LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nikolaï Gogol

(Гоголь Николай Васильевич)

1809 – 1852

 

 

 

LE RÉVIZOR

 (Ревизор)

 

 

 

1836

 

 

 

 

 


Traduction de Marc Semenoff, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1922.

 

Ce texte est publié avec l’accord des héritiers de Marc Semenoff ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 


TABLE

 

PERSONNAGES

CARACTÈRES ET COSTUMES

ACTE PREMIER

SCÈNE I

SCÈNE II

SCÈNE III

SCÈNE IV

SCÈNE V

SCÈNE VI

ACTE II

SCÈNE I

SCÈNE II

SCÈNE III

SCÈNE IV

SCÈNE V

SCÈNE VI

SCÈNE VII

SCÈNE VIII

SCÈNE IX

SCÈNE X

ACTE III

SCÈNE I

SCÈNE II

SCÈNE III

SCÈNE IV

SCÈNE V

SCÈNE VI

SCÈNE VII

SCÈNE VIII

SCÈNE IX

SCÈNE X

SCÈNE XI

ACTE IV

SCÈNE I

SCÈNE II

SCÈNE III

SCÈNE IV

SCÈNE V

SCÈNE VI

SCÈNE VII

SCÈNE VIII

SCÈNE IX

SCÈNE X

SCÈNE XI

SCÈNE XII

SCÈNE XIII

SCÈNE XIV

SCÈNE XV

SCÈNE XVI

ACTE V

SCÈNE I

SCÈNE II

SCÈNE III

SCÈNE IV

SCÈNE V

SCÈNE VI

SCÈNE VII

SCÈNE VIII

SCÈNE DERNIÈRE

SCÈNE MUETTE

 


— « Ne vous en prenez pas à votre miroir, si votre gueule est de travers. »

(Dicton populaire.)

 

 

 

PERSONNAGES

ANTONE ANTONOVITCH SKVOZNIK-DMUKANOVSKI, préfet de la ville.

ANNA ANDREEVNA, sa femme.

MARIA ANTONOVNA, sa fille.

LOUKA LOUKITCH KHLOPOF, inspecteur scolaire.

SA FEMME.

AMMOSS PHIODOROVITCH LIAPKINE-TIAPKINE, juge.

ARTEMI PHILIPPOVITCH ZEMLIANIKA, surveillant des œuvres de bienfaisance.

IVAN KOUZMITCH CHPEKINE, directeur des postes.

PIOTR IVANOVITCH DOBTCHINESKI, PIOTR IVANOVITCH BOBTCHINESKI, bourgeois de la ville.

IVAN ALEXANDROVITCH KHLESTAKOF, fonctionnaire de Petrograd.

OSSIP, son domestique.

CHRISTIAN IVANOVITCH GUIBNER, médecin de campagne.

PHIODOR ANDREEVITCH LIOULIOUKOF, IVAN LAZAREVITCH RASTAKOVSKI, STÉPANE IVANOVITCH KOROBKINE, fonctionnaires en retraite, personnages jouissant d’une grande considération dans la ville.

STÉPANE ILITCH OUKHOVERTOF, commissaire de police.

SVISTOUNOF, POUGOVITSINE, DERJIMORDA, agents de police.

ABDOULINE, marchand.

PHEVRONIA PETROVA POCHLIOPKINA, femme d’un serrurier.

FEMME D’UN SOUS-OFFICIER.

MICHKA, domestique du préfet de la ville.

GARÇON DE TRAKTIR.

  Amis, marchands, bourgeois, solliciteurs.

 

CARACTÈRES ET COSTUMES

NOTES POUR LES INTERPRÈTES

Le préfet de la ville. — Fonctionnaire qui a vieilli dans son service ; homme pas trop bête. Bien qu’aimant les pots-de-vin, il sait se conduire en être posé. Assez sérieux, même un peu raisonneur, il ne parle ni haut ni bas, ni peu ni beaucoup. Chacune de ses paroles a une signification importante. Les traits de son visage sont durs, grossiers comme chez tout fonctionnaire parti du rang le plus obscur. Il passe rapidement de la peur à la joie, de la manière vile au ton arrogant, comme tout homme aux instincts vulgaires. Uniforme habituel, cheveux grisonnants, coupés ras.

Anna Andreevna, sa femme. — Une coquette de province, d’âge moyen, élevée moitié dans les romans et les albums, moitié dans les soucis et commérages de l’office. Très curieuse et sachant à l’occasion manifester de l’orgueil. Elle mène parfois son mari par le bout du nez, uniquement parce que celui-ci n’a pas la repartie facile ; mais cette autorité ne s’exerce que sur de petits détails, ne se contente que de reproches et moqueries. Anna Andreevna change quatre fois de robe dans le cours de la pièce.

Khlestakof. — Jeune homme âgé de vingt-trois ans, maigre et fluet. Légèrement sot et comme on dit « sans boussole dans le cerveau ». Un de ces fonctionnaires que l’on appelle dans les bureaux des « propres à rien ». Il parle et agit sans discernement, est incapable de fixer son attention sur une pensée. Sa parole est saccadée et les mots échappent de sa bouche d’une manière toujours inattendue. Le rôle de l’acteur est de manifester le plus de candeur et de simplicité possible. Vêtu selon la mode.

Ossip. — Domestique, tel que sont tous les serviteurs d’âge mûr. Il parle avec gravité, baissant légèrement la tête, raisonne sans cesse et aime se tracer une règle de conduite vis-à-vis de son barine. Sa voix est presque toujours égale ; quand il parle à son maître, il prend une expression sévère, dure et même impertinente. Il est plus intelligent que son barine et devine plus vite les situations, mais il n’aime pas parler et joue silencieusement le coquin. Son costume gris ou bleu est élimé.

Bobtchineski et Dobtchineski. — Tous deux très petits et de taille courte ; très curieux, se ressemblant beaucoup. Tous deux avec un léger embonpoint, parlant rapidement et avec force gestes. Dobtchineski est un peu plus grand et plus sérieux que Bobtchineski, mais Bobtchineski est plus vif, de tournure plus désinvolte que Dobtchineski.

Liapkine-Tiapkine, juge. — Un homme qui a lu cinq ou six livres, aussi a-t-il acquis une certaine indépendance d’esprit. Il aime assez les calembours et c’est pourquoi il attache beaucoup d’importance à chacune de ses paroles. L’acteur doit toujours garder un air imposant, parler avec une voix de basse, enrouée, prolongeant ses mots et reniflant sans cesse, telles de vieilles horloges qui sifflent d’abord et puis sonnent l’heure.

Zemlianika, surveillant des œuvres de bienfaisance. — Homme très gros, très ours dans ses mouvements, mais débrouillard et rusé. Très obligeant, toujours agité.

Le directeur des postes. — Homme simple jusqu’à la naïveté.

Les autres rôles n’exigent aucune explication : l’original, « le type » se trouve toujours devant nos yeux.

ACTE PREMIER

Une pièce dans l’appartement du préfet de la ville.

SCÈNE I

LE PRÉFET DE LA VILLE, LE SURVEILLANT DES ŒUVRES DE BIENFAISANCE, L’INSPECTEUR SCOLAIRE, LE JUGE, LE COMMISSAIRE DE POLICE, LE MÉDECIN, DEUX AGENTS DE POLICE.

 

Le préfet de la ville. — Je vous ai invités, messieurs, pour vous annoncer une nouvelle quelque peu désagréable : le révizor arrive.

Ammoss Phiodorovitch. — Quoi ! Le révizor ?

Artemi Philippovitch. — Quoi ! Le révizor ?

Le préfet. — De Petrograd, incognito, et avec des ordres secrets !

Ammoss Phiodorovitch. — Ah ! par exemple !

Artemi Philippovitch. — Nous n’avions pas assez d’ennuis, il nous fallait encore cette tuile !

Louka Loukitch. — Seigneur Tout-Puissant ! Est-il possible d’arriver avec des ordres secrets !

Le préfet. — Je le pressentais, ma parole : deux rats tout à fait extraordinaires n’ont pas cessé de hanter mon rêve cette nuit... Je n’en vis jamais de pareils, je vous jure... noirs, de taille fantastique !... Ils sont venus et, après avoir reniflé autour d’eux, ils ont disparu... Tenez... je vais vous lire la lettre que j’ai reçue d’André Ivanovitch Tchmikhof... vous le connaissez, Artemi Philippovitch. Voilà ce qu’il écrit : « Cher ami, collègue et bienfaiteur... (Il marmotte, parcourant vite la lettre) et t’annoncer »... Ah ! voilà, j’y suis. « Je me hâte de t’annoncer, entre autres choses, qu’un fonctionnaire est arrivé avec l’ordre de visiter tout notre gouvernement et spécialement notre district. (Le préfet lève son doigt d’un air significatif.) Je l’ai appris d’une source sûre... Le révizor se fait passer pour un particulier... Et vu que je ne suis pas sans ignorer que tu as comme nous tous quelques péchés sur ta conscience... que tu es un homme intelligent n’aimant pas laisser échapper ce qu’il peut saisir au vol »... (s’arrêtant) ceci me regarde... « Je te conseille donc de prendre tes précautions, car il peut arriver d’une heure à l’autre... s’il n’est déjà là, quelque part, incognito... Hier, je... » Ce sont des affaires de famille. « Ma sœur Anna Kirillovna est descendue chez nous avec son mari ; Ivan Kirillovitch a beaucoup engraissé et ne cesse de jouer du violon »..., etc., etc... Voilà le fait, messieurs.

Ammoss Phiodorovitch. — Oui, un fait évidemment extraordinaire, simplement extraordinaire... et qui doit cacher quelque dessous...

Louka Loukitch. — Mais pour quel diable de motif, Antone Antonovitch, ce révizor vient-il ici ?... Pourquoi ?...

Le préfet. — Pourquoi ? Telle est, sans doute, notre destinée. (Il pousse un soupir.) Jusqu’à ce jour, les révizors allaient ailleurs, Dieu soit loué... Notre tour est venu...

Ammoss Phiodorovitch. — Je crois, Antone Antonovitch, qu’il s’agit là d’un motif subtil et surtout politique... Cela signifie... que... la Russie... oui... veut faire la guerre... Et le ministère, voyez-vous, a envoyé un fonctionnaire pour savoir si quelque trahison...

Le préfet. — Vous allez bien loin... vous, un homme intelligent !... La trahison dans une ville de district ! Sommes-nous donc à la frontière !... Sortez de votre trou, galopez pendant trois ans... et vous n’arriverez nulle part !...

Ammoss Phiodorovitch. — Je vous dis que vous n’y... que vous ne... Le gouvernement a des vues plus fines... évidemment... nous sommes loin... mais il ne perd pas le nord...

Le préfet. — Qu’il le perde ou non... moi, je vous ai avertis, messieurs... J’ai déjà pris des mesures en ce qui me concerne, je vous conseille d’en faire autant... surtout vous, Artemi Philippovitch... Je suis sûr que ce fonctionnaire visitera tout d’abord les établissements dont vous avez la surveillance... Faites donc pour le mieux. Que les bonnets soient propres et que les malades ne se promènent pas comme d’ordinaire, Dieu sait dans quelle tenue...

Artemi Philippovitch. — Cela n’a pas d’importance... Mais évidemment... on peut mettre des bonnets propres...

Le préfet. — Oui... Et écrivez donc au-dessus de chaque lit vos observations en latin... ou dans n’importe quelle autre langue... Ceci vous regarde, Christian Ivanovitch... La maladie... la date de l’entrée du malade... et de plus... il est regrettable que vos malades fument un tabac aussi fort... À peine entré qu’on éternue !... D’ailleurs, il faudrait réduire le nombre des malades... On accuserait... on dirait qu’ils sont mal soignés, que le médecin est mauvais...

Artemi Philippovitch. — Christian Ivanovitch et moi nous avons pris toutes nos mesures pour les soins à donner aux malades... le plus près de la nature, c’est le mieux... pas de médecine coûteuse... L’homme est simple : s’il est condamné à mourir, il mourra... et s’il doit guérir, il se remettra tout seul... D’ailleurs, il est impossible à Christian Ivanovitch de s’expliquer avec les malades : il ne sait pas un mot de russe.

Christian Ivanovitch (il marmotte une syllabe inintelligible dans laquelle on distingue la lettre i et la lettre ê).

Le préfet. — Quant à vous, Ammoss Phiodorovitch, je vous conseillerais de surveiller davantage ce qui se passe au palais... Dans le vestibule où attendent les clients, les gardiens ont introduit des oies avec leurs petits... et ces bêtes vous trottent dans les jambes... Il est tout à fait louable d’élever des animaux domestiques et pourquoi les gardiens du Palais de Justice s’en priveraient-ils ?... Mais je vous assure... dans vos bureaux, c’est vraiment déplacé... Il y a longtemps que je voulais vous le faire remarquer... mais je ne sais pourquoi... j’oubliais...

Ammoss Phiodorovitch. — Je vais dire aujourd’hui même qu’on les descende à la cuisine. Voulez-vous dîner avec nous ce soir ?

Le préfet. — De plus... toutes sortes de saletés sèchent dans votre bureau... c’est très laid... et j’ai vu tout un attirail de chasse sur votre armoire à papiers... Je sais que vous aimez la chasse, mais enlevez donc tout cela... quitte à le remettre quand le révizor sera parti... Et votre assesseur... c’est un homme très intelligent... mais il pue... à croire qu’il vient toujours de sortir du cabaret... Mauvaise note !... Je voulais vous le dire aussi, mais j’ai été distrait... je ne sais pourquoi... Si c’est réellement une odeur naturelle, comme il le prétend, il y a un moyen de la combattre... on peut lui conseiller de manger de l’ail, de l’oignon... ou telle autre chose... Christian Ivanovitch nous aidera en donnant des médicaments...

Christian Ivanovitch (marmotte toujours la même syllabe inintelligible).

Ammoss Phiodorovitch. — Je suis sûr qu’il n’y a rien à faire... Sa nourrice l’a blessé quand il était enfant... il me l’a raconté... et depuis il a toujours senti la vodka.

Le préfet. — Oh ! je vous ai fait là une simple remarque. Quant aux mesures d’ordre plus intérieur... ce qu’André Ivanovitch appelle « petits péchés » dans sa lettre... je ne puis rien dire. D’ailleurs, il est vraiment impossible d’en parler : il n’existe pas d’homme qui n’ait quelque péché sur la conscience... Dieu lui-même nous a créés ainsi... et les voltairiens discutent vainement là-dessus...

Ammoss Phiodorovitch. — Mais que diable voulez-vous dire avec vos péchés, Antone Antonovitch ?... Les péchés diffèrent tellement les uns des autres !... Je ne cache à personne que je prends des pots-de-vin !... Mais en quoi consistent-ils ? En lévriers !... C’est une autre affaire !...

Le préfet. — Lévriers ou autres choses... ce sont toujours des pots-de-vin...

Ammoss Phiodorovitch. — Ça non, Antone Antonovitch. Supposons, par exemple, que le manteau de fourrure d’un solliciteur coûte cinq cents roubles... et que votre femme ait besoin d’un châle...

Le préfet. — Peu m’importe que vos pots-de-vin soient des lévriers !... En revanche, vous ne croyez pas en Dieu... vous n’allez jamais à l’église... tandis que moi... je m’y rends tous les dimanches... je suis ferme dans mes croyances... Ah ! quand vous commencez à parler de la création du monde, mes cheveux se dressent sur la tête...

Ammoss Phiodorovitch. — Oui, mais c’est grâce à mon intelligence que mes convictions se sont forgées...

Le préfet. — Il y a des cas où le manque de raison est préférable à l’excès... D’ailleurs, c’est incidemment que j’ai parlé du tribunal... et je doute fort que jamais on y fourre son nez... Dieu lui-même protège cet endroit si réputé... Vous, Louka Loukitch, qui êtes inspecteur scolaire, vous devriez vous occuper de vos instituteurs. Ils sont évidemment très instruits, après avoir été élevés dans des collèges... mais j’avoue que leur tenue laisse à désirer... certes leur métier y est pour quelque chose... L’un d’eux, par exemple, le gros joufflu... impossible de me rappeler son nom... Jamais il ne commencera sa leçon sans faire une grimace... tenez... comme celle-là, (Il fait une grimace.) et sans tirer sa barbe après avoir passé la main sous sa cravate. Cela a peu d’importance devant ses élèves... peut-être même est-ce nécessaire ? je ne suis pas compétent... Mais pensez donc... S’il le fait devant un étranger... cela pourrait mal finir... le révizor ou un autre pourrait croire que cette attitude le vise...

Louka Loukitch. — Que voulez-vous que je fasse ? Je lui en ai déjà parlé ! Il y a quelques jours, le directeur entrait dans la classe... Si vous aviez vu la grimace ! Plus horrible que jamais ! Il l’a faite en toute simplicité... Mais c’est moi qui ai reçu les reproches : on incitait la jeunesse à trop de libertés !

Le préfet. — Encore une remarque au sujet du professeur d’histoire. C’est une tête bourrée de connaissances... évidemment ! mais il explique les choses avec une chaleur... il va jusqu’à s’oublier !... Je l’ai entendu une fois... Tant qu’il parlait de l’Assyrie et de Babylone, passe encore !... Mais quand il arriva à Alexandre de Macédoine, vous n’avez pas idée... J’ai cru, je vous le jure, que le feu prenait à la maison... Il descendit de sa chaire, saisit une chaise, et vlan ! de toutes ses forces sur le parquet !... Pas de doute qu’Alexandre de Macédoine ait été un grand homme, mais pourquoi casser les chaises ?... Le fisc en souffre.

Louka Loukitch. — Il est vif, c’est incontestable. Je lui en ai fait la remarque, plusieurs fois... Lui me répond : « Que voulez-vous, moi je sacrifierais ma vie pour la science ! »

Le préfet. — Oui, telle est l’insondable loi du destin : un homme intelligent doit toujours être un ivrogne ou un grimacier capable de mettre en fuite tous les saints du paradis...

Louka Loukitch. — Que Dieu épargne à l’homme de servir la cause de la science !... Tout est à craindre, chacun veut avoir raison et prouver à toutes forces qu’il en sait davantage...

Le préfet. — Tout cela ne serait rien... mais voilà ! cet incognito maudit... À l’heure où on s’y attend le moins : « Eh ! vous êtes là, mes bijoux... Bien... je voudrais voir le juge. — Liapkine-Tiapkine. — Que Liapkine-Tiapkine vienne... Et qui est le surveillant des œuvres de bienfaisance ? — Zemlianika. — Qu’il vienne donc ce Zemlianika... » Voilà ce qui est terrible !

SCÈNE II

Les mêmes et LE DIRECTEUR DES POSTES

 

Le directeur des postes. — Veuillez me dire, messieurs, quel est ce fonctionnaire qui arrive ?

Le préfet. — Vous l’ignorez donc ?

Le directeur des postes. — Piotr Ivanovitch Bobtchineski me l’a appris... Je viens de le voir à mon bureau.

Le préfet. — Eh bien ? Qu’en pensez-vous ?

Le directeur des postes. — Ce que j’en pense ? Mais c’est la guerre avec la Turquie !

Ammoss Phiodorovitch. — Dame ! Je l’ai dit.

Le préfet. — Vous vous fourrez tous les deux le doigt dans l’œil.

Le directeur des postes. — Je vous jure que c’est la guerre avec la Turquie... toujours les Français gâtent tout !

Le préfet. — Vous m’amusez avec votre guerre... C’est nous qui écoperons et pas les Turcs... Je le sais, j’ai une lettre.

Le directeur des postes. — Si vous en êtes sûr... évidemment, il n’y aura pas de guerre avec la Turquie.

Le préfet. — Alors, Ivan Kouzmitch, que pensez-vous de cette visite ?

Le directeur des postes. — Mon opinion importe peu... Mais qu’en dites-vous, vous, Antone Antonovitch ?

Le préfet. — Moi ? Je ne crains rien... mais j’avoue que... les marchands et les bourgeois m’intimident... On dit qu’ils me détestent... en toute franchise, si je ne me suis pas gêné avec eux, c’est sans aucune haine... je pense même (il prend le directeur des postes par le bras et s’écartant un peu)... je me demande s’il n’y a pas eu de plainte portée contre moi... Pourquoi diable, en effet, le révizor viendrait-il ? Écoutez-moi, Ivan Kouzmitch : ne pourriez-vous, pour notre bien à tous... toute lettre qui vous arrive et qui part... Vous comprenez... Comment dire ?... la décacheter légèrement et la parcourir... Nous verrons s’il y a plainte ou simple correspondance... puis on la cachette à nouveau... D’ailleurs... vous savez fort bien qu’on peut remettre la lettre décachetée...

Le directeur des postes. — Je sais... je sais... inutile de me donner des leçons... Je ne l’ai jamais fait par prudence, mais par simple curiosité... je meurs d’envie d’apprendre ce qui se passe dans le monde... Vous n’avez pas idée de l’intérêt de ces lectures... Il y a des jours où c’est une véritable jouissance... des détails d’une saveur !... et pour ce qui est d’être renseigné... je vous jure que ça vaut les Moskovskia Viédomosti... et autres feuilles de Moscou !

Le préfet. — Mais alors... dites-nous si vous avez appris quelque chose sur ce fonctionnaire de Petrograd ?

Le directeur des postes. — Rien qui concerne celui-là... mais on parle beaucoup d’un certain fonctionnaire de Kostroma... Je regrette que vous ne lisiez pas ces lettres... il y a des passages palpitants... Ainsi, récemment... un lieutenant écrivait à son ami... à propos d’un bal sur un ton très enjoué... magnifique, mon cher, écoutez-moi ça : « Ma vie s’écoule comme dans un paradis... des jeunes filles en veux-tu, en voilà... de la musique tout le temps et des jeux... » et tout cela décrit avec un sentiment !... J’ai gardé cette lettre chez moi... exprès... Si vous voulez, je vous la lirai...

Le préfet. — Il s’agit bien de cette lettre, aujourd’hui ! Alors, je compte sur vous, Ivan Kouzmitch... dès que vous tomberez sur une plainte ou une dénonciation, interceptez sans la moindre hésitation...

Le directeur des postes. — Avec grand plaisir.

Ammoss Phiodorovitch. — Prenez garde, il vous en cuira un jour ou l’autre...

Le directeur des postes. — C’est qu’en effet... peut-être ?...

Le préfet. — Nitchevo... cela ne fait rien... ce n’est pas une affaire d’État, ça se passe en famille...

Ammoss Phiodorovitch. — Sale cuisine que tout cela... Je vous avoue, Antone Antonovitch, que je venais vous voir dans un autre but... pour vous entretenir du chien de chasse... Vous savez... le procès de Cheptovitch et de Varkhovineski... j’en profite... je chasse le lièvre chez l’un et chez l’autre...

Le préfet. — Batiouchka, je me fiche pas mal de vos lièvres... j’ai ce maudit incognito qui ne cesse de me trotter dans la tête... de me tracasser. Il me semble tout le temps que cette porte va s’ouvrir et que... boum, la catastrophe !

SCÈNE III

Les mêmes, puis DOBTCHINESKI et BOBTCHINESKI,

ceux-ci entrent tout essoufflés.

 

Bobtchineski. — Aventure extraordinaire !

Dobtchineski. — Nouvelle inattendue...

Tous. — Quoi ?... qu’y a-t-il ?...

Dobtchineski. — Histoire fantastique !... Nous arrivons à l’hôtel...

Bobtchineski (l’interrompant). — Nous arrivons, Piotr Ivanovitch et moi, à l’hôtel...

Dobtchineski (l’interrompant). — Eh ! permettez, Piotr Ivanovitch... je vais raconter...

Bobtchineski. — Ça non... permettez que je... attendez, attendez... vous ne savez pas vous exprimer aussi bien...

Dobtchineski. — Vous vous embrouillerez et oublierez la moitié...

Bobtchineski. — Je me souviendrai de tout, je vous le jure... très bien... Ne m’interrompez plus... laissez-moi parler... Je vous en prie, messieurs, dites à Piotr Ivanovitch de ne plus m’interrompre...

Le préfet. — Au nom du ciel, parlez, messieurs... Je défaille... Veuillez vous asseoir, messieurs... prenez ces chaises... Piotr Ivanovitch, voici... (Tous s’asseyent autour des deux Piotr Ivanovitch.) Alors, voyons... que se passe-t-il ?

Bobtchineski. — Permettez, permettez... commençons par ordre... Dès que j’eus le plaisir de vous quitter... vous laissant atterré après la réception de cette lettre... oui... alors, j’ai couru... je vous en supplie, ne m’interrompez pas, Piotr Ivanovitch... Je sais tout, je suis au courant de tout... Donc, que je vous dise... je cours chez Korobkine... Et ne le trouvant pas chez lui, je fais un bond chez Rastakovski... je me casse encore le nez... et vais ensuite chez Ivan Kouzmitch pour lui annoncer la nouvelle que vous avez reçue... C’est alors que je rencontre Piotr Ivanovitch...

Dobtchineski (l’interrompant). — Près du kiosque où l’on vend des gâteaux.

Bobtchineski. — Près du kiosque où l’on vend des gâteaux. Dès que je l’eus rencontré, je lui dis : « Connaissez-vous la nouvelle qu’Antone Antonovitch a reçue ? » Or Piotr Ivanovitch avait été mis au courant par votre bonne Avdotia envoyée je ne sais pour quel motif chez Philippe Antonovitch Potchetchouef.

Dobtchineski (l’interrompant). — Pour un petit tonneau d’eau-de-vie française.

Bobtchineski (le repoussant). — Pour un petit tonneau d’eau-de-vie française. Or donc, Piotr Ivanovitch et moi nous nous sommes rendus chez Potchetchouef... Allons, allons, Piotr Ivanovitch... je vous prie de... ne m’interrompez donc pas... Nous allons chez Potchetchouef et voilà qu’en route, Piotr Ivanovitch me dit : « Entrons dans ce traktir... je ne sais ce qui se passe dans mon estomac... je n’ai rien mangé depuis ce matin... tout se contracte là dedans... » Vous comprenez, messieurs, qu’étant donné l’estomac de Piotr Ivanovitch. « Et je sais que justement du saumon frais est arrivé ce matin... Nous y goûterons », me dit-il encore... Nous entrons donc, et à peine étions-nous installés que... un jeune homme...

Dobtchineski (l’interrompant). — D’un extérieur assez agréable, vêtu d’une façon particulière...

Bobtchineski. — D’un extérieur assez agréable, vêtu d’une façon particulière... ce jeune homme donc arpente la pièce... et son visage exprime une telle... méditation... et sa physionomie, ses gestes et... là... (Il appuie son index sur le front.) on sentait beaucoup de choses... J’ai eu comme un pressentiment et je dis à Piotr Ivanovitch : « Tout cela me semble bien louche. » Oui. Or Piotr Ivanovitch, d’un geste discret, avait déjà appelé le patron, le traktirchtchik Vlass... Sa femme a accouché il y a trois semaines d’un solide gaillard qui rappelle tout à fait son père et saura bien le remplacer plus tard... Vlass approche et Piotr Ivanovitch lui demande tout bas... « Qui est ce jeune homme ? » Et Vlass de répondre : « C’est... » Eh ! ne m’interrompez donc pas, Piotr Ivanovitch, je vous en prie, vous ne saurez rien raconter... Vous sifflez en parlant, à cause de votre dent, je le sais bien... « Ce jeune homme, répond Vlass, mais c’est un fonctionnaire. » Telles furent ses paroles. « Il arrive de Petrograd. Et quant à son nom... Ivan Alexandrovitch Khlestakof... il doit partir pour le gouvernement de Saratof... Il est très curieux... Voilà deux semaines qu’il est là... il ne quitte pas le traktir, prend tout à crédit et ne donne pas un kopeck. » Dès que Vlass eut fini de parler, j’eus d’en haut comme une inspiration : « Ohé ! » dis-je à Piotr Ivanovitch...

Dobtchineski. — Pardon, Piotr Ivanovitch, c’est moi qui ai dit : « Ohé ! »

Bobtchineski. — Vous avez commencé, j’ai fini... « Ohé ! » avons-nous dit tous deux. « Mais pourquoi diable reste-t-il ici puisqu’il doit partir pour le gouvernement de Saratof ?... » Et voilà... Il ne peut y avoir de doute... C’est le fonctionnaire...

Le préfet. — Quoi ? quel fonctionnaire ?

Bobtchineski. — Le fonctionnaire dont il est parlé dans votre lettre... le révizor.

Le préfet (épouvanté). — Dieu ! Que dites-vous ? Ce n’est pas lui.

Dobtchineski. — C’est lui. Il ne paye pas... ne s’en va pas... Qui pourrait-il être ?... Et son passeport marque Saratof comme point de destination...

Bobtchineski. — Je vous jure que c’est lui... vraiment... il a une manière d’observer... rien ne lui échappe... Voyant que nous mangions du saumon... surtout à cause de l’estomac de Piotr Ivanovitch, comme vous savez... il a fixé nos assiettes avec un air... j’en fus terrifié...

Le préfet. — Seigneur, aie pitié de nous, pécheurs que nous sommes... Mais quelle chambre occupe-t-il là-bas ?

Dobtchineski. — Le numéro cinq, sous l’escalier.

Bobtchineski. — Le même numéro où des officiers se sont battus... l’année dernière.

Le préfet. — Est-il arrivé depuis longtemps ?

Dobtchineski. — Depuis deux semaines environ... le jour de Vassili l’Égyptien...

Le préfet. — Deux semaines ! (À part.) Batiouchka ! Seigneur Tout-Puissant ! Que tous les saints du ciel me viennent en aide !... La femme d’un sous-officier a été fouettée ces jours-ci... Les prisonniers n’ont eu aucune réserve de nourriture... Les rues sont ignobles... sales... Honte, scandale !

(Il se prend la tête dans ses mains.)

Artemi Philippovitch. — Il n’y a qu’une chose à faire, Antone Antonovitch... se rendre en procession à l’hôtel...

Ammoss Phiodorovitch. — Attendez !... que le clergé marche devant, puis les marchands... J’ai lu dans les Faits et gestes de Jean le Maçon...

Le préfet. — Je vous en prie... permettez-moi de décider... J’ai traversé de plus dures épreuves... et non seulement je m’en suis tiré à merveille, mais encore que de félicitations !.. Dieu viendra à mon aide, je l’espère, aujourd’hui... (S’adressant à Bobtchineski.) C’est un jeune homme, vous dites...

Bobtchineski. — Jeune... oui... vingt-trois à vingt-quatre ans environ.

Le préfet. — Tant mieux... on sait plus vite à quoi s’en tenir avec un jeune... Les vieux démons vous assassinent... un jeune, ça a plus d’expansion... Allez, messieurs, mettez de l’ordre dans vos affaires... moi... j’irai seul... ou, tenez, avec Piotr Ivanovitch, tout simplement, comme si nous nous promenions... pour voir si les voyageurs se trouvent bien à l’hôtel... Eh ! Svistounof...

Svistounof. — À vos ordres.

Le préfet. — Cours chez le commissaire... Vite !... ou plutôt... J’ai besoin de toi... reste... Va dire à quelqu’un là-bas de m’amener au plus vite le commissaire de police... Et reviens aussitôt...

(L’agent sort en courant.)

Artemi Philippovitch. — Allons, en route, Ammoss Phiodorovitch... Qui sait si quelque malheur ne nous attend pas...

Ammoss Phiodorovitch. — Qu’avez-vous à craindre ? Des bonnets propres à vos malades... et le tour est joué !

Artemi Philippovitch. — Il s’agit bien de bonnets ! Nous avons reçu l’ordre de servir aux malades une soupe légère et fortifiante... et traversez donc nos corridors... ils puent le chou à se boucher le nez.

Ammoss Phiodorovitch. — Moi, je suis tranquille... Qui viendrait au tribunal, en effet ?... Et si quelqu’un désirait fouiller dans les paperasses, je vous jure qu’il en aurait vite assez !... Voilà quinze ans que je suis en fonction... eh bien... dès que je reçois un rapport quelconque, je le rejette avec une sereine indifférence... Salomon lui-même y aurait perdu son latin...

(Le juge, le surveillant des œuvres de bienfaisance, l’inspecteur scolaire et le directeur des postes sortent et heurtent près de la porte l’agent de police qui revient.)

SCÈNE IV

LE PRÉFET, BOBTCHINESKI, DOBTCHINESKI et L’AGENT

 

Le préfet. — La voiture est toujours là...

L’agent. — Oui.

Le préfet. — Va-t’en... ou plutôt, non... attends.. Descends et apporte... Mais où sont les autres ? Tu es donc seul ?... J’avais cependant donné l’ordre que Prokhorof fût toujours là !

L’agent. — Prokhorof est maintenant chez des particuliers... incapable de tout travail...

Le préfet. — Pour quel motif ?

L’agent. — Eh bien ! voilà... ce matin on l’a trouvé ivre-mort... On lui a jeté à la tête deux seaux d’eau... impossible de lui faire reprendre ses esprits...

Le préfet (se prenant la tête dans ses mains). — Seigneur Dieu ! Ciel !... Cours vite dans la rue... ou plutôt non... Va tout d’abord dans ma chambre, tu entends... prends mon épée et mon chapeau neuf... Alors, Piotr Ivanovitch, en route...

Bobtchineski. — Moi aussi... emmenez-moi, Antone Antonovitch...

Le préfet. — Non, non, Piotr Ivanovitch, impossible... Cela ne se fait pas... D’ailleurs, il n’y aurait pas de place dans la voiture.

Bobtchineski. — Eh bien ! soit... je courrai après... J’aurais voulu... comprenez-vous... il me suffirait de voir à travers le trou de la serrure...

Le préfet (prenant l’épée que lui remet l’agent et s’adressant à ce dernier). — Cours vite... réunis quelques dessiatskis[1] et qu’eux-mêmes prennent des... Dieu, que cette épée est rouillée ! Maudit marchand Abdouline... il voit que le préfet a une épée trop vieille... et l’idée ne lui vient pas d’en envoyer une neuve... Ah ! les canailles ! Je suis sûr que ces bandits préparent déjà des requêtes en secret... Donc, que chacun se saisisse d’une rue... suis-je bête, d’une rue !... d’un balai, je veux dire... et que toute la rue soit nettoyée d’un bout à l’autre... la rue qui conduit à cet hôtel... et que tout soit propre... Compris ! Et toi... prends garde, je te connais, tu fais le rusé compère... et pendant ce temps-là, tu me voles des cuillères d’argent dans mes bottes... prends garde... J’ai des yeux et des oreilles... Qu’as-tu encore machiné avec l’étoffe du marchand Tcherniaief... hein ? Il t’avait donné deux archines pour mon uniforme... et tu as subtilisé le tout... Fais attention... tu exagères, jeune homme... Va !

SCÈNE V

Les mêmes et LE COMMISSAIRE DE POLICE

 

Le préfet. — Tiens, Stépane Ilitch ! Voulez-vous me dire, au nom du ciel, où diable vous vous cachiez ! On n’a pas idée de ça...

Le commissaire de police. — Moi... J’étais là... tout près...

Le préfet. — Écoutez-moi, Stépane Ilitch !... Le fonctionnaire de Petrograd est arrivé... Quels sont les ordres que vous avez donnés ?

Le commissaire de police. — Les vôtres... J’ai envoyé l’agent Pougovitsine avec des dessiatskis nettoyer la rue...

Le préfet. — Et où est Derjimorda ?

Le commissaire de police. — Il est parti avec la pompe à incendie.

Le préfet. — Et Prokhorof est ivre ?

Le commissaire de police. — Ivre-mort.

Le préfet. — Comment avez-vous pu permettre ?

Le commissaire de police. — Est-ce que je sais ?... Hier, il y eut une bataille dans les environs... Prokhorof y est allé pour rétablir l’ordre et il est revenu ivre...

Le préfet. — Voilà ce que vous allez faire... L’agent Pougovitsine... il est de haute taille... qu’il reste donc sur le pont... pour faire bien... Surtout qu’on nettoie vite la barrière... près de chez le cordonnier... laissez-y des pieux... des affaires... comme si des ouvriers y travaillaient... Le révizor croira à des réparations en train... et se dira que le préfet remplit son devoir... Ah ! ciel ! j’oubliais... près de cette barrière il y a une quarantaine de voitures pleines d’ordures... Quelle sale ville ! Qu’on élève un monument quelconque ou qu’on construise une palissade, on est sûr d’y trouver des saletés venant le diable sait d’où ! (Il pousse un soupir.) Et si ce fonctionnaire demande : « Êtes-vous content du service ? » répondez : « Nous sommes contents de tout, Excellence ! » Et je vous promets que si quelqu’un était mécontent... il aurait plus tard affaire à moi !... Oh ! oh ! oh ! que de péchés, que de péchés sur ma conscience ! (Se trompant, il prend une boîte en carton au lieu de son chapeau.) Dieu veuille seulement que cette épreuve finisse vite... et je les ferai valser ces sacrés marchands... je leur flanquerai un impôt de trois poudes de cire... ils m’en diront des nouvelles ! Ah ! Seigneur... En route, Piotr Ivanovitch...

(Distrait, il met la boîte sur sa tête.)

Le commissaire de police. — Antone Antonovitch, c’est une boîte... votre chapeau est...

Le préfet (jetant la boîte). — Une boîte, eh bien ! que le diable l’emporte, cette boîte... Et s’il demande pourquoi l’église n’est pas encore construite... là-bas... près de l’établissement des œuvres de bienfaisance... cette église pour laquelle il y a cinq ans nous avions reçu une subvention... n’oubliez pas de dire que les premiers travaux avaient été faits... mais qu’un incendie a détruit le tout... J’ai même envoyé un rapport à ce sujet... Pourvu que quelqu’un ne nous trahisse en s’écriant bêtement qu’elle n’a jamais été commencée !... Qu’on donne aussi l’ordre à Derjimorda de ne pas trop jouer des poings... il a une façon de pocher les yeux des habitants quand il veut rétablir l’ordre !... En route, en route, Piotr Ivanovitch ! (Il fait un pas et revient.) Et que les soldats ne sortent que bien vêtus !... Cette ignoble race a toujours l’habitude de mettre juste l’uniforme sur la chemise et rien dessous !...

(Tous sortent.)

SCÈNE VI

ANNA ANDREEVNA et MARIA ANTONOVNA,

elles entrent en courant.

 

Anna Andreevna. — Mais où sont-ils, où sont-ils ?... Ah ! Seigneur !... (Ouvrant la forte.) Mon mari ! Antocha ! Antone ! (Elle parle très vite, s’adressant à sa fille.) Et c’est toujours toi... toujours après toi... Quelle lambine !... Et l’épingle par-ci et la natte par-là. (Courant à la fenêtre.) Antone, où vas-tu, où vas-tu donc ? Quoi ? Le révizor est-il arrivé ?... Il a des moustaches ! Quelles moustaches ?

Voix du préfet. — Tout à l’heure, tout à l’heure, matouchka.

Anna Andreevna. — Tout à l’heure ! En voilà des nouvelles !... tout à l’heure !... Un mot aurait suffi : est-il colonel ou non ? Oh !... (Indifférente.) Tu ne m’as pas répondu... tu me le payeras... ! Et quant à elle... toujours avec sa « maman... petite maman... attendez-moi une seconde... là... un peigne à mes cheveux et je suis prête »... Elle est jolie la seconde !... Nous sommes bien avancées !... Et toujours cette sacrée coquetterie !... Elle a su que le directeur des postes était là et la voilà qui se tortille, à gauche... à droite, devant la glace... Hein ? Tu crois qu’il te remarque, malheureuse !... Mais il te fait la grimace quand tu lui tournes le dos !...

Maria Antonovna. — Que veux-tu, petite mère ?... Il nous suffira de savoir dans deux heures...

Anna Andreevna. — Dans deux heures ! Je te remercie... délicieuse réponse... pourquoi pas dans un mois ! (Elle se penche par la fenêtre.) Eh ! Avdotia... Hein ?... Es-tu au courant ?... Quelqu’un est-il arrivé ?... Tu ne sais rien... Quelle idiote !... Elle ose faire signe que non... Tu n’aurais donc pas pu te renseigner ! Toujours la tête vide... rien que des hommes dans cette caboche... Tu n’as donc pas pu courir derrière la voiture ! Allons, fiche le camp... Vite... cours, vole et informe-toi... et viens me dire où ils sont allés... avec précision... d’où il vient... comment il est !... Regarde, s’il le faut, par le trou de la serrure... tu me diras si ses yeux sont noirs ou non... et reviens de suite, de suite... compris... Vite, vite, vite, vite !

(Elle continue à crier tandis que le rideau tombe ; sa fille est aussi à la fenêtre, près d’elle.)

 

______________

 

 

ACTE II

Une petite chambre d’hôtel. Un lit, une table, une valise, une bouteille vide, des bottes, une brosse à habits, etc.

SCÈNE I

OSSIP

 

Ossip (il est étendu sur le lit de son maître). — Nom d’un chien, que j’ai faim ! Et mon ventre fait un potin à croire que tout un régiment y joue de la trompette !... Quand est-ce que nous serons chez nous ?... Rien à faire ? Voilà deux mois que nous avons quitté la capitale... Le chéri a jeté par la fenêtre tout son argent et voilà... en panne, maintenant... et lui ? la queue entre les jambes, il s’en fiche ! Toujours avec son chic !... (Il singe son maître.) « Eh ! Ossip ! va... choisis-moi une chambre, la plus belle... Commande un dîner... le plus cher... la mauvaise nourriture ne me convient pas, il me faut tout ce qu’il y a de mieux... » Si encore il était vraiment quelqu’un... mais il a une tête d’oiselet !... En voyage, il fait la connaissance du premier venu... puis les cartes et... au diable l’argent !... Je commence à en avoir assez !... Mon village vaut mieux... il y a moins de tralala... mais aussi moins de soucis... On prend une femme et... on n’a plus qu’à se vautrer sur la cheminée et avaler des pirojkis... Ah ! il n’y a pas à discuter... à Petrograd la vie est épatante... Mais il faut de la galette... la vie est délicate, compliquée... théâtres, chiens qui dansent, tout ce qu’on veut... On cause... c’est tout ce qu’il y a de plus subtil... on n’a qu’à s’incliner devant la noblesse... Tu vas au Chtchoukine et voilà les marchands qui te crient : « Nos respects ! » Tu traverses la Néva... un fonctionnaire se trouve près de toi... tu t’embêtes, entre n’importe où, dans une boutique... un soldat te parlera des camps... et te racontera la signification de chaque étoile dans le ciel... On voit tout comme à travers un cristal... et une petite bonne viendra vous jeter un de ces regards, oh ! oh ! oh !... (Il sourit et hoche la tête.) On est galant, poli... pas de mot grossier... tout le monde te dit vous !... Ça te rase d’aller à pied, prends un fiacre, mon petit, comme un barine et si tu ne veux pas payer... je t’en prie... toutes les maisons ont des portes cochères si bien faites qu’on peut disparaître, ni vu ni connu... le diable lui-même ne te retrouvera pas... Il n’y a qu’un mal : un jour tu bouffes à éclater et le lendemain tu crèves de faim, comme ici, dans cet hôtel... Et c’est toujours lui, le coupable !... Rien à faire avec lui... Son père lui envoie de la galette... vous croyez qu’il saura la garder... Va te faire fiche !... Ce sont les fiacres, les billets de théâtre... et la semaine d’après, plus un sou, on vend jusqu’à son frac... jusqu’à sa chemise... il ne lui reste rien... C’est la vérité... et des vêtements... chic... anglais... qui ont coûté jusqu’à 150 roubles... et pour lesquels on ne lui donne que 20... Et pourquoi ?... parce qu’au lieu de s’occuper de ses affaires, monsieur flâne dans la perspective Nevsky, joue aux cartes... Ah ! si le vieux barine venait à apprendre... Il se ficherait pas mal de ton grade de fonctionnaire... Chemise retroussée et une de ces fessées... que tu te le gratterais quatre jours après !... Le service, c’est le service, mon cher... Et le patron d’ici l’a prévenu : « Bien simple, vous n’aurez à manger que lorsque vous m’aurez payé ! » Crénom ! Et si nous ne payons pas ! (Il pousse un soupir.) Dieu Seigneur ! quelque bonne petite soupe !... J’aurais avalé le monde entier ! On frappe... C’est sûrement lui...

(Il saute du lit précipitamment.)

SCÈNE II

OSSIP et KHLESTAKOF

 

Khlestakof. — Allons, prends... (Il lui donne son chapeau et sa canne.) Ah ! ah ! tu t’es encore vautré sur mon lit.

Ossip. — Pourquoi m’y serais-je vautré ? Des lits ! J’en ai vu d’autres dans ma vie !...

Khlestakof. — Tu mens... il est tout défait...

Ossip. — Je n’en ai pas besoin, de votre lit. J’ai des jambes... je peux me tenir dessus... Je n’ai aucun besoin de votre lit !

Khlestakof (il arpente la pièce). — Va donc regarder si j’ai encore du tabac dans mon veston...

Ossip. — Où diable pourrait-il y en avoir, du tabac ! Vous avez fumé le reste il y a quatre jours...

Khlestakof (il continue à arpenter la pièce et fait différentes grimaces en se mordant les lèvres, puis, d’une voix haute et ferme). — Ossip... écoute... eh !

Ossip. — Que voulez-vous ?

Khlestakof (d’une voix qui a perdu de sa fermeté). — Vas-y.

Ossip. — Où ?

Khlestakof (d’une voix basse et qui ressemble presque à une prière). — Au restaurant... en bas... dis-leur... qu’on me serve le dîner.

Ossip. — Je n’irai pas.

Khlestakof. — Idiot... tu oses me dire...

Ossip. — Certes, oui... tout à fait inutile de descendre... Le patron vous l’a dit : tant que vous ne payerez pas...

Khlestakof. — Il n’a pas le droit de refuser... C’est stupide...

Ossip. — Il a même dit qu’il irait se plaindre au préfet... dame ! voilà trois semaines que vous ne lui donnez pas un kopeck ! « Vous êtes des voleurs, me crie-t-il. Nous vous connaissons, canailles et fripons que vous êtes ! »

Khlestakof. — Et tu es heureux, vieux chien, de me répéter ça !

Ossip. — Savez-vous ce qu’il dit encore : « Mais tout le monde pourrait venir, manger, faire des dettes... et ensuite pas moyen de les mettre à la porte !... Oh ! mais je ne plaisante pas... une plainte... et en prison le monsieur ! »

Khlestakof. — Veux-tu te taire, imbécile !... Allons, descends... Quel animal !

Ossip. — Mais il vaut mieux faire venir le patron ici...

Khlestakof. — Je n’ai pas besoin de lui... Allons, va lui dire toi-même...

Ossip. — Je vous en prie, monsieur...

Khlestakof. — Par tous les diables, veux-tu filer ! Appelle le patron.

(Ossip sort.)

SCÈNE III

KHLESTAKOF, seul.

 

Khlestakof. — Dieu, que j’ai faim ! J’ai fait une petite promenade, espérant que mon appétit disparaîtrait... Que le diable l’emporte, il est toujours là. Si je n’avais pas fait la noce à Penza, j’aurais eu assez d’argent pour arriver... Ce maudit capitaine m’a roulé... il sait jouer, l’animal !... Il m’a vidé en moins d’un quart d’heure... Et cependant l’envie me démangeait de refaire une partie... L’occasion ne s’est pas offerte... Quelle sale ville... On ne fournit rien à crédit... C’est vraiment ignoble. (Il fredonne un air de « Robert », puis « Inutile de coudre, matouchka ».) Alors... personne ne vient !

SCÈNE IV

KHLESTAKOF, OSSIP, LE GARÇON DE TRAKTIR

 

Le garçon. — Le patron m’a chargé de vous demander ce que vous vouliez.

Khlestakof. — Bonjour, ami... tu vas bien ?

Le garçon. — Dieu soit loué !...

Khlestakof. — Quoi de nouveau dans votre hôtel... tout marche bien ?

Le garçon. — Certes, oui, Dieu soit loué...

Khlestakof. — Beaucoup de clients ?

Le garçon. — Oui.

Khlestakof. — Dis-moi, mon petit... on ne m’a pas encore apporté le dîner... alors... veux-tu dire en bas qu’on se dépêche... tu comprends... J’ai à faire ce soir...

Le garçon. — Mais c’est que le patron a dit qu’il ne vous laisserait plus sortir... Il voulait aller se plaindre au préfet, tout à l’heure...

Khlestakof. — Pourquoi se plaindre ? Réfléchis toi-même, mon petit... j’ai besoin de manger... sinon... je pourrais maigrir... J’ai très, très faim, je ne plaisante pas...

Le garçon. — Je n’en doute pas. Mais le patron a crié : « Pas de dîner tant qu’il ne m’aura pas payé. » Il l’a dit, rien à faire...

Khlestakof. — Va... raisonne-le... tu dois le convaincre...

Le garçon. — Mais que puis-je lui dire ?

Khlestakof. — Explique-lui sérieusement que j’ai faim et que j’ai besoin de manger... L’argent ?... c’est évident, je paierai... Il croit, le moujik, que s’il lui importe peu de ne rien manger un jour... tous sont comme lui !... Quel naïf !

Le garçon. — Enfin... J’essaierai...

SCÈNE V

KHLESTAKOF, seul.

 

Khlestakof. — Sale affaire, décidément, s’il ne me donne rien à manger ! C’est que je meurs de faim, littéralement... Vais-je être obligé de vendre encore un habit ?... Ou mon pantalon ? Non... mieux vaut souffrir de la faim et arriver chez moi avec mon costume de Petrograd. Comme je regrette que Joachim ne m’ait pas loué une voiture... C’aurait été épatant d’arriver dans ma propriété... en calèche... et me montrer ainsi aux yeux des propriétaires fonciers, mes voisins de là-bas... Tonnerre !... Ossip aurait été derrière moi, en livrée ! Je me figure leur tête à tous ! « Mais qui est-ce ? Qui arrive ?... » Et le laquais entre... (Il se redresse et imitant le laquais.) Ivan Alexandrovitch Khlestakof, de Petrograd, veuillez le recevoir... » Ils ignorent, ces rustres, ce que « veuillez le recevoir » veut dire... Si une espèce de vieille oie de propriétaire terrien arrive chez eux, il entre tout de suite comme un ours dans le salon... Et me voilà... je me présente à l’une de leurs filles... jolies les petites... « Mademoiselle, je... » (Il se frotte les mains et salue en joignant ses pieds.) Tphou ! (Il crache.) J’en ai mal au cœur, tellement j’ai faim !

SCÈNE VI

KHLESTAKOF, OSSIP, puis LE GARÇON DE TRAKTIR

 

Khlestakof. — Eh bien ?

Ossip. — On monte le dîner.

Khlestakof (il bat des mains et saute sur sa chaise). — On le monte, on le monte, on le monte !

Le garçon (avec des assiettes et une nappe). — Le patron vous sert pour la dernière fois.

Khlestakof. — Le patron ! le patron ! Je me fiche pas mal de ton patron... Que m’apportes-tu ?

Le garçon. — De la soupe et du rôti.

Khlestakof. — Seulement ?

Le garçon. — Deux plats, oui.

Khlestakof. — Quel toupet !... je n’en veux pas, de ses deux plats... Dis-lui donc que c’est se payer la tête de... Mais c’est trop peu...

Le garçon. — Du tout... le patron trouve que c’est de trop.

Khlestakof. — Et pourquoi n’y a-t-il pas de sauce ?

Le garçon. — Il n’y en a pas.

Khlestakof. — Et pourquoi n’y en a-t-il pas ? J’ai vu moi-même en passant près de la cuisine, à l’instant... qu’il y en avait beaucoup... Et ce matin deux petits hommes mangeaient du saumon, en bas... et bien d’autres choses encore !

Le garçon. — Peut-être que oui, peut-être que non !

Khlestakof. — Comment non ?

Le garçon. — Parce que...

Khlestakof. — Le saumon, les poissons, les côtelettes ?...

Le garçon. — C’est pour des clients plus chics...

Khlestakof. — Imbécile !

Le garçon. — C’est comme ça.

Khlestakof. — Sale bête, va !... Pourquoi diable ne mangerais-je pas comme eux ?... Ce sont des voyageurs comme moi ?

Le garçon. — Pas comme vous du tout !

Khlestakof. — Et pourquoi ?

Le garçon. — Bien... ils sont comme les autres... ils payent !

Khlestakof. — Ce n’est pas à moi à discuter avec toi, imbécile ! (Il prend la soupe et la mange.) En voilà une soupe ! Mais c’est de l’eau... pas de goût et cela sent mauvais... Je n’en veux pas de cette soupe... monte-moi une autre...

Le garçon. — Comme vous voulez... Le patron a dit : « S’il n’en veut pas, tant pis ! »

Khlestakof (repoussant la main du garçon). — Allez, allez... laisse, triple idiot !... Tu crois avoir affaire à d’autres... cela ne prend guère avec moi... je te conseille de... (Il mange.) Dieu ! quelle soupe ! (Il vide son assiette.) Jamais personne au monde n’a mangé pareille soupe... Ce n’est pas du beurre, ce sont des plumes qui nagent dessus... (Il découpe le poulet.) Ohé, ohé ! en voilà un poulet. Donne-moi le rôti... Il est resté encore un peu de soupe, prends-la Ossip. (Il découpe le rôti.) En voilà une viande ! mais ce n’est pas du rôti, ça !

Le garçon. — Et qu’est-ce que c’est ?

Khlestakof. — Le diable le sait peut-être ? Du rôti ? jamais ! De la semelle de botte, oui ! (Il mange.) Canailles, bandits ! voilà comment ils vous nourrissent !... J’en ai les mâchoires éreintées dès la première bouchée. (Il nettoie ses dents avec ses doigts.) Misérables ! Dur comme l’écorce d’un arbre... impossible de le retirer... mes dents en seront toutes noires. (Il s’essuie la bouche avec une serviette.) Il n’y a plus rien ?

Le garçon. — Rien.

Khlestakof. — Lâches, canailles ! ni sauce, ni dessert ! Voleurs qui écorchez les voyageurs !

Le garçon (il dessert et emporte les plats avec Ossip).

SCÈNE VII

KHLESTAKOF, puis OSSIP

 

Khlestakof. — Comme si je n’avais rien avalé... l’appétit s’est exaspéré... Si j’avais au moins de quoi envoyer chercher un bon petit pain...

Ossip (il rentre). — Le préfet de la ville est en bas. Il semble se renseigner à votre sujet.

Khlestakof (épouvanté). — Eh ! sale affaire... Cet animal de patron a eu déjà le temps de se plaindre !... Diable ! si réellement j’étais arrêté !... D’ailleurs... si le motif n’est pas déshonorant, je... non, non, jamais ! Là-bas, dans la ville, il y avait des officiers, de la foule et j’ai fait de l’œil à la fille d’un marchand... Non, non, je n’en veux pas, de la prison... Et comment ose-t-il, ce chien ?... Moi qui ne suis ni marchand, ni artisan... (Il se redresse et se donnant du courage.) Attends un peu... je lui jetterai au nez : « Quelle audace ! Comment osez-vous ? »

(On entend remuer le bouton de la porte. Khlestakof pâlit, son attitude exprime la crainte.)

SCÈNE VIII

KHLESTAKOF, LE PRÉFET DE LA VILLE et DOBTCHINESKI. Le préfet et Dobtchineski entrent. Le préfet s’arrête ; Khlestakof et lui se regardent un instant, effrayés tous les deux.

 

Le préfet (se remettant de son émotion, dans la position du garde à vous). — J’ai l’honneur de vous présenter mes respects.

Khlestakof (saluant). — Mes respects.

Le préfet. — Excusez-moi.

Khlestakof. — Je vous en prie...

Le préfet. — Mon devoir, comme préfet de cette ville, est de m’intéresser au sort des voyageurs et de veiller à ce que nul ennui d’aucun ordre...

Khlestakof (il bégaye un peu au début, mais sa voix se fait de plus en plus ferme et haute). — Que faire ?... Je ne suis pas coupable... Je vous assure que je payerai... j’attends de l’argent de chez moi. (Bobtchineski passe sa tête derrière la porte.) C’est la faute du patron. La viande qu’il me sert est abominable... c’est de la semelle de botte... la soupe... c’est à ne pas savoir ce qu’il fourre dedans ; j’ai dû la jeter par la fenêtre... le thé a un goût étrange, le poisson pue... et je meurs littéralement de faim... Pourquoi devrais-je donc ?... Jamais, vous entendez !...

Le préfet (timidement). — Excusez... je vous jure que je n’y suis pour rien... Nous avons au marché de la viande excellente... les marchands de Cholmogor l’apportent, de braves gens, de conduite honnête... Je ne sais vraiment pas où le patron de ce traktir peut l’acheter... Si vous ne vous plaisez pas ici... permettez-moi de vous proposer un autre logement...

Khlestakof. — Je refuse... Je sais ce que signifie un autre logement... la prison, n’est-ce pas ? Mais de quel droit ? Comment osez-vous... Savez-vous que... je suis fonctionnaire à Petrograd !... (Fièrement.) Je... moi...

Le préfet (à part). — Seigneur, aie pitié... Quelle colère !... Il sait tout... ces maudits marchands lui ont raconté...

Khlestakof (hardiment). — Viendriez-vous avec tout un régiment que je ne vous suivrais pas !... Je me plaindrais au ministre ! (Il frappe la table avec son poing.) Vous n’êtes rien ici, rien !

Le préfet (tremblant de la tête aux pieds). — Je vous en supplie... ne me perdez pas... J’ai une femme, de petits enfants... ne faites pas le malheur d’un homme !

Khlestakof. — Je refuse, vous entendez... Il ne manquerait plus que ça !... C’est parce que vous avez une femme et des enfants que je dois aller en prison... Vous êtes fou ! (Bobtchineski passe de nouveau sa tête derrière la porte, puis se cache, épouvanté.) Je répète que je ne vous suivrai pas...

Le préfet (tremblant de tout son corps). — Je n’ai manqué que d’expérience, je vous jure... d’expérience... Et c’est aussi l’insuffisance des moyens... Soyez juge... Le trésor ne nous donne même pas assez pour le thé et le sucre... Quant aux pots-de-vin... évidemment, il y en eut, mais... si peu... peut-être de quoi mieux manger et acheter deux costumes... On vous a certainement parlé de la veuve du sous-officier, cette marchande... on a raconté que j’avais donné ordre de la fouetter ! C’est une calomnie, je vous jure, une calomnie !... Mes misérables ennemis ont tout inventé... ils sont capables d’attenter à ma vie...

Khlestakof. — Que voulez-vous que cela me fasse ?... Je me fiche d’eux... (Brusquement pensif.) La femme du sous-officier... c’est une autre affaire... Quant à me fouetter, moi, cela jamais !... Osez donc !... Vous verrez... Je payerai... je payerai... mais je n’ai pas un kopeck pour le moment... C’est pour cela que je reste ici...

Le préfet (à part). — Oh ! le rusé animal !... il s’y connaît... On ne sait par quel bout le prendre... Nous allons essayer cependant... advienne que pourra ! (À haute voix.) Si vous avez réellement besoin d’argent ou... d’autre chose... je me mets à votre disposition... immédiatement. Mon devoir est de venir en aide aux voyageurs.

Khlestakof. — Prêtez-moi de l’argent, je vous en prie... Je commence par payer le patron de ce traktir... Deux cents roubles me suffisent, même moins...

Le préfet (lui remet des billets de banque). — Voici deux cents roubles... ne vous donnez pas la peine de compter.

Khlestakof (prenant les billets). — Je vous remercie infiniment. Dès que je serai chez moi, je vous les renverrai... Ce qui m’arrive là est tout à fait accidentel... Je vois que vous êtes un homme de cœur... Cela change tout.

Le préfet (à part). — Dieu soit loué, il a pris l’argent ! Les choses iront pour le mieux, maintenant... C’est égal, je lui ai donné quatre cents roubles et non deux !...

Khlestakof. — Eh ! Ossip ! (Ossip entre.) Appelle le garçon du traktir. (S’adressant au préfet et à Dobtchineski.) Mais pourquoi restez-vous debout ? Prenez donc la peine de vous asseoir. (À Dobtchineski.) Je vous en prie...

Le préfet. — Cela n’a pas d’importance, nous pouvons rester debout...

Khlestakof. — Mais non, je vous en prie, faites-moi le plaisir... J’apprécie maintenant votre simplicité, votre cordialité... tout à l’heure, je pensais, je l’avoue, que vous veniez me... (À Dobtchineski.) Asseyez-vous !

(Le préfet et Dobtchineski prennent place. Bobtchineski passe sa tête derrière la porte et écoute.)

Le préfet (à part). — Allons, du courage... Il veut garder l’incognito... Très bien... nous saurons lui en conter aussi des sornettes... C’est entendu, nous ignorons qui il est...(À haute voix.) Nous passions ici pour affaire de service, Piotr Ivanovitch Dobtchineski, propriétaire foncier d’ici, et moi... et nous voulions savoir comme le traktirchtchik traitait ses clients, les voyageurs... Ne croyez pas que je sois un préfet comme un autre, qui ne s’occupe de rien... Je ne suis pas seulement un fonctionnaire, je suis un chrétien pratiquant la charité... et je veux que tout mortel ici soit bien accueilli... Le hasard m’a procuré le plaisir de faire votre connaissance...

Khlestakof. — Je suis très heureux moi-même... Sans votre aide, j’aurais dû rester ici Dieu sait combien de temps... je ne savais comment payer...

Le préfet (à part). — Oui, mon cher, nous avons compris. (À haute voix.) Me permettrai-je de vous demander où vous allez ?

Khlestakof. — Dans ma propriété... du gouvernement de Saratof.

Le préfet (à part, avec ironie). — Le gouvernement de Saratof ! Et il ne rougira pas ! Décidément, il faut jouer de la ruse avec lui. (À haute voix.) Un beau voyage !... Seulement... prenez garde aux routes... on peut manquer de chevaux et... il y a bien des distractions... car, enfin, c’est pour votre plaisir que vous voyagez !

Khlestakof. — Non, pas du tout. Mon père m’appelle... Le vieux est furieux parce que je ne fiche rien à Petrograd... Il croit qu’il suffit de se montrer pour avoir la croix de Vladimir... J’aurais bien voulu l’y voir, lui !...

Le préfet (à part). — Cristi ! il sait s’y prendre... Voilà son père, maintenant !... (À haute voix.) Vous êtes parti pour longtemps ?

Khlestakof. — J’ignore. Mon père est bête, entêté, vieux et stupide comme une bûche... Je ne me gênerai pas pour lui dire : Tout ce que vous voulez... mais je ne puis me passer de Petrograd ! Pourquoi diable gâcherais-je ma vie à vivre avec des moujiks ? Nous avons d’autres besoins aujourd’hui... Mon âme a des aspirations...

Le préfet (à part). — Admirablement combiné !... Et il ment, il ment !... sans se contredire un instant... Un homme si petit, si insignifiant en apparence, que j’écraserais presque sans le toucher, il me semble... Attends un peu... je t’obligerai bien à révéler. (À haute voix.) Vous l’avez dit très justement... Rien à faire dans un petit trou... Tenez, ici, je ne ferme pas l’œil, toute la nuit je me demande comment mieux servir ma patrie, comment me dépenser davantage... et quant à être récompensé, je n’ose trop y compter... (Il examine la chambre.) Cette pièce me paraît un peu humide.

Khlestakof. — Abominable ! Et des puces comme je n’en vis nulle part ! Elles mordent comme des chiens...

Le préfet. — Vraiment non !... un homme comme vous... souffrir !... à cause de ?... Cela ne doit pas être... à cause de misérables petites puces qui n’auraient jamais dû voir le jour !... Et il fait bien sombre ici !...

Khlestakof. — C’est la nuit. Le patron me refuse des bougies... Je voudrais lire... ou la fantaisie me prend d’écrire... l’inspiration, comprenez-vous... impossible... il fait noir, il fait noir...

Le préfet. — Oserai-je... vous demander ?... Mais non... je suis trop indigne...

Khlestakof. — Quoi donc ?

Le préfet. — Oh ! non... non... je suis indigne, indigne...

Khlestakof. — Mais de quoi s’agit-il ?

Le préfet. — Oserai-je ?... Nous aurions chez nous une très belle chambre pour vous... Elle est claire, calme... Mais, je le sens... ce serait un trop grand honneur... Ne prenez pas en mal... je vous jure que... je vous invite avec toute la simplicité de mon âme...

Khlestakof. — Mais permettez... avec plaisir, au contraire... Il me sera plus agréable d’être dans un appartement privé que dans ce cabaret !

Le préfet. — Comme je serai heureux ! Et ma femme... elle se réjouira !... C’est inné en moi... dès ma plus tendre enfance, l’hospitalité a été de rigueur, surtout si l’hôte est un homme de haute culture... Ne croyez pas que je vous flatte... je n’ai pas ce défaut... C’est mon âme qui...

Khlestakof. — Je vous suis profondément reconnaissant. Moi aussi... j’ai horreur des hypocrites... Votre franchise, votre cordialité me touchent... et j’avoue ne rien exiger de plus à mon égard que respect et dévouement, dévouement et respect.

SCÈNE IX

Les mêmes et LE GARÇON DU TRAKTIR. OSSIP accompagne celui-ci. Bobtchineski passe sa tête derrière la porte.

 

Le garçon. — Vous m’avez demandé.

Khlestakof. — Donne-moi la note.

Le garçon. — Je vous en ai déjà remis une...

Khlestakof. — Tu crois donc que je me souviens de tes comptes imbéciles !... Parle... Combien te dois-je ?

Le garçon. — Vous avez dîné le premier jour... le second, vous n’avez pris que du saumon... puis... vous avez tout pris à crédit...

Khlestakof. — Idiot ! Je ne te demande pas les détails, mais le total.

Le préfet. — Mais ne vous en inquiétez pas... je vous en prie ! Il attendra... (Au garçon.) Hors d’ici ! On t’enverra ce qui est dû.

Khlestakof. — Au fait, c’est vrai...

(Il remet l’argent dans sa poche. Le garçon sort. Bobtchineski passe sa tête derrière la porte.)

SCÈNE X

LE PRÉFET, KHLESTAKOF, DOBTCHINESKI

 

Le préfet. — Désireriez-vous visiter certains établissements de notre ville... œuvres de bienfaisance ou autres ?

Khlestakof. — Et que peut-on y voir ?

Le préfet. — Vous étudierez la marche de nos affaires... vous verrez l’ordre qui règne...

Khlestakof. — Avec grand plaisir, je suis prêt...

(Bobtchineski passe sa tête derrière la porte.)

Le préfet. — Si tel est votre désir, nous nous rendrons ensuite à l’école... Vous pourrez vous rendre compte de la façon dont on enseigne les sciences...

Khlestakof. — Mais tout à votre disposition...

Le préfet. — Nous visiterons ensuite les prisons... vous verrez comment on traite les prisonniers...

Khlestakof. — Les prisons ?... Inutile... Je préfère voir vos œuvres de bienfaisance.

Le préfet. — Comme il vous plaira... Désirez-vous prendre une voiture ?... Voulez-vous monter avec moi dans la mienne ?

Khlestakof. — J’irai volontiers avec vous.

Le préfet (à Bobtchineski). — Piotr Ivanovitch, il n’y a plus de place pour vous...

Dobtchineski. — Cela ne fait rien... je m’arrangerai...

Le préfet (bas, à Dobtchineski). — Écoutez-moi... Courez vite, à toutes jambes et portez deux lettres... l’une à Zemlianika, aux œuvres de bienfaisance, l’autre à ma femme... (À Khlestakof.) Oserai-je vous demander la permission d’écrire en votre présence un petit mot à ma femme. Elle fera le nécessaire pour recevoir dignement son hôte.

Khlestakof. — Ne vous donnez pas cette peine... D’ailleurs, voici l’encre... quant au papier, je... voulez-vous écrire derrière cette note ?

Le préfet. — Non, voici... (Il écrit tout en se parlant à lui-même.) On verra bien si ça ne roule pas après un bon petit déjeuner et une excellente bouteille !... Nous avons un de ces madères... il ne paye pas de mine, mais il assommerait un éléphant ! Seulement... il faut à tout prix que je sache qui il est... et si je dois le craindre.

(Il remet les lettres à Dobtchineski qui se dirige vers la porte. Mais celle-ci cède à ce moment et Bobtchineski, qui écoutait derrière, tombe avec elle sur la scène. Tous poussent des exclamations. Bobtchineski se relève.)

Khlestakof. — Vous ne vous êtes pas fait mal ?

Bobtchineski. — Ce n’est rien, ce n’est rien... le malheur ne sera pas grand... une petite bosse au-dessus du nez... Je vais passer chez Christian Ivanovitch... il me collera du taffetas d’Angleterre et... ni vu ni connu...

Le préfet (à Khlestakof après avoir fait un geste de reproche à Bobtchineski). — C’est insignifiant... Vous me permettez... partons... Je dirai à votre domestique de porter la valise. (À Ossip.) Mon ami, porte tout chez moi, chez le préfet... tout le monde t’indiquera... Je vous en prie. (Il laisse passer Khlestakof et le suit. Puis il se retourne et dit sévèrement à Bobtchineski), Vous n’avez pas honte... n’avoir pas pu trouver un autre endroit pour tomber ! et s’étaler de cette façon-là !

(Il sort. Bobtchineski le suit.)

 

RIDEAU

 

ACTE III

La chambre du premier acte.

SCÈNE I

ANNA ANDREEVNA, MARIA ANTONOVNA, elles sont à la fenêtre dans la même position qu’à la fin du premier acte.

 

Anna Andreevna. — Voilà une heure que nous attendons ici et tu n’as pas encore fini avec tes minauderies stupides... encore si tu étais prête, mais non... Quelle lambine ! Je ne devrais jamais t’écouter... Quel malheur ! Comme un fait exprès, personne, pas une âme...

Maria Antonovna. — Je t’assure, petite maman, que nous serons au courant de tout dans deux minutes. Avdotia va revenir dans un instant. (Elle regarde dans la rue et s’écrie.) Ah ! maman, petite maman, quelqu’un vient... là-bas... au bout de la rue.

Anna Andreevna. — Où donc ? Tu rêves toujours, pauvre petite... Tiens, en effet... Qui est-ce ?... petit... en frac... Qui peut-il être ?... Impossible de savoir... c’est irritant...

Maria Antonovna. — C’est Dobtchineski, maman.

Anna Andreevna. — Quel Dobtchineski ?... Encore tes folles idées !... Pas de Dobtchineski du tout. (Elle agite son mouchoir.) Eh vous !... par ici, vite !

Maria Antonovna. — Je te jure, maman, que c’est Dobtchineski.

Anna Andreevna. — Toujours ta rage de discuter... On te dit que ce n’est pas Dobtchineski...

Maria Antonovna. — Eh bien, qu’est-ce que je disais ! Vous voyez bien que c’est Dobtchineski...

Anna Andreevna. — Dobtchineski, oui... je le vois... mais à quoi sert de discuter ? (Elle crie par la fenêtre.) Plus vite, allons ! Dieu, que vous êtes lent ! Eh bien ! où sont-ils ? Hein ? Mais dites-nous donc d’où il vient. Quoi ? Très sévère ? Hein ? Et mon mari, mon mari ? (Elle quitte la fenêtre et dit avec colère :) Est-il bête ! Jamais il ne parlera tant qu’il ne sera ici, dans cette chambre.

SCÈNE II

Les mêmes et DOBTCHINESKI

 

Anna Andreevna. — Voulez-vous me dire ?... N’avez-vous pas honte ?... Seul parmi tous je vous considérais comme un honnête homme... Ils ont tous pris la fuite et vous... vous les avez suivis... et impossible de rien apprendre de personne... Vous n’êtes pas honteux ?... Moi qui ai baptisé votre Vanitchka et votre Lisaneka... et voilà comment vous me le rendez !

Dobtchineski. — Je vous jure que j’ai tellement couru pour venir vous présenter mes hommages... j’en suis tout essoufflé... Mes respects, Maria Antonovna.

Maria Antonovna. — Je vous salue, Piotr Ivanovitch.

Anna Andreevna. — Eh bien, quoi ? Racontez... Qui ? Quoi ? Où ?

Dobtchineski. — Antone Antonovitch vous envoie une lettre.

Anna Andreevna. — Oui, mais qui est-il ? Un général ?

Dobtchineski. — Ce n’est pas un général... Mais il ne le cède en rien... quelle instruction et quelles manières !

Anna Andreevna. — Alors c’est celui dont on écrivait à mon mari.

Dobtchineski. — Le même. Je l’ai découvert le premier avec Piotr Ivanovitch.

Anna Andreevna. — Mais racontez donc comment cela s’est passé !

Dobtchineski. — À merveille, Dieu soit loué. Il a tout d’abord malmené légèrement Antone Antonovitch... Oui... il se plaignait de l’hôtel... disait qu’il n’irait pas chez lui et ne se ferait pas mettre en prison à sa place... Mais dès qu’Antone Antonovitch eut établi son innocence et qu’une conversation plus amicale fut possible, tout changea et marcha à souhait... Ils sont allés visiter les œuvres de bienfaisance... Je vous avoue qu’Antone Antonovitch avait déjà pensé à quelque dénonciation secrète... moi-même, j’eus la frousse...

Anna Andreevna. — Vous ? En quel honneur ? Vous n’êtes pas fonctionnaire !

Dobtchineski. — Vous savez... quand un grand seigneur vous parle... on a peur...

Anna Andreevna. — Tout cela... ce sont des bêtises... Comment est-il ? Jeune ou vieux ?

Dobtchineski. — Jeune... un tout jeune homme... vingt-trois ans environ, mais il parle comme un vieillard. « Certainement, dit-il, j’irai ici, là-bas... » (Il agite son bras.) Il s’exprime bien. « J’aime lire, écrire... mais il fait bien sombre dans ma chambre et cela m’empêche... »

Anna Andreevna. — Et... est-il brun, blond ?

Dobtchineski. — Plutôt châtain et des yeux vifs comme des petits animaux... ils vous troublent.

Anna Andreevna. — Et que m’écrit-il ? (Elle lit.) « J’ai hâte de t’apprendre que ma situation fut un moment critique... Mais grâce à Dieu... pour deux concombres salés et une demi-portion de caviar, un rouble vingt-cinq kopecks... » (Elle s’arrête.) Je ne comprends rien... Que viennent faire les concombres et la caviar ?

Dobtchineski. — Antone Antonovitch, dans sa hâte, a écrit sur un papier... il y avait une certaine note...

Anna Andreevna. — Oui, en effet. (Elle continue de lire.) Mais, grâce à la miséricorde divine, tout finira bien... Prépare vite une chambre pour ce haut fonctionnaire... celle où il y a du papier jaune sur les murs... N’ajoute rien au dîner, car nous goûterons aux œuvres de bienfaisance, chez Artemi Philippovitch... mais tu serviras beaucoup de vins... dis au marchand Abdouline qu’il nous apporte ce qu’il a de meilleur... sinon j’irai fouiller dans ses caves. Je t’embrasse, ma petite âme, ton Antone Skvoznik-Dmukanovski... » Ah ! Seigneur Dieu ! Mais il faut faire vite... Eh ! quelqu’un !... Michka...

Dobtchineski (il court et crie). — Michka ! Michka ! Michka !

(Michka entre.)

Anna Andreevna. — Écoute : tu vas voler chez le marchand Abdouline... non, attends, je vais écrire un mot... (Elle s’assied à son bureau, écrit et parle en même temps.) Tu vas remettre cette lettre au cocher Sidor... il courra chez Abdouline et rapportera le vin... Toi, monte et arrange bien la chambre... le lit, la toilette, le reste...

Dobtchineski. — Quant à moi, Anna Andreevna, je cours voir ce qu’ils font là-bas...

Anna Andreevna. — Allez... allez... je ne vous retiens pas.

SCÈNE III

ANNA ANDREEVNA et MARIA ANTONOVNA

 

Anna Andreevna. — Maintenant, Machenka, il s’agit de s’occuper de notre toilette... C’est un monsieur qui nous arrive de la capitale... Dieu veuille qu’il n’ait pas à se moquer de nous !... Tu seras mieux avec ta robe bleue aux fines dentelles...

Maria Antonovna. — Horreur, mamenka, la bleue ! Cette robe ne me plaît pas... La Liapkina-Tiapkina s’habille toujours en bleu, la fille de Zemlianika aussi... Je vais en mettre une plus claire...

Anna Andreevna. — Plus claire ! Toujours le besoin de contredire... Le bleu t’ira beaucoup mieux parce que je veux mettre ma robe jaune pâle... J’adore le jaune...

Maria Antonovna. — Le jaune ne vous va pas, mamenka.

Anna Andreevna. — Le jaune ne me va pas ?

Maria Antonovna. — Non. Il faut des yeux tout à fait sombres pour le jaune.

Anna Andreevna. — En voilà une histoire ! N’aurais-je pas les yeux sombres... très sombres ? Tu radotes, ma chère... Comment ne seraient-ils pas sombres, puisque je tire toujours les cartes avec la dame de trèfle ?

Maria Antonovna. — Ah ! petite maman ! Vous êtes plutôt une dame de cœur.

Anna Andreevna. — Idiot, complètement idiot. Jamais je n’ai été une dame de cœur. (Elle sort précipitamment avec sa fille. On l’entend derrière la scène.) En voilà une imagination ! Dame de cœur ! Incroyable !

(Au moment même où elles viennent de sortir, une porte s’ouvre et Michka entre balayant des ordures. Par une autre porte, Ossip vient avec une valise sur l’épaule.)

SCÈNE IV

MICHKA et OSSIP

 

Ossip. — Où dois-je mettre ça ?

Michka. — Par ici, mon ami, par ici.

Ossip. — Attends... laisse-moi respirer... Misère de vie ! C’est que ça paraît lourd quand on a le ventre vide.

Michka. — Eh bien ! petit oncle, il sera bientôt là, le général.

Ossip. — Quel général ?

Michka. — Mais votre maître !

Ossip. — Mon maître ? Il n’est pas général !

Michka. — Pas général ?

Ossip. — Général, oui, mais à rebours...

Michka. — Ah ! Et... est-ce plus ou moins qu’un général ?

Ossip. — C’est plus.

Michka. — Oh ! eh !... Je comprends alors tout ce branle-bas dans la maison...

Ossip. — Écoute, mon petit... tu es né malin, je vois... tu vas immédiatement me donner à manger...

Michka. — Mais, mon petit oncle, rien n’est encore prêt pour vous... La nourriture ordinaire ne vous convient pas... Quand votre barine sera servi, vous vous mettrez à table avec lui.

Ossip. — Et qu’avez-vous comme nourriture ordinaire ?

Michka. — De la soupe aux choux, de la kacha et des gâteaux.

Ossip. — Parfait. Sers-moi donc cette soupe, cette bouillie et ces gâteaux... ça ne fait rien... je mangerai bien tout... Allons, portons cette valise... Est-ce qu’il y a une autre porte par là ?

Michka. — Oui.

(Tous deux portent la valise dans une pièce voisine.)

SCÈNE V

Des agents de police ouvrent les deux battants de la porte. KHLESTAKOF entre, puis LE PRÉFET, ensuite LE SURVEILLANT DES ŒUVRES DE BIENFAISANCE, L’INSPECTEUR SCOLAIRE, DOBTCHINESKI et BOBTCHINESKI, celui-ci avec un emplâtre sur le nez. Le préfet montre aux agents un morceau de papier sur le parquet ; tous deux se précipitent et se bousculent en le ramassant.

 

Khlestakof. — Très bien, ces établissements... J’aime votre habitude de faire visiter ainsi la ville aux étrangers. On ne m’a jamais rien montré ailleurs.

Le préfet. — Je me permettrai de vous faire remarquer que les préfets et les fonctionnaires des autres villes pensent uniquement à leur intérêt particulier... Ici nous n’avons pour tout souci que celui de mériter, par notre zèle et notre travail, les éloges des autorités.

Khlestakof. — Votre déjeuner était excellent... Je me suis vraiment régalé... Vous en avez toujours de pareils ?

Le préfet. — Nous l’avons préparé à dessein pour l’hôte que vous êtes.

Khlestakof. — Je vous préviens que j’aime bien manger... Nous sommes venus sur la terre pour cueillir les fleurs de la joie... Comment s’appelait ce poisson ?

Artemi Philippovitch (accourant). — De la morue salée.

Khlestakof. — Admirable !... Mais... où avons-nous déjeuné ?... À l’hôpital ?

Artemi Philippovitch. — Parfaitement... à l’établissement des œuvres de bienfaisance.

Khlestakof. — Je me rappelle, en effet... oui... il y avait des lits... Les malades sont guéris, n’est-ce pas ?... Il y en a très peu, je crois...

Artemi Philippovitch. — Il en reste dix, pas plus... Les autres sont guéris... Et nous y tenons... tels sont nos règlements... ! Depuis que je suis devenu le chef, cela vous paraîtra sans doute incroyable, tous les malades guérissent comme des mouches ! À peine sont-ils à l’hôpital qu’ils se sentent mieux... et ce ne sont pas les médicaments qui agissent, mais l’ordre et l’honnêteté...

Le préfet. — Je me permettrai de vous dire que ma responsabilité est terrible... Que de choses il faut que je surveille !... C’est la propreté... et ce sont les réparations... l’homme le plus intelligent y perdrait la tête, mais, grâce à Dieu, tout marche à souhait... Un autre préfet ne penserait qu’à ses petits bénéfices, mais croyez-moi... même lorsque je me couche, je me dis : Seigneur, que puis-je donc faire pour que les autorités remarquent mon zèle et soient contentes ? Qu’elles me récompensent ou non, cela dépend de leur volonté, évidemment... mais au moins ai-je ma conscience tranquille !... Quand l’ordre règne dans la ville, que les rues sont balayées, que les prisonniers sont bien nourris et qu’il y a moins d’ivrognes... je suis heureux. Eh ! eh ! Je ne brigue pas les honneurs... certes, ils sont séduisants... mais ils ne paraissent que fantômes devant la charité...

Artemi Philippovitch (à part). — Hein ! a-t-il la langue bien pendue, le désœuvré !... Enfin, cela vient de Dieu !...

Khlestakof. — C’est vrai... Moi aussi, j’aime parfois m’élever... J’écris de la prose... parfois même je m’amuse à faire des vers.

Bobtchineski (à Dobtchineski). — Juste, tout à fait juste, Piotr Ivanovitch !... Il a de ces observations... on voit qu’il s’est occupé de sciences.

Khlestakof. — Dites-moi... n’avez-vous aucun cercle de jeux, aucune société... où on pourrait jouer aux cartes ?

Le préfet (à part). — Ohé, le malin ! il croit que je ne sens pas qu’il jette des pierres dans mon jardin. (À haute voix.) Dieu nous en préserve ! On n’a jamais entendu parler ici de pareilles sociétés... Jamais je n’ai tenu de cartes, je ne sais même pas comment on y joue... Je n’ai jamais pu les voir sans dégoût et s’il m’est arrivé de toucher à un roi de carreau ou à telle autre carte, j’en ai eu un véritable haut-le-cœur... à vomir ! Il m’est arrivé un jour, pour amuser les enfants, de construire une maison avec des cartes... je n’ai pu dormir de la nuit à cause d’un terrible cauchemar ! Qu’elles soient maudites ! Comment peut-on perdre un temps aussi précieux !

Louka Loukitch (à part). — Le misérable, hier, m’a vidé de cent roubles.

Le préfet. — Je préfère employer ce temps pour le bien de l’État.

Khlestakof. — Vraiment... vous avez tort... Tout dépend à quel point de vue on se place... Certes si on abandonne un travail sous le poids duquel on succombe... alors, naturellement... Mais il est agréable de jouer de temps à autre... ne dites pas non.

SCÈNE VI

Les mêmes, ANNA ANDREEVNA et MARIA ANTONOVNA

 

Le préfet. — Permettez-moi de vous présenter ma famille : ma femme, ma fille.

Khlestakof (saluant). — Je suis heureux, madame, d’avoir pour ainsi dire le plaisir de vous voir.

Anna Andreevna. — Il nous est encore plus agréable de voir un être tel que vous...

Khlestakof (avec affectation). — Certes non, madame... je suis certainement plus heureux...

Anna Andreevna. — Voyons, monsieur... vous dites cela en guise de compliment... mais, je vous en prie, asseyez-vous.

Khlestakof. — Nullement... c’est un vrai bonheur que d’être debout près de vous... d’ailleurs, si vous y tenez, je prendrai ce siège... Comme je suis heureux d’être enfin près de vous.

Anna Andreevna. — Je vous en prie... je n’ose penser que vos paroles s’adressent à moi... Le voyage a dû vous paraître bien horrible après la capitale ?

Khlestakof. — Horriblement désagréable. Habitué au grand monde... comprenez-vous[2], et brusquement me trouver ainsi sur les routes... de sales cabarets, les ténèbres de l’ignorance... et sans cet heureux hasard (il fixe Anna Andreevna et esquisse un geste de reconnaissance affectée) qui me fait tout oublier...

Anna Andreevna. — C’était donc si terrible !

Khlestakof. — Je suis très heureux maintenant, madame...

Anna Andreevna. — Vraiment !... Vous me faites trop d’honneur ; je ne le mérite pas...

Khlestakof. — Pourquoi ne le méritez-vous pas ?... Tout le contraire, madame...

Anna Andreevna. — J’habite la province... un village...

Khlestakof. — Mais, madame... les villages ont leurs collines, leurs rivières... Naturellement, ils ne sont pas à comparer avec Petrograd ! Ah ! Petrograd... Quelle vie !... Ne croyez pas que je sois un simple scribe. Le chef du département est mon intime... Il me tape sur l’épaule : « Viens donc, mon ami, dîne avec moi », me dit-il... Je ne vais à mon bureau que pour deux minutes, juste pour donner un ordre... faire ceci, cela... Un fonctionnaire se charge du reste... un fameux débrouillard qui... trrrr... écrit toutes mes lettres... On a voulu faire de moi un assesseur, mais je me suis dit que c’était vraiment inutile... Il y a toujours un employé qui, une brosse à la main, court derrière moi lorsque je m’en vais et qui me crie : « Permettez, Ivan Alexandrovitch, je vais vous cirer vos bottes... » (Au préfet.) Pourquoi restez-vous debout, messieurs ? Donnez-vous la peine de vous asseoir.

Ensemble :

Le préfet. — Mon devoir est de rester debout devant vous.

Artemi Philippovitch. — Nous resterons debout.

Louka Loukitch. — Ne vous inquiétez pas.

Khlestakof. — Veuillez vous asseoir, je vous en prie... pas d’étiquette ici... (Le préfet et les autres prennent place.) Je n’aime pas les cérémonies... Je fais toujours mon possible, au contraire, pour passer inaperçu. Mais cela ne me réussit jamais, jamais. Dès que j’arrive quelque part, on s’écrie de suite : « Voilà Ivan Alexandrovitch qui vient... » On m’a même pris une fois pour un général : les soldats ont quitté leur poste et m’ont présenté l’arme. Leur officier qui me connaît m’a dit ensuite : « Eh ! mon cher, mais nous t’avons réellement pris pour le général. »

Anna Andreevna. — Vraiment !

Khlestakof. — Je connais de jolies petites actrices. Quelques aventures même... Je fréquente des littérateurs... suis au mieux avec Pouchkine. Il m’arrive de lui dire : « Eh bien, frère Pouchkine. » Et lui de me répondre : « Mais oui, frère, ainsi va le monde... » C’est un grand original.

Anna Andreevna. — Alors, vous écrivez aussi... Comme ce doit être agréable de créer... vous paraissez sans doute dans les revues !...

Khlestakof. — Certainement... J’ai beaucoup écrit... Le Mariage de Figaro, Robert le Diable, Norma... J’oublie les titres... Le hasard me fut propice... je ne voulais pas écrire... mais le directeur d’un théâtre me déclara un jour : « Mon cher, tu vas nous donner quelque chose.. » Soit ! lui dis-je. Et, en une seule soirée, je crois, j’ai tout écrit ; ce fut une stupéfaction générale... j’ai une extraordinaire netteté d’esprit. Tout ce qui a été signé baron Brambéousse, Frégate Nadejda et le Télégraphe de Moscou, tout est de moi.

Anna Andreevna. — Alors, c’était vous Brambéousse ?

Khlestakof. — Naturellement... Je leur corrige à tous leurs articles... Smirdine me donne pour cela quarante mille...

Anna Andreevna. — Mais alors... Iouri Miloslavski est aussi votre œuvre ?

Khlestakof. — Parfaitement.

Anna Andreevna. — Je l’avais bien deviné...

Maria Antonovna. — Voyons, petite maman, c’est signé Zagoskine.

Anna Andreevna. — Ça n’a pas manqué... j’étais sûre que tu discuterais encore...

Khlestakof. — C’est la vérité... l’œuvre est de Zagoskine. Mais l’autre Iouri Miloslavski... car il y en a deux... est de moi.

Anna Andreevna. — Alors, c’est le vôtre que j’ai lu... Il est très bien écrit.

Khlestakof. — Je vous avouerai que je vis surtout grâce à mes livres... J’ai la plus belle maison de Petrograd. C’est connu : la maison d’Ivan Alexandrovitch. (S’adressant à tous.) Je vous invite, messieurs, si jamais vous venez à Petrograd... vous descendrez chez moi... Je donne aussi des bals.

Anna Andreevna. — Je me figure le goût, l’éclat de ces bals.

Khlestakof. — N’en parlez pas. Ainsi... sur la table, je mets toujours un arbouse, un arbouse de sept cents roubles. La soupe arrive dans sa casserole par bateau directement de Paris... Et quand on ouvre le couvercle, une vapeur en jaillit comme on n’en voit jamais sur terre... Tous les jours, des bals... on joue au whist... le ministre des Affaires étrangères... les ambassadeurs de France, d’Angleterre, d’Allemagne et moi... On finit par ne plus en pouvoir de fatigue... Je cours vite à mon quatrième étage et ai juste le temps de crier à ma cuisinière : « Eh ! Mavrouchka, mon pardessus... » Mais qu’est-ce que je raconte ? j’habite le premier... un admirable escalier... Il est curieux de voir mon antichambre lorsque je ne suis pas encore réveillé : des comtes et des ducs se bousculent, chuchotent et bourdonnent... on n’entend que des j... j... j... Souvent aussi quelque ministre... (Le préfet et les autres, confus, se lèvent de leurs chaises.) On m’écrit : « Votre Excellence... » J’ai dirigé tout un département dans un ministère... Et chose curieuse... le directeur partit un jour... personne ne put dire où... Naturellement, des bruits coururent... Qui prendrait la succession ?... De nombreux généraux se présentaient... mais ils n’étaient pas de taille... pas si facile que cela paraissait... Rien à faire... il fallut s’adresser à moi... Et ce furent des exprès, des exprès, des exprès envoyés chez moi... Figurez-vous ma situation : « Ivan Alexandrovitch, devenez directeur », me suppliaient-ils... Comprenez-vous, jusqu’à trente-cinq mille exprès... J’avoue que je me sentis confus ; je sortis en robe de chambre, voulus refuser, mais j’ai pensé que l’Empereur le saurait et que l’état de mes services... enfin, j’acceptai... « Messieurs, je veux bien, j’accepte la fonction, leur dis-je, je me soumets... mais prenez garde, il faudra que ça marche avec moi !... » Et, en effet... dès mon arrivée au bureau, c’est un véritable tremblement de terre, tous ont peur et frémissent comme des feuilles... (Le préfet et les autres tremblent, épouvantés. Khlestakof s’anime de plus en plus.) Ah ! mais c’est que j’ai horreur des plaisanteries... je leur en ai fait voir... Le Conseil d’État lui-même me craint... Dame ! Je suis moi... je me fiche de tous et je crie : « C’est à moi à savoir qui je suis, à moi seul ! » J’ai mes entrées partout, je pénètre partout... tous les jours au Palais du Tsar... Demain, je serai nommé maréch...

(Il glisse et tombe, mais les fonctionnaires le retiennent avec respect.)

Le préfet (s’approche et, tremblant de tous ses membres, balbutie.) — A... vo, vo, vo... vo...

Khlestakof (d’une voix rapide, cassante). — Que voulez-vous ?

Le préfet. — A... vo, vo, vo... vo...

Khlestakof (sur le même ton). — Je ne comprends rien... Qu’est-ce que vous me racontez là ?

Le préfet. — Vo-vo-vo... lence... Votre Excellence... désire peut-être se reposer ?... la chambre est là... tout est prêt.

Khlestakof. — C’est idiot !... se reposer ?... Je veux bien, d’ailleurs... Votre déjeuner, messieurs, fut excellent. (Il déclame.) Morue salée ! morue salée !

(Il entre dans une chambre contiguë, le préfet le suit.)

SCÈNE VII

Les mêmes, sauf KHLESTAKOF et LE PRÉFET

 

Bobtchineski (à Dobtchineski). — Mon cher Piotr Ivanovitch, ça c’est un homme !... Voilà ce qu’on peut appeler un homme ! De ma vie je ne me suis trouvé devant un être pareil, j’ai cru que je mourrai d’épouvante ! Qu’en pensez-vous, Piotr Ivanovitch... quel est son grade ?

Dobtchineski. — Général, évidemment.

Bobtchineski. — Mais un général ne vaudrait pas la semelle de ses bottes !... et s’il est réellement général, c’est un generalissimus, à en jurer !... Vous l’avez entendu : le Conseil d’État à ses ordres ! Allons, courons vite prévenir Ammoss Phiodorovitch et Korobkine... Au revoir, Anna Andreevna.

Dobtchineski. — Au revoir, mon amie.

(Tous deux sortent.)

Artemi Philippovitch (à Louka Loukitch). — Je suis terrifié... Pourquoi ? J’ignore... Et nous ne sommes même pas en uniforme... Que ferons-nous si une dénonciation est adressée à Petrograd ? (L’inspecteur scolaire et lui sortent, rêveurs, en disant :) Au revoir, madame.

SCÈNE VIII

ANNA ANDREEVNA et MARIA ANTONOVNA

 

Anna Andreevna. — Comme il est aimable !

Maria Antonovna. — Et gentil.

Anna Andreevna. — Et poli, de manières agréables. On voit de suite un homme de la capitale... Ah ! comme c’est bien... Dieu ! que j’aime donc ces jeunes gens... J’en suis folle... Mais je lui ai plu : j’ai remarqué qu’il n’avait d’yeux que pour moi.

Maria Antonovna. — C’est moi qu’il regardait, maman.

Anna Andreevna. — Allons, tu dis trop de bêtises et... elles sont vraiment déplacées, aujourd’hui.

Maria Antonovna. — Je t’assure que j’ai raison petite mère.

Anna Andreevna. — Incurable ! Impossible qu’elle ne discute pas... Lui, t’avoir regardée ! Pourquoi diable te regarderait-il ?

Maria Antonovna. — Je vous jure, maman, que je ne me trompe pas... Dès qu’il causa littérature, il tourna ses yeux vers moi ; puis quand il parla du whist et des ambassadeurs, il ne cessa de me regarder...

Anna Andreevna. — Oh ! une toute petite fois, peut-être ? et encore par hasard... « Ah ! il faut bien la regarder aussi ! » s’est-il dit.

SCÈNE IX

Les mêmes et LE PRÉFET

 

Le préfet (entre sur la pointe des pieds). — Tch... ch...

Anna Andreevna. — Eh bien ?

Le préfet. — Je regrette de l’avoir trop fait boire... et lors même que la moitié de ce qu’il a raconté serait vrai !... (Il réfléchit.) Comment cela pourrait-il ne pas être vrai ?... Un homme qui a bu lâche tout... la langue sort ce qu’on a sur le cœur !... Il a un peu exagéré, c’est évident, mais il n’y a pas de discours sans mensonges... Il joue avec les ministres, va au Palais Impérial... Vraiment, plus j’y pense... que le diable m’emporte, mais je n’y comprends rien... la même sensation que si je me trouvais sur quelque haut clocher... ou si j’étais condamné à être pendu !...

Anna Andreevna. — Je n’ai éprouvé aucune timidité... Je n’ai vu en lui qu’un homme du monde, fort bien élevé, instruit, élégant... quant à son rang, je n’en ai cure !

Le préfet. — Oh ! ces femmes !... Un mot, elles se pâment ! Des sornettes... et les voilà heureuses !... Toujours dire ce qui leur passe par la tête !... Qu’il arrive une catastrophe on te fessera et c’est tout... mais c’est moi, le mari qui trinquera ferme... Tu parlais un peu trop librement avec lui, ma petite âme !... comme tu l’aurais fait avec un Dobtchineski quelconque.

Anna Andreevna. — Je vous prierai de ne pas me donner de conseils à ce sujet... Nous sentons, nous savons certaines choses...

(Elle regarde sa fille.)

Le préfet (se parlant à lui-même). — Allons, inutile de parler avec vous... Quelle histoire tout de même ! Je ne suis pas encore remis de mon épouvante. (Il ouvre la porte.) Michka ! Appelle les agents. Svistounof et Derjimorda... ils ne doivent pas être très loin... (Après un court silence.) Quel monde aujourd’hui ! Si encore les hommes étaient forts, vigoureux... mais ils sont tous maigriots, petits... comment diable reconnaître le rang qu’ils tiennent !... Un militaire en uniforme, passe encore, on sait à qui on a affaire... mais avec ce frac, on est perdu ! l’homme n’est plus qu’une mouche à qui on aurait arraché les ailes !... Et cependant j’ai fait tout ce qui était humainement possible à l’hôtel... je lui en ai jeté à la tête, des allégories et autres images équivoques... Il a fini par s’ouvrir... et en a même raconté plus qu’il n’en faut... Il est encore jeune, le monsieur !

SCÈNE X

Les mêmes et OSSIP, tous se précipitent sur le domestique et l’appellent du doigt.

 

Anna Andreevna. — Viens ici, mon ami.

Le préfet. — Tch... eh bien ? quoi ? il dort ?

Ossip. — Pas encore... il s’étire.

Anna Andreevna. — Dis-moi, comment t’appelles-tu ?

Ossip. — Ossip, madame.

Le préfet (à sa femme et à sa fille). — Allons, taisez-vous. (À Ossip.) Eh bien ! as-tu assez mangé ?

Ossip. — J’ai très bien mangé, très bien... je vous remercie.

Anna Andreevna. — Alors, raconte-nous... ton maître reçoit beaucoup de comtes et de princes ?

Ossip (à part). — Que répondre ?... Après ce bon repas, il est probable qu’ils me serviront encore mieux. (À haute voix.) Beaucoup de comtes, oui.

Maria Antonovna. — Ah ! Ossip ! que ton maître est donc gentil.

Anna Andreevna. — Et, dis-moi, Ossip, comment...

Le préfet. — Taisez-vous donc... Vos sottises ne font que m’empêcher... Eh bien, ami ?...

Anna Andreevna. — Et quel tchine a ton barine ?

Ossip. — Dame ! celui qu’on a habituellement...

Le préfet. — Toujours vos questions ridicules ! Pas moyen de placer un mot sérieux... dis-moi, ami, ton maître... est-il sévère ? aime-t-il rosser les gens ou non ?

Ossip. — Il aime l’ordre et veut que tout marche bien.

Le préfet. — Ta figure me plaît, mon ami. Tu es sûrement un brave homme... alors.

Anna Andreevna — Écoute, Ossip, ton maître... là-bas... se promène-t-il en uniforme ?

Le préfet. — Seigneur, quelle pie !... Vous n’avez donc pas encore compris qu’il y va de la vie d’un homme... (À Ossip.) Tu me plais vraiment beaucoup, mon ami... Tu sais qu’en voyage on ne demande pas mieux que de boire quelques petites tasses de thé en plus... il fait un peu froid, aujourd’hui... tiens, voilà deux roubles, tu pourras t’en payer !

Ossip (prenant l’argent). — Merci beaucoup, monsieur. Que Dieu vous bénisse !... Vous avez fait du bien à un pauvre.

Le préfet. — Très bien, très bien, j’en suis heureux... Mais veux-tu me dire, ami...

Anna Andreevna. — Écoute, Ossip... quelle est la couleur des yeux qui plaît le plus à ton maître ?

Maria Antonovna. — Ossip, mon cher... quel joli petit nez il a, ton maître !...

Le préfet. — Assez, voyons, laissez-moi... (À Ossip.) Dis-moi, je t’en prie... Qu’est-ce qui attire le plus l’attention... enfin, je veux dire... Qu’est-ce qui lui fait le plus de plaisir quand il voyage ?

Ossip. — Cela dépend des cas... il aime surtout qu’on l’accueille bien, que la nourriture soit extra...

Le préfet. — Extra ?

Ossip. — Extra. Moi-même qui ne suis qu’un serf... eh bien... il exige que je sois bien servi aussi ! Je vous le jure... Ainsi, une fois, il me demande : « Alors, Ossip, tu as bien dîné ? — Mal, Votre Excellence. — L’homme doit mal gérer sa maison ; rappelle-le-moi dès que nous serons rentrés. » — Ah ! que je me dis à moi-même (il fait un geste), tant pis, je suis un homme simple.

Le préfet. — Fort bien, fort bien, voilà qui est parler. Tiens, je t’ai déjà donné pour le thé, voici encore pour des gâteaux.

Ossip. — Vous êtes trop bon, monsieur. (Il met l’argent dans sa poche.) Je boirai à votre santé.

Anna Andreevna. — Viens me voir, Ossip, je t’en donnerai aussi.

Maria Antonovna. — Ossip, mon cher, embrasse ton maître.

(On entend le révizor tousser dans l’autre chambre.)

Le préfet. — Tch... (Il se lève sur la pointe des pieds ; toute la fin de la scène à voix basse.) Seigneur ! Pas de bruit... Allez, en voilà assez !

Anna Andreevna. — Viens, Machenka. Je vais te dire ce que j’ai remarqué chez notre hôte... je ne puis le faire qu’entre nous.

Le préfet. — Ah ! elles vont jaser, les belles !... Si on les suivait, ce serait à se boucher les oreilles... (À Ossip.) Alors, ami...

SCÈNE XI

Les mêmes, DERJIMORDA et SVISTOUNOF

 

Le préfet. — Tch... quels ours ! Est-il permis de faire ce bruit avec vos bottes... comme si cinq cents kilogrammes dégringolaient avec fracas d’une voiture... D’où diable venez-vous ?

Derjimorda. — On m’a donné l’ordre de...

Le préfet. — Tch... (Il lui ferme la bouche.) As-tu fini de brailler ! (L’imitant :) On m’a donné l’ordre de... Il rugit comme si on le fourrait dans un tonneau... (À Ossip.) Allons va, ami, et prépare ce qu’il faut pour ton maître. Demande tout ce dont tu as besoin... (Ossip sort.) Vous, tenez-vous devant l’entrée et ne bougez pas. Et que personne ne rentre... surtout pas de marchands... Si vous en laissez un, je vous... Et si vous voyez quelqu’un venir avec une requête... qui vous semblerait... arriver pour me dénoncer... n’hésitez pas... par le cou et vlan... comme ça... Sans pitié ! (Il donne un coup de pied.) Compris ? Tch... tch...

(Il sort sur la pointe des pieds derrière les agents.)

 

RIDEAU

ACTE IV

La même chambre dans la maison du préfet.

SCÈNE I

Entrent doucement, sur la pointe des pieds : AMMOSS PHIODOROVITCH, ARTEMI PHILIPPOVITCH, LE DIRECTEUR DES POSTES, LOUKA LOUKITCH, DOBTCHINESKI et BOBTCHINESKI, tous en habit ou en uniforme. Durant toute la scène, ils causent à voix basse.

 

Ammoss Phiodorovitch (il met tout le monde en cercle). — Au nom du ciel, messieurs, en cercle et plus d’ordre que ça. Vous n’avez donc pas compris... Il va au Palais impérial et rosse les conseillers d’État... Allons, le garde à vous militaire ; entendez-vous, militaire. Vous, Piotr Ivanovitch, courez vite ici et vous, Piotr Ivanovitch, venez par là.

(Les deux Piotr Ivanovitch se précipitent vers leurs places sur la pointe des pieds.)

Artemi Philippovitch. — À vos ordres, Ammoss Phiodorovitch... mais nous sommes ici pour prendre des décisions.

Ammoss Phiodorovitch. — Lesquelles ?

Artemi Philippovitch. — Voyons, mais on sait lesquelles...

Ammoss Phiodorovitch. — Lui offrir ?...

Artemi Philippovitch. — Pourquoi pas ?

Ammoss Phiodorovitch. — Diable ! c’est dangereux... il bondira... un homme d’État !... J’ai une idée... on pourrait lui glisser la somme sous forme d’un don de la noblesse pour un monument quelconque.

Le directeur des postes. — Ou encore... lui dire que l’argent vient d’arriver... on ne sait pour qui...

Artemi Philippovitch. — Qu’il ne vous envoie pas vous aussi, Dieu sait où... par la poste ! Je vous assure que ces petites affaires ne se trafiquent pas ainsi dans un État bien ordonné... Nous sommes tout un escadron ici... Or, il faut le voir chacun à son tour, et entre quatre yeux... et puis... que les oreilles elles-mêmes n’entendent pas... Voilà comment on s’arrange dans une société bien organisée... Tenez, Ammoss Phiodorovitch, commencez donc...

Ammoss Phiodorovitch. — Il vaut mieux que ce soit vous... Il a très bien déjeuné dans votre établissement...

Artemi Philippovitch. — Alors c’est à Louka Loukitch... comme éducateur de la jeunesse...

Louka Loukitch. — J’en suis incapable, complètement incapable, messieurs... J’ai été si bien élevé que... lorsqu’un supérieur m’adresse la parole, je perds l’esprit et la langue... et je m’enlise comme dans de la boue... Non, messieurs, vraiment... délivrez-moi de cette corvée.

Artemi Philippovitch. — Eh bien ! Ammoss Phiodorovitch, il n’y a que vous... Voyons, vous savez bien que chacune de vos paroles est une perle à la Cicéron quand vous prononcez un discours...

Ammoss Phiodorovitch. — Que dites-vous ?... Cicéron ! En voilà une invention... Évidemment, je m’emballe quand je parle de mes bêtes domestiques ou de mes limiers...

Tous (insistant auprès de lui). — Ce n’est pas vrai... Vous ne vous emballez pas uniquement quand vous parlez des chiens... Vous savez très bien discourir sur n’importe quel cataclysme, sur... Ne nous abandonnez pas, Ammoss Phiodorovitch, soyez notre père... Ammoss Phiodorovitch !

Ammoss Phiodorovitch. — Mais laissez-moi, messieurs.

(On entend Khlestakof marcher et tousser dans sa chambre. Tous se précipitent vers la porte, se bousculent, essayent de sortir. Ce sont des cris, des murmures étouffés.)

Voix de Bobtchineski. — Oh ! Piotr Ivanovitch !... Piotr Ivanovitch, vous m’avez marché sur le pied !

Voix de Zemlianika. — Grâce, messieurs, pour le salut de mon âme... vous m’étouffez !

(On entend des « oh ! oh ! ». Une dernière poussée et tous sortent. La pièce est vide.)

SCÈNE II

KHLESTAKOF, il entre seul, les yeux à moitié endormis.

 

Khlestakof. — Je n’ai pas mal ronflé, je crois. Où ont-ils donc pris tous ces matelas et ces couvertures ? Je suis en nage... Et que m’ont-ils donné à déjeuner ?... Ça me bat dans les tempes... Ohé, mais on passe bien son temps ici... J’adore qu’on me reçoive ainsi, cordialement et non... par intérêt. La fille du préfet n’est pas mal et... avec la mère on pourrait encore... Vraiment, cette vie-là me plaît...

SCÈNE III

KHLESTAKOF, LE JUGE

 

Le juge (il entre et s’arrête, se parlant à lui-même). — Seigneur, aide-moi à triompher de cette épreuve... — J’ai mes jambes qui flageolent. (À haute voix, après s’être redressé et avoir porté la main à son épée.) J’ai l’honneur de me présenter : Liapkine-Tiapkine, assesseur de collège, juge auprès du tribunal.

Khlestakof. — Veuillez vous asseoir... Alors, vous êtes juge...

Le juge. — J’ai été élu en 1816 pour trois ans par la noblesse et je suis toujours en fonction...

Khlestakof. — On doit bien gagner dans ce métier...

Le juge. — J’ai donc été deux fois réélu et fus proposé pour l’ordre de Vladimir de quatrième classe, avec l’approbation de mes supérieurs... (À part.) La main me brûle avec cet argent que je tiens...

Khlestakof. — J’aime assez l’ordre de Vladimir... L’ordre d’Anna de troisième classe, ce n’est pas la même chose...

Le juge (levant peu à peu son poing fermé ; à part.) Seigneur ! je suis sur des charbons ardents... je perds la tête...

Khlestakof. — Que tenez-vous dans la main ?

Ammoss Phiodorovitch (éperdu, laissant tomber les billets de banque). — Rien.

Khlestakof. — Comment, rien ? Mais c’est de l’argent...

Ammoss Phiodorovitch (tremblant de tout son corps). — Rien du tout... (À part.) Ciel, on va m’arrêter... j’entends déjà la voiture de la prison...

Khlestakof (ramassant les billets). — C’est de l’argent, voyons !...

Ammoss Phiodorovitch (à part). — Tout est fini, je suis perdu, perdu...

Khlestakof. — Dites-moi... Voulez-vous que je vous emprunte cette somme ?

Ammoss Phiodorovitch (précipitamment). — Mais comment donc, certainement, avec grand plaisir. (À part.) Allons, hardi, hardi ! À mon secours, Vierge Marie !

Khlestakof. — J’ai beaucoup dépensé pendant mon voyage... par-ci, par là... Je vous les renverrai dès mon retour...

Ammoss Phiodorovitch. — Inutile... je vous en prie... c’est un tel honneur pour moi... Certes, mes faibles moyens, mon zèle, mon respect pour les autorités... j’espère mériter... (Il se lève, se redresse et se mettant dans la position du garde à vous.) Je n’ose plus vous déranger... Vous n’avez aucun ordre à me donner ?

Khlestakof. — Quel ordre voulez-vous que je donne ?

Ammoss Phiodorovitch. — Je veux dire.. Avez-vous des ordres à donner à notre tribunal ?

Khlestakof. — Pourquoi donc ?... Je n’en vois pas le besoin pour le moment... non, rien... Je vous remercie...

Ammoss Phiodorovitch (salue et sort ; à part). — Tout va bien.

Khlestakof. — Ce juge est un brave homme.

SCÈNE IV

KHLESTAKOF et LE DIRECTEUR DES POSTES,

il entre, vêtu d’un uniforme, la main sur l’épée.

 

Le directeur des postes. — J’ai l’honneur de me présenter : Ivan Kouzmitch Chpekine, conseiller de cour, directeur des postes.

Khlestakof. — Je suis très heureux... J’aime beaucoup la bonne société... Veuillez vous asseoir... vous habitez toujours ici, n’est-ce pas ?

Le directeur des postes. — Parfaitement.

Khlestakof. — Votre petite ville me plaît infiniment... Il n’y a peut-être pas beaucoup d’habitants... qu’importe ! Ce n’est pas une capitale, n’est-ce pas ?... Ce n’est pas une capitale...

Le directeur des postes. — Tout à fait d’accord.

Khlestakof. — Le bon ton ne se trouve que dans une capitale... impossible d’y rencontrer des oies de province... Qu’en pensez-vous ?

Le directeur des postes. — C’est la vérité. (À part.) Il n’est pas fier... il se renseigne sur toutes choses...

Khlestakof. — Avouez que... on peut vivre très heureux dans une petite ville...

Le directeur des postes. — Certainement.

Khlestakof. — Il suffit, selon moi, d’être respecté, sincèrement aimé... n’est-il pas vrai ?

Le directeur des postes. — C’est juste.

Khlestakof. — Je suis ravi que nous soyons d’accord. On dira, peut-être, que je suis étrange, mais c’est mon caractère. (Il regarde le directeur des postes et se parle à lui-même.) Si je lui demandais aussi... (À haute voix.) Figurez-vous... j’ai perdu beaucoup d’argent en voyage... Pourriez-vous me prêter trois cents roubles ?

Le directeur des postes. — Mais voyons... Je serai très honoré. Voici, permettez... Je suis tout prêt à vous rendre service...

Khlestakof. — Je vous suis très reconnaissant. J’ai horreur de me priver de quoi que ce soit en route... Et pourquoi le ferais-je, n’est-ce pas ?

Le directeur des postes. — Évidemment. (Il se lève, se redresse et, la main sur son épée.) Je n’ose vous déranger davantage... Vous n’avez rien de particulier à me dire au sujet du service des postes ?

Khlestakof. — Non, rien.

(Le directeur des postes salue et sort.)

Khlestakof (il fume un cigare). — Le directeur des postes, lui aussi, est un brave homme. J’aime ces gens-là.

SCÈNE V

KHLESTAKOF et LOUKA LOUKITCH, ce dernier semble poussé de derrière la porte. On entend des voix : « Pourquoi as-tu le trac ? »

 

Louka Loukitch (il se redresse non sans trembler, la main sur son épée). — J’ai l’honneur de me présenter : Khlopof, conseiller titulaire, inspecteur des écoles.

Khlestakof. — Je vous en prie, veuillez vous asseoir, asseyez-vous... Un cigare ?

(Il lui offre un cigare.)

Louka Loukitch (se parle à lui-même, hésitant). — Quelle aventure ! Je ne pouvais m’y attendre... Dois-je accepter ou non ?

Khlestakof. — Prenez donc ; il est exquis, ce cigare. Il ne vaut certes pas ceux de Petrograd. J’en ai fumé là-bas qui me revenaient, mon petit ami, à vingt-cinq roubles le cent... C’était à embrasser mes doigts chaque fois après avoir fumé !... Voici du feu, prenez.

(Il lui tend la bougie.)

Louka Loukitch (il essaye de tirer une bouffée, mais il tremble trop).

Khlestakof. — Vous vous trompez, c’est l’autre bout.

Louka Loukitch (dans son trouble, il laisse tomber le cigare, crache et fait un geste en se disant) : — Nom d’un chien !... toujours cette maudite timidité qui me perd !

Khlestakof. — Vous n’êtes pas un amateur de cigares, je vois. Moi... c’est mon faible, je l’avoue... comme le beau sexe, d’ailleurs... impossible de rester froid. Et vous ? Préférez-vous les brunes, les blondes ?

Louka Loukitch (perplexe, ne sait quoi répondre).

Khlestakof. — Dites franchement... les brunes, les blondes ?...

Louka Loukitch. — Je n’ose savoir...

Khlestakof. — Allons, du courage... je veux absolument connaître vos goûts...

Louka Loukitch. — Je me permettrai de vous dire... (À part.) Qu’est-ce que je raconte là ?

Khlestakof. — Ah ! ah ! Vous n’osez... Je suis sûr qu’une jolie petite brune vous a ensorcelé... avouez-le... ensorcelé ?...

Louka Loukitch (il se tait).

Khlestakof. — Ah ! ah ! vous avez rougi... Vous voyez, vous voyez... alors, pourquoi ne dites-vous rien ?

Louka Loukitch. — Intimidé... votre Exe... ait... (À part.) Perdu, cette maudite langue m’a perdu.

Khlestakof. — Vous êtes intimidé... En effet, mes yeux ont quelque chose qui intimide. Je sais que pas une femme ne peut me résister... n’est-ce pas ?

Louka Loukitch. — Parfaitement.

Khlestakof. — Je n’ai pas eu de veine dans mon voyage... j’ai perdu de l’argent... Ne pourriez-vous me prêter trois cents roubles ?

Louka Loukitch (il fouille dans ses poches, à part). — Quelle histoire si je ne les ai pas... Si, je les ai, les voilà !

(Il prend les billets et les remet à Khlestakof, tout tremblant.)

Khlestakof. — Je vous suis très reconnaissant.

Louka Loukitch (se redressant, la main sur son épée). — Je n’ose vous déranger plus longtemps.

Khlestakof. — Au revoir.

Louka Loukitch (il fuit presque en courant, à part). — Ah ! béni soit le Seigneur !... J’espère qu’il n’ira pas visiter les écoles.

SCÈNE VI

KHLESTAKOF et ARTEMI PHILIPPOVITCH, celui-ci se redresse, la main sur son épée.

 

Artemi Philippovitch. — J’ai l’honneur de me présenter : Zemlianika, conseiller de cour, surveillant des œuvres de bienfaisance.

Khlestakof. — Bonjour... veuillez vous asseoir.

Artemi Philippovitch. — J’ai eu l’honneur de vous accompagner dans votre visite aux établissements des œuvres de bienfaisance qui me sont confiés.

Khlestakof. — Je me souviens. Votre déjeuner était excellent.

Artemi Philippovitch. — Je suis heureux de bien servir la patrie.

Khlestakof. — Je vous avouerai que la cuisine est mon point faible... Mais, dites-moi, il me semble que vous étiez plus petit de taille hier, n’est-il pas vrai ?

Artemi Philippovitch. — C’est très possible. (Après un silence.) Je puis vous affirmer que je n’épargne pas mes forces et que je fais mon service avec zèle. (Il se rapproche de Khlestakof et continue à voix basse.) Le directeur des postes ne fiche absolument rien... toutes les affaires sont en souffrance, les envois ont des retards... examinez vous-même. Le juge que vous venez de voir ne fait que chasser le lapin... il a des chiens dans son bureau et quant à sa conduite... j’ose vous le dire pour le bien de notre patrie... malgré qu’il me soit parent et ami... sa conduite est condamnable... Dobtchineski, un propriétaire d’ici, il vous a été présenté... eh bien ! dès qu’il quitte sa maison, le juge est là, près de sa femme... je le jure... Et regardez les enfants... pas un ne ressemble à Dobtchineski... tous, même la fillette, sont le portrait craché de Liapkine-Tiapkine.

Khlestakof. — Vraiment... je ne l’aurais jamais cru...

Artemi Philippovitch. — Et l’inspecteur scolaire... Je ne comprends pas comment les autorités ont pu lui confier ce poste. Il est pis qu’un jacobin... on ne pourrait même exprimer les idées qu’il inculque à la jeunesse. Si vous le voulez, je suis prêt à vous les écrire...

Khlestakof. — Certainement, je vous en prie... J’aime lire des choses agréables quand je m’ennuie... Comment vous appelez-vous ? J’oublie...

Artemi Philippovitch. — Zemlianika.

Khlestakof. — Ah ! oui, Zemlianika. Et vous, avez-vous des enfants ?

Artemi Philippovitch. — Comment donc ! J’en ai cinq... deux sont déjà grands !

Khlestakof. — Grands !... Et comment sont-ils ?... Comment ?...

Artemi Philippovitch. — Vous désirez sans doute savoir comment on les appelle.

Khlestakof. — Précisément, c’est ça... leurs noms...

Artemi Philippovitch. — Nicolas, Ivan, Élizabeth, Marie et Perepetuia.

Khlestakof. — Merveilleux !

Artemi Philippovitch. — Je n’ose vous déranger plus longtemps... vos heures sont précieuses et vos obligations sacrées.

(Il salue et se dirige vers la porte.)

Khlestakof (l’accompagnant). — Cela ne fait rien... Très drôle, ce que vous racontiez. J’espère qu’une autre fois, vous... j’aime bien ces histoires... (Il ouvre la porte, puis, criant derrière Zemlianika.) Dites moi, vous... Comment vous appelle-t-on ?... j’oublie toujours.

Artemi Philippovitch. — Artemi Philippovitch.

Khlestakof. — Je vous serais très reconnaissant, Artemi Philippovitch... il m’est arrivé une étrange... j’ai dépensé tout mon argent dans mon voyage... n’auriez-vous pas... quatre cents roubles ?

Artemi Philippovitch. — Je les ai.

Khlestakof. — Comme ça tombe bien... Je vous remercie infiniment.

SCÈNE VII

KHLESTAKOF, BOBTCHINESKI et DOBTCHINESKI

 

Bobtchineski. — J’ai l’honneur de me présenter : habitant de cette ville, Piotr, fils d’Ivan, Bobtchineski.

Dobtchineski. — Propriétaire foncier, Piotr, fils d’Ivan, Dobtchineski.

Khlestakof. — Mais nous nous sommes déjà rencontrés. Vous êtes tombé, il me semble ?... Comment va votre nez ?

Bobtchineski. — Dieu soit loué ! Ne vous inquiétez pas. Il est sec... complètement sec, aujourd’hui...

Khlestakof. — Quel bonheur qu’il soit sec... J’en suis heureux. (Brusquement et rapidement.) Vous n’avez pas d’argent ?

Dobtchineski. — De l’argent ? Comment de l’argent ?

Khlestakof. — Pouvez-vous me prêter mille roubles ?

Bobtchineski. — Je n’aurai pas cette somme... Et vous Piotr Ivanovitch ?

Dobtchineski. — Je ne l’ai pas sur moi... mon argent, si vous désirez le savoir, est placé dans les bureaux de l’Assistance Publique.

Khlestakof. — Oh ! si vous n’en avez pas mille... une centaine me suffira...

Bobtchineski (fouillant dans ses poches). — Vous n’auriez pas cent roubles, Piotr Ivanovitch... je n’en trouve que quarante sur moi.

Dobtchineski (regardant dans son portefeuille). — Vingt-cinq seulement...

Bobtchineski. — Cherchez un peu mieux, Piotr Ivanovitch... Je sais que dans votre poche, là-bas, à droite, il y a une petite fente... des billets glissent là très facilement.

Dobtchineski. — Je vous assure qu’il n’y a rien dans la fente...

Khlestakof. — Cela ne fait rien... Je n’ai simplement... Soixante-cinq roubles me suffiront... je vous en prie.

(Il reçoit l’argent.)

Dobtchineski. — Je désirerais vous demander conseil au sujet d’une question assez délicate...

Khlestakof. — De quoi s’agit-il ?

Dobtchineski. — Une question extrêmement délicate... mon fils aîné est venu au monde avant mon mariage...

Khlestakof. — Très bien.

Dobtchineski. — C’est-à-dire... il est de moi comme si le mariage avait eu lieu, vous comprenez ?... J’ai légalisé la situation plus tard... Eh bien ! j’aurais désiré qu’il devînt réellement mon fils... qu’il eût mon nom... Dobtchineski.

Khlestakof. — Évidemment... C’est possible...

Dobtchineski. — Je ne vous aurais pas dérangé... mais le gamin, voyez-vous, donne de grandes espérances... et je regretterais... il a appris des poésies par cœur et dès qu’un canif lui tombe sous la main, il sait construire de petites voitures... un vrai prestidigitateur... Piotr Ivanovitch le sait bien...

Bobtchineski. — Oui, il a de grandes capacités.

Khlestakof. — Très bien, très bien... j’essaierai, je parlerai... j’espère... réussir... certainement. (S’adressant à Bobtchineski.) N’auriez-vous rien à me demander ?

Bobtchineski. — Certes oui... j’aurais une prière...

Khlestakof. — Laquelle ?

Bobtchineski. — Je vous serais très reconnaissant de dire... dès votre retour à Petrograd... à tous les chefs de là-bas, sénateurs, amiraux, que... voilà... dans telle ville habite un certain Piotr Ivanovitch Bobtchineski. Dites bien, habite un certain Piotr Ivanovitch Bobtchineski.

Khlestakof. — Je n’y manquerai pas.

Bobtchineski. — Et si vous avez l’occasion de le dire à l’Empereur... dites-le à l’Empereur aussi... que... voilà... Sire, dans telle ville habite un certain Piotr Ivanovitch Bobtchineski.

Khlestakof. — Je n’oublierai pas...

Dobtchineski. — Excusez... notre présence vous a sans doute...

Bobtchineski. — Excusez... notre présence vous a sans doute...

Khlestakof. — En aucune façon... nullement... il m’est très agréable.

(Il les accompagne jusqu’à la porte.)

SCÈNE VIII

KHLESTAKOF, seul.

 

Khlestakof. — Il y a beaucoup de fonctionnaires, ici... Curieux... il me semble que tous me prennent pour un homme d’État. Qu’ai-je donc pu leur raconter hier ? Quels imbéciles ! Attendez... je vais écrire à Triapitchkine à Petrograd... qu’il se paye bien leurs têtes dans un de ses prochains articles ! Eh ! Ossip ! donne-moi de l’encre et du papier. (Ossip passe sa tête derrière la porte et répond : « De suite. ») Triapitchkine leur fera passer un de ces quarts d’heure !... Celui-là... pour montrer son esprit, il ridiculiserait son père... Enfin, ce sont tout de même de braves gens... il faut avoir du cœur pour prêter ainsi de l’argent... Voyons, combien en ai-je ?... Le juge, trois cents... le directeur des postes, trois cents... six, sept, huit cents... Ah ! qu’il est graisseux, ce billet !... Huit, neuf cents... Oh ! plus de mille... Eh bien ! maintenant, mon cher capitaine, si jamais tu me tombes sous la patte avec tes cartes !

SCÈNE IX

KHLESTAKOF et OSSIP, avec de l’encre et du papier.

 

Khlestakof. — Eh bien ! tu vois, imbécile, comment on me reçoit.

(Il écrit.)

Ossip. — Dieu soit loué ! Seulement, voyez-vous, Ivan Alexandrovitch...

Khlestakof. — Quoi ?

Ossip. — Partez... je vous jure qu’il est temps.

Khlestakof (il écrit). — Quelle sottise !... Pourquoi ?

Ossip. — Parce que... On n’a pas besoin de ces gens-là !... Deux journées avec eux, ça suffit pleinement... Qu’ils nous fichent la paix... Et il peut y avoir des histoires... un autre fonctionnaire quelconque pourrait arriver... je vous jure, Ivan Alexandrovitch... Les chevaux sont superbes... on ferait un beau voyage..

Khlestakof. — Je préfère rester un peu.. Demain, peut-être ?...

Ossip. — Demain... je vous assure, Ivan Alexandrovitch, partons... On vous reçoit avec honneur, c’est vrai, mais il vaut mieux partir... Je suis sûr qu’on vous a pris pour un autre... Votre père serait furieux... Ah ! le beau voyage... je parie qu’ils nous donneront des chevaux magnifiques...

Khlestakof (il écrit). — Allons, soit !... Mais porte tout d’abord cette lettre et... fais attention que les bêtes soient bonnes... Dis aux cochers que je leur donnerai des pourboires... qu’ils marchent bien, comme pour un courrier du ministre... et qu’ils nous chantent de belles chansons... (Il continue à écrire.) Je me figure Triapitchkine... il crèvera de rire...

Ossip. — Un homme d’ici la portera, cette lettre... moi, pour ne pas perdre de temps, je vais faire la malle...

Khlestakof (il écrit). — Bien....mais apporte une bougie.

Ossip (il sort, on l’entend derrière la scène). — Eh ! toi, écoute. Porte cette lettre à la poste et dis au directeur qu’il l’accepte sans timbre... ensuite, qu’on mette à la disposition de mon barine la meilleure troïka du village... tu diras que nous ne la paierons pas... ce sera sur le compte du fisc... Et en vitesse, sinon mon maître se fâchera... Attends, la lettre n’est pas encore finie...

Khlestakof (il continue d’écrire). — Où diable loge-t-il maintenant ? À la Potchtamskaïa ou à la Gorochovaïa... Lui aussi aime déménager souvent et ne pas payer... À tout hasard, j’envoie à la Potchtamskaïa.

(Il plie la lettre et la met dans l’enveloppe.)

Ossip (il apporte une bougie. Khlestakof cachette la lettre. À ce moment, on entend la voix de Derjimorda : « Où vas-tu, vieille barbe ? On te répète que personne n’entre. »)

Khlestakof (il remet la lettre à Ossip). — Tiens.

Voix des marchands. — Laissez-nous entrer, batiouchka. Vous ne pouvez refuser... Nous venons pour affaires...

Voix de Derjimorda. — Hors d’ici ! Fichez le camp ! Il ne reçoit pas ; il dort.

(Le bruit grandit.)

Khlestakof. — Ossip, vois donc qui fait ce bruit ?

Ossip (il regarde par la fenêtre). — Des marchands qui veulent entrer... Mais l’agent les repousse... Ils agitent des feuilles de papier... ils veulent vous voir sans doute...

Khlestakof (il s’approche de la fenêtre). — Que désirez-vous, amis ?

Voix des marchands. — Nous en appelons à ta miséricorde... Recevez notre requête...

Khlestakof. — Faites entrer, faites entrer... qu’ils viennent ! Ossip, dis-leur qu’ils viennent.

(Ossip sort.)

Khlestakof (il prend les requêtes par la fenêtre ; dépliant l’une d’elles et lisant). — À Son Altesse sérénissime le maître des finances de la part du marchand Abdouline... Que le diable m’illumine... je ne connais pas de titre pareil !...

SCÈNE X

KHLESTAKOF et LES MARCHANDS,

ils viennent avec une futaille de vin et des pains de sucre.

 

Khlestakof. — Que voulez-vous, braves gens ?

Les marchands. — Nous saluons Votre Excellence.

Khlestakof. — Que désirez-vous ?

Les marchands. — Que Votre Excellence ait pitié de nous... On nous persécute ici.

Khlestakof. — Et qui vous fait donc du mal ?

L’un des marchands. — Mais le préfet de la ville. Jamais on ne vit pareil homme, Excellence... des persécutions qu’il est impossible de décrire... Il nous fait mourir de faim... Sa conduite est odieuse... Il nous saisit par la barbe et hurle : « Eh toi, espèce de tartare ! » Tel que !... Si encore nous l’avions insulté... pas du tout... nous faisons tout le possible pour lui être agréable... nous donnons ce qu’il faut pour les robes de sa femme et de sa fille... Mais il en veut toujours plus, eh ! eh !... Il arrive et prend tout ce qu’il veut dans nos boutiques... Un tissu lui plaît... nous, nous devons le lui envoyer : « Mon ami, elle est épatante cette étoffe, tu vas me la faire porter... » Et c’est une pièce d’au moins cinquante archines...

Khlestakof. — Pas possible ?... Quelle canaille !

Les marchands. — Oui... On n’a jamais eu pareil préfet... Nous cachons tout quand il vient... Et il ne s’agit même pas de belles choses... il prend n’importe quelle saleté... Des pruneaux, comprenez-vous, qui sont dans leur tonneau depuis sept ans... et dont mon domestique ne voudrait pas... il les veut...

Khlestakof. — Mais c’est un bandit !

Les marchands. — Eh ! eh ! Osez donc protester... il vous enverra tout un régiment de garde... Ou il ordonnera de fermer boutique. « Je ne te fouetterai pas, dit-il, je ne te condamnerai pas à la torture, car c’est défendu par la loi, mais tu ne mangeras plus que du hareng, mon ami. »

Khlestakof. — Le bandit ! Mais il mérite la Sibérie !

Les marchands. — Envoyez-le où vous voudrez... mais que ce soit le plus loin possible d’ici... Veuillez accepter le pain et le sel, Excellence... et cette futaille de vin... et ce sucre...

Khlestakof. — Ne croyez pas que je prenne de pots-de-vin... Mais si vous pouviez me prêter trois cents roubles... ce serait une autre affaire... je puis accepter qu’on me prête de l’argent.

Les marchands. — Certainement, notre père. (Ils tirent de leurs poches des billets de banque.) Pourquoi trois cents... tiens, voilà cinq cents, mais viens à notre secours...

Khlestakof. — Soit... puisque vous me les prêtez...

Les marchands (ils lui apportent l’argent sur un plateau d’argent). — Prenez le plateau avec, Excellence.

Khlestakof. — Je veux bien.

Les marchands (le saluant). — Ne refusez pas le sucre...

Khlestakof. — Non... pas de pots-de-vin...

Ossip. — Excellence, pourquoi n’acceptez-vous pas ? Prenez donc. En route, tout peut servir... Allez, donnez-moi ces pains et ce sac... tout, quoi !... rien ne sera perdu... Qu’est-ce que c’est ? Une ficelle ?... Va pour la ficelle, elle servira comme le reste... si quelque chose cassait...

Les marchands. — Nous comptons sur vous, Excellence... Si vous ne nous venez pas en aide, alors vraiment... ce serait à se fiche une corde autour du cou...

Khlestakof. — N’ayez crainte... Soyez tranquilles. Je ferai le possible. (Les marchands sortent.)

(On entend la voix d’une femme.) Non, tu n’as pas le droit de me défendre d’entrer... Je porterai plainte contre toi... ne me pousse pas...

Khlestakof. — Qui est là ? (Il s’approche de la fenêtre.) Que veux-tu, matouchka ?

Voix de deux femmes. — Miséricorde, Excellence. Nous vous supplions...

Khlestakof (il crie par la fenêtre). — Laissez monter.

SCÈNE XI

KHLESTAKOF, LA FEMME DU SOUS-OFFICIER et LA FEMME DU SERRURIER

 

La femme du serrurier (saluant très bas). — Ayez pitié...

La femme du sous-officier. — Ayez pitié...

Khlestakof. — Mais qui êtes-vous ?

La femme du sous-officier. — La femme d’Ivanof, sous-officier.

La femme du serrurier. — Serrurière, bourgeoise d’ici, Phevronia Petrova Pochliopkina, mon père...

Khlestakof. — Bien. Parle la première. Que veux-tu ?

La femme du serrurier. — Contre le préfet... pitié... que Dieu le maudisse ! Et que le mal tombe sur lui, le bandit, ses enfants, ses oncles et ses tantes !

Khlestakof. — Et qu’y a-t-il ?

La femme du serrurier. — Il a donné l’ordre à mon mari de s’engager dans l’armée, ce n’était pas son tour... ! Et la loi le défend, car il est marié... Ah ! la canaille de préfet !

Khlestakof. — Mais comment a-t-il pu le faire ?

La femme du serrurier. — Il l’a fait, le cochon, il l’a fait... Que Dieu le maudisse ici-bas et après... Que sa tante, si elle existe, et que son père, s’il vit encore, crèvent, chien qu’il est ! C’était le tour du fils du tailleur, mais ses parents ont envoyé un riche cadeau au préfet... et le fils de la marchande Panteleeva était son ami, alors Panteleeva a donné à la femme du préfet trois pièces d’étoffes... Ensuite, le préfet est venu chez moi... « Pourquoi diable as-tu besoin de ton mari ? Il n’est plus bon pour toi. » C’est tout de même à moi à savoir s’il est bon ou non pour moi. « Il est voleur, continua le chameau et s’il n’a pas encore volé, c’est tout comme, il volera et l’an prochain on le prendra comme recrue... » Et que puis-je maintenant sans mon mari ?... Je suis une femme, je suis faible... Et s’il a aussi une belle-mère, que sa belle-mère...

Khlestakof. — Ça va bien. Et toi ?

(Il fait sortir la vieille.)

La femme du serrurier (en sortant). — Ne m’oublie pas, petit père, aie pitié !

La femme du sous-officier. — Je viens me plaindre, moi aussi...

Khlestakof. — En deux mots, de quoi s’agit-il ?

La femme du sous-officier. — Il m’a fouettée, batiouchka.

Khlestakof. — Comment ça ?

La femme du sous-officier. — Par erreur. Nos femmes se sont battues au marché. La police est arrivée... on m’a saisie et fouettée... je n’ai pu m’asseoir pendant deux jours...

Khlestakof. — Mais que faire maintenant ?

La femme du sous-officier. — Rien, naturellement. Mais dis-lui de me payer pour cette erreur des dommages-intérêts. Je suis très heureuse, certes, mais j’aurais bien besoin d’argent.

Khlestakof. — Bien, bien... allez, allez... je vais m’en occuper. (Des mains se tendent vers la fenêtre avec des requêtes.) Mais qui est-ce encore ? (Il s’approche.) Non, je ne veux plus... inutile. (Il se retire.) Ils m’embêtent, que le diable les emporte ! Ne les laisse pas entrer, Ossip.

Ossip (il crie par la fenêtre). — Allez-vous-en ! Trop tard ! Revenez demain.

(La porte s’ouvre et un homme entre, non rasé, la lèvre enflée et la joue bandée, vêtu d’un manteau de frise. D’autres gens le suivent.)

Ossip. — Allons, va-t’en, hors d’ici. (Ossip le repousse et sort avec lui en fermant la porte.)

SCÈNE XII

KHLESTAKOF et MARIA ANTONOVNA

 

Maria Antonovna. — Ah !

Khlestakof. — Pourquoi cette frayeur, mademoiselle ?

Maria Antonovna. — Je n’ai pas eu peur.

Khlestakof (avec affectation). — Je suis très heureux, mademoiselle, que vous m’ayez pris pour un homme qui... Me permettrai-je de vous demander où vous alliez ?

Maria Antonovna. — Nulle part, je vous assure.

Khlestakof. — Et pourquoi n’alliez-vous nulle part, mademoiselle ?

Maria Antonovna. — J’avais pensé que maman serait ici.

Khlestakof. — Non... je désirerais savoir pourquoi vous n’alliez nulle part.

Maria Antonovna. — Je vous ai dérangé. D’importantes affaires, sans doute...

Khlestakof (avec affectation). — Vos yeux valent plus que toutes les affaires importantes... Vous ne pouvez me déranger, impossible que vous me dérangiez... au contraire, vous me faites plaisir...

Maria Antonovna. — Vous parlez en homme de la capitale...

Khlestakof. — Mais c’est pour une créature aussi exquise que vous... Je serais très heureux si vous acceptiez ce siège... D’ailleurs ce n’est pas une chaise, c’est un trône qu’il vous faudrait !

Maria Antonovna. — Je ne sais, je vous assure... je voulais aller...

(Elle s’assied.)

Khlestakof. — Quel joli petit fichu...

Maria Antonovna. — Vous êtes tous des moqueurs... pourvu que vous railliez les provinciaux !...

Khlestakof. — Comme j’aurais voulu être ce fichu... pour enlacer votre joli cou si blanc...

Maria Antonovna. — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire... ce fichu... Quel temps bizarre aujourd’hui...

Khlestakof. — Vos petites lèvres, mademoiselle, valent mieux que n’importe quelle température.

Maria Antonovna. — Vous dites toujours des... Je vous demanderai de m’écrire plutôt des vers sur mon album... comme souvenir... Vous en savez beaucoup, sans doute.

Khlestakof. — Tout ce que vous voulez, mademoiselle. Exigez... quels vers préférez-vous ?

Maria Antonovna. — Des vers qui soient beaux et nouveaux.

Khlestakof. — Oui... j’en sais beaucoup...

Maria Antonovna. — Alors... que m’écrirez-vous ?

Khlestakof. — Mais pourquoi en parler... Je les connais tant...

Maria Antonovna. — Je les aime...

Khlestakof. — J’en sais un nombre incalculable... Ainsi... ceux ci, par exemple : « Oh ! toi, homme qui, dans la douleur, te plains vainement de la divinité... » et d’autres encore... je ne puis me rappeler maintenant... Qu’importe ! Je vous dirai plutôt mon amour... qui... par votre regard...

(Il rapproche sa chaise.)

Maria Antonovna. — L’amour !... Je ne comprends pas l’amour !... Je n’ai jamais su ce qu’était l’amour.

(Elle éloigne sa chaise.)

Khlestakof. — Pourquoi éloignez-vous votre chaise ? Nous serions mieux l’un près de l’autre...

Maria Antonovna (s’éloignant de nouveau). — Inutile d’être si près... nous pouvons aussi bien rester loin...

Khlestakof (se rapprochant). — Pourquoi si loin... nous pouvons être près...

Maria Antonovna (s’éloignant). — Je ne vois pas le motif.

Khlestakof (il se rapproche encore). — Mais c’est vous qui dites que nous sommes près... vous n’avez qu’à vous figurer que nous sommes loin... Que je serais heureux, mademoiselle, de vous serrer dans mes bras !

Maria Antonovna (elle regarde la fenêtre). — Tiens... un oiseau vient de voler ?... une pie ou un autre...

Khlestakof (il la baise sur l’épaule et regarde la fenêtre). — C’est une pie.

Maria Antonovna (elle bondit, furieuse). — Cela dépasse les bornes... quelle impudence !

Khlestakof (il la retient). — Excusez, mademoiselle... seul l’amour... l’amour, je vous jure...

Maria Antonovna. — Vous me prenez pour une provinciale qui...

(Elle essaye de se dégager.)

Khlestakof (la retenant toujours). — L’amour, je vous jure... seul l’amour... J’ai uniquement plaisanté... Maria Antonovna, ne vous fâchez pas... Je suis prêt à vous demander pardon à genoux. (Il tombe à genoux.) Pardonnez, pardonnez... vous le voyez... je suis à genoux...

SCÈNE XIII

Les mêmes et ANNA ANDREEVNA

 

Anna Andreevna (voyant Khlestakof à genoux). — Ah ! quel tableau !

Khlestakof (se relevant). — Nom d’un chien !

Anna Andreevna (à sa fille). — Que signifie cette conduite, mademoiselle ?

Maria Antonovna — Petite maman, je...

Anna Andreevna. — Hors d’ici, comprends tu ? Hors d’ici, va t’en ! Et que je ne te voie plus ! (Maria Antonovna sort toute en larmes.) Excusez moi... Je suis, je l’avoue, pétrifiée...

Khlestakof (à part). — Elle est rudement appétissante aussi et pas mal du tout... (Il tombe à genoux.) Madame, vous voyez, je brûle d’amour.

Anna Andreevna. — Comment, vous, à genoux ? Ah ! levez-vous, levez-vous, le parquet n’est pas tout à fait propre...

Khlestakof. — Non, je reste à genoux, à genoux... je veux savoir ce qui m’attend, la vie ou la mort !

Anna Andreevna. — Permettez... je ne comprends pas entièrement la signification des mots... Si je ne m’abuse, vous me faites une déclaration qui concerne ma fille...

Khlestakof. — Non, c’est vous que j’aime. Ma vie ne tient plus qu’à un fil. Si vous n’acceptez pas mon amour, je me déclare indigne de l’existence terrestre... Le cœur embrasé, je vous demande votre main...

Anna Andreevna. — Permettez moi de vous faire remarquer... je suis... en quelque sorte... mariée !

Khlestakof. — Cela ne fait rien. L’amour ne connaît aucune distinction et si Karamzine a dit : « Les lois condamnent !... » Nous fuirons à l’ombre des... Votre main, votre main...

SCÈNE XIV

Les mêmes et MARIA ANTONOVNA,

elle rentre brusquement.

 

Maria Antonovna. — Petite mère, papa a dit que... (Voyant Khlestakof à genoux, elle s’écrie.) Ah ! quel tableau !

Anna Andreevna. — Qu’est ce que tu viens faire ici ?... Quelle légèreté ! Arriver ainsi comme une chatte en fureur... Quoi de stupéfiant ?... qu’as tu donc pensé en nous voyant... Vraiment, tu agis comme un enfant de trois ans... C’est à ne pas croire que tu en as déjà dix-huit ! Quand auras-tu un peu plus de raison dans la cervelle ?... Quand sauras-tu enfin te conduire comme une jeune fille bien élevée, connaissant les usages et maîtresse de toi-même ?

Maria Antonovna (toute en larmes). — Je ne savais pas, petite maman...

Anna Andreevna. — C’est toujours le même courant d’air dans ta tête... tu prends exemple sur la fille de Liapkine-Tiapkine... Pourquoi te régler sur elle et sa famille ? Tu as d’autres exemples devant toi... celui de ta mère... Tu pourrais m’imiter...

Khlestakof (saisissant la main de la jeune fille). — Anna Andreevna, ne vous opposez pas à notre bonheur, bénissez une passion fidèle.

Anna Andreevna (pétrifiée). — Comment ! C’est elle...

Khlestakof. — Répondez... C’est la vie ou la mort ?

Anna Andreevna. — Hein, tu vois, imbécile, tu vois... pour toi qui n’es qu’une rien du tout, notre hôte a bien voulu tomber à genoux... et tu fais irruption comme une folle... Tu mériterais vraiment que je refuse... tu es indigne de pareil bonheur...

Maria Antonovna. — Je ne le ferai plus, petite mère, je vous jure.

SCÈNE XV

Les mêmes et LE PRÉFET,

il entre en coup de vent.

 

Le préfet. — Excellence !... Pitié, miséricorde !

Khlestakof. — Qu’avez-vous donc ?

Le préfet. — Les marchands sont venus se plaindre. Je vous jure que la moitié de ce qu’ils vous ont raconté est faux. Ils trompent et volent eux-mêmes le peuple. La femme du sous-officier vous a menti, menti, je ne l’ai pas fait fouetter. Elle s’est fouettée elle-même.

Khlestakof. — Que le diable l’emporte, cette femme... Il s’agit bien d’elle !

Le préfet. — Ne les croyez pas. Ce sont de tels menteurs... un enfant ne les croirait pas. La ville entière connaît leurs mensonges. Et quant à leur fripouillerie, elle est vraiment unique au monde.

Anna Andreevna. — Sais-tu l’honneur que nous fait Ivan Alexandrovitch ? Il nous demande la main de notre fille.

Le préfet. — Hein ! Quoi ?... Elle est devenue folle, la petite mère. Ne lui en veuillez point, Excellence... un peu faible d’esprit comme le fut sa mère.

Khlestakof. — Mais pardon... je demande réellement la main de votre fille... Je l’aime.

Le préfet. — Je ne puis croire, Excellence.

Anna Andreevna. — Puisqu’on te le dit.

Khlestakof. — Je ne plaisante pas... L’amour peut très bien me faire perdre la raison.

Le préfet. — Impossible de croire... Je ne mérite pas pareil honneur...

Khlestakof. — Si vous ne consentez pas à m’accorder la main de Maria Antonovna, je ne réponds plus de moi...

Le préfet. — Je ne puis croire... Vous plaisantez, Excellence.

Anna Andreevna. — Quel nigaud, vraiment ! Puisqu’on te le dit, qu’on le répète !

Le préfet. — Je ne puis croire.

Khlestakof. — Consentez, consentez ! Je suis un homme terrible, décidé à tout. Si je me suicide, vous serez condamné.

Le préfet. — Seigneur ! Je ne suis pas coupable ni par la chair, ni par l’esprit. Ne vous irritez point... Veuillez agir au mieux... Vraiment... ma tête... aujourd’hui... Je ne comprends plus rien à rien... Je deviens plus bête que je ne l’ai jamais été...

Anna Andreevna. — Eh bien ! bénis-les...

(Khlestakof s’approche avec Maria Antonovna).

Le préfet. — Que Dieu vous bénisse !... Moi, je ne suis pas coupable. (Khlestakof et Maria Antonovna s’embrassent. Le préfet les regarde.) Mais, ah ! ça, mais... qu’est-ce qui se passe ? (Il se frotte les yeux.) Ils s’embrassent... Ah ! Seigneur, ils s’embrassent !... Comme de vrais fiancés ! (Il crie en bondissant de joie.) Ah ! Ohé, Antone ! Ah ! ohé, Antone ! Hein, le préfet ! Chic ! Voilà où nous en sommes.

SCÈNE XVI

Les mêmes et OSSIP

 

Ossip. — Les chevaux sont prêts.

Khlestakof. — Très bien... un instant.

Le préfet. — Comment ? Vous partez ?

Khlestakof. — Oui, je pars.

Le préfet. — Mais quand ?... c’est-à-dire... Vous avez bien voulu, si je ne me trompe, parler vous-même de mariage...

Khlestakof. — Voyez-vous... Ce n’est que pour une minute, pour un seul jour, chez mon oncle, un vieux très riche... demain même je serai de retour...

Le préfet. — Nous n’osons vous retenir... dans l’espoir d’un heureux retour...

Khlestakof. — Comment donc ? Comment donc ? Je vais brusquement... Adieu, mon amour... non, je ne puis exprimer... Adieu, petite âme.

(Il embrasse la main de Maria Antonovna.)

Le préfet. — Vous n’avez besoin de rien pour le voyage ? Il me semblait... que vous aviez besoin d’argent.

Khlestakof. — Oh ! non, je vous assure. (Réfléchissant.) Peut-être que oui...

Le préfet. — Combien désirez-vous ?

Khlestakof. — Vous m’avez déjà donné deux cents... je me trompe, quatre cents... Voulez-vous me prêter encore quatre cents... cela fera huit cents en chiffre rond.

Le préfet. — De suite. (Il sort son portefeuille.) Et les billets sont tout neufs... comme exprès...

Khlestakof. — En effet. (Il prend et examine les billets.) À billets neufs, bonheur nouveau, dit-on, je crois.

Le préfet. — Parfaitement.

Khlestakof. — Adieu, Antone Antonovitch ! Toute ma reconnaissance pour votre hospitalité... J’avoue de tout cœur que jamais, nulle part, je ne reçus pareil accueil. Au revoir, Anna Andreevna, au revoir ma petite âme, Maria Antonovna.

(Il sort.)

Derrière la scène.

Voix de Khlestakof. — Adieu, ange de mon âme, Maria Antonovna.

Voix du préfet. — Comment ? Vous partez dans une simple voiture comme celle-ci.

Voix de Khlestakof. — J’y suis habitué. Les ressorts me font mal à la tête.

Voix du cocher. — Tprrr...

Voix du préfet. — Voyons, pour les pieds... une couverture, au moins. Voulez-vous, je vais dire...

Voix de Khlestakof. — Mais non, pourquoi ?... D’ailleurs... j’accepte volontiers...

Voix du préfet. — Eh ! Avdotia ! Cours dans la chambre de débarras... prends le tapis le plus beau... le bleu... le persan, vite !

Voix du cocher. — Tprrr...

Voix du préfet. — Quand devons-nous vous attendre ?

Voix de Khlestakof. — Demain ou après-demain.

Voix d’Ossip. — Ah ! c’est le tapis... mets-le ici... très bien... Maintenant, de ce côté, le foin...

Voix du cocher. — Tprrr...

Voix d’Ossip. — Par ici... très bien... parfait... Voilà qui est admirable. (Il bat le tapis avec sa main.) Veuillez vous asseoir, maintenant, Excellence.

Voix de Khlestakof. — Adieu, Antone Antonovitch.

Voix du préfet. — Adieu, Excellence.

Voix des femmes. — Adieu, Ivan Alexandrovitch.

Voix de Khlestakof. — Adieu, petite mère.

Voix du cocher. — Hue, mes petites amours, hue !

(On entend le bruit des grelots.)

 

RIDEAU

ACTE V

La même pièce que dans l’acte précédent.

SCÈNE I

LE PRÉFET, ANNA ANDREEVNA et MARIA ANTONOVNA

 

Le préfet. — Eh bien ! Anna Andreevna ? Pouvais-tu te figurer cela ? Quelle belle aventure, crénom de nom ! Avoue franchement : tu n’a jamais rêvé pareille chose... d’une simple femme de préfet, te voilà... nom d’une pipe !... tu en as un allié maintenant...

Anna Andreevna. — Pas du tout, je le savais depuis longtemps... Cela te surprend, toi, parce que tu es un homme simple... tu n’as jamais vu de gens bien...

Le préfet. — Mais, matouchka, je suis, moi, un homme bien... Non, c’est égal, quand on y réfléchit, nous en sommes des oiseaux, aujourd’hui, hein, Anna Andreevna ! Qu’en dis-tu, Anna Andreevna ? Nous volons haut, que diable !... Et maintenant, attendez... je vais leur en flanquer à tous ces quémandeurs, dénonciateurs et porteurs de suppliques ! Eh ! quelqu’un. (Entre un agent.) Ah ! c’est toi, Ivan Karpovitch. Appelle ici les marchands. Je m’en vais les brosser, les canailles ! Ah ! ils se sont plaints... Saleté juive, va, attendez, mes chéris... Je vous en donnais jusqu’aux moustaches, avant, je m’en vais vous servir jusqu’à la barbe, aujourd’hui... Tu m’inscriras tous ceux qui sont venus se plaindre et surtout les scribes, les scribes qui ont rédigé leurs requêtes... Et annonce-leur à tous que voilà... l’honneur que Dieu a bien voulu accorder au préfet... il marie sa fille, non pas à un homme quelconque, mais à quelqu’un comme le monde n’en a pas encore vu, qui peut tout, tout, tout ! Annonce-le à tous, que tous le sachent ! Crie-le partout, que les cloches le hurlent aussi, nom d’un chien !... La noce, c’est la noce ! (L’agent sort.) Hein, Anna Andreevna. Eh bien ! où veux-tu vivre maintenant, ici ou à Petrograd ?

Anna Andreevna. — À Petrograd, naturellement. On ne peut rester ici...

Le préfet. — Soit, à Petrograd !... Oh ! tu sais, nous ne serions pas mal ici non plus... Alors, au diable, la préfecture, hein, Anna Andreevna ?

Anna Andreevna. — Naturellement... il s’agit bien de préfecture...

Le préfet. — On pourrait peut-être monter en grade... très haut... qu’en penses-tu, Anna Andreevna ?... Car il est à tu et à toi avec les ministres... il va au Palais Impérial... il pourrait faire peut-être qu’un jour je grimpe jusqu’à être général !... Qu’en penses-tu, Anna Andreevna ? est-il possible de monter ainsi ?

Anna Andreevna. — Naturellement... pourquoi pas ?

Le préfet. — Crénom d’une pipe, ce doit être chic d’être général. Un ruban sur l’épaule... Quelle couleur préférerais-tu, Anna Andreevna... rouge ou bleue ?

Anna Andreevna. — Bleue, naturellement.

Le préfet. — Hein, la mâtine ! elle veut le bleu ciel... Le rouge aussi est beau... Et pourquoi diable voudrais-je être général ?... Parce que, partout, en voyage, les courriers, les adjudants vous précèdent et crient : « Des chevaux ! » Et aux étapes, on n’en donnerait à personne... tous m’attendraient, tous, tous ces conseillers titulaires, ces capitaines, ces préfets... et moi... comme un pacha... On dîne chez le gouverneur... les préfets sont à tes pieds... eh ! eh ! eh ! (Il est pris d’un fou rire.) Voilà ce qui me séduit, nom d’une pipe !

Anna Andreevna. — C’est le côté grossier qui t’attire. Il faut que tu te dises que toute notre vie doit changer... Tes amis ne seront plus de ces petits juges avec qui tu cours chasser le lapin, ou un Zemlianika quelconque... Tes amis auront, au contraire, des sentiments délicats, fins : des comtes, le grand monde, quoi !... J’ai bien peur pour toi : tu es capable, à un moment donné, de lâcher un de ces mots qu’on n’emploie certainement pas dans le monde.

Le préfet. — Oh ! un mot ne peut faire de mal...

Anna Andreevna. — Oui... quand on est préfet... mais la vie sera tout autre.

Le préfet. — Ah ! ah ! il paraît qu’on y mange des poissons... on en bave de plaisir...

Anna Andreevna. — Il ne pense qu’aux poissons, lui. Je veux que notre maison soit la première à Petrograd et que tout soit si beau qu’on ne puisse entrer chez nous sans cligner les yeux. (Elle clignote et renifle.) Ah ! comme ça sent bon !

SCÈNE II

Les mêmes et LES MARCHANDS

 

Le préfet. — Ah ! bonjour, mes petits agneaux.

Les marchands (ils saluent). — Bonne santé, batiouchka.

Le préfet. — Eh bien, amis, ça va ? Et le commerce ? Hein, marchands de samovars, empileurs d’archines, vous vous plaignez ! Coquins, animaux, menteurs de mer, vous aimez vous plaindre ! Hein, vous avez gagné beaucoup ? Et vous avez pu croire qu’on m’enfermerait !... Attendez un peu que je vous rince la caboche !...

Anna Andreevna. — Seigneur ! Quelles horribles expressions, Antocha !

Le préfet (avec mécontentement). — Il s’agit bien d’expressions ! Savez-vous que ce même fonctionnaire à qui vous vous êtes plaints épouse ma fille... Hein ? Qu’est-ce que vous dites de cela ? Je vais vous... Vous trompez le peuple !... Vous volez cent mille roubles au fisc en vendant des étoffes pleines de moisi... et lorsque vous faites cadeau d’une vingtaine d’archines, vous demandez des gratifications... Hein, vous osez crier : « Il est marchand, ne le touchez pas... nous en remontrerons même aux nobles ! » Aux nobles, pauvres petits... Mais ils s’instruisent, vos nobles... on les fouette à l’école, mais ça sert au moins à quelque chose... Et vous ?... Vous commencez par être des fourbes !... et le patron vous bat, parce que vous ne savez pas voler... gamins, vous ne savez même pas Notre Père, mais vous vous y connaissez en ruses... Et lorsque votre ventre est bien rempli, que vos poches sont pleines, vous faites les fiers !... Hein, quel dieu ! Parce que tu as vendu seize samovars dans ta journée, tu joues à l’important... Mais je crache sur ta tête et ton importance...

Les marchands (saluant). — Nous sommes coupables, Antone Antonovitch.

Le préfet. — Vous plaindre ! Et qui t’a permis de voler lorsque tu construisais le pont et comptais vingt mille roubles le bois... alors que tu n’en avais pas pour cent roubles !... C’est moi qui t’ai aidé, hein, vieille tête de bouc ! Vous l’avez oublié... Je pourrais vous faire envoyer tous en Sibérie... Que diriez-vous si...

L’un des marchands. — Devant Dieu nous sommes coupables, Antone Antonovitch... Le malin nous a tentés... Et nous le regrettons sincèrement. Ce que tu veux, nous te le donnerons... mais ne te fâche plus...

Le préfet. — Ne te fâche pas !... Vous voilà vautrés à mes pieds, maintenant ! Pourquoi ? Parce que je suis le plus fort... Mais si vous aviez eu l’avantage, hein ?... Vous m’auriez traîné dans la boue, canailles, et vous m’auriez encore roué de coup...

Les marchands (saluant jusqu’à terre). — Ne nous perds pas, Antone Antonovitch.

Le préfet. — « Ne nous perds pas ! » Aujourd’hui cette chanson-là et tout à l’heure qu’est-ce que c’était ? Je vous... (Il lève son bras.) Allons, Dieu vous pardonnera. Suffit ! Je ne suis pas rancunier... Seulement, prenez garde. Je ne marie pas ma fille à un petit noblaillon quelconque... je veux qu’il y ait des cadeaux... compris... ne vous contentez pas d’esturgeons ou de pains de sucre... Allez, que Dieu vous garde !

(Les marchands sortent.)

SCÈNE III

Les mêmes, AMMOSS PHIODOROVITCH, ARTEMI PHILIPPOVITCH, puis RASTAKOVSKI

 

Ammoss Phiodorovitch (en ouvrant la porte). — Les bruits qui courent seraient-ils vrais, Antone Antonovitch ? Un bonheur extraordinaire...

Artemi Philippovitch. — J’ai l’honneur de vous féliciter pour votre bonheur extraordinaire. Toute mon âme a frémi de joie en l’apprenant. (Il s’approche et serre la main d’Anna Andreevna.) Anna Andreevna ! (Il serra la main de Maria Antonovna.) Maria Antonovna !

Rastakovski (entrant). — Mes félicitations à Antone Antonovitch. Que le Seigneur prolonge votre vie et celle du nouveau ménage et vous accorde une postérité nombreuse, des petits-enfants et des arrière-petits-enfants. Anna Andreevna ! (Il serre la main d’Anna Andreevna.) Maria Antonovna !

(Il serre la main de Maria Antonovna.)

SCÈNE IV

Les mêmes, KOROBKINE, LA FEMME DE KOROBKINE, LIOULIOUKOF

 

Korobkine. — J’ai l’honneur de féliciter Antone Antonovitch. Anna Andreevna. (Il serre la main d’Anna Andreevna.) Maria Antonovna.

(Il serre la main de Maria Antonovna.)

La femme de Korobkine. — Je vous félicite de tout mon cœur, Anna Andreevna.

Lioulioukof. — J’ai l’honneur de vous féliciter, Anna Andreevna. (Il lui serre la main, puis regardant tout le monde, fait claquer sa langue avec un air de fierté.) Maria Antonovna, j’ai l’honneur de vous féliciter.

(Il lui serre la main et regarde à nouveau tout le monde, avec la même expression orgueilleuse.)

SCÈNE V

De nombreux amis en veston et habit s’approchent tout d’abord d’Anna Andreevna, lui disant : « Anna Andreevna », puis de sa fille, lui disant : « Maria Antonovna ». BOBTCHINESKI et DOBTCHINESKI se frayent un chemin.

 

Bobtchineski. — J’ai l’honneur de vous féliciter.

Dobtchineski. — Antone Antonovitch, j’ai l’honneur de vous féliciter.

Bobtchineski. — L’heureux événement.

Dobtchineski. — Anna Andreevna !

Bobtchineski. — Anna Andreevna !

(Tous deux s’approchent d’Anna Andreevna en même temps et se cognent la tête l’un contre l’autre.)

Dobtchineski. — Maria Antonovna ! (Il lui serre la main.) J’ai l’honneur de vous féliciter... Vous serez grandement, grandement heureuse, vous porterez des robes d’or, mangerez différentes soupes exquises et passerez votre temps très agréablement.

Bobtchineski (l’interrompant). — Maria Antonovna, j’ai l’honneur de vous féliciter... Dieu veuille vous accorder des richesses... ayez beaucoup d’enfants... tenez, un fils grand comme ça... (Il fait un geste) qu’on puisse l’asseoir dans sa main... et qui crie : « Oua, oua ! oua ! »

SCÈNE VI

De nouveaux amis viennent féliciter la famille.

LOUKA LOUKITCH et SA FEMME

 

Louka Loukitch. — J’ai l’honneur...

Sa femme (courant devant lui). — Je vous félicite, Anna Andreevna. (Elles s’embrassent.) Comme je suis heureuse... On me dit : « Anna Andreevna marie sa fille. — Ah ! mon Dieu ! me suis-je dit et, ravie, j’annonçai la nouvelle à mon mari. — Écoute, Loukanetchik, quel bonheur pour Anna Andreevna, je brûle d’impatience de lui crier ma joie. » — Ah ! mon Dieu, pensai-je, Anna Andreevna qui désirait toujours un bon parti pour sa fille, et voilà le destin : tout ce qu’elle voulait se réalise ! Ma joie était telle que je ne pouvais parler... Et j’ai pleuré, j’ai pleuré... Et Louka Loukitch qui me demande : « Pourquoi pleures-tu, Nastenka ? — Loukanetchik, dis-je, je ne sais pas moi-même... mais mes larmes coulent, coulent.. un vrai fleuve ! »

Le préfet. — Veuillez vous asseoir, mesdames et messieurs. Eh ! Michka, apporte des chaises !

(Tous s’asseyent.)

SCÈNE VII

Les mêmes, LE COMMISSAIRE DE POLICE, LES AGENTS

 

Le commissaire de police. — J’ai l’honneur de vous féliciter et de vous souhaiter un long bonheur.

Le préfet. — Merci ! merci... Veuillez vous asseoir, messieurs.

(Tous s’asseyent.)

Ammoss Phiodorovitch. — Antone Antonovitch, mais dites-nous comment ça a commencé, comment ça a continué, enfin tout le développement de cette affaire.

Le préfet. — Le développement est extraordinaire : lui-même a fait la demande.

Anna Andreevna. — D’une manière fort respectueuse et délicate. Il s’est admirablement exprimé : « C’est uniquement, Anna Andreevna, par respect pour vos qualités !» Ah ! l’homme bien élevé, aux sentiments nobles !... « La vie ne compte pas pour moi, Anna Andreevna, a-t-il ajouté, j’estime trop vos qualités si rares. »

Maria Antonovna. — Mais, petite mère, c’est à moi qu’il disait ça.

Anna Andreevna. — Tais-toi, tu ne sais rien ; je te prie de ne pas te mêler de ce qui ne te regarde pas. « Vous m’étonnez, Anna Andreevna », a-t-il continué. Et ce furent d’autres paroles flatteuses pour moi. Lorsque je lui eus déclaré que nous ne pouvions espérer pareil honneur, il est tombé à genoux en s’écriant noblement : « Anna Andreevna, ne faites pas de moi un malheureux ; répondez, à ma passion, sinon je me suicide. »

Maria Antonovna. — Je vous assure, petite mère, que ces paroles s’adressaient à moi.

Anna Andreevna. — C’est évident... je ne conteste pas qu’il y en avait pour toi aussi.

Le préfet. — Il nous a épouvantés avec son idée de suicide... « Je me tue, je me tue ! » criait-il.

Nombreuses voix. — Pas possible !

Ammoss Phiodorovitch. — Quelle aventure !

Louka Loukitch. — C’est vraiment le destin qui l’a voulu...

Artemi Philippovitch. — Ce n’est pas la destinée, batiouchka. La destinée est une dinde. Ce sont les mérites... (À part.) Dire que ce cochon-là a toujours de la veine !

Ammoss Phiodorovitch. — Voulez-vous que je vous vende le chien, Antone Antonovitch, vous savez celui...

Le préfet. — Il s’agit bien de chiens maintenant !

Ammoss Phiodorovitch. — Si vous ne voulez pas, on verra pour un autre...

La femme de Korobkine. — Votre bonheur me ravit, Anna Andreevna... Vous ne pouvez vous figurer...

Korobkine. — Et où se trouve actuellement notre hôte illustre, puis-je le savoir ? J’ai entendu dire qu’il est parti.

Le préfet. — Il est parti pour vingt-quatre heures... une affaire importante.

Anna Andreevna. — Chez son oncle, pour la bénédiction...

Le préfet. — Pour que son oncle le bénisse, mais demain... (Il éternue ; tous s’écrient simultanément : « À vos souhaits ! ») Merci ! Demain même, il revient.

(Il éternue encore ; tous crient de nouveau : « À vos souhaits ! »)

Le commissaire de police (sa voix se fait surtout entendre). — À vos souhaits, Excellence !

Voix de Bobtchineski. — Cent ans de vie et beaucoup d’argent !

Voix de Dobtchineski. — Que votre vie soit prolongée de quarante et quarante ans !

Voix d’Artemi Philippovitch. — Que le diable t’emporte !

Voix de la femme de Korobkine. — Maudit sois-tu !

Le préfet. — Merci ! Je vous souhaite la même chose.

Anna Andreevna. — Nous avons l’intention d’habiter maintenant Petrograd. L’air ici est... trop campagnard... très désagréable, j’avoue... Et mon mari... y sera nommé général.

Le préfet. — J’avoue, messieurs, que j’ai une envie folle de devenir général...

Louka Loukitch. — Dieu le veuille.

Rastakovski. — L’homme ne peut rien... Dieu est tout-puissant.

Ammoss Phiodorovitch. — À grand navire, grande mer.

Artemi Philippovitch. — Honneur au mérite !

Ammoss Phiodorovitch (à part). — Il en fera des gaffes lorsqu’il sera général. Ce grade lui va comme une selle à un veau... Non, il ne l’est pas encore, le petit... Il y en a de meilleurs que toi ici, et qui ne sont pas généraux.

Artemi Philippovitch (à part). — La sale bête, il a envie d’être général ! Et c’est qu’il peut fort bien le devenir ! Il saura faire figure... le diable lui-même ne le prendrait pas en faute. (S’adressant au préfet.) Vous ne nous oublierez pas ce jour-là, Antone Antonovitch.

Ammoss Phiodorovitch. — Et si telle ou telle chose arrive... si nous en avons besoin, nous compterons sur votre protection.

Korobkine. — J’enverrai mon fils à Petrograd, l’année prochaine... pour qu’il se rende utile à l’État... protégez-le, je vous en prie, soyez pour lui un père.

Le préfet. — Je m’efforcerai... certainement.

Anna Andreevna. — Tu promets toujours, Antocha. D’abord, tu n’auras pas le temps d’y penser. Ensuite, pourquoi se charger de toutes ces promesses ?

Le préfet. — Pourquoi pas, ma petite âme ? On peut vraiment, parfois...

Anna Andreevna. — Naturellement... mais on ne peut vraiment pas protéger n’importe quel crétin !

La femme de Korobkine. — Vous avez entendu comment elle nous traite ?

Une amie. — Elle a toujours été comme cela... Je la connais : invitez-la, elle fourrera son nez partout...

SCÈNE VIII

Les mêmes et LE DIRECTEUR DES POSTES,

il entre en coup de vent, une lettre à la main.

 

Le directeur des postes. — Quelle aventure, messieurs ! Le fonctionnaire que nous avons pris pour le révizor n’était pas le révizor.

Tous. — Pas le révizor ! Comment !

Le directeur des postes. — Ce n’était pas le révizor. Je l’ai appris par cette lettre.

Le préfet. — Qu’est-ce que vous racontez ? Quelle lettre ?

Le directeur des postes. — Une lettre que lui-même a écrite... On me l’apporte à la poste. Je regarde l’adresse et vois : « Rue Potchtamskaïa[3]. » J’en ai pâli. « Hein ! me suis-je dit, il a trouvé des choses à raconter sur le service des postes et prévient les autorités ! » J’ai ouvert l’enveloppe.

Le préfet. — Comment avez-vous pu ?

Le directeur des postes. — J’ignore moi-même... une force surnaturelle m’a poussé... J’allais déjà donner l’ordre de l’envoyer par courrier spécial... mais une curiosité comme je n’en ai encore jamais éprouvé m’a dominé... Impossible, je le sens, impossible de résister. Une voix me dit : « N’ouvre pas, tu vas à ta ruine. » Mais une autre me crie : « Ouvre, ouvre, ouvre !... » J’ai brisé le cachet... la main me brûlait... quand j’ouvris... je sentis mon sang se glacer... mes mains tremblaient, j’avais le vertige...

Le préfet. — Comment avez-vous osé décacheter la lettre d’un si haut personnage ?

Le directeur des postes. — C’est que précisément il n’est ni haut, ni personnage !

Le préfet. — Qui est-il d’après vous ?

Le directeur des postes. — Ni ci, ni ça ; le diable sait qui il est !...

Le préfet (furieux). — Comment ni ci, ni ça ! comment osez-vous l’appeler « ni ci, ni ça et le diable sait qui il est » par-dessus le marché ? Je vous arrête !

Le directeur des postes. — Qui ?... Vous ?...

Le préfet. — Parfaitement, moi...

Le directeur des postes. — Pas assez puissant, mon petit...

Le préfet. — Sachez qu’il épouse ma fille... que je vais grandir en puissance... que je vais vous envoyer en Sibérie !...

Le directeur des postes. — Eh ! Antone Antonovitch, il s’agit bien de Sibérie... elle est loin, la Sibérie... Je vous lirai plutôt... Messieurs, permettez-moi de vous lire cette lettre...

Tous. — Lisez, lisez.

Le directeur des postes (il lit). — « Mon cher Triapitchkine, j’ai hâte de t’écrire l’invraisemblable et miraculeuse histoire qui m’arrive. Un capitaine m’avait complètement vidé au jeu, pendant mon voyage, je ne pouvais payer l’hôtel et j’étais menacé de prison lorsque, grâce à ma mine et à mon costume de la capitale, tout le monde ici m’a pris pour un gouverneur général. J’habite chez le préfet, je bouffe et fais une cour endiablée à sa femme et à sa fille... c’est à ne pas savoir par laquelle commencer ! Je me décide à prendre la mère, car je la sens prête à tout... Te rappelles-tu notre vache enragée ? Te souviens-tu de ce pâtissier qui m’a fichu à la porte pour des gâteaux mangés sur le compte du roi d’Angleterre... Ici, les rôles sont renversés... Tous me prêtent de l’argent, en veux-tu, en voilà. De vrais originaux, tu crèverais de rire ! Tu écris des articles, je sais ; ne les oublie donc pas. D’abord le préfet, bête comme un cheval gris... »

Le préfet. — Impossible, ce n’est pas écrit...

Le directeur des postes (montre la lettre). — Lisez vous-même.

Le préfet (lisant). — « Bête comme un cheval gris... » Impossible, c’est vous qui l’avez écrit.

Le directeur des postes. — Pourquoi l’aurais-je fait ?

Artemi Philippovitch. — Lisez !

Louka Loukitch. — Lisez !

Le directeur des postes (continuant de lire). — « Le préfet, bête comme un cheval gris... »

Le préfet. — Que le diable l’emporte ! Il répète encore !... Comme s’il ne suffisait pas que ce fût écrit !

Le directeur des postes (continuant). — Hum... hum... hum ! « Cheval gris... Le directeur des postes est aussi un brave homme. » (Il s’arrête.) Là, il s’exprime malhonnêtement à mon égard.

Le préfet. — Lisez tout de même.

Le directeur des postes. — Ce n’est pas la peine.

Le préfet. — Nom d’un chien, qu’on lise tout puisqu’on lit ! Allez, lisez.

Artemi Philippovitch. — Permettez... je vais lire. (Il met ses lunettes et lit.) « Le directeur des postes ressemble comme deux gouttes d’eau à Mikheef, le gardien du bureau : une canaille et un ivrogne... »

Le directeur des postes (à tous). — Un mauvais gamin qu’on devrait fesser, voilà tout...

Artemi Philippovitch (continuant). — « Le surveillant des œuvres de bienfai... (Il bégaye) et... et... et... »

Korobkine. — Pourquoi vous arrêtez-vous ?

Artemi Philippovitch. — L’écriture est illisible... d’ailleurs, on voit que c’est un misérable.

Korobkine. — Donnez-moi la lettre... Mes yeux seront meilleurs, je suis sûr.

(Il veut prendre la lettre.)

Artemi Philippovitch (il ne lâche pas la lettre). — On peut omettre ce passage... je vous assure qu’après, ça devient lisible.

Korobkine. — Permettez... j’en serai juge.

Artemi Philippovitch. — Je peux lire tout aussi bien... Vraiment, c’est lisible après.

Le directeur des postes. — Non, il faut tout lire. On a tout lu jusqu’à présent.

Tous. — Donnez donc, Artemi Philippovitch, donnez la lettre. (À Korobkine.) Lisez.

Artemi Philippovitch. — Voici (Il remet la lettre.) Mais permettez... (Il cache du doigt tout un passage.) Lisez à partir d’ici.

(Tous se rapprochent.)

Le directeur des postes. — Lisez, lisez donc. C’est idiot, il faut tout lire.

Korobkine (lisant). — « Zemlianika, le surveillant des œuvres de bienfaisance, est un vrai cochon en calotte... »

Artemi Philippovitch (à tous). — Vraiment pas spirituel. Un cochon en calotte ! avez-vous vu des cochons en calotte ?

Korobkine (continuant). — « L’inspecteur scolaire pue l’oignon... »

Louka Loukitch (à tous). — Je vous jure que je n’ai jamais mangé d’oignon.

Ammoss Phiodorovitch (à part). — Dieu soit loué, il n’y a rien qui me concerne.

Korobkine (lisant). — « Le juge... »

Ammoss Phiodorovitch. — Zut !... (À haute voix.) Messieurs, je crois que cette lettre est bien longue. Et vraiment... est-ce la peine de lire pareille saleté !

Louka Loukitch. — Parfaitement.

Le directeur des postes. — Certainement, lisez.

Artemi Philippovitch. — Veuillez lire, je vous en prie.

Korobkine (continuant.). — « Le juge Liapkine-Tiapkine est au plus haut degré « mauvais ton ». (Il s’arrête.) Ce doit être un mot français.

Ammoss Phiodorovitch. — Le diable sait ce qu’il signifie. Encore bien s’il ne veut dire que fripouille... mais c’est peut-être pis...

Korobkine (lisant). — « D’ailleurs, ce sont tous de braves gens et bien hospitaliers. Au revoir, mon cher Triapitchkine. Suivant ton exemple, je vais me jeter aussi dans la littérature. Je m’ennuie à ne rien faire et veux enfin nourrir mon esprit. Il faut choisir un travail élevé, noble. Écris-moi à Saratof, village de Podkatilovka. (Il retourne la lettre et lit l’adresse.) À monsieur Ivan Vassilievitch Triapitchkine, Petrograd, rue Potchtamskaïa, maison numéro 97, troisième étage dans la cour, à droite. »

L’une des dames. — Quelle réprimande inattendue.

Le préfet. — Comme coup de massue, c’en est un. Tué, assassiné, je suis fini. Je ne vois plus rien : je n’aperçois que des museaux de cochons au lieu de figures humaines... et rien d’autre. Qu’on le rattrape, qu’on le ramène.

(Il fait un geste.)

Le directeur des postes. — Le ramener. Je lui ai, comme un fait exprès, donné la plus belle troïka et le diable a voulu que je lui fournisse tous les papiers...

La femme de Korobkine. — C’est une honte sans exemple.

Ammoss Phiodorovitch. — C’est que... le diable m’emporte, messieurs, il m’a emprunté trois cents roubles !

Artemi Philippovitch. — À moi aussi.

Le directeur des postes (poussant un soupir). — Seigneur ! à moi de même...

Bobtchineski. — Il nous a pris à Piotr Ivanovitch et à moi soixante-cinq roubles.

Ammoss Phiodorovitch (écartant ses bras avec stupéfaction). — Mais comment donc, messieurs, avons-nous pu gaffer de la sorte ?

Le préfet (se frappant le front). — Ah ! vieil imbécile que je suis. Vieille bête qui a perdu la raison... Voilà trente ans que je suis au service de l’État. Pas un marchand, pas un entrepreneur n’a su me rouler... j’ai dupé les fripouilles les plus notoires, les rusés les plus malins... j’ai trompé trois gouverneurs... des gouverneurs... (Il fait un geste.) Fi des gouverneurs !

Anna Andreevna. — Mais c’est impossible, Antocha, il s’est fiancé à Machenka !

Le préfet (avec colère). — Fiancé ! Fiancé avec les beaux yeux de la lune, oui ! Elle ose encore parler de mariage ! (Fou furieux.) Regardez, regardez donc, que le monde entier, toute la chrétienté contemple le préfet mystifié. Ah ! l’imbécile, le triple idiot. (Il se menace du poing.) Crétin ! Tu as pris un petit voyou, un torchon pour un personnage important !... Et le voilà qui roule maintenant sur la route avec ses grelots qui tintent... Il racontera cette aventure à l’univers entier. Et non seulement on se fichera de toi, mais il se trouvera un écrivassier, un gratte-papier quelconque qui te fourrera dans une comédie... Quelle honte ! Les titres, les grades ne l’arrêteront pas et tout le monde criera, applaudira.... Pourquoi riez-vous ? Vous vous moquez de vous-mêmes ! Ah ! (Il trépigne de rage.) Tous ces gratte-papier, je les aurais... libéraux maudits, gens de plume, misérable engeance... dans un sac tous, je les aurais pilés, écrasés... et au diable... pour qu’il les broie !

(Il fait le geste de broyer avec son poing et trépigne encore. — Après un silence.)

Je ne puis encore me remettre... Dieu ôte la raison à ceux qu’il veut perdre... Qu’avait donc cette andouille qui ressemblât à un révizor ? Rien, pas le moindre petit doigt... et voilà que tous, tous, vous vous êtes mis à hurler : « Le révizor, le révizor !... » Hein ! quel est le premier qui nous a chanté que c’était le révizor ? Répondez !

Artemi Philippovitch (écartant ses bras). — Je serais incapable de vous dire comment c’est arrivé... Un brouillard... le diable a tout confondu...

Ammoss Phiodorovitch. — Qui a attaché le grelot ?... Qui a fait courir les premiers bruits ?... Mais ce sont ces gaillards-là.

(Il indique Dobtchineski et Bobtchineski.)

Bobtchineski. — Jamais de la vie !... eh ! eh ! Je n’y ai jamais pensé...

Dobtchineski. — Moi... rien... rien du tout...

Artemi Philippovitch. — Naturellement, c’est vous...

Louka Loukitch. — Évidemment. Vous êtes venus de l’hôtel comme des fous. « Il est arrivé, il est arrivé et ne paye pas ! » Le riche oiseau que vous avez trouvé là !

Le préfet. — C’est vous... naturellement... sales cancaniers... menteurs maudits...

Artemi Philippovitch. — Que le diable vous emporte avec vos révizors et vos histoires...

Le préfet. — Vous ne faites que fouiner dans la ville et semer la terreur, jaseurs maudits... potiniers, pies à courte queue !...

Ammoss Phiodorovitch. — Sales gens !

Louka Loukitch. — Triples idiots !

Artemi Philippovitch. — Petits morveux...

(Tous se précipitent sur eux.)

Bobtchineski. — Je vous jure que ce n’est pas moi... C’est Piotr Ivanovitch.

Dobtchineski. — Je vous demande pardon. C’est vous, Piotr Ivanovitch, qui, le premier...

Bobtchineski. — Pas du tout... Le premier c’est vous...

SCÈNE DERNIÈRE

Les mêmes, UN GENDARME

 

Le gendarme. — Un fonctionnaire arrivé de Petrograd sur l’ordre de l’autorité suprême vous mande de suite. Il est descendu à l’hôtel.

(Ces paroles éclatent comme un coup de tonnerre et pétrifient tout le monde. Les femmes poussent des cris de stupéfaction. Tous, ayant changé d’attitude, restent comme frappés de stupeur.)

SCÈNE MUETTE

Le préfet se trouve au milieu de tous, immobile, les bras écartés, la tête en arrière. À sa droite, sa femme et sa fille, toutes deux le corps tendu vers lui. Derrière eux, le directeur des postes, transformé en point d’interrogation, regarde le public. Derrière lui, Louka Loukitch, l’air complètement affolé ; enfin, au bord même de la scène, les trois dames qui se regardent avec une expression intense de moquerie à l’égard de la famille du préfet.

À la gauche du préfet : Zemlianika, la tête légèrement inclinée, comme écoutant des voix invisibles ; ensuite, le juge, les bras très écartés, presque effondré par terre, la bouche encore ouverte, comme s’il avait voulu siffler ou prononcer : « Nous n’avons pas encore fini de rire, ma petite mère ! » Puis Korobkine, tourné vers le public, cligne de l’œil, avec une expression mauvaise à l’égard du préfet. Enfin, au bord même de la scène, Dobtchineski et Bobtchineski, les bras tendus l’un vers l’autre, bouches bées, les yeux écarquillés. Les autres amis restent immobiles comme des statues.

Cette scène muette dure environ une minute et demie. Le rideau tombe ensuite.

 

Aux acteurs.

 

Les acteurs doivent bien faire attention au jeu de cette dernière scène. Les paroles du gendarme doivent produire sur eux l’effet d’une commotion électrique, brutale, soudaine. Tous doivent instantanément changer d’attitude. Le cri de stupéfaction doit être poussé par les femmes simultanément comme s’il jaillissait d’une seule poitrine. L’impression générale sur le public peut être perdue si ces observations ne sont pas suivies.

 

FIN

 

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 mai 2013.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont, sauf mention contraire, libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Dessiat, dix, employé chargé de veiller à la propreté de dix maisons.

[2] En français dans le texte.

[3] Potchta, la poste.