LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Daniil Harms

(Хармс Даниил Иванович)

1905 – 1942

 

 

 

 

LA VIEILLE

(Старуха)

 

 

 

 

 

1939

 

 

 

 

 


Traduction de Svetlana Trofimova, 2016.

Texte original écrit en 1939, publié pour la première fois en 1974.

© Reproduction interdite

 

 

 

 

 

 


 

Et la conversation suivante se tint entre nous.

Knut HAMSUN.

Dans la cour il y a une vieille, elle tient une horloge dans ses mains. Je passe à côté de la vieille, je m’arrête et je demande : « Quelle heure est-il ? »

— Regardez vous-même, — me dit la vieille. Je regarde et je vois qu’il n’y a pas d’aiguilles sur le cadran.

— Il n’y a pas d’aiguilles, — dis-je. La vieille regarde le cadran et me dit :

— Il est trois heures moins le quart.

— Ah bon ? Merci beaucoup, — dis-je en partant.

La vieille me crie quelque chose en me suivant du regard, mais je continue à marcher sans me retourner. Je sors et j’emprunte le côté ensoleillé de la rue. J’aime bien le soleil du printemps. Je marche, j’ai les yeux plissés et je fume une pipe. Au coin de la rue Sadovaïa je croise Sakerdon Mikhaïlovitch. Nous nous disons bonjour, nous nous arrêtons et discutons pendant un moment. J’en ai assez de rester dans la rue et j’invite Sakerdon Mikhaïlovitch dans un restaurant de sous-sol. Nous buvons de la vodka, nous l’accompagnons d’un œuf dur et de sprats, puis nous nous disons au revoir et je continue à marcher tout seul.

Et tout à coup je me rappelle que j’ai oublié d’éteindre le poêle électrique, à la maison. Quel dommage. Je fais demi-tour et je vais à la maison. La journée a si bien commencé et voilà la première tuile. Je n’aurais pas dû sortir.

Je rentre, j’enlève ma veste, je sors ma montre de la poche de mon gilet et je l’accroche à un clou. Ensuite je ferme la porte à clé et je me couche sur le canapé. Je vais rester allongé et essayer de m’endormir.

J’entends ces cris dégoûtants que poussent des gosses dans la rue. Je reste sur le canapé et je songe à un supplice pour eux. Mon préféré : j’imagine que je leur jette un sort de tétanos et que d’un coup ils arrêtent de bouger. Leurs parents les traînent jusqu’à la maison. Ils restent dans leurs lits et ne peuvent même pas manger parce qu’ils ne sont pas capables d’ouvrir la bouche. Ils sont alimentés par sonde. Une semaine après le tétanos passe, mais ils sont si faibles qu’ils passent encore un mois dans leur lit. Ensuite ils commencent à guérir peu à peu, mais je leur envoie un deuxième tétanos et ils crèvent. Je reste sur le canapé les yeux ouverts et je ne peux pas m’endormir. Je pense à la vieille à l’horloge que j’ai vue aujourd’hui dans la cour et j’aime cette idée qu’il n’y avait pas d’aiguilles sur le cadran. Il n’y a pas si longtemps j’ai vu une horloge immonde dans un dépôt-vente et leurs aiguilles représentaient un couteau et une fourchette.

Oh mon Dieu ! Mais je n’ai pas encore éteint le poêle électrique ! Je me lève d’un bond, je l’éteins, je me recouche de nouveau sur le canapé et j’essaie de m’endormir. Je ferme les yeux. Je n’ai pas sommeil. Le soleil de printemps me tape directement dessus. J’ai chaud. Je me lève et je m’assois dans un fauteuil à côté de la fenêtre.

Maintenant j’ai sommeil, mais je ne vais pas dormir. Je vais prendre du papier et un stylo à plume, je vais écrire. Je sens une force redoutable en moi. J’ai réfléchi à tout encore hier. Cela sera l’histoire d’un thaumaturge qui vit de nos jours et ne fait pas de miracles. Il sait qu’il est un thaumaturge et qu’il peut faire n’importe quel miracle, mais il ne le fait pas. Il se fait expulser de son appartement, il sait qu’il lui suffit d’un signe de main pour garder son appartement, mais il ne le fait pas, il part docilement et vit dans une cabane en banlieue. Il peut transformer sa cabane en une formidable maison en briques, mais il ne le fait pas, il continue de vivre dans sa cabane et finalement meurt sans avoir fait le moindre miracle de son vivant.

Je me frotte joyeusement les mains dans mon fauteuil. Sakerdon Mikhaïlovitch va crever de jalousie. Il croit que je ne suis plus capable d’écrire une œuvre de génie. Vite, vite au travail ! À bas le sommeil et la paresse ! Je vais travailler pendant dix-huit heures d’affilée !

Je tremble d’impatience. Je ne peux pas comprendre ce que je dois faire : il aurait fallu prendre un stylo et du papier, mais je prenais des objets dont je n’avais absolument pas besoin. Je courais dans la pièce : entre la fenêtre et la table, la table et le poêle, le poêle et la table encore une fois, ensuite vers le canapé et vers la fenêtre encore une fois. L’air me manquait à cause du feu qui me brûlait la poitrine. Il n’est que 17 heures maintenant. J’ai toute la journée, la soirée et la nuit devant moi…

Je suis au milieu de la pièce. À quoi est-ce que je pense ? Il est déjà 17 heures 20. Il faut écrire. Je rapproche la table vers la fenêtre et je m’assois. J’ai une feuille de papier à carreaux devant moi et un stylo dans la main.

Mon cœur bat encore trop fort, ma main tremble. J’attends un peu, pour me calmer. Je remets le stylo sur la table et je bourre ma pipe. Le soleil me tape directement dans les yeux, je plisse les yeux et je fume.

Un corbeau vole devant la fenêtre. Je regarde par la fenêtre dans la rue et je vois un homme avec une jambe mécanique qui marche sur le trottoir. Sa jambe et sa canne frappent fort contre le sol.

— Alors, — me dis-je en continuant à regarder par la fenêtre.

Le soleil se cache derrière la cheminée du bâtiment en face. L’ombre de la cheminée passe sur le toit, survole la rue et se pose sur ma figure. Il faut profiter de cette ombre et écrire quelques mots sur le thaumaturge. Je prends vite le stylo et j’écris : Le thaumaturge était grand.

Je ne peux écrire rien de plus. Je reste assis jusqu’à ce que je commence à avoir faim. Alors, je me lève et je vais vers la petite armoire où je garde mes provisions, j’y farfouille, mais je ne trouve rien. Un morceau de sucre et rien de plus.

Quelqu’un frappe à la porte.

— C’est qui ?

Aucune réponse. J’ouvre la porte et je vois devant moi la vieille qui tenait l’horloge dans la cour. Je suis très étonné et je ne peux rien dire.

— Et me voilà, — dit la vieille, et elle entre dans la chambre.

Je reste à la porte et je ne sais pas ce que je dois faire : la chasser ou, au contraire, lui offrir une chaise ? Mais elle se dirige d’elle-même vers mon fauteuil à côté de la fenêtre et s’y assoit.

— Ferme la porte à clé, — me dit la vieille.

Je ferme la porte à clé.

— Mets-toi à genoux, — dit la vieille.

Je le fais.

Mais je commence à réaliser toute l’absurdité de cette situation. Pourquoi suis-je agenouillé devant une vieille ? Et pourquoi cette vieille se trouve-t-elle dans ma chambre et est-elle assise dans mon fauteuil préféré ? Pourquoi ne l’ai-je pas chassée ?

— Écoutez, — dis-je, — de quel droit faites-vous la loi dans ma chambre et me donnez-vous des ordres, en plus ? Je ne veux pas du tout me mettre à genoux.

— Alors, faut pas, — dit la vieille. Maintenant tu dois t’allonger sur le ventre, visage contre le sol.

Je me suis exécuté sur le champ…

Je vois des carreaux réguliers devant moi. La douleur à l’épaule et à la cuisse droite me fait changer de position. Je suis par terre à plat ventre, maintenant je me relève sur les genoux avec beaucoup de peine. Tous mes membres sont engourdis et j’ai du mal à les fléchir. Je regarde autour et je me vois agenouillé au milieu de la chambre. La conscience et la mémoire me reviennent petit à petit. Je scrute la chambre de nouveau et je vois quelqu’un dans le fauteuil à côté de la fenêtre. Il ne fait pas très clair dans la chambre, parce que ça doit être une nuit blanche aujourd’hui. Je fixe mon regard. Oh mon Dieu ! Est-ce que c’est la vieille qui est toujours dans le fauteuil ? Je tends mon cou et je regarde. Oui, bien sûr, c’est la vieille et elle a laissé tomber sa tête sur la poitrine. Elle doit s’être endormie.

Je me lève et je m’approche d’elle en clopinant. Elle a laissé tomber la tête sur la poitrine, elle a les bras ballants des deux côtés du fauteuil. J’ai envie de la saisir et de la ficher à la porte.

— Écoutez, — dis-je, — vous êtes dans ma chambre. Je dois travailler. Je vous prie de partir.

La vieille ne bouge pas. Je me penche et je regarde son visage. Sa bouche est entrouverte et son dentier décroché sort de la bouche. Et tout à coup cela devient clair : la vieille est morte.

Un épouvantable sentiment de rage m’envahit. Pourquoi est-elle morte dans ma chambre ? Je déteste les cadavres. Et maintenant je vais devoir m’occuper de cette charogne, parler au concierge, au régisseur : va leur expliquer pourquoi cette vieille s’est retrouvée chez moi. Je lance un regard plein de haine à la vieille. Mais peut-être n’est-elle pas morte ? Je touche son front. Le front est froid. De même que sa main. Alors que faire ?

J’allume ma pipe et je m’assois sur le canapé. Je sens une fureur incroyable naître en moi.

— Quelle canaille ! — dis-je à voix haute.

La vieille morte est assise dans mon fauteuil tel un sac. Je vois ses dents sortir de sa bouche. On dirait une jument morte.

— Une scène dégoûtante, — dis-je, mais je ne peux pas couvrir la vieille d’un journal, parce qu’on ne sait pas ce qui pourrait arriver derrière le journal. J’entends quelqu’un bouger derrière le mur : c’est mon voisin, conducteur de train à vapeur. Faut-il encore qu’il découvre qu’il y a une vieille morte dans ma chambre ! Je prête l’oreille à ses pas. Pourquoi traîne-t-il ? Il est déjà cinq heures et demie ! C’est l’heure pour lui de partir au travail. Oh mon Dieu ! Mais il va boire du thé ! J’entends le bruit de son réchaud à pétrole de l’autre côté du mur. Mais que ce maudit conducteur parte au plus vite !

Je mets mes jambes sur le canapé et je m’allonge. 8 minutes après, le thé n’est pas encore prêt et son réchaud continue de faire du bruit. Je ferme les yeux et je somnole.

Je rêve que le voisin part et que je l’accompagne, je sors sur le palier, je laisse claquer la porte à la serrure américaine. Je n’ai pas la clé sur moi et je ne peux pas rentrer dans l’appartement. Il faut sonner à la porte et réveiller les autres habitants de l’appartement et ce ne serait pas bien. Je reste sur le palier et je réfléchis à ce que je dois faire, et d’un coup je sens que je n’ai pas de bras. Je baisse la tête pour mieux voir si j’ai des bras ou non et je vois qu’au lieu de bras j’ai un couteau de table d’un côté et une fourchette de l’autre.

— Et voilà, — dis-je à Sakerdon Mikhaïlovitch qui pour une raison se trouve ici sur une chaise pliante, — voilà, vous voyez, — lui dis-je, — quelle sorte de bras j’ai ? Mais Sakerdon Mikhaïlovitch ne dit rien et je me rends compte que ce n’est pas le vrai Sakerdon Mikhaïlovitch, mais un Sakerdon Mikhaïlovitch en argile.

À ce moment je me réveille et je comprends tout de suite que je suis allongé sur le canapé et que dans ma chambre il y a une vieille morte dans le fauteuil à côté de la fenêtre.

Je tourne vite la tête vers elle. Mais il n’y a pas de vieille dans le fauteuil. Je regarde le fauteuil vide et j’exulte d’une joie sauvage. Cela veut dire que tout cela n’était qu’un rêve. Mais quand est-ce qu’il a commencé ? La vieille venue hier dans ma chambre, peut-être était-ce aussi un rêve ? Je suis rentré hier à la maison parce que j’avais oublié d’éteindre le poêle électrique. Mais peut-être était-ce toujours le même rêve ? De toute façon que c’est bon qu’il n’y ait pas de vieille morte dans ma chambre, cela veut dire que je n’ai pas à aller chez le régisseur et à m’occuper du cadavre !

Par contre, combien de temps ai-je dormi ? J’ai consulté ma montre : 9 heures et demie, du matin je pense.

Oh mon Dieu ! Mais quels drôles de rêves peut-on faire parfois !

J’ai posé les jambes à terre pour me lever et d’un coup j’ai vu la vieille morte par terre derrière la table à côté du fauteuil. Elle était étendue sur le dos, une dent de son dentier qui était tombé de sa bouche était enfoncée dans sa narine. Ses mains sont repliées sous son corps et je ne pouvais pas les voir, et ses jambes osseuses vêtues de sales bas de laine blanche sortaient de sa jupe qui s’était retroussée.

— Canaille ! — ai-je crié en allant vers elle et je lui ai donné un coup de botte dans le menton.

J’ai envoyé son dentier dans un coin. Je voulais lui donner un autre coup de pied, mais j’ai eu peur de laisser des traces sur le corps ; on pourrait penser que c’est moi qui l’ai tuée.

J’ai laissé la vieille, je me suis assis sur le canapé et j’ai allumé ma pipe. J’ai passé ainsi vingt minutes. Désormais il m’apparaissait clairement que de toute façon cette affaire allait être donnée à la police criminelle et que les andouilles de l’instruction allaient m’accuser du meurtre. Ça peut être grave et ce coup de pied tombe très mal.

Je me suis approché encore une fois de la vieille, je me suis penché et je me suis mis à examiner son visage. Il y avait une petite tâche foncée sur le menton. Non, il n’y a pas à s’en faire. Tout peut arriver. Peut-être la vieille s’est-elle cognée encore de son vivant ? Je me calme un peu et je commence à marcher dans la chambre tout en fumant ma pipe et en réfléchissant à la situation.

J’erre dans la chambre et je commence à avoir de plus en plus faim. Je commence même à trembler à cause de la faim. Encore une fois je cherche quelque chose à manger dans l’armoire où je garde les provisions, mais je ne trouve rien à part un morceau de sucre.

Je sors mon porte-monnaie et je compte mon argent. 11 roubles. Cela veut dire que je peux m’acheter du jambon et du pain, et il en restera encore pour du tabac.

Je rajuste ma cravate qui était partie sur le côté pendant la nuit, je prends ma montre, je mets ma veste, je ferme la porte de ma chambre avec minutie, je mets la clé dans la poche et je sors dans la rue. Il faut d’abord manger pour avoir la tête lucide et savoir quoi faire de cette charogne.

Une idée me vient à l’esprit sur le chemin du magasin : et si j’allais chez Sakerdon Mikhaïlovitch et lui racontais tout, peut-être ensemble trouverait-on une solution. Mais j’ai tout de suite repoussé cette idée parce que certaines choses ne peuvent avoir de témoins.

Il n’y avait pas de jambon dans le magasin et j’ai pris un demi-kilo de saucisses. Il n’y avait pas de tabac non plus. En sortant du magasin je suis allé à la boulangerie.

Il y avait beaucoup de monde à la boulangerie et la queue à la caisse était très longue. Je me suis renfrogné mais j’ai quand même fait la queue. La queue avançait très lentement, pour s’arrêter net à un moment à cause d’un scandale au niveau de la caisse.

Je prenais l’air de ne rien remarquer et je regardais le dos d’une petite jeune dame qui se trouvait devant moi. Il se trouve que cette petite dame était très curieuse, elle bougeait la tête tantôt à gauche, tantôt à droite, et se mettait tout le temps sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passait à la caisse. Finalement, elle s’est retournée vers moi et m’a demandé :

— Vous ne savez pas ce qui se passe là-bas ?

— Désolé, je ne le sais pas, — dis-je le plus sèchement possible.

La petite dame s’est tortillée encore et finalement s’est adressée à moi :

— Ne pourriez-vous pas y aller, pour voir ce qui se passe ?

— Désolé, mais cela ne m’intéresse point, — dis-je d’une voix encore plus sèche.

— Comment ça ?! — s’est exclamé la petite dame. — Mais vous perdez votre propre temps dans la queue à cause de ça !

Je n’ai rien répondu et je n’ai fait que m’incliner légèrement devant elle. La petite dame m’a fixé des yeux.

— Bien sûr, faire la queue dans une boulangerie n’est pas une affaire d’homme, — a-t-elle dit. — Vous me faites pitié, vous êtes obligé d’être là. Vous devez être célibataire, n’est-ce pas ?

— Oui, je suis célibataire, — ai-je répondu un peu déboussolé, mais en continuant de répondre sèchement par inertie et en m’inclinant légèrement.

La petite dame m’a toisé et  a dit soudainement en touchant légèrement ma manche :

— Je vais acheter ce que vous voulez et vous allez m’attendre dehors.

J’ai perdu pied.

— Je vous remercie, — ai-je dit. — C’est très gentil de votre part, mais en fait je peux le faire moi-même.

— Non, non, — a dit la petite dame, — allez dehors. Qu’est-ce que vous vouliez acheter ?

— Vous voyez, — ai-je dit, — je voulais acheter un demi-kilo de pain complet, mais du pain moulé. Je le préfère.

— C’est très bien, — a dit la petite dame. — Et maintenant allez. Je vais acheter votre pain, vous règlerez après.

Elle m’a même légèrement poussé sous le coude.

Je suis sorti de la boulangerie et j’ai commencé à l’attendre à même la porte. Le soleil de printemps me tape dans les yeux. J’allume ma pipe. Qu’elle est gentille, cette petite dame ! C’est si rare de nos jours. Je ne bouge pas, je plisse les yeux sous le soleil, je fume ma pipe et je pense à la gentille petite dame. Et d’ailleurs elle de jolis yeux marron clair. Qu’elle est mignonne !

— Vous fumez la pipe ? — entends-je quelqu’un me parler. La gentille petite dame me donne le pain.

— Mille mercis, — dis-je en prenant le pain.

— Vous fumez la pipe ! J’aime ça, — dit la gentille petite dame.

Et la conversation suivante se passe entre nous :

Elle : Donc, vous vous achetez du pain vous-même ?

Moi : Pas que du pain, j’achète tout moi-même.

Elle : Où est-ce que vous déjeunez ?

Moi : Normalement je cuisine moi-même. Parfois je mange dans une brasserie.

Elle : Vous aimez la bière ?

Moi : Non, je préfère la vodka.

Elle : Moi aussi, j’aime la vodka.

Moi : Vous aimez la vodka ? Que c’est bien ! Je voudrais bien prendre un verre avec vous un jour.

Elle : Moi aussi je voudrais boire de la vodka avec vous.

Moi : Désolé, je peux vous poser une question ?

Elle (rouge comme une pivoine) : Bien sûr.

Moi : D’accord, je vais le faire. Vous croyez en Dieu ?

Elle (surprise) : En Dieu ? Mais certes.

Moi : Et si on allait acheter de la vodka maintenant et ensuite je vous invite chez moi. J’habite pas loin d’ici.

Elle (joyeusement) : Je suis d’accord !

Moi : On y va alors.

Nous entrons dans un magasin, j’achète un demi-litre de vodka. Je n’ai plus d’argent, que de la petite monnaie. Nous continuons à discuter de choses et d’autres et tout à coup je me souviens qu’il y a une vieille morte dans ma chambre, par terre.

Je jette un coup d’œil sur ma nouvelle connaissance : elle est à côté d’un étalage et étudie les pots de confiture. Je vais à pas de loup vers la porte et je sors du magasin. Et justement il y a y un tramway qui s’arrête en face. Je monte vite dedans, sans même regarder le numéro. Je descends à la rue Mikhaïlovskaïa et je vais chez Sakerdon Mikhaïlovitch. J’ai entre les mains une bouteille de vodka, des saucissons et du pain.

C’est Sakerdon Mikhaïlovitch qui m’ouvre la porte. Il portait un peignoir sans rien sur le corps, des bottes russes avec les tiges coupées et une ouchanka en fourrure dont les oreilles étaient relevées et nouées au sommet.

— Très ravi, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, en me voyant.

— Je ne vous dérange pas ? — ai-je demandé.

— Non, non, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, — je ne faisais rien, j’étais assis par terre.

— Vous voyez, — ai-je dit à Sakerdon Mikhaïlovitch, — j’ai de la vodka et de quoi manger. Si vous n’avez rien contre, je vous propose de trinquer.

— Très bien, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, — entrez.

Nous sommes entrés dans sa chambre. J’ai ouvert la bouteille de la vodka, et Sakerdon Mikhaïlovitch a mis deux verres et une assiette avec de la viande bouillie sur la table.

— J’ai des saucissons, — ai-je dit. Alors, comment va-t-on les manger : crus, ou va-t-on les cuire ?

— Nous allons les mettre sur le feu, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, — et nous allons accompagner la vodka de cette viande bouillie. C’est la viande de soupe, de la délicieuse viande bouillie !

Sakerdon Mikhaïlovitch a mis une petite casserole sur le réchaud et nous nous sommes assis pour boire la vodka.

— Boire de la vodka est bon pour la santé, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, en remplissant les verres. — Metchnikoff disait que la vodka était plus saine que le pain, et que le pain n’est que de la paille qui pourrit dans nos estomacs.

— À la vôtre ! — ai-je dit en trinquant avec Sakerdon Mikhaïlovitch.

Nous avons bu et mangé la viande bouillie.

— C’est bon, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch.

Mais à ce moment quelque chose a craqué dans la chambre.

— Qu’est-ce que c’est ? — ai-je dit.

Nous nous sommes tus, tendant l’oreille. Il y a eu un autre craquement tout à coup. Sakerdon Mikhaïlovitch s’est levé d’un bond de sa chaise, a couru vers la fenêtre et a décroché le rideau.

— Qu’est-ce que vous faites ? — ai-je crié.

Sans me répondre Sakerdon Mikhaïlovitch s’est jeté vers le réchaud, a pris la casserole avec le rideau et l’a mise par terre.

— Bon sang ! — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch. — J’ai oublié de mettre de l’eau dans la casserole et comme elle est en émail, l’émail a craqué.

— C’est clair, — ai-je dit en hochant de tête.

Nous nous sommes rassis à table.

— Bon, peu importe, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, — nous allons les manger crues.

— J’ai une faim de loup, — ai-je dit.

— Mangez, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, en poussant l’assiette de saucisson vers moi.

— C’est hier que j’ai mangé pour la dernière fois, avec vous au restaurant, et depuis je n’ai rien mangé, — ai-je dit.

— Oui, oui, oui, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch.

— J’ai écrit pendant tout ce temps, — ai-je dit.

— Parbleu ! — a crié Sakerdon Mikhaïlovitch en exagérant. — Cela fait plaisir de voir un génie.

— Eh bah oui ! — ai-je dit.

— Vous avez gribouillé pas mal j’imagine ? — a demandé Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Oui, — ai-je dit. J’ai dépensé un tas de papier.

— Au génie de nos jours, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch en levant son verre.

Nous avons bu. Sakerdon Mikhaïlovitch mangeait de la viande bouillie et je mangeais du saucisson. Après en avoir mangé quatre, j’ai allumé ma pipe et j’ai dit :

— Vous savez, je suis venu chez vous en fuyant une poursuite.

— Mais qui vous poursuivait ? — a demandé Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Une dame, — ai-je dit.

Mais comme Sakerdon Mikhaïlovitch ne m’a rien demandé et n’ai fait que verser de la vodka dans les verres sans rien dire, j’ai continué :

— J’ai fait sa connaissance à la boulangerie et je suis tombé amoureux tout de suite.

— Elle est belle ? — a demandé Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Oui, — ai-je dit, — elle est à mon goût.

Nous avons bu et j’ai continué :

— Elle a accepté d’aller chez moi et de boire de la vodka. Nous sommes allés au magasin, mais j’ai dû me tirer du magasin en douce.

— Vous n’avez pas eu assez d’argent ? — a demandé Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Non, j’avais juste la bonne somme, — ai-je dit, — mais après je me suis rappelé que je ne pouvais pas la laisser entrer dans ma chambre.

— Alors, vous aviez une autre dame dans votre chambre ? — a demandé Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Oui, si vous voulez, il y a une autre dame dans ma chambre, — ai-je dit en souriant. — Maintenant je ne peux laisser entrer personne dans ma chambre.

— Mariez-vous. Vous m’inviterez au dîner, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Non, — ai-je dit en pouffant de rire. Je ne vais pas épouser cette dame.

— Alors, mariez-vous avec celle de la boulangerie, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Mais pourquoi voulez-vous me marier ? — ai-je dit.

— Mais pourquoi pas ? — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch en remplissant les verres. — À vos succès !

Nous bûmes. Il était évident que la vodka commençait à faire son effet. Sakerdon Mikhaïlovitch a enlevé son ouchanka et l’a jetée sur le lit. Je me suis levé et j’ai fait un tour dans la chambre, sentant que la tête me tournait.

— Qu’est-ce que vous pensez des cadavres ? — ai-je demandé à Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Je les déteste, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, — ils me font peur.

— Moi aussi, je les déteste, — ai-je dit. — Si je tombe sur un cadavre et s’il n’est pas de la famille, je lui donne un coup de pied.

— Il ne faut pas donner de coup de pied aux cadavres, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Je lui donne un coup de pied directement dans la gueule — je déteste les cadavres et les enfants.

— Oui, les enfants sont dégoûtants, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Qu’est-ce qui est pire, à votre avis : les cadavres ou les enfants ? — ai-je demandé.

— Les enfants sont pires, je crois, ils nous dérangent plus souvent. Et les cadavres ne font pas irruption dans notre vie quand même, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Ils le font ! — ai-je crié et je me suis tu tout de suite. Sakerdon Mikhaïlovitch m’a lancé un regard attentif.

— Vous voulez encore de la vodka ? — a-t-il demandé.

— Non, — ai-je dit, mais en me reprenant, j’ai ajouté : — non, merci, c’est bon.

Je suis retourné à ma place à table. Nous n’avons rien dit pendant un certain moment.

— Je veux vous poser une question, — ai-je dit finalement. — Vous croyez en Dieu ?

Une ride transversale se fait apparaître sur le front de Sakerdon Mikhaïlovitch. Il dit :

— Il y a des actes impolis. C’est impoli de demander à quelqu’un de vous prêter 50 roubles si vous venez de voir cette personne mettre 200 roubles dans sa poche. C’est sa décision de vous prêter de l’argent ou non. Et la manière la plus simple et agréable de refuser est de mentir en disant ne pas avoir d’argent. Mais vous avez vu que cette personne avait de l’argent et ainsi vous l’avez privée de la possibilité de vous refuser cet argent de la manière la plus simple et agréable. Vous l’avez privée du droit de choisir, ce qui est une cochonnerie. C’est un acte indécent et impoli. Demander « Croyez-vous en Dieu ? » est aussi un acte indécent et impoli.

— Mais, — ai-je dit, — cela n’a rien à voir.

— Je ne fais pas de comparaison, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Alors, bien, — ai-je dit, — laissons tomber. Désolé de vous avoir posé une question si indécente et impolie.

— Je vous en prie, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch. — C’est juste que j’ai refusé de vous répondre.

— Je n’aurais pas répondu non plus, — ai-je dit, — mais pour une autre raison.

— Quelle raison ? — a demandé mollement Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Vous voyez, — ai-je dit, — à mon avis, il n’y a pas de gens croyants ou non-croyants. Il n’y a que des gens qui veulent croire ou veulent ne pas croire.

— Cela veut dire que ceux qui veulent ne pas croire croient déjà en quelque chose ? — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, — et que ceux qui veulent croire ne croient à rien déjà au départ ?

— Peut-être, oui, — ai-je dit, — je ne sais pas.

— Mais ils croient ou ne croient pas en quoi ? en Dieu ? — a demandé Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Non, — ai-je dit, — à l’immortalité.

— Mais pourquoi vous m’avez demandé si que je croyais en Dieu ?

— Juste parce que demander « Croyez-vous à l’immortalité ? » est bête, — ai-je dit à Sakerdon Mikhaïlovitch et je me suis levé.

— Vous partez ? — m’a demandé Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Oui, — ai-je dit, — je dois y aller.

— Et la vodka ? — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch. — Il ne reste qu’un verre pour chacun.

— Alors on finit, — ai-je dit.

Nous avons fini la vodka en l’accompagnant des restes de la viande bouillie.

— Et maintenant je dois y aller, — ai-je dit.

— Au revoir, — a dit Sakerdon Mikhaïlovitch, — en m’accompagnant au palier par la cuisine. — Merci pour la collation.

— Merci à vous, — ai-je dit. — Au revoir.

Et je m’en suis allé.

Après être resté seul, Sakerdon Mikhaïlovitch a débarrassé la table, a jeté la bouteille de vodka vide sur l’armoire, a remis son ouchanka de fourrure et s’est rassis par terre. Sakerdon Mikhaïlovitch a mis ses bras derrière le dos, et ses bras n’étaient pas visibles. Ses jambes osseuses chaussées de bottes russes avec des tiges coupées sortaient de son peignoir qui s’était retroussé.

Je marchais le long de la Nevsky, perdu dans mes pensées. Il fallait aller tout de suite chez le régisseur et tout lui raconter. Quand j’en aurai fini avec la vieille, je passerai mes journées à côté de la boulangerie jusqu’à ce que je revoie cette gentille petite dame. Quand même, je lui dois 48 kopecks pour le pain ; j’ai un parfait prétexte pour la rechercher. J’étais toujours sous l’effet de la vodka et il me semblait que tout allait être facile et simple à arranger.

À la Fontanka je suis allé à un kiosque et j’ai acheté une grande chope de kvas de pain avec la monnaie qui me restait. Le kvas était mauvais et aigre et j’ai poursuivi mon chemin avec un arrière-goût dégoûtant dans la bouche.

À l’angle de la rue Liteïnaïa un ivrogne m’a poussé en titubant. Heureusement que je n’avais pas de revolver, sinon je l’aurais tué sur-le-champ.

Je crois que j’ai gardé une expression de rage jusqu’à la maison. En tout cas presque tous les passants se retournaient pour me regarder.

Je suis entré dans la régie d’habitation. Une fille blondasse, borgne, naine, sale, avec un nez retroussé, assise sur une table, se tartouillait la bouche de rouge à lèvres en se regardant dans un miroir de poche.

— Où est le régisseur ? — ai-je demandé.

La fille continuait à se tartouiller les lèvres sans me répondre.

— Où est le régisseur ? — ai-je répété d’une voix âpre.

— Venez demain, aujourd’hui il est absent, — a répondu cette fille blondasse, borgne, sale, avec un nez retroussé.

Je suis ressorti. Un handicapé avec une jambe mécanique marchait sur le côté opposé de la rue en faisant un grand bruit avec sa jambe et sa canne. Six gosses le suivaient en imitant sa manière de marcher.

Je suis entré chez moi et j’ai commencé à monter l’escalier. Je me suis arrêté au premier étage ; une idée rebutante m’a traversé l’esprit — la vieille a dû commencer à se décomposer. Je n’ai pas fermé les fenêtres et j’ai entendu dire que les cadavres se décomposent plus vite les fenêtres ouvertes. Mais que c’est ennuyeux ! Et ce maudit régisseur ne sera là que demain ! J’ai hésité un moment et j’ai continué à monter.

Je me suis arrêté à nouveau devant la porte. Peut-être vaut-il mieux aller à la boulangerie pour y attendre la gentille petite dame ? Je la supplierais de me laisser aller chez elle pour deux ou trois nuits. Mais d’un coup je me rappelle qu’elle a déjà acheté du pain aujourd’hui et que cela veut dire qu’elle ne reviendra pas à la boulangerie. Et au fond tout cela ne marcherait pas.

J’ai ouvert la porte et je suis entré dans le couloir. Il y avait de la lumière au bout ; Maria Vassilievna avait une sorte de serpillière dans ses mains et la frottait contre une autre serpillière. En me voyant, Maria Vassilievna a crié :

— Un vieux vouche a cherché !

— Quel vieux ?

— Che chais pas, — a répondu Maria Vassilievna.

— Quand c’était ? — ai-je demandé.

— Che chais pas, — a dit Maria Vassilievna.

— C’est vous qui avez parlé à ce vieux ? — ai-je demandé Maria Vassilievna.

— Moi, — a répondu Maria Vassilievna.

— Donc, vous ne savez pas quand c’était ? — ai-je dit.

— Il y a deuche heures, — a dit Maria Vassilievna.

— Comment il était ? — ai-je demandé.

— Che chais pas, — a dit Maria Vassilievna, et elle s’est retirée dans la cuisine.

Je suis allé vers ma chambre.

« Et si, — ai-je pensé — la vieille avait disparu ? J’entre dans la chambre et la vieille n’est plus là ?! Oh mon Dieu ! Est-ce qu’il y a de la place pour les miracles dans la vie ?! »

J’ai tourné la clé et j’ai poussé lentement la porte. Peut-être n’était-ce pas vrai, mais il m’a semblé qu’une odeur douceâtre d’un début de décomposition m’a soufflé en plein visage. J’ai passé la tête par la porte entrouverte et je me suis figé un instant. La vieille rampait à quatre pattes vers moi.

J’ai claqué la porte en poussant un cri, j’ai tourné la clé et je me suis blotti contre le mur opposé. Maria Vassilievna est ressortie dans le couloir.

— Vous m’avech appelé ? — a-t-elle demandé.

Je tremblais tant que je n’ai rien pu répondre et que je n’ai fait que secouer la tête. Maria Vassilievna s’est rapprochée.

— À qui vouch avez parlé ? — a-t-elle demandé.

J’ai secoué la tête à nouveau.

— Vouch êtes fou, — a dit Maria Vassilievna, et elle s’est retirée dans la cuisine en se retournant quelques fois.

« Je ne peux pas rester ainsi. Je ne peux pas rester ainsi », — me disais-je. Cette phrase est venue d’elle-même dans ma tête. Je l’ai répétée jusqu’à ce qu’elle ait atteint ma conscience.

— Oui, je ne peux pas rester ainsi, — me suis-je dit, mais tout paralysé, je n’ai pas bougé. Quelque chose de terrible s’était passé, mais il me restait à faire quelque chose, peut-être, d’encore plus terrible que ce qui avait déjà eu lieu. Des idées tournaient en tourbillon dans ma tête et je ne voyais que les yeux déments de la vieille morte qui rampait vers moi à quatre pattes.

Entrer d’un saut dans la chambre et réduire son crâne en miettes ! Voilà ce que je dois faire ! J’ai regardé autour de moi et j’ai vu avec satisfaction un maillet de croquet qui traînait dans un coin du couloir depuis plusieurs années sans que personne ne sache pourquoi. Attraper le maillet, entrer dans la chambre et bam !...

Ma fièvre ne diminuait pas. Les épaules courbées à cause du froid intérieur, je ne bougeais pas. Mes pensées galopaient, s’enchevêtraient, revenaient au point de départ et reprenaient leur galop, gagnant de nouvelles régions, et je ne bougeais pas et j’écoutais mes pensées, comme si j’étais un peu à l’écart d’elles, comme si je ne les contrôlais pas.

— Les cadavres — m’expliquaient mes propres pensées, — sont une gent peu fiable. On dit qu’ils reposent en paix, mais ce sont des forcenés. Il faut veiller tout le temps sur eux. Allez demander à n’importe quel gardien de morgue. À votre avis, qu’est-ce qu’il garde ? Il n’a qu’une chose à faire : veiller à ce que les cadavres ne prennent leurs jambes à leur cou. Il arrive dans ce domaine des anecdotes curieuses. Une fois, pendant que le garde se lavait au bain en exécutant l’ordre de sa direction, un cadavre s’est sauvé de la morgue, a rampé jusqu’au désinfectoire et y a bouffé un tas de draps ! Ce cadavre s’est fait assaisonné par les désinfecteurs, mais ils ont quand même été obligés de rembourser les draps abîmés de leur propre poche. Et un autre encore a rampé à la maternité et a tellement effrayé les parturientes que l’une d’elles a aussitôt fait une fausse couche, et le cadavre s’est jeté sur le fœtus avorté pour s’en empiffrer. Et quand une brave infirmière lui a donné un coup de tabouret sur le dos, il lui a mordu la jambe et l’infirmière est morte peu de temps après suite à la contamination par le poison cadavérique. Oui, les cadavres sont une gent peu fiable et il faut faire gaffe.

— Stop ! — ai-je dit à mes propres pensées. — Vous déraillez. Les cadavres sont inertes.

— D’accord, — m’ont dit mes propres pensées, — dans ce cas-là entre dans ta chambre où se trouve, comme tu le dis, un cadavre inerte.

Tout à coup je me suis senti étonnamment décidé.

— Eh bien, j’entrerai ! — ai-je dit à mes propres pensées, bien décidé à le faire.

— Vas-y ! — m’ont dit mes propres pensées.

Ce ton moqueur a fini par complètement m’agacer. J’ai attrapé le maillet de croquet et je me suis lancé vers ma chambre.

— Attends ! — m’ont crié mes propres pensées. Mais j’avais déjà tourné la clé et ouvert la porte.

La vieille traînait au niveau de la porte, le nez enfoncé dans le sol.

Le maillet de croquet levé, j’étais aux aguets. La vieille ne bougeait pas.

Je ne tremblais plus et mes pensées étaient claires et lucides. Je les contrôlais.

— Avant tout il faut fermer la porte ! — me suis-je ordonné.

J’ai sorti la clé du côté extérieur de la porte et je l’ai mise dans la serrure du côté intérieur. Je l’ai fait avec la main gauche, tandis que je continuais à tenir le maillet de croquet dans la main droite sans quitter la vieille des yeux. J’ai fermé la porte à clé, j’ai enjambé la vieille et j’ai reculé au milieu de la chambre.

— Maintenant on va régler nos comptes — ai-je dit.

Un plan auquel normalement s’adonnent les assassins des histoires policières et des faits divers a surgi dans mon cerveau. J’ai décidé de mettre la vieille dans une valise, de l’emmener à la campagne et de la noyer dans un marécage. Je connaissais un bon endroit.

Je gardais ma valise sous le canapé. Je l’ai sortie et je l’ai ouverte. Il y avait des affaires : quelques livres, un vieux chapeau de feutre et du linge troué. J’ai tout mis sur le canapé.

À cet instant quelqu’un a fait claquer la porte d’entrée et il m’a semblé que la vieille avait tressaillit.

Je me suis levé d’un bond en agrippant le maillet de croquet.

La vieille ne bouge pas. Je reste debout et je tends l’oreille. C’est le conducteur, je l’entends se déplacer dans sa chambre. Et maintenant il est dans le couloir, il va dans la cuisine. Si Maria Vassilievna lui parle de mon coup de folie, ça ne va pas aller. Diable ! Il faut que j’aille dans la cuisine — ma présence les calmera.

J’ai enjambé encore une fois la vieille, j’ai mis le maillet juste à côté de la porte pour au retour l’avoir dans les mains avant d’entrer dans la chambre, et je suis sorti dans le couloir. Des bruits de voix venaient de la cuisine, mais je ne pouvais discerner les mots. J’ai fermé la porte de ma chambre et je suis allé vers la cuisine à pas de loup. Je voulais savoir ce que Maria Vassilievna disait au conducteur. Mais c’était le conducteur qui parlait. Il devait raconter quelque chose qui lui est arrivé au travail.

Je suis entré dans la cuisine. Le conducteur parlait, une serviette dans les mains, Maria Vassilievna l’écoutait assise sur un tabouret. En me voyant, le conducteur a fait un geste de la main.

— Bonjour, bonjour, Matvey Fillipovitch, — lui ai-je dit en passant dans la salle de bain.

Tout était tranquille pour l’instant. Maria Vassilievna était déjà habituée à mes bizarreries et peut-être avait-elle déjà oublié ce dernier épisode.

Soudainement j’ai réalisé que je n’avais pas fermé la porte à clef. Et si la vieille décampait ?

Je me suis rué vers ma chambre, mais je me suis repris à temps et pour ne pas faire peur aux autres j’ai traversé la cuisine d’un pas calme.

Maria Vassilievna tapait du doigt sur la table de la cuisine et disait au conducteur :

— Ch’est chouette ! C’est chi chouette ! J’aurais auchi chifflé !

Le cœur palpitant, je suis passé dans le couloir et j’ai presque couru vers ma chambre.

Tout paraissait calme du dehors. Je me suis approché de la porte, je l’ai entrebâillée et j’ai passé la tête dans la chambre. La vieille était toujours à la même place, le nez enfoncé dans le sol. Le maillet de croquet était toujours à la même place à côté de la porte. Je l’ai pris, je suis entré dans la chambre et j’ai fermé la porte à clé. Oui, décidément ça sentait le cadavre dans ma chambre. J’ai enjambé la vieille, je me suis approché de la fenêtre et je me suis assis dans le fauteuil. Pourvu que je ne fasse pas un malaise à cause de cette odeur, pour l’instant très légère mais quand même insupportable. J’ai allumé ma pipe. J’avais la nausée et un peu mal au ventre.

Pourquoi ne fais-je rien ? Il faut agir au plus vite avant que cette vieille ne pourrisse définitivement. Mais en tout cas je dois être précautionneux quand je vais l’enfourner dans la valise, parce que c’est à ce moment qu’elle peut me charcuter un doigt. Mourir de l’intoxication par le poison cadavérique — ah, non merci !

— Aha ! — me suis-je exclamé tout à coup. — Je me demande : avec quoi voulez-vous me mordre ? Où est-ce que sont vos jolies petites dents ?

Je me suis retourné dans le fauteuil pour voir le coin de l’autre côté de la fenêtre où, selon mes calculs, devait se trouvait le dentier de la vieille. Mais il n’était pas là.

Je me suis dit : peut-être la vieille morte rampait-elle dans la chambre parce qu’elle cherchait son dentier ? Peut-être même l’a-t-elle trouvé et remis en place ?

J’ai pris le maillet de croquet et j’ai regardé dans le coin. Non, le dentier a bien disparu. Alors, j’ai sorti un drap de la commode et je suis revenu vers la vieille. Je tenais le maillet dans la main droit prêt à taper, j’avais le drap dans la main gauche.

Cette vieille morte provoquait en moi la peur et la répugnance. J’ai soulevé sa tête avec le maillet : elle avait la bouche ouverte, je ne voyais que le blanc de ses yeux et une tâche foncée énorme qui lui couvrait tout le menton. Je lui ai regardé dans la bouche. Non, elle n’avait pas trouvé son dentier. J’ai relâché sa tête. La tête a heurté le sol en retombant.

Alors, j’ai étendu le drap par terre et je l’ai rapproché de la vieille. Ensuite, avec ma jambe et le maillet de croquet je l’ai retournée par le côté gauche sur le dos. Maintenant elle était sur le drap. Ses jambes étaient pliées, ses poings resserrés contre les épaules. On aurait dit que c’était une chatte qui s’était posée sur le dos prête à se défendre contre un aigle qui l’attaquait. Mais vite, il faut que je me libère de cette charogne !

J’ai enroulé la vieille dans le drap et je l’ai prise dans mes bras. Elle était plus légère que je ne pensais. Je l’ai mise dans la valise et j’ai essayé de la fermer. Je m’attendais à toutes sortes de difficultés, mais j’ai pu la fermer sans aucun problème. J’ai fait claquer la serrure et me suis redressé.

Et voilà, j’ai la valise devant moi, on croirait que c’est une valise normale, comme s’il n’y avait à l’intérieur que des vêtements et des livres. J’ai saisi la poignée et je l’ai soulevée. Oui, elle était lourde, mais pas outre mesure, je serai capable de la porter jusqu’au tramway.

J’ai consulté ma montre : 17 heures 20. C’est bien. Je me suis assis dans le fauteuil pour souffler un peu et fumer une pipe.

Les saucissons que j’ai mangés aujourd’hui devaient vraiment être mauvais car mon mal de ventre devenait de plus en plus atroce. Peut-être est-ce parce que je les ai mangés crus ? Ou peut-être mon mal au ventre était-il purement psychologique.

Je reste dans le fauteuil, je fume. Et les minutes filent.

Le soleil de printemps tape dans les vitres, je plisse les yeux sous ses rayons. Le soleil se cache derrière la cheminée du bâtiment en face. L’ombre de la cheminée passe sur le toit, survole la rue et se pose sur ma figure. Je me souviens que j’écrivais mon roman hier à cette heure-ci. Le voilà, le papier à carreaux et les mots écrits en lettres serrées : Le thaumaturge était grand.

J’ai regardé par la fenêtre. Un handicapé avec une jambe mécanique marchait dans la rue en faisant un grand bruit. Deux ouvriers et une vieille se moquait de sa drôle de manière de marcher en se tordant de rire.

Je me suis levé. Il est temps ! Il est temps de partir ! Il est temps d’amener la vieille au marécage ! Et il me faut encore emprunter de l’argent au conducteur.

Je suis sorti dans le couloir et je me suis approché de sa porte.

— Matveï Fillipovitch, vous êtes chez vous ? — ai-je demandé.

— Oui, — a répondu le conducteur.

— Alors, je suis désolé Matveï Fillipovitch, mais vous n’avez pas d’argent ? J’aurai ma paye après-demain. Ne pourriez-vous pas me prêter 30 roubles ?

— Je pourrais, — a dit le conducteur. Et j’ai entendu ses clés tinter alors qu’il ouvrait un tiroir. Après il a ouvert la porte et m’a tendu un billet rouge de 30 roubles.

— Grand merci, Matveï Fillipovitch, — ai-je dit.

— De rien, de rien, — a dit le conducteur.

J’ai mis l’argent dans ma poche et je suis revenu dans ma chambre. La valise se trouvait au même endroit.

— Maintenant je sors, sans tarder, — me suis-je dit.

J’ai pris la valise et je suis sorti de la chambre.

Maria Vassilievna m’a vu avec la valise et s’est exclamée :

— Où allez-vous ?

— Chez ma tante, — ai-je dit.

— Vouch allez revenir bientôt ? — a demandé Maria Vassilievna.

— Oui, — ai-je dit, — il faut juste que je ramène des vêtements à ma tante. Je vous revenir aujourd’hui même, peut-être.

Je suis sorti dans la rue. Je suis arrivé à l’arrêt de tramway sans encombre, en portant la valise tantôt de la main droite, tantôt de la main gauche.

Je suis monté à la première porte du tramway et j’ai fait un signe à la contrôleuse pour qu’elle vienne chercher l’argent pour mon ticket et le bagage. Je ne voulais pas faire passer le billet de 30 roubles à travers toute la voiture et je n’osais pas laisser la valise pour aller vers la contrôleuse. La contrôleuse est venue vers moi et m’a dit qu’elle n’avait pas de monnaie. J’ai dû descendre à l’arrêt suivant.

Excédé, j’attendais un autre tram. J’avais mal au ventre et mes jambes tremblaient légèrement.

Et tout à coup j’ai vu la gentille petite dame : elle traversait la route sans regarder dans ma direction.

J’ai saisi la valise et me suis lancé à sa poursuite. Je ne connaissais pas son nom et je ne pouvais pas l’appeler par son prénom. La valise me gênait terriblement, je la tenais des deux mains et je la poussais vers l’avant avec les genoux et le ventre. La gentille petite dame marchait assez vite et je sentais que je ne pourrais pas la rattraper. J’étais ruisselant de sueur et je m’échinais. La gentille petite dame a tourné dans une ruelle. Quand je suis arrivé à l’angle de la ruelle, elle n’était plus là.

— Maudite vieille ! — ai-je sifflé en jetant la valise à terre.

Les manches de ma veste étaient toutes trempées de sueur et me collaient aux bras. Deux gosses se sont plantés en face de moi et se sont mis à me dévisager. J’ai donné une expression calme à mon visage et j’ai regardé un passage voisin comme si j’attendais quelqu’un. Les garçons se sont murmurés quelque chose méchamment l’un à l’autre en me montrant du doigt. Une rage folle m’étouffait. Oh, que je voudrais leur envoyer le tétanos !

Et voilà : à cause de ces gosses crasseux je dois me lever, je soulève la valise, avec la valise je m’approche du passage et j’y regarde. Je fais un visage étonné, je sors ma montre et je hausse les épaules. Les gosses m’observent de loin. Encore une fois, je hausse les épaules et je regarde dans le passage.

— Bizarre, — dis-je à voix haute, je prends la valise et je la porte vers un arrêt de tram.

Je suis arrivé à la gare à 19 heures moins 5. Je prends un aller-retour pour Lissi Nos et je monte dans le train.

Dans la voiture il y a deux passagers à part moi : l’un, de toute évidence, est un ouvrier. Il est fatigué et il dort, sa casquette sur les yeux. L’autre est un jeune homme habillé en snob campagnard : il a une chemise traditionnelle rose qui dépasse de la veste et une mèche bouclée qui dépasse du képi. Il fume une cigarette à bout de carton, insérée dans un fume-cigarette en plastique de couleur verte criarde.

Je place la valise entre les bancs et je m’assois. J’ai des tiraillements si forts dans l’estomac que je dois serrer les poings pour ne pas laisser échapper un gémissement de douleur.

Un homme est mené sur le quai par deux policiers. Il marche la tête baissée et les mains derrière le dos.

Le train démarre. Je consulte ma montre, il est 19 heures 10.

Oh, avec quel plaisir je noierai la vieille dans le marécage ! Dommage que je n’aie pas pris avec moi de bâton, parce qu’il faudra peut-être la pousser au fond.

Le snob en chemise rose me dévisage avec arrogance. Je lui tourne le dos et je regarde par la fenêtre.

J’ai des crampes terribles dans l’estomac : je serre les dents et les poings et je contracte les jambes.

Nous passons par Lanskaïa et le Nouveau Village. Voilà le sommet doré de la pagode bouddhiste qui passe dans le cadre de la fenêtre, et voilà la mer.

Mais soudain je me lève d’un bond et en oubliant tout je trotte comme un lapin vers les toilettes. Une onde de folie bouscule et fait tournoyer ma conscience…

Le train commence à freiner. Nous nous approchons de Lakhta. Je reste assis, j’ai peur de bouger et de me faire chasser des toilettes pendant l’arrêt du train.

— Vivement qu’il démarre ! Vivement qu’il démarre !

Le train démarre et je ferme les yeux de plaisir. Oh, ces minutes sont si rares, comme les moments de l’amour ! Tous mes muscles sont contractés, mais je sais qu’une terrible prostration suivra après.

Le train s’arrête encore une fois. On est à Olguino. Et la même torture recommence !

Mais ce sont des fausses nausées cette fois. Une sueur froide a perlé sur mon front, un petit vent froid m’enserre le cœur. Je me lève et je reste un moment la tête collée contre le mur. Le train continue sa marche et les secousses régulières de la voiture me sont très agréables.

Je prends mon courage à deux mains et je sors en vacillant des toilettes.

Il n’y a plus personne dans la voiture. L’ouvrier et le snob en chemise rose ont dû descendre à Lakhta ou à Olguino. Je me dirige lentement vers ma fenêtre.

Tout à coup je m’arrête et je regarde bêtement droit devant moi. La valise n’est pas là où je l’ai laissée. Peut-être me suis-je trompé. Je cours vers la fenêtre à côté. Pas de valise. Je reviens d’un saut en arrière et je cours dans la voiture, je regarde sous les bancs, mais la valise a bien disparu.

Comment ai-je pu en douter ? Bien sûr, pendant que j’ai été aux toilettes, la valise a été volée. Il fallait s’y attendre !

Et me voilà sur le banc, les yeux écarquillés, et je pense pour une raison obscure au bruit avec lequel craquait l’émail de la casserole chez Sakerdon Mikhaïlovitch.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? — me demandé-je. Qui va croire maintenant que je n’ai pas tué la vieille ? Je serai arrêté aujourd’hui même ici ou à la gare de la ville, tout comme cet homme qui avait la tête baissée et les mains derrière le dos.

Je sors sur la plate-forme du train. Le train s’approche de Lissi Nos. Les petits poteaux blancs se succèdent le long du chemin de fer. Le train s’arrête. L’échelle de ma voiture n’arrive pas jusqu’au sol. Je descends en sautant et je vais vers le bâtiment de la gare. Il reste une demi-heure avant le train de retour.

 

Je vais dans un petit bosquet. Voilà des buissons de genévriers. Personne ne me verra derrière eux. J’y vais.

Il y a une grosse chenille verte qui rampe sur le sol. Je me mets sur les genoux et je la touche avec mon doigt. Elle se durcit et se plie plusieurs fois dans la même direction.

Je me retourne. Personne ne me voit. De légers frissons me parcourent le dos. Je baisse la tête et je dis à voix basse :

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, maintenant et toujours dans les siècles des siècles. Amen.

…………………………………………………………………………...........

Je termine ici mon manuscrit car je crois qu’il a déjà assez duré.

 

<Fin mai première moitié de juin 1939>

 

 

 

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 30 décembre 2016.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, sauf mention contraire, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.