LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Griboïedov

(Грибоедов Александр Сергеевич)

1795 – 1829

 

 

 

 

LE MALHEUR D’AVOIR DE L’ESPRIT

(Горе от ума)

 

 

 

1825

 

 

 

 

 


Traduction d’Arsène Legrelle, Gand, F.-L. Dullé-Plus, 1884.

 

 

 

 


TABLE

 

AVANT-PROPOS.

I.

II.

III.

LE MALHEUR D’AVOIR DE L’ESPRIT

ACTE PREMIER.

Scène Ire.

Scène II.

Scène III.

Scène IV.

Scène V.

Scène VI.

Scène VII.

Scène VIII.

Scène IX.

Scène X.

ACTE DEUXIÈME.

Scène Ire.

Scène II.

Scène III.

Scène IV.

Scène V.

Scène VI.

Scène VII.

Scène VIII.

Scène IX.

Scène X.

Scène XI.

Scène XII.

Scène XIII.

Scène XIV.

ACTE TROISIÈME.

Scène Ire.

Scène II.

Scène III.

Scène IV.

Scène V.

Scène VI.

Scène VII.

Scène VIII.

Scène IX.

Scène X.

Scène XI.

Scène XII.

Scène XIII.

Scène XIV.

Scène XV.

Scène XVI.

Scène XVII.

Scène XVIII.

Scène XIX.

Scène XX.

Scène XXI.

Scène XXII.

ACTE QUATRIÈME.

Scène Ire.

Scène II.

Scène III.

Scène IV.

Scène V.

Scène VI.

Scène VII.

Scène VIII.

Scène IX.

Scène X.

Scène XI.

Scène XXI.

Scène XIII.

Scène XIV.

Scène XV.

ADDITION.

 


À MONSIEUR Le Comte JEAN KAPNIST,

Gentilhomme de la Chambre.

Hommage du traducteur,

A. L.

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS.

I.

[1] L’auteur de la comédie qu’on va lire, Alexandre Sergiévitche Griboièdove[2], est né à Moscou, à une époque qui n’a pas encore été très nettement déterminée. À quelques recherches qu’on se soit livré, son acte de naissance n’a pu être retrouvé, peut-être par suite du grand incendie de 1812. La question semblerait cependant tranchée par une note biographique, que Griboièdove écrivit lui-même en 1829, au plus tôt en 1828, note dans laquelle il se donne trente-neuf ans[3]. Mais ce qui ne permet pas d’accepter sans réserve cet aveu, c’est qu’en 1790 sa mère (on le sait par des pièces authentiques) n’avait que 15 ans. Il existe de plus des raisons de croire qu’elle ne se maria qu’en 1793[4]. Enfin des registres de paroisse mentionnent en 1805 Alexandre Sergiévitche comme âgé de dix ans, et, en 1815, comme âgé de vingt ans. On est donc à peu près d’accord maintenant pour le faire naître le 4 janvier 1795, quoi qu’il ait pu dire ou quoi qu’on ait pu lire sur ses brouillons[5]. Quant à sa maison natale, aucun doute n’existe, et elle a été conservée, malgré deux ventes successives, dans l’état où elle se trouvait lorsqu’y naquit un enfant destiné à devenir illustre[6].

La noblesse de sa famille était fort ancienne, car un de ses ancêtres fut appelé de Lithuanie pour prendre part à la rédaction du Code (Oulojénié) promulgué sous le règne du tzare Alexis Mikhaïlovitche. Son aïeul paternel avait porté le titre de conseiller d’État, mais son père n’avait pas dépassé le grade de major en second[7]. Sa mère, qui était aussi une Griboièdove, cousine rapprochée de son mari, possédait une fortune de « dix mille âmes » dans divers gouvernements. C’est elle surtout qui paraît avoir dirigé l’éducation de notre jeune poète et de sa sœur, Marie Sergievna. Au reste, elle était veuve avant 1815. De bonne heure Alexandre Sergiévitche fut confié à un précepteur, Pétrosilius, connu comme érudit, et qui plus tard, vers 1836, rédigea le premier catalogue raisonné de la Bibliothèque universitaire de Moscou. Avant de fréquenter lui-même cette Université, le futur écrivain passa aux mains d’un gouverneur, qui était licencié en droit, Bogdane Ivanovitche Jone. Sous sa conduite, après s’être fait inscrire dans la section des sciences morales et politiques, il suivit les cours de plusieurs professeurs, dont l’un, Strakhove, protégeait de ses conseils un théâtre d’étudiants, et dont un autre, Buhle, donna à son élève le goût de la littérature classique. En somme, Griboièdove acquit, dès son adolescence, les talents les plus variés et les plus rares. Non-seulement il savait, outre sa langue maternelle, un peu de latin, le français, qu’il écrivait fort bien, l’allemand, l’anglais et l’italien, mais il jouait du piano en improvisateur consommé. Glinka[8] lui-même ne lui marchandait pas l’épithète de virtuose[9], et son goût musical était assez large pour que l’admiration de Mozart ne lui gâtât pas la grâce facile et légère de Boieldieu[10].

L’invasion de Napoléon interrompit brusquement les études académiques de Griboièdove, qui cependant ne sortit pas de l’Université sans le grade de « candidat », c’est-à-dire de licencié. Le 26 juillet 1812, à dix-sept ans par conséquent, il entrait en qualité de « cornette » dans le régiment de hussards que le comte Saltykove était chargé de former à Moscou avec des volontaires. Mais Moscou fut pris, Saltykove mourut à Kazan, et Gribdièdove n’eut d’autre ressource, afin de prendre part à la guerre, que d’entrer en décembre 1812 dans un autre régiment de hussards, ceux d’Irkoutske, qui pataugeaient avec leurs chevaux dans les marais de la Lithuanie et ne furent pas non plus prêts à temps pour faire le coup de feu contre nos troupes en retraite. Les jeunes officiers du nouveau corps se consolèrent de leur inaction forcée en se livrant à des espiègleries qui n’attestaient pas toujours un grand raffinement dans les mœurs. On raconte que Griboièdove, pour sa part, abusa au moins une fois de ses talents d’organiste en se substituant au titulaire dans un couvent et en mêlant aux prières des excellents moines certains motifs tout-à-fait en contraste avec leur vie austère. Un soir même, avec plusieurs camarades, il serait entré à cheval au milieu d’un bal qui se donnait à un second étage[11]. Il ne s’en tint pas toutefois à ces excentricités, de bon ou de mauvais aloi. Il eut l’heureuse fortune à Breste-Litovski de contracter une amitié sérieuse, qui lui survécut, celle de Biègitchève, l’un des aides-de-camp de son général, et qui, d’après M. X. Polevoi, fut pour lui un « ange gardien ». Puis, et surtout, il se mit à écrire. La première en date de ses œuvres imprimées est un article sur « l’organisation de la cavalerie de réserve et son histoire », article qui parut dès la fin de 1812. Un autre, mêlé de vers, ne tarda guère à suivre, au sujet d’une fête donnée à son colonel. Néanmoins, ces essais en prose n’étaient pour Griboièdove qu’un passe-temps qui ressemblait fort à un pis-aller. Déjà en relations avec le prince Chakhovskoi, directeur du théâtre impérial où ses pièces attiraient la foule, et momentanément officier comme tout le monde, le jeune cornette de hussards cherchait à entrer dans la voie que délaissait pour quelque temps le prince. Nous reviendrons sur ses premiers débuts littéraires ; nous n’en marquons ici que la date et le lieu d’origine.

La vie de liberté que menait Griboièdove, et qui, en dépit des restrictions de la discipline militaire, contrastait si agréablement pour lui avec l’étroitesse de la vie de famille, ne se prolongea pas indéfiniment. Dès 1815, nous le trouvons à Péterbourg, au milieu du beau monde de l’époque, faisant connaître au public ses œuvres de Breste-Litovski, en préparant d’autres et s’efforçant avant tout d’être en progrès sur lui-même. Ses compagnons habituels, outre Chakhovskoi, sont alors Katénine, Gendre, Klimielnitzkii, Gretche, Boulgarine et Karatygine. Trait à bien noter : le sentiment de l’amitié, cette pierre de touche et ce cachet propre des natures vraiment viriles, vraiment généreuses, fut chez Griboièdove extrêmement développé. Le prince Odoievskii continua auprès de lui le rôle de Biègitchève, en cherchant à modérer l’ardeur surabondante de son tempérament. Vers 1817, il entra aussi en rapports avec Pouchkine. Admis dans la loge maçonnique des « Amis réunis », il s’y rencontra avec Tchaadaiève, Norove et Pestel, l’un des principaux « décembristes » de 1825. Si fort cependant qu’il penchât vers les idées de l’école nouvelle, il n’en avait pas moins su se créer des relations suivies avec quelques-uns des derniers classiques. Cette existence brillante et intelligente avait malheureusement son revers, et les effervescences de la jeunesse ne s’y donnaient qu’un trop libre cours. La franc-maçonnerie, s’il faut tout dire, ne préserva pas Griboièdove des danseuses. Non-seulement il fit au moins des vers en l’honneur d’un membre féminin du corps de ballet que daignait distinguer le gouverneur général de la capitale, le vieux Miloradovitche, insatiable de victoires en tout genre et à tout âge, mais encore il fut en grande partie la cause d’un duel à propos d’une autre élève de Terpsichore, dont la légèreté, en ville et à la scène, coûta la vie à un Chérémétiève[12]. La famille de notre jeune amateur de coulisses fit de son mieux pour mettre fin à cette vie où le scandale se mêlait de très près à la littérature. Le 25 mars 1816, Griboièdove avait quitté le service militaire. Le 9 juillet de l’année suivante, il était attaché au « Collège » des affaires étrangères. De simple traducteur promu bientôt au rang de secrétaire, il fut envoyé à Tiflis pour y remplir les fonctions auxquelles son nouveau grade lui donnait droit.

Là s’ouvrit pour Griboièdove une période d’activité plus régulière et plus précise, celle du tchinovnike inférieur qui se sent de l’avenir et qui ne veut pas manquer à cet avenir. Il y termina tout d’abord avec un spadassin de profession, Iakoubovitche, la « partie carrée » engagée à Péterbourg au sujet de la danseuse Istomina. Le spadassin, fort heureusement, voulut bien se contenter de ne blesser qu’au petit doigt son adversaire, qui se trouva ainsi privé, du moins pour quelque temps, de ses plaisirs de pianiste. Tiflis ne fut du reste pour lui cette fois qu’une sorte d’étape. Adjoint en 1818 comme secrétaire à la légation de Russie en Perse, il ne tarda guère à y suivre son chef hiérarchique, l’envoyé Mazarovitche. Ce ne fut pas toutefois à Téhéran que s’installa le personnel de la mission, mais bien à Tabriz[13]. Certaines circonstances avaient fait à cette époque de Tabriz la véritable capitale de l’Empire persan. Le shah Feth-Ali, notre ancien allié, languissait sous le poids des années, et c’était son fils Abbas-Mirza qui en réalité dirigeait les affaires. Or, cet héritier du trône avait fixé sa Cour à Tabriz, où, d’autre part, des officiers français, ayant accompagné ou suivi le général Gardanne[14], avaient tâché d’apporter avec eux les bienfaits, ou les principales nouveautés, de la civilisation moderne. Ils avaient notamment organisé un noyau d’armée indigène, construit des routes, créé quelques fabriques industrielles. Aussi était-ce à Tabriz qu’étaient venus se grouper le peu d’agents expédiés par l’Europe en Perse afin de s’y disputer l’influence au profit de leurs gouvernements respectifs.

Griboièdove, une fois dans son « monastère diplomatique », ou, comme il l’écrit quelque part ailleurs en se moquant d’un vers classique,

Au centre des déserts de l’antique Arabie,

commença par se familiariser avec le persan, voire avec l’arabe. Il s’appliqua spécialement à rapatrier les prisonniers de guerre et les déserteurs qui, de 1804 à 1812, avaient été emmenés ou s’étaient sauvés en grand nombre, de Géorgie surtout, dans l’intérieur de la Perse. En l’absence de Mazarovitche, il fut chargé à plus d’une reprise de l’interim et sut se faire bien voir du prince Abbas. En somme, la direction qu’il donna sur les lieux à la politique russe ne fut pas malhabile, puisque la Perse finit par se battre avec la Turquie, ce qui ne pouvait qu’être fort avantageux pour son pays. Malgré ces fructueux résultats, malgré aussi diverses apparitions, soit à Téhéran, soit même à Tiflis, ce séjour de trois années au milieu d’un peuple peu civilisé parut bien long à Griboièdove, qui ne cessait d’insister au ministère pour obtenir son propre rapatriement[15]. Il eut enfin l’occasion de venir rejoindre le gouverneur général de la Géorgie, Ermolove, au moment même où commençaient les premières hostilités turco-persanes, et le hasard voulut qu’il se cassât le bras pendant le voyage. Très mal rajusté en route par un empirique, le bras endommagé se rompit de nouveau à Tiflis. Ermolove, le 12 janvier 1822, fit part au comte Nesselrode de ce double accident, et lui exprima le désir de garder auprès de lui l’intéressant et actif diplomate, qui, tout en restant à portée des secours de l’art chirurgical, comblerait dans son état-major un vide très sensible[16]. Le 19 février, satisfaction fut donnée de Péterbourg à ce désir.

Griboièdove, dont les biographes, consciencieux jusqu’à la minutie, ont suivi pas à pas l’existence, prit domicile dans le bazar arménien, au dernier étage (le second tout au plus) d’une petite maison. Son appartement, composé de deux pièces seulement, était tourné vers le nord, il donnait vue par conséquent sur l’imposante et sinueuse chaîne du Caucase. Par surcroît de bonheur, il put se procurer chez un colonel d’infanterie l’unique piano qu’il y eût alors dans la ville. Afin d’employer son temps le plus utilement possible, il poursuivit ses études de langue persane avec le maître d’un établissement de bains. Souvent il accompagna dans ses tournées d’inspection le gouverneur général, qui appréciait de plus en plus ce jeune homme de cœur et d’esprit. Il entra aussi en relations étroites, vers cette époque, avec la famille du prince géorgien Tchavtchavadzé, l’un des plus riches propriétaires du pays, qui devait un peu plus tard devenir son beau-père[17]. Malgré tout, ne rêvant que belles-lettres et triomphes littéraires, à Tiflis presqu’autant qu’à Tabriz, il se sentait comme en exil. Dès 1823, il avait obtenu d’assez longues vacances. En mai 1824 commença pour lui un second congé qui dura environ une année. Il devait en profiter pour aller prendre les eaux à l’étranger ; mais il préféra renouer, tant à Moscou qu’à Péterbourg et aux environs, tous les fils de sa vie passée et de ses amitiés suspendues[18]. Nous verrons en temps et lieu l’usage qu’il fit de ces loisirs, trop tôt terminés, comme tous les loisirs, par le retour au labeur quotidien.

La tentative révolutionnaire de décembre 1825, tentative favorisée par un grave malentendu à propos de l’ordre de succession au trône, troubla de loin, comme un brusque coup de tonnerre, la monotonie de cette existence en somme trop bureaucratique pour n’être pas parfois assez insipide. Incontestablement, notre poète était lié avec la plupart des « décembristes, » et, malgré certaines plaisanteries de sa pièce, plaisanteries dont nous ne connaissons pas au juste la date, il partageait au fond du cœur leurs velléités libérales. Rien n’autorise cependant à penser que, de Tiflis, il conspirât avec une poignée d’exaltés vivant sur les bords de la Néva et qui eux-mêmes ne faisaient qu’exploiter dans l’intérêt de leurs rêves un concours de circonstances inespérées. Néanmoins, à tout hasard, lorsqu’Ermolove eut reçu du gouvernement l’ordre d’arrêter sans délai Griboièdove et de l’envoyer à Péterbourg avec tous les papiers qu’on aurait pu saisir chez lui, le vieux général crut prudent de faire entendre à son jeune protégé qu’avant une heure ses secrets ne seraient plus en sûreté[19]. La perquisition, après un pareil avis, ne pouvait guère amener de découverte compromettante, mais Griboièdove n’en fut pas moins conduit manu militari au siége du pouvoir central et incarcéré dès son arrivée dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul. Il avait pris assez gaiement cette mésaventure, et, avec les amis qu’il put voir en route, même avec sa mère et sa sœur, il ne se gêna pas pour rire de beaucoup de choses et de beaucoup de gens, à commencer par son guide en bottes fortes, un simple Feldjaeger qu’il s’amusait à qualifier de « grand d’Espagne ». La captivité du poète dura quatre mois, pendant lesquels il chercha le plus de distraction qu’il put dans des livres de toute espèce, y compris le Traité de calcul différentiel par Francœur. Les juges, qui auraient eu bien du mal à découvrir des preuves sérieuses contre lui dans sa correspondance, et qui d’ailleurs, pour la plupart, goûtaient fort son mérite, se montrèrent, à tout prendre, fort bienveillants. Au mois de juin 1826, Griboièdove fut rendu à la liberté. Il reçut même un avancement d’un rang dans le tchine et fut présenté à son nouveau souverain, Nicolas Ier [20].

Après avoir fini l’été en compagnie de son ami Boulgarine dans une maisonnette isolée du faubourg de Viborg[21], il reprit le chemin de la Géorgie, où de graves changements étaient survenus. La guerre avait éclaté entre la Russie et la Perse, et Ermolove, auquel on reprochait en haut lieu l’insuffisance de ses préparatifs militaires, s’était vu remplacer par Paskévitche, qui avait épousé une cousine germaine de Griboièdove. Celui-ci, à vrai dire, dégoûté plus que jamais depuis son dernier enlèvement du travail impersonnel et souvent stérile auquel il était condamné, rêvait de consacrer dorénavant sa vie à l’étude et aux lettres. Mais sa mère, dont l’existence paraît avoir été assez précaire, insista auprès de lui pour qu’il tirât parti de son mérite comme diplomate et surtout de ses attaches de parenté. Ermolove, d’après certains récits, n’apprit pas sans quelque chagrin que son ancien secrétaire s’était mis à la disposition de son heureux rival. Attaché à l’état-major général du commandant en chef, avec des pouvoirs fort étendus pour toutes les affaires de Perse et de Turquie[22], Griboièdove, dès le début des hostilités, eut l’à-propos de se prouver à lui-même, et surtout de prouver aux autres, ce que valait en lui, et ce que vaut toujours, l’énergie morale. Un jour, en voyant un de ses amis tomber à ses côtés sous un projectile ennemi, il avait été pris d’un saisissement involontaire. Il ne voulut pas que cet effet nerveux se reproduisît. Il alla donc, de gaieté de cœur, se placer au plus fort d’une grêle de balles et de boulets, uniquement afin de s’habituer au sang-froid en face de la mort et de développer dans son être physique l’impassibilité du vrai courage[23]. Les succès militaires de Paskévitche furent rapides. Dès le mois de juillet 1827, après la prise de la forteresse d’Abbas-Abad, Griboièdove était envoyé au camp du prince héréditaire, pour tâcher de conclure la paix. Ses efforts cette fois demeurèrent sans résultat[24]. Les Russes furent obligés de vaincre encore, et les nouveaux désastres de la Perse ne les rendirent pas moins exigeants. Le 10 février 1828, le triomphe de Paskévitche et de Griboièdove se trouva enfin complet. Par le traité de Tourkmentchaï, Nicolas agrandissait ses États du Khanat d’Érivan ainsi que de celui de Nakhitchevan, et obtenait pardessus le marché la promesse d’une indemnité de vingt millions de roubles pour ses frais de guerre.

Griboièdove avait été chargé par le conquérant d’Érivan d’aller offrir à Péterbourg ces magnifiques conditions. Il reçut une récompense proportionnée à l’éclat de ses récents services. L’inculpé de 1826 se vit nommer le 25 mars 1828 conseiller d’État et chevalier de Sainte-Anne de seconde classe, sans parler d’une gratification de quatre mille ducats. Ce ne fut pas tout. Il s’agissait de faire exécuter le traité et de rétablir les relations diplomatiques avec la Perse. Griboièdove, qui, au dire de Boulgarine, ne songeait plus qu’à se retirer avec lui et sa femme aux environs de Dorpat[25], dut se laisser accréditer auprès du shah en qualité de ministre plénipotentiaire (25 avril 1828). Toutefois il ne se rendit pas immédiatement à son poste. Il dut d’abord s’occuper de la ratification du traité, et, à cet effet, courir à la recherche de Paskévitche, encore au milieu de ses troupes. Il contracta durant ces courses éperdues une fièvre des plus violentes, qui a même été qualifiée par lui de « fièvre jaune ». Puis, il revint à Tiflis pour s’y marier. Sa fiancée, qu’il aimait depuis longtemps, bien qu’elle n’eût que seize ans, était la fille du major-général Tchavtchavadzé, dont nous avons déjà parlé[26]. Le temps manqua pour demander à l’Empereur l’autorisation d’usage. Griboièdove était pressé par son zèle patriotique d’entrer en fonctions le plus tôt possible. Paskévitche prit sur lui de ne pas différer le bonheur des deux fiancés[27]. Le 22 août, leur mariage fut célébré dans la cathédrale, dite de Sion. Quelques fêtes de famille suivirent, quoique le beau-père fût absent et que le gendre restât toujours en proie à une fièvre ardente. Il quitta enfin Tiflis le 9 septembre, et, le 19, Érivan, où le prince Tchavtchavadzé était venu le voir. Le 7 octobre, il atteignit Tabriz, avec sa jeune femme, qui ne devait pas aller plus loin, et qui ne soupçonnait guère qu’elle y disait un suprême adieu à son mari.

L’esprit de Griboièdove était fort assombri à ce moment, si brillant en apparence, de sa carrière. Le 30 octobre 1828, de Tabriz même, il épanchait les secrètes tristesses de son âme dans une lettre privée au chef du département asiatique, Rodophinikine. « J’ai peu d’espoir », lui écrivait-il, « dans mon habileté, mais beaucoup dans le Dieu de la Russie. Cela vous prouve encore que chez moi les affaires d’État sont les premières et les plus importantes de toutes et que je fais absolument fi de celles qui me sont propres. Il n’y a que deux mois que je suis marié, j’aime ma femme à la folie, et cependant je la laisse seule ici, afin d’aller plus vite réclamer de l’argent au shah à Téhéran, mais peut-être aussi à Ispahan, n’importe où il lui aura plu d’aller[28] ». Ces moroses pressentiments étaient plus que justifiés par la situation compliquée des affaires qu’il avait mission de dénouer. Le gouvernement persan ne versait la contribution de guerre qu’avec toute la mauvaise volonté possible. La dernière paix lui avait été trop onéreuse pour qu’il n’en eût pas gardé une sourde et durable irritation. Les Anglais, de leur côté, soufflaient avec toute l’ardeur imaginable sur ces cendres mal éteintes, afin de nuire aux Russes dans la pleine mesure de leurs forces[29]. Enfin, il ne sert à rien de ne pas l’avouer, un écrivain aussi mordant que Griboièdove, quelle que fût d’ailleurs sa compétence professionnelle, n’était pas l’homme qu’il eût fallu choisir pour apaiser les défiances et mener à bien l’œuvre de réconciliation qui doit succéder aux grandes victoires. À tort ou à raison, il méprisait avec une conviction par trop profonde la Perse et les Persans, et il revenait chez eux en vainqueur arrogant, plus apte à faire naître la haine partout autour de lui qu’à ramener les esprits à une résignation nécessaire, en usant de tact et de patience.

Dès le début, il installa un consul russe à Ghilan[30], ce qui n’avait pas été convenu par le traité de paix, et ce qui forma un premier grief. Le voyage de la légation russe, de Tabriz à Téhéran, fut ensuite signalé par quelques incidents fâcheux. Mais les visites officielles du ministre devinrent une bien autre source de conflits et de mécontentements. On a prétendu notamment que Griboièdove aurait commis une faute grave, volontaire ou non, contre l’étiquette persane, en ne retirant pas ses sandales au lieu et au moment ordinaires, et que d’ailleurs le ton de sa conversation aurait été si peu mesuré que le shah aurait fini par la rompre avec une brusquerie offensante. Ces incidents, on s’en doute aisément, furent exagérés, avec toute la perfidie orientale, par les nombreux ennemis que l’influence russe comptait alors à la Cour et dans la famille royale. Divers subalternes que Griboièdove avait été obligé d’emmener du Caucase à sa suite contribuèrent encore davantage à attiser l’exaspération publique, en éveillant ou en encourageant chez beaucoup de réfugiés géorgiens le désir de retourner dans le pays qui les avait vus naître. La population de Téhéran prit fort mal ces cas de résipiscence factice, ou tout au moins tardive. La colère qui couvait dans les esprits se transforma en fureur, lorsqu’on sut qu’un des principaux eunuques du palais, Iakoube, venu jadis de Géorgie, demandait, lui aussi, à profiter de la clause du traité en vertu de laquelle tous les sujets de la Russie restaient libres de regagner leur lieu d’origine. Griboièdove, raconte-t-on, lui ferma une première fois sa porte, assez durement même. Mais Iakoube revint le lendemain, persistant dans ses intentions. Le shah fit sans retard réclamer le transfuge, l’accusant d’avoir volé des sommes importantes au harem, mais plus courroucé au fond de voir au milieu des Russes un homme initié à ses secrets les plus intimes que de ne pouvoir faire rendre gorge à un voleur. Griboièdove offrit de laisser trancher la question par un tribunal persan ; les juges, dit-on, manquèrent au rendez-vous. Pendant ce temps les prêtres ameutaient la foule dans les mosquées. Ils montraient le pays de leurs pères, leur capitale même menacée de subir la loi d’étrangers qui ne reculaient devant aucun empiétement. Ils n’eurent pas grand’peine à convaincre le fanatisme des indigènes. Un dernier incident fut comme l’étincelle qui vint mettre le feu aux poudres. Deux femmes, l’une Géorgienne, l’autre Allemande, mais ayant droit à la protection du ministre de Russie, se réfugièrent encore dans son hôtel, la veille de son départ. La plèbe cette fois les y suivit en armes, parlementa au début, puis bientôt enfonça les portes, grimpa sur les toits, massacra les quelques cosaques qui cherchaient à défendre leur maître, et, quand celui-ci apparut à la tête de ses derniers serviteurs, un sabre à la main, il fut à son tour rapidement entouré et assassiné (30 janvier 1829). Trente-sept Russes périrent dans cette lamentable échauffourée. Le valet de chambre, le cuisinier même ne furent pas épargnés. Il n’y eut de sauvé du personnel entier de la légation que le premier secrétaire, Maltzove. Les Persans de leur côté virent tomber soixante-neuf des leurs[31]. Les troupes du shah ne se présentèrent pour réprimer l’émeute que lorsque son œuvre fut bien complètement terminée[32].

Cet attentat contre le droit des gens pouvait avoir des suites politiques d’une incalculable portée, car la Russie trouvait dans la mort de son plénipotentiaire un prétexte pour recommencer la guerre, si elle le souhaitait. Heureusement, elle venait d’acquérir assez de territoires aux dépens de la Perse pour se montrer clémente. Le gouvernement persan d’ailleurs ne marchanda pas les excuses. Dès les premiers jours, il avait reçu du ministre britannique à Tabriz une note fort énergique qui lui exprimait la répulsion la plus vive au sujet du forfait commis à Téhéran[33]. Le fils ou le neveu du ministre, le capitaine Macdonald, fut chargé d’y porter cette note et d’en ramener les Russes qui, épars dans la ville, auraient eu la bonne fortune, ainsi que Maltzove, d’échapper à l’hécatombe. Désavoué même par les Anglais, le shah se confondit en regrets dans une lettre qu’il prit la peine d’écrire à Nicolas. Le soin de remettre cette missive à son adresse devait d’abord être confié à son futur successeur, Abbas-Mirza ; toutefois, ce fut seulement l’un des fils de ce dernier, le septième, qu’on chargea de cette tâche. Khosrov-Mirza, au milieu d’un cortége de 140 personnes et de 300 chevaux, fit en effet son entrée solennelle dans Moscou le 14 juillet 1829. Il ne se contenta pas d’aller saluer cérémonieusement les autorités publiques, il fit aussi une visite de condoléance à la mère de Griboièdove. Ce voyage d’expiation ne se termina qu’à Péterbourg, où le tzare voulut bien se tenir pour satisfait de la punition infligée ou annoncée aux coupables[34], notamment à l’un des principaux membres du clergé, qui dut quitter Téhéran.

Le corps de Griboièdove ne fut reconnu dans le monceau de cadavres où il se trouvait confondu que grâce à la mutilation que lui avait fait subir quelques années auparavant le bretteur Iakoubovitche. Au moment où l’humble et triste caravane qui ramenait à Tiflis les restes mortels du ministre de Russie à Téhéran allait toucher aux confins de l’Arménie, elle fit la rencontre inopinée d’un voyageur solitaire, errant le long de l’Euphrate au pied de la forteresse de Gerger et tout entier à l’émerveillement que lui causait le nouvel horizon de montagnes déployé devant lui. Ce touriste, perdu dans l’immensité des déserts russo-persiques, ce n’était rien moins que Pouchkine. « Deux bœufs », rapporte-t-il[35], « attelés à un chariot, montaient un chemin escarpé. Quelques Géorgiens accompagnaient le chariot. — D’où venez-vous ? leur demandai-je. — De Téhéran. — Qu’apportez-vous ? — Griboièdove ! — C’était en effet le corps de Griboièdove assassiné qu’ils ramenaient à Tiflis. Je n’espérais plus rencontrer n’importe où notre Griboièdove. Je m’étais séparé de lui l’année précédente, à Péterbourg, avant son départ pour la Perse. Il était triste, il avait d’étranges pressentiments. Je voulus le tranquilliser, mais il me dit[36] : Vous ne connaissez pas ces gens-là ; vous verrez qu’il faudra jouer des couteaux. Il supposait que la cause des massacres serait la mort du shah et les discordes intestines de ses soixante-dix fils. » — Pouchkine, à ce moment-là, enfant gâté de la gloire, ne se doutait guère que sa fin à lui-même serait aussi sanglante et non moins prématurée. Lermontove, lui aussi, devait mourir jeune, et des suites d’un duel, au Caucase. La longévité jusqu’ici n’a pas été en Russie le privilége du génie. Mais une vie écourtée en est souvent, sinon la rançon, du moins la sauve-garde, puisqu’elle le préserve de se survivre à lui-même, dans l’inconscience des décadences séniles et l’orgueil des engouements attardés.

Le cortége funèbre cependant poursuivit sa route au-delà de l’Araxe, limite des deux Empires, qui fut franchie le 1er mai[37]. Jusque-là les restes de Griboièdove avaient reposé dans une sorte de grand coffre, revêtu, intérieurement, de peau de bête, et, à l’extérieur, de peluche noire. Dès qu’on eut touché le sol russe, ils furent placés dans un cercueil plus convenable qu’on fixa sur un corbillard. De la ville voisine de Nakhitchevan, dont la plume de Griboièdove avait consacré la cession à son pays, étaient venus à sa rencontre, outre le consul général de Russie en Perse, les principaux dignitaires de l’Église orthodoxe, quantité de notables de la région et un bataillon d’infanterie, suivi de deux canons. Une halte assez longue eut lieu à Nakhitchevan. Puis, à travers la province d’Érivan, la procession mortuaire continua à pas lents sa marche jusqu’à Tiflis. Ce fut le 18 juin, mais très tard, qu’elle y arriva. Les ombres de la nuit entouraient ce retour lugubre de je ne sais quel indicible prestige d’effroi. La malheureuse veuve du poète, dont l’ambassadeur anglais avait pris soin à Tabriz, et qui avait regagné le chef-lieu de la Géorgie pour y attendre le cercueil de son mari, n’eut pas plus tôt aperçu la lueur des premières torches se réfléchissant le long des bords abrupts et des vignes de la Koura qu’elle tomba évanouie. Le lendemain, les obsèques furent célébrées en grande pompe dans l’église même où l’année précédente avait en lieu le mariage du défunt. Il fut inhumé dans ce monastère si pittoresque de Saint-David, qui avait tant de fois charmé son regard. Lui-même avait sur ce point coupé court par avance à l’embarras des siens. « Qu’on ne laisse pas mes ossements en Perse, » avait-il dit en propres termes à sa jeune femme, prenant congé de lui à Tabriz, « mais qu’on les enterre au monastère de Saint-David. » Un monument en forme de chapelle marque aujourd’hui la place où sont conservées ses cendres. Une femme agenouillée y embrasse une croix, au pied de laquelle gît le petit livre qui, avec une ligne dans l’histoire de la Russie, suffira à faire vivre le nom de son auteur. Sur le piédestal figure un médaillon, avec l’indication des deux dates de la naissance (4 janvier 1795) et de la mort, puis cette inscription touchante : « Ton esprit et tes actions ne mourront pas dans le souvenir des Russes, mais pourquoi mon amour t’a-t-il survécu ? » La jeune veuve de Griboièdove ne se remaria pas en effet, et fut enterrée dans le même tombeau que son mari, dès l’année où elle mourut, en 1857. Le trépas lamentable de son époux l’avait privée même des espérances de maternité qui s’ouvraient pour elle au moment où elle apprit l’affreuse nouvelle[38]. Le gouvernement russe, en lui accordant une rente de cinq mille roubles, plus un dédommagement de soixante mille (à partager avec la mère du diplomate) pour le pillage commis, ne put la consoler que bien médiocrement par ses libéralités de tout ce qu’elle perdait.

D’après M. X. Polévoi, Griboièdove était d’une taille moyenne, assez mince, et paraissait un peu plus vieux que son âge. Sa manière d’être avait pour traits caractéristiques l’aisance et l’affabilité. Sa parole toutefois était assez lente, et il ne se mettait guère à parler qu’en ébauchant tout d’abord un sourire sur son visage. En somme, il paraît avoir exercé personnellement une grande séduction sur tous ceux qui l’avaient approché. « Il suffisait de l’avoir vu pour l’aimer, » ajoute le même témoin. Malheureusement pour la postérité, le portrait le plus connu qui existe de lui et qui fut fait en 1824, portrait aujourd’hui reproduit en tête de beaucoup d’éditions, ne nous permet pas de nous rendre compte de ces avantages physiques ou semi-physiques. Une chevelure épaisse et lourde taillée en perruque, une paire de lunettes sur un nez un peu fort, un visage plus rond qu’ovale, une cravate cartonnée d’où émerge un triangle allongé de linge blanc, un jabot qui se crispe dans le châle d’un gilet, un habit noir à revers et à collet empesé d’une extrême largeur, des manches raides contenant des bras revus et corrigés dans un établissement orthopédique, des mains qui semblent gantées, un pantalon, non moins blanc que le gilet et étiré par des sous-pieds qui servent comme d’étrier à des bottines vernies, voilà l’aspect, fort correct sans doute, mais assez peu « génial » de notre auteur. Le cadre bureaucratique où il se trouve placé ajoute encore au désenchantement. L’artiste en effet l’a représenté dans un fauteuil à la Voltaire, auprès d’une table sur laquelle il pose un coude. Le tapis de la table, qu’on soupçonne devoir être vert comme une prairie en avril, supporte quelques livres empilés et une écritoire d’employé surmontée de trois plumes d’oie qui s’écartent l’une de l’autre à peu près de la même façon que les chevaux d’une troïka. Il faut bien le dire, c’est plutôt en présence d’un directeur de l’enregistrement que nous croyons nous trouver qu’en présence de l’homme qui a eu assez d’esprit pour pouvoir lui faire à l’esprit son procès sans jamais en manquer et fonder du premier coup un théâtre national en Russie.

 

II.

Il est temps d’en venir maintenant à la vie littéraire de Griboièdove, qui aura été en somme le meilleur de son existence, pour lui aussi bien que pour nous. Quels que puissent être ses titres à partager avec Paskévitche l’épithète d’Érivanskii, il n’en a pas moins vécu avant tout de projets ou de travaux dramatiques, et le diplomate chez lui a toujours été primé par le poète. Encore bien qu’il ait comme paraphé de son sang la conquête russe de l’Asie-Mineure, le fonctionnaire n’était chez lui qu’à la surface. L’homme intérieur, le moraliste, l’écrivain nous reste à étudier, et, en définitive, ce sera lui qui aura le mieux assuré l’immortalité à Griboièdove en donnant à la Russie la gloire de placer le nom d’un de ses enfants à côté de ceux d’Aristophane ou de Molière.

Goré ote ouma[39], à coup sûr, est le chef-d’œuvre, l’œuvre unique même de Griboièdove, et nul plus que lui peut-être ne mérite d’être appelé homo unius libri. Néanmoins, lorsqu’il se mit sérieusement à l’écrire, il n’en était pas, tant s’en faut, à son premier essai. Dès son adolescence, le goût du théâtre paraît s’être éveillé en lui. Une comédie en trois actes, intitulée L’Étudiant (Stoudente)[40], et qui remonte à l’époque où l’auteur étudiait lui-même, prouve la précocité de ses aptitudes et sa passion innée pour la littérature comique. Il aurait aussi écrit, avant d’entrer au service militaire, une parodie de la célèbre pièce d’Ozérove, Dmitrii Donskii, parodie à laquelle il aurait donné le titre assez grossier de Dmitrii Drianskiii[41]. Hâtons-nous de le dire : Griboièdove ne tarda pas à reconnaître que le moment était peu propice pour tourner en ridicule les œuvres patriotiques. Non-seulement sa parodie ne fut ni jouée ni imprimée, et Biègitchève resta seul à en posséder un manuscrit, mais, de plus, notre jeune officier de hussards, en proie à l’exaltation nationale — et libérale — de la plupart de ceux qui l’entouraient, se lança dans une tout autre carrière.

La crise que l’on traversait ne tarda pas en effet à lui inspirer le plan d’un drame historique qui, par malheur, n’a pas été écrit, mais où aurait soufflé une colère juvénalesque, presque mystique, moins peut-être encore contre l’indifférence de certaines classes sociales que contre le gouvernement qui, au lendemain de la victoire, n’avait pas cru à-propos de tenter en Russie les réformes risquées en Prusse sur les conseils du baron de Stein. Les lignes magistrales tracées d’un crayon furtif pour dessiner l’ensemble de cette sorte d’épopée dramatique nous font vivement regretter qu’il ne nous en soit parvenu qu’une scène unique[42].

Quant au « schéma » dans lequel Griboièdove épanchait son enthousiasme patriotique, et, disons-le aussi, ses désillusions amères, il comprenait trois parties, plus un épilogue. Le rideau se levait sur la Place Rouge, à Moscou, ce vaste espace qui s’étend du Kremlin à la « ville chinoise » et que dominent les coupoles bulbeuses et polychromes de l’inimitable Saint-Basile. Le principal personnage de l’épopée, qui ne nous est connu que par l’initiale M.* [43], se trouvait là au milieu des groupes populaires, consternés par la nouvelle de la bataille de Borodino[44] et surtout de la marche en avant de Napoléon. La prise de Smolenske, le retour du tzare Alexandre et les convois de blessés passant sous les yeux de la foule n’occupaient pas moins la conversation. Le tableau suivant nous transportait à deux pas de là, en plein Kremlin, dans la cathédrale de l’archange Saint-Michel, qui lui-même faisait entendre tout d’abord sa voix retentissante pour évoquer les héros du vieux monde russe, Sviatoslave, Vladimire-Monomaque, Ivan-le-Terrible, Pierre-le-Grand. Ces « géants » accablaient de toute la gloire du passé la misère honteuse du présent et prophétisaient que la Russie ne revivrait que si ses enfants, trop amollis peut-être pour se sauver eux-mêmes, réveillaient au moins dans la prochaine génération l’amour de la patrie et de la liberté. Après quoi ils défilaient en cortége triomphal, suivis d’une multitude d’ombres, jadis illustres ; le plafond du temple s’entr’ouvrait pour les laisser s’envoler, et la vision disparaissait. De là nous passions, mais quelques jours plus tard, encore tout à côté, dans une autre partie du Kremlin : « la Chambre des tzares, » déjà occupée par Napoléon et ses principaux lieutenants. Après un récit saisissant de la prise de Moscou, le vainqueur de Borodino, resté seul sous ces voûtes étonnées de recevoir un pareil hôte, se livrait, la fenêtre ouverte, par un clair de lune mélancolique, à des considérations élevées sur les mœurs et le grand avenir de ce jeune peuple dont il venait de déconcerter l’héroïsme, sans l’abattre. Griboièdove, ses notes en font foi, hésitait sur le point de savoir s’il n’ajouterait pas un peu de variété à ce monologue au moyen d’une apparition, dans le genre sans doute de Shakespeare.

La seconde partie du drame commençait dans la maison où les acteurs français donnaient à Moscou leurs représentations[45]. Un des plus brillants officiers de l’état-major impérial s’y devait abandonner, avec une expansion voisine de l’outrecuidance, à l’orgueilleux plaisir de raconter tous les enivrements de sa vie actuelle et tout ce qu’il attendait encore de sa gloire future. Il avait pour contradicteur, et surtout comme contraste, un vieux militaire à cheveux gris, saisi, lui, d’amers pressentiments, et ne se gênant pas pour confesser la crainte sourde, mais vivace, qu’il éprouvait, malgré sa bravoure, de périls inconnus et peut-être prochains. Le rire, plus encore que l’incrédulité, accueillait ses méfiances, et bientôt, du théâtre intérieur, s’échappaient des bruits de danse mêlés de chants joyeux. Cependant une vive rougeur apparaissait aux fenêtres, puis envahissait peu à peu la salle, tandis qu’on entendait au-dehors le vent mugir en tempête. Plus de doute, c’était l’incendie, et quel incendie ! celui de la ville entière. La scène se déplaçait alors, et le spectateur, transporté au milieu des rues et des maisons en flammes, assistait, la nuit, à des épisodes où l’horreur morale le disputait à l’horreur physique, car le poète tenait à montrer tous les vices déchaînés en même temps que la fureur du feu. Le trop confiant officier de l’entourage de Napoléon, ainsi que le héros M.*, se retrouvaient là « dans diverses situations ». Puis venait un tableau rustique avivé d’une pointe d’ironie sensible. Dans un village des bords de la Moskva, où la lâcheté des serviteurs du gouvernement n’avait su préparer aucun moyen de défense, une levée en masse était préparée par l’ardeur communicative de M.* et sans le concours de la noblesse.

Nous avons moins de détails sur la troisième partie, où la plume du poète avait laissé à son imagination beaucoup de vides à combler. Ce que nous savons seulement, c’est que le spectateur aurait assisté à une série de scènes d’hiver et de morts horribles durant la retraite de nos troupes. Au nombre des plus poignantes aurait figuré la mise à la torture de l’officier présomptueux que nous avons déjà rencontré à deux reprises et du sage vétéran qui avait cherché jadis à avertir sa présomption juvénile. Rapprocher ainsi dans un supplice commun et obscur deux nobles caractères aussi différents par l’âge que par les instincts était certes une idée qui décèle chez Griboièdove une entente rare des effets dramatiques. Les exploits du mystérieux M.* devaient alimenter en grande partie ce troisième acte, où les abominations inséparables de la guerre auraient sans doute joué un plus grand rôle que les joies et l’exaltation du triomphe obtenu.

L’épilogue se serait composé de deux tableaux, l’un et l’autre inspirés par la Muse du désenchantement. D’abord, à Vilna, la curée des récompenses et l’âpre avidité des solliciteurs de toute espèce achevaient de faire évanouir, plus encore que la sauvagerie des scènes belliqueuses, « la poésie de la victoire ». M.* en concevait un mépris mortel à l’égard de tous ceux qui, ayant si peu fait pour sauver la patrie, mendiaient et volaient les honneurs dus à ses véritables libérateurs. Quant à lui-même, on lui octroyait la permission de retourner à son foyer avec des conseils paternels d’obéissance et de soumission aux autorités. Au second tableau, nous le retrouvions, soit dans son village natal, soit au milieu des ruines de Moscou, cherchant à échapper, mais en vain, à toutes les ignominies du passé. Condamné à vivre, absolument comme autrefois, sous le bâton de son seigneur, qui, déjà, prétendait le forcer à couper sa barbe, de désespoir, il se suicidait.

Au lieu de remplir à Breste-Litovski ce large et magnifique programme, Griboièdove, qui avait besoin d’occupations littéraires pour se consoler de vivre habituellement avec « des Hottentots de caserne », se contenta de traduire, ou, plus exactement, de remanier en les traduisant quelques pièces françaises. Il avait d’abord songé à un sujet, qui avait fourni à Crébillon son chef-d’œuvre, Rhadamiste et Zénobie[46]. En fait, il se rabattit sur une comédie toute récente, dans laquelle Mlle Mars obtenait alors à Paris un très vif succès par son esprit et sa grâce, Le secret du ménage, de Creuzé de Lesser, jouée pour la première fois le 25 mai 1809[47]. On a assuré que Griboièdove n’avait entrepris ce travail que de compte à demi avec le prince Chakhovskoi. Mais bien des raisons portent à croire que le prince borna son concours à l’indication de la pièce et aux démarches nécessaires pour la faire représenter. Elle fut donnée en effet à Péterbourg le 29 septembre 1815 sous le titre de Les jeunes époux (molodyé souprougi) et imprimée dans la même ville la même année. À vrai dire, c’était une simple imitation, ou tout au moins une traduction fort libre. Les trois actes de Creuzé de Lesser se trouvaient fondus en un seul, et ses trois personnages, M. et Mme d’Orbeuil et Mme d’Ercour, recevaient en russe de purs noms de fantaisie : Ariste, Elmire et Saphire. Ce dernier était un ami du mari, substitué à la cousine de la pièce française. Quant au style, il fut assez vivement attaqué, et l’auteur lança à l’un des critiques un petit pamphlet fort acerbe intitulé Loubotchnii Théâtre[48], qu’il ne réussit à faire insérer dans aucun recueil périodique, en raison même de ce qu’il contenait de personnel et de violent. Il y a cependant dans cette réduction dramatique, c’est des jeunes époux que je parle, quelques épigrammes fort bien tournées, affinées même par Griboièdove et où se trahit déjà le tour sarcastique de son esprit. Nous citerons comme exemple, à la seconde scène, la petite tirade contre les talents de salon attribués aux jeunes filles qui font faire leurs dessins par leur professeur ou dont l’accompagnateur écrase les fausses notes sous un coup d’archet opportun. Creuzé de Lesser n’avait pas eu tant de malice, et il ne visait guère que l’abandon prématuré des arts dits d’agrément[49].

Ce succès était à peine remporté que Griboièdove, mais cette fois en collaboration bien avérée avec son ami Gendre, adaptait de nouveau aux exigences de la scène péterbourgeoise une nouvelle pièce française, Les fausses infidélités, du Marseillais Barthe. Ce petit acte, auquel les traducteurs avaient conservé son titre primitif, en substituant seulement le singulier au pluriel, fut représenté en février 1818[50]. À la même époque, nous rencontrons encore, à défaut du nom, l’activité de notre poète en jeu sur le théâtre impérial de Péterbourg. Le prince Chakhovskoi n’ayant pas le temps de terminer pour le jour voulu une pièce en trois actes et en vers, Svoia Siémia, tirée de La fiancée mariée, s’était adressé à deux de ses amis pour l’aider à remplir ses engagements. Khmielnitzkii écrivit une scène du troisième acte, et Griboièdove les cinq premières du second. Des juges compétents ont constaté que de notables progrès, au point de vue surtout de la fermeté du style, avaient été accomplis par le jeune et serviable ami du prince en retard.

Griboièdove était déjà au Caucase, lorsque, le 10 novembre 1819, il fit sur la scène ses premiers débuts pour son propre compte et avec les seules ressources de sa fécondité naturelle. Il ne s’agissait, il est vrai, que d’une simple bouffonnerie, fort courte d’ailleurs : La répétition de l’intermède, mais cet impromptu, qui lui avait été demandé pour un bénéfice, n’en suffit pas moins pour dérider quelques instants les hôtes du théâtre. Le genre fort secondaire où s’essayait Griboièdove jouissait alors d’une certaine vogue en Russie, parce qu’il permettait d’associer dans une même représentation des artistes appartenant à différents théâtres. L’affabulation de cette bluette ne manque ni d’originalité ni de gaieté. Au début, un des acteurs en scène prie un de ses camarades, assemblés autour de lui, de jouer à son bénéfice. Mais quelle sorte de pièce choisir ? On se décide pour un simple intermède. Reste à savoir qui composera l’intermède. On prend le parti de s’adresser au souffleur, homme d’expérience et de bon conseil, qu’on tire à cette intention du fond de sa loge. Le souffleur, qui en a vu bien d’autres, fait remarquer qu’on a sous la main tout ce qu’il faut pour composer un intermède : un décor, des costumes, des acteurs et des actrices, sachant déclamer, au besoin même, chanter et danser n’importe quoi. Il ne manque plus que le titre, mais le rideau va le fournir. Ce rideau représente une rivière. On supposera que la rivière n’est rien moins que l’Oka. La pièce à bénéfice s’appellera donc Une fête ou Une promenade sur l’Oka. Toutes les difficultés se trouvent ainsi levées. On chante un peu, on danse beaucoup, et, pendant ce temps-là, le souffleur improvise avec ses souvenirs les couplets qui doivent à la fin attirer sur lui et ses compagnons l’indulgence du public. Notre œuvre peut n’être pas parfaite, dit le vieux routier ; mais l’idée est nouvelle : or, tout nouveau, tout beau.

Parmi les pièces de second ordre de Griboièdove, il en est une qui, suivant quelques-uns, est antérieure à son œuvre maîtresse, quoiqu’elle n’ait été jouée que le 11 septembre 1824 à Moscou ; beaucoup la croient postérieure. Nous préférons en parler dès à présent, non seulement parce que le talent de l’auteur n’y est encore, de toute évidence, qu’à l’âge des promesses heureuses, mais surtout parce que le lieu de l’action et le nom de son collaborateur, le prince Viazemskii, sembleraient indiquer que la conception tout au moins en peut être reportée à une époque assez peu avancée de la vie du poète. C’est en effet en Pologne que se passe cet imbroglio intitulé Kto brate, Kto sestra ? c’est-à-dire en français Qui est le frère ? Qui est la sœur ? M. Kodislavskii l’a retrouvée dans la même collection que La répétition de l’intermède, grâce par conséquent aussi à la censure, qui, si elle empêche parfois de jouer les pièces, de temps à autre, par compensation, les empêche de périr. Le collaborateur de Griboièdove n’a pas, il est vrai, consenti à laisser imprimer ce péché de jeunesse, mais l’analyse détaillée et les nombreux extraits qui en ont été donnés par le Rousskii Viestnike[51] peuvent nous consoler de ne pas connaître l’œuvre entière. L’intrigue en est assez peu compliquée. Un jeune Polonais, Roslavliève, vient de se marier sans le consentement de son frère aîné, chef de sa famille, chambellan par-dessus le marché, et, ce qui est plus grave, ennemi par principe du mariage plus encore que des femmes. Un double accident de voyage oblige les deux frères à s’arrêter l’un et l’autre dans la même maison de poste. La jeune mariée, Julie, a l’idée de revêtir un costume d’homme pour se présenter au farouche chambellan comme un ami intime de son frère. En vue de lui complaire, elle affecte à son exemple de haïr le beau sexe et déclare qu’une seule femme a trouvé grâce devant ses yeux : sa propre sœur. Inutile d’ajouter qu’un nouvel accident, non moins complaisant que les autres, amène cette sœur au bout de quelques instants, et qu’il lui en faut presque moins encore pour tourner la tête à son interlocuteur que pour changer de toilette. Aussi, dès qu’elle reparaît sous ses habits masculins, reçoit-elle à brûle-pourpoint la sincère confidence de l’amour qu’elle a inspiré. Il ne lui reste plus, en rejetant son manteau et son chapeau d’emprunt, qu’à déclarer la vérité tout entière à Roslavliève, qui voudra bien se contenter de l’aimer en qualité de belle-sœur.

Nous ne mentionnerons ici que pour mémoire un simple canevas de prologue en deux actes, La jeunesse d’un sage (Iunoste Viechtchavo). Ce prologue aurait servi pour l’ouverture du nouveau théâtre, qui, en 1823, allait remplacer à Moscou l’ancien théâtre dit de Pierre, en souvenir de son fondateur, et qui avait été brûlé dès 1805. On devait voir dans cette fantaisie un pêcheur candide, troublé par un songe merveilleux dans lequel lui apparaissait la Muse, et désertant bientôt la cabane paternelle pour satisfaire à travers le monde l’irrésistible curiosité de son esprit. C’était en un mot l’histoire du célèbre poète Lomonosove que Griboièdove adaptait à la scène en l’idéalisant dans une sorte de féerie. Malheureusement, nous ne connaîtrons jamais les aventures allégoriques qu’il aurait attribuées à son héros, puisque, d’un côté, il ne consigna jamais par écrit les idées qui lui étaient venues à ce sujet, et que, d’autre part, son confident Biègitchève, l’unique dépositaire de son projet, a été obligé d’avouer qu’il en avait perdu le fil[52]. En réalité, le prologue fut écrit par Dmitriève, et eut pour titre, comme pour sujet, Le triomphe des Muses.

À vrai dire, l’origine première de Goré ote ouma est beaucoup plus ancienne que toutes ces compositions de seconde main ou demeurées à l’état embryonnaire, et l’ordre chronologique permettrait, presque aussi bien que l’ordre de mérite, de placer ce chef-d’œuvre en tête de tous les autres essais qui semblent l’avoir précédé. En effet plus d’un biographe[53] croit en avoir trouvé le germe initial, le point de départ, pour ainsi dire, dans l’opposition que la famille de Griboièdove fit de très bonne heure à ses goûts littéraires. Sa mère, en plein salon, ne lui ménageait pas, lorsqu’il était étudiant, les réprimandes railleuses sur le monde qu’il fréquentait et qu’elle ne lui pardonnait pas de préférer aux antichambres administratives. Elle avait un frère, vieux compagnon de Souvorove, qui à toute force prétendait acclimater son neveu dans le monde où l’on s’ennuie, mais où l’on arrive tôt ou tard, par l’étroit sentier de l’avancement, aux gros traitements en même temps qu’aux belles décorations. Aussi notre adolescent ne voyait pas plus tôt son oncle entrer dans la cour que, pour se soustraire aux corvées sociales dont il se sentait menacé, il n’hésitait pas à se jeter sur son lit et à objecter un malaise aussi imprévu que peu favorable aux visites de cérémonie. L’intelligence en un mot n’était pas appréciée à sa valeur autour de Griboièdove, et il en avait trop pour ne pas se sentir malheureux de vivre avec des personnes visiblement orgueilleuses de n’en pas comprendre le prix. Dans une lettre à son ami Biègitchève, il va jusqu’à le féliciter de n’avoir pas de mère qui lui impose son joug[54]. Une autre fois, il écrit à Odoievskii que, décidément, « un véritable artiste ne peut être qu’un homme sans naissance ». Sur un cahier de brouillons fort à-propos oublié par lui en 1828 chez le même Biègitchève et publié presque tout entier en 1859 par M. Smirnove, il a enfin consigné cette réflexion autographe à propos de Famousove, le père de famille mystifié qu’il venait de mettre en scène : « C’est là un caractère qui a disparu presque entièrement de notre temps, mais qui, il y a vingt ans, dominait partout ; c’était celui de mon oncle[55] ». Le Zviezdove, du Stoudente, serait lui-même, d’après quelques-uns, une sorte d’épreuve, un Famousove avant la lettre, et Sabline, son frère, aurait fort ressemblé au colonel Skalozoube.

Divers témoignages achèvent de nous confirmer dans cette pensée que la première ébauche de Goré ote ouma remonte à l’adolescence de l’auteur. Maikove, dans ses Remarques sur Griboièdove[56], affirme que, dès 1812, il lut à plusieurs de ses camarades de l’Université et à son gouverneur Jone des fragments réunis sous ce titre. D’autres biographes ne datent ces lectures que de 1816, mais ils ajoutent des détails qui donnent bien du crédit à leur allégation. L’ouvrage tout entier était fixé dans ses grandes lignes, sans que toutefois la liste même des personnages fût absolument arrêtée. On y voyait figurer, par exemple, la femme de Famousove, éprise à la fois de la mode et en proie à une sentimentalité quintessenciée, servant par conséquent de « repoussoir » à son très prosaïque époux. En revanche Répétilove n’y paraissait pas encore[57]. Pendant le premier séjour de Griboièdove en Perse, sa comédie, qui n’était jusque-là qu’une galerie de personnalités poussées au grotesque, prit une plus large portée. Sous l’influence de l’âge, de la réflexion, de l’isolement, le caractère de Tchatzkii devint, dans l’esprit du poète, comme un point de cristallisation pour toutes ses velléités de libéralisme et ses boutades d’indignation patriotique. Un fait indubitable, c’est qu’il travailla avec ardeur à sa pièce pendant cet exil diplomatique. S’il convient même d’ajouter foi à une légende que Boulgarine a mise le premier en circulation, ce serait en 1821, la nuit, dans un kiosque, au milieu d’un rêve, que Griboièdove aurait vu en quelque sorte lui apparaître le plan et comme la vision de sa propre comédie. À peine réveillé, il aurait pris un crayon, et, séance tenante, fixé les images fugitives qu’il venait d’entrevoir[58]. La tâche déjà avancée à Tabriz fut poursuivie à Tiflis, et, lorsqu’en 1824 il s’en éloigna pour une année, il emportait avec lui tout au moins les deux premiers actes de sa pièce provisoirement terminés.

La mener jusqu’à sa fin, et, autant que possible, à la perfection, fut l’occupation absorbante de ses longues vacances. Sa rentrée momentanée dans la haute société de Moscou lui procura toute espèce de facilités pour approvisionner sa palette de couleurs vives et bien en harmonie avec la satire qu’il avait en tête. L’ami Biègitchève fut naturellement l’un des premiers à recevoir communication du manuscrit. Mais Biègitchève prouva la franchise de son amitié en se permettant quelques critiques, et, un beau matin, il eut le chagrin de surprendre le poète en train de jeter au feu un à un les feuillets volants qui contenaient le début de son œuvre.

Griboièdove rassura bientôt son hôte, déjà désespéré de sa sincérité. Il avait senti la justesse de ses observations, et il voulait en profiter en écrivant de nouveau la comédie. Il la savait assez par cœur, assurait-il, pour ne rien perdre de ce qu’elle pouvait déjà renfermer de bon. En une semaine ou deux tout serait réparé. Ce mouvement de dépit ou ce trait d’héroïsme d’un versificateur désabusé sur le mérite de ses vers lui rendit un inappréciable service. Grâce en effet au remaniement opéré à loisir dans le calme profond du village de Dmitrievskoié, il put tirer amplement parti des études de mœurs, des croquis psychologiques rapportés par lui de Moscou. La pièce, qui jusque-là ne dépassait guère les proportions d’une simple vengeance de neveu, qui aurait pu même se contenter de ce titre, prit au contraire toutes les apparences d’un pamphlet adroitement dirigé contre la réaction politique à laquelle présidaient alors de concert Magnitzkii et Araktchéève. Cette transformation fut accomplie à la fin du printemps de 1824, et, lorsque le poète eut quitté le gouvernement de Toula pour aller finir l’été chez sa sœur, devenue Madame Dournovo, le hasard se chargea de trahir le secret de la merveille ignorée. Un ami de la maison, le comte Violgorskii, trouva sur le piano quelques pages errantes du manuscrit, les dévora avec enthousiasme, se fit montrer le reste, proclama le tout un chef-d’œuvre, et, sans se douter des rudes déceptions qu’il préparait à l’auteur, finit, avec l’aide de son entourage, par le décider à se mettre en campagne pour faire jouer Goré ote ouma.

Griboièdove prit donc le chemin de la Néva, mais il ne devait pas rencontrer de sitôt sur ses bords le genre de succès qu’avaient rêvé pour lui ses familiers. Sentant lui-même l’opportunité, sinon précisément de corrections, du moins d’atténuations, il se mit tout d’abord à émousser plus d’une épigramme, à assombrir certaines teintes, à adoucir beaucoup de méchancetés. Il eut même à ce moment l’excellente idée d’ajouter la scène entre Moltchaline et Lise sur l’escalier[59]. Néanmoins, après avoir ainsi modifié environ quatre-vingts vers, il put bien, soutenu par l’engouement du parti libéral, lire le même jour dans plusieurs salons à la fois sa pièce, « devenue aussi polie qu’un miroir, » suivant son expression, mais il ne réussit pas à la faire accepter par la direction des théâtres impériaux. À Moscou, la comédie, colportée partout à l’aide de copies manuscrites, déchaînait une véritable tempête. Chacun voulait se reconnaître, ou reconnaître l’un de ses proches, dans les moins flatteuses inventions de Griboièdove. Un Tolstoi, dont les amis s’obstinaient à retrouver le portrait, frappant de ressemblance, dans le « duelliste et brigand nocturne revenu des Aléoutes, » menaçait de se couper la gorge avec l’écrivain responsable de cette « pasquinade ». Lâcher en pleine scène sous les yeux d’un public malveillant une pareille collection de types moscovites, enlaidis jusqu’à la diffamation, semblait à beaucoup de gens une sorte d’outrage au sentiment national, je ne sais quel manque de pudeur patriotique. Griboièdove lutta de son mieux, grâce à de puissantes protections, grâce surtout à celle de son cousin Paskévitche. Il alla même jusqu’à faire étudier deux ou trois rôles par les acteurs auxquels il les destinait. Ce fut peine perdue, la censure ne se laissa pas fléchir. Un rayon d’espérance vint pourtant un moment briller devant Griboièdove. L’école dramatique de Péterbourg, pépinière du personnel des grands théâtres russes, en possédait un petit, sur lequel s’exerçaient ses meilleurs élèves. Avec la connivence, plus involontaire que vraiment spontanée, de l’inspecteur, cette modeste troupe de débutants apprit la pièce et la monta sous la direction du poète[60], déjà tout radieux de la pensée de voir bientôt voguer devant lui son navire, ne fût-ce que dans le port et à deux pas du rivage. Hélas ! le jour de la dernière répétition, un ordre du gouverneur général Miloradovitche, qui peut-être n’avait pas oublié le mauvais tour joué jadis par l’auteur à ses fantaisies amoureuses, interdit de la manière la plus catégorique cette représentation en petit comité[61]. Disons tout de suite que l’œuvre justement préférée de Griboièdove ne devait jamais être jouée devant lui en Russie. Il eut pourtant la surprise d’en être une fois, une seule, le spectateur, mais ce ne fut pas sur le sol de sa patrie, ce fut à Érivan, pendant la guerre. Griboièdove avait été appelé en 1827 dans cette ville par les négociations qui allaient la convertir en une cité russe. Les officiers dont les troupes l’occupaient y avaient organisé un théâtre d’amateurs pour se distraire. Ils ne manquèrent pas de faire à l’auteur les honneurs de sa piquante comédie. En somme, malgré l’exécution de quelques scènes, notamment du 3e acte, donné à Moscou sous le titre de Un bal moscovite, Goré ote ouma ne fut joué en entier à Péterbourg que le 26 janvier 1831 et, sur le théâtre de la seconde capitale, que le 27 novembre suivant, mais d’une façon assez médiocre, à ce qu’il paraît[62].

La pièce cependant avait trouvé moyen de prendre peu à peu son essor, grâce aux innombrables reproductions qui s’en faisaient à la main, grâce aussi au concours direct ou indirect de la presse littéraire. On a calculé que, dans l’espace d’une dizains d’années, il en avait circulé en Russie plus de quarante mille manuscrits. Naturellement, pas deux d’entre eux n’étaient absolument identiques ; de là, pour le dire en passant, l’embarras des éditeurs futurs et l’extrême différence de leurs versions. Ces reproductions ou multiplications, qui auraient fait honneur au zèle du moyen-âge, furent suivies çà et là de récitations publiques, si bien que Griboièdove, pendant de longues années, mort ou vivant, résolut en plein XIXe siècle un problème qu’on eût pu croire chimérique : obtenir un grand succès en se passant de l’invention de Gutenberg. Les Revues jouèrent aussi un rôle considérable dans cette active et victorieuse propagande. D’importants fragments[63] avaient été accueillis dès 1825 par « l’almanach » que dirigeait Boulgarine : La Thalie russe. Ces citations valurent aussitôt à Griboièdove, dans les périodiques du temps, le précieux avantage de discussions souvent passionnées, et sur lesquelles nous aurons à revenir. Rien en tout cas ne pouvait mieux servir ses intérêts littéraires qu’une polémique aussi vive. La mort du diplomate attira justement à l’homme de lettres une singulière recrudescence de popularité officielle. Une édition complète, sans indication, il est vrai, de lieu ni de date, encore moins d’imprimerie, mais dont la Bibliothèque impériale de Péterbourg possède un exemplaire, prouve que la calligraphie ne resta pas longtemps seule à braver le veto[64] de la censure. La première édition autorisée parut seulement en 1833, deux ans par conséquent après l’admission de la pièce au répertoire des théâtres impériaux. Nous n’avons pas à énumérer dans cet avant-propos la longue série des éditions qui suivirent celle de 1833. Qu’il nous suffise de dire qu’en 1874 elles avaient atteint le chiffre fort respectable de 39, soit une environ par année[65]. M. Garousove vint alors avec un texte presque renouvelé à force de variantes, mais retouché aussi parfois avec des soins et des scrupules vraiment excessifs[66]. Depuis, nous avons pu compter encore au moins dix ou onze éditions. Nous ne sommes certainement pas au bout, car, en définitive, le texte est loin d’être fixé sur bien des points, et il est même à craindre qu’il ne puisse jamais l’être autrement que par voie de conjecture ou de simple préférence. Plusieurs de ces publications, une surtout, de grand format, mais sans aucun appareil d’érudition, sont illustrées. Quant aux traductions, elles ne semblent pas encore très nombreuses. On en cite deux en allemand[67], une en anglais, due à un Russe et très exacte comme sens[68], une en polonais[69], et une en géorgien[70]. Chez nous, en 1858, assure M. Garousove, M. de Saint-Maur a traduit les deux derniers actes dans le journal Le Dimanche[71], mais d’une manière assez libre. M. Courrière, lui, on a donné chemin faisant quelques courtes tirades, en guise d’échantillons. Ajoutons qu’en 1856 la comtesse Rostopchine a fait imprimer une suite de la pièce, sans doute pour lui donner ce lest indispensable qu’une queue de papier chiffonné ajoute à un cerf volant. On y retrouve, vieillis d’une vingtaine d’années, tous les personnages de Griboièdove ; il n’y a d’absent que son talent[72].

Goré ote ouma n’était pas la dernière pièce qu’eût composée Griboièdove. Avant 1828, il avait aussi écrit un drame romantique, comme on disait alors : Une nuit en Géorgie (Grouzinskaia Notche). « Je n’ai plus à présent, » avouait-il à ses amis, « assez de gaieté dans le caractère pour écrire des comédies ; je préfère aborder un genre plus sérieux. » Ses fragments obtinrent un grand succès de lecture dans les cercles qui en eurent la primeur. Un lettré bien connu, Gretche, s’aventura jusqu’à déclarer que « Griboièdove, en écrivant Goré ote ouma, n’avait fait qu’essayer sa plume. » En dépit de ces encouragements flatteurs, notre poète voulait laisser passer cinq ans avant de livrer au vrai public sa Nuit en Géorgie. Il aurait même conçu le dessein de la produire d’abord dans les salons comme l’œuvre d’un autre, et de ne lui préparer une plus glorieuse carrière que si le suffrage de ses auditeurs l’y invitait bien clairement. Par malheur, ce drame a péri en entier dans le pillage qui suivit l’assassinat de Téhéran. Jusqu’en 1859, il resta, ainsi qu’on l’a dit fort justement, un véritable « mythe. » C’est seulement en analysant le cahier de brouillons de Griboièdove que M. Smirnove put soulever enfin pour le public un coin du voile. Deux scènes presque entières[73] et le plan général de la pièce, voilà tout ce qu’il nous est permis d’en connaître.

La donnée était tirée d’une légende géorgienne. Un prince indigène, afin de payer à un de ses voisins un cheval de prix, lui a abandonné un jeune esclave. La mère de l’adolescent ainsi cédé ne peut prendre son parti de cette séparation. Elle va donc trouver son seigneur et le supplie, soit de racheter son fils, soit de la donner elle-même par-dessus le marché au nouveau maître de l’enfant. Elle ne fait que se heurter à d’inébranlables refus. Poussée par l’amour maternel à toutes les fureurs du désespoir, elle menace alors le prince d’une vengeance infernale, et elle la prépare, ce qui lui est facile, car non-seulement elle a nourri la fille du prince, mais de plus elle est restée sa gardienne. Alors commence la partie fantastique du drame. La malheureuse nourrice se rend dans une sombre forêt, y évoque Ali, le gnome des flammes, et conclut avec lui un pacte diabolique. Il est entendu qu’un officier russe, qui vient à passer, s’éprendra de la jeune fille et l’enlèvera. C’est ce qui a bientôt lieu. Le père poursuit le ravisseur et ne tarde pas à l’apercevoir avec sa victime sur le sommet de la montagne de Saint-David. Il saisit un fusil, vise l’officier, mais la balle, détournée par le pouvoir magique d’Ali, va frapper au cœur la jeune princesse. La vengeance de la nourrice n’est pas toutefois encore satisfaite par cet infanticide involontaire. À son tour, elle s’empare du fusil pour tuer le prince, mais, punie également de son excès de cruauté, ce n’est pas son tyran qu’elle atteint mortellement, c’est son fils à elle-même. Le père et la mère, privés ainsi chacun de son enfant par une mystérieuse destinée, périssent bientôt dans une inconsolable désolation. Des deux scènes qui nous ont été conservées de ce scénario, la première contient l’altercation violente et pathétique qui s’élève presque dès le début entre le prince et la nourrice ; l’autre, l’évocation d’Ali et le dialogue qui s’engage entre lui et la mère en furie, au milieu de la forêt enchantée. Malgré les incontestables beautés de détail de ces disjecti membra poetae, il y avait peut-être dans cette tradition populaire plutôt un livret d’opéra que la substance même d’un drame.

Nous n’avons parlé jusqu’ici et nous ne parlerons que des compositions dramatiques de Griboièdove. Mais son activité littéraire ne s’en était pas tenue au théâtre. Il avait aussi essayé son talent dans la poésie lyrique, et ces essais nous ont valu un certain nombre de petits morceaux fort réussis. L’un d’entre eux, qui semble dater de 1819, contient de charmants et douloureux adieux à la patrie dont il va s’éloigner[74]. D’autres ont pour titre : L’Orient, Les Narguilés, Les Brigands du Tchégème[75]. On le voit, comme Lermontove, comme Pouchkine, la Géorgie séduisait et inspirait Griboièdove. Quelques épigrammes et quelques traductions[76] figurent aussi, comme il est naturel de s’y attendre, dans ce bagage du poète en vacances. Ses œuvres en prose sont infiniment plus considérables, et formeraient facilement plusieurs volumes. Dans l’espèce de journal intime qu’a retrouvé et dépecé la plume à la main M. Smirnove, Griboièdove avait jeté au hasard de ses lectures ou de ses rêveries une foule de réflexions effleurant mille et un sujets, histoire, archéologie, belles-lettres, philosophie, morale. Dans les Revues et les journaux littéraires de l’époque, il y aurait à recueillir quantité d’articles de critique ou de polémique. Les archives de Tiflis ou de Péterbourg doivent en outre avoir conservé plus d’un travail officiel signé de lui ou dicté par lui ; nous savons notamment qu’il s’occupa beaucoup de statistique au Caucase. On y trouverait surtout en grande abondance des lettres adressées à ses supérieurs ou à ses inférieurs hiérarchiques. En ajoutant les plus intéressantes à toutes celles qu’on a déjà publiées çà et là et qui n’ont qu’un caractère plus ou moins privé, on reconstituerait une longue correspondance, moitié en russe et moitié en français, mais digne à coup sûr d’être lue par le public lettré de l’Europe. Nous appelons de tous nos vœux le jour où un libraire intelligent[77] aura donné à la dernière génération du XIXe siècle une édition complète des œuvres d’un écrivain destiné à occuper une place d’honneur, si petite qu’elle soit, dans son histoire littéraire. Après tout, ne serait-ce pas là encore la plus durable et la plus glorieuse des statues ?

 

III.

Il ne nous reste plus qu’à apprécier rapidement l’œuvre que nous avons traduite et tout d’abord à dire comment elle a été appréciée en Russie, soit à l’origine, soit après réflexion.

Nous avons déjà remarqué que Goré ote ouma, dès les premières communications qui en avaient été discrètement risquées, s’était vu porté aux nues par les uns, mais pour être bientôt rabaissé à terre par les autres. La controverse qui s’éleva autour de la pièce, encore au berceau, fut des plus vives en effet. Tandis qu’un des admirateurs de Griboièdove déclarait n’avoir jamais rencontré sur la scène russe « autant de pensées neuves et piquantes, autant de tableaux vivants de la société[78] », M. Dmitriève sonnait ailleurs[79] la charge contre la réputation naissante du prétendu chef-d’œuvre. À l’en croire, le héros, « Tchatzkii, était uniquement un homme fort méchant, disant tout ce qui lui passait par la tête », tout au plus par conséquent un étourneau des moins sympathiques. Quel singulier début, faisait remarquer M. Dmitriève, pour un jeune homme qui revient après une absence de trois ans auprès d’une jeune fille aimée que de railler sans trêve ni merci tous les membres de sa famille, tous ceux avec qui elle vit, tout ce qu’elle fait elle-même ! Puis, ajoutait-il, l’originalité ne manque pas moins que la vraisemblance. L’idée comique qui forme le nœud de l’action est purement et simplement empruntée à l’Histoire des Abdéritains de Wieland, à cela près que Wieland, lui du moins, a su rendre son Démocrite attachant. Quant au personnage principal, qui n’y reconnaîtrait au premier coup-d’œil une contrefaçon grossière de l’Alceste du Misanthrope ?

M. Somove, dans le Fils de la patrie[80], accourut à la défense de Griboièdove. Si Tchatzkii, dit-il dans sa réplique, débute avec Sophie par quelques épigrammes déplacées, rien ne prouve que Sophie, trois ou quatre ans auparavant, ne prenait pas à ce genre de conversation intime un plaisir extrême, enfantin peut-être encore. Autrement, un homme d’esprit, désireux de plaire à celle qu’il considère comme sa fiancée, n’eût pas commis l’imprudence de s’abandonner à sa verve naturelle, au risque de la blesser. Il n’y avait donc, de la part de l’auteur, ni invraisemblance, ni même inconvenance. Quant à l’emprunt fait à Wieland (M. Dmitriève n’avait pas insisté sur Molière), Tchatzkii, continuait M. Somove, n’a aucun trait commun avec le philosophe Démocrite, si ce n’est d’avoir beaucoup voyagé et d’être revenu ensuite dans sa ville natale. Mais Tchatzkii, et c’est là ce qui creuse un abîme entre lui et Démocrite, au lieu de rapporter de ses pérégrinations l’amour exclusif de ce qu’il a vu, ne touche de nouveau le sol sacré de sa patrie que pour la chérir encore davantage et y combattre avec toute son énergie la funeste manie des mœurs exotiques.

Le Messager de l’Europe[81] ne se tint pas pour battu par cette riposte. M. Dmitriève, paré du pseudonyme de Pilade Biélougine, s’y présenta derechef pour se prêter main-forte à lui-même et rompre en visière à M. Somove. Mais l’attaque cette fois fut portée sur un point plus grave, en théorie. Le faux Biélougine en effet ne se contenta pas de reprendre une à une les opinions de M. Somove pour en montrer le côté faible, il s’attacha surtout à établir que la pièce n’avait pas d’action, c’est-à-dire qu’elle n’était pas même une pièce, et sa raison en fut que personne, pas même le père de Sophie, ne s’y préoccupait sérieusement de son mariage. Le Télégraphe de Moscou[82], qui avait engagé l’action, y rentra en y introduisant, masqué sous les initiales Y.-Y., un nouveau champion du poète. Ce champion, dans un article intitulé Anticritica, réfuta en détail les objections de M. Dmitriève, et opposa de nouveau à l’âpreté de ses blâmes la double ardeur de l’admiration, et sans doute aussi de l’amitié.

Cette campagne de 1825, où l’on jugeait, pour ainsi dire, l’œuvre nouvelle sur simples échantillons et un peu en aveugle, n’amena, on le voit, aucun accord. À l’issue des premières représentations, à la suite aussi des premières éditions, la mêlée ou le tournoi recommença de plus belle, sinon avec les mêmes chevaliers, du moins un peu avec les mêmes armes. Dans l’impossibilité où nous sommes de glaner beaucoup de nouveau au milieu de cette argumentation tant soit peu scolastique, nous nous bornerons à résumer le jugement de trois hommes qui font plus ou moins loi dans la littérature russe, et qui, il faut bien le dire, ne se sont pas montrés très favorables à la pièce en litige. Le « prince de la critique » à Péterbourg, Biélinskii[83], poussa bien en 1840 la condescendance jusqu’à placer Griboièdove à la suite de von Vizine et de Kapniste, l’auteur de Iàbéda, mais, en échange de cette concession bénévole, que de sévérité ! Goré ote ouma n’est pas une « comédie », ce n’est pas même une « composition artistique » (né este khoudojestvennoié sozdanié). Quant à Tchatzkii, c’est une « manière de figure sans personnalité véritable, une chimère, un fantôme, quelque chose qui n’a jamais existé et qui n’existe pas dans la nature ». Pour conclure, cette « satire » n’est qu’un « hangar (sarai) en marbre de Paros », car le « prince de la critique » daigne reconnaître que certains types épisodiques sont dessinés d’une main ferme et que quelques sarcasmes ne sont pas mal tournés. Biélinskii, il est vrai, se rétracta un peu plus tard, et fit amende honorable ; mais le premier coup avait été porté, et il l’avait été avec une vivacité des plus fâcheuses. Pouchkine, lui, se trouvait dans une situation assez délicate pour parler du chef-d’œuvre de Griboièdove, dont le succès, contemporain de celui d’Eugène Onégine, l’avait à la fois partagé et atténué par une sorte d’involontaire concurrence. Aussi Pouchkine se défend-t-il bien de vouloir juger la pièce ; il la déclare charmante, seulement il souhaiterait qu’elle fût faite d’une tout autre façon. À son sens, l’amour de Sophie devrait en constituer le pivot, le point autour duquel l’action tournerait exclusivement. Il regrette aussi que Moltchaline ne soit pas représenté comme le dernier des misérables, mais par contre il déplore que Répétilove ne ressemble pas davantage à un galant homme, etc.. Pour ce qui est de Tchatzkii, il a trop, à son gré, fréquenté Griboièdove, et, ce qui est un peu en effet le défaut de la cuirasse, il a toujours l’air de causer plutôt avec l’auteur qu’avec ses propres interlocuteurs[84]. D’après certains on-dit, Pouchkine aurait même, avec toute la netteté désirable, expliqué la portée de ces louanges aigres-douces en déclarant que Tchatzkii n’était qu’un sot (dourake), ce qui n’empêchait pas d’ailleurs son Sosie ou son prototype, Griboièdove, d’avoir tout son bon sens (oumène). Le prince Viazemskii enfin se montra plus franc, et surtout moins injuste, en reconnaissant que Goré ote ouma était « une apparition très remarquable » dans la littérature dramatique de son pays. Malheureusement, il restreignit tant soit peu cet éloge en ajoutant qu’il y avait peut être encore moins d’action dans la comédie nouvelle que dans celles de von Vizine, et en se hasardant à comparer Tchatzkii à Starodoume, le « raisonneur », comme on disait alors, de la pièce la plus connue de ce dernier[85].

En somme, grâce aux Aristarques de son pays et de son temps, Griboièdove aura aussi connu, à ses dépens, pendant une courte période, le malheur d’avoir eu trop d’esprit. Ce n’étaient pas seulement quelques vieux salons de Moscou qui se sentaient touchés, blessés au vif par sa moquerie acérée, c’était avec eux toute une école littéraire. « On le lui fit bien voir. » Une fois de plus la critique montra qu’elle ressemble beaucoup plus aux grenouilles coassant en l’honneur des soleils couchants, ou même couchés, qu’à l’alouette habituée à saluer le lever de l’aurore. C’est vraiment malgré elle, comme sans l’imprimerie, que Griboièdove a vaincu. Mais il avait pour lui deux forces qui souvent suffisent pour déjouer le mauvais vouloir des coteries hostiles, son incontestable mérite d’abord, et ensuite le dévouement de ses amis. Dès 1830, Boulgarine, en publiant dans le Fils de la Patrie ses souvenirs sur Griboièdove, inaugura, pour ainsi dire, le culte du poète. Neuf ans après, M. Xénophon Polévoi lança à son tour une notice qu’on eût pu prendre çà et là pour un chant d’adoration. Bref, la petite phalange qui, de près ou de loin, avait aimé l’auteur de son vivant, se pressa autour de son œuvre, en quelque sorte, posthume, pour lui frayer un chemin à travers la foule des rivaux ou des envieux qui prétendaient lui barrer le passage vers la gloire. Leur persistance fidèle a triomphé de tous les obstacles, sans que, dans leur polémique, à vrai dire, ils aient jamais exposé avec un grand éclat les raisons littéraires de leur admiration toute spontanée et instinctive. La pièce, déclarée non-viable par quelques uns, non seulement vit, mais se porte à merveille ; elle commence à sortir du domaine de « l’actualité » pour entrer dans la région plus sereine de la littérature classique ; elle est même en train de faire son tour du monde. Ces résultats, obtenus en un demi-siècle, répondent victorieusement à l’accueil équivoque qui lui fut fait d’abord au nom de la routine et du pédantisme, les deux principaux ennemis que précisément elle avait combattus sans merci.

Nous n’avons pas du reste, nous, étranger, à intervenir plus longuement dans un débat qui semble réservé exclusivement à la critique russe, et nous laissons volontiers Griboièdove aux prises avec ses juges naturels, sous la protection, fort suffisante, de son succès incontesté. Toutefois, en qualité de Français, nous ne pouvons résister à la tentation de rapprocher, en quelques traits rapides, l’œuvre qui a rendu son nom impérissable du chef-d’œuvre de notre scène auquel on l’a souvent comparée, le Misanthrope. Il n’est pas, après tout, de meilleure manière, ce nous semble, de prendre la vraie mesure de Griboièdove et de sa comédie que de les placer un instant à côté de notre Shakespeare national et de la plus profonde peut-être, de la plus douloureuse, à coup sûr, de ses productions.

Tout d’abord, nous ne saurions trop nous hâter de le dire, le héros du poète moscovite, Tchatzkii, est absolument différent d’Alceste. Sans doute ils appartiennent tous les deux à la grande famille des mécontents ; mais leurs colères, légitimes ou non, ont une source fort éloignée. Alceste, qui doit approcher de la quarantaine, a beaucoup vu, beaucoup observé, beaucoup souffert. Ce qui le fâche par-dessus tout, bien plus que les caprices d’une coquette impudente, ce sont les capitulations de conscience, les faiblesses quotidiennes et presque inaperçues à la longue, bref la lâcheté de cœur du genre humain considéré en général. Ce n’est pas dans un cercle plutôt que dans un autre qu’il a puisé les raisons de son indignation chronique, qu’il a « conçu son effroyable haine » contre l’incorrigible méchanceté de ses semblables, à quelque sexe qu’ils appartiennent. Depuis sa naissance, il a été la victime de ce pénible spectacle, qu’il estime maintenant devoir être sans terme. De l’avenir, des générations futures, il n’espère rien, il n’en parle jamais, sa sagesse de Cour n’a pas cette envergure, et il ne cherche aucune consolation d’esprit dans un au-delà terrestre. Aussi n’y a-t-il guère apparence qu’il puisse guérir dans l’endroit écarté où il va cacher sa noble, mais trop aveugle douleur. Avec Tchatzkii, nous avons affaire à un tout autre homme. Entrant à pleines voiles dans ses premières années de virilité, ce n’est point à l’humanité tout entière qu’il en veut, mais simplement à un certain état social, considéré à une certaine date. Il revient de pays, où, comme Saint-Paul, il a rencontré son chemin de Damas, et fait des comparaisons qui lui permettent de mieux comprendre, non pas précisément les vices et les faussetés de la nature humaine, mais les travers dangereux du monde où il est appelé à vivre, deux surtout, le goût ridicule des importations étrangères, et la servilité bureaucratique, l’influence exagérée du tchine, s’il faut l’appeler par son nom. En réalité, il n’est nullement misanthrope, ni même misogyne, tant s’en faut, il est essentiellement, qu’on me passe le mot, misotchine. Ce qu’il rapporte de ses voyages lointains, c’est un patriotisme rajeuni, avivé, exubérant, auquel se mêle je ne sais quelle vague nostalgie de libéralisme. De là ses boutades, peu philosophiques, mais pleines d’un souffle juvénile et national, contre les institutions, les mœurs surannées qui, dans sa conviction, nuisent à la dignité, à la puissance, à la grandeur du peuple russe. Il fait en un mot à la génération mûre ou sénile de son temps l’éternel procès par lequel les jeunes gens ne manquent guère de débuter dans la vie. Sa maladie, si c’en est une, pourrait s’appeler la maladie de la vingtième année, celle sans laquelle il n’y aurait peut-être plus de progrès dans l’univers, plus d’effort vers le mieux, plus de renouvellement et de fécondité d’aucune sorte. Les années se chargent en général de guérir cette fièvre printanière. Notre pseudo-Alceste n’y succombera certainement pas. Un simple changement de régime politique, peut-être même quelque faveur appliquée à sa mélancolie par une main souveraine, suffirait pour transformer Moscou à sa guise. Le seul danger pour lui serait de tomber un jour ou l’autre dans les déclamations sociales ou anti-sociales de Figaro, mais rien n’autorise encore à penser qu’il puisse s’élever jamais à la hauteur des imprécations sinistres d’un Timon d’Athènes ou s’abandonner à la candeur navrante d’un don Quichotte.

Une simple considération permet au reste de se bien rendre compte de la dissemblance des deux comédies, dont l’une pourrait s’appeler Le malheur de vouloir rester honnête aussi justement que l’autre s’appelle Le malheur d’avoir de l’esprit. Il y a entre elles le même écart qu’entre l’âme, qu’entre la vie de leurs auteurs, car le principal personnage de chacune d’elles n’est pas autre chose que cet auteur, à peine déguisé sous un nom de fantaisie. À supposer que l’idée de mettre en scène le type d’Alceste ait été suggérée à Molière par quelque incartade de M. de Montausier, il n’en reste pas moins certain que « l’homme aux rubans verts », c’est avant tout Molière en personne, et, notons-le bien, beaucoup moins Molière réduit au supplice par la Béjart que Molière soulageant en beaux vers son cœur des « régals peu chers » qu’il trouve à constater le médiocre succès de la loyauté dans ce monde et bafouant lui-même, dans une heure de lassitude, avec je ne sais quelle secrète et poignante ironie, la sublime impatience, le tourment mystérieux et divin qu’il éprouve de la perfection. De même, Tchatzkii, ce n’est pas Alexandre Tchaadaiève, un Moscovite en chair et en os fort connu à l’époque de Griboièdove. Laissons de côté sa rancune envers son oncle et ses souvenirs vindicatifs contre une famille hostile à ses jeunes instincts. Au moment où il écrit la pièce dont il rêve depuis longtemps, sa situation est celle de son héros. Elle se résume en un mot : il cherche sa voie et il ne l’a pas trouvée. Inscrit tour à tour dans deux régiments, il n’a même pas réussi à subir une fois le feu de l’ennemi. Traducteur applaudi sur le grand théâtre de Péterbourg, il s’est vu imposer l’uniforme de l’administration presque comme une camisole de force. À peine acclimaté à Tiflis, au milieu d’une nature grandiose et, pour ainsi dire, saturée de beauté, il a été expédié sur un point perdu parmi d’horribles déserts. Son humeur s’est inévitablement aigrie, et il a contracté un besoin de causticité qui n’est pas absolument désintéressé. Afin de passer le temps et de distraire un peu son esprit, il s’est jeté corps et âme dans un personnage qu’il a baptisé ainsi que lui-même l’avait été, et il s’est amusé à déposer dans cette incarnation vivante, dans cette autobiographie en action, le trop-plein des sentiments qui débordaient en lui. Ce fait explique même fort simplement et justifie, à nos jeux, les impertinences de langage et de conduite que Griboièdove prête si volontiers à son alter ego. Nulle part il n’a prétendu nous proposer comme un modèle cette image fidèle de lui-même. Il se peut que la verve toujours en éveil de Tchatzkii, que l’élévation et la générosité de son cœur, que son patriotisme presque slavophile lui concilient très souvent la sympathie du spectateur, mais rien ne prouve que Griboièdove ne se soit pas parfaitement rendu compte de ce défaut, si c’en est un, et qu’il n’ait pas tenu à y tomber, précisément parce qu’il écrivait une comédie, c’est à dire une pièce où chacun doit apporter avec soi son grain de folie ou de ridicule. Ainsi se dissipent d’elles-mêmes, selon nous, la plupart des critiques que l’on a adressées à Tchatzkii-Griboièdove au sujet de son manque d’équité et surtout de courtoisie.

Le parallèle qu’on chercherait à établir entre les protagonistes des deux pièces n’aboutirait donc qu’à la constatation de divergences très sensibles, et les nuances vont s’accuser bien plus nettement encore entre les autres caractères. Mais, ce qui peut-être sépare le plus les deux œuvres et constitue le mieux leur marque distinctive, c’est que le Misanthrope est, à tout prendre, et malgré de bien piquants détails, consacré à peu près tout entier à la peinture approfondie et en relief d’un unique caractère, tandis que dans Goré ote ouma l’essentiel, c’est plutôt l’ensemble des personnages de second plan. En d’autres termes, la première comédie est une pure étude de psychologie individuelle ; l’autre, au contraire, peut passer et passe pour la photographie ou la charge d’un salon moscovite à la mode vers l’an 1820. L’une se réduit au spectacle d’une belle âme, par trop impeccable, que certains contrastes avec les travers des contemporains font paraître comique à la multitude ; la seconde déroule sous nos regards la fresque caricaturale d’une société tant soit peu arriérée, où un jeune homme bien doué, et non moins ambitieux que bien doué, n’a pas été admis assez vite à jouer un rôle prépondérant.

Il serait absolument oiseux de vouloir placer en face l’une de l’autre la double galerie des figures accessoires que Molière et Griboièdove font parader devant nous. Prises dans des milieux qui semblent être aux antipodes l’un de l’autre, ces figures ne se ressemblent peut-être jamais moins que lorsqu’elles paraissent d’aventure se ressembler un peu. Célimène, l’ange du persiflage, la nullité éblouissante et étourdissante d’esprit, n’a quoi que ce soit de commun avec Sophie Pavlovna, la jeune fille élevée ou gâtée à la russe, intelligente et spirituelle au besoin, toute ouverte même aux tendresses faciles, mais incapable de n’importe quelle visée ultra-bureaucratique. Où trouver dans la comédie de Griboièdove le pendant de Philinte, ce sage mondain, un peu cousin parfois de Sophie Pavlovna, ou bien encore de « l’homme au sonnet, » du petit marquis, de la « sincère Éliante, » ou de la très irascible Arsinoé ? Mais en revanche, que de types originaux et vraiment inédits dans cette soirée demi-deuil que donne Famousove assisté de sa fille ! C’est le « tout Moscou » d’une certaine époque qui y vient étaler ses misères avec une naïveté suprême. Il y a là plus même qu’une seule génération, il y en a deux, et la plus jeune, par ses vices propres, se distingue très nettement de celle qui l’a précédée et préparée. À la suite de Famousove vient Moltchaline. Le chef d’emploi, administrativement parlant, a engendré le subordonné. Du formalisme autoritaire et tracassier est sortie la platitude doublée d’hypocrisie. Khlestova et Sophie sont également deux individualités tirées, pour ainsi dire, l’une de l’autre, et se dédoublant à quarante ans de distance. L’ignorance égoïste de la tante a fait la mauvaise éducation de la nièce. À l’âge de Khlestova, Sophie sans doute la reproduira, et, à son tour, sa vieillesse hargneuse lâchera la bride à sa basse méchanceté. Les types qui ne sont pas aussi visiblement accouplés n’en offrent pas moins de piquants contrastes. Tel est celui que produit l’excellent et judicieux Platon Mikhaïlovitche avec sa femme, son cornac en robe de bal. Quelles fines nuances aussi entre Zagorietzkii, l’homme du monde taré, le chevalier d’industrie soupçonné d’accointances avec la police, toléré cependant dans les salons pour les services qu’il y rend, et Répétilove, ce viveur noctambule, ce gascon du nord, sans vergogne dans ses fanfaronnades de toute espèce, paresseux à outrance et néanmoins pétillant d’entrain ! Ceux qui n’ont pas leur vis-à-vis naturel, comme Skalozoube et Lise, n’en captivent pas moins, et on ne sait à qui donner la préférence, au point de vue de l’observation, à la victime de la vie de caserne ou à la fine-mouche d’antichambre. Quelle que soit la variété de ce personnel, le poète excelle dans l’art de le camper devant le spectateur et de le lui faire connaître en un clin-d’œil. Sa méthode ici se distingue de celle de Molière, chez qui la proportion des simples portraits, des caricatures en effigie, des silhouettes crayonnées en quelques traits et clouées au pilori in absentiâ est beaucoup plus considérable par rapport au nombre des originaux réellement mis en scène. Griboièdove n’ébauche ainsi dans le clair-obscur de l’éloignement que quelques fantoches. Il en entraîne le plus qu’il peut sous les feux de la rampe, jusqu’à ce Monsieur N. et ce Monsieur D., dont les prudentes initiales dénoncent déjà et stigmatisent la calomnie professionnelle. Remarquons-le enfin : ce n’est pas par des discours ou par des idées générales que se peignent tous ces représentants d’un monde caduc, c’est beaucoup plutôt par de petits jeux de scène, de menus incidents d’un naturel parfait ; et, quand ils en sont réduits à raconter simplement les actes insignifiants destinés à trahir le fond de leur moi, la sottise de leur confession ajoute encore un élément comique à la vilenie de leur conduite antérieure.

Si maintenant, au lieu de considérer seulement les personnages, nous en venons à l’intrigue des deux pièces, il nous semble difficile de contester une notable similitude entre elles. La donnée scénique à développer est au fond à peu près la même : un homme de cœur, subsidiairement un homme d’esprit, traqué et poussé par une meute de médiocrités jalouses, gagne du moins à cette persécution d’échapper au péril d’un mariage indigne de lui. Toutefois, si haut que nous placions Molière, et en particulier le Misanthrope, nous ne pouvons pas nous empêcher d’ajouter qu’en ce qui concerne le développement de ce thème nous trouvons Griboièdove évidemment supérieur. Sans doute, nous autres, contemporains de Scribe et de M. Sardou, nous sommes devenus singulièrement exigeants et blasés en fait de complications et de jeux de scène. Sans doute aussi l’auteur du Misanthrope n’a guère eu souci de l’action, ou du moins n’y a attaché qu’une médiocre importance. Il l’a fait reposer tout entière, et c’est de sa part un vrai tour de force, sur trois pointes d’aiguille, le sonnet d’Oronte, le procès d’Alceste et la lettre de Célimène. Ces trois épisodes sont reliés l’un à l’autre avec une négligence apparente, qui n’exclut pas un grand art, puisque l’intérêt croît en définitive à mesure que le dénouement approche. Mais Molière avait le « faire » trop large pour s’appliquer à tenir le spectateur en haleine au moyen du progrès laborieusement concerté d’événements imprévus et amusants. Son but était d’intéresser le spectateur aux souffrances secrètes d’une âme presque surhumaine, bizarre uniquement parce qu’elle prétend être surhumaine, et que ses visées dépassent la mesure du possible. Griboièdove, lui, grâce à Wieland, si l’on y tient, a greffé une invention des plus fécondes en surprises sur l’idée primordiale qu’il pouvait emprunter à Molière. Son Tchatzkii ne se borne pas à « donner la comédie » aux gens qui ne l’aiment guère ; il leur paraît tout-à-fait fou et ils le font passer pour tel. Cette calomnie divertissante et absolument inattendue ranime la pièce au bon moment, en plein troisième acte. L’intérêt, qui pouvait languir un peu, à cause de l’incertitude calculée de la situation générale, grandit désormais de scène en scène, en éveillant une irrésistible hilarité. Quoi de plus égayant en effet que ce salon où chacun décerne un brevet de folie au seul homme de valeur qui s’y trouve ? C’est le monde renversé, et le monde renversé, c’est aussi celui dont on rit le plus volontiers. Nous ne saisissons donc pas bien la justesse des critiques relatives au manque d’action. Sans doute, le rideau tombe avant qu’il y ait eu un mariage conclu, et c’est à peine si nous entrevoyons au fond de la scène le groupe fort bien assorti de Sophie et de Moltchaline qui seront l’un à l’autre avant peu, comme Éliante et Philinte. Il n’y a dans la pièce, pour tout aliment à l’action, qu’un mariage irrémédiablement manqué, au nez et à la barbe d’un père dont la vigilance vétilleuse a fait absolument fausse route. C’est une action négative, si l’on veut. Mais c’est là précisément ce qui en constitue la grande originalité et c’est par là aussi que se révèle le rare talent de l’auteur. Il s’agit uniquement pour lui d’amener par une voie insensible Tchatzkii, entre deux levers d’aurore et sans sortir des quatre murs d’une maison, à ne plus se méprendre sur l’état vrai du cœur de Sophie. Il ne dispose donc que d’un fil bien léger pour relier entre eux ses personnages et ses situations. Avec ce simple fil pourtant il parvient à piquer la curiosité et à soutenir l’intérêt pendant quatre actes. Quelle habileté consommée ne lui a-t-il pas fallu pour arriver à ce résultat, et y serait-il même arrivé, si, afin de remplir les lacunes et de donner le change sur la lenteur du mouvement imprimé à de menus incidents, il ne s’était trouvé assez riche pour jeter partout à pleines poignées l’esprit d’observation et l’esprit de repartie ?

Le style en effet n’est pas assurément dans le chef-d’œuvre de Griboièdove le moindre des attraits. Sans doute, ce style est très travaillé, et ce n’est pas du premier coup qu’il a pu atteindre à la concision incisive qui y frappe par-dessus tout. Mais songerions-nous à tenir rigueur à Molière de sa peine, s’il avait pris le temps d’éliminer du Misanthrope quelques hexamètres tant soit peu négligés dans la forme et dont la facilité parfois obscure surprend à côté de l’ampleur et de la grande allure des tirades voisines ? Du reste, dès le début, certaines expressions, certaines tournures, certains vocables employés dans Goré ote ouma avaient appelé l’attention et la sévérité de la critique. Il y avait des passages, assurait-on, qui « déchiraient les oreilles[86]. » C’est que Griboièdove, comme écrivain, accomplissait aussi une révolution sur le théâtre de son pays. Avant lui, on n’y parlait qu’une langue d’apparat, toute de convention, née de l’imitation et de la pratique trop assidue de notre littérature. Son mérite fut de rompre hardiment avec cette habitude, et de substituer au style des livres le langage de tout le monde. Le public russe, qui n’avait entendu jusque-là que des Térences, trouvait enfin son Plante, parlant comme lui-même, et par conséquent sentant comme lui-même. Le vers des fabulistes, qui remplaçait le vers de six ïambes, permit à l’auteur par son extrême souplesse une variété de tons dont Molière, dans son Amphytrion, lui avait donné l’exemple. La phrase de Griboièdove s’enfle en effet de temps à autre au souffle d’une éloquence chaleureuse. On y sont battre vraiment son cœur, toutes les fois qu’il s’agit des destinées de la Russie, de son avenir en péril et de ses enfants indignes. On est étonné de rencontrer des pensées d’un si large essor au beau milieu de la pluie d’épigrammes, de la grêle de flèches bien aiguisées que le satirique décoche contre les bassesses endémiques dont il a la douleur d’être l’involontaire, et surtout, l’impuissant témoin. De chaque réponse jaillit, pareil à une étincelle, quelque trait sarcastique et vengeur. Quantité de ces vers, frappés comme une médaille, sont passés à l’état de proverbes, et composeraient au besoin un petit recueil fort intéressant à étudier pour un moraliste[87].

Il ne nous reste plus qu’à solliciter ici la grâce d’un coupable : celle du traducteur lui-même. Assurément la tâche de traducteur ne va pas en général sans certaines joies intimes qui peuvent paraître dignes d’envie. Son commerce prolongé avec un écrivain de talent ou de génie, son application à pénétrer le plus profondément possible dans tous les plis et les replis de ce talent ou de ce génie, le doux besoin d’admiration réfléchie qu’il en retire ne sont pas des privilèges à dédaigner. Il a de plus, lorsqu’il s’occupe des littératures de l’Europe contemporaine, une satisfaction qui depuis longtemps n’échoit plus à ceux de ses émules obstinés encore à chercher un regain de nouveauté sur le fonds un peu épuisé d’Horace ou de Démosthènes ; il se donne la primeur d’une œuvre de mérite, d’un tour d’esprit particulier, d’un milieu moral inconnu de la foule, et il peut s’imaginer parfois qu’il a entrevu avant beaucoup d’autres un petit coin de terre promise. Essayer de traduire Griboièdove, ce peut être même une occasion de se promener, en songeant à lui et à ses vers les moins traduisibles, soit le long de ces verdoyantes îles que forme le delta de la Néva et qui, pendant les nuits sans fin de l’été, baignent, du crépuscule à l’aurore, dans une mystérieuse et fraîche lumière, soit à travers les pelouses agrestes du parc sans limites de Péterhof, où l’herbe disparaît sous les teintes roses du geum rivale. Mais que de peines aussi pour expier ces éphémères bonheurs, et qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, quand on s’évertue à faire passer dans une langue toute différente une comédie qui se recommande essentiellement par un style prime-sautier, naturel et serré ! Le labeur devient surtout ardu, pour peu qu’au système de « la belle infidèle », si longtemps en honneur chez nous, on préfère la méthode, beaucoup plus ingrate, de « la laide fidèle ». À chaque pas, il faut se demander jusqu’à quel point la fidélité est obligatoire et la laideur permise. L’accord entre l’exactitude de la pensée et l’aisance de la phrase est chose parfois bien délicate, et l’on se prend à regretter l’âge d’or où les praticiens de la vieille école, après avoir contemplé de loin les écueils de leur texte, poursuivaient tranquillement leur chemin en s’en tenant à une respectueuse distance. Avec notre pièce il se présente d’ailleurs un bien autre embarras, pour qui s’avise de la vouloir mettre en français. C’est véritablement sur un sable mouvant qu’on en est réduit à s’avancer, puisqu’il n’existe pas de texte définitif. Adopter la variante de tel éditeur, c’est se condamner fatalement à un contre-sens vis-à-vis de deux ou trois autres, et s’exposer de leur part à ce cri de « haro » aussi connu que redouté du traducteur. Mais la pièce n’avait jamais été transportée ou imitée dans notre langue. Il nous a semblé qu’il était temps qu’elle le fût et qu’un Parisien pût s’en donner le plaisir tout aussi bien qu’un indigène de la Géorgie. Nous nous sommes donc armé de témérité pour déblayer la voie, tantôt en suivant la leçon de M. Ephrémove, qui a donné six éditions en quelques années, tantôt en prenant au contraire pour guide M. Garousove, qui a enrichi la sienne de tant de commentaires précieux. Puisse notre éclectisme ne pas nous avoir trop souvent égaré ! Puissions-nous surtout, quel que soit le sort réservé à notre entreprise, avoir contribué, dans la modeste mesure de nos forces, à ébranler cet antique paradoxe, un peu trop accrédité sur les bords de la Spree et de la Tamise, je n’ajoute pas sur ceux de la Seine, d’après lequel il n’y aurait pas plus de littérature que de civilisation en Russie[88] !

 

Péterbourg, juin 1884.

 

LE MALHEUR D’AVOIR DE L’ESPRIT

 

PERSONNAGES

 

Paul Athanasiévitche Famousove, fonctionnaire au service du trésor.

Sophie Pavlovna, sa fille.

Lise, servante.

Alexis Stépanovitche Moltchaline, secrétaire de Famousove et vivant dans sa maison.

Alexandre Andréévitche Tchatzkii.

Le colonel Skalozoube, Serge Sergièvitche.

Natalie Dmitrievna Goritchéva, jeune dame.

Platon Mikhaïlovitche Goritchève, son mari.

Le prince Tougooukhovskii et la princesse, sa femme, avec leurs six filles.

La comtesse Khrioumina, avec la comtesse sa petite-fille.

Antoine Antonotitche Zagorietzkii.

La vieille Khlestova, belle-sœur de Famousove.

Monsieur N.

Monsieur D.

Répétilove.

Pierre et plusieurs autres domestiques.

Quantité d’invités de toute espèce avec leurs laquais au moment du départ.

Valets de chambre de Famousove.

 

L’action se passe à Moscou, chez Famousove.

 

 

ACTE PREMIER.

Un salon avec une grande horloge. À droite une porte conduisant à la chambre de Sophie, où l’on entend un piano et une flûte, qui bientôt se taisent. Lise, au milieu de la chambre, dort, penchée hors d’un fauteuil. C’est le matin ; le jour ne fait que commencer à poindre.

 

 

Scène Ire.

 

LISE. (Elle se réveille en sursaut, se lève du fauteuil et regarde autour d’elle.)

Il fait jour !... Ah ! comme la nuit a passé vite ! Hier j’ai demandé à aller dormir, — refus : « Nous attendons un ami ; il faudra avoir l’œil en éveil ! Ne t’endors pas, jusqu’à ce que tu glisses de ta chaise. » Et maintenant, à peine ai-je fait un petit somme, voilà qu’il est jour !... Il faut les avertir. (Elle frappe à la porte de Sophie.) Monsieur ! Mademoiselle ! Eh ! Sophie Pavlovna ! Gare à vous ! Votre entretien a duré plus que la nuit. Êtes-vous sourds ?... Alexis Stépanytche ! Maîtresse !... Il n’y a pas de peur pour eux ! (Elle s’éloigne de la porte.) Et monsieur qui peut arriver, comme un hôte qu’on n’a pas invité ! Servez donc, je vous le conseille, une demoiselle amoureuse ! (Retournant à la porte.) Allons ! séparez-vous ! Le matin est arrivé. — Eh bien ! qu’est-ce ?

 

VOIX DE SOPHIE.

Quelle heure est-il ?

 

LISE.

Tout le monde est levé dans la maison.

 

SOPHIE (de sa chambre).

 

Quelle heure est-il ?

 

LISE.

Sept heures, huit heures, neuf heures...

 

SOPHIE (du même endroit).

Ce n’est pas vrai.

 

LISE (à distance de la porte).

Ah ! maudit amour ! Ils entendent, et ne veulent pas comprendre. Ils n’auraient pourtant qu’à ouvrir les volets !... Ah ! je m’en vais avancer l’horloge. Tant pis, je sais bien qu’on me grondera, mais je vais la faire jouer[89]. (Elle grimpe sur une chaise et pousse l’aiguille. L’horloge sonne et se met à jouer.)

 

 

Scène II.

 

LISE, FAMOUSOVE.

 

 

LISE.

Ah ! Monsieur !

 

FAMOUSOVE.

Oui-dà, monsieur ! (Il arrête la musique de l’horloge.) Voyez-moi cette coquine de fille ! Je ne pouvais pas m’imaginer quel malheur était arrivé. — Tantôt c’est une flûte qu’on entend, tantôt comme un piano. Pour Sophie, ç’aurait été trop tôt.

 

LISE.

Non, maître, je... C’est presque par hasard...

 

FAMOUSOVE.

Allons donc ! Par hasard ! Il faut avoir toujours l’œil sur vous. À coup sûr tu avais une intention. (Il s’approche tout près d’elle et se met à la lutiner.) Ah ! mauvaise herbe, polissonne !

 

LISE.

C’est vous qui êtes un polisson ! Ces mines-là conviennent bien à la vôtre !

 

FAMOUSOVE.

Tu fais la prude, mais tu n’as que des niches et des farces dans l’esprit.

 

LISE.

Laissez-moi... C’est vous-même qui êtes un farceur. Rappelez-vous que vous êtes vieux...

 

FAMOUSOVE.

Oh ! à peine.

 

LISE.

Voyons ! Si quelqu’un arrive, que deviendrons-nous tous deux ?

 

FAMOUSOVE.

Qui viendrait ici ? Pour sûr Sophie sommeille...

 

LISE.

Elle s’endort à l’instant.

 

FAMOUSOVE.

À l’instant ? Et la nuit ?

 

LISE.

Toute la nuit elle a lu.

 

FAMOUSOVE.

Voyez un peu quelles fantaisies lui prennent !

 

LISE.

C’est toujours du français qu’elle lit, à haute voix, après s’être enfermée.

 

FAMOUSOVE.

Dis lui donc que ça ne sert à rien de s’abîmer les yeux et qu’à lire le profit n’est pas grand. Avec ses livres français, elle, elle perd le sommeil ; mais, moi, avec les russes, je dors profondément.

 

LISE.

Quand elle se lèvera, je ferai la commission. Allez-vous en maintenant, de grâce ; vous la réveillerez, j’en ai peur.

 

FAMOUSOVE.

Qui réveiller ? C’est toi-même qui fais marcher l’horloge, qui donnes un concert à tout le quartier.

 

LISE (aussi haut que possible).

Eh ! finissez, monsieur !

 

FAMOUSOVE (lui fermant la bouche).

Mon Dieu ! comme tu cries ! Perds-tu l’esprit ?

 

LISE.

Je crains que de tout ceci il ne sorte...

 

FAMOUSOVE.

Quoi ?

 

LISE.

Il est temps, monsieur, que vous le sachiez... vous n’êtes plus un enfant. Chez les jeunes filles le sommeil du matin est si léger ! Il suffit qu’on fasse grincer une porte, qu’on chuchote, elles entendent tout...

 

FAMOUSOVE.

Tu ne fais que mentir !

 

VOIX DE SOPHIE.

Eh ! Lise !

 

FAMOUSOVE.

Tss ! (Il s’esquive hors de la chambre sur la pointe des pieds.)

 

LISE (seule).

Il est parti... Ah ! il faut se tenir à distance des maîtres. Auprès d’eux à chaque instant quelque malheur est prêt pour nous. Plus que toutes les afflictions, que la colère comme l’amour de ceux qui commandent nous soient épargnés !

 

 

Scène III.

 

LISE, SOPHIE, avec une bougie, derrière elle

MOLTCHALINE.

 

 

SOPHIE.

Que t’est-il donc arrivé, Lise ? Tu fais un bruit...

 

LISE.

Sans doute, il vous est dur de vous séparer ? On a beau s’enfermer jusqu’au jour, cela semble peu de chose.

 

SOPHIE.

Oui, en vérité, il fait jour ! (Elle souffle la bougie.) Le jour, c’est la peine... Comme les nuits passent rapidement !

 

LISE.

Vous vous affligez toujours ; personne n’y peut rien. Votre père vient de venir ici. J’étais morte de peur. J’ai louvoyé devant lui ; je ne sais plus ce que j’ai conté ! Ah çà, pourquoi restez-vous plantés là ? Allons, monsieur, faites un profond salut et partez. Mon cœur défaille. Regardez à l’horloge, jetez un coup d’œil par la fenêtre : il y a longtemps que les gens se pressent dans la rue, et que dans la maison on fait du bruit, on va, on vient, on balaye, on range.

 

SOPHIE.

Les gens heureux ne regardent pas à l’horloge.

 

LISE.

N’y regardez pas, vous le pouvez ; mais le compte que vous aurez à régler, c’est moi, pour sûr, qui le paierai.

 

SOPHIE (à Moltchaline).

Partez ! Résignons-nous à nous ennuyer encore toute la journée.

 

LISE.

Dieu vous garde !... Retirez donc votre main ! (Elle les sépare. Moltchaline à la porte se heurte contre Famousove.)

 

 

Scène IV.

 

LES MÊMES, FAMOUSOVE.

 

 

FAMOUSOVE.

Que signifie ceci ? Moltchaline, toi, mon cher ?

 

MOLTCHALINE.

Moi-même, monsieur.

 

FAMOUSOVE.

Pourquoi es-tu ici ? Et à cette heure ? Et Sophie ? Bonjour, Sophie. Comment t’es-tu levée sitôt ? Hein ? Pour quel travail ? Et comment Dieu vous a-t-il réunis si mal à propos ?

 

SOPHIE.

Il ne fait qu’entrer.

 

MOLTCHALINE.

Je rentre à l’instant même de la promenade...

 

FAMOUSOVE.

Mon ami, tu peux bien aller chercher plus loin une petite rue pour te promener. Et toi, mademoiselle ! À peine as-tu sauté de ton lit... tu es avec un homme, et un jeune encore ! Belle occupation pour une jeune fille ! Durant la nuit entière tu lis des sornettes, et voilà le fruit de ces livres ! Tout cela, c’est la faute au pont des Maréchaux[90] et à ces sempiternels Français ! C’est de là que nous viennent les modes, les auteurs et les Muses, tout ce qui ruine nos bourses et nos cœurs. Quand le Créateur nous délivrera-t-il de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs épingles pour les cheveux, de leurs épingles pour les robes, de leurs boutiques de livres et de leurs boutiques de pâtisseries !

 

SOPHIE.

Pardonnez-moi, mon père... La tête me tourne ! J’ai peine dans mon effroi à reprendre haleine. Il vous a plu d’entrer si brusquement ! Cela m’a fort troublée.

 

FAMOUSOVE.

Grand merci ! Je suis entré ici trop vite ! J’ai gêné, j’ai effrayé ! C’est moi-même, Sophie Pavlovna, qui suis dérangé ! Pendant la journée, pas de repos ; je me démène absolument comme un possédé ; toujours des soucis à propos de mon devoir, de mon service ; celui-ci m’obsède, puis un autre ; tous ont affaire à moi ! Mais pouvais-je m’attendre à de nouveaux tracas, à être trompé ?

 

SOPHIE (toute en larmes).

Par qui, mon cher papa ?

 

 

FAMOUSOVE.

Ah çà, vous verrez qu’ils me reprocheront de gronder sans motif ! Point de larmes : ce que je dis est sérieux. Est-ce que, depuis ton berceau, on n’a pas veillé sur ton éducation ? Ta mère mourut ; j’eus le bonheur de prendre à gages dans madame Rozier une seconde mère pour toi. C’était une vieille qui valait son pesant d’or ; je te confiai à sa surveillance. Elle était avisée, d’un caractère paisible, de principes rares... Une seule chose n’est pas à son avantage : pour cinq cents roubles de plus par an, elle s’est laissé embaucher par d’autres. Mais après tout il ne s’agit pas d’elle. Un second modèle n’est pas nécessaire, quand on a sous les yeux l’exemple de son père. Regarde-moi ; je ne fais pas parade de ma constitution, mais je suis vert et frais, quoique mes cheveux grisonnent, libre, veuf, maître de moi-même, connu pour ma conduite monastique...

 

LISE.

Je me permettrai, monsieur...

 

FAMOUSOVE.

Silence ! — Affreux siècle ! Tu ne sais qu’imaginer ! Tout le monde se croit une sagesse au-dessus de son âge, les filles surtout ! Ah ! fous que nous sommes ! En sommes-nous assommés de ces langues étrangères ! Nous prenons des vagabonds à domicile ou au cachet, afin de tout apprendre à nos filles, oui, tout, la danse, le chant, les tendresses, les soupirs, comme si nous les destinions à devenir des femmes de saltimbanques ! — Ah çà, toi, le visiteur ? Pourquoi te trouves-tu ici, mon beau monsieur ? Tu étais sans parents, et je t’ai réchauffé chez moi, je t’ai introduit dans ma famille, je t’ai donné le rang d’assesseur et je t’ai pris pour secrétaire ; c’est par mon entremise que tu as été transféré à Moscou. Sans moi, tu aurais moisi à Tvère.

 

SOPHIE.

Je ne m’explique pas du tout votre colère. Il demeure ici, dans la maison. Le grand malheur ! Il allait dans une chambre, il est tombé dans une autre !

 

FAMOUSOVE.

Il est tombé ! Ou il a voulu tomber... Mais vous étiez ensemble ! Pourquoi ? Il n’est pas possible que ce soit par hasard.

 

SOPHIE.

Voici cependant à quoi se réduit toute l’histoire : lorsque, il y a un instant, vous étiez ici avec Lise, votre voix m’a effrayée d’une façon extraordinaire, et je suis accourue de toute la vitesse de mes pieds...

 

FAMOUSOVE.

Voyez un peu ! C’est sur moi qu’elle rejette tout ce vacarme. Ma voix leur a fait peur mal à propos.

 

SOPHIE.

Au milieu d’un rêve confus une bagatelle nous effraye. Voulez-vous que je vous le raconte, ce rêve ? Vous comprendrez alors...

 

FAMOUSOVE.

Qu’est-ce que cette histoire-là ?

 

SOPHIE.

Faut-il vous le raconter ?

 

FAMOUSOVE.

Eh bien ! soit. (Il s’assied.)

 

SOPHIE.

Permettez donc... Voyez-vous ?... Tout d’abord une prairie couverte de fleurs, et moi j’y cherchais une plante quelconque, je ne me souviens plus à présent, en plein jour. Tout à coup un aimable jeune homme, un de ceux qu’à première vue il semble qu’on connaisse depuis longtemps, apparut devant moi, séduisant et plein d’esprit, mais timide... Vous savez, quand on est pauvre de naissance...

 

FAMOUSOVE.

Ah ! ma chère, n’achève pas ! Quand on est pauvre, on ne fait pas la paire avec toi.

 

SOPHIE.

Ensuite tout s’abîme, la prairie et les cieux. Nous nous trouvâmes dans une chambre obscure... Pour compléter le prodige, le plancher s’entrouvrit, et vous en sortîtes, blanc comme la mort et les cheveux hérissés ! Alors les portes s’écartèrent avec le bruit du tonnerre, et je ne sais quels êtres, ni hommes ni bêtes, se jetèrent entre nous, et se mirent à tourmenter celui qui était assis avec moi..., qui m’aurait été plus cher que tous les trésors ! Je veux aller vers lui, vous m’entraînez avec vous ! Les gémissements, les hurlements, les ricanements, les sifflements des monstres nous accompagnent ! Il crie aussitôt. Je me réveille... Quelqu’un parle. C’était votre voix. — Pourquoi, me dis-je, de si bonne heure ? J’accours ici, et je vous trouve tous les deux.

 

FAMOUSOVE.

Oui, c’est un vilain rêve, quand j’y réfléchis. Il y a de tout là-dedans, si ce ne sont pas des mensonges : des diables, de l’amour, de l’effroi, des fleurs, Mais toi, mon beau monsieur ?

 

MOLTCHALINE.

J’ai entendu votre voix....

 

FAMOUSOVE.

C’est plaisant ! Ils n’ont que ma voix dans la tête ! Comme c’est bien dans l’ordre que tout le monde l’entende et qu’elle fasse rassembler tout le monde avant l’aurore ! C’est au bruit de ma voix que tu t’es empressé de venir ! Pourquoi cela ? Parle.

 

MOLTCHALINE.

C’était avec ces papiers, monsieur...

 

FAMOUSOVE.

Ah ! il ne manquait plus que cela ! Comment, de grâce, ce beau zèle pour les écritures est-il survenu brusquement ? (Il se lève.) Pour toi, ma petite Sophie, je te donnerai du repos. Il y a des rêves étranges, mais, en plein jour, on voit des choses plus étranges encore. Tu cherchais une plante ; tu as mis moins de temps à rencontrer un ami. Chasse ces sornettes de ta tête ! Là où il y a miracle, il y a peu de place pour le bon sens. Va te remettre au lit, et dormir de nouveau. (À Moltchaline.) Allons examiner ces papiers.

 

MOLTCHALINE.

Je les ai apportés seulement pour en rendre compte, parce qu’on ne peut pas les laisser partir sans corrections ; il y en a qui contiennent des choses contradictoires, et beaucoup d’impraticables.

 

FAMOUSOVE.

La seule crainte mortelle que j’aie, c’est qu’il ne s’en entasse une multitude. Si on vous laissait faire à votre guise, tout resterait en plan. Pour moi, que le travail soit bien ou mal fait, voici mon principe : une fois signé, plus rien sur les épaules. (Il sort avec Moltchaline ; à la porte, il le fait passer devant.)

 

 

Scène V.

 

SOPHIE, LISE.

 

 

LISE.

Ah ! nous voici vraiment à la fête et voilà bien du plaisir pour vous ! Mais non, à présent il n’y a pas de quoi rire ! Tout est sombre pour les yeux et on a la mort dans l’âme. Péché n’est pas malheur, c’est ce qu’on en dit qui n’est pas bon.

 

SOPHIE.

Que m’importe à moi ce qu’on dit ? Que chacun juge comme il veut. Oui, mon père me donner à penser : il est grondeur, inquiet, brusque[91]. Il a toujours été ainsi, mais dorénavant... Tu peux juger.

 

LISE.

Ce n’est pas d’après ce qu’on raconte que je juge, mademoiselle. Il vous enfermera. Passe encore, si c’était avec moi ! Mais, Dieu me garde ! du même coup il nous mettra tous à la porte, Moltchaline et moi...

 

SOPHIE.

N’oublie pas comme le bonheur est capricieux ! Il arrive pis, et néanmoins les choses s’arrangent. Lorsqu’un rien venait affliger notre esprit, nous oubliions tout en faisant de la musique, et le temps s’écoulait si facilement ! Le destin semblait nous protéger. Pas d’inquiétude, pas de trouble... Mais le chagrin guette dans un coin !

 

LISE.

Voilà ce que c’est, mademoiselle ! Vous ne daignez jamais faire cas de mon sot jugement ! Oui, voilà le malheur ! Pourquoi voulez-vous un meilleur prophète ? Je vous l’avais bien répété : de cet amour-là il ne sortira rien de bon pour vous, rien dans les siècles des siècles ! Votre père est comme tout le monde à Moscou. Il désirerait un gendre avec des étoiles sur la poitrine et de hautes dignités ; mais chez nous on peut avoir des étoiles sur la poitrine et n’avoir pas de fortune. Or, cela s’entend, il lui voudrait aussi de l’argent, afin de bien vivre, afin de pouvoir donner des bals. Tel est, par exemple, le colonel Skalozoube ; — un sac d’or, qui vise à devenir général.

 

SOPHIE.

Dieu ! qu’il est séduisant ! Et quel plaisir je goûte à l’entendre parler de ses manœuvres de front ou de file ! Il n’a pas dit un mot spirituel depuis sa naissance. Je ne saurais que choisir d’être à lui ou d’aller me jeter à l’eau !

 

LISE.

Oui, on peut le dire, bien qu’il parle beaucoup, il n’est pas très malin. Mais, dans l’armée, ou dans l’administration, qui est aussi sensible, aussi gai, aussi piquant qu’Alexandre Andréitche Tchatzkii ? Ce n’est pas pour vous tourmenter... Il y a longtemps de cela, n’y revenons pas. Mais on peut se souvenir...

 

SOPHIE.

Se souvenir ? De quoi ? Il s’entend admirablement à se moquer de tout le monde, il bavarde, il plaisante, cela me distrait. Il est permis de partager l’hilarité générale.

 

LISE.

C’est là tout, croyez-vous ? Il versa des larmes, je me le rappelle, le malheureux, quand il se sépara de vous. « Quoi, vous pleurez, monsieur ? Vivez donc en riant. » Mais lui de répondre : « Ce n’est pas sans cause, Lise, que je pleure. Qui sait ce que je retrouverai quand je serai de retour et combien peut-être j’aurai perdu ? » L’infortuné ! C’est comme s’il avait su qu’en trois ans...

 

SOPHIE.

Ne prends pas, je te prie, trop de liberté. Il se peut que j’aie agi très légèrement, je le sais, je l’avoue ; mais en quoi ai-je trahi ? et qui ? de façon qu’on me reproche une infidélité. Oui, c’est vrai, Tchatzkii et moi nous avons été élevés, nous avons grandi côte à côte. L’habitude d’être chaque jour ensemble d’une manière continue nous lia d’une amitié enfantine ; mais ensuite il changea de demeure. Déjà il s’ennuyait chez nous et il fréquentait rarement notre maison. Puis il fit semblant d’être amoureux, devint exigeant, chagrin. Piquant, spirituel, beau parleur, particulièrement heureux en amis, il a pris une très haute idée de lui-même. L’envie de voyager l’a brusquement saisi... Ah ! quand on aime quelqu’un, pourquoi courir après l’esprit et s’en aller si loin ?

 

LISE.

Où erre-t-il ? Dans quelles contrées ? On dit qu’il est allé faire une cure aux eaux, pas pour une maladie, je gage ; par chagrin, plus sûrement.

 

SOPHIE.

Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est heureux là où les gens sont le plus ridicules. Celui que j’aime, moi, n’est pas fait de la sorte. Moltchaline est prêt à s’oublier pour les autres. Ennemi de l’insolence, il agit toujours avec timidité, jamais en téméraire... Avec qui serait-il possible de passer ainsi une nuit tout entière ? Nous restons assis, et, dehors, depuis longtemps il fait déjà jour... Sais-tu de quoi nous nous occupons ?

 

LISE.

Dieu le sait, mademoiselle ! Est-ce que cela me regarde ?

 

SOPHIE.

Il me prend la main, la presse sur son cœur, soupire du plus profond de son âme ! Aucun mot trop libre ! Et la nuit tout entière passe ainsi, la main dans la main, sans qu’il détourne de moi ses yeux. (Lise rit.) Tu ris ? Se peut-il ? En quoi t’ai-je donné lieu d’éclater ainsi de rire ?

 

LISE.

À moi, mademoiselle ? Votre tante vient de me revenir à l’esprit, lorsque ce jeune Français s’est enfui de chez elle. La chère colombe ! Elle voulait enterrer son dépit, mais elle n’y parvint pas. Elle oublia de noircir ses cheveux, et en trois jours elle était devenue grise. (Elle continue à rire aux éclats.)

 

SOPHIE (avec chagrin).

Voilà comment plus tard on parlera de moi !

 

LISE.

Pardonnez-moi ! Vrai comme Dieu est saint, je voulais seulement que ce fou-rire pût vous divertir un peu.

 

 

Scène VI.

 

SOPHIE, LISE, UN DOMESTIQUE.

 

 

LE DOMESTIQUE.

Alexandre Andréitche Tchatzkii vient vous voir.

 

 

Scène VII.

 

SOPHIE, LISE, TCHATZKII.

 

 

TCHATZKII.

Il fait à peine jour, je suis déjà sur mes pieds, — et aux vôtres ! (Il lui embrasse la main avec feu.) Eh bien ! Embrassez donc ! Vous ne m’attendiez pas ? Parlez. Ah çà ! Êtes-vous contente ? Non ? Regardez moi bien en face ? Vous êtes étonnée ? Rien de plus ? Voilà un accueil ! Comme s’il ne s’était pas écoulé une semaine, comme si hier nous nous étions ennuyés l’un l’autre à périr ! Pas un brin d’amour ! Que vous êtes bonne ! Et, pendant ce temps, oubliant tout, perdant haleine, en quarante-cinq heures, sans fermer l’œil un instant, j’ai franchi plus de sept cents verstes, malgré le vent, la tempête... Complètement perdu, je suis tombé plus d’une fois, et voilà la récompense de mes exploits !

 

SOPHIE.

Oh ! Tchatzkii, je suis très contente de vous voir.

 

TCHATZKII.

Vous êtes contente ! À la bonne heure ! Seulement, franchement, qui montre ainsi sa joie ? Il me semble qu’au bout du compte en faisant geler gens et chevaux je n’ai fait plaisir qu’à moi-même.

 

LISE.

Eh bien ! monsieur, si vous aviez été derrière la porte, mon Dieu ! il n’y a pas cinq minutes, nous étions en train de parler de vous ! Mademoiselle, dites-le lui vous-même.

 

SOPHIE.

En tout temps, pas seulement à présent. Vous ne pouvez pas me faire de reproches. Dès que quelqu’un paraissait, ouvrait la porte, en passant, par hasard, venant de l’étranger, de loin, je lui demandais toujours, ne fût-ce qu’un marin, s’il ne vous avait pas rencontré quelque part en voiture de poste ?

 

TCHATZKII.

Admettons qu’il en soit ainsi ! Heureux qui a la foi ! Tout lui sourit dans le monde ! Ah ! mon Dieu, suis-je donc vraiment ici de nouveau ! À Moscou ! Chez vous ! Mais comment vous reconnaître ? Où est-il le vieux temps ? Où est-il, cet âge innocent, lorsque, pendant les longues soirées, tous les deux nous apparaissions, nous disparaissions ça et là, jouant bruyamment sur les chaises et sur les tables ? Alors votre père avec la gouvernante était à son piquet... Nous deux, dans un petit coin sombre..., il me semble que c’était dans celui-ci..., vous rappelez-vous ? Nous frissonnions, dès qu’une petite table, une porte faisait du bruit.

 

SOPHIE.

Enfantillage !

 

TCHATZKII.

Oui, mais maintenant, à dix-sept ans, vous vous êtes épanouie d’une manière ravissante, incomparable, vous le savez, et, parce que vous êtes modeste, vous ne faites pas attention au monde. N’êtes-vous pas amoureuse de quelqu’un ? Je vous en prie, répondez-moi, sans réfléchir. C’est assez se troubler comme cela.

 

SOPHIE.

Eh ! n’importe qui serait troublé par des questions rapides et un regard curieux...

 

TCHATZKII.

Pardonnez ! Si on ne vous admire, qui admirera-t-on ? Qu’est-ce que Moscou va me montrer de nouveau ? Hier il y a eu un bal, et demain il y en aura deux. Un tel a fait une demande en mariage..., et a réussi ; mais celui-là a frappé à faux. Toujours les mêmes conversations et les mêmes vers dans les albums.

 

SOPHIE.

Des méchancetés sur Moscou ! Voilà ce que c’est que de voir le monde ! Où les choses sont-elles mieux ?

 

TCHATZKII.

Où nous ne sommes pas. Voyons, que devient votre père ? Est-il toujours ce vieux et fidèle membre du Club Anglais, fidèle jusqu’au tombeau ? Votre oncle a-t-il achevé sa carrière ? Et l’autre... Ah ! son nom ?... Est-il Turc, est-il Grec ? Le mauricaud, monté sur des jambes de grue... Je ne sais plus comment on l’appelle ? Partout où vous allez, il est toujours là, dans les salles à manger comme dans les salons ! Et ce trio qu’on rencontre sans cesse sur les boulevards, et qui se rajeunit depuis un demi-siècle ? Ils ont un million de parents, et avec le concours de leurs sœurs ils pourraient être apparentés avec l’Europe entière. Et notre cher petit soleil, notre trésor ? Il porte écrit sur son front : théâtre et bal masqué. Sa maison est peinte en vert, si bien qu’on dirait un petit bois. Lui-même, il est gros, mais ses artistes ne sont pas gras. À un bal, vous souvenez-vous ? à nous deux, nous découvrîmes, derrière des écrans, dans l’une des chambres les plus secrètes, quoi ! un homme caché qui imitait le rossignol, chantre de l’été pendant l’hiver. Et cet autre, le phthisique, votre cousin, l’ennemi des livres, qui s’est implanté dans le comité d’instruction, et a demandé à grands cris qu’on jurât que personne ne saurait ou n’apprendrait plus l’alphabet ?... Le destin me condamne à les revoir ! Vivre avec eux n’est pas gai, mais en qui ne trouve-t-on pas des taches ? Lorsqu’on a voyagé et qu’on rentre chez soi, la fumée même de la patrie nous est douce et agréable !

 

SOPHIE.

Vraiment, il faudrait vous réunir avec ma tante, pour passer en revue toutes nos connaissances.

 

TCHATZKII.

Ah ! votre tante ! Est-elle toujours jeune fille, comme Minerve ? Toujours demoiselle d’honneur de Catherine Première ? Sa maison est-elle pleine de jeunes pupilles et de petits chiens ? Oui, passons à l’éducation. Est-ce qu’à présent on se donne autant de mal qu’autrefois pour recruter des régiments de précepteurs, d’autant plus nombreux qu’ils sont moins payés ? Ce n’est pas qu’ils soient bien avancés en fait de science : en Russie, sous des peines sévères, nous avons ordre de prendre le premier venu pour un historien ou pour un géographe ! Notre Mentor — vous souvenez-vous, comme son bonnet, sa robe de chambre, son index, tous ces attributs de l’enseignement troublaient nos timides esprits ! Comme, depuis notre plus jeune âge, nous étions habitués à croire que, pour nous, sans les étrangers, il n’y avait point de salut ! Et le Français Guillaumé, cette girouette ? N’est-il pas encore marié ?

 

SOPHIE.

À qui ?

 

TCHATZKII.

Mais à n’importe quelle princesse, à Pulchérie Andrevna, par exemple ?

 

SOPHIE.

Un maître à danser ? Allons donc !

 

TCHATZKII.

Eh bien ! mais c’est aussi un homme du monde. À nous autres on demande d’avoir une terre et un rang. Mais Guillaumé... Est-ce encore la mode à présent ici ? Dans les grandes réunions comme dans les fêtes de paroisse, voit-on toujours régner le mélange des langues, celle de la France et celle de Nijni-Novgorode ?

 

SOPHIE.

Un mélange de langues ?

 

TCHATZKII.

Parbleu ! de ces deux-là. On ne peut s’en passer.

 

LISE.

Mais il serait difficile avec les deux d’en tailler une comme la vôtre.

 

TCHATZKII.

Du moins, la mienne n’est pas hautaine. C’est quelque chose de nouveau ! Je profite d’un instant, où le plaisir de vous revoir me ranime et me rend bavard. Mais est-ce qu’il n’y a pas des moments où je suis plus bête que Moltchaline ? Où est-il, à propos ? N’a-t-il pas encore rompu le cachet du silence ? Autrefois, dès qu’il apercevait un cahier de chansons nouvelles, il vous obsédait avec son : « Permettez-moi de les copier ! » Du reste il fera son chemin tout comme un autre. À présent on aime fort les muets[92].

 

SOPHIE (à part).

 

Ce n’est pas un homme, c’est un serpent. (Haut et avec affectation.) J’ai quelque chose à vous demander : Est-il arrivé que, en riant, ou dans un moment de chagrin, par erreur, vous ayez dit du bien de quelqu’un ? Si ce n’est maintenant, du moins peut-être dans votre enfance...

 

TCHATZKII.

Lorsque tout était tendre, délicat, vert encore ? Mais pourquoi remonter si loin ? Voici quelque chose de bien que j’ai fait pour vous. À l’instant même, tout retentissant du bruit des grelots, jour et nuit à travers la solitude couverte de neige, j’accours vers vous, la tête brisée ! Et comment est-ce que je vous trouve ? Dans je ne sais quelle attitude sévère ! Voilà une demi-heure que j’endure votre froideur ! Un vrai visage de sainte femme en pèlerinage !... Et, malgré tout, je vous aime à en perdre la raison. (Un instant de silence). Voyons, se peut-il que toutes mes paroles soient des piqûres et tendent au malheur de quelqu’un ? S’il en est ainsi, c’est que mon esprit n’est pas d’accord avec mon cœur. Je me moque un instant de ce qu’il y a de plus excentrique chez les gens ou les choses qui le sont, et puis j’oublie tout. Mais commandez-moi de me jeter dans le feu, j’irai comme à dîner.

 

SOPHIE.

Soit, c’est bien ! Jetez-vous y donc, mais si vous ne brûlez pas... ?

 

 

Scène VIII.

 

SOPHIE, LISE, TCHATZKII, FAMOUSOVE.

 

 

FAMOUSOVE.

Bon ! Voilà l’autre !

 

SOPHIE.

Ah ! cher père, le songe se réalise. (Elle sort).

 

FAMOUSOVE (vers elle, à demi-voix).

Maudit songe !

 

 

Scène IX.

 

FAMOUSOVE, TCHATZKII (regardant la porte par laquelle Sophie est sortie).

 

 

FAMOUSOVE.

Ah çà, tu nous en as joué, un tour ! En trois ans tu n’as pas écrit deux mots, et tu nous tombes tout à coup comme des nuages. (Ils se pressent dans les bras l’un de l’autre.) Bonjour, l’ami ! Bonjour, mon cher, bonjour ! Raconte-moi. Pour sûr tu as toute prête une collection d’importantes nouvelles ? Assieds-toi là, parle au plus vite ! (Ils s’asseyent.)

 

TCHATZKII (d’un air distrait).

Comme Sophie Pavlovna a embelli chez vous !

 

FAMOUSOVE.

Pour vous autres, jeunes gens, il n’y a point d’autre affaire que de remarquer la beauté des jeunes filles. Elle a dit quelque chose à la légère, et toi, je gage, tu t’es laissé aller aux espérances, tu es enchanté...

 

TCHATZKII.

Hélas ! non, je suis peu gâté en fait d’espérances.

 

FAMOUSOVE.

« Mon songe se réalise ! » a-t-elle eu soin de chuchoter. — Tu as donc le projet...

 

TCHATZKII.

Moi ? Je n’ai aucun projet.

 

FAMOUSOVE.

De qui a-t-elle rêvé ? Qu’est-ce que cela signifie ?

 

TCHATZKII.

Je ne devine pas les rêves.

 

FAMOUSOVE.

Ne la crois pas : ce ne sont que des sottises.

 

TCHATZKII.

J’en crois mes propres yeux. Jamais je n’ai rencontré, et j’en donnerai ma signature[93], rien qui lui ressemble, si peu que ce soit !

 

FAMOUSOVE.

Il y revient toujours. Allons ! raconte-moi en détail où tu as été, où tu as vagabondé durant tant d’années ? D’où arrives-tu à présent ?

 

TCHATZKII.

C’est bien le moment pour moi ! Je voulais parcourir le monde tout entier, et je n’en ai pas parcouru la centième partie. (Il se lève précipitamment.) Je vous quitte ! Je me suis dépêché pour vous voir le plus vite possible, je n’ai pas mis pied à terre chez moi. Adieu ! Avant une heure je reviendrai et je n’oublierai pas les plus petits détails. Ce sera pour vous d’abord, ensuite vous le raconterez partout. (À la porte.) Qu’elle est charmante ! (Il sort.)

 

 

Scène X.

 

 

FAMOUSOVE (Seul).

Lequel des deux ? — « Ah ! cher père ! mon songe se réalise ! » Et elle me dit cela tout haut ! Allons ! C’est ma faute ! Quelle bévue j’ai commise ! Moltchaline tantôt m’avait inspiré des soupçons. À présent... oui, du feu, c’est tomber dans la flamme. L’un est un mendiant, l’autre un ami, soit, mais un freluquet, bien connu comme dissipateur, comme cerveau-brûlé ! Quel métier, Seigneur, que d’être le père d’une grande fille ! (Il sort.)

 


ACTE DEUXIÈME.

 

Scène Ire.

 

FAMOUSOVE, UN DOMESTIQUE.

 

 

FAMOUSOVE.

Pierre ! Tu as toujours quelque chose de nouveau dans tes habits — un trou au coude ! Çà, donne l’agenda. Lis, pas comme un sacristain, mais avec du sentiment, avec intelligence, avec des pauses. Attends un peu. Fais une marque en noir sur la feuille pour que je me rappelle, en face de la semaine prochaine : « Mardi, invité chez Prascovie Fédorovna pour manger une truite. » — Ah ! que le monde est donc étrangement fait ! Dès qu’on fait un peu de philosophie, l’esprit vous en tourne ! Tantôt c’est un jeûne, et tantôt un bon dîner ! On mange pendant trois heures, et en trois jours on n’a pas tout digéré ! Note bien : le même jour... non, non, « jeudi, invité à un enterrement. » Ah ! pauvre espèce humaine ! Comme on oublie que chacun de nous doit aller se fourrer là-dedans, à l’intérieur de ce petit coffre, où l’on ne peut se tenir ni debout ni assis. Mais pour celui qui, par sa vie honorable, veut laisser un souvenir derrière lui, en voilà un modèle ! Le défunt était un chambellan respecté, avec la clé, et il a su faire avoir la clé à son fils ; il était riche, et il a épousé une femme riche ; il a marié tour à tour ses enfants, ses petits-enfants ; il est mort, et tout le monde parle de lui avec tristesse ! Cosme Pétrovitche ! La paix soit avec lui ! Quels gros bonnets dans Moscou passent de vie à trépas ! Écris pour jeudi, tout à la suite, ce peut être aussi pour vendredi, ce peut être pour samedi : « Aller chez la veuve du docteur, pour le baptême. » Elle n’est pas accouchée, mais, d’après mon calcul, elle doit certainement accoucher.

 

 

Scène II.

 

FAMOUSOVE, LE DOMESTIQUE, TCHATZKII.

 

 

FAMOUSOVE.

Ah ! Alexandre Andréitche ! Soyez le bienvenu ! Asseyez-vous donc.

 

TCHATZKII.

Vous êtes occupé ?

 

FAMOUSOVE (au domestique).

Va-t-en. (Le domestique sort.) Nous étions en train d’inscrire diverses choses dans le livre afin que je m’en souvienne. On oublie, quoi qu’on fasse.

 

TCHATZKII.

Il me semble que vous êtes devenu moins gai. Dites-moi, pourquoi cela ? Est-ce que j’arrive mal à propos ? Serait-il survenu quelque chagrin à Sophie Pavlovna ? Sur votre visage, dans vos mouvements, il y a de l’agitation.

 

FAMOUSOVE.

Ah ! mon cher, tu as deviné l’énigme ! Je ne suis pas gai !... À mon âge, je ne suis certainement plus en état de danser la rédowa ![94]

 

TCHATZKII.

Personne ne vous invite du reste. Je vous ai seulement demandé deux mots au sujet de Sophie Pavlovna. Ne serait-elle pas souffrante ?

 

FAMOUSOVE.

Allons donc ! Dieu me pardonne ! Voilà cinq mille fois qu’il répète la même chose ! Tantôt il n’y a rien de si charmant au monde que Sophie Pavlovna ; tantôt Sophie Pavlovna est souffrante ! Dis-moi, est-ce qu’elle t’a plu ? Tu as couru le monde, ne voudrais-tu pas te marier ?

 

TCHATZKII.

Que vous importe ?

 

FAMOUSOVE.

Je ne fais pas mal, je crois, de me renseigner. Il me semble que je lui suis un peu parent. Du moins il y a fort longtemps qu’on m’appelle son père et ce n’est pas sans raison.

 

TCHATZKII.

Supposons que je la demande en mariage. Que me diriez-vous ?

 

FAMOUSOVE.

Je te dirais d’abord : ne fais pas de folies. N’administre pas ton bien avec négligence, et, c’est là le grand point, entre au service.

 

TCHATZKII.

Le service m’irait bien, mais la servilité me répugne.

 

FAMOUSOVE.

Vous voilà bien tous, orgueilleux que vous êtes ! Vous devriez vous informer de ce qu’ont fait vos pères ! Vous devriez vous instruire, en jetant les yeux sur vos anciens, sur moi, par exemple, ou bien sur l’oncle défunt Maxime Pétrovitche. Ce n’était pas dans de l’argent qu’il mangeait, c’était dans de l’or ! Cent serviteurs se tenaient à ses ordres. Il disparaissait sous les décorations, et n’allait jamais qu’en voiture à six chevaux. Toujours à la Cour, et à quelle Cour ! Alors ce n’était pas comme aujourd’hui ; il servait sous la tsarine Catherine ! Ah ! dans ce temps-là tout le monde avait de la prestance ! Une prestance d’au moins six cents kilos ![95] On avait beau vous saluer, vous ne baissiez pas même votre toupet. Un grand personnage en faveur, à plus forte raison, n’était pas comme un autre ; il buvait et mangeait différemment. Ah ! mon oncle ! Qu’est-ce que c’est que tes princes ? Qu’est-ce que c’est que tes comtes ? Son regard était sérieux, sa manière d’être, insolente. Mais, quand il fallait de l’obséquiosité, il s’inclinait aussi jusqu’à gagner une courbature. Pendant une réception à la Cour, il lui arriva de trébucher. Il tomba, et de telle façon qu’il manqua de se rompre le cou. Le vieillard se mit à gémir. Sa voix rauque obtint l’honneur d’un sourire auguste ; on daigna rire. Que fit-il ? Il se releva, se rajusta, voulut faire un salut... et tomba encore, mais cette fois à dessein ! Les éclats de rire redoublèrent. Une troisième fois il fit exactement de même. Eh bien ! Qu’en dites-vous ? Je dis, moi, qu’il fut fort avisé : il tomba en se faisant mal, il se releva en parfaite santé. Après, dans ce temps-là, qui fut le plus souvent invité au whist ? Qui entendit à la Cour une parole affable ? Maxime Pétrovitche ! Qui fut respecté plus que les autres ? Maxime Pétrovitche ! Bagatelles que cela ? Mais qui fit avoir de l’avancement, qui donna les pensions ? Maxime Pétrovitche ! Or-çà ! Vous, les gens d’à-présent, faites-en donc autant ?

 

TCHATZKII.

Oui, réellement, le monde a commencé à s’abêtir, pourrez-vous dire, après avoir repris haleine. Comment comparer, comment considérer le monde actuel et le monde passé ?... La tradition est de fraîche date et l’on n’y croit qu’avec peine. Dire qu’on se rendait illustre rien que pour avoir baissé le cou plus souvent qu’autrui ! Qu’on emportait tout de front, non pas à la guerre, mais pendant la paix, en se cognant contre le plancher sans se plaindre ! À celui qui avait besoin de vous, on ne montrait que de l’arrogance ; il pouvait se vautrer dans la poussière ! Mais à celui qui était au-dessus de vous, on ourdissait des flatteries comme ailleurs on ourdit de la dentelle. Ce fut le vrai siècle de la soumission et de la crainte. Tout se couvrait du même masque : le zèle pour le tzare. Je ne parle pas de votre oncle ; — ne troublons pas sa cendre. Mais cependant à qui l’envie viendrait-elle à présent, même dans la servilité la plus ardente, de sacrifier témérairement sa nuque, pour faire rire les gens ? Un contemporain au contraire, un vieillard de l’époque, en voyant cette belle chute, au risque de se démolir lui et sa veille carcasse, n’aurait pas manqué d’ajouter : Ah ! s’il pouvait m’en arriver autant ! Bien qu’il y ait partout des amateurs de bassesse, au moins maintenant la raillerie leur fait peur et la honte les tient en bride. Ce n’est pas pour rien que les princes les récompensent chichement.

 

FAMOUSOVE.

Ah ! mon Dieu ! Il est carbonari !

 

TCHATZKII.

Non, à présent le siècle n’est plus ainsi fait !

 

FAMOUSOVE.

C’est un homme dangereux !

 

TCHATZKII.

Chacun respire plus librement et n’a plus hâte de s’inscrire dans le régiment des bouffons.

 

FAMOUSOVE.

Quels discours ! Il parle comme on écrit.

 

TCHATZKII.

Bâiller au plafond chez des protecteurs, ne se montrer que pour garder le silence, pour tirer sa révérence, pour manger, avancer une chaise, ramasser un mouchoir....

 

FAMOUSOVE.

Il veut prêcher la liberté !

 

TCHATZKII.

Celui qui voyage, qui vit à la campagne...

 

FAMOUSOVE.

Il ne respecte pas les autorités !

 

TCHATZKII.

Celui qui sert une œuvre, et non les personnes...

 

FAMOUSOVE.

Je défendrais de la façon la plus sévère à ces messieurs-là de s’approcher des capitales[96] à portée de fusil.

 

TCHATZKII.

Je vais enfin vous laisser en repos...

 

FAMOUSOVE.

Ma patience est à bout, je n’en puis plus, je suis indigné !

 

TCHATZKII.

J’ai attaqué votre siècle sans pitié, mais je vous laisse libre d’en rejeter une partie même sur notre temps. Vous pouvez vous en donner, je ne verserai pas une larme.

 

FAMOUSOVE.

Je ne veux pas vous connaître, je ne tolère pas le libertinage !

 

TCHATZKII.

J’ai tout dit.

 

FAMOUSOVE.

Fort bien, mes oreilles sont fermées.

 

TCHATZKII.

À quoi bon ? je ne les offenserai pas.

 

FAMOUSOVE (parlant vite).

Les voilà tous ! Ils courent le monde, battent le pavé, et, quand ils reviennent, attendez d’eux l’amour de l’ordre !

 

TCHATZKII.

J’ai fini...

 

FAMOUSOVE.

De grâce, cesse.

 

TCHATZKII.

Prolonger les querelles n’est pas mon désir.

 

FAMOUSOVE.

Laisse-moi un peu tranquille ![97]

 

 

Scène III.

 

LES MÊMES, UN DOMESTIQUE.

 

 

Le Domestique (entrant).

Le colonel Skalozoube.

 

FAMOUSOVE (qui ne voit ni n’entend rien).

Va ! On te traînera en justice, ça, tu peux en être sûr ![98]

 

TCHATZKII.

Il y a quelqu’un qui vient vous voir.

 

FAMOUSOVE.

Je n’écoute rien ! En justice !

 

TCHATZKII.

Il y a un individu qui a quelque chose à vous dire.

 

FAMOUSOVE.

Je n’écoute rien ! En justice ! En justice !

 

TCHATZKII.

Mais retournez-vous donc ! On vous demande !

 

FAMOUSOVE (se retournant).

Quoi ! Une émeute ! Allons ! je m’attends à quelque Sodome !

 

LE DOMESTIQUE.

Le colonel Skalozoube. Ordonnez-vous qu’on l’introduise ?

 

FAMOUSOVE (se levant).

Ânes ! Faut-il vous le répéter cent fois ? Oui, qu’on l’introduise, qu’on l’attire, qu’on le prie, qu’on lui dise que je suis à la maison, que je suis enchanté ! File vite, dépêche-toi ! (Le domestique sort). De grâce, mon beau monsieur, veille sur toi devant lui. C’est un homme connu, sérieux, et qui a attrapé une foule de signes de distinction ! Il est très avancé pour son âge et son grade est enviable ! S’il n’est pas aujourd’hui général, il le sera demain ! Je t’en prie, en sa présence, conduis-toi avec un peu de décence ! Ah ! Alexandre Andréitche, c’est mal, mon cher ! Il me fait l’honneur de venir chez moi assez souvent. Tu le sais, je fais bonne mine à tout le monde. À Moscou on en ajoute toujours trois fois plus qu’il n’y en a. Ne voilà-t-il pas qu’il doit épouser Sophie ?... Sottises ! Peut-être en serait-il heureux au fond, mais je ne vois pas grande nécessité de marier ma fille, ni demain, ni aujourd’hui. Sophie est bien jeune encore. Du reste, à la grâce de Dieu ! Je t’en conjure, devant lui ne dispute pas à tort et à travers, et défais-toi de ces idées absurdes.[99] Mais je ne l’aperçois pas ! Pour quel motif ? Ah ! j’en suis sûr, il est allé me chercher dans l’autre appartement. (Il sort précipitamment).

 

 

Scène IV.

 

 

TCHATZKII.

Comme il se démène ! Quelle vivacité ! Mais Sophie ? N’y a-t-il pas ici un fiancé pour de bon ? Depuis quand se gêne-t-on devant moi comme devant un étranger ? Comment se fait-il qu’elle ne soit pas ici ? Qui est ce Skalozoube ? Le père raffole de lui. Peut-être n’est-ce pas le père seulement. Ah ! que celui-là dise adieu à son amour qui s’en va au loin pendant trois ans !

 

 

Scène V.

 

TCHATZKII, FAMOUSOVE, SKALOZOUBE[100].

 

 

FAMOUSOVE.

Serge Sergiéitche, venez de ce côté, vers moi, je vous en conjure ; il fait ici plus chaud. Si vous êtes transi, nous vous réchaufferons. Ouvrons au plus vite cette petite bouche de chaleur[101].

 

SKALOZOUBE (avec une voix de basse profonde).

Pourquoi, par exemple, grimper vous-même ? Cela me rend confus, parole d’officier !

 

FAMOUSOVE.

Ne puis-je faire un pas pour mes amis ? Ce cher Serge Sergiéitche ! Posez là votre chapeau, détachez votre sabre ! Voici un sopha pour vous, étendez-vous y en repos.

 

SKALOZOUBE.

Où vous voudrez, pourvu que je trouve une place. (Ils s’asseyent tous les trois, Tchatzkii à quelque distance.)

 

FAMOUSOVE.

Ah ! mon cher, il faut que je vous dise cela afin de ne pas l’oublier. Permettez-moi de vous compter parmi mes parents, un peu éloignés, c’est vrai ; il n’y aura pas d’héritage à partager. Vous ne le saviez pas, et moi, moins encore. C’est grâce à votre cousin germain que je l’ai appris. À quel degré êtes-vous parent d’Anastasie Nikolavna ?

 

SKALOZOUBE.

Je n’en sais rien, je l’avoue. Nous n’avons pas servi ensemble.

 

FAMOUSOVE.

Serge Sergiéitche, est-ce bien vous ? Non, moi, devant des parents, partout où je peux en rencontrer, je me mets à quatre pattes. J’en chercherais jusqu’au fond de la mer. Ceux qui servent sous mes ordres sont très rarement des étrangers. Presque toujours ce sont les enfants d’une sœur ou d’une belle-sœur. Il n’y a que Moltchaline qui ne me soit rien, mais c’est parce qu’il entend bien les affaires. Lorsqu’on présente quelqu’un pour une croix, pour une place, si petite qu’elle soit, comment ne pas s’intéresser à un homme qui vous est apparenté ? Cependant votre cousin, mon ami, m’a dit aussi que grâce à vous il a reçu une quantité de faveurs au service.

 

SKALOZOUBE.

En 1813, nous nous sommes distingués, mon cousin et moi, dans le 30e chasseurs, et ensuite dans le 45e.

 

FAMOUSOVE.

Ah ! heureux qui possède un pareil fils ! Il porte, ce me semble, une décoration à sa boutonnière.

 

SKALOZOUBE.

C’est pour le 3 août. Nous étions dans la tranchée. On la lui a donnée avec le ruban —, et moi, au cou.

 

FAMOUSOVE.

C’est un garçon charmant, et on voit bien que c’est un luron. Un bien bel homme, votre cousin germain !

 

SKALOZOUBE.

Mais il est diablement entiché de je ne sais quelles idées nouvelles. C’était son tour d’avancer..., il a quitté tout à coup le service. Il s’est mis à lire des livres à la campagne !

 

FAMOUSOVE.

Ce que c’est que la jeunesse ! Lire ! Et puis, après, quoi ? Vous vous êtes conduit, vous, comme il faut. Il y a longtemps que vous êtes colonel, mais il n’y a pas longtemps que vous servez.

 

SKALOZOUBE.

J’ai été assez heureux en camarades. Des vacances se sont ouvertes tout d’un coup. De plus anciens ont été mis à la retraite ; d’autres, ma foi ! ont été tués.

 

FAMOUSOVE.

Ah ! ceux que le Seigneur recherche, il les élève.

 

SKALOZOUBE.

Il y en a qui ont eu plus de chance que moi. Ainsi, chez nous, par exemple, dans la 15e division, sans aller plus loin, notre général de brigade.

 

FAMOUSOVE.

Pardonnez, mais qu’est-ce qui vous manque ?

 

SKALOZOUBE.

Je ne me plains pas, on ne m’a pas fait de passe-droit. Pourtant ils m’ont fait courir deux ans après un régiment !

 

FAMOUSOVE.

Vous avez couru après un régiment ? En revanche, à coup sûr, pour tout le reste, il y a du chemin à faire avant de vous rattraper.

 

SKALOZOUBE.

Oh ! il y en a de plus vieux que moi au corps. Je sers seulement depuis 1809. Mais, pour gagner des grades, il y a bien des manières. Là-dessus, je pense comme un vrai philosophe. Il ne s’agit pour moi que d’arriver à être général.

 

FAMOUSOVE.

Et vous pensez parfaitement bien. Que Dieu vous donne la santé et le grade de général ! Alors, sans retarder plus longtemps, il faudra parler de Madame la générale ?

 

SKALOZOUBE.

Me marier ? Je n’ai rien contre cela.

 

FAMOUSOVE.

Eh bien ! il y a des gens qui ont une sœur, une nièce, voire une fille.... À Moscou, on le sait, il ne manque jamais de fiancées. Parbleu ! Elles pullulent d’année en année ! Mais, mon cher, avouez qu’on aurait de la peine à trouver une capitale comme Moscou !

 

SKALOZOUBE.

Les distances y sont de vaste dimension.

 

FAMOUSOVE.

Du goût, mon cher, des manières distinguées, rien qui n’y ait ses lois. Ainsi, par exemple, chez nous, de tout temps, ç’a été l’usage que le fils soit considéré d’après son père. Quand même il ne vaudrait pas grand’chose, s’il a un patrimoine de deux petits milliers d’âmes, c’est un fiancé ! Un autre a beau être plus dégourdi, gonflé de toute espèce de présomption, passerait-il même pour intelligent, on ne l’admet pas dans sa famille ; oui, voilà comment nous sommes ! Ce n’est qu’ici encore qu’on apprécie la noblesse. Mais est-ce tout ? Prenez l’hospitalité. Quelqu’un veut vous faire visite — qu’il entre ! La porte est ouverte pour les invités comme pour les autres, surtout quand ce sont des étrangers. Qu’on soit honnête ou non, ça nous est à peu près égal ; pour tous le dîner est servi. Voyez-vous, de la tête aux talons, tous les Moscovites ont un cachet particulier. Vous plaît-il de jeter un coup-d’œil sur notre jeunesse, nos adolescents, nos fils et nos petits-fils ? Nous les gourmandons, mais, si on y réfléchit, à quinze ans ils en remontrent à leurs précepteurs ! Et nos vieillards ! Pour peu qu’ils s’échauffent, ils font le procès à tout ! Autant de mots, autant de sentences ! C’est qu’ils sont tous de vieille souche, ils ne s’en laissent imposer par personne, et parfois ils discutent sur le gouvernement de telle façon que, si quelqu’un les entendait..., ce serait grave ! Ce n’est pas qu’ils aient introduit des nouveautés !... Jamais de la vie ! Dieu nous garde ! Non, non... Mais ils s’en prennent à ceci, à cela, le plus souvent à rien du tout, se querellent un peu, font un peu de tapage et puis.... se dispersent. Ce sont de vrais Chanceliers en retraite — par l’intelligence ! Je vous le dis, sans doute le moment n’est pas pour sûr arrivé, mais rien ne se fera sans eux. Et les dames ? — Qu’on s’y frotte, qu’on essaie de les mater ! Partout et toujours elles sont juges, et sans juges au dessus d’elles. Aux cartes, quand elles s’insurgent ensemble tumultueusement... ! Que Dieu nous donne alors la patience ! Du reste n’ai-je pas été marié moi-même ? Faites leur commander l’exercice à des soldats ! Envoyez-les siéger au Sénat ! Irène Vlasievna ! Lucrèce Alexievna ! Tatiana Jurievna ! Pulchéria Andrevna ! Et nos jeunes filles ! Quiconque les a vues doit courber la tête ! Sa Majesté le roi de Prusse a été ici : il s’est joliment émerveillé des demoiselles de Moscou, — de la pureté de leurs mœurs, non pas de leur figure. Et, réellement, peut-il y en avoir de mieux élevées ? Elles excellent à s’attifer de taffetas, de velours et de gaze. Elles ne disent pas avec simplicité le plus petit mot ; — toujours avec une grimace. Elles vous chantent des romances françaises et lancent les notes les plus hautes. Elles se collent aux militaires, mais c’est parce quelles ont du patriotisme. Je vous le dis positivement : on aurait de la peine à trouver une capitale comme Moscou !

 

SKALOZOUBE.

À mon avis, l’incendie[102] a beaucoup contribué à son embellissement.

 

FAMOUSOVE.

Ne nous le rappelez pas ! On en gémit bien assez ! C’est depuis ce temps-là que les rues, les trottoirs, les maisons, enfin tout est fait d’après la nouvelle mode !

 

TCHATZKII.

Les maisons sont nouvelles, mais les préjugés sont vieux. Réjouissez-vous, ils ne seront détruits ni par les années, ni par les modes, ni par les incendies.

 

FAMOUSOVE (à Tchatzkii).

Eh ! fais donc un nœud pour te rappeler ! Je t’ai prié de te taire un peu, ce n’est pas un si grand service. (À Skalozoube.) Permettez-moi, mon cher ; voici le fils de défunt mon ami. André Iliitche Tchatzkii. Il n’est pas au service, il n’y trouve pas d’utilité. Mais, s’il voulait, il s’entendrait bien aux affaires. C’est dommage, très dommage, ce garçon-là a vraiment de la tête. Il écrit parfaitement, il traduit même. On ne peut s’empêcher de regretter qu’avec autant d’esprit...

 

TCHATZKII.

Ne pourriez-vous pas garder vos regrets pour un autre ? Vos louanges m’importunent.

 

FAMOUSOVE.

Je ne suis pas le seul. Tout le monde juge de même.

 

TCHATZKII.

Mais ces juges, qui sont-ils ? En raison de leur vieillesse, ils ont pour la vie libre une haine implacable ! Ils puisent leurs jugements dans des gazettes oubliées, du temps d’Otchakove[103] et de la conquête de la Crimée. Ils sont toujours prêts à gronder, toujours ils chantent la même chanson, sans s’appliquer à eux-mêmes le dicton : plus c’est vieux, pis ça est. Où sont-ils, montrez-les nous, ces pères de la patrie, que nous devons prendre pour modèles ? Ne seraient-ce pas ceux qui, enrichis par le brigandage, ont trouvé contre la justice une protection dans leurs amis, dans leur famille, en édifiant des palais somptueux, où ils s’abandonnent aux festins et à la prodigalité, et où les étrangers qui composent leur clientèle n’effaceront[104] pas les traits infâmes de leur vie passée ? À qui dans Moscou ne ferme-t-on pas la bouche avec des dîners, des soupers et des danses ? Serait-ce cet autre chez qui vous me meniez, pendant mon enfance, encore en maillots, pour le saluer, dans je ne sais quelles arrière-pensées incompréhensibles ? Ce Nestor des vauriens illustres, entouré d’une troupe de serviteurs ! Par leur zèle, à l’heure de l’ivresse et de la rixe, ils avaient sauvé plus d’une fois son honneur comme sa vie. Subitement, il les a échangés contre trois chiens d’arrêt ! Ou bien encore celui qui, pour se distraire, pour donner un ballet de serfs, rassembla par charretées entières des enfants arrachés à leur mère, à leur père ? Lui-même, l’esprit plongé dans les Zéphyrs et les Amours, il fit admirer leur beauté à tout Moscou. Mais il n’obtint pas de ses créanciers le plus petit délai. Tous les Amours et les Zéphyrs furent vendus l’un après l’autre ! Voilà ceux qui sont arrivés à l’âge où l’on grisonne ! Voilà ceux que nous sommes tenus de respecter, faute de mieux ! Voilà nos appréciateurs, nos juges sévères ! Et maintenant, que, parmi nous autres jeunes gens, il se rencontre un ennemi de la brigue, qui ne demande ni place ni promotion d’aucune sorte, qui, avide de connaître, ait attaché son esprit à la science, ou dans l’âme duquel Dieu lui-même ait éveillé le goût des arts créateurs, nobles et beaux, tout le monde à l’instant de crier : Au voleur ! Au feu ! Et on passe auprès de ces gens-là pour un rêveur dangereux ! L’uniforme ! Rien que l’uniforme ! C’est lui qui jadis, dans leur existence antérieure, a caché sous ses broderies et sous sa pompe la faiblesse de leur âme avec la pauvreté de leur raison ! Et nous n’avons qu’à faire bon voyage derrière eux ! Chez les femmes, chez les filles, la passion de l’uniforme est pareille. Moi-même, est-ce qu’il y a longtemps que j’ai perdu ma tendresse pour lui ? À présent je ne tomberai plus dans cet enfantillage. Mais qui autrefois n’a pas été un peu entraîné à la suite de tout le monde ? À Moscou le bruit des sabres, des éperons, des panaches, et le cafetan chamarré des gentilshommes de la Chambre, c’est là ce qui séduit les belles, et c’est ce qui jadis aussi les attirait. Lorsque pour un certain temps arrivèrent ici des officiers de la garde et de la Cour, les femmes se mirent à crier : Hourrah ! et elles jetaient leurs bonnets en l’air !

 

FAMOUSOVE (à part).

Il me fera tomber dans quelque malheur ! (Haut.) Serge Sergiéitche, je m’en vais vous attendre dans mon cabinet (Il sort).

 

 

Scène VI.

 

SKALOZOUBE, TCHATZKII.

 

 

SKALOZOUBE.

Ce qui m’a plu, dans ce défilé, c’est l’art avec lequel vous avez touché aux préventions de Moscou pour les favoris, pour la garde, pour les officiers de la garde, pour les guerriers de la garde ! On admire leurs dorures, leurs broderies comme si c’étaient autant de soleils ! Mais, dans la première armée, quand est-on resté en arrière ? En quoi ? Tout est ajusté de la même façon, les tailles sont aussi étroites, et je vous montrerais même des officiers qui parlent français.

 

 

Scène VII.

 

SKALOZOUBE, TCHATZKII, SOPHIE, LISE.

 

 

SOPHIE (courant à la fenêtre).

Ah ! mon Dieu ! Il est tombé ! Il s’est tué !

 

TCHATZKII.

Qui ? Qui donc ?

 

SKALOZOUBE.

À qui arrive-t il malheur ?

 

TCHATZKII.

Elle est morte d’effroi.

 

SKALOZOUBE.

Mais qui est-ce ? D’où cela vient-il ?

 

TCHATZKII.

À quoi s’est-il blessé ?

 

SKALOZOUBE.

Est-ce que notre vieux bonhomme n’aurait pas fait quelque boulette ?

 

LISE (s’empressant autour de sa maîtresse).

Quand le sort nous destine quelque chose, nous ne l’évitons pas ! Moltchaline est monté à cheval ; il avait le pied dans l’étrier, mais le cheval s’est cabré. Il est tombé à terre, et juste sur le haut de la tête.

 

SKALOZOUBE.

Il a tiré sur les brides ! Allons ! c’est un mauvais cavalier ! Il faut aller voir où il s’est cogné, si c’est à la poitrine ou au flanc. (Il sort.)

 

 

Scène VIII.

 

LES MÊMES, moins SKALOZOUBE.

 

 

TCHATZKII.

Comment peut-on secourir ta maîtresse ? Dis vite.

 

LISE.

Là, dans la chambre, il y a de l’eau. (Tchatzkii court et rapporte de l’eau. Tout ce qui suit est dit à demi-voix jusqu’à ce que Sophie revienne à elle).

 

LISE.

Remplissez le verre.

 

TCHATZKII.

Il est déjà plein. Desserre un peu son corsage, frotte-lui les tempes avec du vinaigre, asperge-la d’eau. Vois : sa respiration est devenue plus libre... Avec quoi lui donner de l’air ?

 

LISE.

Voici un éventail.

 

TCHATZKII.

Regarde à la fenêtre. — Moltchaline est sur ses jambes depuis longtemps ! C’est une bagatelle qui la bouleverse.

 

LISE.

Oui, mademoiselle a un caractère malheureux ; elle ne peut pas voir avec indifférence les gens tomber la tête la première.

 

TCHATZKII.

Asperge-la encore d’eau. C’est cela... Encore... Encore...

 

SOPHIE (avec un profond soupir).

Qui est ici avec moi ? Il me semble que je suis au milieu d’un rêve ? (Vite et haut). Où est-il ? Qui est avec lui ? Dites-le moi.

 

TCHATZKII.

Eh ! qu’il se rompe donc le cou, puisqu’il a failli vous faire mourir !

 

SOPHIE.

C’est vous qui faites mourir les gens avec votre froideur ! Vous voir, vous entendre, cela dépasse mes forces !

 

TCHATZKII.

Prétendez-vous que je me mette à la torture pour lui ?

 

SOPHIE.

Je prétends qu’on coure là où il est, qu’on y reste, qu’on tâche de lui venir en aide !

 

TCHATZKII.

De manière à ce que vous demeuriez sans secours, toute seule ?

 

SOPHIE.

À quoi me servez-vous ? Oui, c’est bien vrai, les malheurs d’autrui sont fort vite oubliés par vous. Votre propre père viendrait à mourir, cela vous serait bien égal. (À Lise). Allons-y, courons...

 

LISE (la prenant à part).

Revenez à vous ! Où voulez-vous aller ? Il est vivant, sain et sauf ! Regardez ici par la fenêtre. (Sophie se penche à la fenêtre).

 

TCHATZKII.

Du trouble ! Un évanouissement ! De la précipitation ! La colère de la peur !... On ne peut ressentir tout cela que lorsqu’on perd son ami de cœur.

 

SOPHIE.

Ils viennent ici. Il ne peut soulever son bras !

 

TCHATZKII.

Je voudrais être tué avec lui...

 

LISE.

Pour lui tenir compagnie ?

 

SOPHIE.

Non, tenez-vous en à votre désir.

 

 

Scène IX.

 

SOPHIE, LISE, TCHATZKII, SKALOZOUBE, MOLTCHALINE, (avec un bras en écharpe).

 

 

SKALOZOUBE.

Il est ressuscité et sans aucun dommage ! Blessure légère au bras, mais, quant au reste, fausse alerte.

 

MOLTCHALINE.

Je vous ai fait peur à tous. Pardonnez-moi, pour l’amour de Dieu !

 

SKALOZOUBE.

Ah ! je ne savais pas que cela vous agacerait ainsi. Vous êtes entrée à toutes jambes, nous en avons fait un saut, vous vous êtes trouvée mal, et puis quoi ? Beaucoup de peur pour rien.

 

SOPHIE (sans regarder personne).

 

Ah ! je le vois bien, ma peur n’a pas de cause, et cependant je suis encore toute tremblante.

 

TCHATZKII (à part).

Pas un seul mot à Moltchaline.

 

SOPHIE (comme précédemment).

Pourtant je puis dire de moi que je ne suis pas peureuse. Ainsi, qu’une voiture vienne à verser ; on la relève, et je suis toute disposée à trotter de nouveau. Mais le moindre accident m’effraie chez les autres, quand bien même il n’en résulterait pas un grand malheur, quand bien même il s’agirait d’un inconnu pour moi, — cela n’y fait rien.

 

TCHATZKII (à part).

Elle lui[105] demande pardon de s’être apitoyée par hasard sur quelqu’un.

 

SKALOZOUBE.

Si vous le permettez, je vous raconterai une nouvelle. Il y a ici une certaine princesse Lasova, une amazone, une veuve, mais il n’y a pas d’exemples que beaucoup de cavaliers aient chevauché avec elle. Ces jours-ci elle s’est mise en compote. Son jockey ne l’a pas soutenue, apparemment il regardait voler les mouches. Et par-dessus le marché, à ce qu’on m’a raconté, elle est maladroite. À présent il lui manque une côte. Aussi, elle cherche un mari pour la soutenir.

 

SOPHIE.

Eh bien ! Alexandre Andréitche ! Voilà où vous pouvez montrer votre grandeur d’âme dans toute sa plénitude ! Vous êtes si compatissant pour les infortunes du prochain !

 

TCHATZKII.

Oui, mademoiselle, je viens de le montrer par les efforts que j’ai faits de tout cœur en vous aspergeant, en vous frictionnant... Je ne sais pas pour qui, mais je vous ai ressuscitée. (Il prend son chapeau et sort).

 

 

Scène X.

 

LES MÊMES, moins TCHATZKII.

 

 

SOPHIE.

Vous viendrez ce soir ?

 

SKALOZOUBE.

À quelle heure ?

 

SOPHIE.

De bonne heure. Quelques amis intimes se rassemblent chez nous pour danser un peu au piano. Nous sommes en deuil, il ne nous est pas permis de donner un bal.

 

SKALOZOUBE.

Je viendrai. Mais j’ai promis d’entrer un instant chez votre père. Je prends congé de vous.

 

SOPHIE.

Adieu.

 

SKALOZOUBE (pressant la main de Moltchaline).

Votre serviteur. (Il sort.)

 

 

Scène XI.

 

SOPHIE, LISE, MOLTCHALINE.

 

 

SOPHIE.

Moltchaline ! Comment ai-je pu conserver toute ma raison ? Certes vous savez combien votre vie m’est chère ! Pourquoi jouer avec elle, et d’une façon si imprudente ? Dites, comment va votre bras ? Ne faut-il pas vous donner quelque chose[106] ? N’avez-vous pas besoin de repos ? Envoyez chercher un docteur ; il ne faut pas en faire fi.

 

MOLTCHALINE.

J’ai noué un mouchoir tout autour. Depuis, je ne souffre plus.

 

LISE.

Je parie contre un gage que c’est une simple bagatelle ; et, si l’écharpe ne vous allait pas bien, vous n’en auriez pas besoin. Mais ce qui n’est pas une bagatelle, c’est l’éclat que vous ne pourrez pas éviter. Tchatzkii, voyez-vous, va vous livrer à la raillerie, et Skalozoube, tout en redressant sa huppe[107], racontera votre évanouissement, y ajoutera cent broderies. Lui aussi il est fort pour plaisanter. Qui est-ce qui ne plaisante pas à présent ?

 

SOPHIE.

Eh ! que m’importe leur opinion, à eux tous ? J’aime qui je veux, je dis ce que je veux. — Moltchaline ! Est-ce que je n’ai pas su me contraindre ? Vous êtes entré, je n’ai pas dit un mot. Devant eux je n’ai pas osé respirer, vous interroger, jeter un regard sur vous !

 

MOLTCHALINE.

Non, Sophie Pavlovna, vous ne savez pas assez feindre...

 

SOPHIE.

Où le prendrais-je, l’art de feindre ? J’étais toute prête à sauter vers vous par la fenêtre. Mais ai-je à m’inquiéter de quelqu’un ? D’eux ? De qui que ce soit au monde ? S’ils trouvent une chose ridicule, qu’ils en plaisantent ! S’ils la trouvent désagréable, qu’ils querellent !

 

MOLTCHALINE.

Pourvu que cette franchise ne nous attire pas quelque malheur !

 

SOPHIE.

Est-ce que par hasard ils voudraient vous provoquer en duel ?

 

MOLTCHALINE.

Ah ! les méchantes langues sont plus à craindre qu’un pistolet !

 

LISE.

À présent ils sont chez votre père. Voici le moment de prendre votre vol vers la porte, avec un visage joyeux, dégagé de tout souci. Lorsqu’on nous dit ce que nous désirons, ah ! comme nous croyons volontiers ! Quant à Alexandre Andréitche, étendez-vous avec lui en récits à propos des jours passés, des espiègleries de ce temps-là. Un petit sourire et une couple de paroles ! Quand on est épris, on est prêt à tout.

 

MOLTCHALINE.

Pour moi, je n’ose vous donner un conseil. (Il lui embrasse la main.)

 

SOPHIE.

Vous le voulez ?... Je m’en vais faire l’aimable au milieu des larmes, mais je crains de ne pas savoir soutenir la dissimulation. Ah ! pourquoi Dieu a-t-il amené ici Tchatzkii ? (Elle sort.)

 

 

Scène XII.

 

MOLTCHALINE, LISE.

 

 

MOLTCHALINE.

Quelle gaieté, quel entrain tu as !

 

LISE.

Je vous prie de me laisser. Sans moi vous êtes déjà deux.

 

MOLTCHALINE.

Quel minois que le tien ! (Il cherche à la prendre dans ses bras.) Comme je t’aime !

 

LISE.

Et mademoiselle ?

 

MOLTCHALINE.

Elle, c’est par devoir, mais toi...

 

LISE.

C’est par ennui ? De grâce, à bas les mains !

 

MOLTCHALINE.

Il y a chez moi trois petits objets : d’abord une toilette, d’un travail exquis, avec un petit miroir en dehors et un petit miroir en dedans, des ciselures tout autour et des dorures ; ensuite, un petit coussin, brodé de perles de verre ; enfin un nécessaire en nacre. L’étui et les ciseaux sont bien jolis ! De vraies perles blanches, broyées pour en faire du fard ! En outre, de la pommade à l’usage des lèvres, etc., des flacons d’odeurs : réséda et jasmin.

 

LISE.

Vous savez que je ne me laisse pas séduire par l’intérêt. Dites-moi plutôt pourquoi vous êtes réservé avec la maîtresse, et, avec la femme de chambre, mauvais sujet ?

 

MOLTCHALINE.

Aujourd’hui je suis souffrant ; je ne retirerai pas l’écharpe. Viens chez moi au moment du dîner et reste un peu, je te découvrirai la vérité tout entière. (Il sort par la porte latérale.)

 

 

Scène XIII.

 

SOPHIE, LISE.

 

 

SOPHIE.

J’ai été chez mon père ; il n’y avait absolument personne. Aujourd’hui je suis souffrante et je n’irai pas dîner. Dis-le à Moltchaline et invite-le à venir prendre de mes nouvelles. (Elle sort pour entrer dans sa chambre.)

 

 

Scène XIV.

 

 

LISE.

Allons ! Les drôles de gens dans ce pays-ci ! Elle en tient pour lui, mais lui en tient pour moi ! Et moi... ? Il n’y a que moi qui craigne l’amour comme la mort ! Et pourtant comment ne pas aimer un peu Pierre le sommelier ?

 


ACTE TROISIÈME.

 

Scène Ire.

 

TCHATZKII, puis SOPHIE.

 

 

TCHATZKII.

Je l’attendrai jusqu’au bout, et lui arracherai un aveu. Qui enfin lui plaît ? Moltchaline ? Skalozoube ? Moltchaline jadis était bien bête ! C’était une créature lamentable ! Peut-être lui est-il venu un peu d’esprit ?... Mais l’autre, cet enroué, cet étranglé, ce basson, qui brille comme une constellation[108] aux manœuvres et à la mazourka ! C’est le destin de l’amour qu’il faille jouer avec lui à cache-cache. Quant à moi... (Sophie entre.) Vous ici ? J’en suis ravi, je le désirais.

 

SOPHIE (à part.)

Quel contre-temps !

 

TCHATZKII.

Assurément, vous ne me cherchiez pas ?

 

SOPHIE.

Je ne vous cherchais pas.

 

TCHATZKII.

Ne m’est-il pas possible d’apprendre, — que ce soit à propos ou non, peu importe, — qui vous aimez ?

 

SOPHIE.

Eh ! mon Dieu ! tout le monde !

 

TCHATZKII.

Qui vous est le plus cher ?

 

SOPHIE.

J’ai beaucoup de parents.

 

TCHATZKII.

Vous les aimez tous plus que moi ?

 

SOPHIE.

Il y en a.

 

TCHATZKII.

Qu’ai-je donc à faire, puisque tout est décidé ? À me mettre la corde au cou, et cela lui semble risible.

 

SOPHIE.

Voulez-vous savoir deux mots de vérité ? Il suffit que quelqu’un laisse découvrir la plus petite étrangeté pour que vous vous en donniez à cœur-joie. Votre bon mot est tout prêt à l’avance. Mais, vous-même...

 

TCHATZKII.

Mais moi-même ? N’est-ce pas, je suis ridicule ?

 

SOPHIE.

Parfaitement. Votre regard sévère, votre ton tranchant... et pourtant il y a chez vous des abîmes de ces singularités. Pour vous aussi un peu de sévérité ne serait pas sans profit.

 

TCHATZKII.

Je suis étrange ? Mais qui n’est pas étrange ? Celui qui sur tous les points ressemble aux sots, Moltchaline, par exemple...

 

SOPHIE.

Les exemples ne sont pas nouveaux pour moi. On voit bien que vous êtes prêt à épancher votre bile sur tout le monde ! Afin de ne pas vous gêner, je m’éloigne.

 

TCHATZKII (la retenant).

Demeurez ! (À part.) Une fois dans ma vie je dissimulerai. (Haut.) Laissons là cette discussion. Je n’ai pas été juste envers Moltchaline, je l’avoue. Peut-être n’est-il plus ce qu’il était il y a trois ans. Il se fait sur la terre de si grands changements de gouvernements, de climats, de mœurs et d’esprits ! Il y a des personnages d’importance qui ont passé pour des imbéciles. L’un était dans l’armée, l’autre, méchant poète, un autre encore... je crains de les nommer, mais il est reconnu de tout le monde, surtout dans les dernières années, qu’ils sont devenus extrêmement spirituels ! Admettons donc qu’il y a chez Moltchaline une intelligence alerte, un génie entreprenant. Mais y a-t-il en lui une passion, un sentiment, une ardeur tels que l’univers entier sans vous ne lui paraisse que poussière et vanité ? Que chacun des battements de son cœur se précipite avec amour vers vous ? Que l’âme de toutes ses pensées, de toutes ses actions, ce soit vous, votre contentement ? Moi-même je sens cela, mais c’est à peine si je puis l’exprimer ! Non, ce qui maintenant bouillonne, s’agite, fait rage en moi, je ne le souhaiterais pas à mon ennemi intime. Et lui ? Il garde le silence et baisse la tête. Assurément il est paisible ; — jamais ses pareils ne sont pétulants. Dieu sait quel secret est caché en lui ! Dieu sait ce que vous avez supposé en lui de choses qui jamais de la vie ne se sont fourrées dans sa tête ! Peut-être lui avez-vous transmis, en vous éprenant de lui, une foule de vos qualités. Il n’a aucun tort en cela, c’est vous qui péchez cent fois davantage. Non ! non ! J’accorde qu’il a de l’esprit, qu’il en a de plus en plus d’heure en heure ! Mais vous vaut-il ? Voilà la seule question que je vous adresse. Pour que je puisse supporter avec plus d’indifférence votre perte, traitez-moi comme un homme qui a grandi avec vous, comme votre ami, comme un frère, et donnez-moi les moyens de me convaincre. Après, je réussirai à me préserver de la folie. J’irai bien loin me calmer, me refroidir. Je ne songerai plus à l’amour, mais je saurai me perdre dans le monde, m’oublier et me distraire !

 

SOPHIE (à part).

Ah ! Sans le vouloir je lui ai fait perdre la raison ! (À haute voix.) Pourquoi dissimuler ? Moltchaline tantôt pouvait perdre un bras ; je me suis vivement intéressée à lui. Mais vous, vous trouvant là à ce moment, vous ne vous êtes pas donné la peine de réfléchir qu’on peut être bon envers tout le monde, sans distinction. Pourtant il est possible qu’il y ait du vrai dans vos suppositions, car je le prends chaudement sous ma protection. À quoi bon, je vous le dis franchement, avoir une langue aussi intempérante, un mépris si déclaré pour les gens, que même le plus modeste n’est pas épargné ? Voyons ! Arrive-t-il à quelqu’un de le nommer ? La grêle de vos épigrammes et de vos railleries retentit aussitôt ! Railler ! Toujours railler ! Comment pouvez-vous y suffire ?

 

TCHATZKII.

Ah ! mon Dieu ! se peut-il que je sois un de ceux pour lesquels rire est le but de la vie entière ? J’éprouve de la gaieté, quand je rencontre des gens ridicules, mais, le plus souvent, je m’ennuie fort avec eux.

 

SOPHIE.

C’est en vain que vous rejetez le tort sur les autres. Moltchaline ne vous aurait sans doute pas ennuyé, si vous aviez fait plus intimement connaissance avec lui.

 

TCHATZKII (avec feu).

Mais pourquoi vous êtes-vous liée si intimement avec lui ?

 

SOPHIE.

Je n’ai fait aucun effort pour cela ; c’est Dieu qui nous a réunis. Voyez, il a conquis l’amitié de tout le monde dans la maison. Depuis trois ans il est au service de mon père, qui s’emporte souvent sans raison. Eh bien ! par son silence il le désarme, et par bonté d’âme il ne lui en veut pas. Cependant il pourrait chercher des distractions. — Pas le moins du monde. Il ne quitte pas d’une semelle les vieilles gens. Nous folâtrons, nous rions aux éclats. Toute la journée il reste assis avec eux, content ou pas content, il joue...

 

TCHATZKII.

Il joue toute la journée ! Il garde le silence quand on le gronde ! (À part). Elle n’a pas d’estime pour lui.

 

SOPHIE.

Assurément, il n’y a rien en lui de cet esprit qui, pour les uns, est du génie, et, pour les autres, une peste, qui est vif, brillant, mais qui fatigue bien vite, qui flagelle tout le monde en masse, afin que le monde en dise n’importe quoi ! Est-ce cet esprit-là qui fait le bonheur d’une famille ?

 

TCHATZKII.

La satire et la morale sont le mobile de tout ce qu’elle dit ! (À part). Elle ne donnerait pas un kopièke de lui.

 

SOPHIE.

Enfin son caractère est tout-à-fait exceptionnel : il a de la déférence, de la modestie, du calme. Sur son visage, pas une ombre d’agitation, et dans son âme pas la plus petite noirceur. Il ne frappe pas à tort et à travers sur les étrangers, — et voilà pourquoi je l’aime.

 

TCHATZKII (à part).

Elle plaisante ! Donc elle ne l’aime pas. (À haute voix.) Je vous aiderai à achever le portrait de Moltchaline[109]. Mais Skalozoube ? Voilà quelque chose de superbe à voir ! Pour protéger l’armée il vaut une montagne, et, par la rectitude de sa tenue, par sa physionomie, par sa voix, c’est un héros...

 

SOPHIE.

Ce n’est pas celui de mon roman.

 

TCHATZKII.

En vérité ? Ah ! qui vous devinera ?

 

 

Scène II.

 

TCHATZKII, SOPHIE, LISE.

 

 

LISE (en chuchotant).

Mademoiselle, Alexis Stépanytche vient vous voir ; il me suit.

 

SOPHIE.

Excusez-moi, il faut que je m’en aille au plus vite.

 

TCHATZKII.

Où donc ?

 

SOPHIE.

Le coiffeur m’attend.

 

TCHATZKII.

Dieu le garde !

 

SOPHIE.

Il va laisser refroidir ses fers.

 

TCHATZKII.

Eh bien ! Qu’il les laisse refroidir !

 

SOPHIE.

C’est impossible, nous avons du monde ce soir.

 

TCHATZKII.

Dieu vous garde ! Je reste de nouveau avec mon énigme. Permettez-moi pourtant de vous suivre dans votre chambre, ne serait-ce qu’en cachette, pour quelques instants. Les murs, l’atmosphère, tout m’y est cher ! Je me sentirai réchauffé, vivifié, reposé par les souvenirs de ce qui ne reviendra plus ! Je ne resterai pas longtemps, je ne ferai qu’entrer ; deux minutes en tout. Ensuite, songez-y, membre du Club Anglais, j’y consacrerai des journées entières à faire une réputation d’esprit à Moltchaline et de grandeur d’âme à Skalozoube. (Sophie hausse les épaules, entre dans sa chambre et s’y enferme. Lise l’a suivie).

 

 

Scène III.

 

TCHATZKII, puis MOLTCHALINE.

 

 

TCHATZKII.

Ah ! Sophie ! Se pourrait-il que Moltchaline ait été choisi par elle ! Mais pourquoi ne ferait-il pas un mari ? L’esprit certes n’est pas son fort ; mais, pour avoir des enfants, qui est-ce qui n’a pas assez d’esprit ? Il est serviable, modeste, il a du rose sur le visage. (Entre Moltchaline). Le voici, sur la pointe des pieds, et peu riche en paroles... Par quel sortilège a-t-il su s’insinuer dans son cœur ? (Il se tourne vers lui). Nous n’avons pas encore eu occasion, Alexis Stépanytche, d’échanger deux mots ensemble. Ah çà ! Quel genre de vie menez-vous ? Êtes-vous maintenant sans chagrin, sans soucis ?

 

MOLTCHALINE.

Comme par le passé, monsieur.

 

TCHATZKII.

Mais par le passé comment viviez-vous ?

 

MOLTCHALINE.

Au jour le jour, aujourd’hui comme hier.

 

TCHATZKII.

En posant les cartes pour la plume, et la plume pour les cartes, à heure fixe comme celle du flux et du reflux.

 

MOLTCHALINE.

Depuis que je suis entré aux archives, j’ai reçu trois récompenses, proportionnées à mon travail et à mes forces.

 

TCHATZKII.

Les honneurs et la notoriété vous ont séduit ?

 

MOLTCHALINE.

Non pas, monsieur, mais tout le monde a ses talents...

 

TCHATZKII.

Vous aussi ?

 

MOLTCHALINE.

J’en ai deux, monsieur : la modération et l’application.

 

TCHATZKII.

Ce sont deux talents des plus merveilleux, et qui valent tous les nôtres !

 

MOLTCHALINE.

On ne vous a pas donné d’avancement, vous n’avez pas réussi au service.

 

TCHATZKII.

Ce sont les hommes qui donnent l’avancement, et les hommes peuvent se tromper.

 

MOLTCHALINE.

Nous en avons été bien étonnés !

 

TCHATZKII.

Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

 

MOLTCHALINE.

Nous vous avons plaint.

 

TCHATZKII.

La peine était inutile.

 

MOLTCHALINE.

Tatiana Jurievna a raconté je ne sais quoi, en revenant de Péterbourg, au sujet de vos relations avec les ministres, puis de votre rupture...

 

TCHATZKII.

De quoi se tourmente-t-elle ?

 

MOLTCHALINE.

Tatiana Jurievna ?

 

TCHATZKII.

Je ne la connais pas.

 

MOLTCHALINE.

Tatiana Jurievna ?

 

TCHATZKII.

Il y a des siècles que je ne l’ai rencontrée. J’ai entendu dire qu’elle était absurde...

 

MOLTCHALINE.

Mais est-ce bien la même, monsieur ? Tatiana Jurievna !... Elle est fort connue. Et puis toute l’aristocratie fréquente sa maison ; tous ceux qui ont des dignités ou des fonctions sont ses amis et ses parents. Vous devriez vous rencontrer, au moins une fois, avec Tatiana Jurievna...

 

TCHATZKII.

À quoi bon ?

 

MOLTCHALINE.

Eh ! mais, fort souvent nous trouvons une protection là où nous n’en avions pas cherché.

 

TCHATZKII.

Je vais bien chez les femmes ; seulement ce n’est pas pour cela.

 

MOLTCHALINE.

Qu’elle est affable, bonne, gracieuse, simple ! Elle donne des bals, on ne peut plus somptueux, depuis Noël jusqu’au carême, et en été des fêtes à sa villa. Voyons, vraiment, vous devriez prendre du service chez nous, à Moscou ! Vous recevriez des récompenses et vous mèneriez joyeuse vie !

 

TCHATZKII.

Quand je m’occupe d’affaires, je m’éloigne des distractions ; quand il s’agit de faire des folies, j’en fais. Il y a des gens qui mènent de front artistement ces deux métiers, mais je ne suis pas du nombre.

 

MOLTCHALINE.

Excusez-moi ; du reste, je n’y vois pas de crime. Ainsi Thomas Thomitche, lui-même... le connaissez-vous ?

 

TCHATZKII.

Eh bien ! quoi ?

 

MOLTCHALINE.

Il a été chef de division auprès de trois ministres ; on l’a transféré ici...

 

TCHATZKII.

Parfait ! C’est l’homme le plus vide parmi les plus incapables !

 

MOLTCHALINE.

Est-ce possible ? On cite ici son style comme un modèle. L’avez-vous lu ?

 

TCHATZKII.

Je ne lis jamais les sottises, surtout quand elles servent de modèles.

 

MOLTCHALINE.

Pourtant, il m’est arrivé de le lire avec plaisir. Je ne suis pas un écrivain....

 

TCHATZKII.

Cela est connu de reste.

 

MOLTCHALINE.

Je ne me permets pas d’exprimer mon jugement.

 

TCHATZKII.

Pourquoi tant de mystère ?

 

MOLTCHALINE.

À mon âge, il ne faut pas se permettre d’avoir son propre jugement.

 

TCHATZKII.

Permettez, nous ne sommes des enfants ni l’un ni l’autre. Pourquoi n’y aurait-il de sacré que les opinions d’autrui ?

 

MOLTCHALINE.

Mais il faut bien dépendre des autres.

 

TCHATZKII.

Pourquoi le faut-il ?

 

MOLTCHALINE.

Nous sommes dans les grades inférieurs.

 

TCHATZKII.

Avec de pareils sentiments ! Avec une âme pareille ! Aimé !... La trompeuse s’est moquée de moi !

 

 

Scène IV.

 

(Le soir. Toutes les portes sont entièrement ouvertes, excepté celle de la chambre de Sophie. Une suite de pièces illuminées se découvre en perspective. Les domestiques vont et viennent. L’un d’entre eux, le chef, dit :)

 

Çà ! Philippe, Thomas, allons ! Un peu plus prestement ! Des tables de jeu, de la craie, des brosses[110] et des flambeaux. (Il frappe à la porte de Sophie.) Dites bien vite, Elisabeth, à mademoiselle que Natalie Dmitrievna est arrivée avec son mari et qu’une autre voiture est encore au perron. (Il s’éloigne. Tchatzkii reste seul.)

 

 

Scène V.

 

TCHATZKII, NATALIE DMITRIEVNA.

 

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Ne me trompé-je pas ?... C’est bien lui, si j’en crois son visage... Ah ! Alexandre Andréitche, est-ce vous ?

 

TCHATZKII.

Vous me regardez avec des doutes de la tête aux pieds. Se peut-il que trois années m’aient changé à ce point ?

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Je vous supposais loin de Moscou. Y a-t-il longtemps que vous êtes revenu ?

 

TCHATZKII.

Je ne fais qu’arriver.

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Pour longtemps ?

 

TCHATZKII.

Cela dépend. Mais qui, en vous apercevant, ne s’émerveillerait pas ? Avec plus d’embonpoint qu’auparavant, vous avez énormément embelli ! Vous êtes devenue plus jeune, plus fraîche. Du feu, un teint rose, l’air souriant, de l’expression dans tous les traits...

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Je suis mariée.

 

TCHATZKII.

Il fallait le dire tout de suite !

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Mon mari est un charmant mari. Il vient à l’instant, je vous ferai faire connaissance, voulez-vous ?

 

TCHATZKII.

Je vous en prie.

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Je suis sûre à l’avance qu’il vous plaira. Vous verrez et vous jugerez.

 

TCHATZKII.

Je vous crois : c’est votre mari.

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Oh ! non, pas à cause de cela, mais lui-même personnellement, par son caractère, par son esprit. Mon cher Platon Mikhaïlovitche est unique, inappréciable ! À présent il a pris sa retraite, il était dans l’armée, et tous ceux qui l’ont un peu connu auparavant affirment qu’avec sa bravoure, avec son talent, s’il était resté plus longtemps au service, il serait certainement devenu commandant de Moscou.

 

 

Scène VI.

 

TCHATZKII, NATALIE DMITRIEVNA, PLATON MIKHAILOVITCHE.

 

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Voici mon cher Platon Mikhaïlovitche.

 

TCHATZKII.

Bah ! Un vieil ami ! Il y a longtemps que nous nous connaissons. Voilà un hasard !

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Comment va la santé, Tchatzkii, mon bon ?

 

TCHATZKII.

Cet excellent Platon ! Bravo ! Mes compliments les plus sincères ; tu te conduis comme il faut.

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Tu le vois, mon bon : je suis habitant de Moscou et marié !

 

TCHATZKII.

Tu as pu oublier le bruit des camps, tes camarades et tes meilleurs amis ? Vivre paisible et oisif ?

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Non pas, j’ai encore des occupations. J’apprends par cœur sur ma flûte un duo en la mineur...

 

TCHATZKII.

Que tu apprenais déjà par cœur il y a cinq ans ? Allons, les goûts constants sont plus appréciés que tout le reste chez les maris.

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Mon bon, une fois marié, souviens-toi de moi ! À force d’ennui, tu siffleras toujours le même air.

 

TCHATZKII.

À force d’ennui ? Comment ? Tu lui paies déjà tribut !

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Mon cher Platon Mikhaïlovitche a du penchant pour certaines occupations qui à présent lui manquent... Pour l’exercice, les revues, le manège... Quelquefois il s’ennuie le matin.

 

TCHATZKII.

Mais qui, mon cher ami, t’oblige à demeurer inactif ? Au régiment ! On te donnera un escadron ! Es-tu officier supérieur ou simple officier ?

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Mon cher Platon Mikhaïlovitche est très faible de santé.

 

TCHATZKII.

Faible de santé ! Y a-t-il longtemps ?

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Toujours des rhumatismes et des maux de tête !

 

TCHATZKII.

Plus de mouvement ! À la campagne, dans un pays chaud ! Monte plus souvent à cheval. La campagne, l’été, est un paradis.

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Platon Mikhaïlovitche aime la ville, Moscou. Pourquoi perdrait-il sa vie dans un désert ?

 

TCHATZKII.

Moscou, la ville !... Tu es un original ! Mais te rappelles-tu le passé ?

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Ah ! mon bon ! à présent ce n’est plus la même chose !

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Oh ! mon petit ami ! Ici il fait on ne peut plus frais. Tu es tout à fait découvert et tu as déboutonné ton gilet.

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

À présent, mon bon, je ne suis plus celui...

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Écoute-moi une petite fois, mon chéri ! Boutonne-toi au plus vite.

 

PLATON MIKHAILOVITCHE (avec sang-froid).

Tout de suite.

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Éloigne-toi un peu de la porte. Il y a là un vent coulis qui souffle par derrière !...

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

À présent, mon bon, je ne suis plus celui...

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Mon ange, pour l’amour de Dieu ! éloigne-toi de la porte !

 

PLATON MIKHAILOVITCHE (les yeux au ciel).

Soit, ma chère !

 

TCHATZKII.

Allons, Dieu te pardonne ! Tu as passablement changé en peu de temps. Il y a trois ans, n’est-ce pas ? à la fin de l’année, que je t’ai connu au régiment ? À peine le jour arrivé, le pied à l’étrier, — et tu t’élançais sur un étalon rapide, que le vent d’automne te soufflât à la face ou dans le dos.

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Ah ! mon cher ! c’était le bon temps alors !

 

 

Scène VII.

 

LES MÊMES, le prince TOUGOOUKHOVSKII[111] et la princesse avec leurs six filles.

 

 

NATALIE DMITRIEVNA (d’une voix flûtée).

Le prince Pierre Iliitche ! La princesse ! Mon Dieu ! La petite princesse Zizi ! Mimi ! (Bruyants embrassements ; ensuite on s’assied et on se regarde mutuellement de la tête aux pieds.)

 

1re PETITE PRINCESSE.

Quelle délicieuse toilette !

 

2e PETITE PRINCESSE.

Quels petits plissés !

 

1re PETITE PRINCESSE.

Une bordure de franges !

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Ah ! si vous aviez vu mon turlurlu en satin !

 

3e PETITE PRINCESSE.

Quelle écharpe mon cousin[112] m’a donnée !

 

4e PETITE PRINCESSE.

Oh ! oui ! En barège !

 

5e PETITE PRINCESSE.

Ah ! c’est un charme !

 

6e PETITE PRINCESSE.

Ah ! qu’il est joli !

 

LA PRINCESSE.

Pst... Qui donc, dans le coin, nous a salués, quand nous sommes entrés ?

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Un nouvel arrivé, Tchatzkii.

 

LA PRINCESSE.

Re-trai-té ?

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Oui, il a voyagé, il n’y a pas longtemps qu’il est de retour.

 

LA PRINCESSE.

Et cé-li-ba-tai-re ?

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Oui, il n’est pas marié.

 

LA PRINCESSE.

Prince ! Prince ! Ici ! Plus vivement !

 

LE PRINCE (tournant vers elle son cornet acoustique).

Oh ! Hum ?

 

LA PRINCESSE.

Invite bien vite chez nous, pour jeudi, à la soirée, l’ami de Natalie Dmitrievna. Le voici !

 

LE PRINCE.

Oh ! Hum ! (Il se dirige vers Tchatzkii, tourne autour de lui et tousse un peu).

 

LA PRINCESSE.

Voilà ce que c’est que des enfants ! Pour eux le bal, mais le père se traîne pour aller faire des courbettes ! Les danseurs sont devenus effroyablement rares !... Il est gentilhomme de la Chambre ?

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Non pas.

 

LA PRINCESSE.

Riche ?

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Oh ! non pas.

 

LA PRINCESSE.

Prince, prince ! Arrière.

 

 

Scène VIII.

 

LES MÊMES, et les comtesses KHRIOUMINE, la grand’mère et la petite fille.

 

 

LA JEUNE COMTESSE.

Ah ! grand’maman ! Voyons, qui est-ce qui arrive de si bonne heure ? Nous sommes les premières ! (Elle se précipite vers la porte latérale.)

 

LA PRINCESSE.

Voilà qui est poli pour nous ! La première, elle ! Elle ne nous compte donc pour rien ! Elle est méchante ! Voilà un siècle qu’elle reste à marier ! Enfin ! Que Dieu lui pardonne !

 

LA JEUNE COMTESSE (qui est revenue, tourne son lorgnon sur Tchatzkii.)

M’sieu Tchatzkii ! Vous à Moscou ! Et toujours le même qu’autrefois ?

 

TCHATZKII.

Pourquoi changerais-je ?

 

LA JEUNE COMTESSE.

Vous êtes revenu célibataire ?

 

TCHATZKII.

Avec qui me serais-je marié ?

 

LA JEUNE COMTESSE.

À l’étranger, avec qui ? Mais une foule des nôtres s’y marient sans plus de renseignements et nous gratifient de l’alliance d’artistes des magasins de modes.

 

TCHATZKII.

Les malheureux ! Faut-il qu’ils aient à supporter les reproches des imitatrices de ces modistes, parce qu’ils se sont permis de préférer les originaux aux copies ?

 

 

Scène IX.

 

LES MÊMES et quantité d’autres hôtes, parmi lesquels ZAGORIETZKII. Les hommes paraissent, font leur révérence, s’éloignent de côté, vont et viennent d’une pièce à l’autre, etc. SOPHIE sort de sa chambre. Tout le monde va au-devant d’elle.

 

 

LA JEUNE COMTESSE.

Eh ! bonsoir ! vous voilà ! Jamais trop diligente,

Vous nous donnez toujours le plaisir de l’attente.[113]

 

 

ZAGORIETZKII.

Avez-vous un billet pour le spectacle de demain ?

 

SOPHIE.

Non.

 

ZAGORIETZKII.

Permettez-moi de vous en offrir un. C’est en vain que quelqu’autre entreprendrait de vous rendre ce service-là. Où n’ai-je pas couru pour me le procurer ? Au bureau ; — tout était pris. Chez le directeur, — il est de mes amis, — dès l’aurore, à six heures.— C’était un fait exprès ! Déjà, depuis la veille, personne ne pouvait plus en avoir. Chez celui-ci, chez celui-là, — j’ai mis tout le monde sens dessus dessous. Et ce billet enfin, je l’ai enlevé de force à un vieillard cacochyme. Il est mon ami, et on connaît son humeur casanière. Il peut bien rester en repos chez lui !

 

SOPHIE.

Je vous remercie pour le billet, et, doublement, pour votre peine. (Diverses personnes font encore leur entrée. Pendant ce temps Zagorietzkii se dirige vers les hommes).

 

ZAGORIETZKII.

Platon Mikhaïlovitche !...

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Loin d’ici ! Va-t’en avec les femmes, va leur mentir et les duper ! Je raconterai sur toi la vérité, et elle sera pire que tous les mensonges. (À Tchatzkii). En voici un, mon bon, que je te recommande ! Comment appelle-t-on ces gens-là, le plus poliment, le plus charitablement possible ? C’est un homme du monde, un fourbe fieffé, un fripon, — Antoine Antonytche Zagorietzkii. Défie-toi de lui ; il est très fort pour rapporter ce qu’il entend. Et ne joue pas aux cartes avec lui : il trichera.

 

ZAGORIETZKII.

Original ! Grondeur !... Mais sans la moindre méchanceté !

 

TCHATZKII.

Et ce serait ridicule à vous de vous en blesser. En dehors de l’honnêteté, il y a une multitude de consolations. Si on dit du mal de vous en un lieu, on vous remercie dans un autre.

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Oh ! non pas ! mon bon, chez nous on dit partout du mal des gens, mais partout on les reçoit[114]. (Zagorietzkii se mêle à la foule).

 

 

Scène X.

 

LES MÊMES et KHLESTOVA.

 

 

KHLESTOVA.

Si tu crois qu’à soixante-cinq ans il m’est facile de me traîner jusque chez toi, ma nièce ?... Quel supplice ! Nous avons mis une heure d’horloge à venir de Pokrovka[115], je n’en puis plus. Et une nuit ! — c’est la fin du monde ! Pour me distraire, j’ai pris avec moi une jeune négresse, avec un chien. Dis, ma petite amie, qu’on leur donne leur pâture un peu plus tard, qu’on leur porte quelques restes du souper. — Princesse, je vous salue ! (Elle s’assied). Ah ! ma petite Sophie, ma chérie, quelle négresse j’ai à mon service ! Crépue ! Des omoplates en bosse ! Colère ! Tous les mouvements d’un chat ! Et comme elle est noire ! Une vraie horreur ! Se peut-il que le Seigneur ait créé une race pareille ! C’est le diable en chair et en os ! Elle est dans la chambre des servantes... Faut-il l’appeler ?

 

SOPHIE.

Non pas, dans un autre moment.

 

KHLESTOVA.

Imagine-toi ; on les met en montre comme des bêtes sauvages, à ce que j’ai entendu dire, dans cet endroit-là... une ville... de Turquie... Mais sais-tu qui me l’a procurée ? Antoine Antonytche Zagorietzkii. (Zagorietzkii se montre.) C’est un vilain menteur, un joueur de cartes, un voleur. (Zagorietzkii s’éclipse.) J’ai bien été sur le point de lui fermer ma porte, mais c’est un maître pour rendre service. À moi et à ma sœur Prascovie, il nous a fait avoir deux petits nègres à la foire. Il les a achetés, à ce qu’il dit ; je suis sûre qu’il les a filoutés aux cartes, mais il m’en a fait cadeau ; que Dieu lui donne la santé !

 

TCHATZKII (à Platon Mikhaïlovitche en éclatant de rire.)

Il n’y a pas trop de quoi se féliciter de pareilles louanges ! Zagorietzkii lui-même n’y a pas résisté ; il a disparu.

 

KHLESTOVA.

Qui est ce monsieur si gai ? Quel est son état ?

 

SOPHIE.

Celui-ci ? Tchatzkii.

 

KHLESTOVA.

Ah ! çà, mais qu’est-ce qu’il a trouvé de ridicule ? De quoi se réjouit-il ? Quel sujet de rire y a-t-il là ? C’est péché de rire de la vieillesse. Je me rappelle : tu as dansé souvent avec lui, quand tu étais enfant, et, moi, je lui ai tiré les oreilles, seulement pas assez.

 

 

Scène XI.

 

LES MÊMES, FAMOUSOVE.

 

 

FAMOUSOVE (d’une voix forte).

Nous attendons le prince Pierre Iliitche, et le prince est déjà ici ! Et moi qui m’oubliais dans la salle des portraits ! Où est Skalozoube, Serge Sergiéitche ? Hein ? Il n’y est pas, il me semble qu’il n’y est pas. C’est un homme qu’on aperçoit tout de suite, Serge Sergiéitche Skalozoube !

 

KHLESTOVA.

Dieu du ciel ! Il vous rend sourd ! Il fait plus de bruit que toutes les trompettes du monde !

 

 

Scène XII.

 

LES MÊMES, SKALOZOUBE, puis MOLTCHALINE.

 

 

FAMOUSOVE.

Serge Sergiéitche, vous êtes en retard ! Nous vous avons attendu, attendu, attendu ! (Il le conduit vers Khlestova.) Ma belle-sœur, à qui depuis longtemps déjà on a parlé de vous.

 

KHLESTOVA (assise).

Vous avez été précédemment ici... dans le régiment... lequel donc ?... de grenadiers ?

 

SKALOZOUBE (d’une voix de basse).

 

Dans celui de Son Altesse, vous voulez dire, des mousquetaires de la Nouvelle-Zemble[116] ?

 

KHLESTOVA.

Je ne suis pas très forte pour distinguer les régiments.

 

SKALOZOUBE.

Il y a pourtant des distinctions extérieures dans l’uniforme : les passe-poils, les brides d’épaulettes, les boutonnières.

 

FAMOUSOVE.

Venez avec moi, mon cher ami, je vais vous amuser là-bas. Nous avons un whist qui n’a pas son pareil. Suivez-nous, prince, je vous prie. (Il emmène avec lui Skalozoube et le prince.)

 

KHLESTOVA (à Sophie).

Ouf ! J’ai échappé tout juste au nœud coulant ! Pour sûr, ton père est à moitié fou. Il s’est coiffé de ce brave haut de trois sagènes[117], et il vous fait faire sa connaissance, sans vous demander si ça vous est agréable ou non !

 

MOLTCHALINE (lui présentant une carte).

J’ai arrangé votre partie : Monsieur Lecoq, Thomas Thomitche et moi.

 

KHLESTOVA.

Merci, mon cher ami. (Elle se lève).

 

MOLTCHALINE.

Votre petit chien est un charmant petit chien : pas plus gros qu’un dé à coudre. Je ne me suis pas lassé de le caresser. Son poil semble de la soie !

 

KHLESTOVA.

Merci, mon fils. (Elle sort, suivie de Moltchaline et de beaucoup d’autres.)

 

 

Scène XIII.

 

TCHATZKII, SOPHIE et quelques autres personnages secondaires, qui dans la suite de la scène disparaissent.

 

 

TCHATZKII.

Eh bien ! Il a dissipé le nuage...

 

SOPHIE.

Ne pourriez-vous pas ne pas continuer ?

 

TCHATZKII.

En quoi vous ai-je fait peur ? Je voulais le louer d’avoir calmé la colère de cette dame.

 

SOPHIE.

Et vous auriez fini par une méchanceté.

 

TCHATZKII.

Faut-il vous dire ce que je pensais ? Le voici : Les vieilles femmes sont promptes à s’irriter ; il n’est pas mal qu’il y ait auprès d’elles un complaisant attitré, afin de jouer le rôle de paratonnerre. — Moltchaline ! Mais quel autre arrange toutes choses d’une façon aussi pacifique ? Tantôt il flatte le carlin au moment opportun, tantôt il vous glisse une carte à l’instant propice ! Grâce à lui et par lui Zagorietzkii ne mourra pas ! Vous m’avez tantôt énuméré ses qualités, mais vous en avez oublié beaucoup, — oui, vraiment ! (Il sort.)

 

 

Scène XIV.

 

SOPHIE, puis MONSIEUR N.

 

 

SOPHIE (à part).

Ah ! Cet homme est toujours pour moi la cause d’un horrible agacement ! Il trouve sa joie à dénigrer, à blesser ! Il est envieux, fier et méchant !

 

MONSIEUR N. (s’approchant).

Vous êtes toute préoccupée ?

 

SOPHIE.

Oui, au sujet de Tchatzkii.

 

MONSIEUR N.

Comment l’avez-vous trouvé depuis son retour ?

 

SOPHIE.

Il n’a pas la tête à lui.

 

MONSIEUR N.

Est-ce qu’il a perdu la tête ?

 

SOPHIE (après un court silence).

Ce n’est pas à dire qu’il soit complètement...

 

MONSIEUR N.

Cependant il y a des signes... ?

 

SOPHIE (le regardant attentivement).

Je le crois.

 

MONSIEUR N.

Est-il possible ! À cet âge ?

 

SOPHIE.

Qu’y faire ? (À part.) Il est prêt à le croire. Ah ! Tchatzkii ! vous aimez à costumer tout le monde en fou, vous sera-t-il agréable d’essayer ce costume-là sur vous-même ? (Elle sort.)

 

 

Scène XV.

 

MONSIEUR N., puis MONSIEUR D.

 

 

MONSIEUR N.

Il est fou !... Elle le croit. Eh bien ! alors ! Il faut donc qu’il y ait des raisons... Comment l’aurait-elle inventé ? Tu as entendu ?

 

MONSIEUR D.

Quoi ?

 

MONSIEUR N.

À propos de Tchatzkii ?

 

MONSIEUR D.

Qu’est-ce ?

 

MONSIEUR N.

Il est devenu fou !

 

MONSIEUR D.

Sottises !

 

MONSIEUR N.

Ce n’est pas moi qui l’ai dit, ce sont d’autres qui en parlent.

 

MONSIEUR D.

Mais toi, tu n’es pas fâché de le redire ?

 

MONSIEUR N.

Je vais me renseigner. Pour sûr, quelqu’un sait ce qu’il en est. (Il sort).

 

 

Scène XVI.

 

MONSIEUR D., puis ZAGORIETZKII.

 

 

MONSIEUR D.

Croyez donc un bavard ! Il entend une sottise, et aussitôt il la répète ! Sais-tu quelque chose au sujet de Tchatzkii ?

 

ZAGORIETZKII.

Eh ! bien ?

 

MONSIEUR D.

Il est devenu fou !

 

ZAGORIETZKII.

Ah ! je sais, je me souviens, j’en ai entendu parler. Comment ne le saurais-je pas ? Ç’a été un cas extraordinaire : son oncle, un coquin, l’a enfermé avec les fous. On l’a empoigné, traîné dans la maison jaune[118] et mis aux fers.

 

MONSIEUR D.

Pardonnez ! Il était ici tout à l’heure, dans cette pièce même.

 

ZAGORIETZKII.

Il faut alors qu’on l’ait déchaîné.

 

MONSIEUR D.

Allons, mon cher ami, avec toi on n’a pas besoin de gazettes. Je vais déployer mes ailes et m’informer auprès de tout le monde. Cependant, mystère et secret !

 

 

Scène XVII.

 

ZAGORIETZKII, ensuite LA JEUNE COMTESSE.

 

 

ZAGORIETZKII.

Quel Tchatzkii est ici ?... C’est un nom connu... J’ai été lié je ne sais quand avec un certain Tchatzkii. Vous avez entendu parler de lui ?

 

LA JEUNE COMTESSE.

De qui ?

 

ZAGORIETZKII.

De Tchatzkii. Il était tout à l’heure ici, dans cette pièce.

 

LA JEUNE COMTESSE.

Je le sais, j’ai causé avec lui.

 

ZAGORIETZKII.

Alors je vous fais mon compliment ; il est fou...

 

LA JEUNE COMTESSE.

Quoi ?

 

ZAGORIETZKII.

Oui, il est devenu fou !

 

LA JEUNE COMTESSE.

Imaginez-vous ! Je l’avais remarqué moi-même, et je l’aurais parié ; ce que vous dites, je me le suis dit.

 

 

Scène XVIII.

 

LES MÊMES, plus LA VIEILLE COMTESSE.

 

 

LA JEUNE COMTESSE.

Ah ! grand’maman ! Voilà des miracles ! Voilà du nouveau ! Vous n’avez pas entendu parler du malheur qui arrive ici ? Écoutez un peu ! Ah ! c’est charmant, c’est joli !...

 

LA VIEILLE COMTESSE (avec une prononciation sifflante).

Ma chère, mes oreilles sont bouchées ; parle un peu plus haut...

 

LA JEUNE COMTESSE.

Je n’ai pas le temps ! Il vous dira toute l’histoire.. Je vais me renseigner. (Elle sort).

 

 

Scène XIX.

 

ZAGORIETZKII et LA VIEILLE COMTESSE.

 

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? Il n’y a pas par hasard le feu ici ?

 

ZAGORIETZKII.

Non, c’est Tchatzkii qui a produit tout ce tapage.

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Comment ? Qui est-ce qui a mis Tchatzkii en cage ?

 

ZAGORIETZKII.

Dans les montagnes[119] il a été blessé au front, et sa blessure lui a fait perdre l’entendement.

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Quoi ? Dans le club des francs-maçons ? Il a passé aux musulmans ?

 

ZAGORIETZKII.

On ne peut rien lui faire comprendre (Il sort).

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Antoine Antonytche ! Ah ! Lui aussi se sauve, tout le monde a peur, se précipite...

 

 

Scène XX.

 

LA VIEILLE COMTESSE et LE PRINCE TOUGOOUKHOVSKII.

 

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Prince ! Prince ! Oh ! ce prince ! Il va au bal, et c’est à peine s’il a un souffle ! Prince, vous avez entendu ?

 

LE PRINCE.

Ah ! Hum ?

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Il n’entend absolument rien ! Mais peut-être au moins vous avez vu. Le maître de la police est venu ici ?

 

LE PRINCE.

Eh ! Hum ?

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Qui est ce, prince, qui a emmené Tchatzkii en prison ?

 

LE PRINCE.

Hi ! Hum ?

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Un coupe-chou pour lui et un havre-sac, et puis simple soldat ! Ah ! ce n’est pas une plaisanterie ! Il a changé de religion !

 

LE PRINCE.

Hu ! Hum !

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Oui, il a passé aux musulmans ! Le voltairien maudit ! Qu’est-ce ? Ah ! Vous êtes sourd, mon bonhomme ! Tendez donc votre cornet. Oh ! la surdité est un grand défaut.

 

 

Scène XXI.

 

LES MÊMES, plus KHLESTOVA, SOPHIE, MOLTCHALINE, PLATON MIKHAILOVITCHE, NATALIE DMITRIEVNA, LA JEUNE COMTESSE, LA PRINCESSE avec ses filles, ZAGORIETZKII, SKALOZOUBE, puis FAMOUSOVE et beaucoup d’autres.

 

 

KHLESTOVA.

Il est devenu fou ! Est-ce bizarre ![120] Tout à fait à l’improviste ! En si peu de temps ! Toi, Sophie, tu l’as appris ?

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Qui l’a raconté le premier ?

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Ah ! mon cher, tout le monde !

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Tout le monde ! Alors il faut bien le croire. Pour moi cependant la chose est douteuse.

 

FAMOUSOVE (entrant).

De qui s’agit-il ? De Tchatzkii, n’est-ce pas ? Qu’y a-t-il de douteux ? C’est moi qui le premier ai tout découvert ! Il y a longtemps que je m’étonne de ce que personne ne l’enchaîne. Mettez-le un peu sur le sujet des autorités, et Dieu sait ce qu’il en dit ! Il suffit qu’on s’incline un peu bas, qu’on courbe l’échine en cercle, devant quelque grand personnage que ce puisse être, pour qu’il vous appelle un drôle !

 

KHLESTOVA.

Et il est de ceux qui se moquent des autres ! À peine avais-je dit je ne sais quoi qu’il s’est mis à rire aux éclats !

 

MOLTCHALINE.

Il m’a déconseillé de servir à Moscou aux archives !

 

LA JEUNE COMTESSE.

Il a daigné m’élever au rang de modiste !

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Et il a donné à mon mari le conseil de vivre à la campagne !

 

ZAGORIETZKII.

Tout prouve qu’il est complètement fou !

 

LA JEUNE COMTESSE.

Je l’ai bien vu à ses yeux.

 

FAMOUSOVE.

Il a pris la même route que sa mère, Anna Alexievna. La pauvre défunte a été folle huit fois.

 

KHLESTOVA.

Dans le monde il arrive des aventures merveilleuses ! À son âge tomber dans la folie ! Je parierais qu’il buvait trop pour son âge.

 

LA PRINCESSE.

Oh ! c’est sûr !

 

LA JEUNE COMTESSE.

Sans aucun doute.

 

KHLESTOVA.

Il absorbait le Champagne à pleins verres.

 

NATALIE DMITRIEVNA.

À pleines bouteilles, et quelles bouteilles !

 

ZAGORIETZKII (avec feu).

Non pas, à pleins tonneaux, et quels tonneaux[121] !

 

FAMOUSOVE.

Allons donc ! Le grand mal qu’un homme boive un peu plus qu’il ne faut ! L’instruction, — voilà le fléau ; la science, — voilà la cause pour laquelle, à présent plus que jamais, il pullule autant de gens, d’actions et d’opinions insensées !

 

KHLESTOVA.

Oui, c’est bien assez pour devenir tout de suite fou que ces pensions, ces écoles, ces lycées, comme on les appelle, et cet enseignement mutuel des grandes cartes[122].

 

LA PRINCESSE.

Non, il y a à Péterbourg un Institut pé-da-go-ni-que, c’est, je crois, le nom qu’on lui donne... On y voit s’exercer aux hérésies et à l’impiété des professeurs ! C’est chez eux qu’a été s’instruire notre parent, et il en est sorti... bon à entrer tout de suite dans une boutique d’apothicaire, en apprentissage ! Il fuit les femmes et jusqu’à moi-même ! Il ne veut pas entendre parler de carrière ! C’est un chimiste, un botaniste, le prince Fédore, mon neveu !

 

SKALOZOUBE.

Je vais vous faire plaisir : le bruit court partout qu’il existe un projet à propos des lycées, des écoles, des gymnases. On n’y enseignera plus que d’après notre méthode : une, deux ! Quant aux livres, on les gardera pour les grandes occasions.

 

FAMOUSOVE.

Serge Sergiéitche ! Non ! Si l’on veut couper le mal à la racine, il faut réunir tous les livres, puis les brûler !

 

ZAGORIETZKII (avec douceur).

Permettez, il y a livres et livres. Mais, entre nous, si j’étais nommé censeur, j’aurais l’œil sur les fables. Oh ! les fables me feront mourir ! Ce sont des plaisanteries éternelles sur les lions, sur les aigles ! On a beau dire, ce ne sont que des animaux, mais ce sont tout de même des tzares !

 

KHLESTOVA.

Mes bons amis ! Lorsque quelqu’un a perdu la raison, peu importe que ce soit pour avoir trop lu ou trop bu. J’ai pitié de Tchatzkii. Comme chrétiens, nous lui devons notre compassion. Ce n’était pas un sot, et il possédait trois cents âmes.[123]

 

FAMOUSOVE.

Quatre.

 

KHLESTOVA.

Trois, monsieur.

 

FAMOUSOVE.

Quatre cents.

 

KHLESTOVA.

Non ! Trois cents.

 

FAMOUSOVE.

D’après mon calendrier...

 

KHLESTOVA.

Tous les calendriers mentent.

 

FAMOUSOVE.

Quatre cents, ni plus, ni moins ! Ah çà, vous avez le verbe bien haut !

 

KHLESTOVA.

Non ! Trois cents ! Comme si je ne connaissais pas la fortune des autres !

 

FAMOUSOVE.

Quatre cents, entendez-le bien, je vous prie.

 

KHLESTOVA.

Non, trois cents, trois cents, trois cents !

 

 

Scène XXII.

 

LES MÊMES, plus TCHATZKII.

 

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Le voici.

 

LA JEUNE COMTESSE.

Chut !

 

TOUS.

Chut ! (Ils s’éloignent de lui, en reculant du côté opposé).

 

KHLESTOVA.

Ah ! pourvu que, dans un accès, il n’aille pas se prendre de querelle, et nous attirer quelque méchante affaire !

 

FAMOUSOVE.

Seigneur, aie pitié de nous, pécheurs que nous sommes ! (Avec circonspection.) Mon bien cher, tu n’es pas dans ton assiette ordinaire. Après le voyage, on a besoin de sommeil. Donne-moi ton pouls. Tu n’es pas bien.

 

TCHATZKII.

Oui, je n’en puis plus !... J’endure un million de tourments ! Ma poitrine souffre d’avoir été pressée amicalement ; mes jambes, d’avoir fait des révérences ; mes oreilles, du bruit des exclamations, et surtout ma tête, de billevesées en tout genre. (Il s’approche de Sophie.) J’ai l’âme oppressée ici par je ne sais quel chagrin, je me sens perdu dans la multitude, je ne suis plus moi-même ! Non ! je ne suis pas content de Moscou !

 

KHLESTOVA.

Vous allez voir que c’est la faute de Moscou !

 

FAMOUSOVE.

Un peu plus loin de lui ! (Il fait un signe à Sophie.) Hum ! Sophie. — Elle ne regarde pas !

 

SOPHIE (à Tchatzkii).

Dites ce qui vous met si fort en colère ?

 

TCHATZKII.

Je viens de faire dans l’autre pièce une rencontre insignifiante : un petit Français de Bordeaux, en s’époumonant, avait réuni autour de lui une espèce d’assemblée, et racontait qu’avec effroi et non sans larmes il avait fait ses préparatifs de voyage pour venir en Russie, chez des barbares. Il arriva et trouva qu’on le choyait sans trêve. Il ne rencontra ni un son russe ni un visage russe. C’était comme s’il avait été dans sa patrie, avec ses amis, au milieu de sa province. — Par exemple, en soirée, il se sent ici comme un petit potentat ! Les mêmes idées chez les dames, les mêmes toilettes... Il était content, mais nous, nous ne l’étions pas. Il se tut. Et alors de tous les côtés, ce ne fut qu’un regret, qu’un soupir, qu’un gémissement ! — « Ah ! la France ! Il n’y a pas de pays préférable au monde ! » déclarèrent deux jeunes princesses, deux sœurs, répétant la leçon qu’on leur a serinée depuis l’enfance ! Où se mettre à l’abri des jeunes princesses ? J’émis de loin le souhait modeste, quoiqu’à voix haute, que le Seigneur extirpât cet esprit malsain d’imitation sotte, servile, aveugle, qu’il fît tomber une étincelle chez n’importe quel homme de cœur qui pût, par sa parole et son exemple, nous détourner, comme avec des rênes solides, de cette écœurante faiblesse pour tout ce qui vient de l’étranger. On peut m’appeler vieux-croyant[124], si l’on veut ; mais notre cher Nord est pour moi cent fois pire depuis qu’il a tout abandonné, tout changé, tout mis à la mode nouvelle, et ses mœurs, et sa langue, et sa sainte antiquité, jusqu’à son imposant costume, pour en prendre un autre, taillé sur le modèle des bouffons : une queue par-derrière et par-devant, je ne sais quelle échancrure bizarre ; en dépit du bon sens, sans nul souci des saisons. Les mouvements sont gênés et la figure manque de beauté ; des mentons ridicules, rasés, gris ?... De même que les vêtements et les cheveux, les esprits aussi sont devenus courts !... Ah ! si nous sommes nés pour tout emprunter, prenons du moins aux Chinois quelque chose de leur sage ignorance des étrangers ! Nous tirerons-nous jamais de la puissance des modes exotiques, de telle façon que nos gens du peuple, si avisés, si bons, ne nous prennent pas, ne fût-ce que d’après la langue, pour des Allemands ou autres ? — « Comment mettre en parallèle ce qui vient d’Europe avec ce qui vient de notre nation ! Voilà qui est bizarre ! Voyons, comment traduire madame, mademoiselle ? Peut-être — soudarynia ? » — se mit à murmurer je ne sais qui... Imaginez-vous, chez tous un grand éclat de rire s’éleva alors à mes dépens. « Soudarynia !![125] Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Fort joli ! Soudarynia ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! C’est affreux ! » Courroucé et maudissant la vie, je leur préparais une réponse foudroyante, mais tous me laissèrent là ! Vous savez à présent ce qui m’est arrivé ; le cas n’est pas nouveau. Moscou, Péterbourg, la Russie entière sont faits de la même façon : à peine un habitant de la ville de Bordeaux a-t-il ouvert la bouche qu’il a le bonheur de fixer l’intérêt de toutes les jeunes princesses ; et, à Péterbourg comme à Moscou, celui qui n’est pas l’ami des gens importés de l’étranger, des manies, du langage affecté, celui dans la tête de qui, pour son malheur, se rencontrent cinq ou six idées saines, et qui prend la liberté de les répandre à haute voix — alors, voyez... (Il regarde autour de lui ; tout le monde tourne en valsant avec le plus grand entrain. Les personnes âgées sont dispersées aux tables de jeu).

 

 


ACTE QUATRIÈME.

 

Le vestibule principal dans la maison de Famousove. Un grand escalier qui descend du second étage et auquel viennent se réunir d’autres escaliers accessoires partant de l’entresol. En bas, à droite des acteurs, une sortie sur le perron et la loge du suisse ; à gauche, sur le même plan, la chambre de Moltchaline[126]. C’est la nuit ; l’éclairage est peu brillant. Parmi les laquais, les uns sont affairés, d’autres dorment en attendant leurs maîtres.

 

Scène Ire.

 

LA VIEILLE et LA JEUNE COMTESSES ; devant elles, UN LAQUAIS.

 

 

LE LAQUAIS.

La voiture de la comtesse Khrioumine.

 

La Jeune Comtesse (pendant qu’on l’enveloppe).

En voilà un bal ! Ah ! ce Famousove sait bien choisir ses invités ! Quelles caricatures de l’autre monde ! Personne avec qui causer ! Personne avec qui danser !

 

LA VIEILLE COMTESSE.

Allons ! ma chérie ! Je suis vraiment à bout de forces. Quelque jour je passerai du bal au tombeau. (Elles sortent toutes les deux.)

 

 

Scène II.

 

PLATON MIKHAILOVITCHE et NATALIE DMITRIEVNA. (Un laquais s’empresse autour deux ; un autre crie auprès du corridor de sortie[127].)

La voiture des Goritchève !

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Mon ange, ma vie, mon bijou, ma petite âme, pourquoi ces regards si tristes ? (Elle embrasse son mari sur le front.) Avoue-le, on s’est bien amusé chez Famousove.

 

PLATON MIKHAILOVITCHE.

Ma bonne Natalie, ma chérie, je m’endors, moi, au bal ; il s’en faut terriblement que j’en sois amateur, mais je ne fais aucune résistance, je suis ton humble esclave. Ma faction[128] dépasse souvent minuit, mais c’est pour ton plaisir ; et, si fort que cela m’ennuie, au commandement, j’entre en danse.

 

NATALIE DMITRIEVNA.

Tu dissimules, et très maladroitement ; tu as une envie mortelle de passer pour un vieillard. (Elle sort avec le laquais.)

 

PLATON MIKHAILOVITCHE (avec sang-froid.)

Le bal est une chose excellente, c’est l’esclavage qui est amer ! Mais qui nous oblige à nous marier ? Il faut croire que c’est écrit, le jour où l’on naît...

 

Le Laquais (du perron).

Madame est dans la voiture, et prend la peine de se fâcher...

 

PLATON MIKHAILOVITCHE (avec un soupir).

J’y vais ! J’y vais ! (Ils sortent.)

 

 

Scène III.

 

TCHATZKII, et, devant lui, UN LAQUAIS.

 

 

TCHATZKII.

Crie, afin de faire avancer la voiture plus vite. (Le laquais sort.) Allons, voici la journée passée, et avec elle toutes les visions, la vapeur, la fumée des espérances qui remplissaient mon âme... Qu’est-ce que j’attendais ? Qu’est-ce que j’espérais trouver ici ? Où est ce charme de se retrouver ? Chez qui ai-je senti un intérêt réel ? Un cri ! De la joie ! On se serre dans les bras !... Sottises ! Ainsi, dans une charrette, en voyage, au milieu d’une plaine immense, assis paresseusement, toujours on découvre devant soi quelque chose de lumineux, de bleu, de varié. On chemine une heure, deux heures, une journée entière ; avec ardeur on atteint le lieu du repos. On y passe la nuit. Où que l’on regarde, toujours le même terrain plat, la steppe, le vide et la mort... C’est pénible ! Mais on n’y peut rien ! Plus on y pense... (Le laquais revient.) Est-ce prêt ?

 

LE LAQUAIS.

On ne trouve le cocher nulle part.

 

TCHATZKII.

Va, cherche, je ne peux pas coucher ici. (Le laquais sort.)

 

 

Scène IV.

 

TCHATZKII, RÉPÉTILOVE. (Il entre en courant par le perron ; à l’entrée même il tombe les quatre fers en l’air et se rajuste avec précipitation.)

 

 

RÉPÉTILOVE.

Fi ! J’ai fait une maladresse !... Ah ! mon Créateur ! Laisse-moi me frotter les yeux... D’où viens-tu, camarade ? Ami de mon cœur ! Tendre ami ! Mon cher ! M’a-t-on assez chanté de farces là-dessus, assez appelé bavard, imbécile, superstitieux, ayant sur tout des pressentiments, des indices. À l’instant même, je te prie de m’expliquer cela, comme si je l’avais su, je me hâte d’accourir ici. Vlan ! J’ai heurté le seuil avec mon pied et je me suis étalé tout du long. Ris de moi, si tu veux ; dis que Répétilove ment, que Répétilove est un niais, mais j’éprouve un entraînement vers toi, une sorte de maladie, je ne sais quel amour, quelle passion ! Je suis prêt à en donner mon âme pour gage ; non, tu ne te trouverais pas dans l’univers un ami tel que moi, aussi fidèle, ah ! non, ah ! non ! Que je perde ma femme, mes enfants, que je sois abandonné par le monde entier, que je meure en ce lieu même, que le Seigneur me foudroie...

 

TCHATZKII.

Assez de bêtises comme cela !

 

RÉPÉTILOVE.

Non, tu ne m’aimes pas. — C’est tout naturel. Avec les autres, je me tire encore d’affaire ; mais avec toi je n’ose pas parler. Je suis pitoyable, ridicule, un mal-appris, un imbécile.

 

TCHATZKII.

Voilà une étrange manière de s’abaisser !

 

RÉPÉTILOVE.

Injurie-moi ; moi-même je maudis le jour qui m’a vu naître, quand je songe combien j’ai perdu mon temps ! Dis-moi, quelle heure est-il ?

 

TCHATZKII.

Il est l’heure d’aller se coucher et de dormir. Si c’est pour le bal que tu es venu, tu peux t’en retourner.

 

RÉPÉTILOVE.

Que m’importe le bal, mon cher ? Toute la nuit jusqu’en plein jour on y est rivé aux convenances, sans pouvoir se délivrer du joug ! As-tu lu ce livre... ?

 

TCHATZKII.

Comment ! Tu lis, toi ? C’est une énigme pour moi. Es-tu bien Répétilove ?

 

RÉPÉTILOVE.

Appelle-moi Vandale, j’ai mérité ce nom ; j’ai fait cas de gens sans valeur, j’ai toute ma vie raffolé de dîners et de bals ! J’ai oublié mes enfants, j’ai trompé ma femme ! J’ai joué, j’ai perdu au jeu ! Un arrêt de justice m’a mis en tutelle ! J’ai entretenu une danseuse ! Que dis-je ? une ! — Trois à la fois ! J’ai bu à m’en faire mourir ! Il m’est arrivé de ne pas dormir dix nuits de suite ! J’ai tout renié : les lois, la conscience, la religion...

 

TCHATZKII.

Écoute un peu : mens, mais garde au moins quelque mesure. Il y a de quoi tomber dans le désespoir.

 

RÉPÉTILOVE.

Félicite-moi : à présent j’ai fait la connaissance de gens qui sont les plus intelligents qu’il y ait ! Je ne passe plus la nuit entière à rôder çà et là.

 

TCHATZKII.

Ainsi, par exemple, aujourd’hui.

 

RÉPÉTILOVE.

Voyons, une nuit seule ne compte pas ! Et puis demande-moi où j’ai été ?

 

TCHATZKII.

Oh ! je le devine bien tout seul ! Au Club, n’est-ce pas ?

 

RÉPÉTILOVE.

Au Club Anglais. Pour commencer ma confession, la réunion a été très bruyante... Je te prierai de garder le silence, j’ai donné ma parole de le garder... Nous avons une société qui se rassemble en séance particulière tous les jeudis. C’est une association absolument secrète.

 

TCHATZKII.

Ah ! mon cher ! Tu me fais peur ! Comment ? Au Club ?

 

RÉPÉTILOVE.

Précisément.

 

TCHATZKII.

Voilà des précautions extraordinaires qui vous feront jeter à la porte par les épaules, vous et vos secrets !

 

RÉPÉTILOVE.

C’est en vain que tu t’effrayes ! Nous parlons à haute voix, très fort même, — personne n’y comprend rien. Moi-même, quand on s’empoigne sur les Chambres, sur les jurés, sur Byron, enfin, sur des sujets d’importance, le plus souvent j’écoute, sans desserrer les dents. C’est au-dessus de mes forces, mon cher ; je sens bien que je suis une bête. Ah ! Alexandre ! Tu nous manques. Voyons, mon bon, fais-moi au moins ce petit plaisir. Allons-y tout de suite, puisque par bonheur nous sommes en train d’aller quelque part. Avec quelles gens je vais te mettre en rapports ! Il ne me ressemblent en aucune façon. Ah ! quelles gens, mon cher ! La crème de la jeunesse intelligente !

 

TCHATZKII.

Que le diable vous emporte tous ! Où veux-tu que j’aille courir ? Dans quel but ? Au milieu de la nuit ? — Non, à la maison ! J’ai envie de dormir.

 

RÉPÉTILOVE.

Eh ! laisse donc ! Qui est-ce qui dort à présent ? Allons, assez ! Décide-toi sans autre prélude. Chez nous, vois-tu, il y a des hommes résolus, une douzaine de têtes ardentes ! Nous crions... ! On croirait entendre cent voix !..

 

TCHATZKII.

Mais pourquoi vous démener ainsi comme des possédés ?

 

RÉPÉTILOVE.

Nous faisons un bruit, mon cher, nous faisons un bruit...

 

TCHATZKII.

Vous faites du bruit, — et puis après ?

 

RÉPÉTILOVE.

Ce n’est pas le lieu de te donner à présent des explications et je n’en ai pas le loisir. Mais c’est une véritable affaire d’État. Seulement, vois-tu, elle n’est pas mûre. On ne peut faire cela tout à coup. Ah ! quels hommes, mon cher ! Sans de plus longs ambages, je te dirai qu’il y a d’abord le prince Grégoire, un original unique ! Il nous fait mourir de rire ! Toujours avec les Anglais ! Tout en lui a un cachet anglais. Il parle aussi entre les dents et il porte même les cheveux courts pour la bonne harmonie. Tu ne le connais pas ! Eh bien ! fais sa connaissance ! — Le second, c’est Eudoxe Vorkoulove. Tu ne l’a pas entendu chanter ? Oh ! c’est une merveille ! Vois-tu, mon bon, il a un morceau qui est tout particulièrement charmant : Ah ! non lasciarmi, no, no, no ! — Nous avons encore deux frères, Léon et Borise, des garçons étonnants ! On ne sait vraiment que dire d’eux. Mais, si c’est un homme de génie qu’il faille nommer, voilà Hippolyte Oudouchiève, le fils de Marcel ! As-tu jamais lu quelqu’une de ses œuvres ? Ne serait-ce qu’une bagatelle ? Lis ça, mon cher ! Par malheur il écrit si peu ! On devrait rouer de coups de pareils hommes, et les condamner à écrire, à écrire encore, à écrire toujours ! Cependant dans les Revues tu pourras retrouver son article : Un coup d’œil sur quelque chose[129]. Sur quoi quelque chose ? Sur tout. Il n’y a rien qu’il ne sache. Nous le gardons en réserve[130] pour les jours de disette. Mais nous avons une forte tête, comme il n’y en a pas en Russie. Inutile de le nommer, on le reconnaît à son portrait. C’est un brigand nocturne, un duelliste. Il a été envoyé au Kamtchatka, et il en est revenu transformé en Aléoute[131]. Il s’en faut joliment qu’il ait les mains nettes, — un homme intelligent ne peut pas, parbleu ! ne pas être un voleur ; mais, quand il parle de la vertu idéale, il est inspiré par je ne sais quel démon. Ses yeux nagent dans le sang, son visage est en feu, lui-même il pleure, et nous tous de sangloter. Voilà des hommes ! En existe-t-il de pareils ? C’est peu vraisemblable. Au milieu d’eux, à coup sûr, je ne suis qu’un mince personnage, pas mal arriéré, et paresseux — c’est effrayant d’y penser ! Lorsque cependant, imposant un effort à mon esprit, je m’assieds, je ne reste pas une heure assis, que, tout à coup, comme à l’improviste, j’enfante un calembour. Ceux qui m’entourent s’emparent au vol de mon idée, et à six ils confectionnent avec elle un vaudeville. Six autres la mettent en musique, et d’autres applaudissent, quand on la joue... Tu ris, mon cher ; je suis comme ça ! Dieu ne m’a pas gratifié de talents, mais il m’a donné un bon cœur, et voilà pourquoi je plais aux gens. Quand je mens, on ne m’en veut pas...

 

Un Laquais (auprès du corridor de sortie).

La voiture de Skalozoube.

 

RÉPÉTILOVE.

De qui ?

 

 

Scène V.

 

LES MÊMES, SKALOZOUBE (descendant de l’escalier).

 

 

RÉPÉTILOVE (allant au devant de lui) :

Ah ! Skalozoube ! Ami de mon cœur ! Arrête ! Où vas-tu ? Fais-moi l’amitié... ! (Il l’étouffe d’embrassements.)

 

TCHATZKII.

Où me mettre à l’abri d’eux ? (Il entre dans la loge du suisse.)

 

RÉPÉTILOVE (à Skalozoube).

Il y a longtemps qu’on n’a pas parlé de toi. On a dit que tu étais allé au régiment reprendre ton service. — Vous connaissez-vous ? (Il cherche des yeux Tchatzkii.) L’entêté s’est échappé. Peu importe. Je t’ai trouvé par hasard, tu vas venir avec moi tout de suite, sans objections. Il y a à présent foule chez le prince Grégoire ; tu y verras une quarantaine des nôtres. Ah ! mon cher ! que d’intelligence il y a là ! Toute la nuit on discute, il n’y a pas moyen de s’ennuyer. D’abord, on boit du Champagne à pleins verres, et puis, on nous apprendra des choses dont certainement nous n’avons aucune idée, ni l’un ni l’autre.

 

SKALOZOUBE.

Fais m’en grâce. On ne me dupera pas avec la science. Appelle n’importe qui. Mais, si tu veux, au prince Grégoire et à vous tous, je vous donnerai un sergent-major en guise de Voltaire ; il vous fera placer sur trois rangs, et, dès que quelqu’un ouvrira le bec, en un clin-d’œil il le calmera.

 

RÉPÉTILOVE.

Toujours le service dans la tête ! Mon cher, regarde-moi ! Moi aussi, j’aurais pu me faufiler très haut, mais j’ai eu une malechance, comme peut-être personne n’en a jamais eu. C’est dans l’administration que j’étais. Dans ce temps-là le baron de Klotz visait à devenir ministre, et moi, à devenir son gendre. J’allai mon chemin tout droit, sans plus de réflexions. Avec sa femme et lui je m’adonnai au reversis, par lui et par elle je me laissai gagner des sommes telles... que Dieu me le pardonne ! Sa maison était sur la Fontanka[132], je m’en fis construire une à côté, avec des colonnes ! Une maison immense ! Qui me coûta énormément ! Enfin j’épousai sa fille. Le dot que je reçus, — zéro ; quant à de l’avancement, — néant. Mon beau-père était Allemand, mais quel profit en avais-je ? Il craignait, vois-tu, le reproche de s’être montré faible envers sa famille ! Voilà ce qu’il craignait, que le diable l’emporte ! Mais ce n’en était pas plus agréable pour moi ! Tous ses secrétaires n’étaient que de la canaille[133], tous vendus, des gens de rien, de vraies machines à écrire, et tous sont entrés dans le grand monde, tous aujourd’hui sont des personnages. Vois plutôt l’almanach des adresses ! Fi ! Le service, les grades, les croix, autant de manières de s’avilir ! Alexis Lokhmotiève dit excellemment que des remèdes radicaux sont ici nécessaires : l’estomac ne digère plus. (Il s’arrête en voyant que Zagorietzkii a pris la place de Skalozoube, qui pendant ce temps-là est parti.)

 

 

Scène VI.

 

RÉPÉTILOVE, ZAGORIETZKII.

 

 

ZAGORIETZKII.

Veuillez continuer. Je vous confesse franchement que, moi aussi, je suis, comme vous, un libéral enragé ! Et, parce que je suis sincère et que je parle sans crainte, Dieu sait tout ce que j’ai perdu !

 

RÉPÉTILOVE (avec dépit).

Tous ont filé, sans dire un seul mot ! À peine l’un est-il hors de vue que voilà déjà l’autre disparu. Tchatzkii a été ici, tout à coup il s’est éclipsé, puis Skalozoube aussi.

 

ZAGORIETZKII.

Que pensez-vous de Tchatzkii ?

 

RÉPÉTILOVE.

Ce n’est pas une bête. Nous nous sommes rencontrés il n’y a qu’un instant. Alors ç’a été toutes sortes de balivernes, puis une conversation sérieuse s’est engagée sur le vaudeville. Oui ! le vaudeville est quelque chose ; mais tout le reste, rien qui vaille ! Tous les deux... nous avons..., bref, nos goûts sont les mêmes.

 

ZAGORIETZKII.

Mais avez-vous remarqué qu’il a l’esprit positivement détraqué ?

 

RÉPÉTILOVE.

Quelle sottise !

 

ZAGORIETZKII.

Il n’est personne qui ne le croie.

 

RÉPÉTILOVE.

Radotage !

 

ZAGORIETZKII.

Demandez à tout le monde.

 

RÉPÉTILOVE.

Chimères !

 

ZAGORIETZKII.

Voici justement le prince Pierre Iliitche, la princesse et leurs filles.

 

RÉPÉTILOVE.

Sornettes !

 

 

Scène VII.

 

RÉPÉTILOVE, ZAGORIETZKII, LE PRINCE et LA PRINCESSE avec leurs six filles. Un peu après KHLESTOVA descend du grand escalier avec MOLTCHALINE, qui lui donne le bras. Un laquais va et vient affairé.

 

 

ZAGORIETZKII.

Princesses, de grâce, dites votre opinion. Tchatzkii est-il fou, oui ou non ?

 

1re JEUNE PRINCESSE.

Le moyen d’en douter !

 

2e JEUNE PRINCESSE.

Tout le monde est fixé là-dessus.

 

3e JEUNE PRINCESSE.

Les Drianskii, les Khvorove, les Varlianskii, les Skatchkove ?

 

4e JEUNE PRINCESSE.

Ah ! c’est une vieille histoire ! Pour qui est-elle neuve ?

 

5e JEUNE PRINCESSE.

Qui peut conserver un doute ?

 

ZAGORIETZKII.

Voici quelqu’un qui n’y croit pas....

 

6e PRINCESSE.

Vous ?

 

TOUTES ENSEMBLE.

M’sieu Répétilove, vous ? — M’sieu Répétilove, quoi ? vous ! — Comment, vous ? — Se peut-il que contre tout le monde... ! — Mais pourquoi vous ? — C’est honteux et ridicule...

 

RÉPÉTILOVE (se bouchant les oreilles).

Pardonnez-moi ! Je ne savais pas que ce fût connu à ce point-là !

 

LA PRINCESSE.

Comment ne serait-ce pas connu ? Il est dangereux de lui parler. Il y a longtemps qu’il devrait être enfermé. À l’entendre, son petit doigt est plus sage à lui seul que tout le monde, même que le prince Pierre ! Je crois qu’il est tout simplement Jacobin, votre Tchatzkii... Allons-nous en, Prince, tu pourrais emmener Cathon ou Zizi ; nous nous mettrons dans la voiture à six places.

 

KHLESTOVA (de l’escalier).

Princesse, votre petite dette de jeu !

 

LA PRINCESSE.

Vous la porterez sur mon compte, ma chère.

 

TOUS (l’un à l’autre).

Adieu ! (La famille du prince sort ainsi que Zagorietzkii).

 

 

Scène VIII.

 

RÉPÉTILOVE, KHLESTOVA, MOLTCHALINE.

 

RÉPÉTILOVE.

Roi des cieux ! Amphise Nilovna ! Ah ! infortuné Tchatzkii... Hélas ! Qu’est-ce que c’est que notre esprit, si élevé qu’il soit ! À quoi servent tous nos soucis ? Dites-moi, pourquoi nous donnons-nous tant de mal en ce monde ?

 

KHLESTOVA.

C’est la volonté de Dieu ! D’ailleurs on le soignera, il se peut qu’on le guérisse. Mais, quant à toi, mon cher, tu es incurable, il n’y a rien à faire. Tu es on ne peut mieux venu à temps ici. — Moltchaline, voici ta niche. Je n’ai pas besoin qu’on me conduise. Va, et que le Seigneur soit avec toi ! (Moltchaline entre dans sa chambre.) Adieu, mon cher. Il est temps de cesser les folies. (Elle sort.)

 

 

Scène IX.

 

RÉPÉTILOVE (avec son laquais).

 

 

RÉPÉTILOVE.

Où diriger à présent mes pas ? Voici réellement le jour qui commence à poindre. Allons, mets-moi dans la voiture et conduis-moi n’importe où. (Il sort. La dernière lampe s’éteint.)

 

 

Scène X.

 

 

TCHATZKII (sortant de la loge du suisse).

Qu’est-ce que cela ? L’ai-je bien entendu de mes oreilles ? Ce n’est pas une plaisanterie, c’est visiblement une méchanceté. Par quels miracles, au moyen de quel sortilège, répètent-ils tous d’une seule voix cette absurdité sur mon compte ? Pour les uns, c’est véritablement une fête, et les autres ont l’air de compatir... Oh ! Si l’on pouvait lire dans la conscience des gens : qu’y a-t-il de pire en eux, l’âme ou bien la langue ? De qui est cette invention ? Les imbéciles l’ont cru, ils le redisent à d’autres, les vieilles femmes en un rien de temps battent le rappel, — et voilà l’opinion publique ! Et voilà notre pays !... Non, d’après ce qui m’advient aujourd’hui à mon arrivée, je vois bien qu’il ne tardera pas à m être insupportable. — Et Sophie, le sait-elle ? Assurément, on le lui a raconté. Elle ne s’en est pas réjouie, parce qu’elle ne me veut pas de mal, seulement il lui est fort égal que ce soit ou que ce ne soit pas vrai, qu’il s’agisse de moi ou d’un autre. Elle ne fait cas en réalité de personne. Mais cet évanouissement, cette syncope, quelle en est l’origine ? Une délicatesse factice, un caprice de ses nerfs ? Peu de chose les excite, et peu de chose les calme. — Moi, j’y voyais le signe de passions ardentes.. Pas le moins du monde ! Elle aurait tout aussi bien perdu ses sens, si n’importe qui avait marché sur la queue de son petit chien ou de son petit chat.

 

SOPHIE (sur l’escalier, au second étage, avec une bougie).

Moltchaline, est-ce vous ? (Elle ferme précipitamment la porte.)

 

TCHATZKII.

Elle ! Elle-même ! Ah ! ma tête brûle, tout mon sang est en mouvement. Elle s’est montrée ! Elle a disparu ! Ne serait-ce pas une vision ? N’aurais-je pas pour de bon perdu l’esprit ? Je suis bien préparé aux choses extraordinaires, mais il n’y a pas là une simple vision, l’heure est fixée pour un rendez-vous. À quoi bon vouloir me tromper moi-même ? Elle a appelé Moltchaline, voici la chambre qu’il occupe.

 

LE LAQUAIS DE TCHATZKII (du perron).

La voit...

 

TCHATZKII.

Chut ! (Il le pousse dehors). Je resterai ici, et sans fermer l’œil, serait-ce jusqu’au matin. Si je dois boire la douleur jusqu’à la lie, mieux vaut que ce soit en une fois, plutôt que de différer. Ce n’est pas en différant qu’on échappe au malheur. Mais la porte s’ouvre. (Il se cache derrière une colonne.)

 

 

Scène XI.

 

TCHATZKII (caché), LISE (avec une bougie).

 

 

LISE.

Ah ! mes forces sont à bout ! Je perds courage. Dans le vestibule désert ! En pleine nuit ! On craint les revenants, on craint aussi les gens vivants. Ma maîtresse me met au supplice ! Que Dieu la garde ! Tchatzkii est pour elle comme une taie sur l’œil. Elle a cru le voir je ne sais où, ici en bas. (Elle regarde autour d’elle.) Ah ! bien oui ! Il a joliment envie de rôder dans ce vestibule ! Il y a beau temps, je gage, qu’il a franchi la porte. Il réserve son amour pour demain ; il est chez lui, et dort bien couché. Cependant on m’a donné ordre de frapper à la porte de l’ami de cœur. (Elle frappe chez Moltchaline.) Écoutez-moi, monsieur ! Ayez la bonté de vous réveiller. Mademoiselle vous demande ! Mademoiselle vous appelle ! Un peu plus vite, afin qu’on ne nous surprenne pas.

 

 

Scène XXI.

 

TCHATZKII (derrière la colonne), LISE, MOLTCHALINE (s’étirant les bras et bâillant), SOPHIE (descendant à pas furtifs).

 

 

LISE.

Ah ! monsieur, quel cœur de pierre ! Quelle glace !

 

MOLTCHALINE.

Dis, ma chère petite Lise, est-ce pour ton compte que tu viens ?

 

LISE.

C’est de la part de mademoiselle.

 

MOLTCHALINE.

Qui devinerait que dans ces petites joues-là, dans ces veines-là, la flamme de l’amour n’a pas encore pétillé ! Quel plaisir trouves-tu à ne te charger que de messages ?

 

LISE.

À vous autres, chercheurs de fiancées, il ne sied pas de prendre vos aises et de bâiller. Celui qui plaît et qui charme est celui qui se prive de manger et de dormir jusqu’au mariage.

 

MOLTCHALINE.

Quel mariage ? Avec qui ?

 

LISE.

Mais avec ma maîtresse !

 

MOLTCHALINE.

Va ! Il y a bien de l’espoir devant nous. Nous traînerons le temps en longueur sans mariage.

 

LISE.

Que dites-vous, Monsieur ? Est-ce que nous comptons sur un autre que vous pour mari ?

 

MOLTCHALINE.

Je ne sais. Mais moi, un frisson me saisit, et je tremble à la seule pensée que Paul Athanasiitche nous surprendra un jour ou l’autre, nous chassera, nous maudira !... Mais veux-tu que je t’ouvre mon âme ? Dans Sophie Pavlovna je ne vois rien du tout d’enviable. Que Dieu lui accorde de vivre toujours au milieu de la richesse ! Elle a aimé Tchatzkii jadis, elle oubliera aussi son amour pour moi. Mon cher petit ange, je voudrais bien ressentir pour elle la moitié de ce que je ressens pour toi. Mais, non ; j’ai beau me faire la leçon, me préparer à être tendre, — dès que je la vois, je deviens froid.

 

Sophie (à part).

Quelles infamies !

 

TCHATZKII (derrière la colonne).

Le drôle !

 

LISE.

Et vous n’avez pas de scrupules ?

 

MOLTCHALINE.

Mon père m’a légué pour principe qu’il faut en premier lieu se montrer serviable envers tout le monde sans exception, envers le supérieur avec qui on se trouve au service, envers son domestique, qui brosse les habits, envers le suisse, le portier, afin d’éviter leur méchanceté, et le chien même du portier, pour qu’il nous caresse.

 

LISE.

À vrai dire, monsieur, vous avez bien de l’ouvrage !

 

MOLTCHALINE.

Aussi je me donne l’air d’un amoureux pour faire plaisir à la fille de l’homme qui...

 

LISE.

Qui vous donne à manger et à boire, et parfois vous fait obtenir de l’avancement ? Mais allons-nous en, c’est assez causé comme cela.

 

MOLTCHALINE.

Allons donc partager le triste amour de notre belle ! Permets pourtant que je t’embrasse de toute la plénitude de mon cœur. (Lise se retire.) Pourquoi n’est-elle pas toi ? (Il veut s’avancer, Sophie l’arrête.)

 

SOPHIE (presque en chuchotant ; toute cette scène est à mi-voix).

N’allez pas plus loin ! J’en ai trop entendu !.. Misérable ! J’ai honte de moi-même, de ces murailles !

 

MOLTCHALINE.

Comment ! Sophie Pavlovna...

 

SOPHIE.

Pas un mot, pour l’amour de Dieu ! Taisez-vous. Je suis résolue à tout.

 

MOLTCHALINE (il se jette à genoux, Sophie le repousse).

Ah ! souvenez-vous !... Ne vous fâchez pas ! Jetez un coup-d’œil... !

 

SOPHIE.

Je ne me souviens de rien, ne persistez pas à m’ennuyer !... Des souvenirs ! Ce sont pour moi des coups de poignard...

 

Moltchaline (rampant à ses pieds).

Par pitié...

 

SOPHIE.

Pas de bassesses ! Levez-vous ! Je ne veux pas de réponse. Je la connais, votre réponse. Vous mentiriez.

 

MOLTCHALINE.

Faites-moi la grâce...

 

SOPHIE.

Non, non, non !

 

MOLTCHALINE.

J’ai badiné, et je n’ai rien dit, sinon que...

 

SOPHIE.

Levez-vous, vous dis-je. Ou bien à l’instant même je vais par mes cris réveiller tout le monde dans la maison, et me perdre, moi avec vous ! (Moltchaline se relève). À dater de ce moment, c’est comme si je ne vous avais jamais connu. Ne vous avisez pas d’attendre des reproches, des plaintes, des larmes de moi ; — vous n’en êtes pas digne. Mais que l’aurore ne vous retrouve pas ici dans cette maison, que jamais je n’entende plus parler de vous !

 

MOLTCHALINE.

Comme vous voudrez.

 

SOPHIE.

Autrement je raconte toute la vérité à mon père, par dépit. Vous savez que je fais bon marché de moi-même. Allez ! Attendez un peu. Félicitez-vous de ce que dans vos entrevues avec moi, au milieu du silence de la nuit, vous avez gardé dans votre conduite plus de timidité que même pendant le jour, devant le monde et en pleine lumière. Il y a moins d’audace en vous que de fausseté de cœur. Moi-même je suis heureuse d’avoir tout appris la nuit, sans avoir sous les yeux des témoins pour me faire des reproches, comme tantôt, lorsque je me suis évanouie. Tchatzkii était là....

 

TCHATZKII (se jetant entre eux).

Il est ici, perfide !

 

LISE et SOPHIE.

Ah ! Ah ! (Lise laisse tomber de peur sa bougie. Moltchaline se cache dans sa chambre).

 

 

Scène XIII.

 

LES MÊMES, moins MOLTCHALINE.

 

 

TCHATZKII.

Évanouissez-vous bien vite, — à présent ce sera dans l’ordre : il y a plus de raisons pour cela que tantôt. Voilà enfin le mot de l’énigme ; voilà à qui j’ai été sacrifié ! Je ne sais pas comment j’ai contenu en moi ma rage ! J’ai regardé, j’ai vu, — et je n’ai pas cru ! Mais le bien-aimé, celui pour lequel on a oublié et l’ami d’autrefois, et la timidité de la femme, et la pudeur, se cache derrière une porte, de peur d’être pris à partie. Ah ! comment s’expliquer les jeux de la destinée ? Les gens de cœur, elle les persécute, elle en est le fléau. Les Moltchalines, eux, prospèrent dans le monde !

 

Sophie (toute en larmes).

Ne continuez pas. Je suis coupable de tout !... Mais qui aurait pu penser qu’il était aussi lâche ?

 

LISE.

Du bruit ! Du tapage ! Ah ! mon Dieu ! Toute la maison accourt ici. Votre père ! Il va être joliment content !

 

 

Scène XIV.

 

TCHATZKII, SOPHIE, LISE, FAMOUSOVE et une foule de domestiques avec des lumières.

 

 

FAMOUSOVE.

Ici ! suivez-moi ! Vite ! Vite ! Encore des lumières, des lanternes ! Où sont les revenants ? Tiens ! je connais tous ces visages-là ! — Ma fille !... Sophie Pavlovna ! Éhontée ! Impudente ! Où es tu ! Avec qui ? Trait pour trait, elle est comme sa mère, ma défunte femme. Jadis, à peine avais-je quitté ma très chère moitié, à l’instant elle était quelque part avec un homme ! N’as-tu rien de sacré ? Comment ? Par quoi a-t-il pu te séduire ? C’est toi-même qui l’as traité de fou ! Non, la sottise, l’aveuglement se sont emparés de moi ! Tout cela n’est qu’un complot, et il a été de ce complot, lui et tous ceux qui sont venus ici. Qu’ai-je fait pour être puni de la sorte ?...

 

TCHATZKII (à Sophie).

Ainsi c’est à vous que je suis encore redevable de cette invention ?

 

FAMOUSOVE.

Mon cher, pas de feintes ! Tu ne feras pas de moi ta dupe ! Quand bien même vous vous prendriez aux cheveux, je n’y croirais pas. — Toi, Philippe ! tu n’es qu’une vraie bûche ! J’ai élevé à la dignité de suisse un dindon paresseux. Il ne sait rien de rien, il n’a de flair pour rien !... Où étais-tu ? Où avais-tu filé ? Pourquoi n’avoir pas fermé le vestibule ? Comment n’as-tu pas regardé, comment n’as-tu pas écouté avec plus de soin ? Allons ! tous au travail ! Tous à la ferme ! Pour un liard, vous êtes tout prêts à me vendre ! Et toi, la belle aux yeux vifs, ce sont encore de tes tours ! Le voilà bien, ce pont des Maréchaux, avec ses toilettes et ses nouveautés ! C’est là que tu as appris à mettre en rapports des amoureux ! Attends un peu, je saurai bien te corriger ! Fais-moi l’amitié de retourner à ta cabane ; en avant, marche, derrière tes volatiles ! Quant à toi, ma chère amie, ma petite fille, je ne t’oublierai pas. Prends encore patience deux jours, et tu ne seras plus à Moscou, tu ne vivras plus avec des gens ; tu seras à distance de tous ces gaillards-là, à la campagne, chez ta tante, dans un désert, à Saratove ! Là tu pourras te livrer à ta douleur, t’asseoir derrière un métier à broder, bâiller aux saints offices. Pour ce qui est de vous, monsieur, je vous prie expressément de ne pas vous y montrer, ni directement, ni indirectement ; votre dernière équipée est telle que toutes les portes, j’en suis sûr, vous seront fermées ! J’y emploierai tous mes efforts, je sonnerai le tocsin à toute volée, je vous susciterai des ennemis dans toute la ville, et je divulguerai l’histoire à tout le monde. J’en ferai part au Sénat, aux ministres, à l’Empereur....

 

TCHATZKII (après un certain silence).

Je n’en reviens pas... je l’avoue ! J’entends, et je ne comprends pas ! C’est comme si l’on allait encore tout m’expliquer... Je suis perdu dans mes pensées... J’attends je ne sais quoi... (Avec feu ) Aveugle que je suis ! Auprès de qui ai-je cherché la récompense de toutes mes peines ? Je me suis empressé, j’ai volé, j’ai frissonné d’émotion ! Le bonheur, me disais-je, est tout près ! Devant qui ai-je naguère, avec tant de passion et d’humilité, prodigué les tendres paroles ? Et vous ! — mon Dieu ! de qui avez-vous fait choix ! Quand j’y réfléchis, qui avez-vous préféré ! Pourquoi m’attirer par l’espérance ? Pourquoi ne m’avoir pas dit franchement que vous aviez tourné tout le passé en risée, que même vous étiez indifférente au souvenir de ces sentiments, de ces impulsions mutuelles de nos cœurs, que ni l’éloignement, ni les distractions, ni le changement de lieux n’avaient refroidis en moi ? C’est par eux que je respirais, que je vivais, que j’étais occupé incessamment ! Si vous m’aviez dit que ma brusque arrivée, que ma vue, mes paroles, mes actions, vous déplaisaient, j’aurais rompu sur l’heure toute relation avec vous, et, avant de vous quitter pour toujours, je ne me serais pas mis en grande peine de savoir qui était l’homme que vous aimiez... (Ironiquement). Vous ferez votre paix avec lui, quand vous aurez mûrement réfléchi. Se tourmenter ! À quoi bon ? Songez-y donc ! Vous pourrez toujours veiller sur lui, l’emmaillotter et l’envoyer faire vos commissions. Un mari petit-garçon, un mari domestique, un mari qui soit le page de sa femme ! Voilà l’idéal suprême de tous les maris de Moscou ! Assez !... Je suis fier de rompre avec vous. — Pour vous, monsieur son père, vous, qui êtes si avide d’honneurs, je vous souhaite de sommeiller toujours dans une heureuse ignorance. Je ne vous menace plus d’une demande en mariage. Il s’en trouvera un autre, de bonnes mœurs, grand faiseur de courbettes et entendu aux affaires, digne enfin par ses qualités de son futur beau-père. — Allons ! me voici complètement dégrisé ! Mes illusions sont loin de mes yeux et le voile est tombé ! À présent il ne serait pas mal à propos, en continuant, de décharger toute ma bile et tout mon dépit sur la fille et sur le père, sur l’imbécile d’amoureux et sur tout le monde. Avec qui me suis-je trouvé ? Où la destinée m’a-t-elle jeté ? Tous me chassent ! Tous me maudissent ! Une foule de méchants tyrans, de traîtres en amour, d’ennemis acharnés dans leur haine, de bavards incorrigibles, de petits esprits incohérents, de niais malicieux, de vieilles femmes à l’aspect sinistre, de vieillard décrépits sous le poids des mensonges et des sottises ! Vous m’avez tous, comme en chœur, proclamé fou ! Vous avez raison. Celui-là sortira du feu sans dommage, qui aura réussi à passer un jour entier avec vous, qui aura respiré le même air que vous, et qui aura conservé son jugement intact. — Loin de Moscou ! Je n’y reviendrai plus. Je m’enfuis, sans regarder derrière de moi, et je m’en vais chercher dans l’univers où il existe un petit coin pour une âme sensible et offensée[134] ! Ma voiture, ma voiture ! (Il sort.)

 

 

Scène XV.

 

LES MÊMES, moins TCHATZKII.

 

 

FAMOUSOVE (après être resté dans une longue stupéfaction.)

Eh bien ! Quoi ? Ne vois-tu pas qu’il a perdu l’esprit ? Parle sérieusement ! Le fou ! Quelles insanités ne vient-il pas de débiter ! « Grand faiseur de courbettes ! Beau-père ! » Et, sur Moscou, quelles horreurs ! Mais, toi, as-tu résolu de me faire mourir ? Mon sort n’est-il pas encore assez à plaindre ? Ah ! mon Dieu ! que dira la princesse Marie Alexievna !

 

 

ADDITION.

M. Garousove, dans son édition de 1875, a donne un passage assez long qui ne se trouve pas dans celle de M. Ephrémove, et que pour cette raison nous avons omis. Ce passage est trop spirituel et trop dans le ton de Griboièdove pour n’être pas très vraisemblablement de lui. Il est possible qu’il ait été uniquement retranché, comme faisant un peu longueur. Nous le rétablirons ici. Il forme la fin de la scène X du troisième acte, et doit être intercalé p. 84 de notre traduction. Khlestova continue ainsi après les mots seulement pas assez :

 

(Montrant Platon Mikhaïlovitche, qui est assis en lui tournant le dos.)

Mais quel est ce mannequin-là ? Dis, qui est-ce ?

 

SOPHIE.

C’est le mari de Natalie Dmitrievna, Platon Mikhaïlovitche. (Platon Mikhaïlovitche fait demi-tour et salue).

 

KHLESTOVA.

Ah ! — je sais ! — Bonjour ! Votre femme est pour sûr ici ; vous êtes deux amis inséparables.

 

NATALIE DMITRIEVNA (s’approchant).

 

Je vous ai saluée ; mais vous ne m’avez pas reconnue. (Elles s’embrassent).

 

KHLESTOVA.

Ce n’est pas étonnant ; mes yeux se sont affaiblis en vieillissant. (Natalie Dmitrievna se retire). En voilà un couple ! D’honneur, c’est touchant à voir ! (Regardant passer deux des petites princesses). Ah ! mon Dieu ! regarde, ma nièce, comme la seconde des petites princesses est chiffonnée par derrière. — Comme son corsage est ouvert bas ! — Non, vrai, c’est dégoûtant ! — Elle est ébouriffée, comme si elle était seule chez elle ! (Passent deux autres jeunes princesses). Elles ont toutes des guimpes sales, chiffonnées ! (Apercevant la princesse, à haute voix, vers elle). Princesse ! Comme vos filles sont jolies ! Elles sont bonnes à marier, charmantes, toutes ! On leur mettrait à toutes ensemble la couronne nuptiale.

 

LA PRINCESSE (à part, avec dépit).

Cette vieille ! Toujours méchante ! (Haut.) Elles grandissent. — Ô mon Dieu ! il n’y a pas si longtemps que moi-même....

 

KHLESTOVA (l’interrompant).

Nous nous sommes mariées en même temps.

 

LA PRINCESSE (l’interrompant).

Laissez donc ! Je n’étais qu’une enfant.

 

KHLESTOVA (à Sophie).

Elle se rajeunit diablement. (À la princesse.) Est-ce que nous vous verrons demain ? Tatiana Jurievna nous a invités.

 

LA PRINCESSE.

Elle nous a invités aussi. Nous nous retrouverons ensemble. Prince ! Prince ! prends-en note. — Pour sûr nous n’oublierons pas. (Elle se dirige vers d’autres invités.)

 

KHLESTOVA (montrant à Sophie Skalozoube).

Mais qui est donc là-bas auprès de la colonne ? (Sophie, qui n’a pas entendu, se dirige vers les invités.) Quelles modes à présent ! C’est la fin du monde ! — Quelles tailles ! Ce sont des horreurs ! Et quelles cravates ? De vrais colliers ! (Apercevant la vieille comtesse.) Quel immense bonnet elle s’est fourré sur la tête ! Regarde un peu, ma petite Sophie !... Ma nièce ? Ah çà ! où es-tu ? (Sophie s’approche.) Vois donc comme elle est serrée ! Il y a de quoi en étouffer ! Elle est sourde, édentée, grêlée, laide... Il y a longtemps qu’elle devrait être au cimetière... Mais, quand il y a un bal, on est sûr qu’elle arrive des premières. (Apercevant la jeune comtesse.) Et la petite-fille !... Quelle honte ! Fi ! Elle est toute en décolletage ! Il s’en faut de bien peu qu’elle ne soit nue... Voir cela est au-dessus de mes forces. (Les deux comtesses s’approchent et saluent.) Chère comtesse, chère amie ! Il y a longtemps que nous n’avons fait ensemble une partie de piquet ou d’impériale. Nous nous mettrons du même côté... Ah ! Il me semble que j’ai une petite dette ? Alors vous vous mettrez de moitié avec le prince, comme vous voudrez, et ensuite nous réglerons d’une façon ou de l’autre. (Elle embrasse la jeune comtesse.) Assieds-toi, ma chère petite amie ! Comme tu es gentille ! Comme tu t’es épanouie ! (À la vieille comtesse.) Comtesse, ma chère ! Que je suis heureuse de vous voir !.. Je vous jure... j’oublie tout... je suis seule... je vis dans un désert... Voir mes amis est toute ma consolation.

 

 

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 26 février 2012.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Nous plaçons, suivant l’usage, cet avant-propos en tête de notre traduction ; mais nous nous permettrons d’engager le lecteur à lire d’abord la pièce elle-même, avant de jeter un coup-d’œil sur les pages que nous consacrons à son auteur.

[2] En russe le v suivi d’un e muet a le son de f. De plus le premier o dans le nom de Griboièdove n’étant pas accentué doit se prononcer comme un a. En résumé, il faut l’appeler Gribaiédof.

[3] V. le Rousskii Arkhive de 1872, p. 1497-1498.

[4] V. la Rousskaia Starina, 1874, t. X, p. 153.

[5] V. sur cette date la note décisive de M. Rosanove dans la Rousskaia Starina, octobre 1874, p. 300-302.

[6] Cette maison est située au coin du Novinakii péréouloke et du Bolchoi Déviatinskii péréouloke, dans le Biélyi gorode, à peu de distance de la Moskva. Le second étage est en bois. En 1834, elle fut achetée par un marchand de la ville, puis, plus tard, par un notable bourgeois.

[7] V., sur les ancêtres de Griboièdove, le livre de M. Sertchevskii : Griboièdove i évo sotchinénia, Péterbourg, 1858, p. 1-4.

[8] Glinka est l’auteur du célèbre opéra La vie pour le Tzare, et de plusieurs autres, qui ont eu aussi du succès.

[9] Rousskaia Starina, 1870, p. 352.

[10] V. l’étude biographique publiée par M. X. Polévoi, sous ce titre : O jizni i sotchineniaxe A- S. Griboièdova, Péterbourg, 1839.

[11] V. l’article biographique publié par M. Smirnove, d’après des documents nouveaux, dans les Bésiédy ve Obchtchestviè lubitélei rossiiskoi slovenosti. Moscou, 1868, p. 7.

[12] M. Smirnove (p. 16-17) a parlé avec beaucoup de détails de ce duel célèbre.

[13] On écrit aussi Tébriz et même Tauris.

[14] Ce général avait été envoyé vers 1807 en Perse par Napoléon Ier, afin de mettre un ennemi de plus sur les bras de la Russie en guerre avec lui.

[15] Voici une de ses lettres, du 17 novembre 1820, écrite en français. — « Les connaissances que je possède se réduisent à celle des langues slavonne et russe, latine, française, anglaise, allemande. Durant ma station en Perse, je me suis appliqué au persan et à l’arabe. Mais c’est encore peu de chose pour quiconque veut être utile à la société que d’avoir plusieurs mots pour une idée, comme dit Rivarol ; plus on a de lumières, mieux on sert son pays. C’est pour avoir le moyen de les acquérir que je demande mon congé ou mon rappel de ce triste royaume, où, loin d’apprendre quelque chose, on perd même le souvenir de ce qu’on savait. J’ai préféré vous dire la vérité au lieu d’alléguer une santé ou une fortune dérangée, lieux communs auxquels personne ne croit. » Cité par M. Sertchevskii, p. 48. — On trouvera aussi des lettres nombreuses de Griboièdove pendant ce premier séjour en Perse dans le Rousskoié Slovo, d’avril 1859.

[16] On pourra lire la lettre d’Ermolove dans la Rousskaia Starina de 1874, t. 11, p. 287-288.

[17] V. l’article de M. Bergé dans la Rousskaia Starina de 1874, t. 11, p. 289-290.

[18] M. X. Polévoi (p. 40-56) a raconté plusieurs de ses entrevues avec Griboièdove durant cette période.

[19] Il existe au moins une lettre d’Ermolove, dans laquelle, tout en annonçant au baron Dibitche que ses ordres ont été ou seront exécutés, il cherche à couvrir de son mieux son subordonné. On trouvera cette pièce, qui fait honneur au courage moral d’un homme de guerre illustre, dans la Rousskaia Starina de 1874, p. 290-291.

[20] Il est à remarquer que plusieurs des biographes de Griboièdove ont cru devoir passer sous silence cet épisode, qui eût pu tourner au tragique. En général ils se contentent de dire qu’en 1826 leur héros « vint » à Péterbourg. M. Smirnove (p. 20-24) a donné de précieux détails sur l’arrestation, le voyage et le procès, ou l’instruction qui en tint lieu.

[21] Quartier de Péterbourg situé sur la rive droite de la Néva. Il a été récemment rattaché à la ville par un pont métallique et fixe.

[22] La Rousskaia Starina de 1874 (t, 11, p. 292) a reproduit textuellement la lettre de Paskévitche, du 4 avril 1827, qui lui confiait ce service.

[23] Boulgarine dit qu’il attendit dans une batterie russe 124 boulets ennemis. Heureusement le tir des Persans n’était pas très juste.

[24] Le rapport officiel (30 juillet 1827), par lequel Griboièdove rend compte de ces premières négociations, a été imprimé en entier dans la Rousskaia Starina de 1873, t. 7, p. 799-814.

[25] M. Smirnove confirme cette assertion, en assurant que Griboièdove ne souhaitait qu’une récompense pécuniaire qui lui permît de remettre en équilibre la fortune de sa mère (v. p. 27). Ses adieux à Gendre et à Vsévolojskii, qui l’accompagnèrent jusqu’à Tzarskoié-Sélo, furent des plus tristes.

[26] Griboièdove a raconté lui-même, dans une lettre intime à Boulgarine, du 24 juillet 1828, comment il fit sa demande en mariage : — « J’étais assis en face de Nina Tchavtchavadzéva, je ne faisais que la regarder, j’étais tout pensif, mon cœur battait ; je ne sais si c’était un trouble d’un autre genre, à propos de mes fonctions devenues exceptionnellement importantes, ou quelque sentiment différent qui me donnait une résolution plus forte que d’habitude. Quittant la table, je pris Nina par la main, et je lui dis (en français) : Venez avec moi, j’ai quelque chose à vous dire. Elle m’obéit, comme toujours. Elle croyait sans doute que j’allais la faire asseoir au piano. Ce ne fut pas cela qui eut lieu. La maison de sa mère était toute proche, nous nous y rendîmes, nous entrâmes dans la chambre, nos joues brûlaient, j’étais hors d’haleine ; je ne me rappelle pas ce que je me mis à lui balbutier, avec une vivacité croissante ; elle se mit à pleurer, puis à rire ; je l’embrassai, après quoi, nous allâmes trouver sa mère, ainsi que sa grand’mère, qui avait pour elle une affection toute maternelle ; elles nous donnèrent leur bénédiction. Je restai suspendu à ses lèvres toute la nuit et toute la journée, et j’envoyai un courrier à Erivan avec des lettres pour son père. La nuit suivante, ayant oublié tout ce qui venait de se passer, j’allai reprendre mon service sans regarder derrière moi. » M. Vésélovskii a reproduit ce passage dans sa biographie, p. 65.

[27] V. sa lettre du 30 novembre 1828, dans le Rousskii Arkhive de 1872, p. 1551.

[28] Rousskii Arkhive, 1872, p. 1549.

[29] À propos de la participation indirecte des Anglais aux événements qui vont suivre, on peut rapprocher de la lettre du 23 février 1829, où Paskévitche les accuse très nettement de complicité, les raisons pour lesquelles M. Bergé adopte cette façon de voir. V. Rousskaia Starina, 1872, t. 6, p. 165.

[30] Probablement le chef-lieu de la province du même nom.

[31] D’après un autre récit (Rousskii Arkhive, 1872) il y aurait eu 42 Russes tués et 26 ou 27 Persans seulement.

[32] On a beaucoup écrit au sujet de ces événements, au fond desquels aucun mystère en somme ne semble caché : voici les principales sources à consulter. — 1° D’origine russe. Le rapport officiel de Maltzove, dont la substance était connue depuis longtemps, mais que M. Bergé a récemment publié sous sa forme officielle dans l’un des volumes du Comité « archéographique » du Caucase, Tiflis, 1878, p. 688-689 ; puis la gazette Moskva qui, en 1867, dans son numéro 145, a donné une autre narration due au comte Simonitche, ancien ministre russe à la Cour de Perse. — 2° D’origine anglaise. La Rousskaia Starina (1872, t. 6, p. 171-173) a reproduit une lettre assez courte du ministre d’Angleterre en Perse, Macdonald, lettre sans date, mais écrite dès la première nouvelle des événements. — 3° D’origine française, ou plus exactement, anglo-persane. Le long récit contenu dans les Nouvelles Annales des Voyages, 1830, t. 48 de la collection, p. 337-367. C’est évidemment la relation la plus circonstanciée et la plus pathétique qui ait été publiée de ce massacre, et, en somme, il est probable que l’ensemble au moins doit se rapprocher beaucoup de la vérité. — 4° Enfin d’origine purement persane. D’abord, M. Bergé, qui dans la Rousskaia Starina de 1872 (t. 6, p. 165 et suiv.), a donné un résumé de l’historien persan Roouzetous ; puis, la gazette Kavkaze qui en 1835 a communiqué au public quelques variantes indigènes.

[33] Le texte de cette protestation (21 février 1829) est parvenu jusqu’à notre propre ministère des Affaires étrangères ; elle commençait ainsi : « C’est avec le sentiment de la plus profonde horreur et indignation que le soussigné a reçu de S. A. R. Abbas-Mirza une notification officielle de l’atroce massacre de la légation russe à Téhéran. L’histoire des nations n’offre aucun exemple d’un semblable événement. Les gouvernements les plus barbares que nous connaissions admettent la nécessité de respecter et de protéger ceux qui leur sont envoyés en mission amicale etc. Le soussigné regrette de se voir obligé de s’exprimer dans des termes si peu mesurés envers S. E. ; mais il s’est commis un attentat qui le force à ne laisser aucun doute sur ses sentiments et le gouvernement persan se trouve dans une position dont on essaierait en vain de parler avec quelque réserve. » C’est l’unique pièce conservée sur cet événement dans les portefeuilles du quai d’Orsay, avec la copie d’une autre note du même ambassadeur ordonnant aux sujets anglais établis en Perse de prendre le deuil. Ce n’est qu’à dater de 1839 que la France s’est fait représenter d’une manière permanente auprès du shah.

[34] V. l’article de M. Burgé dans la Rousskaia Starina, de juin 1879.

[35] V. les œuvres de Pouchkine, édition Annenkove, t. 5, p. 75-77.

[36] En français dans le texte.

[37] Ce récit est tiré d’une lettre adressée de Tiflis à Boulgarine et qu’on trouvera dans la publication de M. Sertchevskii.

[38] C’est ce qu’on peut au moins conclure de cette phrase de Macdonald, qui l’avait recueillie chez lui et lui avait caché quelque temps son malheureux sort : « Je tâcherai pour prévenir tout accident incident (sic) à son état actuel de la faire soigner par un des médecins attachés à cette mission. » Rousskaia Starina, 1872, t. 6, p. 171-173.

[39] Il faut prononcer : Gorié at’ouma.

[40] M. Rodislavskii ne parle pas de cet essai de jeunesse dans son article Néizdannyia piécy Griboièdova (Les pièces inédites de Griboièdove), inséré dans le Rousskii Viestnike de mai 1873. Heureusement M. Vésélovskii a pu nous en donner un aperçu (p. 18) d’après les souvenirs de celui qui en était demeuré l’unique confident, Maikove. — Un riche et important personnage de Kazan, Zviezdove, fait la connaissance du procureur Bénévolenskii, et, pour reconnaître les services rendus par ce dernier à ses affaires, il lui promet d’accorder la main de sa pupille à son fils, étudiant à l’Université. La pupille malheureusement en aime un autre, et, lorsque le jeune Bénévolenskii arrive à Péterbourg, où elle vit, en réclamant l’exécution de la promesse faite à ses dépens, elle combine avec la femme de Zviezdove et les frères de celle-ci une série de stratagèmes qui finissent par triompher de l’obstination de Zviezdove, si bien que son protégé s’en retourne garçon comme il était venu. — Cf. Rousskii Arkhive de 1874, p. 1517.

[41] Driane veut dire à la fois saletés et sottises.

[42] V. le fragment de dialogue entre un père et sa fille, inséré, entre autres, dans la publication de Stasulévitche, p. 3 et suivantes. Cf. Rouskoié Slovo, avril et mai 1859.

[43] C’est à la fois l’initiale de Moscou et de Michel, le frère du bonhomme Jacques.

[44] On sait que les Russes ont donné ce nom à la bataille que nous avons appelée de la Moskva.

[45] Il est assez singulier que Griboièdove, si rapproché des lieux et des événements, les ait connus si mal ou en ait tenu si peu compte. Ce fut seulement le 15 septembre 1812 que Napoléon fit son entrée dans Moscou ; or les incendies commencèrent dans la soirée même. On ne voit donc pas comment auraient pu avoir lieu les représentations auxquelles le poète fait allusion. Il y en eut bien quelques-unes, avec les comédiens français ramassés dans la ville, mais plus tard, en octobre. V. Thiers, t.14, p. 425.

[46] V. Vésélovskii, p. 18.

[47] Creuzé de Lesser reconnaît en avoir emprunté le sujet à la Nouvelle École des femmes, de Moissy (1758).

[48] Mot-à-mot : Théâtre d’écorce de bouleau. C’est quelque chose d’analogue aux boîtes dans lesquelles on montre sur nos champs de foire de méchantes photographies. Seulement l’imprésario russe, qui est un simple moujike, ajoute des commentaires.

[49] Voici ses vers, qui n’ont rien perdu de leur valeur :

« Seulement je pensais que souvent à Paris

On compte dans la dot quelques talents acquis.

Devant le prétendu la demoiselle habile

Fait voltiger ses doigts sur un clavier mobile,

Ou fait paraître aux yeux un dessin enchanteur

Dont un maître souvent pourrait se faire honneur.

Mais l’hymen est-il fait, bientôt l’époux s’afflige

Qu’on n’ait point ces talents ou bien qu’on les néglige. »

[50] D’après Rodislavskii, Vésélovski et Arapove. — Boulgarine et Smirnove donnent la date de 1817.

[51] Mai 1873, p. 252-258.

[52] Rousskoié Slovo, 1859.

[53] V. notamment dans le Rousskiï Arkhive de 1874 l’article très intéressant de M. Vésélovskii : Otcherke pervonatchalnoi istori Goré ote ouma.

[54] V. Rousskoié Slovo, avril et mai 1859, t. 4 et 5.

[55] Vésélovskii, p. 16-17. M. C. Courrière, dans son Histoire de la littérature russe, p. 57-58, a traduit un fragment de lettre qui n’est pas moins décisif.

[56] V. le Sbornike publié par les étudiants de l’Université de Péterbourg, t. II, 1860, p. 235.

[57] V. Vésélovskii, p. 31, et le Rousskii Arkhive, de 1874, p. 1516.

[58] V. Sertchevskii, p. 11.

[59] Vésélovskii, p. 48.

[60] V. les Mémoires de Karatygine, p. 129-130.

[61] C’est sans doute en se rappelant tous ces vains ennuis et ces espérances déçues que Griboièdove écrivit sur le manuscrit qu’il envoyait à Boulgarine : « Je confie mon malheur à Boulgarine » (Goré moié poroutchaiou Boulgarinou).

[62] V. l’Évropaetze de 1832, n° 1, p. 135.

[63] Les scènes 7, 8, 9 et 10 du premier acte et le troisième acte tout entier.

[64] V. le Spravotchnii Slovare de Grégoire Gennadi, à l’article Griboièdove. On trouvera dans ce même manuel bibliographique la liste complète des éditions ultérieures de Goré ote ouma.

[65] On pourra, sur ce sujet, lire l’article de M. Garousove dans la Rousskaia Starina de 1874, t. 10, p. 585 et suivantes. Indépendamment de cette étude savante, M. Garousove dans son livre a traité longuement la question des manuscrits.

[66] Nous n’en donnerons qu’un exemple. Dès la 1ère scène du 1er acte, au vers 19, Lise émet la pensée qu’il serait utile d’ouvrir les volets de la chambre où se trouvent Moltchaline et Sophie, mais elle ne dit pas qui devrait ouvrir ces volets. M. Garousove (p. 185), à propos de ce vers, a consciencieusement été visiter la maison de Famousove, c’est-à-dire sans doute de l’oncle de Griboièdove, et il y a constaté qu’au second étage, là où se trouvait la chambre de sa fille, en d’autres termes, de Sophie, les volets s’ouvraient à l’intérieur. Il en conclut qu’ils ne pouvaient être ouverts que par les personnes enfermées dans la chambre, c’est-à-dire par Moltchaline et Sophie. La démonstration n’est peut-être pas absolument rigoureuse, car Lise aussi pourrait frapper et entrer, l’autorisation une fois obtenue. Mais ce qui resterait surtout à établir, c’est que Griboièdove a eu autant de mémoire, et qu’en raillant l’humeur routinière de son oncle ou de ses pareils il a tenu aussi exactement compte de l’architecture de sa maison.

[67] Leiden durch Bildung, par Karl von Knorring, Reval, Lindfors. 1831, et Verstand schafft Leiden, par le Dr Bertram, Leipzig, Brockhaus, 1853.

[68] Goré ot ouma, a comedy from the russian, par Nicholas Bénardsky, Londres, Simpkin et Cie, 1857.

[69] Biada temou kto ma rosum, par Joseph Lewart-Lewinski, Varsovie. 1857.

[70] Par un élève de l’Université de Moscou, M. Tchinamsgvarove.

[71] Il y avait à cette époque en France au moins deux publications portant ce titre. Par malheur elles sont incomplètes l’une et l’autre à la Bibliothèque de la rue Richelieu. Nous pensons toutefois que ce n’est pas dans Le Dimanche, revue de la semaine, de M. E. Solié, qu’il conviendrait de chercher, mais bien dans Le Dimanche des familles, musée hebdomadaire, publié à Troyes, sous la direction de Mme de Bassanville.

[72] Dès 1844 on avait déjà publié à Moscou un acte en vers sous ce titre : Le matin après le bal de Famousove.

[73] M. Rodislavskii a aussi reproduit ces deux scènes en 1873 dans le Rousskii Viestnike.

[74] V. le Rousskoié Slovo d’avril 1859, p. 75-76.

[75] Rivière du Caucase.

[76] Entre autres, la fameuse ballade de Bürger, Lénore, et le prologue du Faust de Goethe.

[77] On fera bien de se hâter en Russie, car déjà à Berlin, en 1870, M. Behr a publié un in-12°, richement émaillé, il est vrai, de fautes typographiques, mais qui contient presque l’essentiel, — sauf les lettres, les notes, etc.

[78] V. le Moskovskii Télégraphe de 1825, n° 1, p. 167-168.

[79] V. le Viestnike Evropy de 1825, n° 5, p. 111 et suivantes.

[80] V. Syne Otétchestva, de 1825, p. 177. — Nous avons tenu à relire nous-même les deux premiers livres de la Geschichte der Abderiten, qui très probablement n’était pas inconnue à Griboièdove, mais à laquelle il n’a peut-être jamais songé en préparant sa pièce. Il existe uniquement un point de contact et une ressemblance qu’on ne peut nier entre la scène 21e du 8e acte et le chapitre 3e du livre 2e de Wieland (p. 201-203, éd. de Leipzig, 1781). On songe aussi dans Wieland à se débarrasser de Démocrite, devenu insupportable à une foule d’Abdéritains par ses dénigrements. Le grand-prêtre Strobylus l’accuse d’avoir arraché la langue à des grenouilles, animal cher à Latone, qui est la protectrice attitrée d’Abdère. Les sycophantes, les envieux qui l’entourent approuvent fort son idée d’intenter un procès à ce libre-penseur, ennemi de l’ordre de choses établi, quand Thrasyllus, un des chefs de la République, de plus le neveu et l’héritier du philosophe, prend la parole et déclare que son oncle n’est pas un impie, seulement qu’il y a des heures où il n a plus la tête à lui et ne sait plus ce qu’il fait. Il propose donc qu’on lui retire simplement l’administration de ses biens et qu’on la lui confie à lui-même, Thrasyllus. Démocrite, prévenu, détourne le coup par un artifice où la malice voltairienne de Wieland a pris sans doute grand plaisir. Il fait rôtir un paon, y enferme cent dariques d’or, et envoie le tout au grand-prêtre, qui ne voit plus en lui qu’un concitoyen fort généreux, et par conséquent fort bien pensant. — Avec ce système de rapprochements à outrance, on pourrait aller aussi jusqu’à retrouver dans Wieland et Griboièdove la première inspiration de la jolie scène où M. Hector Malot, qui certes ne connaît pas l’un plus que l’autre, nous montre l’effet produit sur la famille d’un juge par la visite d’un jeune homme qu’on fait passer pour fou, afin de provoquer son interdiction. (V. Un beau-frère, ch. 10.)

[81] Viestnike Evropy, de 1825, n° 10, p. 108-119.

[82] Moskovskii Télégraphe de 1825, n° 10, p. 1-12.

[83] Les trois articles qu’il a écrits sur Goré ote ouma, et qui sont de 1810, 1841 et 1844, parurent dans les Otétchestvennia Zapiski.

[84] Les deux passages de Pouchkine ont été réimprimés par M. Sertchevskii dans sa compilation déjà citée, p. 83-87.

[85] On trouvera aussi ce jugement dans Sertchevskii, p. 88-91. Il est tiré, si nous ne nous trompons, de la Chrestomatie de Galakhove, 7e éd., p. 180-183.

[86] « Déroute ouchi. » - Moskovskii Télégraphe de 1825.

[87] On pourra parcourir avec fruit ce que M. X. Polévoi dit du style de Griboièdove, p. 86-90.

[88] Nous ne pouvons pas terminer cette notice sans exprimer tous nos remerciements, d’abord à MM. Bytchkove et Stasove, directeurs de la Bibliothèque Impériale de Péterbourg, qui, avec le plus aimable empressement, ont bien voulu mettre à notre disposition toutes leurs publications relatives à Griboièdove, ainsi qu’à M. Alexandre Sergiévitche Zaroudny, qui avait déjà collectionné en très intelligent amateur la plupart de ces documents et qui a secondé nos recherches avec le zèle le plus utile pour nous.

[89] Le goût des horloges à musique était alors fort répandu en Russie, comme de nos jours celui des orchestrions.

[90] Le Kouznetzkii moste à Moscou est une rue presque tout entière occupée par des boutiquiers français.

[91] Certains éditeurs mettent cette dernière phrase dans la bouche de Lise avec cette variante : Oui, votre père.

[92] Le nom de Moltchaline a pour racine le verbe moltchate qui signifie se taire.

[93] D’après quelques éditeurs, il faudrait lire kliatvou au lieu de podpiskou, c’est-à-dire serment au lieu de signature.

[94] Le russe dit prisiadka, danse fort gracieuse, pour laquelle il faut plier les genoux.

[95] Griboièdove dit 40 poudes : Chaque poude vaut 16 kilogrammes et une fraction.

[96] Moscou et Péterbourg.

[97] Mot à mot : Laisse au moins à mon âme le temps du repentir.

[98] Mot à mot : Comme on donne à boire.

[99] Griboièdove se sert à dessein du mot zaviralnia parce qu’il ressemble à libéralnia.

[100] Skalozoube signifie : qui montre ses dents.

[101] Il y a ici un jeu de scène qui n’est pas indiqué par l’auteur. Famousove doit monter sur une chaise pour atteindre la bouche de chaleur.

[102] L’incendie de 1812, préparé, sinon ordonné, par Rostopchine.

[103] Ville à l’embouchure du Dnièpre, que Potemkine reprit aux Turcs en 1788.

[104] D’après une variante : ne ressuscitent pas voskresiate, au lieu de istrébiate.

[105] Lui ici désigne Skalozoube.

[106] Mot à mot quelques gouttes.

[107] De cheveux.

[108] Allusion aux nombreuses décorations du colonel Skalozoube.

[109] Il pourrait bien manquer ici quelques vers, puisque Tchatzkii n’ajoute rien au portrait de son rival.

[110] De la craie pour marquer les points sur la table et de petites brosses pour effacer la craie.

[111] Ce nom signifie : Dure-Oreille.

[112] Nous mettrons en italiques tous les mots français employés par Griboiédove.

[113] Ces vers sont en français dans le texte. (Note BRS)

[114] Nommez-le fourbe, infâme et scélérat maudit,

Tout le monde en convient, et nul n’y contredit ;

Cependant sa grimace est partout bienvenue,

On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue...

Misanthrope, acte 1, scène 1re.

[115] Quartier de Moscou, au nord-est du Kremlin.

[116] Régiment purement imaginaire.

[117] La sagène équivaut à 2 mètres 13 centimètres.

[118] La maison où l’on enfermait les fous à Moscou était peinte en jaune. À Péterbourg on dit : à la onzième verste, en raison d’une autre particularité locale.

[119] Au Caucase.

[120] Mot à mot : je prie humblement.

[121] Mot-à-mot : de quarante védros. Le védro équivaut à environ douze litres.

[122] Il y a ici un jeu de mots intraduisible. Au lieu de Lancastre, lieu d’origine des écoles mutuelles dont elle veut parler, Khlestova dit Landkarte, c’est-à-dire cartes géographiques. Nous ne pouvons pas faire passer en français le mot allemand Land, sur lequel repose toute la plaisanterie.

[123] Trois cents paysans.

[124] C’est le nom donné aux orthodoxes russes qui, vers le milieu du XVIIe siècle, refusèrent d’adopter les corrections introduites dans les livres saints par le patriarche Nikone.

[125] Féminin de soudare, monsieur.

[126] Cette description, qui n’est pas très claire, paraît ne dater que de l’édition donnée en 1857 par M. A. Smirdine. Par en bas (vnizou) il faut peut-être entendre le premier plan sur la scène.

[127] Le mot podiezde n’est pas traduisible en français, parce que ce qu’il désigne n’est pas français. Il s’agit d’une sorte de passage couvert pour aller de la porte extérieure d’une maison jusqu’au-delà du trottoir, à l’endroit où stationne la voiture. En été on enlève les cloisons latérales, quand il y en a, et il ne reste qu’un petit toit, ou marquise, qui est fixe et repose sur de légères colonnes.

[128] L’opposition du mot polnotche au mot franco-russe dejouriou produit ici pour des Français un jeu de mots qui n’existe peut-être plus pour les Russes.

[129] Mot à mot : Un coup-d’œil et quelque chose.

[130] Mot à mot : Nous le conservons pour le jour noir.

[131] Habitant des îles qui rejoignent les extrémités septentrionales de l’Asie et de l’Amérique.

[132] Canal de Péterbourg.

[133] Mot-à-mot : des Cham.

[134] Et je m’en vais chercher un endroit écarté,

Où d’être homme d’honneur on ait la liberté !

Misanthrope, acte V, scène VIII.