même qu’on l’a pendu parce qu’il avait été compromis dans une sorte de complot. Donc, lorsqu’on l’interrogeait et qu’on lui demandait s’il n’avait pas d’observations à faire, il répondait :

— Les choses sont arrivées ainsi, parce qu’elles ne pouvaient pas arriver différemment, si elles avaient été différentes, elles ne seraient pas arrivées ainsi.

Pour cette déclaration, il a eu deux jours de cachot, sans manger ni boire. Puis on l’a ramené à l’interrogatoire, où il n’a cessé de répéter : Les choses sont arrivées ainsi, parce qu’elles ne pouvaient arriver différemment, etc.

Il devait répéter cela même en se rendant à la potence.

— Oh ! on en zigouille pas mal ces temps-ci, dit un homme de l’escorte. On nous lisait, il y a quelques jours, une ordonnance au sujet d’un réserviste du nom de Kudrna, qu’on a zigouillé à Motol. Lorsque sa femme était venue lui faire ses adieux à la gare, en portant son gosse sur les bras, le capitaine de son régiment, devenu subitement furieux, a flanqué un coup de sabre sur la tête de l’enfant. Mais ceux qu’on zigouille le plus, ce sont les gens qui s’occupent de politique. Ainsi, on a passé par les armes un journaliste en Moravie, et notre capitaine dit toujours que les autres ne perdent rien pour attendre.

— Tout a une fin !

— Là-dessus, vous avez bien raison, déclara le caporal. On devrait en faire autant à tous les journalistes, ils ne font qu’exciter le peuple. Il y a deux ans, lorsque je n’étais que premier soldat, j’avais dans mon escouade un journaliste qui m’appelait toujours : « Épouvantail de l’armée ! » Oui, mais je lui en ai fait baver. Je lui ai fait tremper sa liquette de sueur. Et alors, le bougre a changé de ton : « Pardon, monsieur, qu’il me disait, respectez en moi l’homme. » Je lui ai montré mon respect en l’obligeant à se coucher dans la cour de la caserne, après un orage. Je l’ai conduit devant une mare, puis je lui ai ordonné : Couche-toi, s’pèce de salaud ! Il était aussi mouillé que s’il venait de sortir d’une piscine. Et j’exigeai qu’une heure plus tard il se présente à moi, propre comme un sou neuf. Vos boutons, que je lui ai dit, doivent briller comme une glace. Il a passé toute la matinée à se débarbouiller et à pousser des gueulements, et le lendemain je recommençais la même comédie. Puis je lui ai demandé : Qu’en pensez-vous ? Qui est le plus fort ici : l’épouvantail de l’armée ou le journaliste ? C’était un vrai type de l’intellectuel…

En disant ces mots, le caporal regarda l’aspirant d’un air triomphal, puis poursuivit :

— Lui aussi, il avait été exclu de l’école des aspirants pour son intelligence, car il avait eu le culot de mettre dans les journaux que l’on maltraitait les soldats. Non, mais, sans blagues ! Cet homme-là n’était même pas capable de démonter son fusil, et il aurait voulu qu’on lui foute la paix. Si je lui disais : à gauche, il tournait la tête, comme qui dirait exprès, à droite ; et il faisait une gueule de baleine en bas âge. C’est comme pour le maniement du fusil, il ne savait jamais par quel bout le prendre, et il me regardait comme un jeune veau lorsque j’essayais de lui apprendre la façon de faire un bon : Présentez armes ! Il ne savait même pas sur quelle épaule on porte le fusil, et il saluait comme un gorille. Pour le dresser, je lui ai collé un fusil rouillé, afin qu’il apprenne à le nettoyer. Il a eu beau frotter du matin au soir, dépenser tout son argent en huile et en toile émeri, c’était peine perdue. Plus il s’acharnait, et plus la rouille ressortait. Au rapport, quelques jours après, le fusil passa de mains en mains, et tout le monde en bavait de voir une arme aussi sale. Notre capitaine lui disait toujours : Vous ne serez jamais un soldat, vous bouffez inutilement la soupe du Kaiser, etc., etc. Un jour, on découvrit dans sa valise toute une masse de bouquins remplis de balivernes sur le désarmement, la paix entre les peuples, etc. Pour cela, on l’a mis pour quelques semaines en prison et il ne nous embêta plus, jusqu’au jour où, pour se débarrasser de lui, on l’a chargé de faire des écritures pour qu’il ne puisse pas contaminer les soldats. Voilà comment a fini cet homme intelligent ! Et pourtant, il aurait pu devenir officier, s’il n’avait pas lu, écrit et dit tant de bêtises sur son désarmement et sa paix mondiale !

Le caporal soupira et ajouta d’un air attristé.

— Il ne savait même pas plier convenablement sa capote. Il avait fait venir toutes sortes de produits pour astiquer ses boutons, et, malgré cela, ils étaient toujours noirs comme le cul d’un cochon. Mais pour raconter des boniments, il s’y connaissait, l’animal ! Au bureau, il ne faisait que philosopher. C’était son dada, car, comme il le disait, il était toujours « un être humain ». Je me rappelle qu’un jour, en le faisant allonger dans une mare, je lui ai dit : En vous écoutant radoter, cela me rappelle que j’ai lu, un jour, que l’homme avait été fait avec de la boue, par conséquent, vous retournez d’où vous êtes sorti, inutile de gueuler !

Le caporal se tut, fort content de lui-même.

Il s’attendait à ce que l’aspirant lui répondit, mais ce fut Chvéïk qui prit la parole à sa place :

— Pour les mêmes tracasseries, dit-il, et pour de pareilles chicanes, un certain Konitchev, du 35e de ligne, avait lardé son caporal à coups de baïonnette. J’ai lu l’histoire dans le Courrier. Le caporal n’avait pas moins de trente coups de baïonnette dans le ventre, dont douze étaient mortels. Le soldat, son crime accompli, s’assit sur sa victime et s’égorgea lui-même. Je connais un autre cas, qui est arrivé en Dalmatie où on a égorgé un caporal, et l’on n’a jamais pu mettre la main sur le coupable. Je me souviens aussi de l’histoire qui était arrivée à un caporal du 75e de ligne ; qui s’appelait Roilan…

Chvéïk, à ce moment, fut interrompu par un gémissement que poussa l’aumônier. Le révérend père, très grave et très digne, venait de se réveiller. Ce réveil fut accompagné des mêmes incidents qui illustrèrent celui de Gargantua, que le père Rabelais nous a contés avec des détails amusants.

Le saint homme rota et péta en même temps, puis il se mit à bâiller à se décrocher la mâchoire. Lorsqu’il s’aperçut de l’endroit où il était, il se leva brusquement et s’écria :

— Mais, nom de Dieu ! où est-ce que je suis ?

Le caporal lui répondit respectueusement :

— Je vous déclare avec obéissance, monsieur l’aumônier, que vous vous trouvez dans le wagon des détenus.

L’aumônier demeura muet un instant, pour essayer de voir clair dans cette énigme. Mais ce fut vainement qu’il essaya de se rappeler les événements qui l’avaient conduit sur la banquette où il se trouvait. Tout ce qu’il avait vécu durant la nuit précédente et pendant la matinée s’était complètement effacé de sa mémoire.

Enfin, s’adressant au caporal qui se tenait toujours au garde-à-vous devant lui, il lui demanda :

— Eh, dites donc, qui est-ce qui vous a permis…

— Je vous déclare avec obéissance, monsieur l’aumônier…

L’ecclésiastique, sans même l’écouter, se leva et se mit à déambuler dans le wagon. On l’entendit murmurer : « Tout cela est incompréhensible. » Puis il s’assit et demanda :

— Où allons-nous ?

— Je vous déclare avec obéissance, monsieur l’aumônier, que nous allons à Bruck-Kiralyhida.

— Pourquoi diable allons-nous là-bas ?

— Je vous déclare avec obéissance, monsieur l’aumônier, que tout le 91e régiment de ligne est transféré dans cette garnison.

À peu près complètement dessaoulé, l’aumônier parvint à distinguer l’aspirant des autres soldats et il lui demanda :

— Dites donc, vous qui me paraissez être un homme intelligent, voulez-vous m’expliquer, et sans détour, sans vous taire sur quoi que ce soit, comment il se fait que je me trouve en votre compagnie ?

— Très volontiers, répondit l’aspirant d’un ton cordial. Vous vous êtes joint à notre détachement ce matin, à la gare de Budeiovitz, et vous paraissiez avoir la tête un peu lourde.

Le caporal regarda l’aspirant avec indignation.

— Ensuite, vous êtes monté dans ce wagon, poursuivit ce dernier, vous vous êtes allongé sur la banquette, et mon ami Chvéïk, que voici, a eu la touchante attention de placer sa capote sous votre tête pour qu’elle vous serve d’oreiller. À la dernière station, nous avons eu la visite de l’officier de service, qui vous a inscrit sur son registre. Et, à cause de cela, le caporal que voilà doit se rendre demain au rapport.

— Tiens, tiens ! soupira le révérend père. À la station prochaine, il ne me restera plus qu’à me rendre dans le compartiment des officiers d’état-major. Vous ne savez pas si le déjeuner a déjà été distribué ?

— Pas encore, monsieur l’aumônier, répondit le caporal, le déjeuner sera servi à Vienne seulement.

— Ainsi c’est vous qui m’avez mis votre capote sous ma tête ? demanda l’aumônier à Chvéïk. Je vous remercie bien.

— Il n’y a pas de quoi, répondit Chvéïk, je n’ai fait que mon devoir, ce que chaque soldat doit faire en pareille circonstance, c’est-à-dire lorsqu’il voit qu’un de ses supérieurs n’a rien qui puisse lui servir d’oreiller et qu’il est un peu rond. Le soldat doit respecter son supérieur, même si celui-ci s’en est mis plein la lampe. Les aumôniers, ça me connaît, car j’ai été l’ordonnance, à Prague, de M. l’aumônier Katz. Ce sont des gens très rigolos et très gentils.

L’aumônier, pour se faire pardonner sa débauche de la veille, tendit une cigarette à Chvéïk :

— Tiens, et fume ça, lui dit-il. Quant à toi, ajouta-t-il, en s’adressant au caporal, qui dois aller demain au rapport à cause de moi, n’aie pas peur, j’arrangerai cela. Toi, dit-il en se tournant vers Chvéïk, je te prends à mon service, tu seras mon brasseur, et tu vivras comme un coq en pâte.

Pris d’une véritable frénésie de bonté, il distribua des promesses à droite et à gauche. Il promit à l’aspirant, de lui offrir une boîte de chocolat, aux soldats de l’escorte une bouteille de rhum, et au caporal, de le faire transférer au service photographique de la 27e division de cavalerie ! Bref, il n’oublia personne.

Ensuite, il offrit des cigarettes à tous, en déclarant aux détenus qu’il leur donnait la permission de fumer et que, du reste, il s’arrangerait pour qu’on les libère le plus tôt possible.

— Je ne veux pas que vous gardiez de moi un mauvais souvenir, dit-il. Je veux vous prendre sous ma protection. Vous avez l’air très sympathique. Vous appartenez à cette catégorie de gens que Dieu aime. Si même vous avez commis quelques péchés, je vois que vous en supportez allègrement les conséquences.

— Pour quelle raison avez-vous été puni, mon fils ? demanda-t-il à Chvéïk.

— Le bon Dieu m’a foutu une punition par l’intermédiaire du colonel, répondit Chvéïk pieusement, parce que j’avais du retard en rentrant à mon corps.

— La grâce de Dieu est infinie ! répondit le révérend père d’un ton solennel. Rien n’échappe à sa toute-puissance et à sa prévoyance. Et vous, aspirant, qu’avez-vous fait ?

— Je suis ici, répondit ce dernier, parce que la grâce du Seigneur ayant bien voulu me procurer un rhumatisme, cette bienveillance me rendit orgueilleux. Après avoir purgé ma peine, je passerai mon temps à éplucher des pommes de terre.

— Ce que Dieu fait est bien fait ! s’écria l’aumônier, que l’idée de cuisine venait de subitement enthousiasmer. Un homme de talent peut faire une belle carrière dans la cuisine. Je pense même qu’il faudrait réserver à cet emploi les gens les plus intelligents, car ne l’oublions pas, savoir bien préparer à manger est un véritable art ! Ce que l’on prépare à la cuisine importe peu, mais ce qui compte c’est l’amour avec lequel on fait ce travail ! Prenons, par exemple, une sauce ! Un homme intelligent, s’il prépare une soupe à l’oignon, prend toutes sortes de légumes et les fait cuire dans du beurre, sur un feu doux, puis il ajoute quelques épices comme du poivre, du clou de girofle, de la muscade, du gingembre ; tandis que l’homme ordinaire et stupide fait bouillir tout simplement les oignons dans de la margarine. Je voudrais beaucoup vous voir nous préparer la cuisine pour le mess des officiers. S’il est des métiers dans lesquels on peut faire une belle carrière tout en étant démuni d’intelligence, on n’en saurait dire autant de la cuisine. Hier soir, à Budeiovitz, au vin d’adieu des officiers, on nous a servi des rognons à la sauce madère. Eh ! bien, celui qui les a préparés a eu tous ses péchés pardonnés d’avance. C’est un chef épatant ! Naturellement c’était un instituteur, de Skoutch ! J’ai déjà mangé des rognons à la sauce madère au mess, du 64e de ligne. C’était tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. On y avait même mis de la croûte de pain râpée, comme dans les restaurants. Savez-vous quel était le chef qui avait commis un pareil crime ? C’était un garçon de ferme, naturellement !

L’aumônier fit tout un discours sur la façon de préparer certains plats. Il parla du vieux et du nouveau Testament où il y avait de nombreuses recettes de cuisine qui avaient servi dans l’antiquité pour préparer des banquets auxquels donnaient lieu les fêtes religieuses. Puis, tout égayé par ces propos, il demanda à ses auditeurs de lui chanter quelque chose. Chvéïk, avec sa maladresse habituelle, se mit à chanter la romance suivante :

 

La fille est allée au puits.

Voici notre abbé qui la suit

En portant une bouteille de pinard…

 

Mais l’aumônier ne se fâcha pas.

— Si nous avions au moins une bouteille de rhum, dit-il en soupirant, nous n’aurions pas besoin d’une bouteille de pinard. En ce qui concerne les filles, poursuivit-il d’un ton jovial, il vaut mieux les tenir à l’écart. Elles sont tout juste bonnes à nous pousser à la débauche.

Le caporal allongea le bras dans la profondeur de sa capote et en retira une bouteille de rhum.

— Je vous déclare avec obéissance, monsieur l’aumônier, dit-il d’une voix étranglée qui trahissait la lutte intérieure qui se livrait en lui pour consentir à ce sacrifice, si vous voulez bien ne pas vous fâcher, permettez-moi de vous offrir…

— Diable ! répondit avec enthousiasme le révérend père, il n’y a rien là qui puisse me fâcher ! Permettez-moi de boire à votre santé et à votre bon voyage à tous !

— Mon Dieu ! soupira le caporal en voyant que la moitié du contenu de la bouteille disparaissait subitement dans le gosier du révérend père.

— Tenez, dit l’aumônier en se tournant vers l’aspirant, goûtez-moi ça ! Vous m’en direz des nouvelles !

Ensuite ce fut le tour de Chvéïk à qui l’aumônier ordonna :

— Goûtez-moi ça !

— À ta santé, mon vieux ! dit Chvéïk d’un ton consolateur, en remettant la bouteille vide au caporal, qui lui lança un regard furieux.

— Maintenant, je vais encore un peu me reposer, dit l’aumônier, et je vous prie de me réveiller avant que nous arrivions à Vienne. Et vous, continua-t-il en s’adressant à Chvéïk, vous irez à la cuisine du mess des officiers et vous m’apporterez mon déjeuner. Vous n’aurez qu’à dire que c’est pour Monsieur l’aumônier principal Latsina, et tâchez d’avoir une portion double. Si l’on vous donnait du knedni au gratin, n’acceptez pas de croûtons. Puis faites-vous donner une bouteille de pinard et n’oubliez pas non plus une bonne ration de rhum.

Le révérend père Latsina fouilla dans ses poches.

— Écoutez, caporal. Je n’ai pas de monnaie sur moi, prêtez-moi un florin. Merci. Tenez mon ami, comment vous appelez-vous ?

— Joseph Chvéïk, pour vous servir mon aumônier.

— Ce florin n’est qu’une avance. Vous en aurez encore un second, soldat Chvéïk, lorsque vous aurez ponctuellement exécuté mes ordres. On vous remettra également, pour moi, des cigarettes et des cigares. S’il y a une distribution de chocolats tâchez d’en obtenir deux parts ; si on vous donne des conserves n’oubliez pas de dire que j’aime surtout les langues fumées et le foie gras. S’il y avait du fromage de gruyère, exigez que l’on vous coupe ma part dans le milieu et qu’on laisse de côté la croûte ; vous agirez de même si l’on faisait une distribution de salami hongrois. Demandez toujours le milieu car c’est la partie la plus juteuse.

L’aumônier s’allongea sur la banquette, se tourna sur le ventre et s’endormit comme un bienheureux.

— Je pense, caporal, dit l’aspirant, lorsque l’aumônier se fut mis à ronfler, que vous êtes satisfait de votre enfant trouvé.

— C’est un bébé qui a du cran, n’est-ce pas caporal ! ajouta Chvéïk. Il tète gentiment la bouteille !

Le caporal luttait depuis un moment contre les sentiments d’indignation qui montaient en lui, mais, tout à coup, l’amertume déborda.

— Ah ! oui, tu parles d’un sapeur…

— Il me rappelle, remarqua Chvéïk, avec sa façon d’emprunter de l’argent, un certain Mileitchko, de Deivitz, ce pauvre diable était toujours fauché, à tel point que ses créanciers ont fini par le faire coffrer.

— Avant la guerre, au 75e de ligne, raconta un homme de l’escorte, il y avait un capitaine qui a bouffé la caisse du régiment, de sorte qu’il a dû abandonner la carrière, et maintenant, depuis la guerre, il est de nouveau là, et toujours capitaine ; nous avons eu un sergent qui a volé les draps et les étoffes du magasin ; par-dessus le marché, il avait barboté également une vingtaine de colis, et ce bandit est tout de même revenu au régiment depuis la guerre avec le grade de sergent-major ! Mais en Serbie, on a zigouillé un soldat qui avait bouffé sa boîte de singe en une seule fois au lieu de la faire durer pendant trois jours…

— Cela n’a rien à voir avec notre affaire, déclara le caporal d’une voix sévère, mais il est vrai que taper un pauvre cabot de deux florins c’est tout de même…

— Tenez, voilà votre florin, dit Chvéïk. Je ne veux pas m’enrichir au détriment des autres. Et lorsqu’il me donnera le second, je vous le rendrai également pour ne pas vous entendre pleurer. Vous devriez être fier que vos supérieurs vous fassent l’honneur de vous demander de l’argent. Mais vous, je vous vois venir, dans le fond vous n’êtes qu’un égoïste. En somme, il ne s’agit là que de deux misérables florins. Je me demande ce que vous ferez lorsqu’il s’agira d’offrir votre vie, pour sauver celle de votre officier, lorsqu’il sera blessé et que vous aurez la mission d’aller le chercher en face des tranchées ennemies et de le rapporter dans nos lignes.

— Vous commencez à m’emmerder ! lui répondit le caporal. Vous…

— Chaque fois qu’il y a une bataille, remarqua un des hommes de l’escorte, il y en a plus d’un qui font dans leur culotte. Un copain m’a raconté l’autre jour que lorsqu’ils s’élancèrent à l’attaque, il avait rempli trois fois son falzar ; la première fois lorsqu’on lui donna l’ordre de grimper hors de la tranchée, la deuxième en arrivant devant les barbelés, et la troisième lorsque les Russes firent une contre-attaque à la baïonnette en hurlant : « Hourra ! » comme des diables. Ils furent refoulés dans leurs tranchées, et là, ils s’aperçurent qu’ils avaient tous le cul sale. Un homme dont la tête avait été fendue en deux par un shrapnel, s’était soulagé, lui aussi, dans son froc, et la moitié de son crâne qui avait été arrachée se trouvait juste dessus. Il y a un tas de choses terribles ! On ne sait même pas comment…

— Il arrive, reprit Chvéïk, qu’on rencontre dans les batailles des choses vraiment dégoûtantes, lorsque j’étais encore à Prague, un convalescent, qui venait de Prezemysr, nous racontait à la Belle Vue de Pohojeletz, qu’il avait participé à une attaque à la baïonnette. En face de lui se trouvait un Russe, un gros bonhomme sous le nez duquel pendait une grosse goutte luisante.

— C’était un simple poilu ou un caporal ? demanda l’aspirant.

— C’était un caporal, répondit gravement Chvéïk.

— Ah ! cela aurait pu arriver à n’importe quel aspirant ! répliqua le caporal en jetant un regard triomphal sur Marek comme s’il voulait dire : « Est-ce qu’il t’est arrivé souvent de rencontrer un type qui à la répartie aussi prompte que moi ? »

L’aspirant se tut et s’allongea sur la banquette. Le train approchait de Vienne, Ceux qui ne dormaient pas observaient par les portières les fortifications et les larges zones de fil de fer barbelé dont la vue seule commençait à les abattre.

Les hurlements des bergers de Kaspersky Hora : « Wann ich kumm, wann ich wieda kumm… » diminuaient d’ardeur devant ce spectacle.

— Tout est bien en ordre, dit Chvéïk en regardant les tranchées. Tout cela est très bien, seulement les Viennois feront bien de prendre quelques précautions s’ils ne veulent pas déchirer leurs pantalons. Vienne est une ville très importante, continua-t-il. À eux seuls, les animaux du jardin zoologique sont une merveille. Lorsque j’ai été à Vienne, il y a quelques années, je suis souvent allé rendre visite aux singes, et si par hasard un membre de la famille impériale se promenait par là, les flics formaient un barrage et il n’y avait plus moyen d’entrer. Un tailleur du 10e arrondissement a été arrêté de cette façon, car il voulait à tout prix passer à travers les flics, pour voir les singes.

— Avez-vous vu le palais impérial ? demanda le caporal.

— Ah ! ça c’est joli ! répondit Chvéïk. Je n’y suis jamais allé, mais un de mes amis l’a vu et il m’a raconté là-dessus toutes sortes de merveilles. Et ce qui est plus beau encore, c’est la Garde du Bourg. Chaque soldat de la garde a au moins deux mètres, et lorsqu’ils ont fini leur service on leur donne une licence pour tenir un bureau de tabac. Et des princesses il y en a autant là-dedans que ce que j’ai de cheveux sur mon crâne.

Le train traversa une gare et l’on put entendre un orchestre qui jouait l’hymne impérial. Tous les soldats pensaient que c’était pour fêter leur arrivée, mais l’orchestre avait dû se tromper de station, car le train ne s’arrêta qu’à la gare suivante. On distribua la soupe au 91e de ligne et une réception solennelle eut lieu en leur honneur.

Mais ces fêtes n’avaient plus autant d’éclat qu’au début de la guerre, lorsqu’on bourrait les soldats de friandises et qu’ils étaient reçus dans chaque gare par des essaims de jeunes filles, vêtues de robes blanches.

Trois représentants de la croix rouge d’Autriche, deux déléguées d’une association patriotique de femmes et de jeunes filles, et des représentants de la municipalité et du commandement de la place attendaient le 91e régiment sur le quai. Tous et toutes paraissaient très fatigués. Des trains transportant des troupes ou des blessés traversaient nuit et jour la gare de Vienne et lesdits représentants devaient être présents au passage de chaque convoi. Ces sortes de manifestations spontanées finissaient par faire bâiller d’ennui les soldats.

Des dames s’approchèrent et distribuèrent dans chaque wagon des pains d’épices décorés avec des inscriptions en sucre de ce genre : Que Dieu punisse l’Angleterre ! — Victoire et vengeance ! — L’Autrichien aime sa patrie, car elle est digne d’être aimée, etc.

On voyait des montagnards de Kaspersky Hora qui dévoraient à pleine bouche les pains d’épices avec une mine désespérée.

L’ordre arriva enfin d’aller chercher la soupe par compagnie, aux cuisines de la gare où se trouvait également le mess des officiers. C’est là que Chvéïk se rendit.

L’aspirant attendait tranquillement dans son compartiment qu’on le servît, car deux hommes de l’escorte avaient été chargés par le caporal d’aller chercher les portions pour le wagon des détenus.

Chvéïk s’acquitta à merveille de sa mission. Comme il était en train de traverser les voies, il aperçut le lieutenant Lukach qui se promenait le long du quai en attendant son déjeuner. Sa situation n’était pas brillante, car il avait provisoirement à son service l’ordonnance du lieutenant Kirschner, et le gaillard s’occupait uniquement des affaires de son officier, se souciant peu de celles du lieutenant Lukach.

— À qui portez-vous tout cela ? demanda-t-il à Chvéïk en le voyant déposer à ses pieds une quantité d’excellentes choses.

Chvéïk, tout ahuri, le regarda un instant avec stupéfaction, mais il se remit aussitôt de son émotion, et son visage se mit à rayonner de joie.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que c’est pour vous. Seulement je ne sais pas où est votre compartiment et j’ai peur que le commandant du train se mette à m’engueuler s’il me voit avec vous. Il paraît que cet officier est un sale type.

Le lieutenant Lukach jeta un regard interrogateur sur Chvéïk qui continua d’un air candide :

— Mais oui, mon lieutenant, c’est un vrai cochon ! Lorsqu’il est venu faire l’inspection des détenus je lui ai déclaré immédiatement que onze heures avaient sonné, que j’avais purgé ma peine, et que je devais rejoindre un wagon à bestiaux pour venir vous retrouver, mais il m’a envoyé me promener en me déclarant que je devais rester avec les prisonniers pour éviter que je vous attire en route des embêtements.

Chvéïk prit une figure de martyr pour ajouter : comme si pareille chose m’était jamais arrivée ! Le lieutenant Lukach soupira.

— Des embêtements, continua Chvéïk, je n’ai jamais cherché à vous en donner. Si quelques ennuis vous arrivèrent ce fut toujours par accident, par un caprice de Dieu, comme disait le vieux Vanichek de Pelkarimov, lorsqu’il était en train de purger son 36e emprisonnement. Je n’ai jamais voulu vous faire du tort, mon lieutenant, au contraire, j’ai toujours cherché à vous être agréable, et ce n’est vraiment pas de ma faute si, durant notre précédent voyage, nous avons eu toutes sortes d’ennuis et de misères.

— Ne vous en faites pas, Chvéïk, répondit Lukach d’une voix émue, je vais m’arranger pour que vous restiez avec moi.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis trop grand pour pleurer. Mais cela me fait tout de même du chagrin quand je me rends compte que vous et moi sommes les gens les plus malheureux sur cette terre, bien qu’il n’y ait pas de ma faute ni de la vôtre. Toutes ces misères qui nous arrivent, c’est tout de même d’une injustice effroyable, surtout quand on songe que je suis l’homme le plus soucieux de l’honneur et du devoir…

— Tranquillisez-vous, Chvéïk.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que si je ne craignais pas de faire un affront à la discipline, je vous dirais que je ne peux jamais avoir l’âme tranquille lorsque je suis seul, et qu’il me suffit de vous entendre pour que vos paroles me consolent.

— Alors, grimpez dans ce wagon, Chvéïk !

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis déjà sur le marche-pied.

 

* * *

 

Dans le camp régnait le profond silence de la nuit. Dans les baraquements il faisait un froid de loup et les hommes grelottaient. En revanche dans le pavillon des officiers on avait tellement chauffé que ces messieurs avaient été obligés d’ouvrir les fenêtres.

On n’entendait que le pas des sentinelles montant la garde devant certains bâtiments. Là-bas, au bord de la Leitha, brillait la lumière de la fabrique de Conserves Impériales et Royales. C’est là que les détritus les plus divers se transformaient en conserve. Le vent apportait des odeurs de boyaux, de tripes, et autres ordures de boucherie dans les avenues du camp militaire pour apprendre aux soldats la façon dont on préparait le singe.

Au balcon d’un pavillon abandonné, on voyait les lampions rouges de la maison de tolérance réservée aux officiers, qui fut même honorée, un jour, de la visite du prince Étienne à l’époque des grandes manœuvres de 1908. C’est là que se réunissaient chaque soir un grand nombre d’officiers.

L’entrée en était formellement interdite aux simples soldats. Pour eux on avait installé « la Maison des Roses » dont les lampions jetaient devant la porte une lueur verte.

Même pour les choses de ce genre, les différences de classe se faisaient sentir à l’arrière comme au front, et plus tard, lorsque la monarchie n’eut plus rien d’autre à offrir à ses héros que des bordels ambulants attachés à chaque brigade, les fameux « Pouffs », il y eut des « Pouffs » d’officiers, de sous-officiers et de simples trouffions.

Bruck, de l’autre côté de la Leitha, comme Kiralyhida du côté hongrois, étaient chaque nuit des lieux d’orgies. Dans les deux villes, dans la hongroise comme dans l’autrichienne, se trouvaient de nombreux cafés avec des orchestres tziganes. Les restaurants rayonnaient de lumière. Les bourgeois et les fonctionnaires y amenaient leurs femmes et leurs filles, et les deux villes acquirent rapidement la réputation d’être chacune un vaste bordel.

Dans les baraquements des officiers, Chvéïk attendait le retour de son lieutenant qui était allé au théâtre. Chvéïk se tenait assis sur le lit de son supérieur, cependant qu’en face de lui l’ordonnance du commandant Wenzl était négligemment allongée sur la table.

Le commandant Wenzl était revenu au régiment après avoir brillamment démontré son incapacité totale sur le front serbe. On racontait qu’il avait fait démolir un ponton au moment même où la moitié de son bataillon, qui battait en déroute, se trouvait encore de l’autre côté de la rivière Drina. On l’avait affecté depuis au commandement de la place et il travaillait avec l’intendance. Dans les milieux d’officiers, des bruits couraient, affirmant que Wenzl était en train de faire fortune.

Les deux chambres — celles du commandant et du lieutenant — s’ouvraient sur le même couloir. Mikoulachek, le brosseur du commandant, bavardait :

— Je m’étonne que cette crapule de Wenzl, disait-il, ne soit pas encore crevé. Je me demande où diable cette fripouille peut passer ses nuits. Il aurait dû me laisser au moins la clé de sa chambre, afin que je puisse aller boire un coup. Chez lui, ce n’est pas le pinard qui manque.

— Il ne fait que voler, remarqua Chvéïk, qui était en train de fumer les cigarettes de son lieutenant, car celui-ci lui avait interdit de fumer la pipe dans sa chambre. Tu dois bien savoir où il le prend tout ce pinard.

— Je vais où il m’envoie, répondit Mikoulachek de sa voix flûtée. Il me donne un bon, je vais chercher du vin pour les malades et je le rapporte ici.

— Et si un jour il t’envoie cambrioler la caisse du régiment, tu le feras aussi ? Quand tu es avec moi tu gueules toujours contre lui, mais si tu le vois tu trembles comme une feuille.

Mikoulachek cligna ses petits yeux et répondit d’un air crâneur :

— T’en fais pas ! la prochaine fois, je vais lui dire : Attendez-moi, mon colon, je vais réfléchir…

— Jamais tu n’oseras dire cela ! cria Chvéïk, mais il se tut aussitôt, car la porte s’ouvrit brusquement et le lieutenant Lukach pénétra dans la chambre.

Il paraissait de bonne humeur et il portait son képi complètement de travers sur la tête.

Mikoulachek fut tellement surpris qu’il oublia de sauter de la table et salua tout en restant assis.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que tout est en règle, annonça Chvéïk en prenant une attitude rigoureusement réglementaire, bien qu’il eût oublié de retirer sa cigarette de sa bouche.

Le lieutenant ne prêta aucune attention à ses paroles et il marcha tout droit sur Mikoulachek qui suivait avec des yeux effrayés les moindres gestes de l’officier.

— Je suis le lieutenant Lukach, dit celui-ci en arrivant un peu chancelant devant la table. Et vous, qui êtes-vous ?

Mikoulachek garda un silence atterré : Lukach prit une chaise, s’assit en face du tampon et, le regardant dans les yeux, ajouta d’une voix sombre :

— Chvéïk, passez-moi mon revolver. Il est dans la malle.

Pendant que Chvéïk fouillait dans la malle, Mikoulachek demeurait silencieux, comme cloué de terreur sur la table, et fixait des yeux effrayés sur le lieutenant.

— Eh bien, comment vous appelez-vous ? cria à nouveau l’officier.

Mais l’ordonnance garda un silence de mort. Comme il le raconta plus tard, il éprouva, à l’entrée inopinée de Lukach, une sorte de paralysie qui l’empêchait de se mouvoir et de parler. Il aurait voulu sauter de sa place et il se sentait incapable de faire un geste, il aurait voulu répondre et ne parvenait pas à ouvrir la bouche, il aurait voulu abaisser sa main qui saluait mais il s’en sentait incapable.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que le revolver n’est pas chargé, dit Chvéïk.

— Alors, chargez-le !

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que nous n’avons pas de cartouches à la maison. Et je pense qu’il serait difficile, même en tirant dessus, de faire bouger cet animal-là. Je me permets de vous faire remarquer, mon lieutenant, que cet homme est le tampon du commandant Wenzl. Dès qu’un officier lui parle, il perd sa langue. Il a le parler très difficile en général. Il n’est qu’un imbécile. Le commandant, quand il sort en ville, le laisse traîner dans les couloirs de la baraque, et le pauvre diable s’en va causer avec des tampons voisins. Il a toujours peur, l’animal, bien qu’il n’ait commis rien de criminel.

Chvéïk cracha. Le ton sur lequel il parlait de son collègue montrait clairement le mépris qu’il avait pour cette sorte de lâcheté.

— Permettez-moi, mon lieutenant, d’aller un peu le renifler.

Chveik fit descendre Mikoulachek de la table et se mit à le flairer.

— Ça commence à venir, commença-t-il. Ce salaud est en train de tout lâcher. Voulez-vous que je le foute dehors ?

— Foutez-le dehors, Chvéïk !

Chvéïk conduisit l’homme dans le couloir, ferma la porte derrière lui, et lui confia :

— Je t’ai sauvé la vie, imbécile ! Bien entendu, tu m’apporteras une bouteille de pinard aussitôt que ton commandant sera rentré. Sans blague, je t’ai vraiment sauvé la vie. Lorsque mon lieutenant est noir il est terrible et personne d’autre que moi ne peut le retenir.

— Je suis…

— Tu n’es qu’une lavette, répondit Chvéïk durement, va devant ta porte et attends ton maître.

— Enfin, vous voici, Chvéïk ! s’écria le lieutenant dès que son ordonnance fut de retour. Je veux vous parler. Laissez-moi de côté ce garde à vous idiot, asseyez-vous et fichez-moi la paix avec vos déclarations d’obéissance. Fermez-là, et faites bien attention ! Savez-vous où se trouve la rue Soproni-Utsa à Kiralyhida ? Je vous répète de ne pas me raser constamment avec vos : « je vous déclare avec obéissance ». Vous n’en savez rien ? Alors dites simplement que vous ne savez pas et ça suffit ! Marquez sur un bout de papier : 16, Soproni-Utsa, 16. Il y a une boutique de quincaillerie dans cette maison.

» Savez-vous ce que c’est une quincaillerie ? Mais, nom de Dieu, ne me dites pas toujours « je vous déclare avec obéissance ». Vous le savez ? Bon ! Ça suffit ! Cette quincaillerie appartient à un Magyar, à un certain Kakonyi. Vous savez ce que c’est qu’un Magyar ? Nom de Dieu ! le savez-vous ou non ? Vous le savez ! Bon ! Il a son appartement au premier étage de cette maison. Vous le savez ? Mais, sacré bougre, comment le savez-vous puisque c’est moi qui vous le dis ! Donc, il habite dans cet appartement. Bon. Ça vous suffit ? Non ? Nom de Dieu, je vais vous faire coffrer dès demain. Avez-vous déjà noté que le type en question s’appelle Kakonyi ? Bien. Donc, demain matin, vers une heure environ, vous vous rendrez à cette maison, vous monterez au premier et vous donnerez cette lettre à Madame Kakonyi.

Lukach fouilla dans ses poches et remit à Chvéïk un pli.

— C’est une affaire très importante, Chvéïk, ajouta-t-il. On ne saurait trop prendre de précautions, c’est pour cette raison que je n’ai pas mis d’adresse dessus. Je me fie à vous. J’espère que vous ferez parvenir sans encombre ma lettre à cette dame. Notez encore que cette dame s’appelle Etelka. Écrivez : Etelka Kakonyi. J’ajoute que vous devez garder une discrétion absolue et que vous devez attendre la réponse. C’est du reste écrit dans la lettre que l’on doit vous remettre une réponse. Que voulez-vous dire encore ?

— Mais si la dame ne veut pas me donner de réponse ? Qu’est-ce que je dois faire alors ? objecta Chvéïk.

— Mon vieux, si tu ne m’apportes pas la réponse que je veux à tout prix, tu sauras de quel bois se chauffe le lieutenant Lukach. Mais, pour l’instant, je veux dormir. Je me sens un peu fatigué. Dieu sait ce que j’ai bu dans la soirée. Je pense que peu de gens seraient capables de résister à un pareil régime.

Le lieutenant Lukach n’avait pas prévu qu’il resterait si longtemps en ville. Il avait quitté le camp militaire pour aller voir une opérette que l’on jouait au théâtre hongrois avec des vedettes juives, des actrices fort grasses. On lui avait raconté que le passage le plus amusant de la pièce était le moment où ces dames lançaient les jambes en avant, très haut. Et on lui avait même confié qu’elles ne portaient pas de culottes. Le public de la galerie ne jouissait pas, naturellement, de ces attractions, mais les officiers d’artillerie placés au premier rang du parterre n’avaient pas oublié d’apporter leur jumelle de campagne.

Ce spectacle avait pourtant laissé le lieutenant Lukach relativement froid, car les jumelles qu’il avait louées au théâtre n’étaient point de bonne qualité.

À l’entr’acte son attention avait été attirée par une dame qui, accompagnée d’un monsieur d’une quarantaine d’années, se dirigeait vers le vestiaire en déclarant qu’elle voulait rentrer chez elle immédiatement ; qu’elle en avait assez de regarder des cochonneries pareilles. Elle disait cela en allemand ; son compagnon lui répondit en magyar :

— Mais oui, mon ange, tu as raison, c’est dégoûtant.

— C’est écœurant, répéta la dame, tandis que le monsieur l’aidait à mettre son manteau.

Elle avait de beaux yeux noirs qui brillaient d’indignation. Elle regarda Lukach bien en face, comme si elle lui parlait et s’écria de nouveau :

— C’est dégoûtant, écœurant !

Et le lieutenant s’était subitement épris de la dame. Suivant les renseignements que lui avait donnés l’ouvreuse, il s’agissait là du ménage Kakonyi, dont le mari tenait une quincaillerie qui se trouvait au numéro 15, dans la Soproni-Utsa.

— Et Mme Etelka habite avec lui au premier étage, ajouta-t-elle avec des précisions d’entremetteuse. C’est une Allemande, elle est de Sopron, et son mari est magyar. Chez nous tous les couples sont panachés.

Le lieutenant prit également son manteau au vestiaire et s’en alla par la ville. Il rencontra, au café-restaurant « Prinz Albrecht », quelques officiers de son régiment.

Il ne perdit pas son temps à bavarder, mais il en but d’autant plus, tout en réfléchissant à ce qu’il devait écrire à cette belle dame aux mœurs si sévères et qui l’attirait davantage que toute la ménagerie de singes. C’est ainsi que ses copains appelaient les acteurs du théâtre hongrois.

Tout à son amour, il éprouva le besoin de s’isoler et découvrit un petit café « À la Couronne de Saint-Étienne », où il se retira dans un salon, non sans avoir auparavant été obligé de chasser de là une Roumaine qui voulait à tout prix se déshabiller devant lui.

Il demanda de quoi écrire, une bouteille de cognac, puis après mûres réflexions, il rédigea la lettre suivante, qu’il jugea la mieux réussie qu’il eût écrite dans sa vie :

« Madame,

« J’assistais hier soir au spectacle qui a provoqué de votre part une si juste indignation. Je vous avais déjà observée toute la soirée, vous et monsieur votre mari…

— Mais vas-y carrément, se dit le lieutenant. De quel droit cet homme s’approprie-t-il une femme aussi charmante !

Et il continua :

« J’ai remarqué que monsieur votre mari a suivi avec le plus grand intérêt le spectacle obscène qui se déroulait sur la scène, lequel n’a éveillé dans votre esprit que du dégoût, parce que cela n’était point de l’art mais une basse spéculation sur les sentiments les plus bas de l’homme.

— Cette petite a une gorge épatante, songea-t-il. Et il continua à écrire :

— Pardonnez-moi, Madame, cet excès de sincérité. J’ai connu dans ma vie un grand nombre de femmes, mais aucune n’a exercé sur moi une aussi forte impression que vous. Je me suis aperçu, au cours de cette soirée que nous avions, vous et moi, la même conception de l’art et de la vie. Je suis persuadé, d’autre part, que votre mari est un homme très égoïste qui vous traîne après lui…

— Non, se dit le lieutenant Lukach, ça ne va pas. Il faut que je biffe ces mots : « vous traîne après lui ». Et il écrivit :

« … est un homme très égoïste, qui n’obéit qu’à son propre penchant, en vous obligeant à aller assister à des spectacles qui n’intéressent que lui. J’aime, par-dessus tout, la sincérité, et certes, je ne m’aviserai pas de me mêler de vos affaires de ménage. Ce que je voudrais obtenir surtout de vous, c’est une suite de conversations sur des questions artistiques.

— Elle n’osera jamais me suivre dans un hôtel de cette ville, de peur de se compromettre, songea le lieutenant Lukach. Il faudra que je la mène faire une excursion à Vienne. Je demanderai une permission de 48 heures.

« C’est uniquement pour ces raisons que je vous prie, Madame, de vouloir bien m’accorder quelques instants d’entretien, afin que nous puissions faire connaissance. J’espère que vous aurez la bonté de ne pas refuser cette grâce à un homme qui doit partir prochainement pour le front, et qui, s’il obtient une entrevue avec vous, gardera, même au milieu des plus dures batailles, le magnifique souvenir d’une âme qui l’a compris parce qu’elle était près de la sienne. J’attends votre réponse avec impatience. Soyez assurée, Madame, qu’elle comptera parmi les instants les plus heureux de ma vie. »

Le lieutenant Lukach traça sa signature au bas de la page, but son verre de cognac, en redemanda d’autres et, au bout d’une heure, c’est presque en pleurant qu’il relut sa lettre.

Neuf heures venaient de sonner lorsque Chvéïk réveilla son lieutenant :

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que vous avez déjà loupé votre service du matin, et que je dois aller porter votre lettre à Kiralyhida. J’ai déjà essayé de vous réveiller à sept heures, puis à sept heures et demie ; à huit heures, j’ai fait une nouvelle tentative lorsque j’ai entendu partir la compagnie pour le terrain de manœuvres, mais vous ne m’avez répondu qu’en vous retournant du côté du mur. Mon lieutenant, allô ! allô !…

Le lieutenant, tout endormi encore, voulait se recoucher, mais, cette fois il n’y parvint pas, car Chvéïk le tenait fermement dans ses bras et le secouait comme un prunier.

— Mon lieutenant, lui hurla-t-il à l’oreille, je vais à Kiralyhida avec votre lettre.

Le lieutenant bâilla et demanda avec étonnement :

— Quelle lettre ? Que me racontes-tu avec ton histoire de lettre ? Puis, se souvenant tout à coup des incidents de la veille, il ajouta vivement : Ah oui, c’est très important ! Je vous recommande une très grande discrétion, Comprenez-vous ? Filez !

Dès que Chvéïk eut tourné les talons, le lieutenant s’enveloppa à nouveau dans sa couverture et se rendormit profondément.

Trouver le n° 16 de la rue Soproni-Utsa n’était pas, somme toute, une opération si compliquée. Mais le malheur voulut que Chvéïk rencontra en chemin, un de ses vieux copains, le sapeur Voditchka, affecté à un bataillon du génie de Stirit qui appartenait également au camp militaire. Voditchka avait habité, il y avait quelques années de cela, à Prague, dans le quartier Na Boïchti, qui avait été celui de Chvéïk. Il était donc naturel que, dans leur joie de se revoir, les deux hommes, pour fêter cet heureux événement, se rendissent à la « Brebis Rouge », où une amie de Voditchka, la Roujenka, qui était tchèque également, servait comme fille de salle.

Les aspirants tchèques, heureux de retrouver une de leurs compatriotes, fréquentaient ce cabaret, où ils avaient fait quelques dettes.

Voditchka, depuis son arrivée, jouait le rôle d’homme d’affaires. Il surveillait le départ des bataillons de marche et il s’efforçait, pour le compte de la Roujenka, de leur faire payer leurs dettes avant qu’ils quittent le pays.

— Où vas-tu de ce pas ? demanda-t-il à Chvéïk, après que tous deux eurent vidé une bouteille du bon pinard de la « Brebis Rouge ».

— C’est un grand secret, répondit Chvéïk, mais puisque tu es un vieux copain, je vais t’expliquer de quoi il s’agit.

Là-dessus, il lui raconta toute l’affaire dans ses moindres détails, et Voditchka lui déclara qu’un vieux sapeur comme lui ne pouvait laisser un de ses meilleurs copains accomplir une mission d’une si haute importance sans l’accompagner.

Ils passèrent leur matinée attablés au cabaret, à se conter de bonnes vieilles histoires des années passées et, lorsque midi se mit à sonner, ils se rappelèrent tout à coup la mission dont ils étaient chargés et ils quittèrent la « Brebis Rouge ».

Les histoires qu’ils avaient racontées et le vin qu’ils avaient bu leur avaient donné une très grande confiance. Les deux amis avaient l’impression qu’il leur serait ridiculement facile de vaincre toutes les difficultés qu’ils pourraient rencontrer.

Tout en marchant, Voditchka révéla à Chvéïk la haine irréductible qu’il nourrissait contre les Magyars, et il conta longuement les rixes quotidiennes qui avaient lieu contre ces ennemis héréditaires, comment et où il avait déjà bataillé contre eux, et il expliqua également la façon dont les autorités militaires avaient essayé de mettre fin à ces combats de rues.

— Un jour, dit-il, nous avons eu la peau d’un Magyar à Pandorf, où nous étions allés, toute l’équipe de sapeurs, pour boire un petit picolo qu’on nous avait recommandé. C’est à cet endroit que j’ai empoigné mon homme à la gorge et que je lui ai administré une bonne raclée avec mon ceinturon. Tout ceci s’est passé dans l’obscurité car, par prudence, nous avions dès le début de la bagarre mis la lampe en miettes à coups de bouteilles. Tout à coup notre client se met à crier :

— Eh ! Tondo, c’est moi le Pourkrabek du 16e territorial…

— Tu vois de quelle façon les accidents arrivent, ajouta-t-il. Il s’en est fallu de peu pour que nous assommions le copain. Mais nous avons pris notre revanche au lac de Nejider, où nous étions allés en excursion il y a trois semaines. Il y avait là, dans un village qui se trouve au bord du lac, un détachement de mitrailleurs honveds, et le hasard a voulu que nous allions dans le cabaret où ils se trouvaient. Comme nous étions là, ils se mirent à danser leur tcharda en faisant un tapage de tous les diables. Ensuite, et de plus en plus excités, ils se mirent à gueuler leur chanson « Uram, uram, birô uram ou lanyok, lanyok faluba ». Nous nous sommes installés tranquillement en face d’eux, mais nous avons eu soin auparavant de défaire nos ceinturons et de les placer devant nous, sur la table. Nous nous sommes dit : attendez un peu, espèces de salauds, nous allons vous en montrer des : « Lanyok, lanyok, faluba. » Et l’un des nôtres, un certain Meistrik, qui avait un dos aussi large que le mont Bila, a décidé d’aller danser pour faucher une poule aux Magyars. Et ces filles étaient diablement belles. Elles avaient des jambes un peu là, des fesses rondes et de beaux yeux noirs. Lorsque ces salauds de Magyars les écrasaient contre eux en dansant, on voyait qu’elles avaient une poitrine ferme comme du marbre et que ça ne leur déplaisait pas d’être serrées ainsi. Donc, notre bon Meistrik se jette au milieu des danseurs et se met en devoir d’enlever la plus bath de ces poules à un honved. Comme celui-ci se mettait à rouspéter, Meistrik lui colle aussitôt une de ces gifles dont il a le secret. Et voilà le honved qui se fout la gueule par terres et juste à ce moment nous nous levons aussitôt, nous empoignons les ceinturons que nous avions attachés à nos poignets pour empêcher la baïonnette de glisser. Nous bondissons dans le tas et je me mets à gueuler : Pas de quartier ! chacun sa part ! Tu aurais vu si ça bardait ! Nous en avons assommé quelques-uns au moment même où ils essayaient de se sauver par la fenêtre.

Comme nous faisions un chambard terrible, on est allé avertir les autorités. Bon ! Le bourgmestre rapplique, accompagné d’une douzaine de gendarmes, mais nous nous sommes mis à les tabasser, eux aussi, nous avons même passé le cabaretier à tabac, car ce cochon s’était mis à nous insulter en allemand. Lorsque nous avons été les maîtres du champ de bataille, nous avons fait la chasse à ceux qui s’étaient sauvés dans le village. Nous avons découvert un sergent, qui s’était embusqué chez un paysan dans le grenier au foin. C’était sa poule qui l’avait trahi par jalousie, car il avait dansé avec une autre durant l’après-midi. Elle avait eu tout à coup un béguin fou pour notre Meistrik, et cette rosse l’a même accompagné sur la route de Kiralyhida en disant qu’il y avait par là-bas beaucoup d’arbres et que l’on pouvait regarder la feuille à l’envers. C’est ainsi qu’elle a attiré avec elle notre Meistrik dans un tas de foin, mais après, comme elle avait le culot de lui réclamer 5 couronnes pour sa petite affaire, notre copain lui a flanqué une baffe sur la gueule. Quand il nous a rejoints, juste à l’entrée du camp, il nous a raconté qu’il s’était rudement trompé avec cette poule, car il croyait, d’après ce qu’on lui avait dit, que les Magyares étaient pleines de feu, alors que celle-ci s’était simplement couchée dans le foin comme une truie et n’avait cessé de bavarder pendant tout le temps qu’ils restèrent ensemble.

— Bref, les Magyars sont tous des voyous, affirma Voditchka en achevant de raconter son histoire.

Chvéïk objecta, en haussant les épaules :

— Qu’est-ce que tu veux, il y a des Magyars qui n’y sont pour rien, s’ils sont Magyars.

— Comment ? s’écria Voditchka avec indignation, ils n’y sont pour rien ? La belle blague ! Ils y sont bien pour quelque chose, cette bande de salauds. Je te souhaite de faire avec eux la même parade que moi les premiers jours que je suis arrivé au cours d’entraînement. Le premier jour, on nous a conduits comme un troupeau de bestiaux à l’école, et là, un type s’est mis à dessiner toutes sortes d’idioties au tableau et à nous expliquer ce que c’est que le ciment armé et un tas de foutaises de ce genre. Et ceux qui ne se rappelaient pas tout ce qu’il avait raconté étaient mis en taule.

— Sacré nom de Dieu ! je me suis dit. Est-ce que c’est pour t’embusquer ou pour t’asseoir sur une banquette avec un crayon et un cahier que tu t’es sauvé du front ! La colère me prend, et si j’avais suivi mon idée j’aurais tout démoli dans la baraque. J’ai même pas attendu la soupe. Je me suis mis en route pour aller à Kiralyhida. J’étais dans une telle fureur que je ne pensais qu’à trouver un bon petit bistro, pour me saouler, et coller une bonne claque au premier venu et rentrer ensuite, apaisé, à la baraque de la compagnie. Mais l’homme prévoit et Dieu décide. Arrivé au bord de la rivière, je trouve un petit local, silencieux comme une chapelle. Je me dis : Nom de Dieu, tu vas aller faire du pétard là-dedans ! J’entre et je trouve deux clients qui s’entretenaient en magyar, ce qui n’a fait que me mettre un peu plus en rogne. Mais, tout en buvant, je ne m’étais pas aperçu que cette vache de mastroquet avait encore une salle à côté de celle où je me trouvais et, dès que je me suis mis à tabasser mes deux pékins, huit hussards, qui étaient arrivés sans que je les voie, me sont tombés dessus. J’ai pris quelque chose pour mon rhume ! Ils m’ont fait cavaler par les jardins et par les champs, de sorte que je n’ai retrouvé le campement que vers la fin de la matinée et, en arrivant, j’ai dû me rendre aussitôt à la visite médicale. Là je leur ai raconté que j’étais tombé dans la fosse d’une tuilerie. Pendant une semaine, ils m’ont gardé à l’hôpital enveloppé dans des draps humides, pour m’éviter, à ce qu’ils disaient, une congestion. Je ne te souhaite pas d’avoir affaire à ces salauds de Magyars. Ce ne sont pas des hommes, c’est tout simplement une bande de vaches !

— Mon vieux, répondit Chvéïk, il y a un vieux proverbe qui dit : Qui pèche par l’épée périra par le glaive. Il ne faut pas que tu t’étonnes si ces clients t’ont flanqué une trempe. Par-dessus le marché, tu les as obligés à abandonner leur pinard sur la table pour te poursuivre dans les ténèbres. À mon avis, ils auraient dû te régler ton compte sur place et te foutre dehors ensuite. Ç’aurait été plus raisonnable. J’ai connu un bistro du nom de Paroubka, à Libné. Un jour, un marchand ambulant qui vendait de la quincaillerie s’est saoulé chez lui avec du kirsch. Voilà notre bonhomme qui se met à engueuler le bistro en lui disant que son kirsch ne vaut rien, que son eau-de-vie est anémique et que, s’il ne buvait que ça à ses repas, il se sentait capable d’aller au cirque pour y faire l’équilibriste en portant le bistro dans ses bras. Il ajoute encore que notre Paroubka n’était qu’un chien pouilleux. Là-dessus, notre bon Paroubka l’attrape et lui flanque tout son barda à travers la figure. Tu aurais vu voler les casseroles… Puis il l’a mis dehors, et l’a chassé devant lui avec une trique jusqu’à la place des Invalides. Mais comme il trouvait que ce n’était pas encore assez, il a continué de le poursuivre jusqu’à la Karnina, puis à travers Zijkov. Ensuite, par la Jidovska jusqu’à Malechitz. Arrivé là, il a brisé sa trique sur le dos du Slovaque. Sa colère un peu apaisée, il rentra à Libné. Seulement, il avait oublié dans sa fureur qu’il avait laissé sa boutique pleine de clients. Or, ces copains firent à ses frais une petite fête pendant son absence, ce que le bistro put constater en arrivant chez lui. Il trouva deux agents devant sa porte, assez mûrs eux aussi, car ils avaient été obligés d’entrer dans le café pour y remettre de l’ordre. Tout avait été vidé à l’intérieur pendant l’absence du propriétaire. Ces cochons avaient roulé un tonneau de rhum devant la porte et ils avaient bu tout ce qu’il y avait dedans. Sous le comptoir, deux clients ronflaient, complètement noirs. Les policiers ne les avaient pas aperçus et, lorsqu’ils revinrent à eux, ils voulaient payer à tout prix la consommation qu’ils avaient bue. Ils tendaient deux sous au cabaretier, en soutenant qu’ils n’avaient pas bu davantage. Voilà où peut conduire la colère ! C’est à peu près pareil à la guerre. Tu te bats contre l’ennemi, tu cours après lui, toujours de plus en plus échauffé, et ensuite tu es tellement fatigué que, s’il reprend l’offensive, tu n’as plus la force de courir pour te débiner.

— T’en fais pas, répondit Voditchka, je les ai repérées ces fripouilles de hussards, et je n’attends que la bonne aubaine qui en amènera un sur mon chemin. Alors, je lui rendrai la monnaie de sa pièce. On ne badine pas comme ça avec un sapeur de ma compagnie. Nous ne sommes pas des soldats comme les autres. Lorsque nous étions près du fort de Przemysl, nous avions un capitaine, un certain Jetzbacher. C’était un cochon comme il y en a peu : il nous a tellement emmerdés, qu’un type de notre compagnie, un certain Bitterlich, un allemand, mais un brave copain tout de même, s’est suicidé à cause de lui. Alors, nous avons juré de le venger, et nous nous sommes dit : Aussitôt que les Russes recommenceront de nous tirer dessus, le capitaine Jetzbacher aura de nos nouvelles.

Et nous l’avons fait, comme nous l’avions dit. À peine les Russes nous ont-ils flanqué quelques balles dans le parapet de notre tranchée, que nous avons aussitôt balancé cinq coups de flingot dans la peau de cette ordure de capitaine. Il faut croire que le client avait la vie dure, il devait descendre d’une famille de chats, car nous avons été obligés de lui refiler encore du rabiot pour l’achever. Mon vieux, il n’a pas eu le temps de gueuler. C’est à peine s’il a grogné un peu. Je t’assure que de voir la bouille qu’il faisait, c’était plutôt marrant…

Et Voditchka se mit à rire à belles dents.

— Ça, c’est du boulot ! ajouta-t-il. Et c’est arrivé plusieurs fois. Un camarade de notre compagnie m’a raconté, l’autre jour, que lorsqu’il était encore avec l’infanterie, du côté de Belgrade, il a zigouillé son lieutenant pendant une attaque, parce que celui-ci avait tiré sur deux de ses copains qui étaient à bout de force.

Tout en devisant de la sorte, Chvéïk et Voditchka arrivèrent au n° 16 de la Soproni Utsa.

— Tu n’as qu’à rester en bas devant la porte, dit Chvéïk. Je n’en ai que pour deux minutes. Je monte au premier, je remets la lettre et on me donnera la réponse aussitôt.

Mais Voditchka se mit à rouspéter.

— Comment ? Tu veux que je te laisse seul ? Mais, mon vieux, tu ne connais pas les Magyars ! Non, non ! Il faut que nous prenions nos précautions. Je monte avec toi, et je vais leur coller une baffe !

— Écouté Voditchka, lui répondit Chvéïk gravement, ici il n’est pas question d’un Magyar, il s’agit d’une dame. Je t’ai pourtant dit, lorsque nous étions au Cabaret, que j’avais une lettre de mon lieutenant à remettre et que c’était confidentiel. Mon lieutenant a bien insisté sur ce point. C’est une affaire, m’a-t-il dit, que personne au monde ne doit savoir. Tu as d’ailleurs entendu toi-même la fille de Roujenka affirmer que les choses devaient se passer ainsi et que, dans ces sortes d’histoires, il faut être discret. Tu comprends que mon lieutenant serait ennuyé si l’on venait à savoir qu’il échange des billets d’amour avec une femme mariée. Mon vieux, je t’ai clairement expliqué qu’il s’agissait d’une mission secrète et confidentielle. Et maintenant tu viendrais me mettre des bâtons dans les roues en voulant monter avec moi chez cette femme !…

— Tu ne me connais pas encore, mon petit, répondit Voditchka gravement, je t’avais bien dit que je ne voulais pas te laisser seul, et ma parole en vaut une autre. Par conséquent, que tu veuilles ou non, nous allons monter ensemble chez cette poule. Quand on est deux, c’est toujours plus sûr…

— Oui, eh bien, mon vieux Voditchka, je vais te dire moi aussi une bonne chose. Tu connais peut-être la rue Enklanova à Prague ? Eh bien, c’est dans cette rue que Vobornik avait son atelier de serrurerie. C’était un grand honnête homme. Un matin, il était rentré chez lui après avoir fait une longue tournée dans les bistros de la ville, en amenant un copain avec lui pour lui donner l’hospitalité, eh bien, mon vieux, que tu le croies ou non, le Vobornik a été obligé de rester pendant une semaine au plumard à cause de son copain. Et chaque fois que sa femme le pansait, elle n’oubliait pas de lui dire : « Vois-tu, Tom, si tu étais rentré seul, ce jour-là, tu en aurais été quitte pour que je t’engueule et je ne t’aurais pas brisé le manche à balai sur le crâne… » Et lorsque Vobornik a été guéri et qu’il a pu se remettre à parler, il lui a répondu : « T’as raison, ma chérie, la prochaine fois, si je vais m’amuser quelque part je n’inviterai plus personne à venir coucher à la maison… »

— C’est ce que je voudrais voir ! s’écria Voditchka, que ce sacré bougre de magyar s’avise de nous frapper ! S’il s’avise de faire cela, je l’attrape par la gorge et je lui fais dégringoler l’escalier. Avec ces salauds de Magyars, il n’y a que la manière forte qui compte ! Pas d’hésitation et en avant !

— Allons, allons, Voditchka, tu n’as pas tellement bu. Je me suis enfilé deux demi-setiers de plus et tu as l’air beaucoup plus noir que moi. Réfléchis un peu. Tu sais que je suis chargé d’une mission discrète et confidentielle et que nous ne sommes pas venus ici pour faire du scandale. N’oublie pas qu’il s’agit d’une poule de la haute…

— Mon vieux, ça m’est égal, je vais lui foutre aussi sa part de baffes ! Tu connais pas encore ton Voditchka. Un jour, que j’étais avec des copains à l’Île-des-Roses, à Zabeihitz, à une fête de bienfaisance, une poule a refusé de venir danser avec moi parce qu’elle disait que j’avais la gueule gonflée. Et c’était vrai, car je m’étais tabassé la veille dans un bal, à Hostitl. Et tu t’imagines que j’ai avalé comme ça cette injure d’une petite putain de bourgeoise ? « Eh bien, en voilà une pour vous aussi, mademoiselle ! que je lui ai dit, en lui administrant une telle baffe que voilà ma gonzesse qui part à la renverse en entraînant la table, les chaises, les bouteilles, et même son père et ses frères qui s’amusaient en sa compagnie. Ceux qui étaient là se sont mis à gueuler, mais penses-tu que j’ai eu la frousse ? J’avais quelques copains avec moi qui se jettent à mes côtés, à la rescousse. Nous avons réglé les comptes à cinq familles y compris les gosses. On les entendait hurler à deux kilomètres à la ronde. Et tous les journaux, le lendemain, ont parlé de cette fête de bienfaisance ! Pour cette raison, comme ces gars de Vershovitz qui m’ont aidé, je veux aussi secourir les camarades, tu peux me raconter ce que tu voudras, je ne te quitterai pas d’une semelle. Non, mais sans blague, tu ne voudrais pas me faire l’affront de me laisser tomber maintenant que nous nous sommes revus après tant d’années et dans des circonstances si extraordinaires ! Et puis, tu ne sais pas ce que valent ces cochons de Magyars !

— Eh bien, mon vieux, lui répondit Chvéïk en soupirant, puisque tu y tiens tant que cela, viens avec moi. Mais attention ! surtout pas de scandale !

— T’en fais pas, vieux frère, chuchota Voditchka en montant l’escalier, tu vas voir ce qu’ils vont prendre pour leur rhume. Je vais aplatir ton magyar comme une galette !

Et Voditchka se mit à pousser son cri de guerre : « À bas ces salauds de Magyars ! »

 

* * *

 

Chvéïk et Voditchka arrivèrent devant la porte du ménage Kakonyi. Avant de presser sur le bouton de la sonnette, Chvéïk fit un dernier appel à la sagesse de son ami : « Souviens-toi de ce qu’on t’apprenait à l’école : Prévoyance est mère de la sagesse !

— Je m’en fous, répondit Voditchka, il n’aura même pas le temps d’ouvrir le bec. Je ne suis pas venu ici pour parlementer.

Chvéïk sonna et Voditchka déclara tout haut :

— Une… deuss… tu vas le voir dégringoler l’escalier !

Comme il achevait ces mots la porte s’ouvrit et une bonne leur demanda en hongrois ce qu’ils désiraient.

— Nem ludom, fit Voditchka avec mépris, apprends à parler tchèque, ma fille.

— Verstehen Sie Deutsch ? demanda Chvéïk.

— Ein bissehen, répondit celle-ci.

— Ben, alors, dites à madame que je voudrais lui parler. Dites à madame que j’ai une lettre pour elle d’un monsieur.

— Ça me fait pitié, dit Voditchka en entrant derrière Chvéïk dans le vestibule, de te voir perdre ton temps à discuter avec des grenouilles de ce genre.

Chvéïk fit remarquer :

— C’est assez joli chez eux. Vise un peu tous les parapluies qui sont dans ce coin, et cette image de Jésus-Christ n’est pas si moche que ça.

Comme il achevait ces mots la bonne sortit d’une pièce d’où parvint un bruit de fourchettes, de cuillères, et elle dit à Chvéïk :

— Si vous avez quelque chose à remettre à madame, vous n’avez qu’à me le donner.

— Eh bien, déclara Chvéïk solennellement, voilà la lettre pour madame. Mais de la discrétion, je suis en mission confidentielle.

Et il lui remit la lettre du lieutenant Lukach.

— Et moi, continua-t-il, dans un allemand petit nègre, j’attends ici, dans l’antichambre, la réponse.

— Pourquoi tu ne t’assieds pas ? demanda Voditchka en se laissant tomber dans un fauteuil. Nous ne sommes pas des mendiants. Tu crois que nous allons nous abaisser devant des magyars ! Nom de Dieu, tu vas voir que nous aurons encore des ennuis avec eux ! et où as-tu appris l’allemand ?

— Je l’ai appris tout seul, répondit Chvéïk.

Les deux amis attendirent quelques instants en silence puis, tout à coup, un vaste tumulte retentit dans la pièce où la bonne avait disparu en emportant la lettre. Parmi des éclats d’une voix d’homme on pouvait entendre des cris et des sanglots de femme. On entendit une soupière et des assiettes qui se brisaient en tombant sur le plancher. Et, dominant ce vacarme, un hurlement d’homme s’éleva : Bassam az anyad istenit, a kristus mariadat, bassam az apad istenit[4] ! »

La porte s’ouvrit brusquement à deux battants et un monsieur d’une cinquantaine d’années, avec sa serviette autour du cou, agitant la lettre du lieutenant dans sa main, se précipita sur Chvéïk et son compagnon comme un fou.

Comme Voditchka était assis tout près de la porte c’est à lui que s’adressa d’abord le personnage furieux :

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Quel est le voyou qui a osé apporter cette lettre ?

— Ne crie pas tant, vieux frère, lui répondit Voditchka en se levant tranquillement. Je te conseille de fermer ta gueule si tu ne veux pas dégringoler immédiatement l’escalier.

Ce fut au tour de Chvéïk d’essuyer l’avalanche. Le monsieur bondit sur lui et se mit à lui raconter un tas de choses sans intérêt. Il lui expliqua entre autres qu’il était justement en train de déjeuner lorsque…

— Oui, nous avons bien entendu que vous étiez en train de déjeuner, répondit Chvéïk dans son allemand estropié, et il est vrai que ce n’était peut-être pas le moment de vous déranger pendant que vous étiez à table.

— Pas de compliments inutiles ! lui cria Voditchka.

Le monsieur, de plus en plus furieux, se mit à gesticuler des mains, des pieds, tandis que sa serviette flottait autour de son cou. Il déclara qu’il avait d’abord cru qu’il s’agissait d’une lettre des autorités militaires lui demandant d’héberger de la troupe.

— En effet, lui répondit Chvéïk, ce n’est pas la place qui manque ici, mais il ne s’agit pas de cela.

Le monsieur lui répondit avec fureur qu’il était lieutenant de réserve, qu’il ne demanderait pas mieux que d’offrir sa vie pour la patrie si un malencontreux mal aux reins ne le retenait chez lui.

— De mon temps, ajouta-t-il, les officiers n’auraient pas commis la goujaterie d’aller porter le trouble dans les foyers des bons citoyens.

Il se proposait de faire porter la lettre au colonel du régiment, au ministère même et de la faire publier dans les journaux.

— Monsieur, répondit Chvéïk avec dignité, j’ai écrit moi-même cette lettre. Le nom et la signature sont faux. J’aime votre femme. Je l’ai dans la peau, comme dirait le poète Vrhlitzki.

À ces mots, le monsieur, écarlate de fureur, voulut se jeter sur Chvéïk qui se tenait tranquillement devant lui, calme et digne. Mais le vieux sapeur Voditchka qui ne le perdait pas de vue, lui donna un croc en jambe, arracha des mains de Monsieur Kakonyi la précieuse lettre et la mit dans sa poche, puis il attrapa le bonhomme par la gorge, ouvrit la porte d’une main et le précipita dans l’escalier.

Tout cela se passa aussi rapidement que lorsqu’on décrit dans les contes populaires l’enlèvement de quelqu’un par le diable.

Il ne resta plus dans l’antichambre que la serviette de Kakonyi. Chvéïk la ramassa, alla frapper à la porte d’où était sorti cinq minutes auparavant le maître de céans et, avec un geste très noble, il dit :

— Voilà, madame, la serviette de votre mari. Je préfère vous la donner parce que nous aurions pu la salir en marchant dessus… mes compliments, madame…

Il fit le salut militaire, tourna sur ses talons, et regagna le vestibule. Dans l’escalier, aucune trace de lutte n’était visible. Voditchka avait tenu parole. Ainsi qu’il l’avait déclaré : tout s’était déroulé le plus correctement du monde. Seul, devant la porte, gisait un faux-col tout froissé. C’était à cette place, sans doute, que Kakonyi essaya vainement de résister à la poigne de Voditchka.

Mais lorsque les deux amis arrivèrent dans la rue, l’incident prit une tournure plus grave. Monsieur Kakonyi avait été transporté dans une maison d’en face où on l’aspergeait abondamment pour essayer de le faire revenir à lui. Voditchka, au milieu de la chaussée, soutint une lutte acharnée contre trois hussards qui étaient accourus pour défendre leur compatriote. Le vieux sapeur combattait comme un lion en faisant un moulinet avec son ceinturon. Rapidement d’autres soldats tchèques passaient par là se rangèrent à ses côtés. Comme Chvéïk le raconta plus tard, il ne sut même pas comment il se fit qu’il se trouva au beau milieu de la bagarre. N’ayant pas de baïonnette sur lui, il arracha la canne d’un passant pour se précipiter au secours de son copain.

La lutte durait depuis un long moment déjà et demeurait indécise lorsqu’une patrouille survint qui ramassa tous les combattants.

Chvéïk marchait en tête du groupe, tenant fièrement la canne à sa main comme une épée, à côté de Voditchka, cependant que les soldats de la patrouille les escortaient.

Le vieux sapeur garda un silence farouche durant tout le chemin. Il n’en sortit que pour déclarer à Chvéïk d’un ton mélancolique, au moment où ils franchissaient la porte du corps de garde de la garnison :

— Eh bien, mon vieux, je te l’avais bien dit ! On a toujours des embêtements avec ces salauds de Magyars !

 

* * *

 

Le colonel Schroder observait du milieu de son bureau, avec un plaisir intense, le visage pâle et les yeux cernés du lieutenant Lukach. Celui-ci, pour dissimuler sa gêne, évitait soigneusement de regarder en face le colonel. À le voir, on aurait cru que tout son intérêt était concentré sur de savants dessins placardés contre le mur, qui représentaient la disposition du quartier de son régiment, seules décorations du cabinet de son chef.

Le colonel Schroder avait étalé devant lui, sur son bureau, une quantité de journaux où certains articles avaient été marqués au crayon rouge. Il les contempla en silence durant quelques minutes puis, fixant son regard sur Lukach, il dit :

— Ainsi, vous n’ignorez pas que votre ordonnance se trouve en prison et qu’il sera fort probablement déféré au conseil de guerre de la division ?

— Oui, mon colonel.

— Vous n’ignorez pas également, poursuivit le colonel en détachant chaque syllabe, que cette affaire a eu un retentissement énorme. La stupidité de votre ordonnance a fortement contribué à agiter l’opinion publique et votre nom est gravement mêlé à ces incidents. Le général de division nous a fait parvenir les documents qui sont devant vous. Voilà quelques journaux qui vous font l’honneur de s’occuper de vous, lieutenant. Lisez-moi à haute voix un de ces articles marqués au crayon rouge.

Le lieutenant Lukach prit un des journaux au hasard.

— C’est le Pester Lloyd ? demanda le colonel.

— Oui, mon colonel, répondit Lukach et il se mit à lire :

« Pour mener cette guerre jusqu’à la victoire, la monarchie austro-hongroise a besoin de la collaboration de tous ses peuples. Si nous voulons sauver notre patrie, les nations qui la composent ont le devoir de s’entr’aider. Les graves sacrifices de nos vaillants soldats qui marchent toujours et sans discontinuer en avant, seraient vains si dans l’hinterland, la division commençait à régner, si des éléments subversifs paraissaient se proposer pour but de détruire l’unité de l’État et de ruiner l’autorité de notre monarchie, en dressant les peuples de notre fédération les uns contre les autres. Nous ne pouvons donc considérer sans inquiétude ces groupements d’individus qui, pour des raisons fallacieuses, se proposent de jeter le désaccord parmi nos peuples et d’affaiblir ainsi le magnifique élan qui pousse notre population tout entière vers nos frontières, afin de rejeter les misérables qui ont osé nous attaquer dans l’espoir de nous dépouiller de nos richesses culturelles et matérielles. Nous avons déjà eu l’occasion de signaler certains événements qui ont obligé le conseil de guerre à prendre des mesures énergiques contre certains individus appartenant à des régiments tchèques, qui trahissent leur pays en répandant parmi la nation tchèque la haine de tout ce qui est magyar.

« Or, cette nation nous a donné toute une série de chefs militaires d’une réputation glorieuse. Qu’il nous suffise de citer le nom du maréchal Radetzki. À côté de ces héros nous avons de louches individus qui cherchent à jeter le désaccord entre les peuples qui composent notre grande nation. Nous avons cité ici même, les agissements abominables du… de ligne (censuré) à Debretzen. Ces manœuvres ont été flétries à juste titre par le Parlement hongrois, et le drapeau du même régiment, au front… (censuré). Quels sont les responsables de ces actes ?… (censuré). Quels sont ceux qui excitent les soldats tchèques (censuré). Nous voyons un exemple éclatant de l’audace avec laquelle ces éléments étrangers essayent de jeter la désunion parmi nous dans les incidents qui eurent lieu ces jours derniers à Kiralyhida. À quelle nation appartiennent les soldats du campement militaire qui ont fait violence à la personne de l’honorable commerçant Gyula Kakonyi ? Les autorités responsables ont le devoir pressant de suivre cette affaire avec une attention toute spéciale.

« Aussi nous espérons que les minorités responsables sauront demander des comptes à un certain lieutenant Lukach qui a, paraît-il, joué un rôle de premier plan dans les événements que nous venons de décrire. Notre correspondant a réuni une masse considérable de documents à ce sujet, documents d’une portée exceptionnelle, surtout si l’on songe aux jours historiques que nous vivons.

« Les lecteurs du Pester Lloyd suivront, nous l’espérons, avec un intérêt tout particulier, la marche de l’instruction, et nous pouvons les assurer, d’ores et déjà, que nous ne manquerons pas de les informer avec exactitude sur le développement de cette affaire. Mais, dès maintenant nous posons la question aux autorités : Quand dénoncera-t-on, d’une façon officielle, l’attaque ignoble qui a été perpétrée contre la population magyare de Kiralyhida ? Le parlement de Budapest doit s’occuper également de cette affaire. Il y a lieu, enfin, d’expliquer aux soldats tchèques qui traversent notre pays pour se rendre au front que le royaume de la couronne de St-Étienne n’est pas entièrement livré à leur merci. Et si certains éléments de cette nation persistaient dans leurs sentiments fratricides, il conviendrait alors de les rappeler au sens des réalités, c’est-à-dire que nous sommes en guerre et que la discipline peut être rappelée au moyen des pelotons d’exécution et des potences. Leur seul devoir, c’est de se soumettre loyalement, sans attendre des mesures de justice. »

— Qui est-ce qui a signé cet article, lieutenant ?

— C’est Béla Barabas, le député, mon, colonel.

— En somme, il ne s’agit que d’une bêtise de chauvin magyar, mais sachez que ce même article a été publié le même jour dans le Pesti Hirlap. Maintenant, veuillez me lire la traduction de l’article du journal hongrois, le Soproni Naplo.

Le lieutenant Lukach se mit à lire l’article à haute voix. L’auteur s’était abandonné à une phraséologie de ce genre :

« L’exigence de la raison d’État — l’ordre social, dignité et sentiments humains — une fête sanglante de Cannibales, une civilisation mise en péril, etc., etc. »

L’article donnait l’impression que les soldats tchèques avaient assailli le rédacteur de l’article, l’avaient jeté à terre et s’étaient amusés à le piétiner longuement avec leurs lourdes bottes, tandis que ledit rédacteur, hurlant de douleur, s’empressait de dicter son article à une dactylo présente au moment même du massacre.

« On passe sous silence, ajoutait le Soproni Naplo, certains faits très importants. Nous savons très bien tous les méfaits que les Tchèques ont déjà commis à notre détriment. Le point essentiel est de savoir quels sont les responsables et de frapper les meneurs. L’attention de nos autorités est évidemment, à l’époque que nous vivons, fort absorbée par d’autres devoirs. Néanmoins, il convient de ne pas fermer les yeux sur les événements de Kiralyhida. L’article que nous avons publié hier a été mutilé par la censure. Cependant, notre correspondant envoyé sur les lieux nous téléphone que les autorités locales s’occupent d’éclaircir cette affaire. Ce qui nous étonne profondément, c’est que les instigateurs de ce massacre se trouvent encore en liberté. Nous songeons surtout, en écrivant ces lignes, à un certain lieutenant qui, d’après nos informations, continue à se promener librement dans le campement militaire, en portant l’insigne de son régiment. Son nom a déjà été révélé au public dans la journée d’hier par le Pester Lloyd et par le Pesti Naplo.

« Nos lecteurs auront déjà reconnu le fameux chauvin tchèque, Lukach, dont les agissements seront prochainement dénoncés devant le parlement hongrois, par le député de la circonscription de Kiralyhida. »

— De la même façon charmante, dit le colonel, le journal hebdomadaire, le Kiralyhida, et la presse de Pozsony vous rendent célèbre. Enfin, vous me comprenez, lieutenant, ces articles sont inspirés par de vieilles rancunes. Peut-être cela vous amusera également de lire l’article du Journal du soir de Komarom, où l’on affirme en toutes lettres que vous avez tenté de violer madame Kakonyi dans sa salle à manger, au moment même du déjeuner et en présence de son mari. Vous avez forcé, d’après ce journal, ce malheureux cocu à bâillonner son épouse avec sa serviette de table, afin de l’empêcher de hurler. Ceci est le dernier article qui nous est parvenu sur vous, lieutenant.

Le colonel se mit à rire et ajouta :

— Les autorités ont trahi leur devoir, la censure de la presse locale est entièrement aux mains des Magyars, qui font tout ce qu’ils peuvent pour nous embêter. Nos officiers ne sont pas assez protégés contre les diffamations de ces fripouilles de rédacteurs, et ce n’est qu’après des démarches énergiques, sur l’insistance du conseil de guerre de notre division, que nous avons réussi en partie à obtenir satisfaction. Le procureur général de Budapest vient d’ordonner l’arrestation des rédacteurs coupables. Je vous assure que le rédacteur en chef du Journal du soir de Komarom aura de nos nouvelles.

D’autre part, j’ai été chargé en ma qualité de votre supérieur de vous soumettre à un interrogatoire. Le conseil de guerre qui m’a donné cet ordre m’a fourni également des documents concernant votre affaire, et tout serait déjà réglé à l’amiable, si cet idiot de Chvéïk n’était pas intervenu dans l’histoire. On avait arrêté avec lui un sapeur nommé Voditchka. Après la rixe au poste de garde de la garnison, on a retrouvé dans la poche de sa capote, la lettre que vous aviez envoyée à Madame Kakonyi. Or, comme on interrogeait Chvéïk, il a déclaré à l’instruction que ce n’était pas vous qui aviez rédigé la lettre, mais lui-même. Et, lorsqu’on lui a présenté le document, et que le juge d’instruction l’a pressé de le copier pour comparer les deux écritures, votre ordonnance s’est emparée de la lettre et l’a avalée. Le secrétariat du régiment a dû mettre à la disposition du juge d’instruction des rapports rédigés par vous-même pour comparer votre écriture avec celle de Chvéïk. Et voici le résultat de leurs recherches…

Le colonel chercha quelques instants dans l’amoncellement de feuilles qui se trouvaient sur son bureau, puis il tendit au lieutenant Lukach un papier sur lequel celui ci put lire :

« Le détenu Chvéïk s’est refusé à écrire les phrases qu’on lui dictait, en déclarant pour sa défense que depuis la veille, à la suite des émotions subies, il ne savait plus écrire ».

— Tout ce que Chvéïk ou le sapeur Voditchka pourront dire au conseil de guerre n’a aucune importance, lieutenant. Chvéïk et le sapeur affirment qu’il ne s’agit dans toute cette affaire que d’une sorte de farce, qu’ils furent contraints eux-mêmes de se défendre parce qu’ils avaient été attaqués par des civils. L’instruction a du reste établi que votre Chvéïk est un drôle de personnage. Voici la façon par exemple dont il a répondu à ses juges, lorsque ceux-ci le pressaient d’avouer. Je lis sur le procès-verbal :

« Je me trouve justement dans la même situation que le célèbre prince Palouchka, à cause d’un portrait de la Sainte-Vierge. Lorsqu’on lui a demandé de quelle façon il s’était approprié certains tableaux, il n’a pu que répondre : « Voulez-vous me faire cracher le sang ? »

— Bien entendu, poursuivit le colonel, j’ai fait des démarches au nom du régiment pour faire paraître dans les journaux une rectification au sujet de ce que ces saligauds ont publié à notre sujet. Les communiqués seront expédiés ce soir même, et je pense avoir fait tout ce qui était nécessaire pour réhabiliter notre régiment. Écoutez un peu ce que je leur écris :

« Le conseil de guerre de la division n°X. et le commandant du 91e régiment de ligne déclarent que les articles publiés dans la presse locale sur les soi-disant attaques et outrages aux mœurs commis par des soldats du régiment susnommé sont de pures calomnies, que les faits qu’ils dénoncent ont été inventés de toutes pièces, et que l’instruction militaire déjà ouverte contre les journaux en question saura combattre énergiquement de pareilles manœuvres. »

— Le conseil de guerre a tenu à nous faire part de son opinion, continua le colonel. Il est d’avis qu’il ne s’agit dans toute cette histoire que d’une campagne haineuse contre les troupes qui se rendent d’Autriche en Hongrie. Calculez un peu combien de soldats nous avons déjà envoyés au front, et comparez-les au nombre des soldats magyars. Je vous le dis, lieutenant, en toute franchise, j’aime cent fois mieux le soldat tchèque que ces canailles de Magyars. Je me souviens encore trop bien que, sous Belgrade, ces salopards de Hongrois ont eu le culot de tirer sur notre 2e bataillon de marche. Les nôtres, ne sachant pas que c’étaient les Magyars qui leur tiraient dessus, se mirent à bombarder l’aile droite des Deutschmeister de Vienne qui, à leur tour, ouvrirent le feu sur un régiment de Bosnie qui se trouvait près d’eux. Imaginez cette situation ! J’étais juste à ce moment-là à l’état-major de la brigade et nous étions encore à table. La veille, nous avions eu un dîner assez frugal : du jambon et de la soupe. Mais ce jour-là le menu était épatant : Consommé de volaille, un filet de bœuf au rizzoto et des tartes à la crème. La veille au soir, nous avions fait pendre un marchand de vins serbe, et nos cuisiniers avaient découvert dans ses caves des vins vieux de trente ans. L’eau nous venait à la bouche en nous mettant à table. Eh bien, à peine avions-nous avalé la soupe que la pétarade commence, et, pour comble de malheur, notre artillerie, ignorant que nos pauvres poilus se massacraient entre eux, se mit à envoyer des marmites dans nos lignes. Un de ces obus éclate à dix pas de notre état-major. Les Serbes, croyant qu’il s’agissait chez nous d’une rébellion, se mettent à nous attaquer de tous côtés. Le général de brigade est appelé au téléphone. Le général de division se met à l’engueuler en lui disant qu’il vient de recevoir l’ordre de préparer une attaque sur l’aile gauche de l’ennemi pour 2 h 35, et que, puisque nous sommes en réserve, nous n’avons qu’à cesser le feu immédiatement, nom de Dieu ! etc.… Mais comment aurait-il voulu que nous fassions pour donner l’ordre de cesser le feu dans de pareilles circonstances ? La centrale téléphonique de la brigade nous fait savoir à ce moment-là qu’elle ne peut obtenir aucune communication, que la seule qui lui est parvenue est celle du 75e de ligne, qui déclare qu’il vient de recevoir l’ordre de la division de tenir à tout prix. Puis les communications sont absolument interrompues, on nous demande d’envoyer un bataillon en hâte pour rétablir les fils téléphoniques. Mais les Serbes ont déjà occupé les hauteurs nos 212, 226 et 327. Nous avons essayé également de parler avec le commandant de la division, mais nous n’avons pu obtenir la communication. Évidemment, puisque les Serbes avaient rompu nos lignes sur les deux ailes et qu’ils nous avaient encerclés. Finalement, ils sont parvenus à refouler notre brigade dans un triangle et nous sommes tous tombés entre leurs mains. Nos hommes de l’infanterie, l’artillerie, le parc à voitures, et même l’infirmerie.

J’ai dû cavaler deux jours durant sans descendre de selle, et l’état-major de la division et de la brigade ont été faits prisonniers. Et tout cela nous est arrivé par la faute de ces salauds de Magyars, qui s’étaient mis à tirer sur notre 2e bataillon de marche. Bien entendu, ils ont nié, et même nous ont mis en cause.

Le colonel cracha :

— Vous avez pu vous rendre compte par vous-même, ajouta-t-il, grâce à votre aventure de Kiralyhida, de la bonne foi de ces gens-là !

Le lieutenant Lukach, fort embarrassé, se mit à tousser.

Le colonel se pencha vers lui et lui demanda, confidentiellement :

— Dites-moi, lieutenant, votre parole d’officier, combien de fois avez-vous couché avec cette madame Kakonyi ?

Le colonel Schroder était de bonne humeur.

— Non, mon cher, vous ne voudriez tout de même pas me faire croire que vous vous en êtes tenu à cette lettre. Lorsque j’avais votre âge, j’ai suivi un cours de géométrie en Hongrie, à Eger et, durant les trois semaines que je suis resté là, j’ai couché avec des Magyares : une jeune fille, une femme mariée, et bien d’autres encore. Je prenais tout ce qui se présentait à ma portée. Je me suis si bien amusé qu’en rentrant au régiment, je n’avais même plus la force de remuer les jambes. Mais, parmi toutes ces femmes, celle d’un avocat m’avait particulièrement vidé. Ah, celle-là, mon cher, je vous assure, me fit voir ce que les Hongroises sont capables de faire ! J’ai cru qu’elle allait me dévorer. Dans sa rage amoureuse, elle allait jusqu’à me mordre, et je n’ai pu fermer l’œil de la nuit.

— Cette histoire de lettre m’amuse, ajouta le colonel, en donnant une tape cordiale sur l’épaule de Lukach. Allons, allons, ne dites rien, je vois clair dans toute votre affaire. Le mari vous surveillait, et cet idiot de Chvéïk… Mais, à vrai dire, lieutenant, votre ordonnance a du cran. Il a tout de même bouffé votre lettre. Dans le fond, c’est un brave type. Ce geste me plaît. Nous tâcherons de le tirer de là. Le plus ennuyeux, c’est que vous avez été compromis, lieutenant Lukach, par cette campagne de presse. Vous ne pouvez plus rester ici. Dans le courant de la semaine, une compagnie de marche partira pour le front russe. Vous êtes le plus âgé des officiers à la 11e compagnie, vous en prendrez le commandement. J’ai déjà tout arrangé à la brigade. Dites au chef de la compagnie qu’il vous donne un nouveau tampon à la place de Chvéïk. Lukach jeta un regard plein de reconnaissance sur le colonel et celui-ci continua :

— Eh bien, vous voyez que tout est réglé pour le mieux. Je vous souhaite bonne chance. Tâchez de me revenir avec de nombreuses décorations, et lorsque nous aurons l’occasion de nous revoir, ne fuyez pas notre compagnie, comme vous le faisiez à Budeiovitz.

Le lieutenant Lukach en sortant du bureau du colonel ne cessait de se répéter : « Commandant de compagnie… nouveau tampon… »… et le candide visage de Chvéïk lui apparut dans toute sa beauté.

Lorsqu’il ordonna au sergent-major Vanek de lui chercher une ordonnance, le sergent montra un grand étonnement.

— J’avais toujours cru, mon lieutenant, que vous étiez très content de votre brave soldat Chvéïk, lui dit-il.

 

* * *

 

Dans les cellules du conseil de guerre de la division, les prisonniers se levaient régulièrement à 7 heures du matin. Ils rangeaient les paillasses recouvertes de poussière, car dans ces prisons improvisées, il n’y avait pas de bat-flanc. Les détenus se trouvaient dans des baraquements en bois et, après avoir recouvert leurs paillasses de la façon réglementaire, ils allaient s’asseoir sur les banquettes appuyées contre le mur. Les uns, qui revenaient du front, s’occupaient à exterminer leurs poux, tandis que les autres se divertissaient en se racontant des histoires.

Chvéïk et son copain, le bon vieux sapeur Voditchka, prirent place au milieu d’autres soldats de divers régiments sur une banquette qui se trouvait près de la porte.

— Regarde-moi ce client-là, s’écria Voditchka, c’est encore un salaud de Magyar ! Écoutez donc les prières qu’il fait, l’animal, pour obtenir la protection de Dieu ! Vous parlez d’un plaisir que j’aurais à lui fendre la gueule d’une oreille à l’autre !

— C’est un brave type, lui répondit Chvéïk, il est là car il ne veut pas faire la guerre. Il est d’une secte quelconque et on veut le zigouiller, précisément parce qu’il ne veut zigouiller personne. Il ne fait que se conformer aux ordres de son Dieu. Mais ici, on va lui en foutre du bon Dieu. J’ai connu en Moravie avant la guerre un certain Nemrava, qui se refusait même à porter le flingot. Lorsque le conseil de révision le prit pour le service armé, il déclara qu’il ne voulait pas être soldat, car c’était contraire à ses principes. On s’est empressé de le coffrer, et au bout de quelque temps, on l’a conduit devant le conseil de guerre pour prêter serment. Et voilà le bonhomme qui se met à dire qu’il ne prêtera pas serment, car c’est contre ses principes. Et il en resta là.

— C’était un imbécile, répondit Voditchka, il aurait dû prêter serment et se dire qu’il s’en fichait pas mal du serment et de tout ce qui s’ensuit.

— J’ai prêté serment trois fois, dit un fantassin, et je suis en tôle pour la troisième fois pour désertion. Et, si les experts médicaux n’avaient pas prouvé que j’ai assommé ma tante il y a quinze ans, par crétinisme, j’aurais été zigouillé peut-être pour la troisième fois. Mais voilà, ma tante bien-aimée me tire toujours du pétrin. C’est grâce à elle que j’ai évité le poteau et que je m’en retournerai peut-être la peau intacte de la guerre.

— Et pourquoi diable as-tu assommé ta tante ? demanda Chvéïk.

— Drôle de question, répondit l’homme en souriant. Pourquoi est-ce qu’on tue les gens ? Pour leur argent parbleu ! La vieille sorcière avait des rentes, et elle venait de palper un tas de galette lorsque je suis venu, tout en loques et affamé, lui rendre visite. C’était la seule parente que j’avais dans tout l’univers. Je l’ai priée de me venir en aide, en lui disant que j’étais fauché, et cette vipère m’a envoyé promener en me disant que j’étais assez grand pour boulonner, que j’étais un costaud, que je n’avais qu’à trouver du travail. Un mot a suivi l’autre et, finalement, je lui ai administré une correction : deux ou trois coups de hache sur la tête et cela l’avait tellement défigurée que je ne savais même plus si c’était ma tante. Je me suis assis à côté d’elle par terre, et je ne cessai de me demander : Est-ce que c’est ma tante ou non ? Et c’est comme ça que le lendemain matin, les voisins m’ont découvert, assis près d’elle. Alors, on m’envoya d’abord à Slupi, dans une maison d’aliénés. Au début de la guerre, on m’a présenté à une commission d’experts, qui m’ont déclaré guéri. Et, là-dessus, ils m’ont envoyé au régiment pour y faire mon service militaire que j’avais loupé.

Comme il achevait ces mots, un homme grand et maigre, à l’aspect misérable, passa devant eux en tenant dans sa main un balai.

— C’est un instituteur de notre dernière compagnie de marche, dit un soldat d’un ton mélancolique à un chasseur qui se trouvait près de Chvéïk. Il va balayer la salle. C’est un brave homme, et on l’a coffré parce qu’il avait fait des vers.

— Eh, dis donc, instituteur, cria le chasseur, veux-tu nous réciter tes vers sur les poux ?

L’homme s’approcha, avec une mine grave, déposa son balai à ses pieds et, après avoir toussé une ou deux fois, se mit à déclamer :

 

Tout est pouilleux chez nous. Ça démange…

Ce n’est qu’un pou énorme qui nous gouverne

Même nos officemars tressaillent dans les granges

Ou dans d’autres quartiers, dans les cavernes

En se grattant. Pour les poux, tout va bien chez nous

Personne ne peut s’en défaire, ni lui, ni moi.

Tenez, voilà une belle demoiselle-pou

Russe qui se rend à la noce avec un pou hongrois !

 

Le pauvre instituteur s’assit sur la banquette et poussa un long soupir :

— Voilà, dit-il, c’est tout. Et c’est pour cela qu’on m’amène pour la quatrième fois à l’interrogatoire.

— Cela ne vaut vraiment pas quatre interrogatoires, déclara Chvéïk avec conviction. Tout dépend de ce que vous avez désigné par ce vieux pou hongrois. L’allusion aux noces des poux vous aidera peut-être à vous tirer d’affaire. Cela va les embrouiller tellement que vos juges en deviendront dingo. Dites simplement que c’était pas votre intention de faire de la propagande pour la fraternisation russo-hongroise, car vous n’aimez pas les Hongrois ; c’est l’unique chance de vous sauver. Du reste, dites que vous n’avez voulu insulter personne et que vous avez fait cette petite poésie pour votre propre plaisir.

L’instituteur soupira de nouveau.

— Oui, dit-il, mais le juge d’instruction s’est mis à chercher la petite bête dans mon poème, afin de pouvoir m’accuser du crime de lèse-majesté.

— Bref, dit Chvéïk, vos affaires ne sont pas brillantes. Mais, du courage, mon vieux, il ne faut jamais désespérer, comme disait le tzigane Yanetchek lorsqu’on lui a mis en 1879, pour un double assassinat, la corde au cou. Et il avait raison puisqu’il a été reconduit dans sa prison, étant donné que c’était justement l’anniversaire de Sa Majesté l’Empereur.

En l’honneur de cette fête on renonça provisoirement à la pendaison. Le lendemain, on le conduit à nouveau sous la potence, lorsque les fêtes de l’anniversaire étaient passées ; mais il avait de la chance, ce type-là. Il a été gracié trois jours après. Naturellement c’était un peu tard puisqu’il était mort. Mais tout de même, on a ordonné la révision de son procès. Et les juges ont établi que c’était un autre tzigane qui avait commis l’assassinat. Aussi il a été transporté en grande pompe du cimetière des forçats au cimetière catholique de Pilsen avec toute la cérémonie de la réhabilitation. Malheureusement on a appris, deux jours plus tard, qu’il n’avait jamais été catholique, mais protestant. Alors on l’a retransporté au cimetière protestant lorsque…

— T’as pas fini de nous embêter ! s’écria le vieux sapeur Voditchka, ou veux-tu que je te colle une baffe ! Tout de même il a du culot, ce frère ! On a la tête pleine de soucis pour le conseil de guerre et hier encore, lorsque nous sommes allés à l’interrogatoire, il se met à me raconter ce que c’est que la rose de Jéricho.

— Mais c’est pas moi qui ai dit ça, répondit Chvéïk pour sa défense. C’est Meatthei, le valet de l’artiste peintre Pamouchka qui l’a raconté à une vieille femme un jour qu’elle lui demandait ce que c’était qu’une rose de Jéricho. Il le lui expliqua de la façon suivante : tenez, madame, prenez un bon morceau de merde bovine, bien sèche, mettez ça sur une assiette, aspergez-la avec de l’eau fraîche et vous verrez ; cela poussera. Vous aurez une rose de Jéricho. C’est tout. Mais ce n’est pas moi qui ai inventé cette idiotie. J’ai pensé que je faisais bien de te consoler en allant à l’interrogatoire…

— Me consoler ? Voditchka cracha avec un air profondément méprisant. La tête me tourne quand je réfléchis pour savoir comment je dois faire pour me débiner et pour aller régler leur compte à ces salauds de Magyars. Et pendant ce temps-là, cette andouille vient me consoler avec ses histoires de merde de vache ! Mais comment veux-tu que je rende la monnaie de leur pièce à ces voyous de Magyars, si je suis enfermé ici ? Et par-dessus le marché, le juge d’instruction veut m’obliger à dire que je n’en veux pas aux Magyars. Chienne de vie ! Mais attendez ! Aussitôt qu’un de ces gredins me tombera sous les mains, je vais l’assommer comme un chien enragé. Je vais leur apprendre à danser la czarda. Je vais leur régler leur compte. Ne vous en faites pas, vous aurez encore de mes nouvelles !

— T’as raison, faut pas s’en faire, l’approuva Chvéïk. Tout reviendra dans l’ordre. L’essentiel, quand on est déféré en justice, c’est de ne jamais dire la vérité. Chaque fois qu’on se laisse entraîner à faire un aveu, on est perdu. Celui qui ne sait pas mentir aux juges ne sera jamais bon à rien. Lorsque j’ai travaillé à Ostrova en Moravie, j’ai vu un cas pareil. Un ouvrier mineur avait rossé son ingénieur. L’avocat qui le défendait lui avait bien recommandé de nier toujours, et le président du tribunal l’a gentiment prié d’avouer, en lui disant que ça lui serait compté comme circonstance atténuante, mais le bougre a tenu bon, répétant qu’il ne pouvait rien avouer puisqu’il n’avait rien fait. Et pour finir, il a été acquitté. Car il avait réussi à produire un alibi. Et le même jour, à Brno…

— Jésus-Marie ! s’écria Voditchka, il devient empoisonnant ce vieux frère ! Pourquoi raconte-t-il tout cela ? Hier nous avons vu un type dans son genre chez le juge d’instruction. Comme le juge-capitaine lui demandait ce qu’il faisait dans la vie civile, il lui a répondu : « Je fais de la fumée chez Kreuz. » Et une demi-heure durant, il n’a cessé de répéter cela. Au lieu de dire tout simplement qu’il maniait le soufflet chez le forgeron Kreuz. Lorsque le capitaine lui cria : « Pourquoi ne dites-vous pas que vous êtes manœuvre ? — Il répondit : Mais comment donc, manœuvrier, c’est le franta Hibsch.

À ce moment, du corridor on entendit des pas et le cri d’un garde : Un nouveau ! Un !

Chvéïk annonça joyeusement : Nous allons avoir un copain de plus. Peut-être qu’il nous apporte quelques mégots.

La porte s’ouvrit et l’aspirant Marek, le compagnon de prison de Chvéïk à Budeiovitz, qui avait été affecté depuis à la cuisine d’une compagnie de marche, pénétra dans la cellule.

— Que le Seigneur soit loué ! s’écria-t-il en entrant.

Et Chvéïk, au nom de tous ses compagnons, lui rendit son salut :

— Amen !

Marek regarda Chvéïk avec un air joyeux, déposa la couverture qu’il portait sur les bras, s’assit sur la banquette de la colonie tchèque, déroula les bandes molletières qui entouraient ses jambes et en retira des cigarettes qu’il distribua ; puis, retirant ses brodequins, il releva une de ses semelles et en sortit quelques allumettes qui avaient été coupées en deux avec une précision parfaite. Il alluma une cigarette, donna du feu à ses compagnons, tira quelques bouffées, puis il dit de l’air le plus calme du monde :

— Je suis inculpé de rébellion.

— Ah ! ce n’est rien, répondit Chvéïk avec une mine consolatrice, ce n’est que de la blague.

— Naturellement, répondit l’aspirant, s’imaginent-ils gagner leur guerre avec des procédés pareils ? Si ces idiots aiment tellement leur comédie de justice, grand bien leur fasse ! Mais en tout cas, cela ne changera rien à la situation.

— Et comment qu’t’as fait la rébellion ? demanda le vieux sapeur en fixant un regard plein de sympathie sur Marek.

— Mon cher, j’ai refusé péremptoirement de nettoyer les cabinets de la garde de service. À cause de cet incident sans importance, on m’a conduit devant le colonel qui n’est qu’un vieux cochon. Ce sombre idiot s’est mis à m’engueuler en hurlant que je devrais être en taule, que l’on m’avait puni au rapport du régiment, que j’étais un criminel de droit commun et qu’il était profondément étonné de la patience de la terre qui continuait à me porter, bien que j’eusse infligé au genre humain la pire des hontes. Il me reprochait surtout d’avoir endossé l’uniforme de l’armée et d’avoir nourri la folle prétention de devenir un officier. Je lui ai répondu que la rotation de la terre ne saurait être arrêtée par la présence d’un petit aspirant tel que moi, que les lois de la nature étaient supérieures à la dignité d’officier, et, pour terminer, je lui ai déclaré que je serais fort heureux de savoir quelle puissance pourrait bien me forcer à nettoyer un cabinet que je n’avais pas sali. J’ajoutai que, pourtant, il m’aurait été facile de le faire, après avoir avalé cette odieuse saloperie que l’on prépare à la cuisine du régiment et que l’on décore du nom pompeux de choucroute. J’ai encore ajouté que les paroles de monsieur le colonel concernant ma présence sur terre m’étonnaient fortement, mais que je me sentais absolument incapable d’occasionner un séisme…

Pendant mon discours, le colonel claquait des dents telle une jument qui aurait mangé de la carotte gelée. À la fin il me hurla : Alors, voulez-vous aller nettoyer les cabinets, oui ou non ? — Je vous déclare avec obéissance, mon colonel, que c’est non. — Et moi je vous déclare, aspirant, que vous allez les nettoyer sur-le-champ. — J’ai le regret de vous déclarer avec obéissance, mon colonel, que je n’en ferai rien. — Nom de Dieu ! par le Christ et la Vierge, vous allez me nettoyer non pas un, mais cent cabinets, et tout de suite ! — J’ai le regret de vous déclarer avec obéissance, mon colonel, que je ne nettoierai ni un, ni cent cabinets.

Et cela continua longtemps de la sorte. Le colonel continuant à me demander : Voulez-vous nettoyer les cabinets ? cependant que je m’obstinais à répondre : Je ne nettoierai rien du tout.

Le colonel marchait le long du bureau comme un taureau furieux. Finalement, il prit la décision de s’asseoir en face de moi pour me dire : Réfléchissez encore avant qu’il soit trop tard. Savez-vous que vous êtes passible du conseil de guerre, et croyez-vous par hasard que vous seriez le premier aspirant que j’aurais supprimé. Sachez que nous avons pendu deux aspirants de la 10e compagnie, peu de jours après en avoir fait passer un de la 9e par les armes, car il s’était refusé à marcher en prétendant qu’il avait des engelures aux pieds. Enfin, voulez-vous nettoyer les cabinets oui ou non ? — Je vous déclare avec obéissance, mon colonel, que c’est non ! — Le colonel me fixa un instant dans les yeux, puis il me demanda : — Ne seriez-vous pas par hasard slavophile ? — Non, mon colonel. — Là-dessus, on m’a reconduit en prison et on m’a fait l’honneur de m’inculper de « rébellion ».

— Tu ferais bien, déclara Chvéïk, de déclarer que tu étais idiot. Lorsque j’étais aux arrêts à la garnison, nous avions avec nous un très brave homme, très intelligent, un professeur à l’École commerciale. Il avait déserté son régiment pendant qu’il était au front et on a voulu lui faire un grand procès, comme exemple. On voulait le condamner à être pendu. Et pourtant, il a réussi à se débrouiller et à se tirer des pattes. Il s’est mis à faire le crétin, et lorsque le major l’a examiné, il lui a déclaré qu’il n’avait pas déserté, mais que depuis son enfance il aimait à voyager, qu’il avait toujours eu la nostalgie d’aller quelque part, très loin, qu’une fois il s’était retrouvé à Hambourg, une autre fois à Londres, sans pouvoir se rendre compte comment cela lui était arrivé.

Il déclara que son père avait été un alcoolique, décédé à l’hôpital avant sa naissance, que sa mère exerça longtemps le métier de prostituée, et qu’elle buvait également et qu’elle était morte à la maison des aliénés. Ensuite, que sa sœur cadette s’était noyée. L’aînée s’était jetée sous une locomotive, et son frère avait sauté du haut du pont dans une rivière. Quant à son grand-père, après avoir assassiné sa femme, il s’était aspergé de pétrole pour se brûler vif. Sa deuxième grand’mère était allée se balader avec des tziganes et, finalement, elle se donna la mort en prison en avalant le phosphore d’une boîte d’allumettes. De plus, un de ses neveux avait été condamné pour pyromanie et s’était suicidé dans la prison de Kartouze, en s’ouvrant les veines à l’aide d’un morceau de verre. Puis, une de ses cousines s’était jetée du sixième étage d’une maison à Vienne. Enfin, il ajouta qu’il n’était lui-même qu’un enfant abandonné, qu’il avait reçu une mauvaise éducation et que, par-dessus le marché, lorsqu’il était un bébé de six mois, il était tombé de la table et s’était cogné gravement la tête. Il a déclaré encore qu’il avait de temps à autre un mal à la tête formidable et que, dans ces moments-là, il ne savait plus ce qu’il faisait, que ce devait être à un moment pareil qu’il était parti du front et qu’il n’avait repris ses sens qu’au moment où la patrouille l’a découvert chez Fleck. Ah ! mes bons amis, si vous aviez vu avec quel plaisir on l’a renvoyé de la prison en le libérant même de tout service militaire. Aussi, les cinq poilus qui étaient ses compagnons de cellule lui ont demandé sa combine, et tous l’ont inscrite sur un bout de papier. Ils avaient marqué : père alcoolique ; mère prostituée ; une sœur noyée ; l’autre sœur : locomotive. Frère, du pont : grand-père tué sa femme ; grand’mère couchée avec des tziganes, allumettes, etc., etc. Et lorsqu’on s’est mis à interroger l’un d’eux, le major l’a interrompu au moment où il était au chapitre du grand-père en lui disant : « Assez, mon brave ! tu es déjà le troisième de l’espèce aujourd’hui. Permets-moi de continuer à ta place : ta cousine s’est jetée du 6e étage, tu as été un enfant abandonné et, pour cette raison, on fera bien de te corriger un peu. » Là-dessus, il fit reconduire le pauvre diable aux arrêts, on l’a mis au fer et au cachot, et il a subitement oublié son grand-père brûlé, sa mauvaise éducation, et il demanda sur-le-champ à être envoyé au front.

— On ne croit plus aujourd’hui, soupira l’aspirant, chez nous, au crétinisme héréditaire. On aurait trop peur d’enfermer pour cette raison tous les généraux dans les maisons d’aliénés.

Derrière la porte lourdement ferrée, on entendit le cliquetis des clefs du geôlier qui entra aussitôt :

— Le soldat Chvéïk et le sapeur Voditchka ?

— Présents.

— Au juge d’instruction.

Tous deux se levèrent, et Voditchka dit tout bas à Chvéïk :

— Tu parles d’une bande de crapules. Encore un interrogatoire. Pourquoi diable toutes ces chinoiseries, au lieu de nous condamner tout de suite. On ne fait que nous faire perdre notre temps pendant que les Magyars courent dans les rues…

Tout en marchant vers le bureau du conseil de guerre qui se trouvait dans l’autre baraquement, Voditchka dit à Chvéïk :

— Si au moins on voyait où ça va aboutir. Ils noircissent un tas de papiers, ils nous emmerdent à la fin. Non mais, sans blagues ! Ils nous donnent de la soupe immangeable, de la choucroute pourrie, nom de Dieu ! Je m’imaginais autrement une grande guerre !

— Pour moi, répondit Chvéïk, je suis content. Il y a quelques années, lorsque j’ai fait mon service, notre sergent, un nommé Soltera, avait l’habitude de répéter que le soldat doit être toujours conscient de son devoir, et, pour que tu ne l’oublies pas, en disant cela il te flanquait une baffe. Notre lieutenant, un nommé Kvaisler, lorsqu’il examinait les fusils, nous expliquait toujours que le soldat doit avoir un cœur dur et fort, car il n’est qu’une bête de somme que l’État nourrit, lui donnant du jus pour boire et du tabac pour fumer, mais à condition qu’il soit entièrement à la merci de messieurs les supérieurs.

Le sapeur Voditchka, qui paraissait plongé dans de profondes réflexions, dit à ce moment :

— Lorsque tu seras interrogé par le juge d’instruction, fais bien attention de ne pas te gourrer. Répète toujours ce que tu as dit la dernière fois. Tu te rappelles : Ce sont les Magyars qui nous ont assaillis.

— N’aie pas peur, Voditchka, déclara Chvéïk, garde bien ton sang-froid et ne t’emballe pas. Qu’est-ce que c’est pour nous que ces pouilleux du conseil de guerre ? Ah ! si tu avais vu comment ils travaillaient autrefois, tu parles d’un système D. Nous avons eu à notre compagnie un instituteur, et comme nous étions justement consignés, il nous raconta qu’il avait vu au musée de Prague un livre dans lequel on parlait des conseils de guerre sous le règne de Marie-Thérèse. À cette époque, chaque régiment avait son bourreau qui exécutait les trouffions l’un après l’autre pour recevoir une indemnité d’un écu par tête, et suivant ce bouquin, le bourreau gagnait certains jours jusqu’à 5 écus. Bien entendu, ajouta Chvéïk d’un ton sérieux, les régiments à cette époque avaient de nombreux effectifs et on recrutait continuellement dans les villages.

— Et moi quand j’étais en Serbie, répondit Voditchka, on a fait pendre des comitadjis par des volontaires. On touchait dix cigarettes pour chaque pendaison, si c’était un homme, et cinq cigarettes pour les femmes et les enfants. Puis, un beau jour, à l’intendance, ils ont trouvé que ça revenait trop cher et on les a fait massacrer à la mitrailleuse. J’ai eu un copain tzigane qui, on ne savait pourquoi au début disparaissait chaque nuit. Nous étions à cette époque au bord de la Drina, et une fois, la nuit, lorsqu’il était dehors, nous avons eu l’idée de fouiller dans son havresac et nous y avons découvert plus de trois paquets de cent cigarettes. Alors, quand il est rappliqué un matin dans notre hangar, nous lui avons réglé son compte. Ça été vite fait. Nous l’avons renversé, et un type de notre peloton l’a étranglé avec une lanière. Il tenait à la vie, l’animal, il nous a donné du boulot… Deux lui ont pris la tête, deux l’ont attrapé par les pieds et lui ont brisé l’échine, puis nous lui avons attaché son havresac autour du cou et nous l’avons jeté dans la Drina. Personne n’a voulu de ces cigarettes gagnées de la sorte et, le matin, on l’a cherché partout…

— Fallait dire qu’il avait disparu, répondit Chvéïk. Vous auriez dû raconter qu’il avait depuis longtemps l’intention de s’en aller, qu’à plusieurs reprises il avait voulu se cavaler.

— Penses-tu qu’on y a songé, répondit Voditchka, nous avons accompli notre devoir, et pour le reste on s’en foutait. C’était pas rigolo là-bas, chaque jour nous avions des disparus. De temps à autre, on voyait flotter dans la Drina un comitadji, gonflé comme une outre. De voir un pareil spectacle, quelques bleus en avaient attrapé la jaunisse.

— Fallait leur donner de la quinine, fit observer Chvéïk.

Comme il achevait ces mots, ils pénétrèrent dans le bâtiment réservé au conseil de guerre. L’escorte les conduisit immédiatement dans le bureau n° 8 où, derrière une longue table chargée de gros bouquins, se tenait le capitaine-juge Ruller. Il avait devant lui un volume du Code pénal sur lequel se trouvait un verre de thé. À sa droite, se trouvait un crucifix en imitation d’ivoire. Le Christ, recouvert de poussière, paraissait regarder avec désespoir le bois de sa croix qui avait été déshonoré par des mégots.

Le capitaine Ruller venait justement de jeter dans ce cendrier d’un nouveau genre un bout de cigarette qui fumait encore. Puis il essaya de soulever son verre de thé du bouquin sur lequel il s’était collé.

Pendant qu’il s’efforçait de mener à bien cette opération délicate, il feuilletait un livre qu’il avait emprunté au Casino des officiers. C’était l’œuvre d’un certain Fr. S. Kraus, sur les « Observations concernant la morale sexuelle ». Il regardait avec une grande attention les dessins naïfs illustrant le livre ; l’un d’eux représentait le sexe d’un homme et celui d’une femme qui avaient été relevés sur le mur d’un cabinet de la gare du Nord à Berlin : des légendes rimées les accompagnaient. Il était tellement absorbé par cette contemplation qu’il ne vit pas les prévenus qui venaient de pénétrer dans son bureau. Il ne s’arracha de ses savantes études que lorsque Voditchka eut attiré son attention par quelques toussotements.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, tout en continuant à feuilleter son bouquin, sans lever la tête.

— Je vous déclare avec obéissance, mon capitaine, dit Chvéïk, que mon camarade Voditchka s’est enrhumé.

À ce moment le capitaine-juge releva la tête et fixa Voditchka dans les yeux. Il s’efforçait visiblement de se donner un air sévère.

— Enfin, vous voici, espèces de gredins, dit-il en fouillant dans le tas de pièces qui encombraient son bureau pour y puiser les documents qui concernaient l’affaire des deux détenus. Je vous ai ordonné de venir à neuf heures et il en est onze déjà. Eh ! là-bas s’écria-t-il en s’adressant à Voditchka, vous appelez ça un garde à vous ? Jusqu’à ce que je vous dise « repos », je vous ordonne de garder l’attitude réglementaire.

— Je vous déclare avec obéissance, mon capitaine, que mon camarade Voditchka a des rhumatismes, répondit Chvéïk.

— Toi, je te conseille de fermer ta gueule jusqu’à ce qu’on t’adresse la parole, lui cria hors de lui le capitaine. Tu es venu trois fois à l’interrogatoire, et chaque fois les idioties sortaient de ta bouche comme d’un réservoir inépuisable. Sacré nom de Dieu ! Est-ce que je trouverai votre dossier ou non ! C’est tout de même malheureux d’avoir un boulot aussi formidable à cause de deux idiots de votre genre. Ah ! voici, dit-il tout joyeux en retrouvant les pièces qui formaient un paquet volumineux sur lequel était écrite, en belles lettres rouges, l’inscription suivante : « Affaire Chvéïk et Voditchka ».

— Vous en avez de l’audace. Ainsi, vous vous imaginiez que, pour quelques malheureux coups échangés dans la rue, vous alliez alerter tout le conseil de guerre. Ne fais pas cette gueule d’enterrement, Chvéïk, poursuivit-il, on te fera passer, lorsque tu seras au front, l’habitude de te battre en pleine rue. Sachez que l’instruction concernant votre affaire est terminée par un non-lieu. Mais vous serez tout même présentés au rapport pour y recevoir la punition à laquelle vous avez droit. Puis, vous filerez immédiatement au front avec la compagnie de marche. Mais si, par malheur, j’avais encore à m’occuper de vous, soyez assurés que ça ne se passera pas aussi bien que cette fois-ci. Tenez, voilà votre billet de levée d’écrou, et tâchez de ne pas recommencer.

— Je vous déclare avec obéissance, mon capitaine, dit Chvéïk, que nous vous remercions de tout cœur pour vos bonnes paroles. Si nous étions de simples pékins, je me permettrais de vous dire que vous avez un cœur d’or. Et, en même temps, nous vous prions de nous excuser de vous avoir tellement embêté avec nos affaires. Vraiment nous n’avons pas mérité…

— Allez-vous-en à tous les diables ! s’écria le capitaine. Si le colonel Schroder n’intervenait pas en votre faveur, je crois que cela tournerait mal pour vous !

Voditchka ne reprit ses sens que dans le couloir, lorsque l’escorte les conduisit dans le bureau n° 2. Il se dit alors, en se redressant fièrement, qu’il était de nouveau redevenu le vieux sapeur Voditchka. Le soldat qui les accompagnait était extrêmement pressé, car il craignait de manquer la soupe de midi.

— Allons, les gars, grouillez-vous, leur dit-il ; vous vous traînez comme des limaces.

Voditchka lui déclara qu’il ferait bien de la fermer et qu’il pouvait remercier le ciel de l’avoir fait naître Tchèque plutôt que Magyar, car sans cela il l’aurait déchiqueté en petits morceaux.

Comme les soldats affectés aux bureaux étaient déjà sortis pour aller à la soupe, la sentinelle se vit dans l’obligation de reconduire les deux détenus dans leur cellule, ce qu’il ne fit pas sans maugréer et vouer aux tourments de l’enfer messieurs les ronds-de-cuir.

— Les copains vont tout bouffer, dit-il d’un air tragique. Ils vont prendre les bons morceaux, et moi je vais me l’accrocher… Hier encore, j’ai escorté deux types au camp militaire et, pendant mon absence, un copain m’a bouffé la moitié de ma boule de pain.

— Vous ne songez qu’à bouffer ici, grommela Voditchka.

Lorsqu’ils eurent raconté à l’aspirant la conclusion de leur affaire, Marek s’écria :

— Alors, nous allons partir. Cela me rappelle un roman que j’ai lu dans un journal tchèque qui s’occupait de choses touristiques. Cela s’appelait : Bonne Chance. Tous les préparatifs de notre voyage sont terminés, la haute direction de l’armée aura soin de tout. Vous êtes invités à faire une excursion en Galicie, allez-y, messieurs, d’un cœur joyeux et confiant. Admirez surtout le pays des tranchées. Il est beau et très intéressant. Vous vous sentirez là-bas, dans ces pays lointains, comme chez vous, dans un patelin ami, presque comme dans votre patrie. Haut les cœurs, mes amis ! et mettez-vous en route pour le pèlerinage dans ce pays qui a inspiré au grand Humboldt ces lignes : « Je n’ai jamais vu dans le monde entier un pays aussi imposant que cette stupide Galicie. » Les renseignements précieux que notre armée a recueillis, au cours de ses nombreuses retraites effectuées en Galicie, seront probablement largement utilisés dans les préparatifs de notre nouvelle campagne. Un dernier conseil : Toujours en avant pour la Russie, et tirez en l’honneur de ce beau voyage toutes vos cartouches en l’air !

Avant de retourner au bureau du conseil de guerre, l’instituteur, le malchanceux auteur du poème sur les Poux, s’approcha de Chvéïk et de Voditchka, pour leur dire d’un ton confidentiel : « N’oubliez pas surtout, aussitôt que vous arriverez dans le voisinage des Russes, de leur dire : Zdravtouite rouskie bratia, my bratia, Tchesky, m’y niet aoustriitsi… »

Lorsqu’ils eurent quitté la prison, Voditchka, pour manifester sa haine irréductible et sa volonté de lutte inflexible contre les Magyars, marcha volontairement sur les pieds du Hongrois qui avait refusé de faire son service militaire, en lui criant : « Tu es toujours au milieu alors ! S’pèce d’imbécile ! ».

— S’il avait osé me répondre, confiait-il à Chvéïk, s’il avait eu le culot d’ouvrir son bec, je lui aurais fendu la gueule d’une oreille à l’autre. Mais, penses-tu, ce dégonfleur, on lui marche sur les pieds, il ne répond même pas. Je t’assure, mon vieux Chvéïk, que je suis très ennuyé de n’avoir pas été condamné. Vraiment, ces gens-là ont l’air de se foutre de nous. Comme nous n’avons pas été punis, notre histoire avec les Magyars prend l’allure d’une rigolade, et pourtant nous nous sommes battus comme des lions. C’est ta faute à toi, Chvéïk, si nous filons d’ici sans être condamnés. Maintenant que nous sommes graciés, tous les gens vont croire que nous ne sommes pas même capables de tabasser quelqu’un. Quoi ? Qu’est-ce qu’on va penser de nous. Pourtant nous nous sommes battus en pleine rue, et nous n’y sommes pas allés avec le dos d’une cuiller.

— Mon cher copain, répondit Chvéïk avec son air candide, je ne comprends pas pourquoi cela te chagrine que le conseil de guerre de la division nous traite comme des gens bien. On ne peut rien nous reprocher. Il est vrai qu’à l’interrogatoire, j’ai tâché de me débrouiller. Mais mentir c’était mon devoir, comme le disait toujours l’avocat Bass à ses clients. Lorsque le capitaine-juge m’a demandé pourquoi nous nous étions introduits chez M. Kakonyi, j’ai dit que nous avions voulu simplement faire sa connaissance, et le capitaine ne m’a pas demandé autre chose. Remarque bien, continua Chvéïk, qu’il ne faut jamais avouer au conseil de guerre. Lorsque j’étais à la garnison de Prague, un soldat avait avoué dans la chambre qui se trouvait à côté de la mienne. Or en rentrant, il a été sévèrement rossé, et ensuite nous l’avons obligé à aller se rétracter.

— Naturellement, s’il s’agit d’une affaire malhonnête, répondit le brave Voditchka, je nierai jusqu’à la mort. Mais, si on me demande : Tu t’es battu avec les Magyars ? — Je ne peux que répondre : Oui, je me suis battu. — Vous avez tabassé un Magyar ? — Mais oui, mon capitaine. — Vous avez blessé un Magyar. — Bien sûr, mon capitaine. — Il faut qu’il sache à qui il a à faire. Et veux-tu savoir ma façon de penser ? Eh bien, le vrai scandale, c’est qu’on nous ait accordé un non-lieu. Cela me pousse, à croire qu’il n’a pas été convaincu que j’aie tabassé réellement les Magyars. Mais, dis, tu étais pourtant à mes côtés, toi, lorsque j’avais trois de ces gredins sur le dos ? Tu as vu toi-même qu’au bout de quelques minutes, je les avais aplatis par terre comme des galettes, et que je leur dansais sur le ventre.

Nom de Dieu ! Et après cela, un juge capitaine vient te dire que ce n’est rien. Comme s’il voulait insinuer que je suis incapable de me mêler à une rixe. Mais, attends, aussitôt que je retournerai dans la vie civile, je viendrai trouver ce voyou et je lui ferai voir si je suis incapable de me tabasser. Je prendrai un billet de chemin de fer pour Kiralyhida, et je ferai ici un tapage tel que le monde n’en a jamais vu de pareil. Il faut que tous les pékins se cachent dans les caves, lorsqu’ils apprendront que je suis venu voir ce gredin de juge du conseil de guerre qui a eu l’audace de nous acquitter.

Au bureau, nos personnages furent expédiés en moins de deux. Un sergent-major, dont la bouche était encore luisante de graisse, remit à Chvéïk et à Voditchka leurs papiers, avec une mine sévère. Comme il était d’une province polonaise de la Galicie Occidentale, il orna son discours de quelques fleurs de rhétorique de son dialecte : « Marekvium, glupi, Motmopsie », etc.

Ensuite ce fut un moment pathétique. Chvéïk et Voditchka durent se séparer, chacun d’eux devant retourner à son régiment. Chvéïk dit :

— Alors, mon vieux, une fois la guerre finie, n’oublie pas de venir me voir. Tu me trouveras chaque soir, à partir de six heures, au « Calice » de la rue Na Boïchti.

— Bien sûr que j’y viendrai, lui répondit Voditchka. Est-ce qu’on rigole bien là-dedans ?

— T’en fais pas, lui promit Chvéïk, on ne s’embête pas. Mais si par hasard c’était trop calme, je compte sur toi pour animer la situation.

Ils se séparèrent, mais, au bout de quelques pas, Voditchka se retourna et cria à Chvéïk :

— Et n’oublie pas d’arranger d’ici là une bonne petite rigolade.

Et Chvéïk lui répondit :

— T’en fais pas, tu peux venir à coup sûr !

Ils se dirigèrent vers leur campement respectif. Mais, alors qu’ils étaient déjà à une bonne distance, au coin même de la deuxième allée des baraques, Voditchka se retourna de nouveau et s’écria d’une voix tonnante :

— Eh ! dis donc, Chvéïk, quelle sorte de bière buvez-vous au « Calice » ?

— C’est de la Velkopopovitz.

— Je croyais que c’était de la Smikhov ! lui cria Voditchka, après avoir fait encore quelques pas.

— Il y a aussi des poules, lui confia Chvéïk, en mettant ses deux mains en porte-voix.

— Bien ! Entendu ! À six heures donc, après la guerre !

— Écoute, lui cria Chvéïk, viens plutôt vers six heures et demie, parce qu’il est possible que j’arrive en retard.

La voix de Voditchka retentit de plus en plus loin :

— Tu ne pourrais pas venir à six heures juste, car je n’aime pas beaucoup attendre.

— Bien, hurla Chvéïk, je tâcherai d’y être à six heures juste.

C’est de cette façon touchante que le brave soldat Chvéïk se sépara de son bon vieux copain, le sapeur Voditchka.

 

CHAPITRE IV. LE DÉPART DE KIRALYHIDA POUR SOKAL

 

Le lieutenant Lukach marchait nerveusement dans le bureau de la 11e compagnie de marche. Ce bureau était situé dans un coin du baraquement de la compagnie. C’était un trou noir, séparé du couloir par une cloison de planches. Une table, deux chaises, une couchette en composaient l’ameublement.

Le sergent-major Vanek se trouvait également dans ce bureau. Il était en train de dresser la liste des prêts à payer. C’était également lui qui était chargé de tenir la comptabilité de la cuisine. Bref, le sergent-major Vanek n’était rien de moins que le ministre des finances de la compagnie. Il passait ses journées dans le bureau en question et il y couchait également.

Près de la porte se tenait un gros fantassin, pourvu d’une de ces barbes monumentales que les vieux écrivains se sont amusés à décrire dans leurs contes populaires. C’était Baloun, le nouveau tampon du lieutenant Lukach. Dans le civil, il était meunier au village de Krumlova.

— Je vous remercie pour le nouveau brosseur que vous m’avez procuré, maugréa le lieutenant Lukach d’un ton sarcastique, en s’adressant au sergent-major Vanek. C’est là tout ce que vous avez trouvé de mieux ? Le premier jour que je l’ai envoyé au mess pour chercher mon dîner, ce cochon m’en a bouffé la moitié en route.

— Je l’ai renversé par hasard, balbutia le gros bonhomme.

— Tu prétends avoir renversé la soupe et la sauce, mais comment t’es-tu arrangé également pour renverser le rôti de bœuf, puisque tu m’en as rapporté un tout petit bout. Et qu’as-tu fait des macaronis ?

— Je les ai…

— Allons, pas d’histoire, tu les as mangés.

Le lieutenant Lukach proféra cette dernière phrase avec un tel accent accusateur, que le géant barbu recula de deux pas.

— J’ai demandé aujourd’hui, à la cuisine, ce qu’ils t’avaient donné pour mon dîner. Il y avait du potage aux Knédli, qu’en as-tu fait ? Tu les as péchés un à un dans la casserole et tu les as mangés. Il y avait également du bœuf gros sel aux cornichons. J’aimerais bien savoir ce qu’il est devenu. Il a achevé sa carrière dans ta gamelle, bien entendu. Et sur deux tranches de rôti, tu ne m’en as apporté que la moitié d’une. Et la tarte aux fruits, où l’as-tu renversée ? Dans ton estomac, espèce de cochon, de goinfre, de bête sauvage ! Tu dis que tout ça est tombé au milieu de la route ? Veux-tu me montrer l’endroit exact. Puis tu me racontes ensuite qu’un chien t’a suivi et que, à peine les tartes avaient-elles touché le sol qu’il les a avalées, Nom de Dieu ! Si tu t’amuses à me raconter de telles idioties je vais te flanquer une gifle qui te fera enfler la tête, elle deviendra aussi grosse que ton ventre insatiable. Et ce cochon ose nier encore ! Ne sais-tu pas que le sergent-major Vanek t’a vu au moment même où tu étais en train de bouffer la nourriture que tu étais chargé de m’apporter. C’est lui-même qui est venu me dire : « Mon lieutenant, ce cochon de Baloun est en train de dévorer votre dîner. Je viens de regarder par la fenêtre, et je le vois en train de se taper la cloche comme s’il n’avait rien mangé depuis huit jours ». Seulement, écoutez-moi, chef, il ne suffit pas de dénoncer ce goinfre, il faudrait encore m’expliquer comment il se fait que vous l’ayez choisi pour mon ordonnance. N’auriez-vous pas pu trouver un autre homme que celui-ci ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que Baloun m’a paru être le plus honnête homme de la compagnie. De plus, il est tellement crétin, qu’il ne peut pas apprendre le maniement d’armes. On craint de lui mettre un flingot dans la main, de peur qu’il ne fasse un malheur. Aux dernières manœuvres, il a failli brûler les yeux de son voisin, et pourtant les cartouches étaient chargées à blanc. C’est pour cette raison que j’ai pensé qu’il était tout juste bon à faire un tampon.

— Et qui s’empressera à chaque repas de dévorer mon dîner, ajouta Lukach amèrement. Dis donc, voleur, as-tu tellement faim que ça ! Ta ration ne te suffit-elle pas ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que si quelqu’un a un morceau de croûte de reste, à la cantine, je cours après lui pour le lui demander. Mais tout cela n’arrive pas à me rassasier. Qu’est-ce que vous voulez, ce n’est pas moi qui me suis fait. Je me dis toujours : Avec ça, tu en as assez. — Mais il n’y a rien à faire, j’ai beau manger, à la fin du repas j’ai le même appétit qu’au commencement. Mon estomac ne me laisse pas une minute de répit. Il m’arrive de croire que je l’ai assez bourré et qu’il ne m’embêtera plus. Erreur ! Il me suffit de voir quelqu’un qui mange, ou de sentir l’odeur d’un plat, pour qu’il s’éveille et recommence de nouveau à réclamer sa pâtée. Je voudrais bouffer du fer pour le digérer plus lentement. Mon lieutenant, je vous déclare avec obéissance que j’ai déjà demandé une double ration. Je suis allé également chez le major à Budeiovitz, qui m’a gardé à l’infirmerie durant trois jours, et il ne me donnait à becqueter qu’un peu de soupe matin et soir ; « Tu apprendras, canaille, me disait-il, à avoir faim. Si tu reviens me voir, la prochaine fois tu auras de mes nouvelles ». Mon lieutenant, il n’est pas nécessaire que je vois des plats fins. Les mets les plus ordinaires me font monter la salive à la bouche. Je vous en supplie, mon lieutenant, faites qu’on me double ma ration. Si l’on n’a plus de viande à la cuisine, au moins que l’on me donne des pommes de terre, des fayots, des pâtes, ou ce que bon leur semblera…

— Cela suffit ! J’ai assez entendu tes balivernes ! répondit le lieutenant. Dites-moi, chef, avez-vous jamais rencontré pareille impudence ! Cet oiseau-là me vole mon dîner et il me demande par-dessus le marché de lui faire doubler sa ration. Attends, mon vieux, je vais te faire digérer. Chef, conduisez cet homme au caporal Wiederhofer, pour qu’on le mette au poteau bien ligoté, près de la cuisine, pendant deux heures, au moment où l’on distribuera le goulach. Vous le laisserez là jusqu’à ce que toutes les rations aient été distribuées, et vous direz au chef de cuisine qu’il peut disposer de celle de Baloun.

— À vos ordres, mon lieutenant. Baloun, allons, oust !

Comme le géant se préparait à sortir, le lieutenant lui dit :

— Je te ferai passer ton appétit. Et la prochaine fois que tu mangeras mon dîner, je t’enverrai devant le conseil de guerre.

Un instant plus tard, Vanek pénétra dans le bureau en annonçant que Baloun était déjà solidement attaché au poteau.

Le lieutenant lui répondit :

— Vous me connaissez, Vanek, et vous savez que je n’aime guère ce genre de spectacle, mais il m’est impossible de faire autrement. Comment voulez-vous que je fasse ? Vous connaissez le proverbe qui dit : Le chien grogne lorsqu’on lui retire son os. Je ne veux pas avoir chez moi de voleur. Et du reste, j’espère que le sévère châtiment infligé à Baloun servira d’exemple aux autres hommes de la compagnie. Nos poilus sont devenus intraitables depuis qu’ils ont appris qu’ils allaient partir prochainement pour le front.

Le lieutenant en disant ces mots paraissait très abattu. Il continua tristement :

— Avant-hier, aux manœuvres de nuit, nous avons eu comme adversaires les élèves de l’École des aspirants. La première escouade, envoyée en éclaireurs, marchait encore assez convenablement, car c’était moi-même qui la conduisais ; mais la seconde, chargée de protéger notre flanc gauche et de surveiller la sucrerie, s’est comportée comme une bande de touristes qui rentrent d’une excursion. Ils ont tellement chanté et ils ont fait un tel tapage que cela s’entendait du bureau du colonel. La troisième escouade, chargée de reconnaître la forêt, nous précédait de dix minutes. Ces hommes marchaient avec leurs pipes et leurs cigarettes allumées, de sorte que l’on voyait une quantité de points brillants dans la nuit. Mais la plus extraordinaire de toutes, c’était sans doute la quatrième, qui formait l’arrière-garde. Elle s’est présentée brusquement en face de nous de telle façon que nous avons cru avoir affaire aux adversaires et que nous nous sommes retirés devant elle. Et voilà ! Ce sont de tels types qui composent notre 11e compagnie de marche dont j’assume le commandement. Que diable voulez-vous qu’ils deviennent lorsqu’il s’agira de batailles véritables !

Le lieutenant Lukach, machinalement, croisa ses mains en soupirant.

Vanek s’empressa de le tranquilliser.

— Ne vous en faites pas, mon lieutenant, pas la peine de vous casser la tête pour si peu. J’ai déjà accompagné au front trois compagnies de marche. Les Russes nous les ont écrasées les unes après les autres. Nous avons dû retourner à l’arrière pour former de nouvelles compagnies, et aucune d’elles n’était plus brillante que la vôtre, mon lieutenant. Mais la pire que j’aie vue, celle qui s’est dégonflée de la façon la plus lamentable, c’était la deuxième. Elle s’est rendue avec armes et bagages, avec tous ses sous-officiers et même ses officiers, à l’armée russe. Quant à moi, c’est par le plus grand des hasards qu’on ne m’a pas ramassé. À ce moment-là, j’étais allé à l’intendance pour y chercher de la gnole et du pinard.

Et vous ne savez pas encore, mon lieutenant, qu’à cette même manœuvre de nuit dont vous me parlez, l’École des aspirants, qui avait pour tâche d’envelopper notre compagnie, s’est égarée jusqu’au lac de Néjider ! Elle a marché toute la nuit, et ses éclaireurs ne se sont arrêtés que devant les marécages. Et pourtant ces hommes étaient sous la direction du capitaine Sagner ! Ils auraient sans doute poursuivi leur route jusqu’à Sopron si, à l’aube, le soleil ne s’était levé. Vous n’ignorez pas, mon lieutenant, poursuivit Vanek, visiblement amusé par ces incidents, que le capitaine Sagner sera désigné pour commander notre bataillon de marche. On avait d’abord songé à vous, mon lieutenant, car vous êtes sans nul doute l’officier le plus qualifié pour cette tâche, mais, comme me l’a dit l’adjudant Hegner, l’ordre est venu de la division et on ne peut pas aller contre.

Le lieutenant détourna son regard et alluma une cigarette. Il n’ignorait rien de tout cela et il était convaincu qu’on avait commis une injustice à son égard. C’était la deuxième fois que le capitaine Sagner le supplantait dans l’avancement, mais la discipline lui interdisait de dire ce qu’il pensait à ce sujet.

— L’adjudant Hegner, poursuivit le chef d’un ton confidentiel, nous a raconté l’autre jour que le capitaine Sagner, dans l’espoir d’obtenir quelque décoration, avait fait massacrer ses compagnies l’une après l’autre, par les mitrailleuses serbes, bien qu’il fût évident que l’infanterie était incapable de faire quoi que ce soit, étant donné que les positions de l’ennemi étaient solidement retranchées. Quatre-vingts hommes seulement demeurèrent de notre régiment. Le capitaine Sagner récolta même dans l’aventure une blessure à la main. De plus, à l’hôpital, il fut atteint de dysenterie. Dès qu’il fut sur pied, il revint à Budeiovitz et hier, il a déclaré au mess des officiers, qu’il était très heureux de retourner au front et qu’il ferait crever plutôt tout le bataillon que de revenir de là-bas sans une distinction honorifique. Il râle d’autant plus que lors de cette fameuse attaque contre les Serbes, il a été sérieusement engueulé. Et cette fois, il se propose de se rattraper. Peu lui importe que le bataillon crève, pourvu qu’il soit nommé lieutenant-colonel ! L’adjudant nous a raconté aussi, l’autre jour, que vous n’êtes pas en très bons termes avec le capitaine et qu’il s’empressera sans doute de flanquer votre onzième compagnie dans le secteur où ça bardera le plus.

Le chef ajouta en soupirant :

— Je suis d’avis que dans une guerre du genre de celle ci, où il y a un front d’une pareille étendue et une quantité considérable de combattants, on arriverait à un meilleur résultat plutôt par de savantes manœuvres que par des attaques désespérées. J’en ai vu un exemple à la 10e compagnie de marche, dans le défilé de Dukla. Tout allait pour le mieux, nous avions reçu l’ordre de cesser le feu, et nous nous tenions bien peinards en attendant que les Russes avancent. Nous étions admirablement placés pour les cerner, lorsque nos voisins de gauche, les « Mouches de fer », ont eu une telle frousse en voyant les Russes avancer qu’ils se mirent à tirer avant qu’on leur en donne l’ordre. Et, par leur faute, nous avons été obligés de battre en retraite. 120 hommes seulement sont revenus, les autres s’étaient égarés chez les Russes. Si, à ce moment-là, un heureux hasard n’avait pas voulu que je me rende à la brigade pour faire viser ma comptabilité, j’étais bon, moi aussi, comme la romaine. Ah ! c’est terrible, mon lieutenant, de voir ça ! Les Russes se sont emparés des meilleures positions, et le capitaine Sagner…

— Fichez-moi la paix avec votre capitaine Sagner, s’écria avec impatience le lieutenant Lukach. Je sais tout cela depuis longtemps. Quant à vous, ne vous imaginez pas que lors du prochain engagement vous irez chercher du rhum ou du pinard, ou faire viser votre comptabilité. On m’a déjà dit que vous buviez comme une éponge, et il suffit en effet de regarder votre nez rouge comme une lanterne, pour se rendre compte qu’on ne vous a pas calomnié.

— Ça, c’est un souvenir des Carpathes, mon lieutenant, répondit le chef. Nos tranchées étaient creusées dans la neige, et pas moyen de faire du feu ; sans le rhum, nous serions tous morts, gelés. Je me suis débrouillé pour fournir de la gnole à mes hommes et, de cette façon, j’en ai sauvé des quantités. Seulement, un jour nous avons reçu l’ordre de ne pas envoyer en patrouille les hommes qui avaient le nez rouge.

— Tout ça, ce sont des boniments, répondit le lieutenant. Et, d’ailleurs, l’hiver est fini maintenant.

— La gnole fait du bien dans n’importe quelle saison, observa le chef. C’est elle qui maintient le moral de nos troupes. Pour un litre de vin ou pour un quart de rhum, les hommes se battraient comme des lions. Quel est encore cet idiot qui frappe à la porte ? Il ne sait donc pas lire. J’ai pourtant écrit en toutes lettres : Entrez sans frapper !

Le lieutenant vit tout à coup la porte qui s’ouvrait avec lenteur et, tout doucement, le brave soldat Chvéïk passa sa tête dans l’entrebâillement, en faisant le salut réglementaire.

Ce salut rehaussait son expression candide et heureuse. Le lieutenant Lukach, affolé, tourna de grands yeux dans la direction du brave soldat Chvéïk, cependant que celui-ci le regardait avec tendresse.

C’est sans doute de ce même regard attendri et confiant que l’enfant prodigue contempla son père, en train de faire rôtir un mouton en l’honneur de son retour.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis de nouveau à votre service, lui annonça Chvéïk d’une voix joyeuse.

Le lieutenant sursauta d’horreur sur sa chaise. Depuis le moment où le colonel Schroder lui avait annoncé que Chvéïk était de nouveau affecté à la compagnie, il essayait de se préparer à ce retour avec courage. Cependant, comme les jours avaient passé sans qu’il vînt, Lukach avait peu à peu repris confiance.

— Pourvu, mon Dieu, qu’il ne revienne pas ! songeait-il chaque matin à son réveil.

Et voici que, tout à coup, l’entrée si sympathique de Chvéïk avait réduit à néant tous ses espoirs.

Le brave soldat Chvéïk se tourna ensuite vers le chef, et lui remit, avec un sourire amical, les papiers qu’il retira des profondeurs de sa capote.

— Je vous déclare avec obéissance, mon adjudant, que je dois vous remettre ces papiers qu’on m’a donnés au bureau du régiment. Ils concernent mes prêts et ma nourriture…

Chvéïk se réhabituait très rapidement à la douce atmosphère de la onzième compagnie. À le voir et à l’entendre, on eût cru qu’il avait toujours été un des meilleurs camarades de Vanek. Celui-ci crut bon de tenir Chvéïk à distance respectueuse, en lui répondant avec sécheresse :

— Mettez ça sur mon bureau.

— Je vous prierai maintenant, dit le lieutenant Lukach au chef, de me laisser seul un instant avec Chvéïk.

Vanek se retira alors et colla son oreille contre la porte pour écouter ce qui allait se dire dans le bureau. Cependant, durant les premières minutes de son attente, il en fut pour ses frais d’espionnage, car Lukach et Chvéïk gardèrent un silence de mort. Ils se contentaient de se contempler l’un et l’autre. Lukach dardait son regard sur Chvéïk, comme s’il avait voulu l’hypnotiser, pareil à un coq qui fixe une poule avant de lui sauter sur le dos. Chvéïk fixait sur son lieutenant un regard candide et bon, qui paraissait vouloir dire : nous sommes unis encore une fois, mon amour de lieutenant, et rien ne pourra plus nous séparer.

Mais en voyant que Lukach gardait le silence, l’expression du regard de Chvéïk devint encore plus tendre. Toute son attitude exprimait clairement : Mais vas-y donc, mon bien-aimé, parle, dis ce que tu as sur le cœur.

Le lieutenant Lukach se décida à rompre ce silence.

— Je suis charmé de vous revoir, dit-il d’un air railleur, vous êtes bien gentil d’être venu…

Mais à ce moment-là, il ne put se contenir et toute la colère amassée en lui, durant les jours précédents, fit explosion. Il donna un terrible coup de poing sur la table, avec une telle violence que l’encrier sauta en l’air et macula la liste des prêts.

En même temps Lukach s’était levé d’un bond et, se plaçant devant Chvéïk, il lui hurla dans la figure, tout secoué de rage :

— Animal !

Puis il se mit à marcher avec fureur dans son bureau.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, dit Chvéïk, lorsqu’il vit que Lukach ne cessait pas de se promener et de jeter à droite et à gauche, rageusement, les boules de papier qu’il roulait dans ses mains nerveuses, que j’ai bien remis la lettre, sans faute, ainsi que vous me l’aviez recommandé. J’ai même vu madame Kakonyi, et je vous assure que c’est une bien jolie personne. Il est vrai que quand je l’ai vue, elle avait un peu pleuré…

À ce moment-là, Lukach se jeta brusquement sur la couchette de Vanek, en hurlant :

— Quand donc en aurai-je fini avec vous, Chvéïk ?

Mais celui-ci continua, comme s’il n’avait rien entendu :

— Cette histoire de lettre, évidemment, a entraîné quelques petites histoires. Et il se hâta d’ajouter : Mais j’ai tout pris sur ma conscience. Comme on ne voulait pas croire que j’avais eu de la correspondance avec madame Kakonyi, j’ai avalé votre lettre à l’interrogatoire pour la faire disparaître. Puis, je suis tombé, par un hasard que je ne peux pas m’expliquer, au milieu d’une petite bagarre. Je me suis débrouillé, là-dedans aussi, le plus gentiment du monde, et le conseil de guerre lui-même m’a reconnu innocent, puisque l’instruction concernant mon affaire s’est terminée par un non-lieu. Je n’ai été au bureau du régiment que pendant quelques minutes. Monsieur le colonel m’a engueulé un tout petit peu, pour la forme, puis il m’a ordonné de me présenter de nouveau chez vous, comme ordonnance, et il m’a dit de vous dire qu’il vous invite à venir immédiatement dans son bureau, pour une affaire de la compagnie de marche. Il y a plus d’une demi-heure de cela, car le colonel ignorait sans doute que l’on allait me traîner encore dans les bureaux de la comptabilité, où j’ai dû attendre. Vous savez, mon lieutenant, tout est tellement confus et désordonné chez eux, qu’il y aurait de quoi devenir dingo…

Lorsque Lukach apprit qu’il était attendu par le colonel depuis plus d’une demi-heure, il dit à Chvéïk en s’habillant en hâte :

— Nom de Dieu ! vous m’avez flanqué encore dans de beaux draps !

Il dit cela d’un ton si désespéré que Chvéïk crut bon de le consoler, en lui criant :

— Ne vous en faites pas, mon lieutenant, le colonel vous attendra ; il n’a pas autre chose à faire…

Dès que Lukach se fut éloigné, l’adjudant-chef Vanek pénétra dans le bureau.

Chvéïk s’était assis sur une chaise et s’était mis à tisonner le poêle, tout en jetant dans le foyer des pelletées de charbon. Le bureau ne tarda pas à être envahi par la fumée. Chvéïk, sans accorder la moindre attention à Vanek, continua à s’amuser à ce petit jeu, pendant que l’adjudant le regardait, scandalisé. Finalement, le chef perdit patience et, repoussant d’un coup de pied la porte du poêle, il intima à Chvéïk l’ordre de ficher le camp.

— Mon adjudant, répondit Chvéïk avec dignité, j’ai l’honneur de vous faire savoir que je ne peux pas exécuter vos ordres, car je suis affecté ici par ordre supérieur. Je suis ordonnance à la onzième compagnie, ajouta-t-il fièrement. Le colonel Schroder, lui-même, m’a désigné pour être l’ordonnance du lieutenant Lukach. J’ai toujours été son tampon, mais, par mon intelligence héréditaire, j’ai attiré sur moi l’attention de mes supérieurs. Nous nous connaissons bien, le lieutenant Lukach et moi. Que faisiez-vous, mon adjudant, dans la vie civile ?

Le ton familier de Chvéïk surprit à tel point l’adjudant, que celui-ci répondit avec simplicité, comme s’il avait été un subordonné de l’ordonnance :

— Je suis le droguiste Vanek, de Kralup.

— J’ai fait, moi aussi, un petit bout d’apprentissage chez un droguiste, dit Chvéïk, chez un certain Kokochka au Perchtine. C’était un drôle de type. Il m’arriva d’allumer par erreur, dans sa cave, un tonneau d’essence, et toute la boutique s’est mise à flamber. Alors, il m’a balancé, et le Syndicat de la droguerie aussi. Pour cette raison, à cause d’un idiot de tonneau d’essence, je n’ai pas pu terminer mon apprentissage. Est-ce que vous fabriquez, vous aussi, des drogues pour les vaches ?

Vanek répondit non de la tête.

— Chez nous, on en fabrique avec des images bénies, car notre chef Kokochka était un homme très pieux, et il avait lu quelque part que saint Pérégrine avait guéri des vaches. Donc, il a fait imprimer quelque part, à Smikhov, des petites images qui représentaient saint Pérégrine, puis il les a fait bénir au couvent de Memaus pour la somme de deux cents couronnes. Et ensuite il en a enveloppé les paquets de drogues destinées aux bestiaux. Il suffisait de verser cela, après l’avoir fait dissoudre auparavant dans un peu d’eau chaude, dans la mangeoire de la bête malade, et de réciter une prière à saint Pérégrine, rédigée par M. Tauchen, notre commis. Mais il faut que je vous raconte l’histoire de cette prière : Notre vieux Kokochka appela un soir M. Tauchen et lui ordonna de rédiger, avant le lendemain matin dix heures, c’est-à-dire avant la venue du patron, une belle petite prière rimée, afin qu’elle soit prête avant midi pour qu’on puisse la donner à l’imprimeur, car il prétendait que les vaches attendaient impatiemment leur prière. Il lui avait donné à choisir, ou il ferait la prière en vers et il aurait pour cela deux couronnes en plus de sa semaine, ou il refuserait de faire la prière et il serait foutu à la porte. Monsieur Tauchen veilla toute la nuit, mais bien qu’il mît son cerveau à la torture l’inspiration ne venait pas. Le lendemain quand il ouvrit la boutique il avait les yeux cernés et les cheveux en broussaille, il avait même oublié comment s’appelait le saint des vaches ; alors Ferdinand, notre garçon de course, vint à sa rescousse. Il était très calé dans les affaires de la boutique.

Il fauchait les pigeons au grenier, il nous a appris aussi comment il fallait s’y prendre pour ouvrir la caisse du patron et un tas de choses très utiles dans le commerce. Donc celui-là s’est efforcé de tirer M. Tauchen de l’embarras. « Laissez-moi faire et ne vous en faites pas » qu’il lui dit. M. Tauchen qui était très content qu’on le tire de cette triste situation envoya aussitôt chercher de la bière pour lui. Et avant même qu’on ait apporté le demi, notre Ferdinand avait déjà terminé son poème qu’il nous a lu :

 

Je viens du haut du ciel,

Mon remède est comme du miel.

Veaux et vaches, je vous le dis,

Par moi se guérissent des maladies.

Les potions de Kokochka

Chassent les maux

N’en doutez pas.

 

Puis, après avoir avalé son premier demi, il s’est remis au travail et il a achevé son poème en cinq sec. Il a ajouté :

 

C’est le grand et bon saint Pérégrine

Qui se disait que ça le chagrine

De voir les vaches si sympathiques

Souffrant de maux et de coliques.

Achetez donc les poudres du saint homme

Cela ne coûte que deux couronnes.

Bon saint, ayez pitié des bestiaux

Priez pour nous et pour nos agneaux.

 

Lorsque M. Kokochka est arrivé, Tauchen l’a suivi dans son cabinet et, en sortant, il nous a montré deux pièces de deux couronnes que le patron lui avait données au lieu d’une, ainsi qu’il avait été convenu. Tauchen voulait partager le bénéfice avec Ferdinand, mais notre Ferdinand, à la vue de l’argent, a été pris d’un accès d’orgueil. Il a répondu qu’on devait lui donner tout ou qu’il n’accepterait rien. Alors, M. Tauchen glissa les deux pièces dans sa poche et ne donna rien du tout. Puis il m’a appelé dans le fond de la boutique et il m’a collé une baffe, en me déclarant que j’en aurais encore une centaine si j’osais dire, à qui que ce soit, que ce n’était pas lui qui avait composé les prières. « Si M. Kokochka te fait témoigner, qu’il m’a dit, tu n’auras qu’à dire que Ferdinand n’est qu’un menteur. »

Puis il m’a demandé de prêter serment, ce que j’ai fait devant un tonneau de vinaigre. Mais notre Ferdinand, qui la trouvait mauvaise, s’est mis à se venger sur les drogues aux vaches. Comme nous préparions les remèdes pour les bestiaux au grenier, Ferdinand ramassait toutes les crottes de souris qu’il trouvait et il les y mêlait. Puis il a ramassé le crottin des chevaux dans la rue, il l’a fait sécher et l’a broyé dans un mortier et il l’a mélangé dans la drogue recommandée par saint Pérégrine. Mais cela ne lui a pas suffi. Il a pissé dedans, et autre chose aussi, et avec tout cela il a fabriqué une sorte de pâte.

À ce moment le téléphone se mit à sonner. Le chef prit le récepteur et le raccrocha un instant après en jurant : On m’appelle d’urgence au régiment. Tout de suite ! grogna-t-il. Je n’aime pas cette hâte suspecte.

Chvéïk demeura seul. Une minute après le départ du chef le téléphone se mit à sonner de nouveau. Chvéïk se précipita vers l’appareil.

« Vanek ? il vient de partir à l’instant… Au bureau du régiment. Qui est-ce qui me parle ? Ici ! c’est l’ordonnance de la 11e compagnie. Et qui est-ce qui me parle ? L’ordonnance de la 12e ? bravo ! salut, cher confrère ? Mon nom ? Chvéïk. Et toi, comment tu t’appelles ? Braun ! très bien. Tu ne serais pas par hasard un parent du chapelier de la rue Boberjny, à Karlina ? Non, tu ne le connais pas ? Moi non plus. Il m’est arrivé de passer en tramway devant sa boutique et c’est pour cette raison que je me rappelle de son enseigne. Quoi de nouveau ? Je n’en sais rien. Quand est-ce que nous partons ? Je n’ai entendu parler d’aucun départ. Où diable devons-nous partir encore ?

— Mais au front, espèce d’abruti ?

— Je n’en ai point entendu parler.

— Alors, mon vieux, tu es une drôle d’ordonnance. Tu ne sais même pas si ton sous-lieutenant…

— Chez nous, il n’y a pas plus de sous-lieutenant que de…

— C’est du pareil au même. Alors, tu ne sais pas si ton lieutenant a été appelé chez le colonel ?

— Si, il y est allé tout à l’heure…

— Eh bien, voici, notre commandant est aussi chez le colonel ; je viens de parler à son ordonnance. Tous ces va-et-vient ne me disent rien qui vaille. Tu ne sais pas non plus si on prépare quelque chose à la fanfare du régiment ? Non ? Fais donc pas l’idiot ! Votre chef a déjà reçu son avis de départ ? Combien d’hommes avez-vous à la compagnie ?

— Je n’en sais rien.

— Et, espèce d’imbécile, tu as peur que je te bouffe ton nez ?

Chvéïk entendit, à ce moment-là, son interlocuteur dire à quelqu’un qui se trouvait à côté de lui : « Tiens, écoute, toi aussi. Ils ont un drôle de type comme ordonnance à la 11e.

Puis la conversation se poursuivit ainsi :

— Allo ! tu dors ? mais réponds-moi donc ! Donc, tu ne sais encore rien ? Sans blague ? Le chef ne vous a-t-il pas dit que vous deviez aller chercher des conserves aux magasins ? Que tu es nouille, mon vieux frère ! Quoi ? cela ne te regarde pas ?

On entendit des rires à l’extrémité du fil.

— Non ? Mais tu es dingo ! Enfin, si tu apprends quelque chose à ce sujet, téléphone tout de suite à la 12e. Entendu ? Un mot encore !… D’où est-ce que tu viens ?

— De Prague.

— Alors, mon gars, tu devrais être plus débrouillard. Et dis donc : quand est-ce que ton chef est allé chez le colon ?

— On vient de l’appeler.

— Ah ! tu vois, ils sont en train de comploter quelque chose. Et toi tu n’en sais rien. Tu es là comme une nouille.

— Je suis sorti de taule il y a à peine une heure pour venir au Conseil de guerre.

— Ah ! si c’est comme ça… ça change ! Plus tu m’en diras ! Je viendrai tout à l’heure te voir. Salut !

Chvéïk était en train d’allumer sa pipe lorsque le téléphone recommença à sonner.

— Que le diable vous emporte avec votre téléphone ! s’écria Chvéïk. Si vous croyez que je vais passer mon temps à bavarder.

Mais le téléphone continua à retentir avec une telle insistance que Chvéïk perdit patience et décrocha à nouveau le récepteur.

— Qui est là ? Ici ? Chvéïk, ordonnance de la 11e compagnie.

— Qu’est-ce que vous fichez là ? répondit une voix que Chvéïk reconnut comme étant celle de son lieutenant. Où est Vanek ? Appelez-moi tout de suite Vanek au téléphone.

Chvéïk, tout ému d’entendre la voix de son lieutenant, répondit :

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant…

— Écoutez, Chvéïk, je n’ai pas de temps à perdre avec vous. Les communications téléphoniques, surtout lorsqu’elles sont militaires, doivent être brèves et claires, aussi je vous dispense de vos préambules, de vos : je vous déclare avec obéissance, etc., je vous demande simplement, soldat Chvéïk, si vous pouvez dire à Vanek de venir immédiatement au téléphone ?

— Je ne l’ai pas à portée de ma main, mon lieutenant. Je vous déclare avec obéissance qu’il vient d’aller au bureau du régiment, il n’y a même pas un quart d’heure.

— Chvéïk, Chvéïk, quand apprendrez-vous à vous exprimer brièvement ! Attendez que je rentre et vous aurez de mes nouvelles ! Maintenant, écoutez bien ce que je vais vous dire. Vous m’entendez bien, n’est-ce pas ? Je ne veux pas avoir avec vous une de ces fameuses explications dont vous avez le secret, je ne veux pas que vous me racontiez que vous n’avez pas compris ce que je vous avais dit parce que ma voix était brouillée ou d’autres histoires de ce genre. Aussitôt que vous aurez raccroché l’appareil…

Là, Chvéïk n’entendit plus rien. Le téléphone sonna de nouveau. Chvéïk s’empara de la manivelle et se mit à tourner à toute vitesse. Lorsqu’il approcha son oreille du récepteur ce fut pour recevoir une bordée d’injures : idiot, voyou, fripouille, pourquoi interrompez-vous notre conversation ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que vous m’avez dit de raccrocher…

— Dans une heure, je suis de retour. Je vous réglerai votre compte ! En attendant, vous allez me chercher immédiatement un sergent de la compagnie, le sergent Fuchs, dites-lui qu’il prenne dix hommes avec lui et qu’il se dépêche d’aller chercher des conserves au magasin du régiment. Avez-vous compris ? Répétez ce que vous devez faire ?

— Aller chercher avec dix hommes de la compagnie des conserves au magasin.

— Enfin ! pour la première fois, vous avez un peu de mémoire ! Je vais téléphoner à Vanek pour qu’il aille également contrôler les comptes. S’il venait tout de suite à la compagnie dites-lui qu’il n’a qu’à courir au magasin. Et maintenant vous pouvez raccrocher.

Chvéïk s’empressa de sortir et de se mettre à la recherche du sergent. Il trouva un groupe de sous-officiers rassemblés à la cuisine où ils étaient en train de manger. En face d’eux se trouvait le pauvre Baloun. Ils l’avaient solidement attaché à un poteau, mais pas aussi cruellement cependant que la discipline l’aurait prescrit. Un des cuisiniers lui avait placé dans la bouche un os auquel adhérait encore un peu de viande, et le pauvre diable faisait des efforts comiques pour ne pas le laisser échapper.

— Lequel d’entre vous est le sergent Fuchs ? demanda Chvéïk.

Le sergent ne daigna même pas répondre lorsqu’il vit que c’était un simple soldat qui était à sa recherche.

— Je demande, s’écria Chvéïk, qui est parmi vous le sergent Fuchs ?

Fuchs se leva.

— D’abord, lui dit-il, on ne dit pas : lequel d’entre vous est le sergent Fuchs ? Mais bien : je vous déclare avec obéissance, messieurs les sous-officiers, que je voudrais parler à monsieur le sergent Fuchs… Si dans ma section quelqu’un s’avisait de ne pas dire : je vous déclare avec obéissance, je lui balancerais immédiatement une de ces raclées dont il garderait le souvenir.

— Ne vous emballez pas, sergent, répondit Chvéïk, mais ramassez en vitesse dix hommes et filez avec eux au pas de course au magasin du régiment. C’est pour aller chercher le singe.

Le sergent Fuchs, suffoqué par cet ordre donné d’une voix impérative, ne put que répondre :

— Quoi ?

— Il n’y a pas de quoi, répondit Chvéïk. Je suis ordonnance à la compagnie de marche et je viens de recevoir cet ordre de la part du lieutenant Lukach. Il m’a dit : trouvez un sergent et dix hommes et ordonnez-leur de se rendre au pas de course au magasin. Si vous ne voulez pas obéir, c’est bien, je m’en retourne au téléphone. Le lieutenant vous a désigné pour cette mission et vous devez la remplir. Inutile de me bassiner davantage. Une conversation téléphonique, comme disait le lieutenant Lukach, doit être brève et exacte. Si l’on ordonne au sergent Fuchs d’aller chercher du singe il n’a qu’à se grouiller. Une communication téléphonique, ce n’est pas comme une causerie où l’on invite les copains à dîner. En temps de guerre, chaque minute de retard est un crime. Si le sergent Fuchs ne veut pas se grouiller, vous n’avez qu’à me le dire, et je vais lui régler son compte, m’a dit mon lieutenant. Mais oui, mon vieux, vous ne connaissez pas encore mon lieutenant.

Ayant achevé sa harangue, Chvéïk promena un regard triomphal sur le groupe des sous-officiers, visiblement ahuris par cette énergique intervention.

Fuchs grogna quelques paroles incompréhensibles et s’éloigna à toute vitesse. Chvéïk lui cria :

— Alors, je peux téléphoner au lieutenant que tout est en ordre ?

— Je vais immédiatement au magasin avec les dix hommes, répondit Fuchs en disparaissant sous le portail d’une baraque.

Chvéïk quitta sans un mot le groupe des sous-officiers qui le regardèrent s’éloigner d’un air consterné.

— Je crois que ça va barder, remarqua le petit caporal Blasek. Il ne nous reste plus qu’à boucler nos malles.

Lorsque Chvéïk fut de retour au bureau de la 11e compagnie, il fit une deuxième tentative pour allumer sa pipe, mais il n’en eut pas le temps. Le téléphone retentit et la voix du lieutenant Lukach se fit entendre au bout du fil :

— Nom de Dieu ! où diable étiez-vous, Chvéïk ? C’est la troisième fois que je sonne et vous n’étiez pas au téléphone.

— Je viens de transmettre vos ordres aux sous-officiers, mon lieutenant.

— Est-ce qu’ils sont déjà partis ?

— Mais bien sûr qu’ils sont partis. Mais je ne sais pas s’ils sont déjà arrivés. Voulez-vous que j’aille voir ?

— Avez-vous trouvé le sergent Fuchs ?

— Mais oui, mon lieutenant. Et tout d’abord il s’est mis à m’engueuler : « Quoi, qu’il me dit… » Mais après que je lui ai expliqué que les conversations téléphoniques doivent être brèves…

— Pas de bavardages, Chvéïk. Vanek n’est pas encore de retour ?

— Non, mon lieutenant.

— Nom de Dieu, ne gueulez pas si fort dans le téléphone. Vous ne savez pas où diable peut se trouver ce sacré Vanek ?

— Non, je ne sais pas où ce sacré Vanek peut se trouver…

— Je pense qu’il est à la cantine. Allez voir immédiatement à la cantine, et si vous le trouvez, dites-lui qu’il doit se rendre immédiatement au magasin. Ah ! encore une chose : dites au caporal Blasek qu’il doit immédiatement relâcher Baloun et me l’envoyer. Bien, maintenant, raccrochez !

Chvéïk se trouva alors en face d’une tâche assez compliquée. Lorsqu’il eût trouvé le caporal Blasek et qu’il lui eût transmis l’ordre du lieutenant, le caporal grogna d’un air mécontent :

— Ah ! les cochons ont déjà la frousse ! Ils foirent dans leur culotte…

Chvéïk assista à la délivrance de Baloun et fit quelques mètres avec lui.

Le géant considérait Chvéïk comme son sauveur et il lui promit de partager avec lui les colis qu’il recevrait de son patelin.

— Chez nous, on va tuer les cochons, dit-il avec mélancolie. Aimes-tu le boudin au lard ou sans lard ? Dis-le moi carrément, car je vais écrire ce soir même à la maison. Mon cochon pèse environ 15o kilogs, il a une gueule de bouledogue, cette race est la meilleure. Si tu voyais comme il est gras, mon vieux ! Il en aura du lard ! Lorsque j’étais encore à la maison, c’était moi-même qui préparais les saucisses et j’en bouffais à m’en faire péter la peau du ventre. Notre cochon de l’année dernière pesait 160 kilogs, c’était une bête magnifique.

Il serra avec enthousiasme la main de Chvéïk en ajoutant :

— Je l’ai nourri moi-même avec des patates, et c’était un véritable plaisir que de voir la rapidité avec laquelle il grossissait. J’ai mis les jambons dans du sel, puis j’en ai fait rôtir un beau morceau. Le rôti de cochon avec de la choucroute, il n’y a rien de meilleur, et si en le bouffant tu peux boire de la bonne bière, ah ? mon vieux…

Et il ajouta avec mélancolie :

— On était si heureux autrefois, et maintenant avec cette saloperie de guerre…

Le géant barbu soupira, plein de tristesse, et se dirigea vers le bureau du régiment, cependant que Chvéïk continuait son chemin en marchant sous la double rangée de vieux tilleuls qui conduisait à la cantine.

Le sergent-major Vanek, comme le lieutenant Lukach l’avait prévu, se trouvait en face, à la cantine, et il était en train de raconter à un adjudant, au moment où Chvéïk pénétra, les bénéfices qu’il réalisait avant la guerre en vendant de la couleur.

Son interlocuteur était complètement noir. Le même matin il avait reçu la visite d’un gros fermier, dont le fils faisait son service militaire sous les ordres de l’adjudant. Pour cette raison, le fermier lui avait graissé la patte et lui avait payé à boire et à manger en ville.

Il regardait devant lui avec des yeux vagues, sans comprendre ce que son interlocuteur lui disait. Ces histoires de couleurs le laissaient complètement indifférent. Il était plongé dans ses réflexions et il se mit à balbutier tout à coup quelques mots où il était question d’un chemin de fer qui passait par Trebone et Telkhrimov.

Lorsque Chvéïk franchit le seuil de la porte, Vanek était en train d’expliquer à l’adjudant de quelle façon on fabriquait un pot de couleur. Et l’adjudant lui répondit :

— Naturellement, il est mort sur le chemin du retour. Et voilà tout ce qu’on a de lui… ces quelques lettres…

Lorsqu’il aperçut Chvéïk, il le confondit avec un personnage qu’il détestait, et il se mit à le bombarder de jurons sonores.

Mais le brave soldat Chvéïk, sans accorder la moindre importance à ses paroles, se dirigea directement sur Vanek et lui déclara :

— Sergent, vous devez filer à toute vitesse au magasin. Le sergent Fuchs vous y attend avec dix trouffions pour la corvée de singe. Le lieutenant Lukach a déjà téléphoné plusieurs fois à ce sujet.

Vanek éclata d’un large rire.

— Croyez-vous que je suis dingo, s’écria-t-il, je me ridiculiserais pour le restant de mes jours, si je vous écoutais. Mon cher ami, nous avons du temps devant nous. Rien ne presse. Lorsque le lieutenant Lukach aura préparé le départ pour le front d’autant de compagnies que moi, alors il saura comment s’y prendre. On m’a déjà ordonné, au bureau du colonel, de me préparer pour le départ de demain et d’aller au pas de course préparer les victuailles. Eh bien, savez-vous ce que j’ai fait ? Je me suis rendu tranquillement à la cantine pour boire un quart de rouge. Je trouve qu’on est beaucoup mieux ici qu’ailleurs. Le singe ne se sauvera pas des boîtes dans lesquelles il est enfermé, et le magasin restera également à sa place. Je connais beaucoup mieux le magasin que le lieutenant Lukach peut le connaître, et je sais aussi toutes les balivernes qu’on débite aux conférences d’officiers chez le vieux. C’est une lubie du colonel que le magasin soit plein de conserves. Or, dans son magasin à lui, il n’en a jamais eu en réserve. Il s’en est procuré à la dernière minute. Ils peuvent dire ce qu’ils voudront à la conférence du colonel, nous autres, on s’en fiche. Pas une compagnie de marche n’a reçu du singe pour sa route.

Puis se tournant vers l’adjudant il ajouta :

— Pas vrai, mon vieux parapluie ?

Mais celui-ci s’était déjà endormi, et il devait être en train de rêver, car il répondit :

— Et, tout en marchant… il tenait à la main un vieux parapluie…

— Vous feriez mieux, dit Vanek à Chvéïk, de laisser tomber tout cela. On nous dit aujourd’hui que le régiment doit partir demain, mais n’en croyez rien. Comment voulez-vous partir s’il n’y a pas de wagons disponibles ? Or, on a téléphoné à la gare en ma présence ; ils n’ont pas un seul wagon pour nous. Cela s’est déjà produit, il n’y a pas très longtemps, nous avons dû attendre à la gare deux jours durant, et c’est seulement après trois jours d’attente qu’on a eu pitié de nous et que l’on nous a envoyé un train pour nous emmener. Mais, à ce moment-là, personne ne savait où nous devions aller. Le colonel lui-même n’en savait rien. Nous avons ainsi traversé toute la Hongrie sans savoir si nous devions aller sur le front russe ou sur le front serbe. À chaque station que nous traversions, nos officiers téléphonaient à l’état-major de la division. Mais partout nous restions en carafe. Finalement, pour se débarrasser de nous, on nous a flanqués au défilé de Dukla, où les Russes nous ont tellement aplatis qu’il ne nous resta pas autre chose à faire que de rentrer à l’intérieur pour nous reformer de nouveau. Donc, pas d’alerte inutile. Demain il fera jour. Et surtout, ne nous emballons pas. Donnez-moi une autre chopine, commanda-t-il au cantinier. Le pinard est particulièrement excellent ces temps-ci, poursuivit Vanek, sans apporter la moindre attention à ce que l’adjudant racontait dans son rêve :

— Croyez-moi, monsieur, disait celui-ci, je n’ai pas encore eu grand’chose dans ma vie… Votre question m’étonne fort…

— À quoi bon se faire de la bile à cause de ce départ, poursuivit Vanek ; lorsque la première compagnie de marelle a fiché le camp, tout a été prêt en deux heures. Vous feriez beaucoup mieux de vous asseoir à côté de moi.

Un combat terrible se disputa l’âme de Chveik.

— Je ne peux pas, répondit le brave soldat Chvéïk, ayant vaincu après un effort surhumain la tentation. Il faut que je rentre immédiatement au bureau de la compagnie, car on pourrait me demander au téléphone…

— Allons donc, mon ami, ne vous en faites pas. Ce n’est pas la peine de se fatiguer les méninges pour le service. Je ne connais rien de plus ennuyeux qu’une ordonnance qui veut faire du zèle.

Mais Chvéïk était déjà sur le seuil de la porte et se dirigeait à toute vitesse au bureau de sa compagnie.

Vanek resta donc seul, car on ne peut vraiment pas dire que l’adjudant était en état de tenir compagnie à qui que ce soit. De plus en plus éloigné du monde réel, il continuait à débiter des choses incompréhensibles, en caressant de ses doigts tremblants la bouteille qui se trouvait devant lui.

— J’ai souvent traversé ce village, disait-il, moitié en tchèque et moitié en allemand, sans me soucier de son existence. J’ai passé mes examens en six mois et j’ai même préparé mon doctorat. Hélas ! si je ne suis plus qu’une ruine, c’est par votre faute, Louise ! Est-il vrai qu’ils vont être publiés en peau de chagrin… Mais il y a toujours quelqu’un, ici, qui ne s’en souvient pas…

Le sergent-major, sans s’occuper de ce que disait son compagnon, tambourinait une marche sur la table. Tout à coup la porte s’ouvrit et Jurayda, le chef de la cuisine du mess, entra et s’affaissa sur une chaise.

— Nous avons reçu l’ordre, balbutia-t-il, d’aller chercher du cognac pour le voyage et comme nous n’avions pas de bonbonnes vides, nous avons été obligés de vider celles qui contenaient du rhum. Vous imaginez sans peine ce qui est arrivé… Nos aides-cuisiniers ont complètement perdu la tête, j’ai moi-même mal calculé les portions ; lorsque le colonel est arrivé nous n’avions plus rien à lui offrir. C’est une sale blague.

— C’est une délicieuse aventure, déclara Vanek, qui, lorsqu’il était en état d’ébriété, aimait les expressions choisies.

Le cuisinier Jurayda se mit à bavarder, il raconta qu’il était éditeur d’une revue occultiste et de livres qui se proposaient de dévoiler les « mystères de la vie et de la mort ». Pendant la guerre il s’était embusqué à la cuisine du mess et il lui était souvent arrivé de faire brûler le rôti tellement il était plongé avec passion dans la lecture de sa Suter Pragua Paramita (La Sagesse Révélée).

Le colonel Schroder le considérait comme un type très original, il était même très fier de l’avoir sous ses ordres, « car, disait-il, quel régiment peut se vanter de posséder un chef cuisinier occultiste ». Et ce chef connaissait son métier. Certains de ses plats avaient été si goûtés des officiers que lorsque le lieutenant Dusek fut blessé à la bataille de Komarovo il réclamait toujours Jurayda.

— Oui, poursuivit le chef de cuisine, qui avait de la peine à demeurer sur sa chaise et dont l’haleine sentait le rhum à dix pas, lorsque notre colonel en arrivant au mess s’est aperçu qu’il ne restait plus pour lui que des pommes sautées, il a failli se trouver mal ; il est tombé, comme on dit chez nous, dans l’état des Gaki. Savez-vous ce que c’est que le Gaki ? C’est le nom qu’on donne aux âmes affamées. Je lui ai dit : avez-vous, mon colonel, assez de force pour supporter les cruautés du sort qui vous a privé ce soir de votre noix de veau ? Dans le Karma il est écrit que vous mangerez ce soir une délicieuse omelette truffée.

Chers amis, ajouta le chef cuisinier, en faisant un brusque mouvement qui fit dégringoler tout ce qui se trouvait sur la table, n’oubliez pas que les phénomènes des figures, les apparitions sont sans substance. La Figure est le Sans-Substance et le Sans-Substance est la Figure. L’état de Sans-Substance n’est pas différent de la Figure et la Figure n’est pas différente de l’état de Sans-Substance…

Après ces quelques éclaircissements, le chef occultiste se plongea dans un profond silence. La tête dans les mains, il se mit à regarder fixement la table inondée de vin. L’adjudant, lui, continuait à délirer :

« Le blé a disparu des champs et dans cette situation il a obtenu une invitation pour elle, mais la Pentecôte se fêtera au printemps… »

Cependant Vanek continuait à tambouriner sur la table. De temps à autre il vidait son verre et il se rappelait qu’un sergent et onze hommes l’attendaient au magasin. En songeant à cela il se mit à rire de bon cœur en faisant de la main un geste résigné. Lorsqu’il rentra fort tard à la compagnie, il trouva Chvéïk au téléphone.

— La Figure est la Sans-Substance, et la Sans-Substance est la Figure… cria-t-il avec désespoir, puis il se jeta tout habillé sur sa couchette et s’endormit.

Chvéïk, sans accorder la moindre attention à ses paroles, garda fidèlement le récepteur en mains. Il y avait deux heures de cela, le lieutenant Lukach lui avait téléphoné et comme il avait oublié de lui dire de raccrocher l’appareil, Chvéïk pour rien au monde ne l’eût quitté. Il entendait les conversations qui avaient lieu sur les diverses lignes. Le train des équipages engueulait les artilleurs, les sapeurs faisaient des réclamations tapageuses à la poste, et les gens du polygone se disputaient avec les mitrailleurs.

Cependant, la réunion chez le colonel Schroder traînait en longueur. Le colonel expliquait la nouvelle théorie du service au front et il soulignait surtout le rôle des obusiers de tranchées. Il parla longtemps et confusément de la disposition du front. Il expliqua la ligne qu’il traçait et qui allait du nord au sud, il insista sur l’importance d’une bonne liaison entre les troupes, sur celle des gaz asphyxiants et de la défense contre l’aviation ennemie. Ensuite il discourut encore sur la situation intérieure de l’armée, et commença par analyser les relations des officiers et des soldats, ainsi que des sous-officiers. Puis il dit ce qu’il pensait des hommes qui passent avec armes et bagages à l’ennemi.

Durant ce temps, la majorité des officiers qui l’écoutaient se mirent à maugréer entre leurs dents en se demandant si ce vieux chameau allait bientôt finir de discourir. Mais le vieux continuait à bavarder sur les nouvelles tâches des bataillons de marche, sur les zeppelins, etc.

En écoutant cette avalanche de phrases incohérentes, le lieutenant Lukach se souvint que Chvéïk avait été absent de la solennité de prêter serment, car, au moment où elle eut lieu, il était encore en prison. En songeant à cela, brusquement, il fut secoué par un rire nerveux qui se répandit aussitôt dans l’assistance. Le colonel, ahuri, s’embrouilla encore davantage dans son discours qu’il clôtura enfin par ces paroles : Messieurs, ce que je dis n’est pourtant pas si rigolo !

Là-dessus, tout le monde se rendit au mess, car le colonel venait d’être appelé au téléphone par la brigade.

Chvéïk dormait du sommeil du juste à côté du téléphone lorsque la sonnerie retentit :

— Allo, ici bureau du colonel.

— Allo, répondit-il, ici 11e compagnie.

— Dépêchons-nous, cria une voix, prends du papier et un crayon et écris ce que je vais te dicter :

« 11e compagnie de marche… » Là-dessus suivirent des phrases complètement confuses, car les téléphonistes de la 12e et 10e compagnie s’étant mis à se raconter des histoires, Chvéïk ne comprit pas un traître mot de ce qu’on lui disait.

— Allo, répète un peu ce que tu viens d’écrire.

— Quoi donc ?

— Ce que je viens de te dicter, parbleu.

— Quoi, quoi, je ne sais pas ce que vous voulez dire…

— Mais, espèce d’idiot, es-tu sourd ?

— Je n’ai rien entendu, répondit Chvéïk, tout le monde parle à la fois au téléphone.

— Comment ! Qu’est-ce que tu racontes, espèce d’andouille ? Crois-tu que j’aie du temps à perdre avec toi ? Veux-tu prendre mon message oui ou non ? As-tu un crayon et du papier ? Eh bien, quoi ! Es-tu prêt ? Bon Dieu de bon Dieu, quel abruti tu fais ! Allons-y maintenant : Le commandant de la IIe compagnie de marche… répète.

— La IIe compagnie de marche…

— Commandant de la IIe compagnie, répète !

— Commandant de la IIe compagnie…

— Est invité pour demain matin…

— Est invité pour demain matin…

— À une conférence chez le colonel. Signature. Sais-tu ce que c’est qu’une signature, animal ? Répète !

— À 9 heures à une conférence chez le colonel. Signature. Sais-tu ce que c’est qu’une signature, animal ?

— Signé colonel Schroder, idiot !

— Signé colonel Schroder, idiot !

— Quelle andouille ! Qui est-ce qui prend ce message ?

— Moi-même.

— Qui ça, moi-même ?

— Chvéïk.

— Quoi de nouveau chez vous, Chvéïk ?

— Rien, tout est comme hier.

— Est-il vrai que vous avez quelqu’un au poteau ?

— Ce n’était rien, c’était simplement le tampon du lieutenant Lukack, il avait bouffé le dîner du lieutenant. Tu ne sais pas quand est-ce qu’on partira ?

— Mon vieux, le colon lui-même n’en sait rien.

Chvéïk raccrocha le récepteur puis se mit à secouer le chef pour le réveiller. Allongé sur le dos, Vanek se mit à lancer les pieds dans toutes les directions. Mais Chvéïk vint tout de même à bout de sa tâche, et le chef tout ahuri, en se frottant les yeux, lui demanda ce qu’il y avait de nouveau.

— Oh, pas grand’chose, répondit Chvéïk, je voudrais seulement vous demander un conseil. Je viens de recevoir un message ordonnant au lieutenant Lukach de se présenter demain à 9 heures, chez le colonel. Mais je ne sais plus quoi faire. Faut-il aller le mettre au courant immédiatement ou faut-il que j’y aille demain matin ? J’ai longtemps hésité pour vous réveiller, surtout parce que vous ronfliez terriblement, mais à la fin je me suis dit : il faut tout de même lui demander conseil…

— Pour l’amour de Dieu, laissez-moi dormir, répondit Vanek.

Là-dessus il se retourna et se rendormit comme un bienheureux. Chvéïk revint au téléphone, s’assit, et recommença à somnoler. Mais la sonnerie le réveilla de nouveau.

— Allo, la IIe ?

— Oui, la IIe. Qui va là ?

— La 13e. Allo ! Quelle heure qu’il est chez vous ?

— Notre pendule ne marche pas.

— Eh bien, mon vieux, chez nous, c’est du pareil au même, tu ne sais pas quand est-ce qu’on partira ? As-tu parlé avec le régiment ?

— Qui, mais ils ne savent rien, ces andouilles-là.

— Eh, dites-donc, mademoiselle, voulez-vous être polie ! Nous avons envoyé des gens au magasin et on ne leur a rien donné.

— Les nôtres aussi sont retournés les mains vides.

— C’était sans doute une fausse alerte. Où crois-tu que nous irions ?

— En Russie.

— Je ne crois pas, nous irons plutôt en Serbie. Nous le saurons en arrivant à Budapest. Si notre train tourne à droite c’est la Serbie qui nous attend, s’il tourne à gauche c’est la Russie.

— On dit que les prêts sont augmentés. Tu sais jouer au bésigue. Bon ! Alors, viens nous voir demain. Chez nous, on joue chaque soir. Combien vous êtes au téléphone ? Tu es tout seul ? Oh, alors, laisse tout tomber et va te coucher.

Chvéïk suivit ce conseil et, appuyant doucement sa tête sur ses bras repliés, il s’endormit. Comme il avait oublié de raccrocher le récepteur, personne ne pouvait plus désormais le déranger. Le téléphoniste du régiment, malgré tous ses efforts, ne put parvenir à passer le message indiquant que les hommes qui n’avaient pas été vaccinés contre la typhoïde devaient se présenter le lendemain à la visite.

Le lieutenant Lukach, ce même soir, veilla au club des officiers en compagnie du major Schanzler. Ce dernier était assis à cheval sur une chaise et, tout en frappant le plancher avec une queue de billard, il fit les déclarations suivantes :

— C’est un sultan arabe qui, le premier, a reconnu la neutralité des médecins militaires. Cette convention même est applicable aux aumôniers, médecins, chirurgiens, pharmaciens et infirmiers, chargés de donner des soins aux malades demeurés sur le terrain de l’adversaire, non seulement ils ne peuvent pas être faits prisonniers mais ils peuvent exiger d’être reconduits dans leur armée respective ; les blessés et malades doivent être échangés entre les parties belligérantes.

Le docteur Schanzler, bien qu’il eût déjà brisé deux queues de billards, continua à poursuivre ses théories sur les conventions de Genève. Cependant le lieutenant Lukach, fatigué d’entendre ces histoires qui ne l’intéressaient guère, acheva de boire son café et rentra dans sa chambre, où il trouva Baloun, le géant barbu, qui était en train de faire rôtir un bout de saucisson sur une lampe à alcool.

— Je me suis permis, mon lieutenant, balbutia Baloun, je me suis permis…

Lukach le regarda étonné, il comprit que cet homme n’était qu’un grand enfant naïf et il ressentit de la honte en songeant qu’il l’avait fait mettre au poteau à cause de cette faim toujours inassouvie.

— Tu n’as qu’à continuer, répondit-il, en décrochant son sabre, demain je te ferai donner une double portion de pain.

Le lieutenant Lukach s’assit ensuite à sa table. Il venait de succomber à un accès de sentimentalisme et il se mit à écrire une lettre à sa tante :

« Chère tante,

« Je viens de recevoir l’ordre de me mettre en route avec ma compagnie de marche pour le front. Il est possible que cette lettre soit la dernière que tu reçoives de ma part. C’est pourquoi il m’est difficile de la terminer en te disant : au revoir ; peut-être vaudrait-il mieux, en effet, que je te dise adieu…

— Je la terminerai demain, se dit le lieutenant Lukach, et il alla se coucher.

Lorsque Baloun vit que le lieutenant dormait à poings fermés, il se remit à fouiller dans la chambre dans l’espoir de découvrir quelque nourriture. En ouvrant la valise du lieutenant, il aperçut une plaque de chocolat qu’il dévora en quelques bouchées. Puis il alla doucement voir ce que le lieutenant avait écrit. Il fut tellement ému par ces quelques lignes qu’il se retira aussitôt sur sa paillasse et qu’il se mit à songer à son foyer. Il revit son large coutelas de boucher puis il s’endormit.

Le lendemain matin, Chvéïk fut réveillé par l’odeur du café qu’on était en train de préparer sur les fourneaux de la compagnie. Il raccrocha machinalement le récepteur du téléphone comme s’il terminait une communication et il se mit à se promener dans le bureau pour se dégourdir les jambes. Sa bonne humeur éclata dans un chant joyeux. Il s’agissait d’un soldat qui s’était déguisé en jeune fille pour mieux approcher sa bien-aimée. Il l’accompagne au moulin où le meunier le fait coucher dans le lit de sa fille en sortant de table :

 

Donne à manger à cette fille, la meunière

Elle n’a pas bouffé, paraît-il, depuis hier.

 

La meunière sert un dîner copieux au soldat déguisé et voici la fin de l’histoire :

 

Les meuniers en sortant du lit

Découvrirent cet avis :

Mes compliments à Mademoiselle

Elle était, mais n’est plus… pucelle…

 

Chvéïk chanta la fin du refrain avec une telle verve qu’il réveilla son chef.

— Quelle heure est-il ? lui demanda celui-ci.

— On vient de sonner le réveil, chef.

— Bien, je ne me lèverai qu’après le café.

Vanek bâilla et demanda s’il n’avait pas trop bavardé, hier soir, en rentrant.

— Oh, pas trop, lui répondit Chvéïk, mais vous n’avez dit que des bêtises, vous avez raconté des histoires sur des Figures qui ne sont pas des Figures, tout en étant des Figures. Ensuite vous vous êtes mis à ronfler comme un gendarme.

Chvéïk se tut, fit quelques pas vers la porte, puis se retournant vers le chef, il ajouta :

— En vous entendant parler de ces Figures, mon adjudant, je me rappelais un certain Zeatka, un ouvrier de l’usine à gaz qui était chargé d’allumer et d’éteindre les réverbères. C’était un homme très éclairé et bien connu chez nous, car il s’occupait beaucoup, lui aussi, de ces histoires de figures. Il en parlait du matin au soir. Finalement, ajouta Chvéïk, Zeatka a mal tourné, il s’est fait inscrire à la confrérie de Sainte-Marie, et il était tellement passionné pour assister aux offices qu’il a laissé brûler pendant trois jours les réverbères sans les éteindre. C’est très dangereux de s’occuper de philosophie. Cela ne tarde pas à taper sur le cerveau. Je me souviens aussi d’un commandant du nom de Eleuphr, qui s’était avisé un jour de nous apprendre ce que c’était que l’autorité militaire.

« Écoutez, nous a-t-il dit, et sachez que l’officier est la création la plus parfaite de l’univers. Il a mille fois plus d’intelligence à lui seul que vous tous ensemble. Les ordres de l’officier sont sacrés, même si parfois cela vous paraît ennuyeux de les exécuter. »

Ayant ainsi terminé son discours, il se mit à se promener devant nous et il nous demanda l’un après l’autre :

— Que fais-tu lorsque tu rentres en retard à la caserne ?

Nous étions tous très gênés par cette demande et nous n’avons fait que des réponses très confuses. Les copains ont raconté toutes sortes de boniments, disant qu’ils n’étaient jamais rentrés en retard, ou qu’à cause de ces retards ils ont eu mal au cœur, un autre disait qu’il songeait surtout aux jours de consigne qu’il allait attraper le lendemain. Et tous ceux-là le commandant les fit mettre de côté, car ils n’avaient pas trouvé « l’expression juste de leurs pensées ». Aussi, quand mon tour est arrivé, j’ai répondu :

— Je vous déclare avec obéissance, mon commandant, que lorsque je rentre en retard j’ai le sentiment d’avoir mal agi, j’ai des remords qui m’empêchent de dormir. Par contre si j’arrive à temps ou si j’ai une permission dans ma poche, je rentre heureux, je me sens envahi d’une grande joie…

Tout le monde s’est mis à rigoler autour de nous et le commandant s’est mis en colère :

— Tu oses encore te foutre de moi, qu’il m’a dit, et il m’a fait mettre aux fers.

— C’est comme ça chez nous, répondit Vanek en se traînant paresseusement hors du lit. C’est la règle générale. Tu as beau répondre ce que tu veux, tu es toujours monsieur le bon. C’est la discipline qui fait la force des armées…

— C’est bien dit, approuva Chvéïk. Je n’oublierai jamais l’histoire qui est arrivée à un certain Pech. Lorsqu’il arriva à la caserne, le lieutenant de la compagnie, un nommé Meots, le fit aligner avec d’autres bleus pour leur demander de quel patelin ils étaient.

— Vous allez apprendre à parler correctement, qu’il leur a dit, vos réponses doivent sonner comme des coups de cravaches. Allez-y, Pech ! De quel patelin vous êtes ?

Pech, qui était un homme très cultivé, lui a répondu ?

« Dolni Bousov n° 267, 1936 habitants tchèques, canton de Jitchine, département de Sobotka, ancien domaine Kost, église Sainte-Catherine du XIVe siècle, reconstruite par le comte Vencel Vrasislave Netolitski, école communale, bureau de poste, télégraphe, sucrerie, six foires par an… »

Mais à ces mots, le lieutenant Meots s’est rué sur lui et l’a giflé, en hurlant : en voici une, deux, trois, quatre, cinq et six pour chacune de ces foires.

Alors Pech, bien qu’il ne fût qu’un bleu, s’est inscrit au rapport du bataillon. Le commandant lui demanda :

— Eh bien que voulez-vous ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon commandant, que chez nous, nous avons six fois la foire…

Mais il n’eut pas le temps d’en dire davantage, car le commandant s’est mis à gueuler et il l’a fait conduire à la maison d’aliénés.

— Il est bien difficile d’éduquer les soldats, répondit le chef. Un homme qui n’a pas eu sa part de punitions n’est pas un vrai soldat ; je me souviens d’un gars de la 8e compagnie qui s’appelait Sylvaleisa. Il ne sortait jamais de taule. Ah ! c’était un numéro celui-là ! Il ne se gênait pas pour faucher le pognon de ses copains. Mais au front, il a eu une attitude courageuse, il a été le premier à couper les fils de fer barbelés ; le même jour, il a fait trois prisonniers, et il en a bousillé un en route. Pour cet exploit, on lui a collé immédiatement la grande médaille d’argent et on l’a nommé caporal. Si on ne l’avait pas pendu, il serait sans doute sergent. Mais on a été obligé de le pendre, car une patrouille l’a surpris un jour en train de dépouiller des macchabées. On a trouvé sur lui un tas de montres et d’alliances.

— On voit bien, d’après cet exemple, répondit Chvéïk gravement, que la carrière militaire n’est jamais très sûre.

Comme il achevait ces mots, le téléphone se mit à sonner. Vanek décrocha le récepteur, et on entendit la voix du lieutenant Lukach qui l’interrogeait au sujet des conserves, tout en lui adressant quelques reproches.

— Mais, mon lieutenant, il n’y en a pas, s’écria Vanek ; où voulez-vous que je les prenne ces fameuses conserves, puisqu’elles n’existent que dans l’imagination de ces messieurs de l’Intendance. Il est inutile d’envoyer des hommes au magasin. J’ai voulu vous téléphoner pendant que j’étais à la cantine. Vous le saviez déjà ? Qui vous l’a dit ? Cet idiot d’occultiste du mess. Je l’arrangerai celui-là ! Voulez-vous savoir comment le chef de cuisine, cet idiot d’occultiste, a nommé la panique des singes ? La terreur de l’inexistence… Mais du tout, mon lieutenant. Je sais ce que je dis ! Je suis sobre et j’ai la tête claire, comme… Vous voulez parler à Chvéïk ? Il est là. Chvéïk, on vous demande au téléphone.

Puis il ajouta tout bas :

— Si l’on vous demande dans quel état je suis arrivé, hier soir, dites que mon attitude était très convenable.

Chvéïk s’approcha du téléphone :

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant…

— Chvéïk, est-ce vrai cette histoire que me raconte Vanek sur les conserves…

— C’est vrai, mon lieutenant. Il n’y a pas une seule boîte de singe au magasin.

— Bien. Je vous ordonne de venir chez moi chaque matin jusqu’à mon départ pour le camp de Kiralhyda, je veux vous garder auprès de moi. Qu’avez-vous fait cette nuit ?

— J’ai gardé le téléphone.

— Y a-t-il eu quelque chose de nouveau ?

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant…

— Trêve d’idioties, Chvéïk ! Vous a-t-on fait une communication de quelque importance ?

— Oui, mon lieutenant, mais pour neuf heures seulement. J’ai pas voulu vous inquiéter pour si peu, mon lieutenant…

— Sapristi. Voulez-vous me dire ce qu’il y a pour neuf heures ?

— Un message, mon lieutenant.

— Je ne vous comprends pas, Chvéïk.

— Je l’ai inscrit, mon lieutenant. J’ai entendu une voix qui me disait au milieu de la nuit : Prends ce message, répète avec moi… et ainsi de suite.

— Sacré nom de Dieu ! Si vous ne me dites pas rapidement de quoi il s’agit, je vais vous flanquer une de ces gifles…

— Encore une conférence, mon lieutenant, à neuf heures, chez le colonel. Tout d’abord, j’ai voulu vous réveiller, mais, après réflexion…

— Comment ? Pour une idiotie pareille vous auriez eu l’audace de me faire sortir du lit ? Encore une réunion ! Que le diable les emporte tous ! Raccrochez et appelez Vanek au téléphone.

Le sergent-major se précipita vers le récepteur.

— Sergent-major Vanek, mon lieutenant.

— Vanek, trouvez-moi immédiatement un autre tampon. Ce cochon de Baloun m’a bouffé tout mon chocolat cette nuit. Au poteau ? Non. Il faudrait plutôt le confier à des infirmiers. C’est un costaud, cet animal. Il ferait très bien pour le transport des blessés. Je vous l’envoie tout de suite. Réglez cette affaire au bureau du régiment et revenez aussitôt à la compagnie. Croyez-vous que nous partirons bientôt ?

— C’est pas la peine de nous presser, mon lieutenant. Lorsque nous sommes partis avec la 9e compagnie, on nous a menés pendant quatre jours par le nez, à droite et à gauche. Il en a été de même avec la 8e. La 10e a été une exception. Nous avions reçu l’ordre du départ pour midi, et le soir nous étions encore sur le quai de la gare.

Depuis qu’il était chef de la 11e compagnie de marche, le lieutenant Lukach se trouvait dans un état que l’on désigne en termes philosophiques sous le nom de syncrétisme, c’est-à-dire qu’il s’efforçait d’atténuer les conflits d’ordre théorique qui pouvaient survenir au moyen de compromissions de toutes sortes.

— Vous croyez donc que nous ne partirons pas aujourd’hui ? Nous avons ce matin encore une réunion chez le colonel. Ah ! j’allais oublier. Vous ne savez pas encore que vous avez été désigné comme adjudant de service. On m’a chargé de vous l’annoncer. Vous allez sur-le-champ me dresser une liste des sous-officiers avec la date de leur entrée en service, puis celle des réserves en vivres ; n’oubliez pas également d’inscrire la nationalité des sous-officiers. Mais le plus important, et j’insiste là-dessus, c’est de me trouver un nouveau tampon. Appelez-moi Chvéïk… Chvéïk, en attendant, vous resterez au téléphone.

— Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je n’ai pas encore bu mon café.

— Bon ! allez chercher votre café et revenez au téléphone jusqu’à ce que je vous appelle. Savez-vous ce que c’est qu’une ordonnance ?

— Oui, mon lieutenant, c’est un soldat qui court toujours comme un fou…

— Pas d’histoires, Chvéïk, je vous dispense de vos réflexions. Allo… Allo… où êtes-vous ?

— Présent, mon lieutenant, on vient de m’apporter mon café. Il est gelé.

— Occupez-vous également, Chvéïk, de cette histoire d’ordonnance. Choisissez-moi un type convenable. Bon ! raccrochez maintenant.

Vanek, tout en ajoutant à son café une bonne rasade de rhum, qu’il portait sur lui dans une bouteille qui, jadis, avait contenu de l’encre, jeta un regard sur Chvéïk et dit :

— Il gueule trop notre lieutenant. D’ici j’ai entendu chacune de ses paroles. Vous avez l’air d’être en bons termes avec lui.

— Ne m’en parlez pas, répondit Chvéïk, nous sommes comme mon cul et ma chemise. Nous avons passé de belles heures ensemble, et de mauvaises également. On avait beau vouloir nous arracher l’un à l’autre, nous finissions toujours par nous retrouver. Il a une telle confiance en moi que j’en suis moi-même étonné. Vous l’avez entendu, de vos propres oreilles, tandis qu’il vous demande de lui trouver un nouveau tampon, il me charge, moi, soldat de deuxième classe, de me renseigner sur cet homme et de lui donner comme qui dirait une expertise, car, bien entendu, le lieutenant ne se contenterait pas de n’importe quelle canaille.

 

* * *

 

C’était avec un réel plaisir que le colonel Schroder réunissait chez lui les officiers du bataillon de marche, car sa principale passion était de bavarder. De plus, il fallait, cette fois, se décider d’urgence sur le cas de l’aspirant Marek, qui avait refusé d’aller nettoyer les cabinets et qui, pour cette raison, devait être déféré au conseil de guerre, sous l’inculpation de refus d’obéissance.

Le colonel avait reçu un long rapport déclarant que l’attitude de l’aspirant Marek ne saurait être assimilée à un cas de rébellion, puisque les règlements ne peuvent obliger les aspirants à nettoyer les cabinets. « Néanmoins, ajoutait le rapport, il est certain que le nommé Marek a commis une grave atteinte à la discipline. » On lui laisserait, ajoutait-on, la possibilité de se racheter par une attitude courageuse sur le front. L’aspirant Marek devait être rendu à son régiment. L’instruction de l’affaire serait suspendue et ne devait être reprise qu’en cas de récidive.

Il y avait également à l’ordre du jour l’histoire du faux aspirant. Cet homme avait fait son apparition au régiment depuis peu. Il venait d’un hôpital de Zagreb. Il s’était décerné lui-même le grade d’aspirant, et, il avait épinglé sur sa tunique la grande médaille d’argent du courage. Il racontait à qui voulait l’entendre ses héroïques exploits de guerre. Il disait appartenir à la 6e compagnie de marche, dont il se prétendait le seul survivant. Après une longue instruction, on découvrit en effet qu’un nommé Teveles avait appartenu à la 6e compagnie de marche, mais qu’il n’était pas le moins du monde aspirant.

Teveles se défendit devant le conseil de guerre en déclarant que la grande médaille d’argent du courage lui ayant été promise, il avait pris les devants et en avait acheté une lui-même.

À l’ouverture de la réunion, avant d’aborder ces deux ordres du jour, le colonel Schroder exprima son désir de réunir ses officiers dans son bureau aussi souvent que possible. Quant au départ pour le front, il déclara qu’il était proche. Puis il se mit à répéter tout ce qu’il avait dit la veille.

Devant lui, sur son bureau, était étalée une carte où des drapeaux marquaient la position respective des armées ennemies. Cette fois, les drapeaux avaient été bouleversés et les fronts déplacés. On voyait même, sous la table, quelques-uns de ces drapeaux qui avaient été jetés à terre.

La raison de ce désordre était la suivante : le chat du colonel s’était, durant la nuit, soulagé sur la table et il avait bousculé ensuite, à coups de griffes, les positions de la glorieuse armée autrichienne.

Pour son malheur, le colonel Schroder avait la vue très faible.

Les officiers du bataillon de marche suivaient avec un intérêt croissant le déplacement de l’index du colonel qui s’approchait de plus en plus du tas suspect.

— C’est à ce point exact, messieurs… dit-il, d’un ton prophétique. Mais en poussant son doigt dans la direction des Carpathes, il effleura le monticule que-le chat avait laissé sur la carte, probablement pour accentuer le relief topographique de la Galicie.

Le colonel porta son doigt à son nez :

— Je crois que… que… balbutia-t-il en fronçant les sourcils.

— C’est de la merde de chat, mon colonel, déclara au nom de tous les officiers présents le capitaine Sagner.

— Nom de Dieu ! hurla furieusement le colonel.

Et il se précipita dans le bureau voisin où retentit bientôt un tapage infernal, accompagné de la menace terrible de faire lécher par les hommes qui avaient été coupables de négligence, le monticule qui déshonorait la carte de l’État-Major.

Le colonel revint avec une figure écarlate. Son indignation était telle qu’il en oublia de prendre une décision sur le sort de l’aspirant Marek et du faux aspirant Teveles.

— Messieurs, dit-il rageusement, soyez sur vos gardes et attendez mes ordres.

 

* * *

 

La situation demeurait stationnaire et confuse. Le régiment partirait-il pour le front ou non ? Chvéïk attendait patiemment des nouvelles au téléphone de la 11e compagnie. Et il entendait toutes sortes d’avis contradictoires, les uns pessimistes, les autres optimistes. Le caporal Havlik, en entrant en ville, disait avoir rencontré un cheminot qui lui avait appris que les wagons pour le départ étaient déjà prêts.

Mais Vanek arracha le récepteur des mains de Chvéïk pour crier au caporal que les cheminots n’étaient à ses yeux que de vieilles femmes bavardes, et que lui, Vanek, qui venait à peine de rentrer du bureau du régiment, ne savait encore rien.

Chvéïk, cependant, s’accrochait avec passion à son poste téléphonique et répondait avec une candeur inébranlable, à tout le monde, qu’il ne savait encore rien de précis sur le départ.

Lorsque son lieutenant lui demanda :

— Quoi de neuf ?

— Rien de nouveau, mon lieutenant, lui répondit-il.

— Ah ! quelle nouille ! Raccrochez, Chvéïk !

Une demi-heure plus tard, un message lui parvint qui avait été adressé à tous les bataillons. Il était ainsi rédigé : Copie du message n° 75.692. Ordre de la brigade n° 172. Prière d’observer l’ordre suivant pour la confection des listes de vivres : 1° viande, 20 conserves, 3° légumes frais, 4° légumes secs, 5° riz, 6° macaroni, 7° pâtes diverses, 8° pommes de terre — qu’il fallait mettre à la place du n° 4.

Lorsque Chvéïk lut à Vanek cet important message, celui-ci lui déclara qu’il avait l’habitude de les jeter sans les lire dans les latrines.

— C’est un idiot de l’état-major qui imagine de pareilles balivernes, dit-il, et à cause de lui tout le monde est embêté.

Puis on dicta à Chvéïk un nouveau message, mais à une telle vitesse qu’il n’en demeura plus sur le papier que quelques mots énigmatiques : « À la suite… Précisément… permis… ou bien lui-même… par contre… impossible… attrapez…

— Toutes ces histoires ne sont que des idioties, déclara Vanek, lorsque Chvéïk lui exprima son étonnement en relisant un pareil passage. Ce sont des niaiseries. Il n’y a qu’à le jeter.

— Je pense, remarqua Chvéïk, que si j’allais dire au lieutenant Lukach que : « à la suite précisément permis ou bien lui-même par contre impossible attrapez », il serait capable de se fâcher. Ils sont parfois très sensibles, ces messieurs, continua-t-il. Un jour je me trouvais dans le tramway qui va de Vysotchan à Prague et à Libni. Un monsieur est monté à côté de moi, je l’ai reconnu et je me suis approché de lui en lui disant que nous nous connaissions et que j’étais moi aussi de Drasov. Mais voilà le monsieur qui se met à m’engueuler en me disant que je ferais bien mieux de lui ficher la paix, qu’il ne me connaissait pas, etc. Pour dissiper ce malentendu, je me suis efforcé de lui rappeler que, alors que j’étais un enfant en bas âge, j’étais souvent allé le voir en compagnie d’une femme qui s’appelait Antoinette, dont le mari s’appelait Procope, qui tenait une laiterie. Mais il n’a tout de même pas voulu me croire, et il a refusé d’avouer que nous nous connaissions. Je lui ai alors donné quelques nouveaux détails, par exemple, qu’à Drasov il y avait deux Novotny, dont l’un s’appelait Tonda et l’autre Joseph. Et que lui ce devait être sans doute ce Joseph dont on m’avait écrit de Drasov qu’il tabassait sa femme du matin au soir, car elle lui rendait la vie dure à cause de son ivrognerie. Ah ! si vous aviez vu quel pétard il a fait ! Il a tout cassé autour de lui, il a même brisé la glace qui se trouvait devant le conducteur. Pour finir, on nous a menés tous les deux au commissariat et, là, j’ai appris qu’il s’était emballé uniquement pour cette raison qu’il n’avait jamais été le Joseph Novotny de Drasov, mais qu’il s’appelait Édouard Doumbrava et qu’il venait de Montgomery en Amérique, pour revoir ses parents tchèques…

Le téléphone interrompit cette histoire, et une voix aphone, de la section des mitrailleurs, demanda s’il était vrai que l’on devait partir aujourd’hui.

À ce moment-là, l’enseigne Biegler se présenta à la porte du bureau en demandant à parler à Vanek. Les deux hommes eurent une longue conversation. Lorsque Vanek le quitta, il avait un sourire méprisant.

— C’est encore un joli numéro, celui-là, remarqua-t-il. Nous pouvons dire que nous avons des types curieux à notre compagnie ! Il vient d’assister à la réunion chez le vieux et, en rentrant, le lieutenant lui a donné l’ordre d’aller passer les flingots en revue. Cette andouille vient me demander maintenant s’il doit faire mettre au poteau le soldat Slabek, car celui-ci, m’a-t-il dit, à nettoyé son fusil avec du pétrole. On me pose des questions aussi idiotes, s’exclama Vanek avec indignation, lorsqu’on sait que nous allons partir pour le front ! Le lieutenant Lukach s’est montré plus chic avec son tampon.

— Puisqu’il est question de tampon, répondit Chvéïk, vous ne savez pas encore si l’on en a trouvé un de convenable pour le lieutenant Lukach ?

— Ne vous en faites pas » répondit Vanek, rien ne presse. Je pense, pour ma part, que le lieutenant peut très bien s’arranger avec Baloun. Il n’y a pas de quoi gueuler comme un veau parce que votre ordonnance vous bouffe de temps à autre votre portion.

Vanek s’étira sur sa couchette.

— Chvéïk, racontez-moi une histoire sur la vie militaire.

— Volontiers, répondit celui-ci, à condition seulement que ce téléphone ne vienne pas nous embêter.

— Vous n’avez qu’à décrocher le récepteur, lui conseilla Vanek.

— Bien, dit Chvéïk en obéissant aussitôt. Je vais vous raconter une histoire qui rappelle un peu notre situation. Seulement, à cette époque, nous n’avions pas encore la guerre. Nous étions aux manœuvres. J’avais un copain du nom de Chitz, de Porchitch, un brave homme, très pieux et très froussard. Il s’imaginait que les manœuvres étaient des choses diaboliques et qu’on risquait d’y mourir de soif. Donc, par précaution, la veille de notre départ, il s’en mit plein la lampe et, lorsque nous quittâmes la caserne pour nous rendre à Mnichk, il nous déclara : « Je n’en peux plus, les gars, c’est Dieu seul qui peut me sauver ! » Puis nous sommes entrés à Horjovitz, et là nous avons eu deux jours de repos, car nous avions commis une erreur de vitesse. Nous faisons une halte pour perdre le temps gagné, et notre Chitz en profite pour aller se désaltérer dans le village voisin, car, par malheur, il n’y avait pas de bistro dans celui où nous nous trouvions.

Sur le chemin du retour, Chitz, qui était complètement rond, rencontre, au bord de la route, une niche où se trouvait une petite statue de Saint-Jean de Népomuk. Ses sentiments religieux remontent à la surface et il s’agenouille dans la poussière de la route pour prier.

— Mon pauvre Saint-Jean, se lamente-t-il, quel triste sort que le tien ! Tu es exposé en plein soleil, et tu n’as rien sous la main pour te rafraîchir le gosier ! Laisse-moi venir à ton secours…

Et en disant cela, il porte son bidon à ses lèvres et boit une large rasade en déclarant :

— Mon vieux Saint-Jean, je t’en ai laissé une bonne gorgée !

Mais ce n’était pas vrai. Le gourmand avait tout bu, et il s’est aperçu qu’il n’avait rien laissé pour le saint.

Alors, il a eu peur d’avoir commis un sacrilège et, pour racheter sa faute, Ghitz a retiré Saint-Jean de sa niche, l’a dissimulé sous sa capote, et l’a emporté avec lui pour lui offrir à boire à la cantine. Et il n’y a rien perdu, car il a gagné, en jouant aux cartes, tout ce qu’il a voulu. Mais il n’a guère été reconnaissant envers le bon saint. Lorsque nous sommes repartis, nous avons vu le Saint-Jean de Népomuk, pendu à un poirier comme un vulgaire épouvantail.

Voilà l’anecdote. Et, de même que Saint-Jean a été accroché à l’arbre, je raccroche aussi le récepteur.

 

* * *

 

Au même instant, le lieutenant Lukach était en train de se casser la tête sur un message chiffré qu’il venait de recevoir du régiment concernant la direction que son bataillon devait suivre pour se rendre en Galicie. On avait joint au message la clé pour l’interpréter :

 

7177

1236

2121

35

= Moson

892

775

7282

 

= Gyor

4432

1238

2721

35

= Komarut

475

7979

 

 

= Budapest

 

En parcourant cette liste de chiffres, le lieutenant Lukach poussa un profond soupir :

— Que le diable les emporte ! s’écria-t-il.

 

 

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave en association avec le groupe Ebooks Libres et Gratuits ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 8 janvier 2013.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Parles-tu hongrois ?

[2] Je ne comprends pas, mon ami.

[3] Chéri.

[4] Jurons hongrois, intraduisibles en français.