LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Jules de Gaultier

1858 – 1942

 

 

 

 

INTRODUCTION

À

L’IDÉE DE BIEN CHEZ TOLSTOÏ ET NIETZSCHE

DE

LÉON CHESTOV

 

 

 

1925

 

 

 

 

 


L’Idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche (Philosophie et prédication), trad. de Tatiana Beresovski-Chestov et Georges Bataille, Paris, Éditions du siècle, 1925. [Collection de philosophie intellectualiste, sous la direction de M. Jules de Gaultier]

 

 

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

 

 

 

 

 

 


Cette collection de philosophie dont la direction m’a été confiée par les Éditions du Siècle a été placée sous le signe de l’intellectualisme. Or M. Chestov, au regard de qui a quelque divination de la nature des esprits, compte parmi les mystiques.

Dois-je donc me disculper d’introduire sous cette rubrique intellectuelle une œuvre de ce philosophe ? Une telle publication va-t-elle à l’encontre du but annoncé de l’entreprise ? Faut-il, du moins, faire valoir des circonstances atténuantes ? Je les trouverais dans les termes mêmes de la notice qui définit l’esprit de la collection. Il y est dit que l’on n’y témoignera pas d’un exclusivisme intransigeant et que l’on s’y montrera « soucieux principalement de la qualité des œuvres ». Une telle déclaration suffirait à me couvrir aux yeux de tous ceux qui connaissent l’œuvre de M. Léon Chestov dont le renom était grand déjà dans son pays avant la guerre, dont les Allemands et les Anglais ont recueilli avant nous la pensée dans leur langue et dont aucun homme animé d’une vie intérieure n’a lu, sans en être remué, les Révélations de la mort[1] et la Nuit de Gethsemani[2]. Ce sont les seuls textes de l’écrivain russe qui aient été jusqu’ici traduits en français si l’on excepte les pages remarquables consacrées à Descartes et à Spinoza et qui furent publiées dans le Mercure de France[3].

D’un tel point de vue je pourrais invoquer encore une autre considération et faire valoir que, dans cet ouvrage sur Tolstoï et Nietzsche, l’élément mystique n’est que fort peu apparent et que ceux-là seuls, qui sont porteurs de la baguette de coudrier, en sauront distinguer les ondes souterraines. Car elles affleurent rarement à la surface de l’œuvre. Celle-ci, par la critique incisive que l’on y rencontre de la sensibilité de cet autre grand mystique que fut Tolstoï, révèle surtout, avec beaucoup d’éclat, des qualités intellectuelles de l’ordre de l’analyse la plus aiguë où, dans une intonation très personnelle, la pensée toujours riche et chargée d’improvisation se développe selon une logique de grand style.

Mais ce n’est pas de ces circonstances atténuantes que je me réclamerai. J’en chercherais d’aggravantes plutôt et si je devais me justifier, c’est en plaidant coupable que je le ferais. Ainsi dirais-je, il n’a pas tenu qu’à moi que la première œuvre de M. Chestov publiée dans cette collection intellectualiste ne fut d’un caractère où la croyance mystique se manifestât avec plus d’évidence, telle par exemple cette Apothéose du déracinement dont aucun terme de notre langue ne parvient à rendre avec une exactitude absolue la signification précise.

C’est en effet de propos délibéré que j’ai fait entrer dans cette collection intellectualiste l’œuvre d’un mystique. Ce n’est point par dilettantisme, en considération d’un régal de pensée et d’un art pour l’art de la dialectique, mais c’est en raison principalement du caractère mystique de son auteur que l’ouvrage de M. Chestov m’a paru devoir y figurer. Si ce n’est un défi, c’est du moins une manifestation, si bien qu’à défaut de ce penseur j’eusse cherché sans doute un autre écrivain propre à tenir le même rôle. Mais comment en trouver un dont la sensibilité fût plus authentique, chez qui le jaillissement de la vie intérieure s’élevât d’une source plus profonde ?

C’est donc du mysticisme, et, d’un terme qui paraîtra peut être plus précis, c’est de la foi qu’il s’agit ici. C’est la foi qu’il s’agit de confronter avec l’intellectualisme et, à confesser le motif secret qui peut-être m’a induit avec le plus de force persuasive à instituer cette confrontation, c’est, dirai-je, qu’en cours d’instance, une autre forme de la mentalité sera mise en cause : le rationalisme. À son égard se réalisera cette éventualité caractéristique de certains procès à la suite desquels tels témoins, et qui semblaient n’avoir rien à faire dans le litige qu’a témoigner, apparaissent comme les condamnés véritables.

La notice où la collection est présentée fait état, entre autres énonciations, de cet aphorisme emprunté à l’Introduction à la Vie intellectuelle : « Comprendre s’oppose à croire et tout intellectuel a pour contraire tout croyant. » Cette formule n’a pas choqué les intellectuels ; elle a choqué quelques croyants. Elle a été interprétée par ceux-ci comme une défense d’entrer. Je voudrais montrer qu’ils se trompent et que cette contrariété n’exclut pas la coexistence en un même esprit de l’intellectualisme et de la croyance pourvu que ces deux courants spirituels y demeurent parfaitement distincts comme ces eaux du Rhône qui traversent sans s’y mêler celles du Léman.

Ce n’est pas pour la première fois et dans l’intérêt d’une cause à défendre que je me range à ce point de vue et déjà, dans cette même Introduction à la Vie intellectuelle à laquelle est empruntée la formule de cette antinomie entre l’intelligence et la foi. Je donnais, à titre d’illustration d’un rare intellectualisme, le cas de ce Révérend Père Adone Doni mis en scène dans le Puits de sainte Claire par Anatole France et qui croyait en Dieu parce que sa foi religieuse le lui enjoignait mais se moquait de ceux qui, n’étant pas soumis à la même obligation, croyaient en Dieu pour des raisons. Croire pour des raisons m’apparaissait dès lors une attitude mentale analogue à celle qui engendre la notion de fer en bois évoquée par Schopenhauer à propos du libre arbitre. Car c’est précisément parce que les catégories de l’intelligence sont entièrement distinctes de celles de la croyance que l’une ne peut déterminer l’autre. C’est parce que l’une cesse où l’autre commence qu’elles ne peuvent jamais entrer l’une avec l’autre en conflit. Si la dispute éclate, c’est que l’une ou l’autre, ou parfois l’une et l’autre, ne sont pas à l’état de pureté dans le cerveau où elles se heurtent. Il semble donc que l’intellectualisme du R. P. Adone Doni soit plus propre à témoigner de la réalité de sa foi qu’à la faire tenir en suspicion. En irritable intellectuel il sait que la logique engendre des conclusions mais qu’elle ne commande pas des actes, en sorte que la foi, qui est proprement un acte, ne saurait être altérée par elle.

Si, renversant le point de vue, on cherche dans quelle mesure un intellectuel pur aurait licence, sans transgresser la logique dont il relève, d’adhérer à une croyance, peut-être faudrait-il répondre tout d’abord, qu’en fait, le tempérament physiologique qui produit les intellectuels est le plus souvent à l’opposé de celui qui produit les croyants. À vrai dire, le R. P. Adone Doni sont rares. Plus rares sont peut-être encore ceux qui, partis de l’intellectualisme, pourraient aspirer à une foi véritable et la posséder. Il n’apparaît pas pourtant que, théoriquement, cette rencontre soit plus irréalisable dans ce cas que dans le précédent, pourvu que les deux attitudes se développent sans prendre l’une sur l’autre un point d’appui. Mais, il importe pour décider de sa possibilité et de sa légitimité de préciser ce qu’est exactement l’intellectualisme.

I

Il s’agit là d’un état qu’il est d’autant plus indispensable de définir que, dans la Tour de Babel qu’est le langage philosophique, on le confond trop fréquemment avec le rationalisme dont il diffère dans la mesure où le rationalisme s’oppose à la raison pure. Le rationalisme contre la raison, cette formule critique que j’ai développée dans la Philosophie officielle et la Philosophie[4] et qui donne à ce petit livre sa véritable portée, c’est elle aussi qui attribue sa signification au titre de cette collection : philosophie intellectualiste. Qu’est-ce donc que l’intellectualisme, et le point de vue où il nous situe nous autorise-t-il ou nous défend-il de tenir pour légitime le mysticisme de la croyance ?

L’intellectualisme, répondra-t-on, c’est exactement ce que serait le rationalisme si ce terme n’avait été détourné de sa signification par une école qui, exploitant à son profit le prestige de la raison, a introduit sous son nom, pour leur attribuer une autorité qu’ils n’ont pas, des vœux de sensibilité. L’intellectualisme se donne pour une doctrine de l’expérience pure dont les seuls gestes constants forment les catégories de la raison. Sous le jour d’une conception moniste, qui seule embrasse la totalité de l’objet philosophique, il distingue, à travers les analyses kantiennes, qu’il n’y a qu’une seule expérience et que, rien n’étant hors de cette expérience, elle s’est donné à elle-même ces perspectives, ces formes, selon la terminologie de la Critique, parmi lesquelles, se réfléchissant sur elle-même, elle se saisit en un acte de connaissance. C’est ainsi, dans l’expérience elle-même, que les formes de la connaissance s’élaborent et il n’y a aucune différence de nature entre l’activité qui compose la forme et celle qui compose le contenu de la connaissance. Ce qui constitue le caractère formel de certains gestes de l’expérience, c’est qu’ils se répètent constamment semblables à eux-mêmes, tandis que s’inscrivant parmi les cadres de cette inlassable et vivante répétition, d’autres gestes improvisent l’infinie diversité des phénomènes. Ainsi le mot formes ne laisse entendre rien d’autre que les conditions sous lesquelles toutes les improvisations de l’expérience sont tenues de se produire pour être comprises en un même univers. Ce sont ces conditions dont l’ensemble constitue la raison. En ce sens général la raison est dans les choses avant d’être dans l’esprit. Elle est ontologique avant d’être logique. Elle est dans les choses cette part de répétition que l’on vient d’y distinguer. Elle est dans l’esprit le reflet et le décalque de cette part de constance.

Une telle déduction de la connaissance et de la raison qui supprime tout intermédiaire étranger entre l’expérience et la connaissance où elle se saisit, supprime du même coup les inquiétudes que suscitaient, quant à la véracité de la connaissance, quant à la confiance que nous pouvions lui accorder, les autres hypothèses où avec Leibnitz, Berkeley ou Malebranche. Dieu intervenait comme horloger, ou comme lieu éternel des objets. Dieu, affirmait Descartes, ne peut vouloir tromper les hommes. Mais Pascal ne partageait pas cet optimisme et son doute creusait l’abîme où le vertige s’empare de l’esprit.

Nous n’avons plus désormais les mêmes raisons de nous inquiéter. Mais ce dont il nous faut d’avance prendre notre parti, ce qu’il nous faut savoir, c’est que nous ne pourrons connaître, que nous ne pourrons voir et saisir l’univers qu’à travers ces formes de connaissance que l’expérience métaphysique, en se réfléchissant sur elle-même à quelque moment logique de son développement, s’est à elle-même aménagées, à travers ces fenêtres qu’elle a ouvertes dans notre esprit sur son propre jeu. Après cela, et pour savoir qu’elle sera la nature de cette connaissance, il nous reste à nous enquérir de ces formes dont il a été dit qu’elles se distinguent à ceci : quelles sont communes à toute expérience psychologique que l’on puisse concevoir et que le fait d’être des éléments constamment mêlés à tout donné psychologique, parmi la diversité et l’instabilité de tous les autres éléments, constitue seul leur caractère formel et leur attribue leur considérable importance.

Les identifier, c’est donc rechercher, et rien de plus, quelles sont les conditions communes à toute expérience et sans lesquelles les éléments divers mêlés à chaque expérience donnée ne seraient pas parties de notre univers. Ces conditions sont en petit nombre et ce nombre, il est aussi grave de l’exagérer que de le restreindre

La première de toutes est celle qui enchaîne l’existence à la connaissance d’elle-même. La seconde, et qui pourrait être déduite de la première, stipule qu’il n’est de connaissance que dans l’opposition d’un objet à un sujet. Du rapprochement de ces deux constats cette conséquence suit que l’existence, ce réel que toute la pensée philosophique aspire à posséder, — est donnée dans un inadéquat invincible, exclusif de tout absolu. La nécessité pour l’existence de se connaître et, pour se connaître, de tirer de soi les éléments objectifs et subjectifs de tout état de connaissance possible, implique que, dans tous les cas imaginables et indéfiniment, la part d’elle-même qui tiendra le rôle du sujet sera exclue de l’état de connaissance, de la même façon que dans tout groupe photographique l’opérateur se trouve lui-même exclu du groupe.

Il n’est pas pour l’homme de conséquence plus évidente, ni de plus importante sur l’emploi qu’il lui est permis de faire de ses facultés intellectuelles où joue en miniature ce mécanisme. Mais comme s’il n’eût suffi de cette opération de logique, de ce geste de déduction pour l’informer d’une condition aussi importante du jeu de son activité, les autres formes qui conditionnent également l’apparition de la réalité et sans lesquelles elle n’est pas saisissable, le temps, l’espace, la causalité, lui sont données aussi parmi les perspectives de l’indéfini. S’il n’est pas possible à l’esprit de former une représentation psychologique d’où ne soit exclue cette part subjective que nécessairement en détache sa propre intervention, il ne lui est pas davantage possible d’imaginer un phénomène qui ne soit tributaire, quant à sa genèse et indéfiniment dans l’indéfini du temps et de l’espace, d’un phénomène antécédent. Le principe de contradiction s’ajoute pour leur donner toute leur force à ce petit nombre de constats qui ne sont aucunement a prioriques, qui sont tous impliqués en quelque donnée psychologique que l’on imagine. Ainsi assemblés ils constituent tout le contenu de la raison et nous signifient que le monde, insaisissable en son tout, nous est donné dans la relation indéfinie du divers au divers, que cette relation est, au regard de la raison, l’essence de sa réalité. C’est cet ensemble des principes de la raison pure que l’on désignera sous le terme de principe de relation.

II

Avec le principe de relation nous voici en possession d’un critère qui nous permettra de distinguer en toute circonstance dans quelle mesure une idée ou une proposition quelconque sont légitimes et ont droit de cité dans le domaine de la connaissance, dans quelle mesure elles en doivent être exilées. Or il apparaît que, par une singulière contrariété, la sensibilité des hommes s’insurge contre les conséquences du principe de relation auquel leur intelligence est soumise. Il y a à cette insurrection une cause dont il serait vain de méconnaître la légitimité : l’existence donnée par la connaissance dans la relation est donnée par la sensibilité dans la souffrance. Point de vue d’hédonisme, dira-t-on, et qui n’a pas, comme mesure des choses, de valeur philosophique. Prétention angélique de philosophes, répondrai-je, qui se targue d’échapper à l’hédonisme ! L’hédonisme est la forme de la sensation. Or c’est dans la sensation que s’éveille le fait de conscience et que se révèle parmi les divers modes de la qualité tout le monde objectif du sens commun et de la science.

En fait, tous les efforts de la dialectique pour éliminer l’hédonisme n’ont fait que le transposer. Le stoïcisme n’est qu’une attitude pour se rendre maître de la douleur. La douleur est l’unique souci, elle est l’unique raison d’être de la doctrine. Le thème de la Volonté de puissance ne fait que conditionner la joie par la puissance, en somme, situer la joie dans la puissance. Qu’ai-je tenté moi-même dans la Sensibilité métaphysique, en substituant à la sensibilité messianique une sensibilité spectaculaire, que proposer, en termes d’hédonisme et dans le domaine de la relation, une justification de la vie ? Quand le sens esthétique réconcilie en une unique sensation de beauté l’antagonisme des sensations élémentaires du jouir et du souffrir, c’est en joie, en une joie supérieure, qu’il convertit les unes aussi bien que les autres. Certes avec une telle solution je n’ai pensé renier ni l’hédonisme ni Épicure. Mais, écartant tout messianisme, je me suis appliqué seulement à montrer que, dans le domaine immédiat de la relation, l’existence renferme un principe de justification qui l’absout d’impliquer les éléments tels que le mal et la douleur, qu’il est un point de vue, intérieur à toute psychologie, duquel chacun peut découvrir en lui-même ce principe de justification esthétique.

À supposer que l’existence puisse être justifiée de la sorte parmi les perspectives strictement intellectuelles du principe de relation, ne peut-il sembler qu’il soit superflu désormais de lui chercher une autre justification et n’y a-t-il pas lieu de déclarer non avenues toutes les aspirations du mysticisme ? Qu’est-ce que ce mécontentement qui pousse les hommes à en appeler de la réalité imparfaite, et douloureuse à une réalité future de bonheur parfait ? À quoi bon ce messianisme ? Et n’y a-t-il pas lieu de le condamner définitivement quant aux buts directs qu’il poursuit si, d’une part, l’aspiration où il s’exprime reçoit justement satisfaction sous le jour d’une autre conception du réel, si, d’autre part, selon les développements du Bovarysme au chapitre du Génie de la Connaissance[5], cette faculté de mécontentement est le moyen du mouvement dans le jeu de l’existence, un principe d’action, illusoire quant au but qu’il veut atteindre, mais parfaitement efficace en tant que producteur d’une force indispensable au jeu phénoménal.

De telles raisons cependant ne paraissent pas suffisantes pour se désintéresser de la croyance sous ses formes mystiques. En stricte logique le fait pour une action ou pour un désir d’être le moyen d’un but qu’ils ne soupçonnaient pas n’exclut pas nécessairement la possibilité d’atteindre celui qu’ils avaient en vue. Et il reste encore que la croyance mystique peut intervenir en des cas où le sens esthétique n’entre pas en jeu, ou que, selon une signification plus profonde, elle pourrait être l’un des modes d’ordre, non pas mental, mais biologique et d’autant plus essentiel, du sens esthétique lui-même.

On ne saurait donc, sur les présomptions que l’on a exposées, rester dans les limites d’un strict intellectualisme et exclure de la réalité le fait mystique, le déclarer sans objet. Si après cela on constate que le sentiment religieux, sous ses formes mystiques, requiert la confusion du désir avec son objet, il faut reconnaître qu’il est irréalisable parmi les perspectives du principe de relation, ce principe n’accordant l’existence que dans la mesure où elle est divisée avec elle-même et, du fait de cette division, tire d’elle-même la part objective de cette connaissance de soi à laquelle il la soumet. La question de la légitimité du sentiment religieux se réduit donc à rechercher si, par delà les limites de l’horizon intellectuel, définies par le fait de relation, un autre état est possible.

Or si l’hypothèse d’une existence qui n’aurait pas connaissance d’elle-même est parfaitement inconcevable pour l’esprit, parmi les perspectives du principe de relation, il n’est pas, dans ce principe, de décret promulguant, qu’en dehors de ses propres perspectives, des états ne soient pas possibles qui diffèrent, toto genere, de ceux qu’il engendre.

L’intellectualisme en effet se fonde sur la seule autorité de l’expérience, sur le fait d’une improvisation empirique antérieure logiquement à toutes les catégories de l’esprit et dont ces catégories sont le produit. Il se situe expressément sous la dépendance de l’expérience qui, en cours d’évolution, s’est donné comme des fenêtres sur elle-même ces perspectives de la relation, en quoi il consiste, à travers lesquelles elle continue de s’écouler et d’apparaître à sa propre vue. Or deux choses d’un tel point de vue sont impossibles : l’une, c’est, à travers ces perspectives, de voir autre chose que ce qu’elles nous montrent, c’est-à-dire l’indéfini de la relation ; l’autre est d’affirmer que, par delà ces perspectives de la relation que l’expérience, à un moment logique de son développement, s’est données, il n’existe aucun autre état possible de l’expérience.

Voici donc, par delà les limites de la relation, un domaine où l’intellectualisme n’a pas de principe pour prononcer que l’activité mystique y soit impossible. Constater qu’en quelque domaine elle n’est pas impossible, c’est accorder qu’elle est possible, mais non qu’elle soit réelle.

C’est tout ce que l’intellectualisme peut faire en faveur de la croyance à qui il appartient de se suffire à elle-même et de s’affirmer par son propre mouvement dans ce domaine qui lui est concédé.

Si cependant, du point de vue intellectuel et sans affirmer l’existence de la croyance mystique, on cherche à éveiller, par quelque approximation, l’idée de ce qu’elle pourrait être, il semble que l’on dispose de trois moyens :

a — On peut dire ce qu’elle n’est pas ;

b — On peut rechercher ce qu’entendent sous son nom les mystiques et, dans la mesure où leur conception ne se confond pas avec ce que l’on aura trouvé qu’elle ne peut pas être, on la peut accepter pour ce qu’elle pourrait être ;

c  On peut la concevoir enfin, par analogie avec quelque état, s’il en est, qui se rencontre dans la vie phénoménale et où serait poursuivi, par des moyens donnés dans la relation, le même objet vers lequel semble tendre l’aspiration des mystiques.

 

— a —

 

On a reconnu déjà que le grand ressort du mouvement dans la vie humaine est un fait de mécontentement inlassable qui engendre les religions, les morales et les sciences. Ces trois catégories de l’activité psychique (j’ai fait ailleurs des réserves pour les sciences) sont les symptômes où se manifeste le jugement que l’homme a porté sur l’existence. Il la juge imparfaite, douloureuse et mauvaise. Il la veut changer. Les religions, les morales et les sciences sont les trois moyens par lesquels l’homme s’efforce vers un même but : faire en sorte que la vie devienne autre qu’elle n’est.

Si le sens mystique a une signification qui lui soit propre, il semble donc que nous ne puissions la rechercher que dans l’inversion de l’attitude engendrée dans l’esprit humain par la considération de la vie à travers les perspectives du principe de relation. Le mysticisme, à l’encontre de ce mécontentement qui engendre le désir de changer ce qui est, sera donc le sentiment de la perfection de l’existence. Susciter et développer, dans la conscience, par les moyens qui lui sont propres, la certitude de cette perfection, convertir cette certitude en une réalité psychique indéniable et vivante, telle sera son activité essentielle. Et cette activité aboutira à réconcilier l’homme avec sa destinée, à introduire dans son esprit un état de quiétude et d’apaisement et, par delà toute évidence, une confiance absolue en la bonté et l’harmonie de l’univers dans lequel il est compris.

 

— b —

 

Le mysticisme comme sentiment de la perfection de l’existence, voici donc l’identification à laquelle aboutit la méthode a contrario dont on vient de faire usage. Renseignement d’une extrême importance et qui est riche de conséquences.

Si l’on consulte après cela l’expérience mystique telle quelle s’est manifestée chez un Ruysbroek l’Admirable, chez un François d’Assise, chez une sainte Thérèse, chez un saint Jean de la Croix, il semble que l’état accusé par ces mystiques comme réalisant l’aspiration où leur désir se tend soit, aussi bien dans l’extase que dans les modes intellectuels de leur vie intérieure, celui d’une euphorie parfaite, impliquant une approbation générale de l’existence, une adhésion au cours des choses tel qu’il est et quel qu’il soit. C’est d’ailleurs dans le quiétisme d’un Molinos et d’une Mme Guyon, c’est quand il encourt le reproche d’hérésie que le mysticisme se montre dans sa plus grande pureté. Car il se sépare alors de la morale dont on montrera qu’elle est ce qui lui est le plus contraire et des religions positives en tant quelles sont liées à la morale.

 

— c —

 

Le troisième moyen qui nous soit donné d’approcher quelque image du sentiment mystique, c’est le sens esthétique, qui, de nature subjective en son origine, s’objective en la production de l’œuvre d’art où il révèle son activité et sa réalité.

C’est au nom du sens esthétique que je me suis appliqué dans la Sensibilité métaphysique à opposer au messianisme moral, et sans sortir des perspectives de la relation, une justification de l’existence en sa totalité. Et c’est en effet dans le sens esthétique qu’un point de vue est aménagé duquel se révèle la métamorphose, comme du pain et du vin en une chair et en un sang divins, du jouir et du souffrir en l’unique sensation de beauté. C’est d’un tel point de vue que les événements et les phénomènes se voient retirés du jeu de la causalité qui les emportait dans un flux indéfini, que le mal et la douleur dépouillent leurs masques et révèlent le caractère fictif de leur nature. C’est d’un tel point de vue que l’existence apparaît, comme le veut Spinoza, sous les espèces de la perfection ou, selon la vue admirable de Flaubert, égale en beauté à l’aphorisme du maître de l’Éthique, comme si l’univers des objets, des événements, des sentiments et des pensées n’avait d’autre but que d’être un modèle pour une réalité à décrire, réalité nouvelle et transposée, celle de la beauté.

À travers cette conception qui permet de repousser dans le néant, après qu’il a rempli son office de modèle et qu’il a tenu la pose, tout le réel engendré par le principe de relation, le véritable et seul légitime objet de la croyance religieuse n’est-il pas atteint ? L’esprit n’est-il pas délivré de ce principe de mécontentement transcendant qui souffre de l’hallucination du monde et la perpétue ? À vrai dire, il semble qu’ici le sens esthétique et le sentiment religieux presque se confondent, car le sens esthétique apparaît comme un grand maître en mysticisme. Il crée en nous une croyance expressément inverse de celle qui nous persuade en l’état normal de la réalité du monde extérieur. En métamorphosant en sensation de beauté le plaisir et la douleur, il ouvre un jour sur ce que pourrait être l’activité essentielle du sentiment religieux dessillant les yeux hallucinés par le prisme du principe de relation et révélant un nouvel aspect des choses, comme au moyen d’une grille qui, sans changer l’objet, en changerait la signification.

III

C’est à ce point qu’il en fallait venir pour signaler le lien étroit qui, à travers un idéalisme esthétique, unit le pur mysticisme au pur intellectualisme. Que l’on ne s’y trompe pas. ce ne sont pas doctrines propres à sauver le monde. Les religions positives ont trait à l’homme social. Mais le sentiment religieux n’intéresse que l’individu, l’individu s’identifiant avec l’être des choses, assumant la responsabilité de l’existence, comme s’il en fût le créateur, et voulant que son œuvre soit bonne. Le mysticisme, comme l’intellectualisme en tant qu’il aboutit à la création du sens esthétique, c’est le pouvoir de voir les choses sons le jour de la perfection. « La théologie, disais-je en un livre récent[6], à la plus haute de ses cimes a identifié en cette formule la béatitude des élus : voir Dieu. La sensibilité spectaculaire compose une forme analogue du bonheur. Elle a pour formule : voir le réel, c’est-à-dire s’élever, à l’égard de la réalité, de l’attitude de l’exploitation, de l’utilisation, du profit, à l’attitude de la contemplation, de l’attitude du messianisme à celle du spectacle. »

Une des conséquences les plus tranchantes de ces analyses est que le sentiment religieux sous la forme pure du mysticisme reconnaît pour ce qui lui est le plus opposé la morale. Il y a antagonisme entre le sentiment religieux et la morale. La morale est sentiment de l’imperfection de l’existence. Le mysticisme est sentiment de la perfection de l’existence. La morale veut changer ce qui est. Elle le veut changer en autre chose, elle veut changer le mal en bien. Le mysticisme ne veut rien changer. C’est l’existence telle qu’elle est qu’il doit sanctifier de son approbation. Que le mystique fasse un geste pour transformer le loup en agneau, qu’il s’efforce de dissuader le meurtrier de son forfait, il a perdu la partie, il est déchu de son rang mystique et la croyance dont il témoigne de pouvoir changer ce qui est, atteste que son pouvoir est épuisé ou n’exista jamais de sanctifier et transfigurer ce qui est. C’est là le cœur de la question. Confondu avec le tout du monde, c’est le monde en sa totalité que le mystique exalte et magnifie, le monde en sa totalité, y compris le drame qui apparaît et se développe à travers le principe de relation. Le monde en sa totalité, tel et inchangé, tel, atroce et douloureux pour la sensibilité, révoltant pour la raison, tel et non autrement, c’est ce monde qui est beau et bon, c’est ce monde qu’est perfection pour le mystique et si ce n’est ce monde, tel et inchangé, qui est justifié par l’illumination mystique, si un seul cri de douleur y est étouffé, si un seul crime y est empêché, reconnaissez à ce signe que la grâce religieuse est inopérante et que le monde est livré de nouveau au jeu pervers de la causalité.

Pour résumer : rien de ce qui est révélé au mystique en deçà du principe de relation ne passe au delà et ne peut agir sur le monde que gouverne le principe de relation.

À quoi bon la croyance ? s’écrieront la plupart des croyants. Mais à ce cri ils témoigneront qu’ils ne sont pas des croyants. L’artiste qui a créé une œuvre avec les moyens propres à son art ne trouve pas son œuvre vaine parce qu’elle ne change pas le jeu des causes dans le cœur des hommes, ni dans l’histoire. Mais tant qu’il est possédé de l’émotion esthétique, il s’exalte d’avoir transfiguré le réel dans son œuvre, de l’avoir dépouillé de sa malfaisance, d’en avoir découvert l’aspect rayonnant.

La croyance mystique, elle aussi, est ce pouvoir de transfigurer le réel, non de le changer. Il y a dans les Évangiles un Jésus qui refuse de faire des miracles, qui ne consent ni à se précipiter dans le vide du sommet de la montagne, ni à convertir en pain les rochers du désert. C’est le même Jésus qui refuse de promettre aux hommes un bonheur futur dans une autre vie et leur dit : Le royaume de Dieu est en vous, vous possédez le bonheur. Changer le mal en bien, faire que les choses soient autrement qu’elles ne sont et seulement le vouloir, c’est accorder que le mal existe, c’est, de la part du croyant mystique, se précipiter dans le vide de la cime de la montagne, c’est renier son pouvoir de transfigurer le réel, et, par la seule vertu d’un feu intérieur, de le faire voir tel qu’il est, de le délivrer du mal.

Ainsi le mysticisme, la croyance sous ses formes pures a partie liée avec le pur intellectualisme. Le pur mystique comme le pur intellectuel nie la liberté, le pouvoir départi aux hommes, avec ce fameux libre arbitre, de se changer eux-mêmes et de changer le cours des choses. L’intellectuel sait qu’à travers les perspectives du principe de relation aucune fin ne peut être atteinte, aucune solution où les choses se concilieraient dans une harmonie absolue. Le mystique le sait aussi. Le mécanisme psychologique qui joue en lui n’est pas celui de la cause à l’effet, mais celui du rêve au réveil. Rien ne s’arrange dans le rêve, rien ne se résout tant que la causalité engage l’esprit dans le jeu d’un enchevêtrement sans fin. Mais le réveil rompt le sortilège, dissipe l’angoisse.

L’activité du mystique s’exerce d’un côté du principe de relation : l’activité intellectuelle de l’autre. Une barrière les sépare que ni l’une ni l’autre ne franchissent. Mais l’une et l’autre s’opposent en vertu de leurs disciplines propres à toutes les formes du rationalisme, qu’elles soient celles de la croyance demandant à la raison un point d’appui qui ne peut que précipiter sa chute, qu’elles soient celles du rationalisme philosophique introduisant en fraude dans le domaine de la relation, sous le masque de la raison, des postulats promulgués par la foi, justice, égalité, finalité, bonheur pour lesquels du moins, avec prévoyance, la foi avait aménagé, hors de la relation, un monde sur mesure.

IV

Je me suis appliqué, dans la Vie mystique de la Nature[7], à relever des états où l’adaptation de l’activité de l’existence à sa fin implique, avec une connaissance moindre d’elle-même, une moindre intervention du principe de relation, une division moindre d’elle-même avec elle-même, une béatitude plus proche de l’état mystique. Ainsi de la vie des bêtes et de la vie de la nature qui attirent l’homme, quand il s’y mêle, plus près des confins du principe de relation, jamais toutefois, au cours de l’analyse, ces limites ne sont franchies. Si l’homme y est montré participant à la vie mystérieuse de la nature, se penchant sur elle et se prêtant à sa suggestion, il y apparaît aussi que toujours il y ajoute un état de conscience actif emprunté au principe de relation, par où il demeure enraciné dans le tuf intellectuel.

Faut-il rechercher des exemples plus concrets chez les mystiques religieux ? L’attention accordée aux différentes formes de l’activité subconsciente a donné depuis quelques années un grand regain aux études qui ont trait à la mystique. C’est ainsi qu’aux magistrales analyses de M. Henri Delacroix se sont ajoutés les beaux travaux de M. Louis Massignon sur la mystique arabe et ceux de M. Jean Baruzi sur Saint Jean de la Croix. Mais chez les mystiques religieux ne se rencontrent que des états exceptionnels, subjectifs, incommunicables et dont la tare la plus grave est qu’ils sont sollicités le plus souvent par des procédés physiologiques ou intellectuels trop méthodiquement volontaires. Beaucoup plus intéressant selon moi est l’effort des penseurs qui ne se sont pas appliqués à réaliser en eux-mêmes l’état mystique, mais qui, par une méditation intellectuelle constante, ont témoigné que le souci mystique occupait le centre de leur vie intérieure.

Or, si, parmi ceux-ci, il faut citer, avec un Pascal, des écrivains tels que Tolstoï ou Dostoïevsky, il est actuellement un penseur qui peut pour nous résumer tous ceux-ci parce qu’il a étudié chez eux, avec une avidité passionnée comme les éléments de son propre souci, l’essence mystique de leur pensée. C’est M. Léon Chestov, que la tempête soviétique a rejeté sur nos côtes et que nous garderons, le tenant déjà pour le plus haut et le plus original représentant de la pensée philosophique russe.

Or, M. Chestov présente ce particulier intérêt qu’il est venu à des conclusions proches de celles qui ont été exposées au cours de ces analyses d’un point de départ contraire. C’est en raison d’un souci intellectuel et pour éviter le dogmatisme que j’ai pensé devoir laisser place, en deçà du principe de relation, à l’expression d’une foi mystique. C’est, au contraire, sous l’empire d’un besoin mystique que M. Chestov a recherché pour le sentiment religieux un domaine où il ne pût se heurter à aucune contradiction logique et qu’il a situé l’objet de la croyance par delà toute objection où il pût se briser. Il s’est trouvé que ces deux soucis contraires se sont accordés pour attribuer au sentiment religieux un même territoire où il se pût exercer sans contrainte, en sorte que, ne laissant place à aucun compromis, ils se rejoignent en des conclusions aussi utiles à l’intellectualisme qu’au sentiment religieux.

M. Chestov situe, comme je le fais moi-même, le mysticisme en deçà du principe de relation. Comme je le fais moi-même, il n’accorde pas que ce qui est situé en deçà du principe de relation puisse avoir quelque action sur ce qui est situé sous sa dépendance. Il suppose la cloison étanche. Il est, au nom du mysticisme, antirationaliste autant que je le suis moi-même au nom de l’intellectualisme. Pas plus que moi il n’admet qu’à travers les perspectives de la relation on puisse atteindre le bien, ni le vrai, ni la justice, ces idées que les différentes religions ont réalisées dans le domaine de la foi et que le rationalisme a eu la prétention d’introduire, privées de la foi qui les supportait, dans le domaine de la raison qui les repousse.

Ces conclusions me paraissent si importantes que je n’oserais, craignant d’être considéré comme partie au débat, les attribuer moi-même à M. Chestov. Je ferai donc abstraction de mes propres estimations et, pour montrer chez M. Chestov l’accord des formes pures de la croyance avec le pur intellectualisme, c’est au critique le plus qualifié de sa pensée, à M. Boris de Schlœzer, que j’emprunterai une interprétation dont je sais qu’elle a l’entière approbation du philosophe.

Le comparant et l’opposant à Socrate « rationaliste et moraliste enthousiaste », M. Boris de Schlœzer nous montre un Chestov « irrationaliste et immoraliste, mais non moins enthousiaste, esprit essentiellement religieux[8] ». Et cette peinture à grands traits déjà met en évidence les caractères communs de l’intellectuel et du mystique tels qu’ils viennent d’être déduits de l’analyse des doctrines. Immoraliste et religieux, le critique insiste sur ce double caractère et joignant au cas de M. Chestov celui de Nietzsche et de Dostoïevsky : « La guerre, dira-t-il, qu’ils mènent contre la morale est religieuse en son essence[9]. » Pour Chestov, le crime de la morale est qu’elle met quelque chose au-dessus de Dieu. Pour nous, intellectualistes, la tare de la morale est qu’elle met quelque chose au-dessus de l’Expérience, qu’au lieu de chercher sa réalité propre parmi les modes de l’expérience, elle place l’expérience, qui est le tout du monde, sous la dépendance d’une idée qui lui serait extérieure, transgressant ainsi, au mépris du principe de contradiction, les limites du concept philosophique. Et la croyance pure est ici parfaitement d’accord avec le pur intellectualisme pour disqualifier ces divers réalismes qui se manifestent dans l’Idée platonicienne, dans toute une part de la théologie du moyen âge qui plaçait Dieu sous la dépendance des Idées et le soumettait à des Lois, enfin dans le rationalisme contemporain qui, dérobant en cachette aux dogmes religieux leurs impératifs moraux, taille dans la substance de la raison pure de fausses catégories, comme de fausses poches, pour y introduire ces objets volés ; aussi destructeur de la foi que de la raison.

Le terrain d’entente entre l’intellectualisme et la croyance reste parfaitement défini. C’est celui même de la contrariété des domaines où ils évoluent, le refus, de l’un comme de l’autre point de vue, de faire jouer dans le domaine de l’un ce qui est du domaine de l’autre. « La question n’est pas de savoir si telle ou telle chose est sainte, mais si ce qui est saint pour nous est tel véritablement, c’est-à-dire au regard de Dieu, de ce Dieu qui est par delà le Bien et le Mal, par delà la Vérité et l’Erreur[10]. »

« Après avoir ébranlé la morale humaine, Chestov, constate M. de Schlœzer, s’en prend à la science, aux fondements de notre logique. Il ne nie aucunement leur valeur pratique, mais il se refuse à admettre qu’ils épuisent la réalité, il cherche au delà[11]. » Et c’est encore à l’occasion d’une nouvelle catégorie, celle de la logique après celle de la morale, la même discrimination de domaines. Confirmant ce point de vue essentiel : « On ne s’organise pas, dit Chestov, avec ou contre Dieu ; toute organisation, tout arrangement sont en dehors de Dieu.  Ce  sont choses  excellentes,  mais  essentiellement humaines, terrestres, et, religieusement, métaphysiquement, indifférentes[12]. »

De telles déclarations me sont précieuses. Si, à vrai dire, j’en eusse trouvé la substance dans les ouvrages de M. Chestov déjà traduits en notre langue, je ne me serais prononcé que sur une information incomplète ; car ces œuvres, et c’est une lacune que l’on tente de combler ici, sont en petit nombre. Les énumérations de M. de Schlœzer se fondent, au contraire, sur la connaissance dans le texte russe de l’œuvre totale du penseur. Elles permettent d’attribuer une importance catégorique à cette maxime : « Toute organisation, tout arrangement sont en dehors de Dieu », et d’y voir une réplique d’ordre mystique à ce constat d’ordre intellectuel sur lequel se fonde l’esprit positif : « Rien ne passe de ce qui est en deçà du principe de relation en ce qui est au delà. »

 

Sous le jour de ces deux maximes, il apparaît que le mysticisme a sa place marquée dans les cadres de l’intellectualisme et qu’il y tient un rôle. En spécifiant le domaine strictement dévolu à la croyance, il exclut celle-ci de tous les domaines où elle tenterait de s’introduire en fraude. L’intellectualisme trouve ainsi en lui un allié et qui dénonce parfois des contrefaçons de ses propres modalités avec une susceptibilité dont il ne saurait témoigner au même degré.

Tel est, à vrai dire, l’office que remplit M. Chestov avec l’Idée du Bien chez Tolstoï et chez Nietzsche, et ce ne sera pas la moindre nouveauté que le lecteur découvrira dans ces analyses d’un tour si puissamment original que d’y voir, d’un point de vue mystique, dénigrer Tolstoï et exalter Nietzsche.

M. Chestov fait grand état de la nouvelle de la mort de Dieu annoncée par Zarathoustra au vieil ermite. Il compte Nietzsche, avec Spinoza, parmi ceux qui ont assassiné Dieu. Ne préjuge-t-il pas toutefois des intentions de Nietzsche quand il lui prête après cela le souci de créer un Dieu nouveau ? Serait-ce là, ce Dieu nouveau, le surhomme de Nietzsche ? Ici, peut-être faudrait-il s’entendre. Mais l’ouvrage s’achève sur ce vœu énigmatique. M. Chestov ne sort pas de sa réserve. Ici, non plus qu’en aucun autre des ouvrages que j’ai lus de lui.

M. Chestov ne nous livre pas son secret. Mais, faut-il se demander, se l’est-il confié à lui-même ? « La conviction que le monde est naturellement explicable », telle est, selon lui, l’essence de la philosophie de Descartes, telle est, dira-t-il, la prémisse de Descartes, et elle implique son but : « chasser à tout prix le mystère de notre vie ». Mais ne pourrait-il se faire qu’une telle prémisse fût à l’opposé de la réalité ? Et si le monde précisément n’était pas explicable ! Telle est, mystiquement, opposée au rationalisme cartésien, la conviction de M. Chestov et qui justifie cette invocation à Pascal « que l’on ne nous reproche pas notre manque de clarté parce que nous en faisons notre profession ».

Mais n’est-ce pas ici que l’accord est le plus éclatant entre le mysticisme et l’intellectualisme ? Fondée sur les axiomes les plus inévitables de la raison pure, stipulant que l’existence se conçoit nécessairement autre à tout instant dans un mouvement indéfini de division d’elle-même avec elle-même et que le jeu essentiel selon lequel elle s’engendre s’oppose à tout jamais à la possession d’elle-même par elle-même dans un état de connaissance intégrale, n’est-ce pas une métaphysique du Mystère que proclame, selon le corollaire bovaryque, la maxime de l’inadéquat ?

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 6 septembre 2013.

 

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[1] Plon.

[2] Les Cahiers Verts.

[3] Les favoris et les déshérités de l’histoire. Descartes et Spinoza. Mercure de France, 15 juin 1933.

[4] Un volume in-16. Alcan.

[5] Un volume in-8. Mercure de France.

[6] La sensibilité métaphysique, 1 vol. in-16. Éditions du Siècle, p. 246.

[7] Un volume in-16. Crès.

[8] Les Révélations de la mort, préface, Plon p. 38.

[9] Loc. cit., p. 30.

[10] Loc. cit., p. 41.

[11] Loc. cit., p. 51.

[12] Loc. cit., p. 90.