LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Dmitri Grigorovitch

(Григорович Дмитрий Васильевич)

1822 — 1899

 

 

 

 

LE GARÇON DE CAOUTCHOUC

(Гуттаперчевый мальчик)

 

 

 

1883

 

 

 

 

 

 

Traduction de L. L. M. parue dans la Revue universelle internationale, 2ème année, 1885.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma venue au monde, j’ai pleuré et, dans la suite, chaque jour que j’ai vécu m’a expliqué pourquoi j’ai pleuré en naissant.

 

 

I

Le chasse-neige ! le chasse-neige ! Oh ! qu’il a donc brusquement, inopinément surgi ! Depuis le matin, le temps avait été magnifique. À midi, il gelait un peu. La lumière éblouissante du soleil, réverbérée par la neige et qui obligeait chacun à cligner des yeux, ajoutait à l’animation générale et faisait paraître plus bigarrée encore la foule que les réjouissances du cinquième jour de la Maslanitsa[1] attiraient dans les rues de Saint-Pétersbourg. Cela dura ainsi jusqu’à trois heures, c’est-à-dire jusqu’à la venue du crépuscule. Un nuage se forma tout à coup, le vent se leva et la neige tomba en telle abondance que, dès les premières minutes, on ne pouvait rien distinguer dans la rue.

C’est particulièrement sur la place, devant le Cirque, que la circulation était la plus active et la presse la plus grande. Les spectateurs qui sortaient de la représentation diurne du Cirque ne se frayaient que péniblement un chemin au milieu des badauds qui revenaient des baraques du Champ-de-Mars. Piétons, chevaux, voitures, traîneaux, se croisaient en tous sens avec un vacarme que dominaient par moments les exclamations d’impatience proférées de tous côtés. On entendait les aigres observations que le mécontentement arrachait aux personnes que la bourrasque venait de surprendre. Certaines gens se fâchèrent même formellement et se répandirent en invectives contre le temps. Il sied de ranger en première ligne dans cette dernière catégorie les directeurs du Cirque. Si l’on songe en effet à la représentation du soir et aux amateurs qu’on se flattait qu’elle attirerait, on conviendra que le chasse-neige pouvait compromettre entièrement le succès. La Maslanitsa possède indubitablement la vertu d’éveiller chez l’homme le sentiment du devoir qui lui incombe de manger des bliny[2] et d’agrémenter son existence au moyen de toutes sortes de divertissements et de spectacles. Mais, d’autre part, l’expérience enseigne qu’il suffit quelquefois de causes moins sérieuses qu’un changement de temps pour que le sentiment du devoir faiblisse ou s’éteigne même complètement. Quoi qu’il en soit, le chasse-neige rendait problématique la réussite de la représentation du soir et engendrait l’appréhension que si le temps ne se remettait pas avant huit heures, la caisse du Cirque en pâtirait sensiblement.

Telles étaient à peu près les réflexions du régisseur du cirque, en suivant des yeux la foule qui se pressait à la sortie. Dès qu’on eut fermé les portes qui débouchaient sur la place, il se dirigea en contournant l’arène vers les écuries.

On venait, au cirque, d’éteindre le gaz. En cheminant entre la balustrade et le premier rang des fauteuils, le régisseur pouvait à peine reconnaître, dans la pénombre, l’arène qui se détachait vaguement comme un rond jaunâtre. Tout le reste, les rangées de fauteuils vides, l’amphithéâtre, les galeries supérieures, plongés par place dans des ténèbres d’un noir particulièrement intense, se trouvaient à d’autres endroits enveloppés d’une buée indéfinie, fortement imprégnée de l’émanation aigre-douce des écuries et d’odeurs d’ammoniaque, de sable mouillé et de sciure de bois. L’air sous la coupole était devenu si opaque qu’on n’apercevait plus l’embrasure des fenêtres supérieures et que les vitres, qui n’apparaissaient plus qu’à travers une épaisse vapeur, tamisaient une dose de lumière tellement minime qu’elle ne servait qu’à rendre plus obscure encore la partie inférieure du cirque. Dans ce vaste espace sombre, il n’existait d’autre clarté que celle qui filtrait à l’état de longue raie lumineuse par le joint de draperies appendues sous la tribune de l’orchestre. Le rayon qui scindait cette atmosphère brumeuse se perdait pour émerger à nouveau du côté opposé à la sortie, où il se jouait sur les dorures et le velours cramoisie de la loge centrale.

Derrière les draperies qui laissaient passer ce filet de lumière, un vacarme de voix se mêlait à celui du piaffement des chevaux. De temps à autre venaient s’y joindre les jappements furieux des chiens savants qu’on enfermait une fois la représentation terminée. C’est sur ce point que se concentrait maintenant la vie du personnel bruyant qui, une demi-heure de cela à peine, animait le cirque pendant la représentation du matin. Le gaz ne brûlait plus que ça et là, en éclairant des murs en brique hâtivement blanchi à la chaux et de longs couloirs encombrés de décors, de barrières, de tabourets multicolores, d’échelles, de brancards, de matelas, de tapis, de drapeaux bizarres enroulés autour de leurs hampes. À la lueur du gaz, on voyait nettement projetés sur le mur des cerceaux de bois coquettement enguirlandés de fleurs artificielles ou tendus d’un fin papier de Chine ; à côté brillait une longue perche dorée et se remarquait une draperie bleue brodée de paillettes et destinée, lors de la danse sur la corde raide, à dissimuler les supports. En un mot, là s’emmagasinait la collection d’engins et accessoires dont le seul aspect évoque aux regards des gens qui franchissent l’espace, des femmes qui sautent à travers des cerceaux pour retomber à poids joints sur la croupe d’un cheval au galop ; des enfants en train d’exécuter des culbutes ou accrochés, la tête en bas, à un trapèze.

En un pareil lieu, par cela même que la vie humaine n’y tient qu’à un fil et qu’on y joue avec elle sans plus de façons qu’avec un ballon, tout semble remémorer d’horribles contusions et de fréquentes chutes entraînant tantôt la fracture des côtes et des jambes et tantôt la mort. Et cependant, dans ces couloirs lumineux et dans les loges des acteurs y attenant, on rencontrait des figures la plupart joyeuses et on entendait plaisanter, rire et siffler.

C’était précisément le cas ce jour-là. Presque tout le personnel de la troupe occupait le passage principal qui reliait le couloir aux écuries. Les uns avaient déjà eu le temps de changer de costume et se tenaient les femmes en mantilles et en élégants chapeaux à la mode, les hommes en gros pardessus ou en jaquettes ; les autres venaient seulement de laver leur blanc et leur rouge et de passer à la hâte un paletot ; mais ils gardaient encore aux jambes le maillot de couleur et restaient les pieds chaussés de souliers pailletés d’or. D’autres enfin ne se dépêchaient nullement et paradaient entièrement costumés comme au cours de la représentation.

Parmi ces derniers, un homme de petite taille, en tricot rayé, deux grands papillons cousus sur la poitrine et sur le dos, attirait particulièrement l’attention. Un visage maquillé d’une épaisse couche de blanc et des sourcils peints en travers du front n’eussent pas permis de lui assigner d’âge, n’était la calvitie d’un crâne totalement dénudé qui apparut lorsque, la représentation terminée, il ôta sa perruque.

Il évitait visiblement ses compagnons et ne prenait aucune part à leurs propos. Il ne remarquait pas que beaucoup d’entre eux se poussaient du coude et échangeaient des clignements d’yeux ironiques à son passage.

À la vue du régisseur qui entrait, il se détourna brusquement et fit quelques pas vers les loges des acteurs ; mais le nouveau venu s’empressa de l’interpeller.

— « Edwards, attendez une minute, vous aurez encore le temps de vous déshabiller, » dit le régisseur en jetant un regard perçant sur le clown, qui s’arrêta manifestement à contre-cœur. « Attendez, je vous prie. J’ai seulement à causer d’abord avec madame Brown. Où est madame Brown ? Appelez-la ici. Ah ! madame Brown ! » s’écria le régisseur en se tournant vers une petite femme déjà plus jeune, en manteau fort usagé et en chapeau plus vieux encore que le manteau.

Madame Brown approchait non pas seule, mais accompagnée d’une fillette maigrelette d’une quinzaine d’années, aux traits fins, aux magnifiques yeux noirs très expressifs.

— « Madame Brown ! » dit vivement le régisseur en décochant de nouveau un regard interrogateur au clown Edwards, le directeur est mécontent de vous, ou, ce qui revient au même, de votre fille. Il est très mécontent. Votre fille est tombée aujourd’hui trois fois et la troisième fois si malheureusement qu’elle a effrayé le public. »

— « J’ai moi-même été effrayée », répliqua à voix basse madame Brown. « Il m’avait semblé qu’Amélie était tombée sur le côté. »

— « Ah ! sornettes que tout cela ! Il faut répéter plus souvent. Le fait est que cela ne peut pas marcher ainsi. Vous touchez pour votre fille cent vingt roubles d’appointements par mois. »

— « Mais, monsieur le régisseur, Dieu m’est témoin que toute la faute est au cheval. Il changeait d’allure pendant qu’Amélie sautait à travers les cerceaux. Chacun l’a vu et vous le dira... »

Chacun l’avait vu, c’est vrai, mais chacun se taisait. Celle qui motivait ces explications se taisait, elle aussi, et tâchait de saisir le moment où le régisseur ne la regarderait pas pour lui jeter un coup d’œil timide.

— « Il va de soi qu’en pareil cas, c’est toujours le cheval qui a tort, mais cependant votre fille va le monter ce soir. »

— « Mais elle ne travaille pas ce soir. »

— « Elle travaillera, madame, il faut qu’elle travaille », répondit le gisseur irrité : « Vous n’êtes pas sur le programme, c’est vrai, » ajouta-t-il en indiquant une feuille de papier manuscrite attachée au-dessus de la planche enduite de craie qui sert aux artistes à frotter leurs semelles avant de sortir dans l’arène. « C’est égal. Le jongleur Lind est subitement tombé malade et votre fille le remplacera. »

— « J’espérais la laisser un peu reposer ce soir », dit madame Brown en baissant définitivement la voix. « C’est maintenant le carnaval, on joue deux fois par jour et ma fillette est extrêmement lasse. »

— « En revanche, madame, nous entrons dans la première semaine du carême. Il est expressément stipulé dans le contrat que les artistes sont obligés de jouer tous les jours et de suppléer leurs camarades indisposés. Je crois que c’est bien clair. Et enfin, madame Brown, lorsqu’on reçoit pour sa fille cent vingt roubles par mois, il est simplement honteux d’élever de pareilles chicanes. »

Le régisseur, dès qu’il lui eut fermé la bouche de la sorte, lui tourna le dos. Mais, avant d’aborder Edwards, il le scruta une dernière fois du regard.

L’air abattu et le maintien général du clown, avec ses papillons au dos et à la poitrine, ne présageait rien de bon à un œil expérimenté. Cela indiquait au régisseur qu’Edwards entrait dans une phase d’humeur noire, à laquelle succéderait une période où il serait ivre-mort ; adieu alors tous les projets fondés sur le clown et parfaitement justifiés, si l’on veut bien réfléchir qu’Edwards était le premier sujet de la troupe et le premier favori du public, le comique qui, presque à chaque représentation, inventait un nouveau truc de nature à faire se pâmer de rire les spectateurs et à leur arracher de frénétiques applaudissements, en un mot l’âme du Cirque, son plus bel ornement et sa principale attraction.

Mon Dieu ! quels récits Edwards aurait pu opposer aux vantardises de ses camarades qui se targuaient d’être connus du public et d’avoir visité les capitales de l’Europe ! Il n’y avait pas de cirque dans n’importe quelle grande ville, de Paris à Constantinople et de Copenhague à Palerme, où l’on n’eût point applaudi Edwards et imprimé sur les affiches son portrait sous son costume aux papillons. Il pouvait à lui seul tenir lieu de toute une troupe. Excellent écuyer, équilibriste, gymnaste, jongleur, passé maître dans l’art de dresser les chevaux, les singes, les pigeons, il ne se connaissait de rival ni comme clown ni comme comique. Mais ses accès d’humeur noire le précipitaient dans l’ivresse, et ce guignon-là le poursuivait partout.

C’était alors un homme perdu. Il pressentait toujours l’approche de la maladie. La mélancolie qui s’emparait de lui résultait de ce qu’il avait intérieurement conscience de l’inutilité de la lutte. Il devenait sombre et peu communicatif. Cet homme aux muscles d’acier semblait soudain aussi flasque qu’un chiffon, ce dont se réjouissaient en secret ses envieux et s’affligeait un petit nombre, il faut l’avouer, d’artistes d’élite qui s’inclinaient devant sa supériorité et qui l’aimaient. La manière d’être d’Edwards, son dédain de la hiérarchie et des distinctions, froissaient l’amour-propre de la majorité, car il ne faisait nulle différence entre un premier sujet qui s’engageait dans la troupe avec une réputation établie et un simple mortel de provenance obscure. Il préférait même ouvertement ce dernier.

Quand il était bien portant, on pouvait toujours le voir occupé d’un des enfants de la troupe, ou, à défaut d’enfant, d’un chien, d’un singe, d’un oiseau, etc. La soudaineté de ses affections n’empêchait pas qu’elles ne fussent d’une violence extrême. Plus il s’y abandonnait avec obstination et plus il redoublait de taciturnité vis-à-vis de ses camarades, évitant leur rencontre et s’assombrissant toujours davantage.

Dans cette première période de la maladie, la direction du cirque pouvait jusqu’à certain point compter sur lui. Les remontrances ne perdaient encore pas toute leur efficacité. Lorsqu’en tricot orné de papillons, en perruque rousse, barbouillée de blanc et de rouge, les sourcils peints perpendiculairement, il quittait sa loge, Edwards s’efforçait de prendre un air crâne en rejoignant ses camarades et en les accompagnant au milieu de l’arène. Au bruit des premières salves d’applaudissements, des traînées de bravos et des sons de l’orchestre, il s’animait graduellement, et il suffisait au régisseur de crier : Les clowns, en avant ! pour qu’en un clin d’œil il s’élançât au milieu de l’arène et, dès ce moment, ses exclamations aiguës ne cessaient de retentir entre des explosions d’hilarité et d’enthousiastes battements de mains ; son corps exécutait des culbutes d’une vitesse vertigineuse et, à la lumière du gaz, on percevait le scintillement d’une rotation indéfinie.

Mais, la représentation terminée, on éteignait le gaz et c’était comme si on eût soufflé sur le tout. Sans costume ni maquillage, Edwards ne paraissait plus qu’un homme ennuyé et soucieux d’éviter les rencontres et les conversations. Cela durait ainsi quelques jours, puis la maladie se déclarait ; rien n’y faisait, il oubliait tout alors, et ses prédilections et le cirque qui, avec son arène lumineuse et les applaudissements du public, constituait le seul intérêt de son existence. Il s’éclipsait même entièrement du cirque, la boisson l’absorbait, il buvait ses économies et non seulement son tricot à papillons, mais sa perruque et ses souliers pailletés.

On comprendra donc pourquoi le régisseur qui, dès le commencement de la semaine folle, observait la défaillance croissante du clown, le considérait maintenant avec tant d’inquiétude. S’approchant de lui, il le prit par le bras et le tira un peu à l’écart.

— « Edwards, lui dit-il en baissant la voix et d’un ton parfaitement amical, nous sommes aujourd’hui vendredi, il reste samedi et dimanche, donc en tout deux jours. Qu’est-ce qu’il vous coûte d’attendre jusque-là ? Je vous le demande instamment et le directeur vous adresse la même prière, pensez enfin au public. Vous connaissez son engouement pour vous. Deux jours en tout ! » continua-t-il en lui saisissant le bras et imprimant à ce bras un léger balancement. « À propos, vous vouliez me toucher quelques mots du garçon en caoutchouc, » ajouta-t-il dans le but évident de distraire le clown, car il savait que les temps derniers Edwards avait témoigné une sollicitude particulière à l’enfant, ce qui pronostiquait aussi l’approche d’une crise. «Vous me disiez qu’il commençait à travailler plus faiblement. Il n’y a là rien d’étonnant. Ce petit garçon est aux mains d’un nigaud ; un butor pareil ne peut que le gâter. Qu’a-t-il donc ? »

Edwards, sans mot dire, toucha du doigt ses reins, se frappa la poitrine et finit par grommeler en regardant de côté :

— « À ces places-là, chez l’enfant, cela ne va pas bien. »

— « Nous ne saurions toutefois nous en passer maintenant. Il figure sur l’affiche et nous ne savons jusqu’à dimanche par qui le remplacer. Il n’a qu’à travailler deux jours encore et il lui sera ensuite loisible de se reposer, » dit le régisseur.

— « Il n’est pas prouvé qu’il puisse le supporter, » murmura sourdement le clown.

— « Pourvu seulement que vous, Edwards, vous teniez bon et que vous ne nous plantiez pas là, » ajouta vivement le régisseur d’une voix légèrement attendrie, en secouant de nouveau la main de son interlocuteur.

Le clown ne répondit que par un froid serrement de main et, lui tournant le dos, il alla se déshabiller. Il s’arrêta cependant en passant devant le cabinet de toilette du garçon de caoutchouc ou plutôt de l’acrobate Bekker, dont cet enfant était l’élève. Edwards ouvrit la porte et pénétra dans une très petite pièce fort basse, ménagée sous la première galerie des spectateurs, mais où, faute de ventilation, régnait une atmosphère lourde, brûlante, presque irrespirable. À l’air des écuries surchauffées par le gaz se joignaient des odeurs de tabac, de pommade et de bière. On remarquait, dans un cadre en bois accroché à une cloison au papier fendillé de toutes parts, un petit miroir maculé de poudre de riz et, lui faisant face, un maillot présentant l’apparence d’une peau humaine écorchée. Plus loin, se balançait à un clou un bonnet de feutre pointu orné d’une plume de paon ; et, à un des angles de ce réduit, quelques vestes bariolées et brodées de paillettes s’étalaient sur une table à côté d’habits de ville. Une autre table et deux chaises complétaient ce mobilier. Bekker, un vrai type de Goliath, occupait l’une de ces chaises.

Tout en lui dénotait la force physique : chacun de ses muscles, sa puissante ossature, son cou court aux veines gonflées et sa petite tête ronde bien frisée et très pommadée. Il paraissait avoir été non pas coulé dans un moule, mais négligemment taillé dans un bloc grossier, au moyen d’un instrument primitif. Quoiqu’il ne semblât pas âgé de plus de quarante ans, il accusait de la lourdeur et peu d’agilité, ce qui ne l’empêchait nullement de se considérer comme le plus bel homme de la troupe et de supposer qu’en débouchant dans l’arène sous son maillot couleur de chair, il subjuguait tous les cœurs féminins. Bekker venait déjà de dépouiller son costume et, assis sur la chaise, se rafraîchissait en vidant un cruchon de bière.

Sur une autre chaise se tenait un garçon blond et maigrelet, d’une huitaine d’années, également frisé, mais complètement nu. Il n’avait pas encore eu le temps, depuis la représentation, de revenir à son état normal. On apercevait la sueur briller par endroits le long de ses membres grêles et au creux de son estomac. Le petit ruban bleu qui lui ceignait le front et serrait ses cheveux était complètement trempé. De grandes plaques moites tachetaient le maillot, auquel ses genoux servaient de séchoir. À l’attitude de ce garçon, à son trouble et à son immobilité, on devinait qu’il s’attendait à être puni.

Il ne leva les yeux que quand Edwards fut entré dans le cabinet de toilette.

— « Que vous faut-il ? » dit Bekker peu gracieusement, en dévisageant le clown d’un air semi-fâché, semi-moqueur.

— « Cessez donc, Charles », répliqua Edwards d’une voix insinuante. Visiblement cela lui coûtait un certain effort. « Voyez-vous, vous feriez mieux de me donner l’enfant jusqu’à sept heures. Je le mènerai aux représentations foraines et le promènerai sur la place voir les baraques. »

La figure de l’enfant s’anima sensiblement, mais il était évident qu’il n’osait manifester ses impressions.

— « Non, ce ne sera pas », grommela Bekker. « Je ne le laisserai point aller. Il a mal travaillé aujourd’hui. »

Des larmes brillèrent aux cils du garçon, et, regardant Bekker à la dérobée, il écarquilla les yeux pour dissimuler son affliction.

— « Il travaillera mieux ce soir », continua Edwards en tachant d’amadouer Bekker. « Écoutez ma proposition. Pendant que le garçon va se rafraîchir et s’habiller, je ferai apporter de la bière du buffet. »

— « J’ai de la bière sans toi », répartit grossièrement Bekker.

— « Eh bien ! il en sera ce que vous voudrez ; seulement cela eût distrait davantage le garçon. Notre besogne exige qu’on ne s’ennuie pas. Vous le savez vous-même : la gaieté nous ajoute des forces et de l’ardeur. »

— « C’est déjà mon affaire », murmura Bekker, qui, manifestement de mauvaise humeur, coupa court à cet entretien.

Edwards ne souffla plus mot. Il considéra encore une fois l’enfant, qui se maîtrisa pour ne point pleurer, branla la tête et quitta le cabinet de toilette.

Charles Bekker acheva le reste de la bière et enjoignit à l’enfant de s’habiller ; puis, dès qu’ils furent tous deux prêts, l’acrobate prit sur la table une badine, la fit siffler dans l’air, cria : Marche ! et, laissant passer devant lui son élève, s’engagea dans le couloir.

Une fois dehors, ils faisaient songer à un poussin chétif et encore sans plumes qui aurait accompagné un énorme porc bien engraissé.

Une minute après, le cirque était complètement vide. Il n’y restait que les garçons d’écurie, occupés à étriller les chevaux en vue de la représentation du soir.

 

II

Ce n’est que sur les affiches que l’élève de Bekker s’intitulait : le garçon de caoutchouc. De son vrai nom, il s’appelait Piétia[3] et, à vrai dire, aurait dû s’appeler : l’enfant malheureux.

Brève était son histoire, et comment eût-elle été longue et compliquée, puisqu’il venait à peine d’achever sa huitième année.

Il avait à cinq ans perdu sa mère et se souvenait encore parfaitement d’elle. Il voyait, aussi distinctement que si cela se fut passé la veille, une femme maigre, aux cheveux blonds, clairsemés et toujours ébouriffés, qui le caressait en lui remplissant la bouche de tout ce qui lui tombait sous la main, c’est-à-dire d’oignons, d’un morceau de gâteau ou de pain, de hareng-saur, puis soudain, sans rime ni raison, se jetait sur lui, commençait à crier et se mettait à le battre n’importe avec quoi, et malgré cela Piétia songeait souvent à sa mère.

Il ignorait naturellement les détails de la vie de ses parents. Il ne savait pas que sa maman n’était ni plus ni moins qu’une Finnoise, bonne femme, mais fantasque, qui passait de maison en maison en qualité de cuisinière, chassée de partout, aussi bien à cause de ses grandes faiblesses de cœur et de la multiplicité de ses aventures galantes que de sa négligence dans le maniement de la vaisselle, qui semblait se briser d’elle-même entre ses doigts.

Elle réussit une fois à tomber sur une excellente place qu’elle ne conserva non plus pas longtemps. Au bout d’à peine deux semaines de service, elle annonça sa résolution d’épouser un soldat en congé temporaire. Aucun conseil ne put la faire revenir là-dessus. On dit qu’en général les Finnoises sont opiniâtres ; mais son fiancé, quoique Russe, se distinguait par une opiniâtreté au moins égale. Il obéissait à des considérations beaucoup plus plausibles. Suisse dans une grande maison, il pouvait jusqu’à certain point se considérer comme un homme solidement établi. L’emplacement qu’on lui octroyait sous l’escalier ne se recommandait pas, il est vrai, par un grand confort. La déclivité du plafond aurait tout juste permis à un individu de haute taille de se tenir debout, mais il est des hommes qui vivent encore plus à l’étroit, et il eut été malséant de se montrer exigeant, puisqu’on n’avait pas de loyer à payer.

En raisonnant ainsi, le suisse hésita cependant jusqu’à ce qu’il eût réussi à acheter dans la cour d’Apraxine[4] un samowar[5] à très bas prix. Dès cet instant, ses indécisions cessèrent. Ce n’était pas la besogne d’un homme que de s’occuper d’un samowar. Cette machine exigeait évidemment un autre metteur en train : une femme, une maîtresse de maison s’imposait en quelque sorte d’elle-même.

Anna (c’est ainsi que se nommait la cuisinière) possédait aux yeux du suisse des avantages particuliers. D’abord il la connaissait déjà un peu ; puis leur voisinage immédiat, car ils habitaient des maisons contiguës, facilitait leurs conciliabules et leur épargnait beaucoup de ce temps si précieux aux gens en place.

La demande en mariage fut faite, acceptée avec joie ; les noces se célébrèrent et Anna se transporta chez son mari sous l’escalier.

Les deux premiers mois s’écoulèrent gaîment. Le samowar bouillait du matin au soir et la fumée, passant sous la porte, montait jusqu’au plafond. Il y eut ensuite une série de journées ni bonnes ni mauvaises, enfin les choses se gâtèrent totalement quand arriva le moment des couches et qu’il fallut, bon gré mal gré, fêter le baptême. Le suisse soupçonna pour la première fois qu’il s’était peut-être un peu trop hâté de se lier par les chaînes du mariage. En homme plein de franchise, il déclara nettement ses sentiments. Les récriminations, les reproches et les disputes commencèrent. Le résultat final fut qu’on donna au suisse un congé basé sur le vacarme qui régnait continuellement sous l’escalier et sur les criailleries de l’enfant qui dérangeaient les locataires.

Il n’y avait certes rien de fondé dans cette dernière accusation. Le nouveau-né était venu au monde si faible et si malingre qu’il n’aurait guère en de chance de voir le jour suivant, sans l’intervention d’une compatriote d’Anna, la blanchisseuse Barbe ; cette dernière, s’emparant de lui aussitôt, le berça dans ses bras jusqu’à ce qu’il eût poussé un cri et se fût mis à pleurer : autrement, le nouveau-né aurait justifié les plus tristes pronostics. Il faut aussi ajouter que le réduit sous l’escalier se trouvait trop mal aéré pour rétablir en un jour les forces de l’enfant et développer ses poumons au point que ses cris pussent déranger qui que ce soit. Il eût été plus juste d’attribuer à cette mesure son véritable mobile, c’est-à-dire le désir d’éloigner un couple peu tranquille.

Un mois plus tard, le suisse fut mandé à la caserne et le soir même tout le monde apprit qu’il allait entrer en campagne avec son régiment. Un rapprochement précéda cette séparation définitive des époux, les adieux furent arrosés de beaucoup de larmes et de plus encore de bière.

Le mari une fois parti, la femme n’en éprouva que plus de difficulté à se replacer. La situation se compliquait, personne ne voulait prendre Anna à cause de son enfant. Une année s’écoula ainsi tant bien que mal.

Un beau jour, Anna fut appelée à la caserne, on lui annonça que son mari venait d’être tué et on lui délivra un passeport de veuve.

Il est aisé d’imaginer que cela n’améliora pas ses affaires. À certains jours, elle n’avait pas de quoi acheter de pain et de hareng, ni pour elle ni pour l’enfant ; sans de braves gens qui de temps à autre fourraient un morceau de pain ou une pomme de terre dans la main de l’enfant, il serait indubitablement tombé malade et fût mort d’épuisement. Le sort eut enfin pitié d’Anna. Grâce à la compassion de sa compatriote Barbe, elle entra comme blanchisseuse chez le propriétaire d’une fabrique de bouchons, sise à la Tchernaia Retchka[6].

Elle y put réellement respirer plus à l’aise. L’enfant n’y dérangeait personne. Il jouissait de la liberté de suivre partout où bon lui semblait sa mère, en s’accrochant au bas de sa robe.

C’est en été particulièrement qu’il faisait bon, quand le soir l’activité de la fabrique s’arrêtait. Tout bruit cessait, les ouvriers se dispersaient, et il ne restait que les femmes au service des propriétaires. Lasses du labeur de la journée, elles descendaient vers la berge jusqu’à un ponton flottant sur la rivière, et dont les bancs leur permettaient de prendre assises le frais. Elles charmaient leurs loisirs par des commérages sans fin, assaisonnée de dictons et d’éclats de rire.

Dans le feu de la conversation, il était rare qu’un des assistants remarquât comment l’ombre couvrait peu à peu les saules de la rive, tandis qu’au couchant le ciel s’illuminait de plus en plus. Soudain, de derrière le coin d’une maison de campagne voisine, perçait obliquement un rayon de soleil ; l’eau dormante reflétait la cime des saules, les pointes des palissades et les nuages. Au milieu de cet air embaumé surgissaient des légions entières de cousins qui tournoyaient au-dessus de la rivière, voltigeant inquiets de haut en bas, et annonçaient ainsi du beau temps pour le lendemain.

Ce fut incontestablement la période la plus heureuse de la vie de ce bambin, qui, pas encore enfant de caoutchouc, ne se distinguait en rien des autres garçons de son âge. Que de fois ne conta-t-il pas plus tard l’histoire de la Tchernaia Retchka au clown Edwards. Pietia parlait vite et avec entrain. Edwards comprenait à peine le russe, ce qui produisait quantité de méprises. Croyant que l’enfant lui narrait un songe fantastique et ne sachant que lui répondre, Edwards se bornait d’habitude à lui passer la main à travers les cheveux en les lui relevant avec un geste câlin et un amical sourire.

Anna menait donc une existence supportable. Un an, puis deux s’écoulèrent ainsi. Voici qu’un beau matin elle déclara inopinément qu’elle allait se remarier. « Comment ! Quoi ! Avec qui ? » entendit-on de tous côtés. Cette fois, le fiancé se trouva être un contre maître tailleur. Personne ne savait de quelle façon ni où ils s’étaient connus ; mais tous furent stupéfaits à la vue du promis, gaillard de la taille d’un dé, très ratatiné, le visage d’un jaune d’oignon brûlé, boitant de plus du pied gauche, en un mot, un parfait propre à rien.

Nul décidément n’y comprenait grand’chose ; mais celui qui, naturellement, comprit cela moins que les autres, ce fût Piétia. Il pleura amèrement lorsqu’on l’emmena de la Tchernaia Retchta, et sanglota plus amèrement encore à la noce de sa mère, quand, à la fin du repas, l’un des invités, saisissant le beau-père de Piétia par la cravate, commença à l’étrangler, pendant que la mariée se jetait sur eux, en criant pour essayer de les séparer.

Au bout de quelques jours à peine, ce fut au tour d’Anna de déplorer sa précipitation à s’enchaîner par les liens du mariage. Mais devant un fait accompli, les regrets demeuraient superflus. Le tailleur, toute la journée à l’atelier, ne rentrait dans sa chambrette que le soir, accompagné de camarades, entre autres de celui qui avait voulu l’étrangler à sa noce et qu’il traitait comme son meilleur ami. Chacun à tour de rôle apportait de l’eau-de-vie. On se mettait à boire et cela dégénérait d’ordinaire en bataille. Anna y attrapait toujours quelques horions et l’enfant ne manquait pas de recevoir sa part de taloches. L’existence devint une vraie galère. Pour Anna, ce qu’il y eut de pire, c’est que son mari prit Piétia en grippe. Il le regarda de travers dès le premier jour et s’ingénia à le tarabuster en toute occasion. Et, dès qu’il avait bu, il menaçait de le noyer dans un des trous pratiqués dans la glace de la rivière.

Le tailleur s’absentait souvent plusieurs jours de suite, dissipant à boire tout argent gagné, de sorte qu’il ne restait pas de quoi acheter du pain.

Anna, afin de se nourrir ainsi que l’enfant, allait travailler en journée. Elle confiait alors le petit garçon à une vieille femme logée dans la même maison qu’elle. Cette vieille vendait des pommes l’été et l’hiver elle débitait à la Siennaya[7] des pommes de terre cuites, en ayant soin de couvrir la marmite en fonte qui les contenait d’un gros torchon qui lui procurait un siège commode quand il régnait un grand froid au dehors. Elle traînait partout Piétia à sa suite. Il l’aimait beaucoup et l’appelait sa grand’maman.

Quelques mois après, le mari d’Anna s’éclipsa définitivement. Les uns prétendaient l’avoir vu à Cronstadt, d’autres affirmaient que, changeant clandestinement de passeport, il était allé s’établir à Schlusselbourg.

Ce départ, au lieu d’être un soulagement pour Anna, fut sa perte définitive. Elle devint comme folle. La figure amaigrie, les yeux hagards, la poitrine cave, elle fut bientôt méconnaissable. Ce qui lui donnait une apparence plus misérable encore, c’est qu’elle ne possédait plus rien à se mettre ni à engager et était littéralement en loques. Tout à coup elle disparut et on apprit par hasard que la police l’avait relevée dans la rue où elle venait de tomber d’inanition. On la plaça à l’hôpital. Sa compatriote, la blanchisseuse Barbe, l’étant allé voir, communiqua à ses voisins qu’Anna ne reconnaissait plus personne et qu’elle rendrait, sinon ce jour même, au moins le lendemain, son âme à Dieu.

L’événement justifia ce pronostic.

Parmi d’autres réminiscences enfantines, Piétia garda un très vif souvenir de l’enterrement de sa mère. Les derniers temps il ne l’apercevait guère et se déshabituait d’elle peu à peu. Il la regretta cependant et la pleura. Il convient néanmoins d’ajouter qu’il pleura surtout de froid. Le convoi se mit en marche par une âpre matinée de janvier. Il neigeait de fins flocons que chassaient des rafales de vent, fouettant le visage des passants, qui éprouvaient la sensation de milliers de piqûres d’épingle ; et ces flocons, s’amoncelant, mamelonnaient la route et lui donnaient l’aspect d’une mer aux vagues subitement gelées.

Piétia, en cheminant derrière le cercueil, entre la blanchisseuse Barbe et la grand’mère, sentait un engourdissement douloureux lui gagner les doigts des mains et des pieds. Il eût du reste sans cela déjà eu beaucoup de peine à suivre ses compagnons de route. Vêtu d’habits prêtés pour la circonstance, il portait des bottes où ses pieds se trouvaient aussi à l’aise que dans des bateaux, une houppelande avec laquelle il n’aurait pu avancer, si les pans n’en eussent été relevés et attachés à la ceinture, et un bonnet obtenu de la générosité du portier de la maison, mais si grand qu’il lui retombait à tous moments sur les yeux et l’empêchait d’y voir clair. Rompu plus tard à la fatigue des pieds et des mains, il ne s’en rappelait pas moins la lassitude éprouvée à accompagner sa défunte mère.

De retour du cimetière, la grand’mère et Barbe discutèrent longuement la question de savoir où l’en colloquerait ce garçon. Authentiquement fils de soldat, il pouvait prétendre, conformément à la loi, à être reçu enfant de troupe. Mais comment procéder, à quelle porte frapper ? Qui, en somme, consentirait à se déranger et à risquer des démarches en faveur de cet orphelin ? De gens pratiques et adroits eussent seuls été capables de trouver la solution de pareilles difficultés. Le garçon continua à vivoter en se traînant de coin en coin et d’une vieille à l’autre. Et qui sait quel eût été son sort, si la blanchisseuse Barbe ne se fût de nouveau avisée d’intervenir.

 

III

Barbe, lorsqu’elle faisait visite à la grand’maman et y trouvait le garçon, emmenait parfois ce dernier quelques jours chez elle. Elle habitait, rue Mohovaya, le sous-sol de la seconde cour d’une vaste maison. Dans cette même cour, mais naturellement plus haut que Barbe, logeaient quelques membres de la troupe d’un cirque voisin. Ils occupaient une enfilade de chambres qui s’ouvraient sur un corridor sombre. Barbe les connaissait tous fort bien, car elle lavait continuellement leur linge. En montant chez eux, elle emmenait souvent Piétia avec elle. Ils savaient l’histoire de l’enfant et aucun d’eux n’ignorait qu’orphelin de père et de mère, il ne possédait ni protecteur ni famille. Au milieu de ses conversations, Barbe exprima plusieurs fois la pensée qu’il serait désirable qu’un de ces messieurs eût pitié de ce garçon et l’acceptât en apprentissage. Personne cependant n’y consentait ; chacun avait visiblement assez de ses propres soucis. Un seul individu ne disait ni oui ni non, et, par moments, considérait le garçon avec une attention soutenue : c’était l’acrobate Bekker.

Il faut supposer que, au préalable, lui et Barbe eurent positivement à ce sujet de secrets pourparlers, car, après avoir guetté le moment où les autres membres de la troupe venaient de se rendre à une représentation, de sorte qu’il ne restait que Bekker au logis, la blanchisseuse conduisit Piétia en haut et se dirigea tout droit vers la chambre de l’acrobate.

Bekker semblait attendre quelqu’un. Assis sur une chaise et la tête coiffée d’un petit bonnet plat brodé de perles et placé de côté, il fumait une pipe de porcelaine au tuyau recourbé et orné de glands. Devant lui se dressait un guéridon chargé de trois bouteilles de bière, dont deux vides et une à peine entamée.

La figure de l’acrobate, bouffie et aussi rouge que son puissant cou de taureau, respirait un contentement de soi qui n’éclatait pas moins dans la raideur de son maintien et ne permettait pas de douter que même ici, chez lui, Bekker ne fût plein du sentiment de sa beauté. Évidemment, l’envie seule incitait ses camarades à se moquer de lui.

Habitué à parader en public, il prit une pose, même vis-à-vis de la blanchisseuse.

— « Eh bien, Charles Bohdanovitch, voici le garçon, » dit Barbe en poussant l’enfant en avant.

Il est à remarquer que ce dialogue se poursuivait dans un jargon singulier. Barbe estropiait les mots en les prononçant à la finnoise, Bekker rugissait plutôt qu’il ne parlait, en cherchant des expressions russes qui, dans sa bouche, affectaient une tournure germanique ou devenaient entièrement inintelligibles. Ils se comprenaient néanmoins l’un l’autre.

— « Bien, » dit l’acrobate. « Pas possible comme ça... Il faut déshabiller le garçon. »

Jusque-là, Piétia immobile considérait timidement Bekker. À cette dernière phrase, il se rejeta en arrière et se cramponna fortement à la jupe de la blanchisseuse. Mais quand, sur un ordre réitéré, Barbe eut commencé à le dépouiller de ses vêtements, après lui avoir tourné le visage du côté de Bekker, l’enfant lui empoigna convulsivement la main et se mit à crier et à se démener comme le poulet sous le couteau du cuisinier.

— « Qu’est-ce donc ? nigaud que tu es ; pourquoi cette épouvante ? Habits bas, ce n’est rien. Que tu es donc bête ! » répétait la blanchisseuse en essayant de détacher d’elle les doigts du garçon et en défaisant en même temps les boutons de son pantalon.

Ce garçon ne se prêtait décidément pas à ce qu’on exigeait de lui. Talonné par la peur, il glissait des mains de Barbe avec l’agilité d’une anguille, se tordait, tâchait de se jeter contre terre et remplissait le logis de ses cris. «

Karl Bohdanovitch perdit patience. Déposant sa pipe sur la table, il s’approcha du garçon et, sans prêter la moindre attention à ce qu’il se débattait de plus bel, le saisit dans ses bras. Avant que Piétia s’en fût seulement aperçu, l’acrobate le tenait serré entre ses gros genoux, et en un clin d’œil, il le débarrassa de sa chemise et de son pantalon, puis le souleva comme un fétu de paille, le plaça nu en travers de ses genoux et lui palpa la poitrine et les côtes, en exerçant une pression du pouce aux endroits qui, à une première inspection, ne le satisfaisaient pas et en décochant une calotte au garçon chaque fois que celui-ci, par ses soubresauts, l’empêchait de continuer cette opération.

La blanchisseuse plaignait Piétia, parce que Karl Bohdanovitch le rudoyait et brutalisait fort ; mais, d’autre part, elle redoutait de s’interposer, puisqu’elle avait amené elle-même l’enfant et que l’acrobate s’était engagé à se charger de son éducation au cas où il le trouverait à sa convenance. Debout devant l’enfant, elle essuyait ses larmes à la dérobée, en lui persuadant de ne rien craindre, car Karl Bohdanovitch ne lui ferait aucun mal et se bornerait à l’examiner.

Toutefois, quand l’acrobate obligeant l’enfant à se présenter de dos et appesantissant derechef ses doigts sur les omoplates du patient, lui ploya les épaules en dehors, au point que les maigres côtes saillirent de la poitrine nue, tandis que la tête retombait en arrière et qu’à la contraction du visage ou eût pu croire Piétia prêt à expirer d’effroi et de douleur, Barbe ne put plus y tenir et se précipita en avant pour le ravoir. Bekker la prévint et lui remit le garçon qui, reprenant de suite connaissance, n’en continua pas moins à trembler, à sangloter et à étouffer.

— « Assez, mon chéri, assez. Tu vois que tu n’as rien. Karl Bohdanovitch voulait seulement te voir, » répétait Barbe en couvrant l’enfant de caresses.

Elle regarda à la dérobée Bekker, qui lui fit un signe de tête et se reversa un verre de bière.

Deux jours après, la blanchisseuse dut user de ruse, lorsqu’elle eut à confier définitivement l’enfant à Bekker. C’est en vain qu’elle lui acheta de ses propres deniers de nouvelles chemises de couleur et des pains d’épice à la menthe. Ce fut peine perdue. Piétia resta insensible aux admonestations et aux cajoleries. Il n’osait crier, parce qu’il se rappelait bien la chambre où s’effectuait sa livraison. Il enfouissait son visage désolé dans le jupon de la blanchisseuse, et tout désespéré. éperdu, il saisissait la main de Barbe chaque fois que cette bonne femme avançait d’un pas vers la porte pour le laisser seul avec Karl Bohdanovitch.

À la longue, ce manège finit par ennuyer l’acrobate. Il empoigna Piétia au collet, le détacha du jupon de Barbe, et, dès que la porte se fut refermée sur elle, il plaça l’enfant en face de lui et lui intima l’ordre de le regarder droit aux yeux.

Piétia ne cessait d’éprouver des secousses fébriles. Sa petite figure chétive et amaigrie se crispa et prit une expression souffreteuse et vieillotte.

Bekker lui passa la main sous le menton, et lui ramenant le visage de son côté, répéta son ordre.

— « Eh bien ! garçon, écoute, » dit-il dans son jargon en allongeant en guise de menace, son index presque sous le nez de l’enfant, « quand toi vouloir filer là-bas (il désigna la porte), tu auras ici (il désigna le bas du dos) und fest, und fest ![8] ajouta-t-il en le lâchant de ses bras et achevant le reste de la bière.

Aussitôt après, il le mena au cirque. Les préparatifs d’un départ imminent y absorbaient chacun.

Le lendemain la troupe entière, hommes, chevaux et bagages, se transportait à Riga pour la saison d’été.

Au premier moment, la nouveauté et la variété des impressions causaient à Piétia plus d’appréhension qu’elles n’éveillaient en lui de curiosité. Il se blottit dans un coin comme un petit animal sauvage et regarda les gens circuler autour de lui et traîner des objets, dont il ignorait l’usage. La tête blonde de cet enfant inconnu attirait l’attention de plus d’un, mais tous avaient autre chose à faire qu’à le considérer, et ils passaient outre.

Cette dernière circonstance rassura un peu Piétia. Il se choisissait des yeux tantôt un coin, tantôt un autre, et profitant de l’instant où personne ne le remarquait, courait s’y tapir.

C’est ainsi qu’il parvint d’étape en étape jusqu’à l’écurie. Oh ! que de chevaux elle contenait ! La ligne qu’à la lueur du gaz formaient leurs dos luisants allait se perdre dans la buée qui s’exhalait des stalles. Plusieurs petits chevaux, pas beaucoup plus haut que lui, ébaubirent particulièrement Piétia. Toutes ces sensations l’agitèrent si violemment que la nuit il s’éveillait en sursaut et criait, mais n’entendant d’autre bruit que les ronflements sonores de son maître, il se rendormait de nouveau.

Pendant les dix jours que la troupe mit à arriver à Riga, Piétia demeura abandonné à lui-même. En route, il se sentait entouré de gens qui ne lui étaient plus totalement étrangers. Il eut le loisir de les observer pour la plupart. Beaucoup d’entre eux témoignaient de la gaieté, fredonnaient des chansons et ne lui inspiraient aucune frayeur. Quelques-uns même, tels que le clown Edwards, en passant lui caressaient la joue et une des femmes lui donna même une fois un quartier d’orange. En un mot, il tendait peu à peu à s’acclimater et il se serait senti parfaitement à l’aise, s’il eût dépendu d’un autre que de Karl Bohdanovitch. Il ne parvenait pas à s’habituer à ce dernier. En sa présence, Piétia se taisait subitement, paraissait se recroqueviller et ne pensait plus qu’à une seule chose : comment ne pas pleurer.

Le début de ses leçons fut pour lui une période singulièrement pénible. Dès les premières expériences, Bekker se convainquit qu’il n’avait point eu tort de se charger d’un garçon aux articulations flexibles et léger comme une plume. Piétia manquait certes de la force musculaire nécessaire pour mettre en œuvre ses qualités innées, mais Bekker ne doutait point que la vigueur ne se développât par l’exercice. Son élève le confirmait en partie dans cette conviction. Piétia un mois après que l’acrobate l’eut matin et soir assis à terre en le courbant de façon à ce que la tête et la pointe des pieds se touchassent, se trouva capable d’exécuter ce tour de lui-même et sans l’aide de son maître. Il lui était infiniment plus difficile de se ployer en arrière et de toucher du crâne ses talons. Peu à peu il commença également à s’y faire. Il pouvait aussi, en prenant son élan, sauter adroitement par-dessus une chaise ; par contre, quand, après un tel effort, Bekker exigeait que son élève ressautât de l’autre côté de la chaise, retombât non sur les talons, mais sur les mains en agitant les pieds en l’air, cela ne lui réussissait que rarement. Piétia tournoyait, culbutait et, en retombant sur la tête, risquait de se tordre le cou.

Ces échecs et les contusions qu’ils occasionnaient ne contribuaient que dans une faible proportion aux tourments de Piétia, sensible par-dessus tout aux horions que lui prodiguait Bekker. qui oubliait que de semblables agissements ne profitaient guère qu’à ses propres muscles, dont l’état prospère n’exigeait rien de pareil. En revanche, les muscles de l’enfant restaient toujours faibles. Il aurait visiblement eu besoin de fortifiants.

Dans la chambre occupée par Bekker, on installa une échelle double. À travers ses barreaux, à une certaine hauteur, ou plaçait horizontalement un bâton. Il était enjoint à Piétia, au signal de Bekker, de saisir en pleine course ce bâton des deux mains et de s’y tenir suspendu chaque fois, d’abord cinq, puis dix minutes. Or ce tour de force se répétait à plusieurs reprises. Pour varier cet amusement, il fallait tantôt tout simplement se suspendre, tantôt en se retenant des mains au béton, rejeter tout son corps en arrière et passer les pieds entre le bâton et la tête. Cet exercice consistait en somme à s’attacher de la pointe des pieds au bâton, puis à lâcher subitement les mains et à demeurer en l’air, accroché seulement par les pieds. La principale difficulté gisait dans l’obligation, pendant que l’on se trouvait les pieds en haut et la tête en bas, de conserver une expression de visage des plus agréables et des plus souriantes, et cela en vue de produire une bonne impression sur le public, qui ne devait à aucun prix soupçonner l’effort de la tension des muscles, la douleur aux articulations des épaules et l’angoisse de la contraction convulsive de la poitrine.

Ces résultats ne s’obtenaient qu’avec accompagnement de plaintes enfantines si déchirantes que les camarades de Bekker faisaient souvent irruption dans sa chambre et lui arrachaient l’enfant.

Leur intervention provoquait des algarades et des disputes, qui empiraient la situation du pauvre Piétia. Quelquefois cependant la scène motivée par cette immixtion d’étrangers finissait d’une façon plus paisible.

Ce cas se présentait quand survenait le clown Edwards.

Il arrangeait d’habitude l’affaire, moyennant de la bière et des victuailles ; puis, dans la causerie familière qui suivait cette pacification, il essayait de prouver que la méthode d’enseignement de Bekker ne valait rien ; que la crainte et les coups non seulement rebutent les enfants, mais encore échouent, lorsqu’il s’agit du dressage de chiens et de singes, parce que la terreur inspire infailliblement la timidité et que la timidité est le premier ennemi d’un gymnaste, car elle lui ravit toute assurance et toute audace, c’est-à-dire qu’elle le prive des qualités sans lesquelles on ne saurait que se dilater les veines, se casser le cou ou se meurtrir les vertèbres du dos.

Il citait souvent l’exemple de l’acrobate Risley, qui avait causé une telle frayeur à ses enfants avant la représentation que quand il toucha au moment où avec les pieds il les lançait en l’air, les gamins décrivirent une ou deux culbutes dans l’espace et retombèrent lourdement sur le sol. On s’empressa de les ramasser, ajoutait Edwards, en gesticulant d’une façon expressive, on les releva, mais tous deux étaient fertig[9] ; ils ne soufflaient plus ni l’un ni l’autre. L’imbécile de Risley se brûla la cervelle de désespoir. Il ne pouvait ressusciter ses enfants. Fertig, fertig !

Et, chose étrange, chaque fois qu’Edwards, excité par la conversation et la bière, se mettait à montrer comment il fallait exécuter tel ou tel tour, Piétia s’acquittait de cet exercice avec beaucoup d’agilité et d’entrain.

Tous les membres de la troupe connaissaient l’élève de Bekker. Bekker lui procura, en l’empruntant à la garde-robe du cirque, un costume de clown. Il lui barbouillait de blanc la figure, lui plaquait deux grandes taches de rouge aux joues et l’emmenait dans l’arène pendant la représentation. Quelquefois en guise d’essai, il l’empoignait inopinément par les pieds en l’obligeant à courir sur les mains. Piétia déployait alors toutes ses forces. Elles le trahissaient souvent, de sorte qu’après avoir franchi une certaine distance sur les mains, il tombait la tête dans le sable, ce qui provoquait une douce hilarité parmi les spectateurs.

Sous la direction d’Edwards, il aurait infailliblement réalisé de grands progrès. Entre les mains de Bekker, son développement ultérieur subissait évidemment un temps d’arrêt. Piétia continuait à redouter son professeur autant qu’au premier jour. Son effroi se compliquait d’un autre sentiment qu’il ne pouvait s’expliquer, mais qui croissait en lui peu à peu, déprimait ses pensées, lui oppressait l’âme et lui arrachait des larmes amères, quand la nuit, couché sur un petit matelas, il écoutait les ronflements de l’acrobate.

Bekker ne tentait absolument rien pour s’attacher un peu l’enfant qui, même dans les occasions où il réussissait quelque exercice, n’obtenait jamais une parole caressante. Le maître se bornait en ce cas à regarder son élève avec plus de condescendance du haut de son énorme stature.

Au bout de plusieurs mois de vie commune avec Piétia, Bekker semblait s’être chargé de ce garçon la veille. Tout en se faisant friser tous les jours chez le coiffeur du Cirque, il voyait avec la plus complète indifférence que des deux chemises de percale offertes à l’enfant par la blanchisseuse Barbe, il ne restât plus que des loques ; que quelquefois l’enfant ne changeât de linge que tous les quinze jours ; que son cou et ses oreilles ne fussent pas lavés, et que ses bottes bussent l’eau et la boue des rues. Les camarades de Bekker et plus particulièrement Edwards lui adressaient à ce sujet de fréquents reproches. Pour toute réponse, il sifflait d’un air impatient en fouettant son pantalon avec sa cravache.

Il ne cessait pas d’instruire Piétia, de le châtier au moindre manquement et de lui infliger pire que des punitions.

Ainsi un jour que la troupe revenait de Saint-Pétersbourg, Edwards gratifia Piétia d’un petit chien. L’enfant fut au comble du bonheur. Il promenait ce cadeau dans les écuries et les couloirs, le montrait à chacun et ne faisait que baiser le petit museau humide et rose de l’animal.

Bekker, devenu furieux pendant la représentation de ce que le public ne l’avait pas rappelé, rentrait précisément dans les couloirs intérieurs. Apercevant le petit chien aux bras de Piétia, il le lui arracha et le lança en l’air de la pointe de sa botte. La pauvre bête se cogna la tête contre le mur et retomba les pattes étendues.

Piétia se précipita en sanglotant vers Edwards, qui sortait en ce moment de son cabinet de toilette.

Bekker, hors de lui d’entendre gronder de toutes parts des reproches à son adresse, repoussa d’un brusque mouvement Piétia d’Edwards et appliqua à son élève un soufflet retentissant.

— « Cochon ! cochon ! Fi ! » grommela Edwards, en crachant avec indignation.

Mais pourquoi s’étendre là-dessus ?

Malgré sa légèreté et sa flexibilité, Piétia était plutôt un enfant de malheur qu’un garçon de caoutchouc.

 

IV

Dans la maison du comte Listomirof, les chambres d’enfant, situées au midi, débouchaient sur un jardin. C’était un magnifique emplacement. Le soleil, chaque fois qu’il brillait à l’horizon, dardait ses rayons du matin au soir sur les fenêtres voilées, à leur partie inférieure seulement, de rideaux en taffetas bleu, destinés à protéger la vue des enfants contre un excès de lumière. C’est dans ce même but que des tapis, également de couleur bleue, couvraient le parquet de toutes les pièces, dont les murs disparaissaient sous des tentures assez foncées.

Au pied des cloisons de l’une des chambres, littéralement encombrée de jouets, cet amoncellement présentait un aspect d’autant plus pittoresque que chaque enfant avait son lot à part. Des cahiers et des livres anglais multicolores, de petits lits de poupées, des images, des commodes, des cuisines, des services de porcelaine, des moutons et des chiens à roulettes, marquaient le domaine des fillettes. Des tables chargées de soldats de plomb, un véhicule attelé de front de trois chevaux gris en carton, avec des yeux à fleur de tête et une multitude de grelots, un grand bouc blanc, un cosaque à cheval, une trompette en cuivre aux sons aigus et essentiellement désagréables à l’Anglaise miss Bliks, distinguaient les possessions du sexe masculin. Cette chambre s’appelait la salle de recréation.

À côté se trouvait la salle d’études, suivie de la chambre à coucher, aux rideaux toujours tirés, qui ne s’entre-bâillaient qu’à l’endroit où fonctionnait le ventilateur employé à renouveler l’air de l’appartement. On pouvait, en n’éprouvant pas de variations sensibles de la température, passer directement dans un cabinet de toilette, au plancher également tapissé et aux murs garnis de toile cirée. D’un côté se dressait un grand lavabo pourvu d’une cuvette et d’un pot à eau de dimension peu ordinaire, et de l’autre brillaient d’un éclat métallique deux baignoires aux robinets de cuivre en forme de tête de cygne. Plus loin s’élevait un poêle hollandais, muni d’un chauffe-linge en faïence, toujours rempli de serviettes. À des ficelles disposées le long de la toile cirée du mur pendaient toute une rangée de petites et de grandes éponges qui, matin et soir, servaient à mise Bliks à laver les enfants de la tête aux pieds, jusqu’à ce que ces ablutions provoquassent la rougeur de leurs corps délicats.

Le mercredi de la Maslanitsa, la plus vive gaieté régnait dans la salle de récréation, qui retentissait des cris enthousiastes des enfants, et rien de plus naturel, parce que voici, entre autres, ce qui venait de leur être notifié : « Mes petits enfants, depuis le commencement de la Maslanitsa, vous avez été obéissants et gentils. Si vous persistez ainsi à vous bien conduire, on vous mènera vendredi soir au cirque. »

Ces mots étaient proférés par la tante Sophie, sœur de la comtesse Listomirof, demoiselle de trente-cinq ans, très brune, affligée d’un soupçon de moustaches, mais dotée de magnifiques yeux orientaux d’une bonté et d’une douceur extraordinaires. Elle portait constamment une robe noire, se flattant de mieux dissimuler de la sorte un embonpoint qui commençait à la tracasser. La tante Sophie habitait auprès de sa sœur et consacrait sa vie à ses neveux et nièces, leur prodiguant les provisions d’une tendresse que l’absence d’occasions de la dépenser avait accumulée dans son âme et dans son cœur.

À peine finissait-elle l’énonciation de cette promesse que les enfants, qui l’écoutaient jusque-là attentivement, coururent à elle. L’un s’accrochait à sa robe, un autre lui grimpait sur les genoux, un troisième réussissait à lui jeter les bras autour du cou et à lui cribler le visage de baisers, accompagnant un pareil assaut d’exclamations si bruyantes et de tels cris de jubilation que miss Bliks entra par une porte, tandis qu’une jeune Suissesse, engagée dans la maison comme maîtresse de musique de la fille aînée, se précipita par l’autre. À sa suite apparut la nourrice portant le nouveau-né qu’enveloppait une couverture ornée d’un volant de dentelles qui tombait jusqu’à terre. What is going on here ?[10] demanda miss Bliks tout étonnée.

C’était extérieurement une femme de haute taille, pleine de morgue, la poitrine très forte, des joues rouges qu’on eût dit pointillées de taches de cire à cacheter et un cou couleur de betterave.

La tante Sophie expliqua aux nouvelles venues la cause de tant de félicité, ce qui provoqua une recrudescence, d’abord d’interjections, puis de clameurs folâtres, entremêlées de trépignements. de gambades et d’autres démonstrations plus ou moins expressives de gaieté. Dans cette explosion de joie enfantine, Paf fut le plus étonnant. Ce garçon de cinq ans, unique rejeton mâle de la famille des Listomirof, habituellement très lourd et fort apathique, mais impressionné cette fois par les récits de ce qui l’attendait au cirque, se mit tout à coup à quatre pattes, puis, tenant le pied gauche en l’air, et tournant hideusement la langue d’une joue à l’autre, regarda les assistants avec ses petits yeux kirghizes en essayant de représenter un clown.

— « Miss Bliks, relevez-le, relevez-le de suite, le sang lui montera à la tête, » observa vivement tante Sophie. Ce furent aussitôt de nouvelles vociférations, de nouveaux sauts autour de Paf, qui, ne voulant pas du tout changer de posture et se laisser remettre debout, s’obstinait à gigoter tantôt d’un pied, tantôt de l’autre.

— « Assez, enfants, assez ! On dirait que vous ne voulez plus être sages ni obéissants, » murmura la tante Sophie, mécontente principalement de ce qu’elle ne savait pas se fâcher. Mais elle ne le savait décidément pas.

Selon une expression souvent répétée par elle, elle adorait ces enfants, et il faut avouer qu’ils étaient réellement très gentils.

L’aînée des fillettes, Véretchka, avait huit ans ; après elle venait Zina, qui en comptait six ; puis le garçon, âgé, comme nous l’avons mentionné tout à l’heure, de cinq ans, et qui s’appelait Paul de par son baptême, mais possédait une collection de surnoms : Baby, Vessie, Gros Homme, Petit Pain et enfin Paf ; cette dernière dénomination semblait devoir lui rester de préférence aux autres. Cet enfant frais et potelé, court, le corps d’une blancheur de crème et le tempérament extrêmement flegmatique, ne s’émouvait de rien. Il possédait une tête en boule et un visage uniquement remarquable par de petits yeux kirghizes qui ne s’ouvraient entièrement que quand on servait des plats ou qu’on parlait de manger. Ces yeux, ordinairement d’une expression somnolente, manifestaient aussi de l’animation et de l’inquiétude, matin et soir, lorsque miss Bliks, prenant Paf par la main, l’emmenait dans le cabinet de toilette, le déshabillait à nu et, plaçant sous lui une toile cirée, commençait à le frotter énergiquement d’une énorme éponge amplement imbue d’eau. Quand miss Bliks, à la fin de cette opération, tordait son éponge au-dessus de la tête de l’enfant et l’aspergeait de façon à ce que le corps passât instantanément du blanc au rose, les petits yeux de Paf se rétrécissaient et de plus laissaient couler de vrais torrents de larmes, tandis que de sa poitrine s’échappait un piaillement dont la ténuité n’avait rien d’agaçant, mais ressemblait à s’y méprendre au son qu’on tire des poupées en leur pressant le ventre. Tout se bornait à cette lamentation innocente. L’éponge une fois mise de côté, Paf se taisait subitement et miss Bliks pouvait ensuite l’essuyer à son aise avec une serviette spongieuse bien chauffée, lui envelopper la tête, le frictionner et le pétrir. Paf lui opposait aussi peu de résistance qu’un morceau de pâte aux mains d’un boulanger. Souvent même, entortillé d’essuie-mains chauds, il s’endormait avant que miss Bliks fut parvenue à le coucher dans son lit garni d’un filet et entouré d’un rideau en mousseline qu’un gros nœud bleu rattachait à la flèche.

On ne saurait dire que ce garçon fut particulièrement intéressant, mais sa personne ne pouvait point ne pas nous arrêter un moment en sa qualité maintenant de seul représentant mâle de la famille du comte Listomirof ; et, comme le faisait judicieusement remarquer quelquefois son père, dodelinant de la tête, pendant que son regard errait mélancoliquement au loin, peut-être, qui sait ? jouera-il un jour un rôle notable au sein de sa patrie ?

Il est difficile de préjuger l’avenir. Quoi qu’il en soit, depuis l’instant où la représentation du cirque leur fut promise, Véretchka, la fille aînée, devint toute attentive et veilla avec zèle sur la conduite de son frère et de sa sœur.

Au moindre symptôme de mésintelligence qui se manifestait entre eux, elle s’empressait d’accourir en décochant en même temps un coup d’œil à la majestueuse miss Bliks. Elle chuchotait vivement quelques mots à l’oreille de Zina et de Paf, puis, en les embrassant à tour de rôle, elle réussissait à rétablir toujours la paix et la concorde.

Quelle délicieuse enfant, sous tous les rapports, que cette Véretchka à la fois svelte, délicate et aussi fraîche qu’un œuf nouvellement pondu ; des veines bleues aux tempes et au cou ; aux joues un incarnat léger, de grands yeux gris qui, de dessous leurs longs cils, regardaient bien en face avec une attention supérieure à son âge, et enfin des cheveux de couleur cendrée, aussi fins que la soie la plus déliée et tellement épais que, matin et soir, la tâche de réparer leur désordre prenait beaucoup de temps et donnait beaucoup de mal à miss Bliks. Paf avait beau être le favori du père et de la mère, comme le futur représentant de la grandeur de la famille, Véretchka demeurait la préférée de tous les parents, amis et même des domestiques. On l’aimait non seulement pour son joli minois, mais encore pour l’inaltérable douceur de son naturel, sa rare et totale exemption de tous caprices, son aménité vis-à-vis de chacun, son application et sa complaisance extraordinaires. À quatre ans, elle entrait déjà au salon de l’air le plus sérieux et, quel que fût le nombre des étrangers qu’elle y rencontrât, elle s’approchait gaiement de chacun en lui tendant la main et en lui présentant la joue. On la traitait même tout différemment des autres enfants. Malgré l’habitude adoptée dans la famille du comte Listomirof, d’affubler les enfants de quantité de diminutifs plus ou moins fantaisistes, on n’appelait invariablement Véretchka que de son véritable nom. Véretchka elle était et Véretchka elle resta.

Il faut bien avouer qu’à l’instar des autres mortels, elle avait ses faiblesses, ou, pour parler exactement, une faiblesse qui servait de complément harmonique à son caractère et à son extérieur. La faiblesse de Véretchka, qui consistait à composer des fables et des contes, se déclara la première fois, lorsqu’elle eut ses six ans. Un jour, à peine au salon, elle annonça inopinément à tout le monde qu’elle venait de composer une petite fable, et, sans la moindre confusion, elle se mit, d’un air convaincu, à débiter l’histoire d’un loup et d’un garçon en faisant des efforts visibles pour juxtaposer quelques mots qui rimassent entre eux. Depuis lors une fable remplaçait l’autre et Véretchka continuait ses improvisations en dépit des défenses du comte et de la comtesse, soucieux de ne pas exciter de la sorte davantage encore l’imagination d’une petite fille déjà trop impressionnable et trop nerveuse. Miss Bliks dût plus d’une fois la nuit se lever de son lit en entendant un étrange murmure derrière les rideaux en mousseline de la couchette de Véretchka. Après avoir constaté qu’au lieu de dormir l’enfant marmottait des mots incompréhensibles, l’Anglaise lui adressait une sévère réprimande en lui enjoignant de s’endormir à l’instant même, ordre auquel Véretchka déférait incontinent, avec sa docilité habituelle.

En un mot, on retrouvait toujours en elle l’enfant, qui, débouchant au pas de course au milieu du salon où le célèbre poète Tioutchef causait précisément avec sa mère, ne voulut jamais admettre que ce vieillard grisonnant écrivit des vers. C’est en vain que sa mère et Tioutchef lui-même lui en réitérèrent l’assurance. Véretchka ne démordait pas de son avis et, fixant sur le vieillard ses grands yeux bleus, elle répétait d’un air incrédule : « Non, maman, cela ne se peut pas. »

Remarquant enfin que sa mère commençait à se fâcher, Véretchka lui jeta un regard timide et lui dit à travers ses larmes : « Je croyais, maman, qu’il n’y avait que les anges qui composassent des vers. »

À partir du mercredi où ils eurent promesse d’assister à une représentation du cirque, le frère et la sœur de Véretchka, grâce à son affectueuse vigilance et à son art de les distraire, observèrent tous deux une conduite exemplaire. La principale difficulté consistait à venir à bout de Zina, petite fille maladive, bourrée de médecines, parmi lesquelles l’huile de foie de morue jouait un rôle important, non sans provoquer des sanglots hystériques et d’interminables soupirs.

Le jeudi de la Maslanitsa, la tante Sophie entra dans la salle de récréation. Elle déclara que les enfants avaient été d’une sagesse telle qu’en allant faire des courses elle se proposait de leur acheter des joujoux.

Il y eut de nouveau, dans la pièce, une explosion de cris de joie et de baisers sonores. Paf fut électrisé et cligna de ses petits yeux kirghises.

— « C’est bien, c’est bien », dit tante Sophie, « vos désirs seront exaucés. Toi, Véretchka, tu auras une boîte à ouvrage. Tu sais que papa et maman ne te permettent pas de lire de livres. Toi, Zinette, tu recevras une poupée ».

—  « Qui pourra crier ! » fit Zina.

— « Qui criera, » répondit la tante Sophie. « Et toi, Paf, que souhaites-tu ? »

Paf se mit à réfléchir.

— « Dépêche-toi donc de m’expliquer ce que je dois t’acheter ».

— « Achète, achète un petit chien, mais seulement sans puces », répliqua tout à coup Paf.

L’expression de ce vœu détermina un rire général qui se communiqua à la tante Sophie, à la nourrice et à la grave miss Bliks elle-même. Cette dernière ne parvenait pas à garder son sérieux en morigénant Zina et Véretchka, qui sautillaient autour de leur frère en donnant librement cours à leur hilarité et en taquinant tout leur saoûl le futur représentant de la famille.

Bientôt ce trio enfantin se suspendit derechef au cou de l’excellente tante, en l’accablant de baisers au point qu’elle eut le cou et les joues cramoisies.

— « Allons, allons, en voilà assez ! » exclama la tante Sophie avec un tendre sourire. « Je n’ignore pas que vous m’aimez et je vous aime aussi beaucoup, beaucoup, beaucoup... Puisque tu le veux. Paf, je t’achèterai un petit chien. Sois seulement sage et obéissant et il sera sans puces. »

 

V

Le vendredi, si impatiemment attendu arriva enfin. Un quart d’heure avant le déjeuner, la tante Sophie, sur l’annonce que le comte et la comtesse avaient déjà passé de leur chambre de toilette dans la petite salle à manger, appelée ainsi pour la distinguer de la grande, où l’on donnait quelquefois des dîners d’apparat, vint les y rejoindre.

La comtesse était assise dans un grand fauteuil roulé à proximité d’une table sur le coin de laquelle on venait de placer un service à thé en argent et un samowar bouillant.

Le vieux maître d’hôtel, avec la mine importante d’un gros banquier et les allures discrètes d’un diplomate, faisait doucement le tour de la table pour s’assurer si tout se trouvait en ordre. Deux autres domestiques, qui ressemblaient à des membres du Parlement anglais, apportaient des plats aux couvercles en argent.

Un peu plus loin, le comte se promenait tout pensif devant les fenêtres.

— « Est-il cependant raisonnable d’emmener les enfants au cirque ? » demanda, à peine les premières salutations échangées, la comtesse à la tante Sophie. Elle jeta en même temps un regard à la dérobée à son mari.

— « Pourquoi pas ? » répliqua gaiement la tante Sophie en se casant auprès du samowar. J’ai étudié l’affiche. Il n’y aura aujourd’hui ni coups de feu, ni rien qui soit de nature à effrayer les enfants. Ils ont réellement été si gentils qu’il est impossible de ne pas leur accorder une gâterie. Et puis ce plaisir leur a été promis. »

— « Tout cela est vrai » remarqua la comtesse en regardant de nouveau son mari, qui s’approchait de la table pour y occuper sa place habituelle. « Mais je crains toujours ces spectacles. Nos enfants sont si nerveux, si impressionnables. »

Cette dernière observation fut encore accompagnée d’un coup d’œil lancé au comte. La comtesse tenait évidemment à connaître l’opinion de son mari afin d’éviter qu’il ne formulât plus tard sa conclusion ordinaire : à savoir que tout se faisait en dehors de lui et à son insu.

Mais le comte ne soufflait toujours mot.

Il n’aimait généralement pas à perdre son temps en paroles inutiles. Il appartenait plutôt à la catégorie des gens pensifs et réfléchis, quoiqu’à vrai dire il eût été malaisé de déterminer le caractère exact de ses idées, parce qu’il se bornait à énoncer des assertions différentes de celles émises en sa présence, en évitant de prendre ses interlocuteurs directement à parti. À la moindre contradiction, il s’arrêtait le plus souvent, fût-ce au beau milieu d’une phrase et semblait se dire en lui-même : « Cela ne vaut pas une réponse ! » Triste et songeur, il se tenait volontiers à l’écart en tiraillant nerveusement ses fines moustaches.

Cette propension du comte à la rêverie s’harmonisait on ne peut mieux avec l’aspect débile de son archi-longue personne et avec sa mine d’être sempiternellement mécontent de lui-même. Il portait exprès des pantalons d’un très gros drap pour cacher tant soit peu la maigreur de ses jambes, et il avait tort ; il aurait, en toute justice, dû plutôt ressentir un légitime orgueil de cette particularité, qui constituait l’une des distinctions physiques les plus tranchées de toutes la lignée des comtes Listomirof.

Qu’on ajoute à cette description de l’extérieur du comte un visage pâle, des traits malingres, un nez légèrement de travers, d’épais sourcils arqués se soulevant péniblement, un front étrangement fuyant, une tête aplatie des deux côtés et généralement penchée sur l’épaule.

Il serait complètement injuste de prétendre que ce soient les moyens de déployer ses talents qui aient manqué au comte.

Ils s’offrirent à lui quand à dix-neuf ans un oncle ambassadeur lui ouvrit la carrière diplomatique. Les occasions d’une réussite brillante lui furent, au cours de son existence, adroitement fournies ; elles se dressèrent le long de son chemin, ménagées de distance en distance, comme s’échelonnent le long d’une chaussée les poteaux kilométriques. Et tout cela en pure perte.

Le comte commençait par montrer non moins d’activité que d’éloquence. Mais il ne tardait pas à se taire et à se croiser les bras, visiblement vexé de quelque chose, en homme dont la pensée n’a pas été comprise ou dont le mérite n’a pas été apprécié à sa juste valeur. La chance néanmoins ne cessait de le favoriser, sans qu’en somme, malgré quelques crachats sur la poitrine et un rang distingué dans la hiérarchie officielle, il fût parvenu à ce qui s’appelle une haute situation.

On supposait communément que le comte, toujours réservé et peu communicatif dans le monde, devait être dans son intérieur extrêmement exigeant et despotique, et en cela on se trompait : le comte était seulement très méthodique. Cette qualité, qui confinait chez lui au pédantisme, affectait en réalité le caractère le plus innocent. Le comte exigeait que chaque objet, dans la maison, une fois casé, restât invariablement au même endroit. La bagatelle la plus insignifiante avait sa place déterminée. Si un petit porte-cigarettes, posé sur la table parallèlement à un crayon, se trouvait dérangé d’une ligne, le comte le remarquait aussitôt et se livrait à d’interminables investigations, jusqu’à ce qu’il eût découvert qui s’avisait de troubler ainsi la symétrie, à quel propos et pourquoi.

Il errait toute la journée à travers les chambres, en replaçant mélancoliquement tantôt un objet, tantôt l’autre. De temps en temps, il touchait le bouton d’une sonnette électrique et indiquait silencieusement au valet de chambre accouru à son appel, le désordre à réparer. Le comte ne pouvait être despote, quand ce n’eût été que pour la simple raison qu’au logis il restait tout aussi peu communicatif que dans le monde. Et même lorsque sa femme l’entretenait d’affaires de famille, il se bornait le plus souvent à ces trois phrases : « Tu penses ? Tu crois ? Quelle idée ! »

Du haut de ses longues jambes et de son maigre corps, le comte fouillait constamment d’un œil semi-éteint les brumes lointaines de l’horizon, en soupirant par-ci par-là et en soulevant avec effort tantôt l’un et tantôt l’autre de ses sourcils. Il ne se départissait pas de son humeur morose, même au moment où, à la fin de chaque mois, son intendant principal lui apportait une grosse somme d’argent. Le comte vérifiait scrupuleusement la somme et retournait impatiemment les billets de banque dont le numéro, qu’il se trouvât en haut ou en bas, avait le tort de ne pas être du même côté que le précédent. Il enfermait le paquet au fond d’un tiroir, cachait la clef dans sa poche, regagnait la fenêtre en tiraillant ses moustaches, poussait de tristes : oh ! oh ! oh ! puis se remettait à arpenter d’un air renfrogné son appartement, en rétablissant dans l’alignement tout ce qui lui semblait ne plus y être.

Le comte se prononçait rarement, même dans les cas où il voyait en jeu les graves convictions sucées, pour ainsi dire, avec le lait. Il n’admettait par exemple point la possibilité de dîner autrement qu’en cravate blanche, fût-ce en tête à tête avec sa femme. Il estimait cette tenue indispensable, « parce que cela soutenait énormément» ; mais ce que cela soutenait, le comte n’arrive jamais à le formuler.

— « Tu crois ? tu penses ? Quelle idée ! » C’est par ces mots prononcés négligemment et d’une façon interrogative que se terminaient d’habitude toutes les explications entre lui, sa femme et la tante Sophie ; après quoi il s’en retournait à la fenêtre, regardait au loin dans la vide, et poussait quelques profonds soupirs, qui affectaient péniblement sa femme et la tante Sophie, parce qu’elles en induisaient que le comte ne partageait pas leur avis.

C’était alors au tour de la tante Sophie de consoler sa sœur, autrefois une fort belle femme et très gaie, mais abîmée maintenant du chagrin de la perte de quatre enfants et extrêmement épuisée par la fréquence de ses couches, ce qui est le lot ordinaire des épouses de maris mélancoliques.

Midi sonna à la grande horloge de boule. Au dernier coup, le comte se rapprocha de la table ; il eut l’air de vouloir dire quelque chose, mais il s’arrêta, soupira, en soulevant d’une façon chagrine tantôt un sourcil et tantôt l’autre.

— « Pourquoi est-ce que les enfants ne sont pas encore ici ? » dit vivement la comtesse en fixant son mari d’abord et la tante Sophie ensuite. « Miss Bliks sait que le comte aime que les enfants déjeunent toujours exactement à midi. Dites à miss Bliks que le déjeuner est prêt depuis longtemps », fit-elle en s’adressant au maître d’hôtel.

Mais, au même instant, un des domestiques ouvrit la porte à deux battants, et les enfants, accompagnés de la tante et de la Suissesse, entrèrent dans la salle à manger.

Les nerfs affaiblis de la comtesse ne supportaient aucun tapage. Le comte détestait que les enfants vinssent se jeter au cou, jouassent et parlassent bruyamment. Les fortes expressions de n’importe quel sentiment éveillaient toujours désagréablement en lui la conscience de sa gaucherie intérieure.

Mais, cette fois au moins, le comte eut lieu d’être satisfait. Zina et Paf, stylés par Véretchka, ne soufflèrent mot. Véretchka ne quittait pas des yeux son frère ni sa sœur, et, anxieuse, prévenait chacun de leurs mouvements.

À la fin du déjeuner, miss Bliks crut de son devoir de déclarer à la comtesse que jamais encore elle n’avait vu les enfants se conduire d’une façon aussi exemplaire que ces derniers jours. La comtesse répondit en avoir été avisée par sa sœur, puis elle ordonna de prendre pour le soir une loge au cirque.

À cette nouvelle Véretchka, qui s’était contenue si longtemps, perdit tout empire sur elle-même. Sautant à bas de sa chaise, elle se mit à embrasser la comtesse avec tant d’entrain qu’une seconde elle lui couvrit entièrement le visage de la masse de ses cheveux bouclés. Elle s’élança de même vers son père, qui se redressa immédiatement et se hâta par précaution d’avancer la main gauche qui tenait une cigarette. De son père, Véretchka courut à la tante Sophie, et là déjà il y eut une pluie de baisers décochés n’importe où, aux yeux, au menton, au nez, à chaque place enfin du visage de sa tante que les lèvres de la fillette purent atteindre. Zina et Paf exécutèrent textuellement la même manœuvre, mais, il faut l’avouer, avec moins de fougue.

Pendant ce temps, Véretchka s’approcha du piano, sur lequel traînaient des programmes de théâtre, et, en saisissant un, elle tourna vers sa mère ses grands yeux bleus consumés d’impatience et dit d’une voix tendrement interrogative :

— « Maman, peut-on prendre cette affiche ? »

— « Tu le peux. »

— « Zina, Paf ! » s’écria Véretchka en secouant le programme avec transport. «Venez vite. Je vous raconterai tout ce que nous verrons au cirque ; je vous raconterai tout, dépêchons-nous d’aller dans notre chambre. »

— « Véretchka ! Véretchka ! » murmura faiblement la comtesse, comme d’un ton de reproche.

Mais Véretchka n’entendait plus rien. Elle courait, suivie de son frère et de sa sœur, que miss Bliks tout essoufflée pouvait à peine rattraper.

Dans la salle de récréation, éclairée en plein par le soleil, l’animation redoubla.

On débarrassa de joujoux une petite table, on y étala le programme. Véretchka supplia instamment tous les assistants, y compris la tante Sophie, miss Bliks et la nourrice, qui venait d’entrer avec son bébé, de se caser autour de la table. Il fut plus compliqué de faire asseoir Zina et Paf qui, se bousculant réciproquement, assiégeaient Véretchka tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, grimpaient sur les tabourets, se couchaient sur la table, et mettaient leurs coudes presque au milieu de l’affiche. Enfin, à l’aide de la tante Sophie, tout s’arrangea.

Véretchka, ses cheveux cendrés rejetés en arrière, le cou tendu en avant et la paume de la main appuyée sur l’affiche, commença pompeusement sa lecture :

— « Ma chérie », dit doucement tante Sophie, « pourquoi nous lis-tu dans quel cirque, quel jour et à quelle heure la représentation aura lieu ? Nous savons déjà tout cela. Lis-nous plutôt le détail du spectacle que nous aurons. »

— « Non, non, ma tante bien-aimée, ne m’interrompez pas », répondit Véretchka avec une instance extraordinaire. « Mon angélique tante, ne m’empêchez pas de continuer. Je lirai tout, tout ce qui est imprimé ici. Écoutez donc : Travail athlétique sur un cheval non sellé et monté par Mlle ***. Tante, qu’est-ce que signifie athlétique ? »

— « Cela signifie... Ce sera probablement quelque chose de fort intéressant. Vous en jugerez vous-même aujourd’hui », répliqua la tante en essayant de se tirer à bon compte d’embarras.

— « Ah ! très bien, très bien. Écoutez tous ce qui suit : Exercices d’équilibre sur un trapèze aérien. Eh ! ma tante, qu’est-ce que c’est qu’un trapèze ? Et qu’y exécute-t-on ? » demanda Véretchka en s’arrachant à la contemplation du programme.

— « Quel tour sera-ce là ? » ajouta impatiemment Zina.

— « Qu’y aura-t-il donc ? » dit Paf à son tour, en fixant sur sa tante ses petits yeux kirghizes.

— « Pourquoi irais-je vous le raconter ? Ne vaut-il pas mieux que vous le voyez vous-même ? »

L’embarras de la tante redoublait. Elle devenait rouge.

Véretchka rejeta de nouveau ses cheveux en arrière, et courbée sur l’affiche, lut avec un feu tout particulier : Le garçon de caoutchouc, exercice aérien au bout d’une perche de six archines[11] de hauteur. Oh ! ma petite âme de tante, ceci il ne faut pas nous en faire un secret ; il est indispensable que tu nous expliques ce que c’est donc que ce garçon ? Est-il véritablement en vie ? Pourquoi le nomme-t-on de caoutchouc ? »

— « On l’appelle sans doute ainsi parce qu’il est très flexible. Enfin, il opérera devant vous. »

— « Non, non, ne nous cache rien. Que se passera-t-il au bout de la perche ? Qu’est-ce que le garçon y accomplira ? »

— « Oui, qu’est-ce qu’il y accomplira ? » reprit Zina.

— « Qu’y accomplira-t-il ? » demanda brièvement Paf en ouvrant la bouche.

— « Mes enfants, vous avez déjà par trop d’exigence. Je ne saurai réellement pas vous contenter. Ce soir vous aurez tout cela devant les yeux. Véretchka, tu devrais achever ta lecture. Qu’y a-t-il plus loin ? »

La fillette reprit sa lecture, sans y mettre autant d’animation. L’intérêt avait visiblement faibli. La curiosité se concentrait entièrement sur le garçon de caoutchouc ; on ne causait que de lui, il fut l’objet de diverses hypothèses et même de plus d’une altercation.

Zina et Paf se refusaient à écouter la continuation des annonces du programme. Ils quittèrent leurs tabourets et se mirent à jouer bruyamment, en essayant d’imiter par avance le garçon de caoutchouc. Paf, de nouveau accroupi à quatre pattes, soulevait, comme un clown, le pied gauche, promenait sa langue dans sa bouche de façon à faire paraître bouffie tantôt une joue, tantôt l’autre, fixait sur la compagnie ses petits yeux kirghizes et provoquait chaque fois les observations de la tante Sophie, qui craignait que le sang ne lui montât à la tête.

Véretchka, dès qu’elle eut hâtivement fini de lire l’affiche, se joignit au frère et à la sœur.

Jamais plus franche gaieté ne régna dans la salle de récréation.

Au delà du jardin, le soleil, en descendant vers les toits des maisons voisines, éclairait le groupe des enfants en train de s’amuser, illuminait leurs visages joyeux, folâtres, empourprés, dardait ses rayons sur les jouets multicolores éparpillés au hasard, glissait le long des tapis épais et remplissait la chambre d’une douce et harmonieuse lumière. Tout ici semblait se récréer et s’épanouir.

Longtemps la tante Sophie ne put s’arracher de son siège. Son menton dans la main, elle contemplait en silence les enfants, sans risquer la moindre remarque. Un sourire pensif mais doux ne quittait pas son visage, empreint de bonté ; depuis beau jour, elle n’ambitionnait plus rien pour elle-même. Elle s’était réconciliée avec les mécomptes de la vie, sacrifiant son esprit et son cœur aux enfants qui se divertissaient si gaiement dans cette chambre. Elle se sentait heureuse de leur félicité paisible.

Il lui sembla tout à coup que la chambre s’obscurcissait. En se tournant vers la fenêtre, elle aperçut le ciel couvert d’un grand nuage gris et de légers flocons tourbillonner devant les vitres. Il ne se passa pas une minute et la neige empêcha de rien distinguer. Elle tombait dans le jardin si abondamment qu’elle dérobait à la vue les arbres les plus proches.

La tante Sophie appréhenda tout d’abord que le temps n’empêchât l’exécution de la promesse octroyée aux enfants. Il est probable que Véretchka éprouva la même crainte, parce qu’elle accourut spontanément vers sa tante, et, la dévisageant attentivement, murmura :

— « Ce n’est rien, tante, et nous n’en irons pas moins au cirque ? »

— « Mais certainement, certainement, » répliqua vivement la tante pour tranquilliser Véretchka. Elle lui appliqua un baiser sur le front et considéra Zina et Paf qui venaient soudain de cesser leurs jeux.

Mais, à partir de ce moment, la douce physionomie de Véretchka refléta ses transes intérieures, au lieu d’une insouciante gaieté. Elle regardait continuellement par la fenêtre, passait d’une chambre à l’autre, demandait à chacun qui entrait si un chasse-neige pareil pouvait se prolonger longtemps et si vers le soir il ne se dissiperai pas.

Lorsque la tante Sophie s’absentait de la salle de récréation, elle était certaine en y rentrant de toujours rencontrer les yeux bleus de sa nièce. Ces yeux l’interrogeaient anxieusement et semblaient répéter : « Toi, ma tante, tu ne protesteras pas, je le sais ; mais en sera-t-il de même là-bas ? Que diront papa et maman ? »

La maigrelette Zina et ce lourdaud de Paf, beaucoup moins alarmés que leur sœur, se trémoussaient autant qu’elle quoique leur agitation fût d’un genre différent. Ils couraient sans cesse d’une pendule à l’autre et grimpaient fréquemment sur les chaises pour mieux voir ; ils interpellaient à tous moments la tante et miss Bliks, les suppliant de vérifier l’heure à leurs montres, et ils accueillaient chaque personne qui entrait en lui posant la même question :

— « Quelle heure est-il ? Va-t-il être bientôt sept heures ? »

— « Bientôt. Attendez un peu. »

Le dîner des enfants se passa en interrogations relatives au temps qui régnait dehors et à l’heure qu’il pouvait bien être.

La tante Sophie employa en vain tous ses efforts pour imprimer aux idées des enfants une autre direction et amener un peu de calme. Zina et Paf, en dépit de leur surexcitation, restaient pleins de confiance, tandis que l’insécurité de Véretchka augmenta visiblement à la nouvelle que le chasse-neige continuait toujours. Au ton et à l’expression de visage de la tante, elle devinait qu’il y avait anguille sous roche et qu’on le lui taisait.

Tous ces doutes poignants se dissipèrent en un clin d’œil, quand la tante Sophie, après une disparition d’un quart d’heure, rentra dans la salle de récréation, la figure rayonnante, annoncer que le comte et la comtesse venaient d’ordonner d’habiller les enfants et de les mener au cirque.

C’eût été à croire qu’un ouragan se déchaînait dans la pièce qui nous est bien connue et qu’éclairait à ce moment la lumière d’une lampe. Force fut de recourir à la menace de laisser au logis ceux qui refuseraient d’obéir et de s’envelopper comme il faut.

— « Allons maintenant dire adieu à papa et à maman, » déclara la tante en conduisant Véretchka par la main, tandis que Zina et Paf prenaient les devants.

Miss Bliks et la maîtresse de musique fermaient la marche.

La cérémonie des adieux ne fut pas longue.

On ne tarda pas amener les enfants au pied du grand escalier ; on les examina et emmitoufla soigneusement, puis ils traversèrent le vestibule en face duquel stationnait un grand landau à quatre places à moitié couvert de neige. Un domestique à l’air majestueux, avec des galons à son chapeau et à sa livrée et des favoris à l’anglaise, se hâta d’ouvrir la portière. Mais le principal rôle, en pareille circonstance, incombait au vieux suisse tout grisonnant. Il souleva les enfants et les passa aux trois dames assises dans la voiture. Il convient d’observer qu’en s’acquittant de cette tâche il joignait à une sollicitude remarquable les marques touchantes de la plus tendre vénération.

On ferme la portière de la voiture. Le domestique sauta sur le siège. l’équipage s’ébranla et disparut presque aussitôt.

 

VI

La représentation au cirque n’avait pas encore commencé. Mais, pendant la Maslanitsa on aime à s’amuser, et c’est pourquoi le cirque, surtout aux gradins supérieurs, paraissait bondé de spectateurs. Le public élégant s’attardait selon son habitude. Cependant l’entrée principale livrait de plus en plus fréquemment passage à des messieurs en paletot ou en pelisse, à des officiers et à des familles entières, parents, enfants et gouvernantes. Toutes ces personnes, en pénétrant de la rue dans une salle vivement éclairée commençaient par cligner des yeux et par baisser les paupières, puis, revenues de leur saisissement, elles prenaient les unes à droite, les autres à gauche, et, en longeant la balustrade, gagnaient les fauteuils ou les baignoires.

Pendant ce temps, toutes les trompettes de l’orchestre sonnaient bruyamment. D’entre les gens en train d’acheter leurs billets, la plupart, s’imaginent la représentation déjà commencée, trahissaient une hâte fébrile. L’arène ronde, ratissée avec soin, inondée de lumière d’en haut et de toutes parts, resplendissait, vide encore. Bientôt, au-dessus de la balustrade rembourrée, les baignoires regorgèrent d’une foule bigarrée de spectateurs divers. Des toilettes tapageuses sautaient par-ci par-là aux yeux, mais la première rangée, composée en majorité d’enfants, formait comme un parterre de fleurs qui s’épanouissaient autour de la balustrade.

Parmi tant de bébés, la plus gentille était néanmoins Véretchka.

Son chapeau en satin bleu piqué, garni de cygne, s’harmonisait particulièrement bien avec son petit visage rose tendre, ses joues à fossettes et ses cheveux cendrés qui retombaient sur des épaules couvertes d’une mantille bleue également piquée. Tout en s’efforçant de se comporter en public comme une grande personne et de rester assise très tranquillement, elle ne pouvait cependant résister à la tentation de se pencher pour murmurer quelques mots à l’oreille de Zina et de Paf, ni s’empêcher de tourner ses regards brillants de gaieté vers la tante Sophie, placée derrière elle, à côté de la majestueuse miss Bliks et de la Suissesse.

Véretchka éclipsait totalement Zina, qui, en toilette identique à celle de sa sœur, ne se remarquait guère dans son voisinage. De plus, en arrivant au Cirque, Zina s’était imaginé qu’on allait tirer et, malgré les remontrances de la tante, sa physionomie conservait une expression aigre et contrainte.

Paf seul, on peut lui rendre cette justice, conservait son impassibilité. Il examinait le Cirque de ses petits yeux kirghizes et avançait les lèvres. Aussi un plaisant n’eut-il pas tort, en le montrant à ses voisins, de le qualifier de propriétaire de Tambow.

Tout à coup l’orchestre se mit à jouer un tempo accéléré. Le rideau qui dissimulait l’entrée de l’écurie fut tiré pour livrer passage à une vingtaine d’individus tous vêtus d’une livrée rouge garnie de galons, en bottes fortes, les cheveux frisés et luisants de pommade.

Un murmure de satisfaction courut du haut en bas du Cirque.

Ce personnel en livrée avait à peine eu le temps de s’aligner sur deux rangs, selon l’usage, que du côté des écuries retentirent de bruyants glapissements et des éclats de rire et qu’une troupe de clowns déboucha dans l’arène en bondissant, retombant sur les mains et pirouettant en l’air.

En première ligne gambadait un clown avec de grands papillons à la poitrine et au dos. Les spectateurs reconnurent aussitôt en lui leur favori Edwards.

— « Bravo Edwards ! bravo ! bravo ! » entendit-on de tous côtés.

Mais, en cette circonstance, Edwards déçut l’attente générale, il n’exécuta aucune cabriole extraordinaire, se bornant à une ou deux culbutes sur la tête. Après quoi il fit le tour de l’arène en maintenant une plume de paon en équilibre au bout de son nez et disparut prestement. On eut beau l’applaudir et le rappeler, il ne se montra plus. Pour le remplacer, on se hâta d’amener un gros cheval blanc, et Mlle Amélie, âgée de quinze ans, qui avait manqué de se tuer à la représentation du matin, accourut en faisant de tous côtés de gracieuses révérences.

Heureusement qu’il n’y eut cette fois aucune anicroche.

À Mlle Amélie succéda un jongleur, et à celui-ci un clown, qui présenta des chiens savants. On dansa ensuite sur un mince fil de fer, on exhiba un cheval de haute école, on sauta des obstacles à dos d’un cheval non sellé, debout sur deux chevaux sellés, en un mot la représentation suivit son cours ordinaire jusqu’à l’entr’acte.

— « Tante bien-aimée, ce sera maintenant le garçon de caoutchouc ? » demanda Véretchka.

— « Oui, oui, l’affiche porte qu’il figure dans la seconde partie. Eh bien ! quoi, enfants, vous amusez-vous ? »

— « Oh ! beaucoup ! » s’écria Véretchka avec enthousiasme, mais elle se tut soudain en rencontrant le regard de miss Bliks qui hochait la tête d’un air de reproche et qui se mit à lui arranger sa mantille.

— « Et toi Zina, et toi Paf, vous amusez-vous ? »

— « Est-ce qu’on va tirer ? » chuchota Zina.

— « Non, tranquillise-toi. Il est dit qu’on ne tirera pas. »

On ne put arracher un mot à Paf, dont l’attention, dès le début de l’entr’acte, se trouvait absorbée par un plateau de friandises et de pommes qu’un marchand offrait aux spectateurs.

L’orchestre joua de nouveau et de nouveau parurent les deux rangées d’individus en livrée rouge. La seconde partie de la représentation commença.

— « Quand donc y aura-t-il le garçon de caoutchouc ? » répétait l’enfant à l’apparition de chaque nouveau sujet. « Ne viendra-t-il donc pas bientôt ? »

« Mais le voici enfin. »

Et réellement, aux sens d’une valse joyeuse, le rideau s’entrouvrit et l’on vit déboucher la robuste personne de l’acrobate Bekker, qui tenait par la main un chétif garçon blond. Ils étaient tous deux en maillot couleur de chair, brodés de paillettes. Derrière eux, un domestique portait une longue perche dorée, terminée par une tringle. De l’autre côté de la balustrade qui venait de se refermer sur eux, se groupèrent, selon l’usage, les gens en livrée rouge et une partie du personnel du cirque. Du milieu de cette presse émergeait la figure blanche du clown aux grandes taches rouges sur les joues, un grand papillon sur la poitrine.

Arrivés au centre de l’arène, Bekker et l’enfant saluèrent de tous côtés. Puis Bekker appliqua sa main droite contre le dos de l’enfant et lui fit décrire dans les airs trois culbutes. Cela ne constituait, pour ainsi dire, qu’une simple entrée en matière.

Bekker salua la foule de nouveau, souleva la perche, la plaça perpendiculairement, en fixa le gros bout à la ceinture qui lui ceignait la taille et commença à mettre en équilibre l’autre bout auquel s’adaptait la tringle en fer que, sous la vaste coupole du cirque, on distinguait à peine.

La perche une fois bien équilibrée, l’acrobate chuchota quelques mots au garçon qui lui grimpa d’abord sur les épaules, étreignit ensuite la perche de ses bras et de ses jambes et monta lentement vers son extrémité.

Chaque tentative de l’enfant imprimait à la perche un mouvement de va-et-vient qui obligeait Bekker à osciller à son tour et à s’appuyer alternativement sur un pied et sur l’autre.

De bruyants applaudissements éclatèrent dans la salle quand le garçon atteignit enfin l’extrémité de la perche, d’où il envoya des baisers aux spectateurs.

Pendant ce temps, le garçon, tout en se retenant à la tringle de fer, allongea ses bras, et doucement, doucement, entreprit de s’infléchir en arrière, de façon à faire passer sa tête entre ses pieds et la tringle. Un moment, on n’aperçut plus que ses cheveux blonds qui retombaient de leur long, et sa poitrine, couverte de paillettes, qui se distendait fortement.

La perche se balançait de côté et d’autre, et l’on voyait combien d’efforts il fallait à Bekker pour la maintenir en équilibre.

— « Bravo ! bravo ! » entendit-on dans la salle.

Des : « Assez ! assez  ! » partirent de deux ou trois endroits.

Mais il y eut un tonnerre de cris et des trépidations dans le cirque entier quand l’enfant parut de nouveau, assis sur la tringle et envoya de là des baisers.

Bekker, qui ne perdait pas l’enfant des yeux, lui murmura encore un ordre. L’enfant procéda immédiatement à un autre exercice. Se maintenant sur les mains, il commença à allonger les jambes et à se coucher sur le dos. Le plus difficile allait venir. Il devait d’abord, le dos sur la tringle, s’arranger de façon à ce que ses pieds se trouvassent en équilibre avec sa tête, et puis tout à coup glisser en arrière sur le dos et rester suspendu en l’air en se retenant uniquement par les jarrets.

Et cependant rien ne clochait. Il est vrai que la perche oscillait fortement, mais le garçon de caoutchouc se trouvait déjà à mi-chemin. Il se penchait de plus en plus et commençait à glisser sur le dos.

— « Assez ! assez ! ça suffit ! » clamaient des voix nombreuses et persistantes.

Le garçon continuait à glisser sur le des et à descendre doucement, doucement, la tête en bas.

Soudain quelque chose brilla et se mit, en brillant, à tournoyer à travers l’espace et, à la même seconde, on perçut le bruit sourd d’une chute dans l’arène.

En un moment, tout fut en émoi dans la salle. Une partie du public se leva tumultueusement ; on distinguait, au milieu du vacarme, des cris et des sanglots féminins. Des voix réclamaient impérieusement un docteur.

Dans l’arène, il régnait un désarroi non moins complet. Les domestiques et les clowns sautèrent précipitamment par-dessus la balustrade et entourèrent Bekker, qui disparut au milieu d’eux. Des hommes saisirent quelque chose et, en se repliant, l’emportèrent vers le rideau qui voilait l’entrée des écuries.

Il ne resta dans l’arène que la longue perche dorée avec la tringle de fer à son extrémité.

À un signal donné, l’orchestre, qui s’était arrêté, se reprit à jouer. Quelques clowns s’élancèrent en glapissant et en pirouettant dans l’arène, mais personne ne leur prêtait plus la moindre attention. Le public se pressait de toutes parts vers la sortie.

Malgré l’agitation générale, beaucoup de spectateurs tournèrent leurs regards du côté d’une jolie fillette blonde, en mantille et en chapeau bleu, qui sanglotait convulsivement en entourant de ses bras le cou d’une dame en robe noire et en criant à tue-tête : « Ah ! le petit garçon ! le petit garçon ! »

La tante Sophie se trouvait dans une situation des plus embarrassantes. Déjà fort émotionnée elle-même, il lui fallait calmer la fillette en proie à une crise de larmes, presser miss Bliks qui n’en finissait pas avec Zina et Paf et de plus s’habiller et retrouver le domestique.

Tout finit par s’arranger ; on gagna heureusement la voiture.

Les prévisions de la tante quant à l’effet salutaire de la fraîcheur de l’air et du trajet en voiture ne se réalisèrent pas. Les difficultés ne faisaient que s’accroître. Véretchka, qu’elle tenait sur ses genoux, ne discontinuait pas de sangloter et de crier à tous moments : «Ah ! le petit garçon ! le petit garçon ! » Zina commençait à se plaindre d’une crampe au pied et Paf pleurait la bouche ouverte, ballotté de l’un à l’autre en répétant qu’il voulait dormir. Aussitôt au logis, le premier soin de la tante fut de déshabiller au plus vite les enfants et de les coucher dans leur lit.

Ce ne devait pas encore être le terme de ses épreuves.

En sortant de la chambre des enfants, elle rencontra sa sœur et le comte :

— « Eh bien, quoi, comment vont les enfants ? »

Au même moment, on entendit Véretchka sangloter dans la chambre à coucher et crier : « Ah ! le petit garçon ! le petit garçon ! »

— « Qu’est-ce donc ? » demanda le comte alarmé.

Force fut à la tante Sophie de narrer les incidents de la soirée.

— « Ah ! mon Dieu » fit la comtesse, en s’affaissant subitement dans le premier fauteuil à sa portée.

Le comte se redressa et se mit à se promener par la chambre :

— « Je le prévoyais. Avec vous, c’est toujours ainsi, toujours ! » grommelait-il en remuant ses sourcils d’un air moitié irrité et moitié affligé : « C’est toujours ainsi. On invente... des parties au cirque. Comme c’est nécessaire ! Quelle idée ! Un vaurien quelconque s’y démantibule les os (le comte était visiblement agité, car jamais par principe il n’employait d’expressions vulgaires), un vaurien quelconque s’y démantibule les os, quel beau spectacle pour des enfants ! Hum ! nos enfants surtout qui sont si nerveux. Véretchka est tellement impressionnable ! Elle ne dormira maintenant pas de toute la nuit. »

— « Ne conviendrait-il pas d’envoyer chercher le médecin ? » hasarda timidement la comtesse.

— « Tu crois ? Tu penses ? Quelle idée ! » répondit le comte en haussant les épaules et en continuant de ses larges jambes à arpenter la chambre.

La tante Sophie, après avoir, non sans peine, rassuré sa sœur et le comte, rentra dans la chambre des enfants.

Elle regagna ensuite la sienne. Mais, deux heures plus tard, quand tous les feux furent éteints dans la maison où régnait l’ordre habituel, la tante Sophie jeta une camisole sur ses épaules, alluma une bougie et retourna dans la chambre des enfants ; en retenant son haleine et en avançant délicatement sur la pointe des pieds, elle approcha du lit de Véretchka et écarta les rideaux de mousseline.

Ses cheveux cendrés éparpillés sur son coussin et sa joue dans la main, Véretchka dormait, mais d’un sommeil nullement paisible. Sa poitrine soulevait à des intervalles irréguliers sa fine chemisette. Ses petites lèvres entr’ouvertes se crispaient convulsivement et le long de sa joue brillante des pleurs qu’elle venait de verser, une larme restait encore et glissait doucement vers le coin de sa bouche.

La tante Sophie fit tendrement un signe de croix au-dessus de l’enfant, répéta ce geste sous sa camisole, laissa retomber le rideau et quitta la chambre à pas lents et sans bruit.

 

VII

Et là-bas, au coin de la rue Karavannaya, où la masse noire du cirque tranche d’ordinaire sur les ténèbres de la nuit, mais s’aperçoit à peine maintenant à cause de la neige qui tombe, que s’y passe-t-il ?

Tout y est sombre et tranquille.

Seulement, dans le couloir intérieur, une veilleuse, accrochée au mur au-dessus des cerceaux garnis de fleurs en papier, projette sa faible et vacillante clarté. Elle éclaire un de ces matelas qu’on étend d’habitude sous l’acrobate qui saute d’une certaine hauteur. Sur ce matelas gît un enfant les côtes brisées et la poitrine toute meurtrie.

La veilleuse l’éclaire de la tête aux pieds. Il est entortillé de linges, et sous le bandage qui lui ceint le front, on distingue le blanc d’yeux à demi fermés et qui s’éteignent.

À sa droite et à sa gauche, autour de lui et plus haut que lui, jusqu’au plafond, l’obscurité est impénétrable et le calme est complet.

De temps à autre on entend résonner dans l’écurie le sabot d’un cheval, ou hurler dans un réduit éloigné un chien savant dont on a écrasé la patte à la représentation du matin. De la pénombre se détache un homme à la tête chauve, au visage blanchi à la craie, aux sourcils perpendiculairement tracés sur le front et aux joues barbouillées de rouge. Le paletot jeté en travers de ses épaules permet de lui voir à la poitrine un grand papillon et des paillettes. Il s’approche du petit garçon, se penche sur son visage, écoute et examine.

Mais le clown Edwards n’est visiblement pas dans son état normal. Il n’a pas eu la force de tenir jusqu’au dimanche la promesse faite au régisseur, l’énergie lui a manqué pour lutter contre la mélancolie qui l’envahissait. Il se sent irrésistiblement attiré du côté du cabinet de toilette et d’une salle où l’on distingue à peine un carafon d’eau-de-vie presque vide. Il se redresse, secoue la tête et s’éloigne de l’enfant en titubant.

Sa silhouette se perd peu à peu au milieu des ténèbres ambiantes, elle ne tarde pas à s’effacer complètement, et l’ombre et la nuit règnent de nouveau sans partage.

Le lendemain matin, l’affiche du cirque n’annonçait plus les représentations du garçon de caoutchouc. Son nom n’y figura plus désormais, et il ne pouvait en être autrement, puisque le garçon de caoutchouc n’était plus de ce monde.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 juin 2014.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Maslanitsa, de maslo, beurre. On nomme en Russie Maslanitsa la dernière semaine du carnaval, où le peuple ne mange plus de viande, mais fait encore usage du beurre, dont il s’abstiendra en carême. (N. du tr.)

[2] Crêpes en farine de sarrazin, qui sont en Russie le plat de rigueur la dernière semaine du carnaval. (N. du tr.)

[3] En russe, diminutif de Pierre.

[4] Marché de Saint-Pétersbourg dans le genre de celui du Temple à Paris. (Note du traducteur.)

[5] Bouilloire russe. (Note du traducteur.)

[6] On appelle ainsi un village des environs de Saint-Pétersbourg qui s’élève au bord d’un petit affluent de la Néva. C’est un lieu de villégiature des Pétersbourgeois. (N. du tr.).

[7] Un des marchés de Saint-Pétersbourg.

[8] Fort ! fort ! (n. du tr.)

[9] Mot à mot : prêts, ce qui signifie : ils avaient leur affaire. (n. du tr.)

[10] Que se passe-t-il ici ? (N. du tr.)

[11] L’archine a 75 centimètres.