LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Glazounov

(Глазунов Александр Константинович)

1865 — 1936

 

 

 

 

SUR N. A. RIMSKY-KORSAKOFF

 

 

 

 

1933

 

 

 

 

 


Article paru dans le Mercure de France, année 44, t. 245, 1933

 

 

 

 


TABLE

I

II

III

IV

 


Malgré que je ne sois ni homme de lettres, ni critique professionnel, je considère néanmoins comme mon devoir de célébrer ici comme un événement significatif le 25e anniversaire de la mort du grand compositeur russe Nicolas Andréiévitch Rimsky-Korsakoff[1], dont j’ai eu le bonheur d’être l’ami intime, durant plus d’un quart de siècle, depuis 1879, date de notre première rencontre, jusqu’à son dernier jour. Recueillant scrupuleusement les faits et gestes qui caractérisent sa vie personnelle, je n’ai d’autre but que de rappeler à la mémoire de ses contemporains et de la nouvelle génération cette grande et noble figure humaine.

Je tâcherai donc de mettre en équilibre, dans ces quelques lignes, le génie créateur de Rimsky-Korsakoff avec les actes généraux de sa vie humaine.

 

I

 

Chaque fois que j’ai l’occasion de passer devant le Trocadéro, c’est avec une vive émotion que je me souviens de ma lointaine jeunesse. Dans ce vaste bâtiment, vestige de l’Exposition Universelle de 1878, ont eu lieu, en juin 1889, deux Concerts Symphoniques, conduits par N. Rimsky-Korsakoff, avec mon concours personnel. Ces concerts furent organisés par le célèbre mécène-éditeur M. P. Belaïeff qui, modestement, ne fit pas paraître son nom sur les programmes.

Il était particulièrement flatteur pour moi, élève de Rimsky-Korsakoff, de paraître devant le public parisien en qualité de chef d’orchestre, conduisant mes propres compositions, sous l’égide bienveillante de mon cher professeur et ami.

Selon l’usage de cette époque, des dizaines d’hommes-sandwich se promenaient à travers Paris, annonçant à haute voix : « Cent musiciens sous la direction de Rimsky-Korsakoff. » Les concerts eux-mêmes furent organisés sur une grande échelle : on n’épargna point l’argent nécessaire tant pour la publicité que pour le nombre des répétitions d’orchestre.

Ces concerts, qui ont eu un excellent succès près du public, produisirent un effet incontestable pour la propagation de la musique russe en France. Je soumets ici aux lecteurs le programme complet des deux concerts afin qu’ils puissent se convaincre par eux-mêmes combien sont devenues familières au public parisien la plupart des œuvres exécutées pour la première fois aux concerts de l’Exposition Universelle.

 

 

PARIS

 

EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889

 

Palais du Trocadéro

Le samedi 22 juin à 2 heures précises

 

 

1er Concert Russe

 

1. OUVERTURE DE ROUSSLAN ET LUDMILLA Glinka.

2. DANS LES STEPPES DE L’ASIE CENTRALE Borodine.

3. ALLEGRO DU 1er CONCERTO DE PIANO, avec orchestre, exécuté par M. Lawrow Tchaïkowsky.

4. ANTAR, 2e Symphonie Rimsky-Korsakoff.

5. OUVERTURE SUR DES THÈMES RUSSES Balakireff.

6. MARCHE SOLENNELLE Cui.

7. a) IMPROMPTU Cui.

b) INTERMEZZO en si b majeur Liadow.

c) PRÉLUDE en si mineur Liadow.

d) NOVELETTE en ut majeur, exécutée par M. Lawrow Liadow.

8. FANTAISIE SUR DES AIRS FINNOIS Dargomyjsky.

9. STENKA RAZINE, poème symphonique, exécuté sous la direction de l’auteur Glazounow.

 

 

2e Concert Russe, le samedi 29 juin 1889

 

1. 2e SYMPHONIE, en fa dièse mineur, sous la direction de l’auteur Glazounow.

2. CONCERTO POUR PIANO ET ORCHESTRE, exécuté par M. Lawrow Rimsky-Korsakoff.

3. KAMARINSKAYA, fantaisie sur deux thèmes russes Glinka.

4. a) MARCHE et b) DANSES POLOVTSIENNES, de l’opéra « Le Prince Igor ». Borodine.

5. UNE NUIT SUR LE MONT-CHAUVE Moussorgsky.

6. a) MAZURKA, en sol b majeur Balakireff.

b) BARCAROLLE Tchaïkowsky.

c) ÉTUDE, en la majeur, exécutée par M. Lawrow Blumenfeld.

7. 1er SCHERZO POUR ORCHESTRE Liadow.

8. CAPRICCIO ESPAGNOL Rimsky-Korsakoff.

 

Le chef d’orchestre Rimsky-Korsakoff, comme il était dit au programme, conduisait en qualité d’auteur plusieurs de ses propres œuvres et, en qualité de co-auteur, celles de Moussorgsky et de Borodine, qu’il avait terminées et orchestrées (La Nuit sur le Mont-Chauve et Les Danses polovtsiennes), ainsi qu’en qualité d’interprète une suite d’œuvres instrumentales de divers compositeurs de l’école russe.

Les plus amicales relations s’établirent dès la première répétition entre le chef d’orchestre et les artistes de l’excellent orchestre Colonne. Rimsky-Korsakoff apprécia fort les solistes du groupe des bois qui fut de tout temps renommé en France, ainsi que les musiciens des instruments à corde, pour leur belle exécution, pour la délicate sonorité et l’élégance d’expression. Les cuivres lui donnèrent pleine satisfaction par leur noble coloris et l’absence de sonorités criardes et tranchantes. Et puis il fut séduit non seulement par la discipline formelle de l’orchestre, mais aussi, et surtout, par l’attention bienveillante des exécutants à leur tâche pendant les répétitions. Pour illustrer cette atmosphère de courtoisie, je ne citerai ici qu’un fait : la maison Becker, de Pétersbourg, devait expédier son piano pour la dernière répétition du premier concert ; il y eut un retard dans la livraison de cet instrument, et les musiciens consentirent amicalement à attendre son arrivée de la gare plus d’une heure.

Les artistes de l’orchestre saisissaient facilement toutes les remarques et indications du nouveau chef d’orchestre, malgré sa connaissance imparfaite de la langue française, et les répétitions marchaient à merveille. L’éminent chef Édouard Colonne était présent aux répétitions et appréciait hautement la maîtrise de Rimsky-Korsakoff, son expérience artistique et sa manière d’utiliser le temps. Et c’est ainsi que le programme de deux concerts, composé, sans exception, d’œuvres complètement inconnues par cet orchestre, fut exécuté brillamment, avec précision, et presque sans défauts accidentels.

Les compositeurs et musiciens français, parmi lesquels je peux citer les noms célèbres de Jules Massenet, Léo Delibes, André Messager, Gabriel Fauré, Raoul Pugno, Pauline Viardot et bien d’autres encore, suivaient avec grand intérêt les concerts russes et beaucoup d’entre eux assistaient aux répétitions.

Bourgault-Ducoudray, l’éminent professeur, le renommé historien musical, auteur de deux merveilleux recueils de chansons populaires grecques et bretonnes, se lia d’amitié particulière avec notre petit cercle pétersbourgeois, composé de Rimsky-Korsakoff, de sa femme, musicienne de talent, du pianiste Lawrow et de l’éditeur Belaïeff. Quant à Saint-Saëns, il était absent et il n’a connu Rimsky-Korsakoff qu’à la deuxième visite de celui-ci à Paris, à l’époque où il conduisit, au théâtre du Châtelet, l’exécution des fragments de Sadko. J’assistais à ce concert dans la loge de Saint-Saëns, qui s’émerveillait de la musique du Royaume Sous-marin. À la même époque, Rimsky-Korsakoff connut le vénéré Charles Widor.

La presse française fut extrêmement sympathique pour les concerts russes et, surtout, pour leur chef d’orchestre Rimsky-Korsakoff. Bref, Rimsky-Korsakoff, durant son séjour à Paris, fut l’objet d’ovations enthousiastes. C’est grâce à lui que nous recevions des invitations aux banquets du Palais des Beaux-Arts, de la rédaction du Figaro et de beaucoup de salons parisiens.

 

II

 

Je ne m’attarderai point, dans cette brève étude, sur la biographie de ce grand compositeur russe, d’autant plus que lui-même l’a écrite, avec beaucoup de talent, dans ses Annales de ma vie musicale, traduites en plusieurs langues étrangères. Je me contenterai d’émettre ici quelques réflexions d’ordre général.

Rimsky-Korsakoff, natif du domaine de l’ancien Novgorod, est issu d’une très vieille famille dont il faut rechercher les sources à l’époque d’Ivan le Terrible. Un mélange de sang polonais existait dans les veines de ses ancêtres, mais, en plusieurs siècles, leur descendance s’était russifiée complètement. Le père du compositeur, un rentier terrien d’une aisance médiocre, fonctionnaire de l’état civil, eut son génial fils à l’âge de 60 ans, en 1844. Son arrière grand-père fut fonctionnaire au temps de Pierre-le-Grand. Sa mère, d’origine très modeste, appartenait à la classe attachée à la glèbe. Mais elle avait reçu une belle éducation et parlait couramment le français. Elle avait l’oreille juste et un sens inné de la musique, dont son génial fils hérita.

J’ai encore eu le temps de connaître personnellement cette bonne vieille femme, qui conserva, jusqu’à un âge très avancé, une grande noblesse de traits.

Plusieurs des Rimsky-Korsakoff furent marins et c’est peut-être par tradition de famille qu’on fit entrer le petit Nicolas au Corps naval des Cadets de Saint-Pétersbourg. Ayant terminé son éducation professionnelle et nommé enseigne de vaisseau, il accomplit, sur un bâtiment de guerre, une très longue croisière. Plus tard, il fut nommé inspecteur des orchestres militaires de la flotte. À la suppression de cette fonction, Rimsky-Korsakoff prit sa retraite et se consacra définitivement à l’art musical.

 

Rimsky-Korsakoff, dont l’œuvre créatrice est maintenant reconnue et appréciée par le monde entier, fait figure de compositeur national russe pur sang. Comme son prédécesseur, créateur génial de l’art musical russe, Glinka, et ses contemporains Balakireff, Borodine et Moussorgsky, il cultiva le vaste champ de la chanson populaire russe, du folklore et des contes, et c’est précisément dans ce domaine qu’il est d’une originalité incontestable et d’une force inimitable.

Dans ses créations, ce grand « bayane » (chanteur des anciens slaves) usait largement des mélodies populaires en y greffant également beaucoup de mélodies personnelles qu’il n’était pas facile, par leur construction harmonique, de distinguer des mélodies empruntées, ce qui nous montre jusqu’à quel point son organisme créateur absorba le folklore musical de sa race.

Dans toutes ses compositions d’orchestre et de scène, on sent la main d’un maître et d’un symphoniste accompli ; mais les formes d’une pure symphonie académique ou d’un ensemble de musique de chambre n’étaient pas ce qui l’attirait le plus. Ses créations orchestrales, sans parler des opéras, sont, pour la plupart, des œuvres inspirées par un programme poétique qu’il peint magistralement au moyen de couleurs sonores et en subordonnant l’idée maîtresse aux formes harmonieuses sans les exigences de la logique.

Rimsky-Korsakoff légua à l’humanité un gros héritage ; il aurait pu en laisser encore plus, puisque l’évolution et le développement de son talent ne tariront point jusqu’au jour de sa mort.

Parmi ses compositions instrumentales, on admire des œuvres d’une grande valeur, telles que les suites symphoniques Antar, Schéhérazade, Capriccio Espagnol, Conte Féerique, La Grande Pâque Russe et bien d’autres encore. Mais la gloire de son œuvre, il faut la rechercher dans ses douze grands opéras et dans trois opéras d’un acte, composés sur des sujets magnifiques et variés, choisis, et qui l’ont inspiré par leur beauté intérieure[2]. De plus, il a composé une quantité considérable de romances, dépassant une centaine. Jamais il ne composa véritables perles, surtout à sa première période[3]. Jamais il ne composera rien sur commande.

Ce magicien enchanteur choisissait quelquefois des sujets dramatiques, puisés dans l’histoire ou la légende russes comme par exemple La Pskovitaine, La Fiancée du Tzar, La légende de la cité invisible de Kitej et son opéra d’un acte Mozart et Salieri, dans lesquels il atteint le plus haut degré de la force expressive.

Comme d’inoubliables songes nous apparaissent ses opéras-contes Snégourotchka, Tzar Saltan, Le Coq d’Or.

J’apprécie hautement sa Nuit de Mai — le seul véritable opéra-comique du répertoire russe — car il est basé sur un authentique humour national purement musical, indépendant même des paroles du livret. La musique de cet opéra souligne spirituellement les moments comiques de l’action scénique et elle vous oblige à vous souvenir des phrases mélodiques des personnages en dehors du texte.

L’invention créatrice de Rimsky-Korsakoff est liée indissolublement à son éblouissante instrumentation, pour laquelle il avait un talent exceptionnel et qu’il maniait avec un art incomparable. Il savait revêtir ses propres œuvres, ainsi que les œuvres de ses amis, d’habits somptueux qui les paraient admirablement.

Son orchestration inspirée se distingue avant tout par son coloris éblouissant, par des effets calculés audacieusement, par la sonorité naturelle et par la facilité de son exécution. Je ne me rappelle pas un cas où son instrumentation, déchiffrée à la première répétition en lecture à livre ouvert, ne sonnât correctement.

Le coloris orchestral fut toujours un don inné de Rimsky-Korsakoff. Je me souviens de la première version de son tableau symphonique Sadko ; elle cédait le pas, naturellement, à la deuxième, plus récente, mais l’impression générale fut néanmoins presque égale.

Autrefois, on reprochait à Rimsky-Korsakoff l’absence, soi-disant, de force dans son orchestre. Pour se convaincre de cette complète erreur de jugement, il suffit d’entendre les accroissements des sonorités dans les chœurs populaires de ses opéras Mlada, Kitej, ou bien encore dans la scène du Tocsin du Prince Igor.

 

III

 

La vie musicale de Rimsky-Korsakoff s’est passée à Saint-Pétersbourg. Après l’éloignement progressif de Balakireff du groupe des « Cinq », c’est Rimsky-Korsakoff qui le remplaça et devint notre chef à tous, jeunes musiciens. On s’inclinait devant son autorité, on le croyait aveuglément et on lui demandait des conseils qu’il ne refusait à personne.

Travaillant sans relâche à ses œuvres, surtout en été, quand il se libérait de ses occupations pédagogiques, Rimsky-Korsakoff trouvait le temps de s’intéresser vivement à tous les événements, sans exception, du monde musical. Il fréquentait les spectacles, les concerts, les réunions, les amis malades, au chevet desquels le grand maître arrivait toujours le premier.

Ce n’est pas par les seuls conseils qu’il aidait ses collègues amis ; c’est encore par un labeur assidu, comme quand il lui arriva de mettre en ordre les compositions inachevées et posthumes de Dargomyjsky, de Moussorgsky et de Borodine.

Au début de 1869 mourut le célèbre compositeur russe Alexandre Dargomyjsky, qui laissait un opéra inachevé, Le Convive de pierre, sur le texte d’Alexandre Pouchkine, écrit en forme d’arioso récitatif et qui produisit un bouleversement considérable dans le domaine de l’opéra. L’éminent auteur du Convive de pierre légua en mourant l’achèvement de son œuvre au compositeur César Cui, et son instrumentation à Rimsky-Korsakoff. Ce fait démontre la confiance que l’exigeant et sévère maître Dargomyjsky témoignait au jeune officier de marine, qu’on connaissait déjà par la composition d’une grande quantité de romances et de morceaux d’orchestre, parmi lesquels le tableau musical Sadko et la suite symphonique Antar. Rimsky-Korsakoff réalisa avec succès sa tâche difficile et l’opéra Le Convive de pierre put voir bientôt les feux de la rampe.

Il ne fut guère satisfait de cette première expérience, considérant son instrumentation comme trop surchargée et, trente ans après, il la refit dans le sens du véritable caractère intime de la musique du défunt compositeur.

La connaissance approfondie de l’opéra Le Convive de pierre n’a pas été sans laisser de traces dans l’œuvre créatrice de Rimsky-Korsakoff : il lui paya son tribut en composant par la suite un petit opéra également sur un texte de Pouchkine : Mozart et Salieri et en se basant fidèlement sur les principes et les méthodes du Convive de pierre.

Rimsky-Korsakoff fut particulièrement lié d’amitié avec Modeste Moussorgsky et Alexandre Borodine ; il aimait et appréciait hautement leurs œuvres. En 1871-1872, il habitait avec Moussorgsky le même appartement et fut témoin de son travail pour la rédaction définitive de l’opéra Boris Godounoff.

Bien longtemps avant la mort de Borodine, Rimsky-Korsakoff le soigna avec un touchant dévouement, un dévouement maternel si l’on peut dire. Non content de l’appui qu’il donnait à ses collègues de leur vivant,il immortalisa son propre nom, par une série d’incomparables gestes d’abnégation en mettant en ordre définitif leurs œuvres posthumes et en les préparant pour l’édition. Ainsi recueillit-il tous les manuscrits inédits de Moussorgsky (son opéra Khovanchina, ses compositions orchestrales, ses chœurs accompagnés d’orchestre, etc.). Il les revisa, les termina et les instrumenta. Ayant provisoirement fini de travailler sur Moussorgsky, il insista auprès de Borodine pour l’exhorter amicalement à terminer son opéra Prince Igor, et lui offrit son aide personnelle. La musique du Prologue, des 1er, 2e et 4e actes fut presque terminée, ainsi que quelques morceaux séparés, instrumentés magistralement par le compositeur lui-même. Les lamentations de Yaroslavna, La chanson de Galitsky, L’air de Kontchak et Les Danses Polovtsiennes furent exécutés plus d’une fois aux concerts et devinrent très populaires. Borodine accepta cordialement les conseils de son ami, mais étant, à ce moment, très pris par la composition de sa Troisième Symphonie, il se montra en vérité indifférent au sort du Prince Igor.

 

IV

 

Borodine mourut le 27 février 1887. Sans perdre un jour, Rimsky-Korsakoff se mit à la besogne mettre de l’ordre dans l’opéra inachevé de Borodine, en m’invitant à le seconder dans ce travail. Nous connaissions tous deux parfaitement la musique de cet opéra et nous déchiffrions sans peine les manuscrits et les brouillons du défunt. Rimsky-Korsakoff fixa préalablement le scénario du troisième acte où le drame devait prendre son dénouement et m’invita à achever sa composition en utilisant, si possible, les matériaux existants, ainsi que l’ouverture dont je me rappelais parfaitement le plan. Quant à lui, il entreprit d’instrumenter tout le reste, en conservant authentiquement les morceaux séparés, composés par l’auteur de son vivant. Ce travail de concordance fut mené conjointement par nous durant à peu près deux années et, en automne 1890, fut jouée la première du Prince Igor sur la scène du théâtre Marinsky, à Saint-Pétersbourg.

Aux environs de cette époque, Rimsky-Korsakoff songea à entreprendre la révision de la version originale de l’opéra Boris Godounoff, de Moussorgsky, qui fut édité en clavier et joué au théâtre Marinsky dès l’année soixante-dix, mais plus tard rayé du répertoire. Ce n’est que vingt ans après qu’on reprit cet opéra, mais, alors, dans la nouvelle version de Rimsky-Korsakoff. Il y plaça une part de création individuelle, d’une profonde réflexion, donnant la mesure de sa grande expérience de compositeur. Ce fut l’acte le plus courageux de sa vie, car les opinions des musiciens et de la presse furent divisées. Toutefois, si beaucoup restèrent fidèles à l’original, la majorité se plaça résolument du côté de Rimsky-Korsakoff.

Cette querelle n’est point vidée de nos jours, mais je prends la liberté d’affirmer que l’opéra Boris Godounoff, dans sa nouvelle version, victorieusement représenté dans le monde entier, doit sa gloire à l’action de Rimsky-Korsakoff. Malgré sa dévotion pour le talent inépuisable de Moussorgsky, Rimsky-Korsakoff, fin artiste lui-même, ne pouvait néanmoins pas méconnaître dans la partition originale de Boris Godounoff quelques imperfections de la matière musicale, ainsi que l’insuffisance de la sonorité orchestrale. Connaissant presque de mémoire cet opéra, il se proposa de rendre à l’orchestre cette force et cette couleur qu’il avait maintes fois entendues dans l’exécution brillante de cette œuvre, au piano, de l’auteur — lui-même pianiste de premier ordre. Il remplit cette tâche avec tout son talent et toute sa maîtrise.

Pour montrer son désintéressement habituel, j’ajouterai ceci : il n’a touché de l’éditeur aucuns honoraires pour son fondamental travail de la révision d’opéras, Khovanchina, Boris Godounoff et Prince Igor, et il refusa sa part de droits d’auteur pour la Russie en qualité de co-auteur de ces œuvres. Dix années après la mort de Borodine, vu l’absence d’héritiers, il insista pour que les sommes, assez fortes, perçues pour les représentations du Prince Igor en Russie, fussent remises au Conservatoire de Saint-Pétersbourg afin d’en constituer des bourses annuelles, au nom de Borodine, aux meilleurs élèves.

Un très grand rôle dans la vie musicale et intime des compositeurs russes, avec Rimsky-Korsakoff à leur tête, échut à M. P. Belaïeff qui donna presque toute sa grande fortune pour le soutien de l’art musical russe. Il fut peut-être le seul idéaliste, dans l’histoire de la musique russe, qui aima la musique avec passion. Ayant débuté par une maison d’édition, le riche commerçant commença à élargir peu à peu le champ de son activité : il fonda les concerts symphoniques de musique russe, dota de prix les meilleures compositions musicales et, finalement, organisa sa propre fondation qu’il légua à un Conseil, composé, au début, de Rimsky-Korsakoff, de A. Liadoff et de moi-même. Au commencement, M. P. Belaïeff appréciait la musique de Rimsky-Korsakoff avec quelque réserve, mais ayant, avec le temps, pris confiance en son talent créateur et en sa grande maîtrise, il aima sincèrement l’art et l’homme, plaçant très haut son idéal, d’une probité supérieure. Dans toutes ses entreprises, il le consulta préalablement ; Rimsky-Korsakoff devint son véritable inspirateur, notamment dans les questions de concerts. Si j’ai bonne mémoire, l’idée de fonder les Concerts Symphoniques russes à Saint-Pétersbourg fut suggérée à Belaïeff par Rimsky-Korsakoff lui-même.

Amateur passionné de musique de chambre, Belaïeff arrangeait hebdomadairement, le vendredi, à son domicile, des soirées de quatuor où en entendait l’exécution des ensembles de cordes des classiques et contemporains. Les exécuteurs furent choisis parmi les musiciens-amateurs avec le concours de l’hôte lui-même. Ces vendredis étaient devenus le rendez-vous des compositeurs, des exécutants et des amateurs de musique. Rimsky-Korsakoff les visitait assidûment et fut l’âme même de ce petit cénacle.

L’activité incomparable et fructueuse de Belaïeff, cet artiste-mécène, se manifesta et se développa durant ces années d’éclosion du talent de Rimsky-Korsakoff ; le grand compositeur avait une sincère amitié pour son mécène, auquel il survécut quatre années. Les compositeurs russes se souviendront avec une profonde reconnaissance de cette époque heureuse de l’histoire de la musique russe. Rimsky-Korsakoff, d’une part, les soutenait par son autorité morale ; c’est Belaïeff qui, d’autre part, les soulageait matériellement et qui leur permettait de créer librement. Grâce à l’institution des Concerts Symphoniques et de la Maison d’Édition, les compositeurs purent entendre leurs œuvres et les voir éditées.

Ayant créé une énorme quantité d’œuvres originales et une série considérable des versions fondamentales d’œuvres de ses amis, Rimsky-Korsakoff nous laissa également plusieurs œuvres littéraires et pédagogiques. En dehors des Annales de ma vie musicale, déjà citées, il composa un Traité d’Harmonie, manuel conçu dans la forme scientifique, mais accessible à tout le monde ; un Manuel Supérieur d’Instrumentation — en y mettant tout son savoir précieux et son expérience artistique, acquise durant une vie consacrée à l’art musical. Ces travaux sont universellement connus et traduits en plusieurs langues.

Véritable maître, doué d’un talent éclatant, esprit large et profond, homme aux idéaux supérieurs ; probe, désintéressé, énergique et laborieux — Rimsky-Korsakoff ne fut pas assez vivement apprécié de ses contemporains pour sa haute production et sa vie toute d’abnégation, et la nouvelle génération ne le connaît pas suffisamment. C’est pourquoi je m’efforce de tracer dans ces lignes, hélas ! incomplètes, son véritable portrait.

Ce n’est pas par hasard que j’insiste, au début de cet article, sur le récit du séjour de Rimsky-Korsakoff à Paris, pendant l’été de 1889, séjour intimement lié aux concerts de musique russe à l’Exposition Universelle. Il y a là une coïncidence imprévue le jour du 25e anniversaire de sa mort tombe à la date du premier concert au Trocadéro, où, pour la première fois, on entendit son admirable Antar. Je voulais profiter de cette coïncidence pour commémorer le souvenir du grand artiste et le lier à la renaissance de la musique russe en France.

Le créateur de Snégourotchka, de Sadko, de Kitej, qui sut rendre si incomparablement en sons sublimes les tableaux de la nature, mourut pendant un fort orage de nuit, dans sa propriété « Lubensk », Gouvernement de Pskov, ville ancienne et républicaine, évoquée par lui dans son premier opéra La Pskovitaine .

 

ALEXANDRE GLAZOUNOW.

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 2 octobre 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] 18 mars 1844-21 juin 1908.

[2] Voici la liste complète des opéras de Rimsky-Korsakoff : La Pskovitaine , Nuit de Mai, Snégourotchka, Mlada, Sadko, Nuit de Noël, Servilia, La Fiancée du Tzar, La Boyard Chéloga, Tzar Saltan, Le Pane Voiëvode, Mozart et Salieri, Kastchey l’Immortel, La Légende de la Cité Invisible de Kitej, Le Coq d’Or.

[3] Cette phrase est fautive dans le texte original. (Note BRS).