LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nikolaï Garine

(Гарин-Михайловский Николай Георгиевич)

1852 – 1906

 

 

 

 

L’ENFANCE DE TIOMA

(Детство Тёмы)

 

 

 

1892

 

 

 

 

 


Traduction d’A. Gineste-Tesi et F. Gineste, Povolozky Cie, 1923.

 

 

 

 


 TABLE

 

PRÉFACE

I. UNE JOURNÉE DE MALHEUR.

II . LE CHÂTIMENT.

III. LE PARDON.

IV. LE VIEUX PUITS.

V. LA COUR DE LOUAGE.

VI. L’ENTRÉE AU COLLÈGE.

VII. AU FIL DES JOURS.

VIII. IVANOFF.

IX. LE DÉNONCIATEUR.

X. VERS L’AMÉRIQUE

XI. LES EXAMENS.

XII. LE PÈRE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE

Les fameux « romans-chroniques » de Nicolas Garine appartiennent à un genre rare : la littérature des hommes d’action. Étouffés entre les quatre murs d’une réalité mesquine et que leur rêve dépasse ils confient, ces hommes, au livre le trop plein de leur volonté inassouvie, leurs espoirs irréalisés, leurs révoltes et aussi leurs tendresses car, bien souvent, ces grands caractères se fleurissent de la plus délicate sensibilité. C’est ainsi que nous voyons cet autre grand Slave, devenu l’un des plus illustres écrivains de langue anglaise, le capitaine Joseph Conrad se reconnaître un jour romancier, ayant dépassé la quarantaine et après avoir navigué pendant un quart de siècle sous tous les cieux, au gré de tous les vents.

Destinée dont l’envergure et le lyrisme sont non moins vastes, Garine fut ingénieur, constructeur de voies ferrées. L’image de la plaine russe se déroulant immensément vers l’Océan Pacifique, espace formidable qu’il s’agissait de dompter par la vertu du Rail civilisateur, telle fut la hantise de ce noble aventurier, de ce mathématicien épique. Et en cela, il se révèle dès ses débuts, vers 1890, un précurseur, le premier poète tressaillant d’allégresse au rythme pesant des locomotives géantes, perdu d’admiration devant un « profil » de voie établi avec quelque heureuse audace, ivre d’orgueil devant toute victoire inespérée de la vitesse sur la distance, prêt à donner son sang pour faire aboutir telle conception d’économie ferroviaire, tel perfectionnement technique. Avec cela, voyageur infatigable qui vaut bien les « Écumeurs » de Fenimore Cooper et les explorateurs de Jules Verne, parcourant, « au pas lent des caravanes », la brousse mongole ou les rizières de la Corée, ayant, jeune lieutenant du génie, fait la guerre de Turquie en 1878 et, plus tard, celle de Mandchourie, en 1904, comme correspondant d’un grand quotidien moscovite.

Ce romantique du travail, ce condottiere pacifique, Paul Adam l’eût aimé, il me semble, Émile Verhaeren l’aurait exalté avec sa tumultueuse magnificence ; et vous, Pierre Hamp, vous n’hésiterez pas à reconnaître un compagnon en ce poète de la peine des hommes.

Garine était dominé par un impérieux, par un harcelant besoin : celui de réaliser. Son activité d’ingénieur attaché à l’administration des chemins de fer de l’État, fut la lutte inlassable d’un isolé, d’un imaginatif, d’un probe contre l’inertie sans borne, la résistance passive et sournoise des bureaux, contre le fonctionnarisme triomphant et son esprit de lucre et de routine. Sans trêve, le visionnaire se débattait contre les paperassiers, toujours repoussé, revenant à l’attaque tout meurtri. Sa thèse, fort simple, était celle-ci : il faut, dans un pays pauvre, un réseau puissant construit avec un minimum de frais ; il sied donc d’éliminer tout luxe et de pourvoir au nécessaire. Et à cette façon de voir éminemment pratique il s’attachait avec l’enthousiasme mystique d’un croisé pour la « rescousse d’Oultre-Mer ». Or, dès la construction du fameux Transsibérien, sa thèse fut adoptée, mais l’homme fut éconduit, abreuvé d’amertume, congédié.

Garine ne s’avouait pas vaincu. Un autre problème le passionnait. L’appel de la terre ! Transformer par une culture rationnelle et intense la misère classique du moujik en prospérité, stimuler par l’exemple les initiatives et les volontés, voilà ce que tentait Garine. Il acheta des terrains, se mit ardemment au travail. Alors, une nouvelle lutte commence, acharnée, implacable. Le paysan dont Garine, en vrai intellectuel russe, s’était fait une image idéalisée, déclare au novateur une guerre de sauvage, pleine d’embûches, d’hypocrisie, de guet-apens, de sabotages. La résistance astucieuse et tenace de l’homme de la glèbe contre les procédés nouveaux, son conservatisme obtus et agressif, sa haine naturelle du « barine », le monsieur, le citadin, l’usurpateur de la terre finiront par avoir raison du bon vouloir de Garine, de son dévouement à la cause, de son orgueil de créateur. Âpres années, et qui nous font songer à cette épopée de Balzac, « Les paysans » et à sa menaçante légende : « Qui terre a, guerre a ! » À quatre reprises, les paysans mettent le feu aux bâtiments. Ruiné, Garine se déclare enfin battu et (avec quel déchirement !) doit renoncer à la tâche, vendre, partir.

Une singulière fatalité semble, d’ailleurs, s’acharner sur toutes les entreprises de cet homme courageux. En 1904, il établit les plans du chemin de fer coréen ; ils sont approuvés, mais quelques jours plus tard, l’affaissement du front réduit les énormes travaux ébauchés au néant. Il se rejette dès lors sur une entreprise commerciale dans ce même esprit de grandeur et de témérité que nous lui connaissons : il assume des obligations importantes pour le ravitaillement de l’armée, et, au moment où il a réuni des stocks immenses, la paix est signée. Le grand honnête homme veut faire face, malgré tout, aux responsabilités. Ce qui lui reste de fortune y passe.

Il s’écroule enfin, et sur son lit de mort, en 1906, il regrettera amèrement l’avortement de deux grands rêves : un chemin de fer à traction électrique pour le Caucase, l’achèvement de son œuvre littéraire. Car il ne peut plus mettre au point « Les Ingénieurs », épilogue de sa célèbre « Chronique de famille ».

Car la littérature fut, et nous l’avons déjà dit, la grande consolatrice dans cette existence combative, pleine de déboires et d’angoisses ; Garine se réfugiait dans la fiction pour guérir ses blessures. Ses déboires de cultivateur nous valurent l’émouvant et sobre récit « Quelques années à la campagne ». Resté en marge de son œuvre préférée, le rail, pour avoir montré trop de zèle, il rédige, tout en rongeant son frein, « L’Enfance de Tioma ». Et quand, en janvier 1892, la revue « Le Patrimoine russe » commença la publication de ce roman, ce fut le succès immédiat, foudroyant. Garine (il s’appelait de son vrai nom Mikhaïlovsky et descendait d’une lignée de gentilhommes campagnards et de soldats) allait avoir quarante ans et sa belle tête commençait à blanchir.

L’œuvre qu’il venait d’inaugurer sous de si heureux auspices était, sous le voile léger de la fiction, une vaste autobiographie, le récit et le complément de sa vie active.

La littérature russe comptait déjà des autobiographies célèbres : celle de Constantin Aksakov, admirable et sereine image d’une vie patriarcale et naïve sur les confins de la steppe vierge, celle encore de Léon Tolstoï, « Enfance, Adolescence, Jeunesse », dont le rayonnement fut mondial. Si la chronique de Garine put néanmoins s’imposer au public russe, tout en venant après de tels chefs-d’œuvre, c’est qu’elle dépassait les destinées personnelles de l’auteur. La tétralogie de Garine, — car au volume de « L’Enfance de Tioma » se joignirent plus lard « Les Lycéens », puis « Les Étudiants » et enfin « Les Ingénieurs », important fragment posthume, — est une ample et minutieuse peinture des milieux qui déterminent la formation intellectuelle et morale du héros, une étude sociale de la plus grande portée. C’est donc une chronique dans le sens stendhalien du mot, dans le sens aussi des « Romans de l’énergie nationale », de Maurice Barrès. Tout historien des générations qui précédèrent en Russie l’avortement de la première Révolution, se devra de consulter ce précieux et sincère document. Et il ne pourra rester insensible à l’ascendant de l’écrivain spontané et élégant que fut Garine.

Les lettres russes traversaient une période idéologique. L’art du conteur était subordonné à sa tendance sociale. Une œuvre ne valait plus que par la thèse qu’elle impliquait. L’homonyme et le directeur de Garine, Nicolas Mikhaïlovsky, qui régnait en dictateur sur l’opinion, qui pesait sur le libre arbitre de ses collaborateurs avec une autorité de pontife, avait orienté le roman vers l’apostolat social et l’exaltation du peuple. Il était le grand chef du parti « populaire » qui attendait le salut de la Russie du développement des institutions traditionnelles, notamment de la commune agricole primitive. Garine devait s’affranchir de cette domination en embrassant, dans la querelle qui divisa à la fin du siècle les populaires et les premiers marxistes, les théories de ces derniers. Mais en tant qu’écrivain, il avait su sauvegarder sa liberté dès ses débuts. Aussi, si la préoccupation sociale, les théories sur l’éducation, l’expertise des cas de conscience qui surgissent à tout moment devant l’homme libre vivant sous un régime arbitraire, tiennent beaucoup de place dans sa chronique, c’est en se mêlant à la vie intime des personnages. Rien n’est factice dans cette longue confession. Et le naturel vivace et généreux du conteur nous captive dès le début.

« L’Enfance de Tioma » est le chef-d’œuvre incontesté de Garine ; sa vogue en Russie est durable, et pour cause. On n’y retrouvera ni l’ironique bonhomie de « Petit Pierre », ni l’acuité quasi féroce de « Poil de Carotte ». Le gosse de Garine, avec sa sensibilité excessive, son caractère impulsif et changeant ; son imagination exaltée, ses velléités de révolte, ses intuitions précoces, est bien un enfant slave. Nous assistons, émus et curieux, à la gestation d’une âme. Et nous nous délectons au spectacle mouvant et varié de la vie familière dans une ville du Midi russe, de cette vie qui, avec tout son charme et toutes ses tares, n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir amer et doux.

 

André Levinson

 

Paris, Décembre 1922.

 

 

1. Un autre livre qui valut à Garine un succès très vif, est un Recueil de « Contes coréens » ; ces pages d’inspiration populaire authentique, à peine transposées, dénuées de tout exotisme factice, ont causé par leur simplicité même une émotion très douce.

I. UNE JOURNÉE DE MALHEUR.

Tioma, jeune garçon de huit ans, se tenait penché sur une fleur brisée et réfléchissait avec terreur à sa situation sans issue.

Quelques minutes auparavant, il a quitté son lit, il a fait sa prière, il a pris son thé, sans oublier les deux tartines de pain au beurre qu’il a croquées avec appétit, bref, après avoir rempli consciencieusement ses devoirs, il est sorti sur la terrasse du jardin dans un état de gaîté et d’insouciance complètes. Il faisait si bon dans le jardin !

Il suivait les sentiers soigneusement entretenus, en respirant la fraîcheur d’une matinée d’été et jetait autour de lui des regards enchantés.

Et tout à coup... son cœur s’était mis à battre avec force, éperdu de joie et de ravissement... La fleur tant aimée de papa, la fleur objet de tant de soin, vient enfin de s’épanouir ! Hier encore, papa la regardait avec attention et disait qu’elle ne serait certainement pas épanouie avant une semaine. Et qu’elle est merveilleuse, et qu’elle est superbe cette fleur ! Jamais évidemment personne n’a contemplé une fleur pareille ! Père a dit que le jour où Herr Gotlieb (le jardinier en chef du jardin botanique) la verra, il en mourra d’envie. Mais voici bien le plus heureux de l’aventure : c’est lui, Tioma, qui a vu le premier son épanouissement. Il va se précipiter dans la salle à manger et à pleins poumons il criera : « la fleur double est épanouie ! »

Papa laissera là son thé, et sa grande pipe à la main, dans son uniforme militaire, il se hâtera de sortir vers le jardin. Lui, Tioma, le précédera en courant et se retournera sans cesse pour ne rien perdre de la joie de papa.

Sans aucun doute, papa ira tout de suite chez Herr Gotlieb ; peut-être même donnera-t-il l’ordre d’atteler Gniedko, qu’on vient d’amener de la campagne. Eremey (le cocher et en même temps le concierge), petit russien de grande taille, borgne, très bon et très paresseux, — Eremey dit que Gniedko court si vite qu’il ne pourrait trouver son pareil en ville. Eremey parle nécessairement en connaissance de cause : chaque jour, il part pour l’abreuvoir à cheval sur Gniedko. Et aujourd’hui pour la première fois, on va atteler Gniedko. Gniedko ira vite, oh combien vite ! Tout le monde essaiera de le rattraper, mais plus de Gniedko, sa trace même aura disparu.

Et si tout à coup papa se décidait à prendre Tioma avec lui ? Quel bonheur ! Des transports de joie remplissent le petit cœur de Tioma. À la pensée de toutes les merveilles que peut enfanter cette fleur si miraculeusement épanouie, Tioma sent s’éveiller en lui une tendresse inexprimable.

— Ma petite chérie ! — dit-il, en s’accroupissant devant la fleur et en lui tendant ses lèvres.

Sa pose est très incommode, très chancelante aussi. Il perd l’équilibre, tend les mains, et...

Tout est perdu ! Mon Dieu, mais comment donc est-ce arrivé ? Le mal est peut-être réparable. Tout est survenu parce qu’il n’a pas su se retenir, parce qu’il est tombé. S’il avait seulement posé sa main de ce côté-là, la fleur serait encore intacte. Il n’aurait fallu qu’un instant, une seconde... Arrêtez donc !... Mais le temps ne s’arrête pas.

Tioma se sent emporté par un tourbillon ; quelque chose de vertigineux l’entraîne, quelque chose arrache de ses mains ce qu’il voudrait retenir, emporte sur ses ailes, emporte le fait accompli, et laisse Tioma avec cette terrible conviction, que rien ne pourra désormais effacer ce qui vient de s’accomplir.

Quel trait poignant de démarcation entre lui et le reste de la vie, quelle force impitoyable et cruelle entre lui et les autres !

Qu’importe que les oiseaux chantent si gaîment, que le soleil vienne se frayer une route à travers les feuillages touffus et jouer sur la douce terre avec ses taches si joyeuses et si claires, que l’insecte insouciant coure sur les pétales ouverts, s’arrête, se gonfle, étire ses ailes et s’envole dans le jour lumineux et tendre !

Qu’importe qu’il puisse y avoir encore aussi étincelante, aussi gaie, une matinée que Tioma ne gâchera pas comme celle d’aujourd’hui ! Il serait alors un tout autre garçon, heureux, intelligent, content de lui. Mais pour arriver à être ce garçon, il faut franchir un abîme qui le séparera de l’autre ; il faut avoir vécu quelque chose de terrible, d’épouvantable. Oh ! que ne donnerait-il pas pour que tout s’arrête, pour que cette fraîche matinée dure toujours, pour que papa et maman continuent à dormir... Mon Dieu, pourquoi est-il si malheureux ? Pourquoi ce noir destin qui s’acharne impitoyablement sur lui ? Pourquoi est-il toujours si plein de bonne volonté et pourquoi arrive-t-il toujours des malheurs et des catastrophes ? Oh, comme il s’efforce de fouiller jusqu’au fond de lui-même, de voir clair, de comprendre la cause de sa misère ! Il veut la connaître, il sera toujours sévère et impartial pour lui. Il est en toute vérité un mauvais garçon. Il est en faute et il faut qu’il expie. Il a mérité la correction et il est prêt à la subir. Et il connaît maintenant la cause, il l’a trouvée ! La faute est à ses vilaines mains ! Et il ira chez son père et il lui dira :

— Papa, ce n’est pas la peine de te mettre en colère, je sais maintenant qui est en faute : ce sont mes mains. Coupe-les, je deviendrai un bon garçon. Je t’aime, vois-tu, et j’aime ma mère et j’aime tout le monde. Seulement mes mains agissent comme si je n’aimais personne. Je ne les plains pas va !

 L’enfant croit en la force irrésistible de ses arguments : ils sont si persuasifs, si clairs et si francs qu’ils doivent entraîner la conviction.

Mais la fleur gît toujours à terre... Le temps passe... Bientôt apparaîtra papa, qui se lève avant maman ; il verra tout, comprendra tout, regardera son fils d’une façon énigmatique et, sans dire un mot, le prendra par la main et l’emmènera... Il l’emmènera, non pas par la terrasse, pour ne pas réveiller maman, mais par la grande porte et il entrera directement dans son cabinet. La grande porte se fermera et Tioma restera seul, tout seul avec lui.

Ah ! qu’il est terrible, que sa figure est mauvaise ! Et pourquoi donc ne dit-il rien ? Pourquoi déboutonne-t-il son uniforme ? Qu’elle est abominable cette courroie jaune et mince, qui sort de sa poche ! Tioma reste là comme médusé ; elle l’absorbe cette horrible courroie. Il est libre, personne ne le tient, il peut fuir... Mais il ne s’en ira pas. Il attendra, étreint par l’angoisse. Lentement son père prendra l’atroce courroie, la pliera en deux et regardera son fils. Sa figure deviendra écarlate et l’enfant sentira avec une force inouïe que l’homme le plus proche pour lui peut devenir un objet de terreur et un étranger, que l’homme qu’il doit et veut aimer et adorer peut n’inspirer que l’horreur et la haine, l’horreur animale, quand il verra sa tête emprisonnée entre les jambes de son père.

Le petit Tioma, pâle, les yeux grands ouverts, se tenait devant la fleur brisée, et, dans sa tête, défilait l’horrible tableau des souffrances et des représailles qui l’attendaient. Toutes ses facultés se concentraient maintenant sur la nécessité de trouver une issue, oui une issue à tout prix. Un frôlement s’est fait entendre du côté de la terrasse. Vite, avant même que l’enfant ait eu le temps de la moindre réflexion, il bondit sur ses pieds, avance dans le parterre, saisit la fleur et l’enfonce dans la terre, à la racine. Dans quel but ? A-t-il l’espoir de donner le change ? Veut-il gagner du temps jusqu’au réveil de maman, lui expliquer tout et tâcher d’éloigner l’orage ? Tioma n’a que des clartés confuses ; à toutes jambes, comme s’il avait à ses trousses les sorcières et les magiciens dont lui parle le soir sa niania,[1] il fuit loin de cette horrible terrasse où il peut voir surgir l’apparition menaçante de son père, qui se doutera tout de suite qu’il est arrivé quelque chose.

Il court et ses jambes l’éloignent du danger qu’il redoute. À travers les arbres il voit un petit espace découvert, avec une balançoire au milieu ainsi que des agrès de gymnastique : il y a là ses sœurs et la gouvernante allemande. Il fait un bond de côté, se courbe pour ne pas être découvert, se précipite dans les vignes, contourne un vaste hangar dont les murs bordent le jardin, franchit la clôture qui le sépare de la cour et arrive enfin sain et sauf à la cuisine.

Ce n’est que là qu’il respire un peu.

Dans l’immense et basse cuisine, aux murs noircis, qui se trouve au sous-sol, éclairée d’en haut par de petites fenêtres, tout respire l’ordre et la tranquillité.

Le chef, Akim, en sale tablier blanc, blond, paresseux, jeune, vrai paysan du vieux temps des serfs, procède lentement à l’allumage du poêle. Il n’a pas la moindre envie de commencer son ennuyeux travail quotidien ; il recule le moment, fait battre les portes de la cuisinière, contemple le fourneau, comme s’il le voyait pour la première fois, renifle et gronde, referme et rouvre vingt fois les réchauds...

Sur une grande table de bois blanc traînent les assiettes sales. La femme de chambre Tania, une jeune fille, avec sa grande natte qui n’est pas encore peignée, avale vite un morceau froid, reste de la veille. Eremey, dans un coin, se démène silencieusement avec les harnais qu’il doit raccommoder. Sa femme, Nastia, sale et grosse récureuse de vaisselle, nettoie bruyamment et en bougonnant, les assiettes qu’elle retire énergiquement de l’eau chaude et fumante d’un bassin.

Les assiettes essuyées s’entassent avec fracas sur le banc, auprès d’elle. Les manches de Nastasia sont retroussées ; son corps blanc et sain frémit à chacun de ses mouvements, ses lèvres sont serrées, ses yeux jettent des flammes.

Du même âge que Tioma, le gros et grêlé Ioska, l’œuvre de Nastasia et d’Eremey, assis sur le lit, balance ses jambes nues et obsède sa maman pour avoir un petit kopeck.

— Donnerai pas, donnerai pas ; les cent diables étouffent ta mère ! grommelle désespérément Nastasia qui exagère un peu plus la moue de ses lèvres et les flammes de ses yeux.

— Hé !... reprend Ioska, avec la même note pleurarde, hé ! donne-moi un petit kopeck !

— Va-t’en, damné ! Que le diable t’emporte ! crie Nastasia, comme si on l’assassinait.

Tioma observe avec jalousie ces relations simples et peu compliquées. Ah vraiment, elle peut crier et menacer, Ioska n’éprouve aucune crainte. Si d’ailleurs sa mère voulait lui administrer une correction, et Ioska sait toujours quand le moment psychologique est arrivé, il détalerait bien vite et se précipiterait dans la cour. Et si sa mère se lance à sa poursuite et, faute de pouvoir l’attraper, crie de sa voix de tonnerre, en faisant tressauter son gros ventre : « Viens donc, enfant du diable ! », l’enfant du diable comprendra parfaitement qu’il n’y faut pas aller, parce qu’il serait battu. Et comme il n’en a pas la moindre envie, il n’ira pas, mais il ne se cachera pas cependant, son instinct l’avertissant qu’il ne faut pas pousser sa mère à bout.

Ioska se tiendra à distance, en pleurnichant faussement et comme à regret, tout en suivant le moindre mouvement de sa mère. Les jambes écartées, penché en avant, Ioska témoigne par tout son être qu’il est prêt à la fuite.

La mère criera et criera encore, elle menacera et appellera encore les cent diables à son aide et elle retournera à la cuisine. Ioska lui, va flâner, se distraire, faire mille polissonneries, mais la faim le forcera tout de même à revenir à la cuisine. Il s’approchera de la porte et lâchera le ballon d’essai — Hé ?... Ce quelque chose qui tient le milieu entre une réclamation impertinente et l’imploration du pardon, entre un cri et des pleurs.

— Ose un peu seulement, que le diable t’emporte ! répond-on de la cuisine.

— Hé ?! reprend Ioska avec plus d’audace et de persistance.

Tout cela finit par une porte qui s’ouvre avec fracas. Ioska disparaît comme un coup de vent. Sur le seuil de la cuisine surgit la figure menaçante de la mère et la première bûche qui tombe sous sa main vole dans la direction où est disparu son fils. Mais, le geste accompli, c’est la route libre vers la table où se trouvent les restes du repas des maîtres. Ioska renonce tout d’un coup à sa mine piteuse et, avec l’allure d’un homme occupé, qui n’a pas de temps à perdre à de vaines formalités, courageusement, il va droit à la table.

Au cours du trajet, s’il n’en reçoit pas moins sa légère calotte, il n’y est pour rien et, en grognant un ou-ou entêté, il commence à manger avec énergie.

 

— Eremey, attelle Boulanka ! crie d’en haut niania. Prends le drochki !

— Qui donc s’en va ? demande d’en bas Tioma, qui sort de son immobilité.

— Papa et maman vont en ville.

C’est un événement.

— Sortent-ils bientôt ? questionne Tioma.

— Ils s’habillent.

Tioma réfléchit et se dit que son père est pressé par le temps, qu’il ne descendra donc pas au jardin et que par conséquent, lui, Tioma, n’a pas à redouter de désagréments avant le retour de ses parents. Il sent son courage renaître subitement et s’écrie avec une joyeuse ardeur :

— Ioska, on joue !

Il court de nouveau au jardin et se dirige avec assurance du côté de ses sœurs.

 — On va jouer ! crie-t-il en s’approchant. Fait-on les indiens ?

Et Tioma, débordant de bonheur, exécute une danse de sauvage devant ses sœurs.

Tandis que la bonne et ses sœurs, sous la direction de leur aînée Zina, réfléchissent à sa proposition, il s’inquiète de trouver le matériel nécessaire à la fabrication des arcs... Courir à la haie, c’est trop loin. Il faut que tout soit prêt à l’instant. Tioma saisit quelques bouts de bois qui sont là jetés dans un tonneau, on ne sait pourquoi. Il essaye leur souplesse... Mais ils se cassent, ils ne valent rien...

— Tioma ! crie une voix éperdue.

Tioma se sent subitement paralysé.

— Ce sont les ceps de vigne de papa ! qu’as-tu fait ?!

Mais Tioma a compris de reste.

Une pensée traverse son esprit comme un ouragan : il doit faire tout au monde pour gagner du temps jusqu’au moment du départ et il répond avec une nonchalance affectée :

— Je le sais, je le sais, papa a donné l’ordre de les jeter, — ils ne sont bons à rien.

Et pour mieux convaincre son monde, il ramasse les ceps brisés et va les porter, avec l’aide de Ioska, dans la cour de l’office. Zina le regarde d’un air soupçonneux, mais Tioma joue merveilleusement son rôle. Lentement, sans se presser, il va à la petite porte et il jette les verges. Mais alors la désolation le gagne. Il se précipite dehors, court pour ne pas succomber à l’évocation de ce qui l’attend, pour ne pas voir l’ombre qui obscurcit son horizon. Il est martyrisé par cette préoccupation unique : pourvu que père et mère partent !

Eremey se tient à côté de l’équipage, la mine soucieuse ; il se gratte le dos avec hésitation, jette de sombres regards sur le véhicule mal lavé, sur la boue séchée et se perd dans un abîme de conjectures : faut-il se mettre à le laver maintenant, graisser avant le départ ou bien l’atteler tel qu’il est ? Tioma s’agite, se trémousse, tire le collier, force Eremey à amener le cheval. Et Eremey sous cette énergique pression se décide enfin à atteler.

— Pas comme ça, mon petit Monsieur, — pas comme ça, proteste hautement le flegmatique Eremey, qui ne se réjouit pas du tout de cette aide trop désordonnée et trop violente.

Tioma trouve au contraire que le temps passe avec une lenteur intolérable.

Mais à la fin l’équipage est prêt.

Eremey revêt son habit de cocher, en toile, orné d’une grande tache de saleté sur le ventre, coiffe son chapeau de toile cirée avec des bords cassés, se hisse sur le siège, part en frôlant les battants de la porte qui séparent la cour de l’office de la cour des maîtres et arrive au perron.

Le temps dure désespérément. Pourquoi ne sortent-ils pas ? Et si par malheur ils ne partaient pas ? Tioma vit des minutes atroces. Mais les portes s’ouvrent, son père et sa mère s’avancent.

Père, avec ses cheveux gris, sombre comme d’habitude, revêtu de son paletot de toile blanche, réfléchit à quelque chose ; maman, en crinoline, avec des mitaines noires et un chapeau au large ruban noir. Les sœurs accourent du jardin. Maman fait rapidement le signe de la croix, les embrasse et se rappelle Tioma ; les sœurs le cherchent des yeux, mais Tioma et Ioska se cachent dans un coin et ses sœurs disent à maman qu’il est au jardin.

— Soyez bonnes pour lui, dit maman.

Tioma, qui avait pris la résolution de ne pas se montrer, bondit hors de sa cachette et se jette sur sa maman. Sans la présence de son père, il lui avouerait tout, séance tenante. Mais il se contente de l’embrasser fiévreusement.

— Eh bien ! c’est assez, dit tendrement maman, qui commence à avoir des doutes sur la pureté de la conscience de Tioma.

Mais la pensée qu’elle vient d’oublier ses clefs, détourne son attention de Tioma.

— Mes clefs, mes clefs ! dit-elle et tout le monde se lance à la recherche des clefs.

Son père regarde d’un œil méprisant les manifestations de tendresse de son fils et se dit que cette éducation, en fin de compte, fera de lui une poule mouillée. Il reporte sa colère sur Eremey.

— Boulanka est encore blessé par quelque clou au pied droit de devant, dit-il.

Eremey se penche de son siège pour mieux voir le pied de Boulanka. Tioma suit le regard avec inquiétude. Eremey tousse et dit d’une voix qui lui reste dans la gorge :

— Çà se peut bien, il a dû faire un écart.

Le mensonge indigne le père et le met en rage.

— Imbécile, s’exclame-t-il, avec une voix aussi éclatante qu’un coup de fusil.

Eremey tousse énergiquement, se secoue sur son siège et ne dit rien. Tioma fait de vains efforts pour comprendre la raison des reproches dont son père accable Eremey et il se sent envahi par un sentiment de tristesse.

— Paresseux, propre à rien ! Quelle saleté, il n’y a plus moyen de s’asseoir là-dedans.

Tioma regarde vivement l’équipage.

Eremey ne souffle mot. Tioma voit qu’Eremey n’a rien à répondre, que son père a raison et il éprouve une vraie satisfaction à l’égard de son père.

Voici les clés, père et mère sont dans la voiture. Eremey ramasse les rênes, Nastasia est debout près de la porte cochère.

— Va, ordonne père.

Maman fait un signe de croix sur les enfants et recommande : « Tioma, pas de polissonneries ! » L’équipage part solennellement et disparaît dans la rue. À ce moment Tioma éprouve en lui un tel bonheur qu’il est possédé de l’unique désir de faire quelque chose de si extraordinaire que sœurs et bonne, Nastasia et Ioska, tous enfin seront forcés de crier d’étonnement.

Il demeure quelques instants à réfléchir et son imagination ne lui suggère rien de mieux que de se précipiter dans la rue et de croiser un équipage qui passe. Un cri unanime de détresse se fait entendre :

— Tioma, Tioma, où vas-tu ?

— Tioma ! glapit la voix perçante de la bonne et ce cri parvient jusqu’aux oreilles particulièrement délicates de maman.

Du nuage de poussière soulevé par la voiture on entend sortir la voix de maman qui a tout compris :

— Tioma ! À la maison !

Tioma, qui a franchi la moitié de la largeur de la route, s’arrête, presse ses deux mains sur sa bouche, reste immobile une seconde et retourne comme un coup de vent à la maison.

— Veux-tu que je monte sur Gniedko, comme Eremey ? confie-t-il à sa sœur Zina, en lui faisant part de sa nouvelle idée.

— Pense donc ! dit Zina méprisante, Gniedko te jettera par terre.

Il n’en faut pas davantage pour que Tioma sente en lui l’irrésistible désir de réaliser son projet.

Son cœur bat fort, tandis qu’il pense à l’étonnement de tous quand on l’apercevra monté sur Gniedko et il chuchote fiévreusement quelque chose à l’oreille de Ioska. Tous les deux disparaissent sans être remarqués.

Aucun obstacle pour la réussite de son plan. Dans l’écurie vide on entend Gniedko mâcher son avoine. Tioma défait la bride avec des mains tremblantes. Le bel étalon Gniedko flaire dédaigneusement la petite figure de l’enfant et, sans empressement, suit Tioma qui le tire de toutes ses forces.

— Va, va ! crie Tioma pour le faire avancer et sa bouche imite le clappement de langue d’Eremey quand il conduit le cheval.

Mais tous ces cris épouvantent l’animal, il renâcle, rejette la tête en arrière et refuse de franchir la porte basse de l’écurie.

— Ioska ! pousse-le par derrière, ordonne Tioma. Ioska se précipite entre les jambes du cheval, mais alors Tioma lance un dernier commandement :

— Prends le fouet !

Secoué par le fouet le cheval se jette comme une flèche hors de l’écurie et les mains de Tioma ont peine à le retenir.

Mais voici que Tioma a observé que Gniedko s’est mis à galoper au premier coup de fouet et il prescrit à Ioska de bien fouetter le cheval dès qu’il sera dessus.

Ioska ne demande pas mieux et se dispose à fouetter une fois de plus.

Gniedko est amené majestueusement de la cour de service à la grande cour et conduit près d’une barrique à eau. Au dernier moment Ioska devient sage :

— Vous allez tomber, mon petit monsieur, dit-il en hésitant.

— Cela ne fait rien, répond Tioma bouleversé et la voix étranglée. Surtout n’oublie pas de bien fouetter quand je serai dessus. Alors il va galoper et je n’aurai pas de difficulté pour bien me tenir.

Tioma grimpe sur la barrique, ramasse les brides, s’appuie sur le garrot du cheval et saute facilement sur son dos.

— Les enfants ! regardez, crie-t-il, étouffant de joie.

— Aïe ! aïe ! regardez donc, piaillent ses sœurs angoissées en se jetant vers la clôture.

— Fouette ! commande Tioma oubliant tout dans son ravissement.

Ioska fouette le cheval de toutes ses forces. L’étalon, comme s’il sentait quelque dard s’enfoncer dans sa peau, se ramasse sur lui-même et fait un premier saut incohérent dans la direction de la rue vers laquelle était tournée sa tête. Mais aussitôt après — on eût dit qu’il avait réfléchi — il se cabre, les deux jambes de devant en l’air, et virant sur ses pieds de derrière, il tourne et se dirige au grand galop vers l’écurie.

Tioma qui est resté par miracle sur le cheval pendant sa manœuvre, n’a pas le loisir de la réflexion. La cour de service est devant lui, il a juste le temps de rentrer sa tête pour ne pas se fracasser le crâne contre la solive de l’entrée et la bête vole en tourbillon jusqu’au milieu de la cour.

C’est alors qu’il mesure toute l’horreur de sa situation.

À quelques pas de lui, c’est le grand mur de pierre de l’écurie et sa petite porte ouverte : il comprend qu’il brisera sa tête contre ce mur, si le cheval entre à l’écurie. L’instinct de la conservation décuple ses forces. Il tire éperdument sur la bride gauche ; le cheval tourne ; se heurte à un timon jeté par là, trébuche et tombe, tandis que Tioma emporté par l’élan se trouve projeté sur un lit de fumier tiède et élastique. D’un bond le cheval se relève et court à toutes jambes à l’écurie. Tioma fait de même, ferme bien la porte et regarde autour de lui.

Maintenant que tout est fini il voudrait pleurer. Mais la bonne et ses sœurs paraissent à la porte et il lit sur leurs figures qu’elles ont tout vu. Il crâne, mais ses bras tremblent ; il est pâle comme un mort et son sourire ressemble plutôt à une grimace.

Une grêle de reproches s’abat sur sa tête. Toutefois, sous ces reproches, il sent l’estime qu’il a imposée par son courage et il est tout près de les accepter. La douceur inattendue de Tioma fait renaître la tranquillité dans tous les cœurs.

— Tu as eu peur ? dit cette tourmenteuse de Zina. Tu es blanc comme le mur. Prends un peu d’eau et mets-en sur ta tête.

On mène gravement Tioma à la barrique et on y mouille sa tête. Les rapports d’amitié s’accentuent entre ses sœurs, sa bonne et lui.

— Tioma, dit gentiment Zina, sois un garçon sage, ne te laisse pas aller. Tu connais assez ton caractère. Tu vois, il suffit que tu aies libre cours, pour que tu ne puisses plus te retenir. Tu fais alors de telles sottises que tu n’en es pas heureux du tout après.

Zina parle doucement, elle prie presque...

Tioma en éprouve une profonde satisfaction. Il comprend que tout est vrai dans les paroles de Zina et il dit :

— C’est bien, je ne le ferai plus !

Mais la petite Zina, qui n’a cependant qu’une année de plus que son frère, sent très bien qu’il ne pourra pas tenir sa promesse.

— Tu sais, Tioma, dit-elle, en se faisant doucement persuasive, mieux vaut-il te donner la parole que tu ne feras plus de polissonneries. Dis avec conviction ceci : comme j’aime mon père et ma mère, je veux être sage.

Tioma n’est pas content.

— Voyons, Tioma, mais c’est dans ton intérêt, poursuit Zina continuant sa plaidoirie. Papa et maman ne sont pas une seule fois revenus à la maison sans que tu n’aies reçu ta punition. Pense un peu à la bonne chose que ce serait si aujourd’hui, à leur retour, on pouvait leur dire que tu n’as rien fait.

Les prières adoucissent Tioma.

— Comme j’aime mon père et ma mère, dit-il, je ne ferai pas de polissonneries.

— Allons, te voilà redevenu gentil, dit Zina, et elle ajoute d’une voix sévère : si tu manques à ton engagement, ce sera un péché. Même en se cachant, on ne peut pas faire des bêtises, car le Seigneur voit tout et si papa et maman ne te punissent pas, Dieu te punira.

-— Mais on peut bien jouer, voyons !

— On peut faire tout ce que permettra la bonne. Ce qu’elle défend, il ne faut pas le faire, c’est un péché.

Tioma regarde la bonne avec un air d’incrédulité et dit sur un ton moqueur :

— Alors, Fraülein est une sainte ?

— Te voilà lancé sur le chemin des sottises, dit sentencieusement Zina.

— Allons, c’est bon ! Jouons plutôt aux indiens, conclut Tioma.

— Non, c’est dangereux sans maman, tu redeviendras sauvage.

— Et moi je ne veux que çà, dit Tioma, et sa voix capricieuse témoigne de l’irritation.

— C’est bien ! demande la permission à Fraülein. Tu as promis de tout demander et d’obéir.

Zina se retourne vers Fraülein de façon à être vue d’elle, sans que Tioma puisse remarquer l’expression de sa physionomie.

— Fraülein, n’est-ce pas qu’on ne peut pas jouer aux indiens ?

Tioma voit parfaitement les grimaces impossibles à l’aide desquelles Zina veut faire comprendre sa pensée à Fraülein.

Il rit et dit :

— Eh bien, non ! Pas comme cela !

Il s’élance vers Fraülein et la tire par la robe pour la détourner de sa sœur. Fraülein à son tour se met à rire.

— Veux-tu laisser Fraülein ! dit Zina en se jetant vers son frère et en continuant ses manœuvres. Tioma a saisi le jeu, rit de plus belle et tire sa sœur de son côté pour que Fraülein ne puisse voir sa figure.

— Veux-tu me laisser, crie la sœur en se débattant et en s’efforçant de lui faire lâcher sa robe.

Tioma rit plus fort et continue à tirer la robe de la bonne et celle de sa sœur. Zina, employant toutes ses forces, finit par se dégager. Et par contre-coup, la jupe de la bonne se déchire en deux. Furieuse la bonne crie :

— Dummer knabe !

Tioma possède la conviction que, hormis son père et sa mère, personne n’a le droit de le gronder. Confus de ce qui vient de se passer, il n’en est pas moins révolté et, sans prendre le temps de la réflexion, il jette cette réponse à la face de la bonne :

— C’est toi, entends-tu ! C’est toi qui es bête !

— Ach ! gémit Fraülein.

— Tioma ! qu’est-ce que tu as dit ? Tu sais quelle punition t’attend ? Demande vite pardon !

Mais l’exigence est un mauvais moyen pour convaincre Tioma. Il se cabre définitivement et ne veut rien entendre. Il ne demandera pas pardon.

— Alors, tu ne veux pas ? questionne Zina d’un ton menaçant.

Tioma commence à avoir peur. Mais l’amour-propre reprend le dessus.

— En ce cas, que tout le monde le quitte, commande sa sœur. Il restera seul !

Tous partent, sauf Ioska.

Sa sœur s’éloigne mais se retourne à chaque instant dans l’espoir que Tioma se repentira. Mais rien ne révèle la moindre trace de ce repentir. Sa sœur se doute bien que les chats du remords griffent le petit cœur de l’obstiné, mais elle trouve que cela ne suffit pas. Elle est irritée par l’entêtement de Tioma. Elle espère que dans un moment peut-être Tioma finira par céder. Elle revient vite sur ses pas, tire Ioska par la manche et lui dit impérieusement :

— Tu vas le quitter ! Il doit rester tout seul !

La manœuvre n’est pas heureuse. Tioma se jette sur elle, la pousse durement et elle tombe.

— Va-t’en au diable ! crie-t-il.

Zina pousse un cri aigu, se soulève sur ses mains, mais les spasmes de sa gorge étouffent ses cris et la fureur qui l’anime rend ses yeux hagards.

Tioma recule épouvanté.

Zina jette un second cri, mais cette fois Tioma n’y croit plus...

— Tu peux jouer ta comédie, va ! tu peux jouer ta comédie !

On relève Zina et on l’emmène. Elle boite. Tioma regarde avec attention et une pensée le tourmente : simule-t-elle ou est-elle vraiment blessée ?...

— Allons, Ioska ! dit-il.

Mais Ioska répond qu’il a peur et qu’il préfère revenir à la cuisine.

— Ioska, répond Tioma, n’aie pas peur, je dirai tout moi-même à maman.

Mais le crédit de Tioma est entamé aux yeux de Ioska. Il reste muet et Tioma comprend qu’il ne croit plus en lui. Tioma ne peut cependant pas demeurer sans l’appui de son ami dans un aussi triste moment de sa vie.

— Ioska, déclare-t-il avec agitation, si tu ne me quittes pas, je t’apporterai du sucre après le déjeuner.

La face des choses est changée.

— Combien de morceaux ? demande Ioska encore indécis.

— Deux, trois, si tu veux, promet Tioma.

— Et où irons-nous ?

— Nous dépasserons la butte, dit Tioma, qui choisit l’endroit le plus reculé du jardin. Il comprend, en effet, qu’il faut éviter à Ioska une rencontre avec ces demoiselles.

Ils contournent la cour, franchissent la clôture et prennent une des allées les plus éloignées.

Tioma est très agité et son cœur est rempli des sentiments les plus complexes.

— Ioska, dit-il, que tu es heureux de ne pas avoir de sœurs. Je voudrais n’en pas avoir une seule. Elles viendraient à mourir toutes que je n’aurais pas une larme. Sais-tu ? J’aurais demandé qu’on fasse de toi mon frère. Ça serait bien, dis ?

Ioska ne dit rien.

— Ioska, continue l’autre, je t’aime énormément... Je t’aime tant que tu peux faire de moi tout ce que tu voudras...

Tioma s’abîme dans une intense réflexion pour trouver de quelle façon il pourra témoigner son amour à son ami.

— Si tu veux, tu peux m’enterrer... Si tu veux, tu peux même me cracher à la figure...

Ioska le regarde désappointé.

— Mon chéri, mon petit ami... crache donc...

Tioma se jette au cou de son ami et le supplie de lui cracher à la figure.

Après beaucoup d’hésitations, Ioska crache un peu sur un bout de la chemise de Tioma.

Tioma dit avec conviction :

— Tu vois... c’est comme ça que je t’aime...

Les amis sont près du mur qui sépare la propriété d’un vieux cimetière.

— Ioska, as-tu peur des morts ? demande Tioma.

— Oh oui ! j’en ai peur, avoue Ioska.

Tioma serait bien heureux de se vanter du contraire et de n’avoir peur de rien, comme son père. Mais il ne cache pas que lui aussi a peur.

— Et qui ne fait pas de même ? déclare Ioska devenu soudain éloquent. Le premier de tous les généraux lui-même, s’il les voyait sortir de leurs tombes et monter sur les murs, s’empresserait de prendre la fuite. Et tout le monde en ferait autant. Comment veux-tu qu’on ne se mette pas à courir quand il se cramponne à tes épaules et à tes jambes et qu’il te monte sur le dos et te bat à coups de genoux pour te faire courir un peu plus vite. Et ce n’est pas tout encore, il te montre ses dents... la moitié de sa figure est rongée par les vers... les yeux manquent... Il y a de quoi avoir peur ! Quand on serait le premier du monde, et même...

— Artiemy Nicolaïevitch, le déjeuner ! crie dans le jardin la voix fraîche et sonore de la femme de chambre Tania.

Entre les arbres apparaît la robe de Tania.

— Venez déjeuner, dit gentiment la bonne et d’un geste familier elle passe son bras autour de Tioma.

Tania aime bien Tioma. Elle porte une robe de coton très propre et de couleur claire. Elle respire la santé et la fraîcheur ; sa forte natte est soigneusement tressée. Ses bons yeux châtains ont un regard où brillent la douceur et la gaîté.

Elle prend amicalement Tioma par les épaules, se penche vers son oreille et dit avec un chuchotement rieur :

— L’Allemande a pleuré !

L’Allemande, qui est pourtant dépourvue de toute méchanceté, est détestée par le service.

Tioma se rappelle que dans sa guerre avec l’Allemande, tout le personnel est avec lui et il en éprouve un réel plaisir.

— Elle m’a dit que j’étais un sot, est-ce qu’elle en a le droit ?

— Il va sans dire que non, elle ne peut se permettre cela. Votre père est un général et elle, qu’est-ce qu’elle est ? Une méchante créature quelconque ! Elle s’oublie vraiment !

— Crois-tu que si je raconte tout à maman, je ne serai pas puni ?

Tania ne veut pas attrister l’enfant ; elle s’incline vers lui, l’embrasse tendrement et caresse ses cheveux dorés.

À table, c’est toujours la même histoire. Tioma ne mange presque rien. Sur son assiette la côtelette reste intacte et il mordille de mauvaise grâce son morceau de pain.

Comme personne ne lui parle, c’est Tania qui spontanément essaie de le convaincre.

— Artiemy Nicolaïevitch, mangez donc !

Tioma fronce les sourcils. Zina lutte entre sa colère et son désir de voir son frère manger.

Elle regarde par la fenêtre et, sans s’adresser spécialement à personne, dit :

— Il me semble que c’est maman qui arrive.

— Artiemy Nicolaïevitch, dépêchez-vous de manger, murmure Tania apeurée.

Tioma au premier moment saisit sa fourchette, mais la tromperie découverte, il la rejette aussitôt.

Zina regarde encore une fois par la fenêtre et dit :

— Après le déjeuner, tous ceux qui auront mangé convenablement auront du dessert.

Tioma voudrait bien le dessert, mais il se passerait volontiers de la côtelette.

Il commence et fait le capricieux. Il voudrait assaisonner la côtelette avec de l’huile d’olive.

Tania lui démontre que ce sont là des choses qui ne vont pas ensemble.

Mais il ne la veut pas autrement et comme on ne lui donne pas l’huilier, il entend le prendre lui-même. Zina n’y tient plus. Elle ne peut supporter ses caprices ; elle se lève brusquement, attrape l’huilier et le garde dans sa main, caché sous la table.

Tioma se remet à sa place et fait comme s’il avait oublié l’huilier. Zina le regarde avec persistance et pose l’huilier sur la table à côté d’elle. Mais Tioma choisit le bon moment pour se jeter dessus. Zina tire dans l’autre sens : l’huilier tombe à terre et se brise en mille morceaux.

— C’est toi ! crie sa sœur.

— Non, c’est toi ! riposte-t-il.

— Dieu t’a puni parce que tu n’aimes ni papa ni maman.

— Tu mens, je les aime ! crie Tioma.

— Lassen sie ihn ! dit la gouvernante et elle quitte la table.

Tout le monde se lève avec elle et la distribution du dessert commence. Quand arrive le tour de Tioma, l’Allemande hésite. Enfin elle prend une portion moindre que pour les autres et la donne à Tioma.

Tioma révolté repousse sa portion qui tombe par terre.

— C’est charmant, dit Zina, maman saura tout.

Tioma, sans répondre, va et vient dans la salle. Zina voudrait bien savoir pourquoi Tioma, selon son habitude, ne s’empresse pas d’aller au jardin aussitôt après le déjeuner. Elle est persuadée que son frère à l’intention de demander enfin pardon et elle se croit de force à reprendre son rôle. Elle fait entendre que c’est trop tard, que trop de nouvelles bêtises sont venues s’ajouter au reste.

— Va-t’en au diable ! lui dit grossièrement Tioma.

— Cela, maman le saura aussi ! dit la sœur qui se perd en conjectures sur la tactique de son frère ; car il ne bouge toujours pas de la salle.

Tioma ne cesse de se promener de long en large et arrive enfin à son but. Tout le monde s’en va et il reste seul. Alors il se jette sur le sucrier et y enfonce la main...

La porte s’ouvre. La bonne et Zina se montrent sur le seuil. Il abandonne le sucrier et court affolé sur la terrasse.

Désormais, tout est perdu. Une telle action, un véritable vol, ne saurait être pardonné même par une maman.

Pour comble de malheur, un orage menace d’éclater. Le ciel est couvert de lourds nuages, le soleil a disparu. Subitement tout s’est encore plus assombri. L’odeur de la pluie flotte dans l’air. Tel un serpent lumineux, un éclair traverse le ciel ; juste au-dessus des têtes le tonnerre roule en fracas assourdissants. À un moment donné tout se calme, comme pour mieux recommencer.

Un bruit augmente de plus en plus et les premières gouttes lourdes et grosses tombent sur la terre. En quelques minutes tout se confond en une sorte de masse épaisse et grisâtre. De véritables cataractes tombent d’en haut. C’est bien l’orage du sud.

Qu’on le veuille ou non, il faut rentrer vite à la maison. Et comme l’accès en est interdit à Ioska, Tioma est forcé de rester seul avec ses tristes pensées.

Quelle désolation ! Le temps a suspendu sa marche.

Tioma se place devant la fenêtre de sa chambre d’enfant et regarde, abattu, les ruisselets d’eau qui coulent sur les carreaux, la cour qui se remplit peu à peu d’une série de petits lacs, et les glouglous des bulles qui se forment sur la surface sale et grisâtre de l’eau.

— Artiemy Nicolaïevitch, voulez-vous manger ? demande Tania qui apparaît à la porte.

Il y a longtemps que Tioma est tiraillé par la faim, mais il est trop paresseux pour y songer.

— Bon, tu apporteras ici... du pain et du beurre.

— Et la côtelette ?

Tioma secoue négativement la tête.

En attendant le retour de Tania, il continue à regarder au dehors. Soit qu’il ne voulût pas demeurer seul avec ses pensées, soit qu’il éprouvât de l’ennui et songeât aux moyens de se distraire, soit encore sous l’empire de ce sentiment qui porte chacun de nous à se rappeler ses amis dans les moments pénibles de l’existence, Tioma se souvint tout à coup de sa Joutschka. Il lui revint à l’esprit qu’il ne l’avait pas vue de toute la journée. Et pourtant Joutschka ne s’absentait jamais.

Tioma se rappelle subitement certaines paroles mystérieuses et peu amicales d’Akim qui détestait Joutschka parce qu’elle lui volait ses provisions. Le soupçon est entré dans son cœur. Vite, il quitte sa place, traverse comme un éclair sa chambre ainsi que la pièce voisine et dégringole quatre à quatre l’escalier de la cuisine. Sauf la nécessité de prendre un bain, cette porte était sévèrement interdite à Tioma, de peur d’une chute. Mais ce n’était pas le moment d’y songer.

— Akim, dit-il, en entrant dans la cuisine, où est Joutschka ?

— Comment voulez-vous que je le sache, répond Akim, en secouant sa chevelure crépue.

— Tu ne l’as pas tuée au moins ?

— Il ne manquerait plus que cela ! J’irais bien me salir les mains au contact d’une ordure pareille.

— Tu disais que tu voulais la tuer.

— Dieu ! Et vous avez pu croire que c’était sérieux ? Non, je plaisantais.

Et après un court silence, Akim ajoutait d’une voix des plus normales :

— Elle s’est cachée quelque part à cause de la pluie. Vous ne l’avez donc pas vue aujourd’hui.

— Non, je ne l’ai pas vue.

— Je n’en sais rien, mais il faut croire qu’elle a fait envie et que quelqu’un l’a volée.

Tioma commençait à ajouter foi à ces explications, mais les dernières paroles d’Akim ravivent ses soupçons.

— Qui la volerait ? Qui a besoin d’elle ? dit-il.

— C’est vrai, personne... accorda Akim. Un sale petit chien !

— Fais le serment que tu ne l’as pas tuée !

Et Tioma dévorait Akim des yeux.

— Quelle pensée, mon petit Monsieur ! Je vous jure devant Dieu que je ne l’ai pas tuée. Vous me croirez bien, tout de même !

Tioma a senti qu’il venait de commettre une maladresse et dit sans s’adresser à personne :

— Où a-t-elle pu disparaître ?

Et comme personne ne répondait, Tioma regarda à nouveau Akim et tous les autres, sans oublier Ioska, qui suivait la scène d’un air malicieux, et se dirigea vers sa chambre.

Assis à la même place, il s’absorbait dans cette unique pensée : où pouvait donc être Joutschka ?

Il la voyait cette tranquille et inoffensive Joutschka et l’idée qu’on avait pu la tuer remplit son cœur d’une telle amertume qu’il ouvre la fenêtre, se penche au dehors et se met à crier de toutes ses forces :

— Joutschka ! Joutschka ! Tss ! Tss ! Fiou, fiou ! Joutschka !

Le crépitement de la pluie et le vent frais ont rempli la chambre. Mais Joutschka n’a pas répondu.

Toutes les misères de la journée, toutes les souffrances vécues, tout le martyre et toute l’horreur qui l’attendaient se sont évanouis, relégués au second plan, pour ne laisser subsister que la douleur causée par la disparition de Joutschka.

La pensée qu’il ne la verra plus, qu’elle ne s’élancera plus à sa rencontre en poussant de petits jappements et en rampant sur le ventre, la pensée qu’elle a peut-être été tuée et qu’elle n’existe plus en ce monde, remplissait de désespoir l’âme de Tioma et, dans sa détresse, il continuait à appeler :

— Joutschka ! Joutschka !

Sa voix vibrait avec des inflexions de tendresse. Il était impossible à Joutschka de ne pas répondre.

Mais la réponse de Joutschka ne se faisait pas entendre.

Que faire ? Il faut chercher Joutschka sur-le-champ.

Tania est entrée avec du pain et du beurre.

— Attends-moi ! je reviens tout de suite, lui a-t-il dit au passage.

Tioma est retourné à l’escalier, a franchi, sans se faire remarquer, la porte de la cuisine, et, après quelques instants de réflexion sur le seuil de la porte de sortie, il a couru vers la cour.

Il la visite, il explore tous les coins préférés du chien, mais point de Joutschka. Un dernier espoir ! Il va vite au grand portail pour voir dans la guérite du chien de garde.

Mais, soudain, Tioma a entendu le bruit des roues de l’équipage. Et avant d’avoir le temps de prendre ses précautions, il se trouve face à face avec son père qui ouvrait le portail. Tioma s’enfuit précipitamment vers la maison.

 

II . LE CHÂTIMENT.

Une courte enquête démontre au père de Tioma, qui en était persuadé depuis longtemps, la faillite complète du système d’éducation employé pour son fils. La méthode serait peut-être bonne vis-à-vis d’une fille, — mais la nature d’une fille et celle d’un garçon sont choses fort différentes. Il sait par expérience ce que c’est qu’un garçon et ce qu’il lui faut. Ah ! il est beau le système ! Un mauvais garnement, une loque, un propre à rien, voilà ce qu’il donnera le fameux système. Les faits sont là, des faits lamentables — il en est à son premier vol. Qu’est-ce qu’on attend encore ? Un déshonneur public ? Mais avant une pareille aventure, il l’étranglerait de ses propres mains. Sous le poids de ces arguments la mère cède et le pouvoir est remis provisoirement entre les mains du père.

Les portes du cabinet de travail se referment hermétiquement.

Le garçon plein d’angoisse regarde désespérément autour de lui. Ses jambes lui refusent tout service et il doit piétiner sur place pour ne pas tomber. Les pensées avec une vitesse effrayante passent et tourbillonnent dans sa tête. Il fait appel à toutes ses forces pour se rappeler ce qu’il a décidé de dire à son père, quand il méditait devant la fleur brisée. Le temps presse. Il avale sa salive, pour ranimer sa gorge desséchée et s’apprête à parler avec un ton de profonde conviction.

— Cher papa, j’ai trouvé : je sais que je suis en faute... Mais j’ai trouvé ! Coupe-moi les mains !...

Hélas ! Ce qui était si bien et si persuasif quand il était devant la fleur, lui apparaît maintenant d’une déplorable insuffisance. Tioma le sent et ajoute pour renforcer l’effet de sa requête, la suggestion nouvelle qui surgit dans son esprit :

— Ou bien, livre-moi aux brigands !

— C’est bien, dit le père rudement, en terminant les préparatifs et en se dirigeant tout droit vers son fils. Défais ton pantalon...

Quelle est cette nouveauté ? La terreur descend dans l’âme de l’enfant ; ses mains tremblantes cherchent précipitamment les boutons de son petit pantalon ; il se sent mourir, il creuse douloureusement en lui-même pour trouver ce qu’il faut dire encore et, d’une voix pleine de supplication apeurée, en hâte, il prononce ces mots incohérents, en y mettant tout son cœur :

— Mon gentil, tout chéri, bien aimé... Papa ! Papa ! Bien cher... papa, adoré papa, arrête ! Papa ! Aïe, aïe, aïe, aïaïaïe !...

Les coups tombent drus. Tioma se tord comme un ver, pousse des cris, cherche la main sèche et nerveuse de son père, la baise passionnément et continue ses supplications. Mais à côté d’elles s’élève dans son âme une envie folle de battre et de mordre cette main atroce, cette affreuse main, au lieu de l’embrasser. Une haine, sauvage, une rancune farouche s’emparent de lui.

Il fait de violents efforts pour échapper à l’étreinte, mais les étaux de fer le serrent encore plus.

— Vilain méchant, je ne t’aime pas ! crie-t-il dans sa haine impuissante.

— Tu m’aimeras !

Tioma mord avec rage la main de son père.

— Ah, petit serpent !

Et, par une manœuvre habile, il jette Tioma sur le canapé et enfonce sa tête dans le coussin. D’une main il immobilise l’enfant et de l’autre il continue à fouetter Tioma qui se tord et qui hurle.

L’un après l’autre, lourdement, les coups tombent et chacun laisse une trace sur le petit corps qui devient tout bleu.

Au salon, une pâleur mortelle sur le visage, la mère attend la fin du supplice. Chaque cri lui déchire le cœur, chaque coup retentit jusqu’au fond de son âme.

Ah ! pourquoi s’est-elle laissée convaincre, pourquoi lui a-t-elle donné sa parole de ne pas intervenir ?

Mais de quel droit lui a-t-il arraché cette parole ? Le laissera-t-elle s’oublier lui-même au point de battre un enfant jusqu’à la mort ? Mon Dieu ! Qu’est-ce donc que ce râlement ? La mère est prise d’épouvante.

— Assez ! assez ! crie-t-elle en ouvrant de force la porte du cabinet. — Assez !

— Regarde un peu l’œuvre de ta petite bête ! lui dit le père, en lui montrant son doigt mordu.

Mais elle ne le regarde pas. Horrifiée, elle ne voit que le divan d’où descend un petit animal pitoyable, sale, ébouriffé, qui, sauvagement, avec l’instinct d’une bête, cherche à se sauver. Une douleur aiguë l’envahit et les paroles jaillissent, traduisant sa profonde amertume :

— C’est là votre système d’éducation ? dit-elle à son mari, c’est là votre connaissance de la nature d’un garçon ? Faire d’un enfant un lamentable idiot, le dépouiller de sa dignité humaine, c’est cela votre éducation ?

La colère la gagne. Tout son sang lui monte à la tête. La voix cinglante, elle jette ces derniers mots à la face de son mari :

— Oh, misérable éducateur ! Dressez donc les chiens, cela vous ira mieux que de faire des hommes !

— Va-t’en ! hurle le père.

— Oui, je m’en vais, dit la mère en s’arrêtant à la porte. Mais je vous préviens que vous marcherez sur mon corps avant que je vous permette de fouetter mon enfant.

Le père n’en revient pas d’indignation et d’étonnement. De longtemps il ne peut retrouver le calme. Sombre, il arpente son cabinet d’un bout à l’autre, allant et venant sans cesse. Il s’arrête enfin devant une des fenêtres, et, le regard perdu dans les gris lointains du crépuscule hâtif, il murmure indigné :

— Efforcez-vous donc de faire l’éducation d’un gamin, avec des femmes !

 

III. LE PARDON.

Pendant ce temps la mère traverse la chambre des enfants, la parcourt d’un coup d’œil rapide, s’assure que Tioma n’y est point, et, poussant plus loin, elle va fouiller du regard une petite chambre où elle aperçoit la silhouette menue de Tioma, la figure cachée au fond d’un sopha ; elle passe dans la salle à manger, ouvre la porte de sa chambre et la referme derrière elle.

Une fois seule, elle aussi s’en va vers la fenêtre et regarde sans voir dans la rue obscure. Une foule de pensées assiègent son esprit.

Il vaut mieux que Tioma reste seul en tête-à-tête avec lui-même... Il serait bon de changer son linge... Oh ! mon Dieu, mon Dieu, quelle terrible faute d’avoir laissé s’accomplir une monstruosité pareille ! Quelle ignoble vilenie ! On dirait vraiment qu’un enfant peut faire le mauvais garnement en connaissance de cause. Comment ne pas discerner que si l’enfant fait des sottises, des polissonneries, ce n’est que faute d’apercevoir le mauvais côté de cette polissonnerie. Faire comprendre ce rapport à l’enfant en se plaçant à son point de vue même et non d’après les idées d’un homme fait, convaincre l’enfant en s’appuyant sur son amour-propre, toucher le point le plus faible de son âme et parvenir au résultat voulu, voilà l’œuvre d’une éducation bien comprise.

Combien de temps s’écoulera-t-il avant que tout rentre dans l’ordre, avant qu’elle ressaisisse à nouveau les fils ténus qui l’unissent à son enfant, ces fils invisibles grâce auxquels elle fait rentrer cette flamme vivante dans les cadres de la vie quotidienne en ménageant à la fois les cadres et la force de cette même flamme, de cette flamme qui sera un jour appelée à communiquer sa chaleur et à illuminer de son éclat tous ceux qui la rencontreront et pour laquelle le monde la remerciera peut-être... Lui, le mari, regarde évidemment la chose du point de vue de la discipline qui convient à des soldats ; il a reçu lui-même cette éducation et il s’apprête à cogner sur le jeune arbre pour élaguer les pousses folles sans comprendre qu’il est en train d’abattre les futures branches...

La niania de la petite Annie, soigneusement coiffée à l’ancienne mode russe, paraît à la porte.

— C’est pour faire le signe de croix sur Annie...

— Approche...

Et la mère trace le signe sur la petite.

— Où est Artiemy Nicolaïevitch ? demande-t-elle à la niania.

— À la fenêtre...

— Y a-t-il une lumière ?

— Le jeune maître l’a éteinte. Il reste dans l’obscurité.

— Tu l’as vu ?...

— Eh oui... c’est à pleurer...

Mais niania se retient, sachant que madame n’aime pas les pleurnicheries.

— Il n’est pas entré d’autre personne que toi ?

— Si, Tania... elle apportait à manger.

— A-t-il mangé ?

— Lui ? Que Dieu nous protège... il n’a pas même regardé... De toute la journée, rien... au déjeuner, pas même une miette.

Niania soupire et dit en baissant la voix :

— Il faudra changer le linge... le laver... Cela doit être plus terrible pour lui que tout le reste...

— Tu lui as parlé du linge ?

— Non... pensez donc... J’ai essayé de m’approcher. Il a bondi sur moi. Il écoutera plutôt Tania...

— Il ne faut rien dire... que tout le monde fasse comme si l’on ne remarquait rien... Donne l’ordre de préparer vite les deux baignoires pour tous les enfants sauf Annie... Appelle la gouvernante. Fais comme si de rien n’était...

— Soyez tranquille, dit niania avec une voix remplie de compassion.

Fraülein entre.

Elle est désolée de la façon dont les choses ont tourné, mais il n’y avait rien à faire avec ce garçon...

— Aujourd’hui les enfants prendront un bain, dit la mère en l’arrêtant d’un air froid, — vingt-deux degrés.

— Sehr gut, Madame, répond Fraülein en faisant une révérence.

Elle comprend que Madame est mécontente, mais sa conscience est tranquille. Elle n’a rien à se reprocher. Mademoiselle Zina peut témoigner qu’il n’y avait rien à faire avec ce garçon. Madame garde le silence ; la gouvernante saisit fort bien ce que cela signifie. Cela signifie qu’on n’accepte pas ses explications.

Elle tient énormément à sa place dans la maison, néanmoins, forte de sa conscience et convaincue de son innocence, discrètement, mais pleine du sentiment de sa dignité offensée, elle saisit la poignée de la porte.

— Appelez Tania.

— Très bien, Madame, répond la gouvernante, qui a déjà franchi la porte et renouvelle sa révérence.

Le son de la voix de madame lui rend l’espoir de garder sa place et c’est avec une assurance nouvelle, qu’elle dit en mauvais russe :

— Tania, allez chez Madame !

Tania arrange un peu sa toilette et pénètre dans la chambre.

C’est toujours Tania qui fait prendre son bain à Tioma. En été, quand on ne savonnait pas les enfants, on permettait à Tioma de se baigner tout seul, sans le secours de Tania et il en éprouvait le plus grand plaisir, il prenait son bain comme papa, tout seul.

— Si Artiemy Nicolaïevitch a le désir de prendre son bain seul, laisse-le faire. Avant de le conduire au bain, mets un morceau de pain sur la table, pas coupé mais rompu, comme s’il était oublié là par hasard. Tu as compris ?

Tania a compris depuis longtemps et reprend avec un sourire d’enjouement :

— J’ai compris, Madame.

— Tout le monde prendra le bain : les demoiselles d’abord et puis Artiemy Nicolaïevitch. Le bain aura vingt-deux degrés. Va !

Mais madame la rappelle et ajoute :

— Tania, avant d’emmener Artiemy Nicolaïevitch, tu baisseras la lampe dans la salle de bain de façon à faire une demi-obscurité. Tu passeras avec lui par la chambre des bonnes au lieu de traverser celle des enfants. Et surtout que personne ne se trouve sur son passage. Baisse cette lampe-là aussi.

— Oui, Madame !

Le bain, c’est toujours un événement et un événement agréable. Mais cette fois, dans la chambre d’enfants, le mouvement s’est ralenti. Les enfants sont sous l’influence de la correction infligée au frère et Tioma leur manque, lui, le boute-en-train perpétuel.

Les enfants vont au bain avec nonchalance ; le bain est vite expédié sans le moindre enthousiasme et vingt minutes après, l’un derrière l’autre, coiffés de bonnets blancs, ils regagnent leur chambre.

Sous le souffle de la douce nuit du Sud la mère de Tioma apaise par la marche ses nerfs surexcités.

Sa nature optimiste ne tarde pas à reprendre le dessus : tout cela s’arrangera, la faute ne se reproduira plus et la scène sera oubliée.

Pour se distraire, elle est sortie sur la terrasse afin de respirer l’air frais.

Par la fenêtre elle aperçoit la théorie des enfants qui reviennent du bain ; elle s’arrête.

Voici, marchant en avant, Zina, — si exigeante pour elle-même et pour les autres, exécuteur rigide et passionné du devoir. La fillette regarde énigmatiquement devant elle avec ses yeux noirs comme une nuit du sud : on dirait qu’elle voit dans le lointain un monde qui n’est visible que pour elle.

Voici la douce Natascha, concentrée et maladive, les yeux pensifs, pressentant dans son exquise sensibilité et parvenant à entendre ces imperceptibles sons qui, recueillis patiemment et tendrement, retentiront un jour pour ses proches en un chant d’amour et de souffrance.

Voici Mania, — une claire matinée de mai, toujours disposée à réchauffer tout le monde par le charme de ses yeux lumineux.

Enfin le petit Serge. Ce « philosophe profond » qui commence seulement à accorder son mécanisme compliqué et s’apprête à en toucher les cordes en écoutant avec un vif intérêt leurs vibrations délicates et prolongées — exerce autour de lui une involontaire attirance.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Lentement, sur un ton chantant, il interroge et lentement aussi il lève son petit doigt vers le ciel.

— Le ciel bleu, mon chéri !

— Et ça, qu’est-ce que c’est ?

— Encore le ciel, mon tout petit, le ciel, mon tout chéri, l’inaccessible ciel bleu : les hommes le regardent éternellement, mais ils continuent éternellement à marcher sur la terre.

Voici encore Ania, qui saute de son lit à la rencontre des arrivants — : la petite Ania, petit point d’interrogation avec des yeux doux et rieurs.

Et voici qu’apparaît et disparaît dans la chambre des bonnes la figure de son préféré, l’auteur de tant de polissonneries, ce Tioma vivant comme du feu, remuant comme du vif-argent, toujours instable, toujours excité, toujours en l’air, sensible à l’excès, son très déraisonnable fils enfin. Mais au milieu de ce chaos de sentiments vit un cœur ardent et généreux.

Continuant sa promenade, la mère a dépassé la terrasse et s’est dirigée vers la salle de bain.

Serge clôture la marche vers la chambre d’enfants et se tient drôlement sur ses courtes petites jambes, en écartant les bras :

— Papa battre Tioma... dit-il, se rappelant tout d’un coup la correction reçue par son frère.

— Tss !... fait vivement Zina, sévèrement respectueuse de la consigne de maman, de ne jamais parler de la punition encourue par les enfants en faute.

Mais Serioschik est encore trop petit. Il n’a aucun souci des consignes données et il recommence sa phrase.

— Papa...

— Tais-toi, lui dit Zina, en lui fermant la bouche.

Serioschik commence à esquisser une moue significative, mais Zina chuchote rapidement et expressivement à son oreille en lui montrant la porte de la chambre où se tient Tioma. Serioschik fixe longuement la porte sans grande confiance et sans renoncer à sa grimace, si bien destinée à se changer en lamentation, mais à la fin des fins, il cède à sa sœur, consent à un compromis et se résigne à regarder les images de l’atlas zoologique.

— Artiemy Nicolaïevitch, je vous en prie, dit gaîment Tania en ouvrant la porte de la petite chambre.

Tioma se lève sans rien dire et, gêné, passe devant Tania.

— Seul ou avec moi ? dit la bonne affectant l’insouciance.

— Seul, répond vivement Tioma, entre haut et bas, et il passe dans la chambre des bonnes.

Il est content d’être dans la demi-obscurité. Il pousse un soupir de soulagement quand il ferme derrière lui la porte de la salle de bain. Une fois lavé, il sort de l’eau, prend son linge sale et se met à le rincer dans la baignoire. Pour lui, il mourrait de honte si quelqu’un pouvait se douter de l’accident : mieux vaut-il que le linge soit mouillé. La lessive terminée, Tioma fait un paquet du tout et cherche des yeux une cachette ; il dissimule enfin son paquet derrière une vieille commode. Tranquillisé, il va s’habiller et ses yeux tombent sur un morceau de pain oublié là on ne sait par qui. Il se jette dessus avec avidité, car il n’a rien pris de la journée. L’âge réclame ses droits : Tioma, assis sur une chaise, balance ses petites jambes et mange avec un réel plaisir. Sa mère n’a rien perdu de toute cette scène et elle quitte la fenêtre, bouleversée. Elle s’efforce d’oublier l’impression trop vive, car elle sent qu’elle est sur le point de pleurer. Elle se tourne vers la douce brise du sud pour rafraîchir son visage et tâche de ne plus penser à rien. Après avoir mangé, Tioma se remet debout et va dans le corridor. Il s’approche de l’escalier qui conduit aux appartements, s’arrête un moment, puis, après réflexion, il monte jusqu’à la porte d’entrée et appelle à demi voix en hésitant :

— Joutschka ! Joutschka !

Il attendait, tendait l’oreille, tout en respirant la senteur des oliviers et, subissant l’attirance, il sort dans la cour et va vers le jardin.

Moment angoissant ! La figure appuyée sur les montants de la clôture, il faillit presque s’évanouir, tant sa fatigue était grande. La nuit après l’orage.

Le jardin, sous la lumière argentée de la lune, a l’aspect d’un pays de rêve. Dans le ciel lointain et bleu disparaissent les lambeaux des derniers nuages. Le vent semble se jouer dans l’espace qui sépare la terre du ciel. Du haut de son monticule, la tonnelle regarde mélancoliquement. Et si les morts ayant assez de se tenir sur le mur avaient par hasard pénétré dans la tonnelle et s’amusaient de là-bas à guetter Tioma ? Qu’il est effrayant le mystérieux silence des sentiers ! Les arbres dans leur bruissement semblent se dire : « Quelle angoisse pèse sur ce jardin ! » Voici quelque chose de noir qui bondit sans bruit hors des buissons : cela ressemble tout à fait à Joutschka. Et si Joutschka n’est plus en vie ? Quelle épouvante dans son cœur ! Qu’est-ce qui apparaît de blanc là-bas ? Quelqu’un passe sur la terrasse.

— Artiemy Nicolaïevitch, dit Tania en ouvrant la petite porte et en s’approchant de lui, il est temps de dormir.

Tioma se réveille comme s’il eût été plongé dans un songe.

Dormir, il ne demande pas mieux, il tombe de fatigue, mais auparavant il faut aller dire bonsoir à papa et à maman. Oh ! que c’est donc difficile ! Il se cramponne fiévreusement aux barreaux de la clôture et sa figure s’appuie fortement sur eux.

— Atriemy Nicolaeïevitch, Tiemotschka, mon cher petit Monsieur, dit Tania, en embrassant les mains de Tioma, allez chez maman ! Allez donc, mon chéri, mon tout petit, et tout en parlant, elle détache doucement l’enfant et l’entraîne en le couvrant de baisers...

Il est dans la chambre de sa mère.

Seule, la petite lampe des images saintes répand sa lumière inégale et vacillante : tout est plongé dans une pénombre discrète.

Il se tient debout. En face de lui, sa mère, assise dans un fauteuil, lui dit quelque chose. Tioma, comme perdu dans un rêve, écoute les paroles qui volent autour de ses oreilles indifférentes. Mais, par contre, les paroles si persuasives de maman agissent avec force sur la petite Zina qui écoute à la porte. Son zèle l’entraîne et quand elle entend sa mère prononcer ces mots : « et si tu ne regrettes pas ce qui s’est passé, c’est que tu n’aimes ni ton papa ni ta maman ! », elle se précipite dans la pièce et commence une chaleureuse harangue :

— Je lui ai dit cela...

— Comment, vilaine fille, tu as eu l’audace d’écouter aux portes ?

Et la vilaine fille, saisie par le bras, disparaît rapidement de l’autre côté de la porte. L’expulsion de son petit adversaire réveille Tioma. De tous les nerfs de son organisme, il se reprend à vivre. La succession des chagrins de cette malheureuse journée repasse devant lui. Il acquiert la conviction intime que sa sœur entre pour une large part dans le mal qui lui a été fait. Il se croit persécuté et pense que tout le monde est injuste envers lui, que personne ne veut l’entendre.

— Tout le monde n’écoute que Zina... Du matin au soir, tout le monde tombe sur moi et personne ne veut m’écouter...

Et Tioma pleure amèrement en cachant sa figure dans ses mains.

Tioma pleure très longtemps, mais l’amertume passe avec le flot de ses larmes.

Il raconte à maman tous les tristes événements de la journée et leur suite fatale. Ses yeux sont gonflés de pleurs, un tremblement nerveux le secoue et un soupir qui finit en sanglot lui monte à la gorge. Sa mère, assise à présent sur le canapé, à côté de lui, caresse tendrement de sa main ses beaux cheveux épais et lui dit :

— Allons, allons... maman n’est plus fâchée... maman aime son petit garçon... Elle sait qu’il sera aimant et bon quand il comprendra une simple petite chose. Et Tioma pourra la comprendre tout de suite... Tu vois tous les maux que tu as causés... Connais-tu seulement la cause de tant de chagrins ? Je te le dirai, moi ! tu es encore un petit lâche...

Tioma s’attendait à tout, mais pas à cela et il demeure consterné de cette conclusion.

— Oui, un lâche ! Toute la journée tu as eu peur de la vérité. Et c’est parce que tu la redoutais que tous les malheurs se sont abattus sur toi. Tu as brisé une fleur. De quoi avais-tu peur ? Va donc dire la vérité, séance tenante, même si tu dois recevoir la correction méritée. Tu ne l’as pas évitée, tu le vois, en cachant la vérité. Tandis que si tu avais dit la vérité, tu te serais épargné peut-être la correction. Papa est sévère sans doute, mais papa sait fort bien qu’il peut tomber et chacun de nous peut faire une chute. Et, enfin, si tu as eu peur de papa, pourquoi n’es-tu pas venu me trouver ?

— J’ai voulu tout te dire quand vous êtes montés dans l’équipage...

La mère se rappelait et regrettait de ne pas avoir obéi à son sentiment dès l’éveil de ses premiers soupçons.

— Pourquoi n’as-tu pas parlé ?

— J’ai eu peur de papa.

— Tu l’as dit... Tu as eu peur, c’est donc que tu es un lâche. Avoir peur de la vérité, c’est une lâcheté, une honte. Il n’y a que les méchants qui aient peur de la vérité, les bons ne la craignent pas. Non seulement ils sont prêts à souffrir pour elle, mais ils sont heureux de lui faire le sacrifice de leur vie.

Maman s’est levée, est allée vers les images saintes, a pris le crucifix et s’est assise de nouveau auprès de son fils.

— Qui est-ce ?

— Dieu.

— Oui, Dieu, qui a pris le corps d’un homme et est descendu du ciel sur la terre. Sais-tu pourquoi Il est venu parmi nous ? Il est venu pour apprendre aux hommes à dire la vérité et à agir selon ses préceptes. Tu vois ce sang sur ses pieds et sur ses bras ?

— Je le vois.

— C’est le sang de son crucifiement, c’est-à-dire, le sang qui a coulé pendant qu’Il était cloué sur la croix ; on lui a percé la poitrine, les bras et les pieds et Il est mort de ce supplice. Tu sais que Dieu est tout puissant : Il lui suffit de remuer le doigt pour qu’à l’instant nous soyons tous frappés par la mort et pour qu’il n’y ait plus rien, ni la maison, ni le jardin, ni la terre, ni le ciel. Pourquoi donc s’est-Il laissé crucifier, puisqu’Il pouvait d’un seul regard anéantir les méchants qui l’ont mis à mort ? Pourquoi ?

La mère garde un moment le silence, puis elle reprend avec une énergie pleine de douceur, les yeux plongeant dans les yeux grands ouverts de son fils préféré :

— Parce qu’il ne craignait pas la vérité, parce que la vérité était plus chère que la vie, parce qu’il a voulu montrer à tous que la mort n’est rien quand on donne sa vie pour la vérité. Et en mourant, Il a dit : celui qui m’aime, celui qui veut être avec moi, ne doit pas avoir peur de la vérité. Quand tu seras plus grand et que tu connaîtras la vie de ceux qui nous ont précédés, tu verras qu’on ne peut pas vivre sur la terre sans la vérité, et alors non seulement tu cesseras de craindre la vérité, mais tu l’aimeras tellement que toi aussi tu te sentiras prêt à mourir pour elle ; alors, tu seras un garçon courageux, aimant et bon. Au contraire, en montant sur un cheval fou, tu montrerais aux autres et tu comprendrais toi-même que tu n’es encore qu’un sot qui ne sait pas ce qu’il fait et non un courageux, parce qu’un garçon courageux sait ce qu’il fait et toi tu ne le sais pas.

La preuve, quand tu as su que papa te punirait, tu as pris la fuite et un courageux ne l’aurait pas fait. Papa a fait la guerre : il en connaissait l’horreur et le danger. Mais il y est allé tout de même. En voilà assez, embrasse ta mère et dis-lui que tu seras un bon garçon.

Tioma, sans rien dire, embrasse sa mère et cache sa tête dans sa poitrine.

 

IV. LE VIEUX PUITS.

La nuit. Tioma dort d’un sommeil nerveux et agité, tantôt léger, tantôt lourd, plein de cauchemars. Il ne cesse de frissonner. Il rêve qu’il se trouve sur une plage de sable près de la mer, où l’on a conduit les enfants pour se baigner. Couché au bord de l’eau, il attend qu’une grande vague froide vienne se briser sur lui. Il voit cette vague verte, transparente ; il la voit s’approcher de la rive ; il voit se former sa crête de bouillonnante écume ; il la voit grandir de plus en plus, se dresser comme une muraille ; il attend avec volupté ses rejaillissements, son froid contact, il attend le moment heureux où il se sentira comme à l’habitude soulevé par elle, entraîné précipitamment par le flux et rejeté sur le rivage avec une masse de sable fin et piquant à la fois. Mais au lieu d’apporter de la fraîcheur, de cette fraîcheur vivifiante que réclame le corps brûlant de Tioma déjà secoué par l’ardeur de la fièvre, la vague roule en lui causant une pénible sensation de chaleur, puis elle retombe lourdement et l’étouffe sous son poids... Le flot se replie sur lui-même ; l’oppression cesse, il respire librement, ouvre les yeux et s’asseoit sur son lit.

L’indécise demi-lumière de la veilleuse éclaire faiblement les quatre petits lits d’abord, puis un plus grand sur lequel est assise niania, en chemise, sa natte sur le dos ; elle balance, en sommeillant, la petite Ania.

— Nania, où est Joutschka ?

— I... I... — répond niania — un mauvais sujet quelconque l’a jetée dans le vieux puits. Et, après un silence, elle ajoute : Au moins, s’il l’avait tuée avant, mais non, — toute vivante... On dit que toute la journée elle n’a cessé de hurler, la malheureuse bête...

Tioma se représente très bien le vieux puits abandonné, qui sert depuis longtemps de réservoir à toutes les ordures ; il distingue les parois glissantes et au fond le liquide gluant qu’il aimait de temps en temps à éclairer, en y projetant avec Ioska du papier enflammé.

— Qui l’a jetée ? demande Tioma.

— Ah oui, qui ! attendez donc qu’il le dise ! Tioma écoute avec anxiété les paroles de niania.

Son esprit travaille ; il échafaude une série de plans pour sauver Joutschka ; il saute d’un projet irréalisable à un autre, et, sans s’en apercevoir, il s’endort de nouveau. Il se réveille en sursaut au milieu d’un rêve où il essayait de sauver Joutschka à l’aide de longues lanières terminées par des nœuds coulants. Mais Joutschka retombait toujours, si bien qu’il s’était résolu à aller lui-même la chercher. Tioma se rappelle très nettement de quelle façon il a attaché une corde au poteau, comment il est descendu prudemment le long de la charpente. Il avait déjà parcouru la moitié de la distance, quand ses jambes ont glissé et il a été précipité dans le fond du puits infect. Réveillé par la secousse, il se sentait tout ému par le souvenir de l’impression éprouvée.

Le rêve continuait à s’imposer à lui avec une précision extraordinaire. Par les fentes des volets passaient les faibles lueurs de l’aube.

Tioma éprouvait dans tout son être une profonde lassitude, mais, surmontant sa faiblesse, il prend le parti de réaliser tout de suite la première moitié de son rêve. Il s’habille prestement. Il se demande bien si ce projet ne va pas le jeter encore sur la route des malheurs de la veille, mais rassuré par l’idée qu’il ne fait rien de mal, il s’approche du lit de niania, ramasse, sur le parquet, une boîte d’allumettes, en prend quelques-unes dans sa poche, sort de la chambre sur la pointe des pieds et gagne la salle à manger. Grâce à la porte vitrée donnant sur la terrasse, on y voyait déjà assez clair.

Dans la salle à manger régnait l’habituel désordre du matin. Sur la table, le samovar refroidi, des verres et des tasses sales ; des morceaux de pain traînaient sur la nappe ; un plat de viande avec sa graisse figée complétait le tout.

Tioma s’approche d’une table où se trouvait un monceau de journaux, prend un paquet dans le tas et, toujours sur la pointe des pieds, avec d’infinies précautions, il atteint la porte vitrée ; sans bruit il tourne la clef, saisit la poignée et sort sur la terrasse.

L’humidité pénétrante de l’aube l’enveloppait de partout.

Le jour commençait à poindre. Dans le ciel bleu et pâle, par-ci par-là, tels des flocons de laine ou de duvet, flottaient de vaporeux nuages. La brume, semblable à une légère fumée, se tenait suspendue sur le jardin. La terrasse était déserte. Seul un mouchoir de maman, oublié sur un banc, traînait là pour rappeler à Tioma la soirée de la veille avec ses multiples événements et la douce réconciliation de la fin.

Il descend l’escalier de la terrasse. Dans le jardin régnait le même désordre que dans la salle à manger. Les fleurs avec leurs feuilles retournées et collées les unes contre les autres, se penchaient vers la terre salie, ployant sous le poids des gouttes d’eau. Les sentiers jaunes et mouillés témoignaient de la force des ruisseaux formés par la pluie d’orage. Les arbres, avec leur feuillage éploré, se tenaient courbés, comme s’ils dormaient encore du doux sommeil de l’aurore.

Tioma va droit à l’allée principale, par suite de la nécessité où il se trouvait de prendre les rênes dans la sellerie. Quant aux perches, la tonnelle les fournirait.

En passant par l’endroit de malheur où avaient commencé toutes ses souffrances, Tioma remarque la fleur qui gisait sur la terre, abattue de toute évidence par la pluie de la veille.

En somme, on aurait pu tout mettre sur le compte de cette pluie, se dit Tioma, et il éprouve des regrets mêlés de froide indifférence.

Le mal faisait en lui de rapides progrès. Une chaleur inaccoutumée parcourait tout son corps et gagnait sa tête ; il sentait une faiblesse générale, un désir maladif de se laisser tomber sur l’herbe, de fermer les yeux et de rester ainsi sans bouger. Ses jambes tremblaient ; une secousse l’agitait de temps en temps, parce qu’il éprouvait la sensation d’une chute. Parfois revivaient dans son souvenir des faits insignifiants du passé, qu’il avait oubliés depuis longtemps et qui se présentaient à lui avec une incroyable intensité. Tioma se rappelle qu’il y a deux ans, l’oncle Grischa a promis de lui donner un cheval marchant seul, comme un animal vivant.

Il a rêvé longtemps de ce cheval et attendait avec impatience le cadeau de l’oncle Grischa. Quand son oncle arrivait, il jetait sur lui des regards interrogateurs, mais il n’osait pas lui rappeler sa promesse. Puis il a oublié, mais il s’en souvient maintenant.

Il se réjouit d’abord à la pensée que son oncle apportera peut-être le cheval promis, mais un peu de réflexion lui démontre que cela lui est fort égal et qu’il n’a que faire de ce cheval.

« J’étais encore un petit garçon » — se dit-il à lui-même.

La sellerie était fermée, mais Tioma connaissait une autre entrée : il se met à quatre pattes et se glisse par dessous la porte à l’endroit creusé par les chiens. Une fois dans la remise, il prend les rênes et, à toute aventure, se munit d’une longue corde qui servait pour sécher le linge.

La vue de la lanterne lui fait penser qu’elle lui sera d’un bien plus grand secours pour éclairer le puits, le papier enflammé pouvant tomber sur Joutschka et la brûler. Au sortir de la remise, Tioma prend le chemin le plus court pour aller à la tonnelle : il n’y a qu’à franchir le mur qui sépare le jardin de la cour de service. La lanterne entre ses dents, les rênes autour du corps et la corde en bandoulière, il se met à escalader le mur.

Tioma était passé maître dans cet art, mais aujourd’hui l’opération présentait des difficultés. Dans sa tête il ressentait des chocs violents comme si on l’eût frappée à coups de marteau et il faillit retomber. Parvenu sur la crête, il reste assis un instant, la respiration haletante, puis laisse pendre ses jambes le long du mur et se penche pour choisir avec soin le point où il doit sauter. À ses pieds, la vigne étend ses feuilles et il voit qu’il serait éclaboussé par l’abondante rosée s’il tombe au milieu d’elles. Il jette bien un furtif regard derrière lui, mais il n’y avait pas de temps à perdre et il se décide à sauter. Il finit par découvrir un petit espace de terrain moins encombré par la végétation et il se laisse glisser. Mais il n’a pu éviter les éclaboussures et, après son passage à travers les vignes, il se trouve sur une allée, les vêtements trempés. Ce bain froid lui procure momentanément un certain bien-être et c’est avec une vigueur nouvelle qu’il se dirige en courant vers la tonnelle, grimpe courageusement la pente, arrache quelques longues verges et redescend à grands pas.

Dès ce moment, la fatigue le ressaisit ; il se traîne lentement par le petit sentier couvert d’herbes folles et tâche de ne pas regarder le mur grisâtre qui le sépare du cimetière.

Il savait bien que Ioska ne disait pas la vérité quand il parlait des morts, mais il y avait de quoi s’effrayer tout de même.

Tioma allait toujours, le regard fixé devant lui et plus il regardait droit, plus la terreur s’emparait de lui.

En ce moment il avait la certitude que les morts se tenaient sur le mur et ne le perdaient pas de vue. Tioma sentait passer comme des fourmis le long de son dos : on eût dit quelque chose d’effroyable qui montait sur ses épaules, une main froide qui se serait amusée à rebrousser lentement ses cheveux. Tioma n’en pouvait plus. Il pousse un sanglot et s’efforce de courir. Mais le son de sa propre voix lui rend un peu de calme.

L’apparition du vieux puits abandonné, émergeant des hautes herbes qui recouvraient cette partie du jardin ; la proximité du but, — Joutschka, — le détournent des morts. Il revient à la vie. Il court au puits et appelle à mi-voix : — Joutschka, Joutschka !

Le cœur de Tioma s’arrête tandis qu’il attend anxieusement la réponse.

Au début, il n’entendait rien, si ce n’est les coups de marteau dans sa tête. Mais soudain il a perçu un long gémissement, une plainte lointaine qui monte des profondeurs du puits. Le cœur douloureusement serré, il lance un second appel étranglé comme un sanglot : — Joutschka, Joutschka !

Joutschka a reconnu la voix de son maître et un jappement joyeux cette fois porte sa réponse.

— Ma chère Joutschka ! Ma chérie, ma chérie, je vais te chercher, crie-t-il, comme si elle comprenait ses paroles.

Joutschka répond par un nouveau cri de joie et Tioma en conclut qu’elle lui demande de hâter la réalisation de sa promesse.

— Tout de suite, Joutschka, tout de suite, lui répond Tioma, et il se met aussitôt à exécuter le plan de son rêve, tout pénétré de la responsabilité qu’il a assumée.

Avant tout il veut se rendre un compte exact de la situation. Il se sentait fort et dispos comme d’habitude. Son malaise avait disparu. Attacher la lanterne, l’allumer et la faire descendre dans le puits, ce fut l’œuvre d’une minute. Tioma penché sur l’ouverture regarde avec attention. La lanterne jette une lueur douteuse sur la charpente noircie, se perd dans les ténèbres qui l’environnent et puis, enfin, après une descente de trois sagènes, éclaire le fond du puits.

Tel un panorama lointain, entrevu à travers une fissure étroite et profonde, se révèle, entourée de tous les côtés par les parois visqueuses de la charpente, la surface obscure et sans consistance, immobile et miroitante, d’où sortent des exhalaisons putrides.

Une épouvante mortelle enveloppait cette plaine aux reflets inquiétants et répugnants. Il sent passer sur lui le souffle de la mort et il tremble d’autant plus pour sa Joutschka. Avec un atroce serrement de cœur, il distingue dans un recoin un point noir et reconnaît à peine, ou plutôt il devine dans cette chose réduite à l’impuissance, sa Joutschka si exubérante et si joyeuse, qui se tenait justement sur une saillie de la charpente.

Il n’y avait pas un instant à perdre. La peur de voir succomber Joutschka avant la fin de ses préparatifs, redouble ses forces. Vite, il remonte la lanterne et pour que Joutschka ne croie pas à un abandon de sa part, il crie tout le temps :

— Joutschka, Joutschka, je suis là.

Et il était heureux d’entendre chaque fois le jappement joyeux de Joutschka qui lui répondait. Enfin tout est prêt. À l’aide des rênes, la lanterne et deux perches avec une traverse où se trouvait un nœud coulant, descendent dans le puits.

Mais ce plan si minutieusement élaboré vint à subir un échec inattendu par le fait de Joutschka dont la précipitation déjoua toutes les mesures prises.

Joutschka, de toute évidence, n’avait compris qu’une chose, c’est que l’appareil qui s’approchait était destiné à la sauver, et elle tenta de s’agripper à lui. Ce mouvement brusque suffit pour que le lacet se fermât sans résultat et Joutschka, perdant l’équilibre, retomba dans le liquide gluant.

Elle se mit à battre éperdument la boue avec ses pattes, jappant de toutes ses forces et cherchant sans succès à reprendre pied sur la charpente.

La pensée qu’il a aggravé la situation, qu’on pouvait encore sauver Joutschka, qu’il sera responsable de sa mort, qu’il a lui-même combiné la perte de sa chère Joutschka, le pousse à mettre séance tenante à exécution la seconde partie de son rêve et à descendre lui-même dans le puits.

Il attache les rênes à une des solives et s’enfonce dans l’orifice béant. Il est hypnotisé par la crainte d’arriver trop tard. L’odeur infecte du puits l’environne. La peur de suffoquer s’empare tout à coup de lui et paralyse son cœur, mais il se rappelle que Joutschka est restée là tout un jour ; il se rassure et continue à descendre. Prudemment, il essaie d’un pied chaque nouveau soutien, s’appuie fortement et en cherche un autre au-dessous. Parvenu à la profondeur où se sont arrêtées les rênes et la lanterne, il attache plus solidement cette dernière, dénoue une rêne et se remet à descendre. L’insupportable odeur l’assaille et le préoccupe de plus en plus. Tioma essaie de respirer par la bouche. Le résultat est merveilleux : il ne sent plus l’horrible odeur et la peur s’évanouit. Les nouvelles d’en bas sont bonnes aussi. Joutschka a récupéré sa place et témoigne par ses joyeux aboiements qu’elle s’intéresse vivement à cette folle aventure.

La tranquillité de Joutschka et sa foi absolue dans le succès final se communiquent au sauveteur et il arrive sans accident au fond du puits.

La réunion des deux amis qui n’espéraient plus se revoir en ce monde revêt un caractère touchant. Il se penche pour caresser Joutschka. Elle lèche le bout des doigts de son maître, et, comme l’expérience lui dicte la prudence, elle se garde de bouger de place, mais pousse des petits cris si tendres que Tioma est près de pleurer. Il s’oublie et respire d’une façon convulsive par le nez, mais l’insupportable odeur le ramène à la réalité et à la sagesse.

Sans perdre de temps, et avec toute la prudence possible, se retenant par les dents aux rênes souillées, il attache Joutschka avec l’extrémité, libre et remonte vivement. Devant une pareille traîtrise, Joutschka proteste de toutes ses forces : Tioma n’en presse que davantage ses mouvements.

Mais la montée est autrement difficile que la descente. Il faut de l’air, il faut des forces et les deux manquent à Tioma. Il remplit convulsivement ses poumons de tout l’air que peut receler la lourde atmosphère, se rue en avant et plus il multiplie ses efforts, plus il s’épuise. Tioma lève la tête, regarde en haut le ciel lointain et pur, voit au-dessus de lui un oiseau joyeux qui sautille insouciant sur la margelle du puits et son cœur est saisi d’anxiété : il sent qu’il n’arrivera pas jusqu’au bout. La terreur progresse. Il s’arrête éperdu et ne sait plus trop où il en est. Que faire ? Crier, pleurer, appeler maman ? Dans son âme, un sentiment de solitude, d’impuissance, la conviction que la fin est proche. Il voit clairement, bien que son instinct le détourne d’y porter ses regards, ce qui se trouve sous ses pieds. Il voudrait l’oublier. Mais il se sent attiré par le cloaque ; il sent qu’il y glissera fatalement le long de ces parois polies au bas desquelles Joutschka crie désespérément, tandis que l’immense bourbier miroitant attend froidement la victime épuisée.

Il est presque sur le point de céder à la tentation de lâcher les rênes, mais l’appréhension de la chute le retient et le galvanise.

— Il ne faut pas avoir peur, non, il ne faut pas avoir peur, dit-il d’une voix tremblante de terreur. Il est honteux d’avoir peur. Il n’y a que les lâches qui aient peur. Celui qui commet une mauvaise action, — a peur ; moi, je ne fais rien de mauvais. Je sauve Joutschka et papa et maman me féliciteront pour cela. Papa est allé à la guerre, ça c’est effrayant, mais ici qu’est-ce qu’il y a de si épouvantable ? Rien, moins que rien ! Je vais me reposer et je recommencerai à monter ; je sortirai d’ici et puis ce sera le tour de Joutschka. Joutschka sera contente et tout le monde sera étonné de voir que je suis parvenu à la sauver.

Tioma parle fort, sa voix s’affermit, l’accent devient énergique et, tranquillisé, il poursuit son ascension.

À chaque retour offensif de la fatigue, il recommence à se parler sur un ton de plus en plus élevé :

— Et maintenant, un repos encore et puis je reprendrai. Et quand je raconterai comment je criais sur moi-même, tout le monde se tordra de rire et moi aussi.

Tioma sourit et attend patiemment que les forces lui reviennent.

Grâce à cette manœuvre, sa tête arrive peu à peu à dépasser la margelle. Il fait un dernier effort, sort complètement du puits et en retire Joutschka.

Mais la prouesse accomplie, les forces le trahissent aussitôt. Dès que Joutschka se retrouve sur le sol, elle se secoue énergiquement, se jette follement sur la poitrine de Tioma et le lèche sur la bouche même. C’est trop peu toutefois pour sa reconnaissance qui déborde et elle se jette encore et encore sur lui. Elle est prise d’une véritable frénésie.

Tioma, plongé dans une prostration complète, essaie faiblement de la repousser ; il lui tourne le dos, pour préserver au moins sa figure de la boue gluante collée sur tout le corps de Joutschka.

Tout à sa préoccupation de ne pas salir son visage au contact de Joutschka, Tioma ne porte son attention sur rien, mais ses yeux tombent par hasard sur le mur du cimetière et la terreur envahit tout son être.

Derrière le mur il voit se lever lentement une tête noire et effrayante.

Les nerfs tendus de Tioma ne peuvent plus résister ; il pousse un cri perçant et tombe évanoui sur l’herbe, à la grande joie de Joutschka qui peut tout à son aise lui témoigner son amour et sa reconnaissance.

Eremey — (car c’était lui, qui passait par le mur du vieux cimetière, rapportant l’herbe fraîchement coupée, tribut quotidien des morts au profit des deux vaches des maîtres) — aperçoit Tioma, et, par exception cette fois, il comprend assez vite qu’il fallait courir à son secours.

Une heure après, Tioma, étendu sur son petit lit, avec des compresses de glace sur la tête, reprenait possession de ses sens.

Mais la suite des événements se perdait dans sa tête en feu ; les choses et les idées se posaient devant lui comme autant de points d’interrogation : pourquoi le regardent-ils tous avec tant d’inquiétude ? Ah ! voilà maman.

— Maman !

Pourquoi maman pleure-t-elle ? Pourquoi voudrait-il pleurer lui aussi ? Qu’est-ce que dit maman ? Pourquoi maman s’en va-t-elle et tout le monde aussi, en le laissant seul ? Pourquoi cette obscurité tout d’un coup ? Pourquoi cette angoisse subite ? Qu’est-ce qui sort de dessous le lit ?

— C’est papa... Cher papa !...

— Ah, non, non ! crie l’enfant en se débattant, ce n’est pas papa... c’est un monstre épouvantable qui vient sur moi.

— Va, va, va-t’en !... hurle Tioma au paroxysme de la terreur.

— Va-t’en ! Va-t’en !

Le cri sauvage retentit dans toute la maison. Et tout le monde suit douloureusement les phases de ce délire.

On plaint unanimement le petit Tioma. Le souffle froid de la mort agite visiblement la flamme du petit cierge qui est sur le point de s’éteindre pour toujours. La cire se fond rapidement ; l’enveloppe de ce corps se dissout et déjà, devant tous, apparaît l’âme si chaleureuse et si aimante de Tioma ; elle est là toute nue exerçant autour d’elle son attraction puissante.

 

V. LA COUR DE LOUAGE.

Les jours, les semaines passaient dans l’incertitude accablante. Enfin l’organisme sain de l’enfant triompha de la maladie.

Quand Tioma parut pour la première fois sur la terrasse, — amaigri, grandi, avec ses cheveux coupés court, — la douce chaleur de l’automne régnait sur la campagne.

Fermant à demi ses yeux surpris par l’éclat du soleil, il s’abandonnait sans réserve aux joyeuses impressions d’un convalescent. De chaque chose émanait une joie, une attirance, du soleil comme du ciel et du jardin qu’on apercevait à travers les jours de la balustrade.

Rien n’avait changé pendant sa maladie. Il retrouvait tout comme s’il fût sorti pour faire une promenade de deux heures en ville.

Au milieu de la cour, attend le même tonneau, gris et desséché comme auparavant, sur ses roues larges qui tiennent à peine, avec ses mêmes essieux couverts de poussière et dont le graissage date sûrement d’avant sa maladie. Le même Eremey traîne vers lui Boulanka, qui résiste comme auparavant. Le même coq donne d’un air soucieux les mêmes explications à ses poules et, comme d’habitude, il est furieux qu’elles ne le comprennent pas.

Rien n’a changé, mais tout est réjouissant par sa monotonie même et cet ensemble dit à Tioma qu’il est revenu à la vie, que les êtres et les choses attendaient sa convalescence pour entrer en relation avec lui comme auparavant et pour revivre la même vie commune.

Il lui semblait même que sa maladie n’était qu’un rêve... L’été seul était passé...

Par la fenêtre ouverte du cabinet, les voix de son père et de sa mère arrivaient jusqu’à ses oreilles et lui faisaient une fois de plus goûter le charme de la guérison.

Son père et sa mère parlaient de lui. Il ne saisissait pas tous les détails de la conversation, mais en comprenait l’essentiel. Il s’agissait de la permission qu’on lui accordait de courir et de jouer dans la cour de louage.

La cour de louage, — vaste terrain nu qui appartenait au père de Tioma, — joignait la maison où vivait toute la famille, mais un grand mur l’en séparait. L’endroit était sale, couvert d’ordures et de fumier ; par-ci par-là seulement il donnait asile à des huttes ainsi qu’à quelques taudis peu élevés et couverts en tuiles. Le père de Tioma, Nicolaï Semienovitch Kartascheff, le louait au juif Leiba. Leiba, à son tour, le sous-louait en partie : la cour, pour les voitures de passage, la boutique au juif Abroumka ; Leiba s’était réservé le cabaret qu’il gérait lui-même ; quant aux huttes et aux taudis, ils étaient loués à toute la tribu des va-nu-pieds de la ville. Ces miséreux avaient peu d’argent, mais par contre beaucoup d’enfants. Les enfants, — sales et déguenillés, mais débordant de gaîté et de santé, — couraient toute la journée dans la cour.

Depuis longtemps la mère de Tioma s’intéressait à ce petit monde. Bien des fois, alors qu’elle était assise sous la tonnelle, un livre à la main, ses yeux se portaient involontairement sur cette bande d’enfants qui jouaient avec entrain. À l’aide de sa lorgnette, elle observait leurs jeux animés et sa pensée se reportait sur Tioma.

Tioma, de son côté, l’œil collé à la fente des portes qui séparaient les deux cours, suivait avec envie, de sa geôle dorée, les ébats de la bande heureuse. De temps en temps il osait demander la permission d’y prendre part : maman écoutait, hésitait et enfin rejetait sa prière.

Mais la maladie de Tioma et les reproches de son mari concernant l’éducation de son fils, incompatible avec celle qui convenait à un garçon, avaient fini par triompher de ses hésitations.

Douée d’une nature impressionnable et primesautière, Aglaïda Wassilievna réfléchissait et prenait de brusques décisions comme le font des caractères semblables. Ses déterminations surprenaient son entourage par leur soudaineté apparente, mais elles procédaient en réalité d’une réflexion préexistante qui se manifestait d’une façon inattendue et, pour ainsi dire, sans qu’elle s’en rendît compte. Les faits s’enregistraient l’un après l’autre et quand leur nombre était suffisant pour permettre une déduction, la moindre secousse donnait un sens clair à la série des impressions confuses et provoquait la déduction correspondante.

C’était justement ce qui venait de s’accomplir dans son esprit. Cette fois c’était le reproche formulé par son mari qui avait agi sur sa détermination et Aglaïda Wassilievna était entrée dans son cabinet pour lui faire part de son idée. De cet entretien, il résulta que Tioma eut la permission de jouer dans la cour.

Deux semaines après, Tioma courait déjà avec les gamins du voisinage. Il se donnait tout entier aux sensations inconnues de cette vie si différente que menaient ses nouveaux amis — vie si peu semblable à celle qu’il avait vécue et qui formait avec tout ce qu’il pouvait se rappeler un contraste saisissant.

La cour, on l’a déjà dit, était un terrain très vaste, inculte et encombré de monceaux de saletés.

Pour tout le monde ce n’était que le ramassis des ordures qu’on jetait chaque samedi, hors de tous les misérables taudis. Mais pour les enfants, dépourvus de tout, ces monceaux constituaient une source de richesses et de plaisirs. Leur cœur bondissait à la seule vue des morceaux de verre gris, poussiéreux ou brillants, dans lesquels le soleil mettait le chatoiement de l’arc-en-ciel. On découvrait de véritables trésors dans ces monceaux : des boutons pour le jeu de dés, des fils, des bobines. Avec quel bonheur, chaque samedi, quand on jetait les ordures de la semaine, voyait-on les enfants se précipiter sur cette provende toute fraîche et Tioma et Ioska avec eux !

Les mains tremblantes d’émotion, on retire un bout de fil grisâtre et l’on éprouve sa solidité. Il peut très bien servir à faire voler le serpent. Qu’importe s’il est trop court, on l’ajoutera aux autres fragments ; il est d’ailleurs indifférent qu’il y ait des cheveux emmêlés autour ou qu’il ne fasse qu’une inextricable pelote. Le plaisir en sera d’autant plus grand pour la bande, quand elle sautera par dessus le mur du cimetière et que prenant possession d’un vieux monument, elle s’occupera à mettre un peu d’ordre dans ses richesses.

Tioma est tout absorbé par son difficile travail. Ses yeux se promènent machinalement sur les vieux tombeaux penchés et il se dit qu’il avait été joliment bête d’avoir eu peur de la tête d’Eremey.

Guerasjka, le chef de la troupe, raconte les aventures nocturnes de ceux qui étaient enterrés sans service funèbre.

— Ils vous brouillent la route et vous emmènent, vous emmènent... on dirait que la maison est sous votre nez... Mais ils vous entraînent jusqu’au chant des coqs... Quand on les entend crier, alors c’est la fin. On regarde... et on n’a même pas bougé de place. C’est la vérité ! Que Dieu me punisse si ce n’est pas vrai !

Et Guerasjka fait un signe de croix pour attester la véracité de ses paroles.

— Et alors ? Mais ce n’est pas du tout effrayant ! répond Tioma d’un ton de mépris.

— Pas effrayant ? reprend Guerasjka avec feu. Arrange-toi donc pour être avec eux la veille de Noël, ils te feront voir si ce n’est pas effrayant ! Je voudrais te voir quand Poultschicha...

Poultschicha, une vieille femme de quatre-vingts ans, de grande taille et de forte corpulence, occupait jadis un des taudis de la cour et y vivait solitaire. D’un naturel peu communicatif, elle conservait toujours un air sombre et causait une impression instinctive de terreur, quand elle invectivait contre les enfants de sa voix rauque et grossière et les chassait loin de sa demeure.

Un jour, contrairement aux habitudes de régularité de Poultschicha, sa porte se trouvait encore fermée quand tout le monde était déjà debout. Guerasjka ayant remarqué tout de suite ce fait anormal, se risqua prudemment à regarder par la fenêtre du taudis. Mais il se rejeta en arrière avec épouvante : Poultschicha, les yeux sortant de leurs orbites, la face devenue toute bleue, lui lançait un regard chargé de menaces.

Domptant sa terreur, Guerasjka regarda de nouveau et aperçut une corde mince qui allait du plafond au cou de la Poultschicha. On aurait dit que Poultschicha se tenait sur ses genoux, mais ne parvenait pas à toucher le sol, comme si elle fût demeurée en l’air. On donna l’alarme, on enfonça la porte, on coupa la corde, mais il était trop tard, tout était fini. Poultschicha était morte. On l’a portée chez les « pendus », mais sa hutte est toujours restée inhabitée, — aucun locataire n’en a voulu.

La révélation inopinée de cette mort terrible remue profondément la bande des auditeurs.

— Tu crois — continue Guerasjka en s’animant, tandis que les fourmis couraient sur tous les dos — tu crois qu’elle a crevé ? Tiens bien ta poche, va ! Attends donc que quelqu’un loue sa chambre, alors on saura ce qu’est devenue cette gueuse de Poultschicha. Elle vous arrivera pendant la nuit sous la fenêtre et viendra voir ce que vous faites chez elle, avec son horrible museau, bleu et enflé, en claquant des dents et en remuant ses gros yeux, comme ça, toujours, toujours... Vrai, que Dieu me punisse ! Elle y retournera chaque nuit la mauvaise bête, et tant qu’on ne lui aura pas fourré dans le ventre un bon poteau de tremble, elle ne cessera pas son manège. Une fois que ce sera fait, elle ne reviendra plus, je vous le garantis.

Le récit de Guerasjka met tout le monde en émoi. Tioma, qui avait quitté depuis longtemps le refuge élevé du scepticisme, observe chaque mouvement de Guerasjka avec une attention suraiguë.

Koljka écoute avec une telle tension d’esprit qu’il en a les veines du front toutes gonflées et qu’il reste bouche bée quand l’émotion de ses camarades est déjà calmée.

— Hou, hou !... lui crie Iaschka, en lui fourrant son doigt dans la bouche.

L’éclat de rire est général. Koljka furieux envoie une claque sur l’oreille de l’offenseur. Mais Iaschka, prompt à parer le danger, se jette de côté en continuant de rire. La gaîté ne fait qu’augmenter.

Le soleil disparaît définitivement derrière les arbres. On entend les voix criardes des mamans de tous les Guerasjka, de tous les Koljka, Iaschka et compagnie ; la bande escalade bruyamment le mur du cimetière, saute dans la cour et se disperse. Les parents de ses amis accueillent les retardataires par une distribution de claques. Tioma observe quelque temps ces rapports familiaux et retourne sans aucun entrain à la maison, escorté de son aide de camp Ioska. Son enchantement est tel, ses impressions sont si intenses, qu’il n’éprouve qu’un regret, celui de ne pouvoir rester éternellement dans la cour pour jouer éternellement avec ses nouveaux amis.

Le soir, à la table de thé, toute la famille est réunie ; Tioma est là également et les visions de la cour se succèdent devant ses yeux. Il écoute distraitement la conversation et se ressaisit seulement à l’entrée du fermier qui vient se plaindre à ses maîtres de ce que la chambre de Poultschicha n’est pas encore louée.

— Mais elle ne le sera jamais, dit Tioma avec autorité.

— Pourquoi ? lui demande-t-on.

Tioma raconte ce qu’il a appris. Voyant que le récit fait impression, Tioma poursuit et tâche d’imiter en tout Guerasjka :

— Quand on louera sa baraque, elle se traînera sous la fenêtre, la gueuse, avec son museau b-l-eu, grinçant des dents, toute enflée, la mauvaise bête...

Tioma appuie de toutes ses forces sur les derniers mots...

— Mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que toutes ces horreurs ? s’écrie la mère.

Tioma est un peu confus, mais essaie d’aller jusqu’au bout.

— Mais, si on lui fourre un bon poteau de tremble dans le ventre, elle ne bougera plus, la canaille !

Le lendemain Tioma n’eut pas la permission de faire sa visite quotidienne à la cour et l’on sacrifia toute la journée pour nettoyer l’ordure morale qui s’était amassée dans l’âme de Tioma.

Parmi les jeux auxquels s’adonnaient les enfants, il y en avait un certain nombre où les tas d’ordures ne jouaient aucun rôle, par exemple, le « dsiga », le « swaika », le ballon et les noix. Ce dernier jeu nécessitait de l’argent, car Abroumka ne donnait pas ses noix. On pouvait bien trouver des noix dans le jardin. Mais ces noix ne valaient rien ; elles étaient trop grosses et trop rugueuses, tandis que le jeu exigeait des noix petites, rondes et légères. L’intérieur était tout pourri, il est vrai, mais qu’importe, elles n’en roulaient pas moins merveilleusement bien dans le trou. Si le cas était pressant, Tioma, pour trois noix du jardin, en recevait une de chez Abroumka. Il n’était d’ailleurs pas si facile que cela de se procurer ces noix du jardin. Tioma courait le risque d’être découvert pendant la cueillette ; parfois les branches se brisaient sous ses pieds, ce qui pouvait très bien ne pas échapper à l’œil perçant de son père.

Tioma découvrit un procédé beaucoup plus simple. Il vint un jour chez Abroumka et lui dit :

— Abroumka, bientôt viendra le jour de ma fête et l’on me fera cadeau de vingt kopeks. Donne-moi des noix en attendant, et, le jour de ma fête, je te paierai les vingt kopeks.

Abroumka donna les noix. Il y en avait juste pour vingt kopeks.

Tioma s’abstint pendant un certain temps d’aller chez Abroumka. Mais, sous l’empire de la nécessité, il dut y retourner.

— Abroumka, lui dit-il, donne-moi encore des noix.

Mais Abroumka rappela à Tioma que le jour de sa fête il ne devait recevoir que vingt kopeks. Alors Tioma dit à Abroumka :

— J’avais oublié, Abroumka, que Tania m’avait promis dix autres kopeks.

Abroumka regarda Tioma d’un air soupçonneux. Tioma devint tout rouge et sentit naître en lui un assez mauvais sentiment à l’égard d’Abroumka. Il voulut fuir loin de ce vilain Abroumka et renoncer à son projet d’avoir des noix, mais comme l’autre était allé dans le magasin, Tioma réfléchit et entra derrière lui. Abroumka fouilla derrière le comptoir noir et sale, à la recherche d’un bocal malpropre, où se trouvaient les noix pourries ; Tioma attendait et louchait craintivement vers la chambre voisine, plongée dans l’obscurité. Sur le lit se dessinait la figure de la femme d’Abroumka. Celle-ci, toujours malade, ne quittait plus son lit depuis très longtemps. Elle était enfouie dans l’édredon de duvet — souffrant toujours, pâle, épuisée, avec des yeux noirs perçants, des cheveux ébouriffés — et de temps en temps elle poussait un soupir plaintif.

Quand il eut ses noix, Tioma s’en fut de toute la vitesse de ses jambes, pour s’écarter aussi loin que possible de la boutique et de l’affreuse femme d’Abroumka, qui, d’après les dires de Guerasjka, avait une petite queue — Guerasjka l’a vue de ses propres yeux, — montait sur son balai à chaque sabbat et s’échappait par le tuyau de la cheminée. Et comme Guerasjka, en le racontant, avait ôté sa casquette et s’était signé en disant : « Que Dieu me punisse ! », il n’y avait plus moyen de douter que c’était la vérité même.

À peine en possession des noix, Tioma les avait aussitôt perdues. Il n’osait plus revenir chez Abroumka. Le sentiment de sa tromperie le tourmentait. Il se disait qu’Abroumka n’avait pas été dupe.

Tioma se sentait en faute vis-à-vis d’Abroumka et ne pouvait pas voir sa silhouette voûtée sans un serrement de cœur.

De temps en temps, au milieu d’un amusement plein de gaîté, la vision d’Abroumka traversait son esprit. Chaque jour le rapprochait de sa fête et il songeait à sa situation sans issue. Sa seule consolation était de se dire que le jour de fête était encore assez éloigné. Mais l’événement redouté se produisit plus tôt que l’appréhendait Tioma. Un jour, Abroumka, qui ne quittait jamais sa boutique, sortit dès qu’il aperçut Tioma dans la cour et s’approcha de lui. Tioma, en le voyant venir, s’empressa de fuir, comme en jouant, dans le hangar de brique qui était à proximité, mais Abroumka entra aussi dans le hangar et exigea son argent en alléguant la mort inattendue de sa femme.

Le matin, déjà, Tioma avait su par ses camarades que la femme d’Abroumka était morte ; il avait même appris avec force détails qu’Abroumka l’avait étouffée pendant la nuit, en mettant des coussins sur sa tête et en restant assis sur ces coussins jusqu’à ce que sa femme eût fini de râler ; puis il était descendu et s’était couché. Au matin, il avait annoncé à tout le monde que sa femme était morte.

— Tu l’as vu toi-même ? avait demandé Tioma, en ouvrant de grands yeux.

— Que Dieu me punisse, je l’ai vu ! avait répondu Guerasjka en se signant.

Et maintenant ce même Abroumka se tenait devant lui, comme s’il n’eût jamais étouffé sa femme et exigeait de l’argent. Tioma eut peur : ce mauvais Abroumka était capable de l’étrangler tout de suite et d’aller raconter que Tioma était mort pour son plaisir.

— Je n’ai pas d’argent, articula péniblement Tioma dont la langue se paralysait.

— Alors je préfère le dire à votre papa, dit Abroumka en continuant sa lamentation : j’en ai grand besoin, car je n’ai pas de quoi enterrer ma pauvre Chimka...

Et Abroumka essuya une larme qui roulait le long de son visage.

— Non, ne le dis pas, je le dirai moi-même, — réplique vivement Tioma — je te le porterai tout de suite.

Tioma cesse d’avoir peur d’Abroumka. L’accent de sincérité d’Abroumka, la réalité de la souffrance dont ses paroles étaient empreintes émeuvent le cœur de l’enfant. Il se décide à aller séance tenante chez maman et à lui avouer tout.

Il trouve maman en train de lire.

Tioma embrasse chaleureusement sa mère.

— Maman, donne-moi trente kopeks.

— Pourquoi faire ?

Tioma hésite et dit, un peu confus :

— J’ai pitié d’Abroumka. Il n’a pas de quoi enterrer sa femme, je lui ai promis.

— C’est très bien de le plaindre, mais tu n’avais pas le droit de lui faire cette promesse. Est-ce que tu possèdes de l’argent à toi ? On ne peut disposer que de son propre argent.

Tioma avait écouté avec toute son attention et, quand Aglaïda Wassilievna lui apporta l’argent et l’embrassa, il lui dit avec énergie, tandis que sa conscience lui reprochait son mensonge :

— Ma chère maman, je ne le ferai plus.

— Va, va, dit tendrement maman, en l’embrassant à son tour.

Tioma courut vers Abroumka et dans son imagination il voyait déjà se changer en joie l’expression de souffrance du visage d’Abroumka, quand il lui remettrait l’argent.

Tout rouge, les yeux brillants, il entre comme un coup de vent dans la boutique et, retrouvant l’aplomb et la confiance du temps où il n’avait pas encore de dettes, il dit transporté de joie :

— Voilà, Abroumka !

Abroumka qui fouillait derrière son comptoir, redresse silencieusement la tête et prend l’argent avec une tristesse indifférente. Mais à la vue de la mine déconfite de Tioma, Abroumka comprend instinctivement que son malheur personnel n’intéresse pas l’enfant, que Tioma n’est plein que de lui-même et qu’il attend une récompense pour son exploit. Dans un bon sentiment, Abroumka prend un bonbon dans un bocal, le donne à Tioma, lui tape sur l’épaule et lui dit, comme s’il était ailleurs :

— Un bon petit monsieur !

Tioma ne goûtait pas cette familiarité, ni l’indifférence avec laquelle il avait pris l’argent. Son exaltation de tout à l’heure faisait place à une vraie déception. La compassion qui l’avait rapproché du malheureux et doux Abroumka se muait en un sentiment d’éloignement, d’indifférence et de répugnance. Tioma a même le désir de repousser le bonbon et de tourner le dos à Abroumka qui n’a pas le droit de le tapoter, car il n’est qu’un Abroumka tandis que lui, Tioma, est le fils d’un général. Mais un souci pénible le retient : il est profondément humilié de son impuissance à ne pas trouver les termes nécessaires pour couper la parole à Abroumka, comme aurait su le faire Zina, et, dissimulant sa répugnance et son irritation, il prend le bonbon et se disposait à quitter la boutique, quand tout à coup la porte de la pièce voisine s’ouvrit, laissant voir à Tioma ce qui s’y passait. Une foule d’israélites malpropres achevaient la triste cérémonie. La chambre n’était plus obscure comme à l’ordinaire ; la lumière y pénétrait par les fenêtres ouvertes. On avait refait le lit et la malade n’y reposait plus. « La femme d’Abroumka ne couchera plus dans ce lit », pense Tioma. On va la porter dans un instant au cimetière ; on l’enterrera et elle restera là en compagnie des vers, tandis que lui, Tioma, n’a qu’un saut à faire pour être dehors et, heureux de vivre, il jouera, regardera le gai soleil, respirera l’air de tous ses poumons. Mais pour elle, c’est fini, elle ne peut plus respirer. Oh ! comme c’est bon de respirer ! Et Tioma remplit sa poitrine de tout l’air qu’elle peut contenir. Comme c’est bon de rire, de courir, de vivre ! Mais la femme d’Abroumka ne peut plus vivre, ni ouvrir les yeux ; et jamais, jamais elle ne se mettra plus sur ce lit. Quel vide, quelle tristesse dans l’âme de Tioma ! Quelles ténèbres et quelle angoisse l’ont envahi au contact de cette formule de la mort qu’il subit pour la première fois ! Oui, tout ce qui l’entoure, passera. Il n’y aura plus ni Abroumka, ni les autres, ni lui Tioma, ni cette boutique. Tout, tout disparaîtra un jour. Et la mort viendra à son heure, quoi qu’on fasse, et on ne pourra lui échapper, on ne pourra pas fuir... La femme d’Abroumka par exemple... Pourquoi n’est-elle pas allée se cacher sous le lit ? Non, non, impossible : la mort aurait bien su l’y chercher. Et elle en fera autant pour lui, Tioma. À cette pensée, Tioma faillit suffoquer et il se précipita hors de la boutique.

Tioma était aussi éperdu de tristesse que si tout le monde était mort à la fois et qu’il ne fût plus resté que lui : tout était affreusement vide et morne autour de lui. Quand Tioma rejoignit la bande qui jouait aux osselets et surveillait avec une émotion soucieuse la rangée trois fois victorieuse conquise par Guerasjka, il poussa un soupir de soulagement et, reprenant son insouciance, il s’assit sur la terre poussiéreuse, le dos au mur de l’isba près de laquelle on jouait. Il suivait distraitement les boutons de cuivre qui sautaient en l’air, empruntaient au soleil un fugitif éclat, heurtaient le mur et devenaient tout gris en retombant dans l’épaisse couche de poussière qui recouvrait le sol. Il faisait mentalement un parallèle entre la scène qui se passait chez Abroumka et les distractions de la cour, et ce contraste l’obsédait jusqu’à la persécution. Ici on est en joie — là-bas, c’est la mort ; le sort d’Abroumka ne les préoccupe pas et Abroumka ne s’intéresse pas non plus à eux. Mais on ne peut rien faire pour qu’Abroumka soit heureux. Si on l’appelait pour l’inviter à jouer avec eux, il ne viendrait pas. Les enfants sont heureux de jouer, mais les grands n’aiment pas beaucoup cela...

Combien doivent-ils s’ennuyer dans la vie, les grands ! Ils n’aiment rien, ni les osselets, ni le saute-mouton, ni le ballon. Et lui aussi, il n’aimera rien de tout cela quand il sera grand et il s’ennuiera comme les autres. Non, lui, il ne renoncera pas à ses plaisirs. Il s’entendra avec Iaschka, Guerasjka et Koljka pour jouer toujours et ils seront toujours gais, toujours joyeux... Non... il sera comme les autres... Oh, non, et encore non, il aimera toujours le jeu ! Et, se précipitant, comme s’il avait peur de perdre l’habitude de jouer, il s’écria énergiquement :

— Je marche !

Au moment précis où l’impérieux désir de jouer, confondu avec le désir de vivre, s’imposait à lui de nouveau, Tioma sentit son cœur se serrer à la pensée qu’il avait trompé sa mère.

— Ce n’est rien ! se dit-il à lui-même. Quand je lui ai demandé de me pardonner, je demandais pardon pour ce que j’avais fait. Je lui raconterai tout un jour.

Ayant recouvré la paix, Tioma oublia. Mais voici qu’à l’improviste tout revint sur l’eau ; et Tioma, avant même d’avoir eu le temps d’y réfléchir, s’embrouilla de plus en plus dans cette vilaine histoire et dut avouer.

Au grand étonnement de son fils, Aglaïda Wassilievna prit la chose très doucement et exigea seulement de Tioma qu’il donnât sa parole de ne dire dorénavant que la vérité, sinon il lui serait à jamais interdit de franchir les portes de la cour.

 

Un an s’est écoulé. Tioma a grandi, il s’est développé, il est devenu robuste. La vie des gamins de la cour s’est modifiée. S’il était agréable de courir dans la cour, d’escalader le mur du cimetière, il était bien plus agréable de s’évader du côté où l’on découvrait la mer toute bleue avec ses horizons infinis. Quels attraits de toutes sortes dans ces promenades ! Tioma oubliait qu’il n’était encore qu’un petit garçon. Il se trouvait au bord de la mer, la brise lui caressait doucement le visage, jouait dans ses cheveux et provoquait chez lui des aspirations vagues vers l’inconnu. Il suivait des yeux le vapeur qui disparaissait à l’horizon et son cœur se serrait, envieux du sort de ces gens qui avaient le bonheur de s’envoler vers les lointains perdus dans la brume. Les pêcheurs qui s’en allaient dans leurs petits bateaux semblaient des demi-dieux. Avec quel respect tous les gamins contemplaient leurs figures hâlées ; avec quel profond recueillement ils s’ingéniaient à prêter leur aide à l’un de ces pêcheurs pour mettre à l’eau leur barque en la poussant sur le sable !

— Oncle, ta ceinture ! criait le privilégié qui avait découvert une ceinture oubliée sur la plage.

Quel reflet de jalousie dans les yeux des autres, quel éclair de fierté dans les yeux de celui qui avait eu la bonne fortune d’être le dernier à rendre service au pêcheur — si plein de courage et si peu bavard ! Et tous les yeux fouillent en vain de tous côtés, en quête de quelque autre objet perdu.

— Garçon, crie un autre pêcheur, qui est resté sur une roche d’où il a pris un poisson à la ligne. Garçon ! porte-moi le panier... Là... sur le sable.

Les enfants se précipitent en se devançant les uns les autres et celui qui a été assez heureux pour saisir le panier, l’apporte aussitôt en courant.

— Oh ! Oh ! est-il grand, se permet-il humblement de remarquer, au moment où le poisson tombe dans le panier.

Le pêcheur se remet en silence à surveiller sa ligne immobile ; le panier récupère sa place et les gamins cherchent d’autres occupations. Ils ramassent au bord de la mer des cailloux plats et les lancent de toutes leurs forces. « Un, deux, trois, quatre, » — et le galet glisse sur la surface de l’eau.

Attrape ! crie dédaigneusement l’un d’eux, quand le caillou s’enfonce tout de suite dans l’eau au lieu de faire un long parcours en rasant la surface.

D’autres fois, leur pantalon relevé au-dessus des genoux, ils entrent dans l’eau pour pêcher des crevettes et toutes sortes de coquillages. Quand la récolte était bonne, ils en régalaient leurs yeux pour jouir de leur succès, puis ils la mangeaient. Tioma, au comble de la joie, en prenait sa part.

Un jour, la bande s’égara vers l’abattoir. Tioma, par inadvertance, pénétra dans la cour, juste au moment où un bœuf en furie, rompant ses entraves, fonçait sur tous ceux qui l’entouraient et entre autres sur Tioma, qu’on sauva à grand’peine. Le boucher qui l’avait arraché à la mort, lui tira fortement les oreilles en guise d’adieu. Tout confus, évitant les regards curieux de la bande, il réfléchissait pour savoir de quelle manière il pourrait se venger.

Pendant ce temps les bouchers avaient chargé la viande sur leurs voitures et pris le chemin de la ville. Tioma savait qu’ils devaient passer devant la maison de son père et il fit route avec eux. Mais à la vue d’Eremey qui se tenait devant la petite porte de la maison, Tioma devança les voitures, choisit une bonne pierre et s’arrêta à cette porte. Quand le boucher qui lui avait tiré les oreilles se trouva à sa hauteur, Tioma lança sa pierre à tour de bras et frappa le boucher en pleine figure.

— Arrêtez-le, arrêtez-le ! crièrent les bouchers en se jetant à la poursuite du petit brigand.

Avec la rapidité de l’éclair, Tioma disparut derrière la porte et poussa le verrou. Dans la rue le boucher blessé criait au voleur d’une voix retentissante.

— Oh, mes aïeux ! Il m’a tué, le brigand !

De leur côté les bouchers criaient à tue-tête :

— On pille ! Caraoul ! À la garde ! On assassine !

« Je l’ai tué ! » se dit Tioma.

Ses sœurs affolées sortirent sur le perron de la maison ainsi que la bonne et Aglaïda Vassilievna elle-même, pâle et épouvantée par cette incompréhensible alerte.

La physionomie de Tioma, son air bouleversé, dénonçaient clairement où se trouvait la cause de tout ce bruit.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai... j’ai tué le boucher, hurla Tioma en se roulant sur le sol en proie à une crise de terreur.

Ce n’était pas le moment de poser des questions. Aglaïda Vassilievna se précipita dans le cabinet de son mari. L’apparition du général donna à l’affaire une tournure plus calme. Tout s’expliqua ; la blessure n’avait aucune gravité. L’offensé reçut une gratification pour sa vodka et, quelques minutes après, les bouchers continuaient leur route au grand soulagement de Tioma.

— Vilain gamin ! dit maman, à son retour de la rue.

Tioma baissa la tête et se dit qu’il était en vérité un vilain gamin. Nicolaï Semienovitch était d’une autre opinion.

— Pourquoi le grondes-tu ? demanda-t-il brusquement à sa femme. Tu ne crois pas tout de même que lorsque quelqu’un s’avise de lui tirer les oreilles, il doive lui baiser les mains en signe de remerciement ?

Aglaïda à son tour éprouva un vif désappointement.

— Dans ce cas, prenez votre brigand avec vous ; pour moi, il n’est plus mon fils, dit-elle, en disparaissant dans l’intérieur de la maison.

Tioma ne ressentit aucun plaisir de l’appui de son père : il poussa même un soupir de délivrance quand il fut parti. Son âme était troublée. Il aurait préféré être grondé par son père et soutenu par sa mère. Une heure après, il entrait chez sa mère et, débutant par sa phrase habituelle, quand elle était fâchée contre lui, il lui dit :

— Maman, je ne le ferai plus.

— Vilain garçon ! Qu’est-ce que tu ne feras plus ? Sais-tu au moins pourquoi tu es en faute ?

— Parce que je me suis battu.

— Et que tu t’es montré aussi grossier que le boucher qui a reçu ta pierre. Sais-tu seulement, que s’il n’avait pas été là, le bœuf t’aurait mis en pièces ?

— Je le sais.

— Suppose que tu sois en train de te noyer et que l’on te retire de l’eau en te saisissant par les cheveux, iras-tu jeter une pierre à celui qui t’aurait sauvé ?

— Tu as raison, mais pourquoi ne m’a-t-il pas pris par les mains ?

— Et toi, pourquoi es-tu allé dans sa cour, sans en demander la permission ? Pourquoi te mets-tu dans une situation telle que l’on puisse te tirer les oreilles ? Pourquoi es-tu allé aux abattoirs ? Pourquoi es-tu si méchant ? Pourquoi laisses-tu agir tes mains, vilain garçon ? Le boucher est un être grossier, mais bon ; toi, tu es tout aussi grossier, mais tu es méchant. Va-t’en, je ne veux pas d’un fils pareil.

Tioma s’en fut, puis il revint et revint encore jusqu’au moment où tout s’éclaircit dans son esprit. Il se rendit compte enfin du rôle qu’il avait joué, de la nature de sa faute, de la grossièreté inconsciente du boucher et de la responsabilité qu’il avait encourue lui-même.

— Tu es en faute, tu seras toujours en faute, poursuivit maman, parce que « rien ne leur a été donné, tandis que toi tu as reçu et on te demandera des comptes ».

Tout se termina le soir par un sermon sur les talents départis aux hommes et par des considérations sur la responsabilité de ceux qui avaient reçu le plus de dons.

Tioma écoutait avec une grande attention et posait des questions qui dénotaient à quel point il avait suivi les raisonnements de sa mère.

L’impulsive Aglaïda Vassilievna ne pouvait laisser échapper une aussi profitable occasion d’achever la conquête de son fils et elle jeta quelques bûches de plus dans le foyer qu’elle avait allumé...

— Tu es un grand garçon maintenant, dit-elle. Tu as dix ans. À ton âge, un autre garçon était déjà un tzar.

Tioma écarquillait les yeux.

— Et moi, quand serai-je tzar, demanda-t-il, en se transportant en pensée à l’époque du légendaire Ivan Tzarevitch.

— Tu ne seras pas un tzar, mais, si tu le veux, tu seras l’aide du tzar. Un garçon comme toi, un jour...

Et Tioma apprit ce qu’était Pierre le Grand et Lomonosov et Pouchkine. Il entendit ces quelques vers que sa mère lui récita d’une belle voix sonore :

 

Le pêcheur étendait ses filets sur la grève ;

Un jeune enfant l’aidait, aux yeux emplis de rêve...

Laisse là le pêcheur, oh mon enfant, crois-moi :

Il est d’autres filets bien plus dignes de loi.

Ce seront des esprits que saisiront leurs trames,

Et pour servir le tzar, tu conquerras des âmes.

 

Tioma revoyait le tableau si connu : le bord de la mer, les pêcheurs hâlés, et lui-même qui les aidait souvent pour mettre à sécher leurs filets mouillés. Alors, le cœur débordant sous les sentiments qui l’assaillaient, il dit avec une profonde satisfaction :

— Maman, moi aussi j’ai aidé le pêcheur à étendre ses filets.

Au moment de s’endormir, Tioma n’avait que des pensées élevées. Il entrevoyait dans son imagination les pêcheurs et leurs filets, le jeune garçon inconnu, avec son allure qui le distinguait de tous les autres, le troublant tzar de dix ans ; il jouait lui-même un rôle dans ce tableau et tout cela s’enchaînait avec une clarté remarquable dans le cerveau de Tioma.

— Et tout de même, j’ai bien fait de donner une leçon au boucher ; personne, au moins, ne s’avisera plus de me tirer les oreilles !

Tel fut le dernier effort de la pensée de Tioma, qui s’endormit d’un sommeil paisible.

 

VI. L’ENTRÉE AU COLLÈGE.

Une nouvelle année s’était écoulée. Le moment d’entrer au collège arriva. Tioma passa les examens de première[2] et fut admis. La veille de la reprise des classes, Tioma revêtit l’uniforme pour la première fois.

Ce fut un jour de bonheur !

Tout le monde vint le voir et déclara que l’uniforme lui allait bien. Tioma demanda la permission d’aller dans la cour de louage. Il s’y rendit tout rayonnant de joie.

C’était un dimanche d’août. Le ciel lumineux déversait sa clarté et les yeux se perdaient dans les profondeurs de l’azur. Les acacias qui bordaient le mur du cimetière, dormaient dans l’épanouissement de cette journée pleine de douceur et de gaîté.

Les membres de la famille Kaiser, au complet, dînaient devant la porte de leur demeure. Le vieux repasseur Kaiser, avec sa belle figure, regarde Tioma froidement et dédaigneusement. Le fils aîné, qui est le portrait de son père, l’accueille avec le même manque d’affabilité. Mais la « Kaiserovna » se fond dans un bon et doux sourire et son bonnet blanc salue Tioma avec empressement. Le petit Kaiser — la branche mineure, qui a tout de sa mère — s’épanouit comme elle et détache ses yeux ravis du bonnet de la mère pour les fixer sur l’uniforme de Tioma.

— Bonjour, bonjour, Tiemotschka ! dit la Kaiserovna. Et vous voilà, Dieu merci, en collégien... Tout comme un général.

Tioma doutait fort de sa ressemblance avec un général.

— Papa et maman doivent être bien contents, continue Kaiserovna. Papa est en bonne santé ?

— Oui, répond Tioma, en regardant l’espace et en enfonçant sa bottine dans la terre.

— Et maman ? Et le petit frère ? Et les petites sœurs ? Tout le monde se porte bien ? Tant mieux, Dieu merci !

Tioma comprend qu’il n’a qu’à poursuivre son chemin, et, prenant un air digne, il s’éloigne lentement.

Assis devant la porte de son taudis, le gigantesque Iakou jouissait de la vie. Sa figure rouge luit, ses petits yeux brillent, ses gros pieds déchaussés se chauffent au soleil. Il a déjà bu largement avant le repas de midi... Par la fenêtre ouverte on entend le pétillement de la poêle où frit une limande pêchée le jour même. Iakou va chaque dimanche à la pêche. Durant six jours, il décharge des sacs de cinq pouds et les porte sur ses épaules de la voiture au bateau, mais, le septième jour, il va à la pêche avant le dîner ; et, du dîner jusqu’au soir, il s’adonne au repos et jouit des douceurs du far-niente. Sa vieille mère vit avec lui et forme toute sa famille.

Il avait une femme dans le temps, mais voici bien des années qu’elle s’est enfuie et Iakou n’a jamais plus entendu parler d’elle.

— Iakou, je suis entré au collège, dit Tioma, en s’arrêtant devant lui.

— Au collège ! dit Iakou, avec un sourire débonnaire.

— C’est mon uniforme.

— Uniforme, répète Iakou et il sourit de nouveau.

Le silence règne. Iakou contemple le grand doigt de son pied, qui ne veut pas se séparer de son voisin et tend sa main vers lui.

— La pêche a été bonne ? demande Tioma,

— Très bonne, répond Iakou, en remettant à sa place son gros orteil, qui se rapproche de l’autre doigt dès que Iakou lui rend la liberté.

— Et moi, je n’aurai plus la possibilité d’aller avec toi, dit Tioma en soupirant. Maintenant je suis collégien.

— Collégien, répète à nouveau Iakou et il sourit.

Tioma va plus loin et partout où il trouve des gens assis, il s’arrête pour se faire voir. Mais à la vue d’Ivan Ivanovitch, il hâte le pas. Tioma redoute en effet d’avoir une conversation quelconque avec Ivan Ivanovitch quand il est ivre. Or Ivan Ivanovitch, adjudant en retraite, qui a servi sous son père, est invariablement ivre chaque jour. Il est assis devant sa porte, balance son corps et ses jambes et regarde de tous les côtés de ses yeux troubles.

— Halte ! crie-t-il en apercevant Tioma. À ton rang, fixe !

— Imbécile, répond Tioma, en continuant sa route.

— Arrête ! que les mouches et les araignées te dévorent !

Et Ivan Ivanovitch fait mine de se jeter à sa poursuite.

Tioma se met à galoper et Ivan Ivanovitch crie gaîment :

— Tiens-le ! Tiens-le !

Tioma scandalisé se dissimule dans un recoin, rectifie sa tenue et continue gravement son chemin.

L’apparition de Tioma devant la bande produit l’effet désiré. Tioma, heureux de l’impression causée, raconte d’après les récits des autres, quel sera le programme de sa vie au gymnase.

— Lorsqu’un élève fait des bêtises, que le maître arrive et demande le nom du coupable, celui qui le dénonce est un mouchard. Une fois le maître parti, on attrape le dénonciateur, on le couvre avec des capotes et on le roue de coups.

Tous les gamins accroupis le long du mur, sur leurs pieds sales et nus, écoutaient bouche béante. Quand Tioma eut épuisé le peu qu’il savait sur le gymnase, quelqu’un proposa d’aller se baigner. La question était de savoir si Tioma pouvait encore y aller. Tioma fut d’avis qu’avec un peu de prudence, il pouvait se risquer.

Il recommanda à la bande de se tenir à quelque distance, parce que sa situation de collégien ne lui permettait pas de cheminer avec elle. Tioma marchait en avant, tandis que les gamins timidement serrés les uns contre les autres, suivaient derrière sans quitter des yeux leur camarade transformé. Tioma choisissait les rues les plus fréquentées, pressait le pas et regardait sans cesse derrière lui. De temps en temps, il s’oubliait et, comme par le passé, il reprenait sa place parmi ses camarades, mais il les quittait bien vite, dès qu’il revenait à la réalité. C’est ainsi qu’ils parvinrent à la mer.

Oh, qu’elle était merveilleuse, la mer ! Les reflets du soleil formaient sur elle de petits cercles d’or qui brillaient du plus vif éclat, et, paisiblement, presque sans bruit, elle se brisait sur la plage couverte de sable fin. À l’horizon, elle apparaissait plus tranquille encore et encore plus bleue. Que ses eaux devaient être fraîches dans ces lointains infinis où elle semblait se perdre !

Mais il était bon sur la rive même de quitter les lourds vêtements d’uniforme et de rester en chemise. Tioma cherche autour de lui un endroit propice pour y déposer l’uniforme neuf.

— Donnez donc, je vais vous le tenir, — dit tout à coup un vieil homme grand et maigre.

Tioma accepte l’offre avec plaisir.

— Mais vous ferez mieux, monsieur, de vous mettre un peu plus loin de ces... Ce n’est pas convenable pour vous, chuchota le vieux à l’oreille de Tioma au moment où il commençait à se déshabiller.

« C’est vrai », songe Tioma et s’adressant à la bande, il lui dit :

— Nous ne pouvons pas le faire au gymnase... il nous est défendu d’être ensemble... Prenez votre bain là, j’irai un peu plus loin...

Dans la bande, on échangea des regards indécis et Tioma partit avec le vieux.

— Voici un bon endroit, dit le vieil homme, quand la troupe ne fut plus en vue. Tioma se déshabilla derrière un rocher qui s’avançait dans la mer et se mit à l’eau. Le vieux, demeuré sur le bord, ne cessait de manifester son admiration pour la façon de nager de Tioma et pour l’art dont il faisait preuve. Et Tioma redoublait ses prouesses.

— Je peux nager sous l’eau jusque là-bas, cria-t-il et il se jeta encore à l’eau. Je peux nager sur le dos, répéta-t-il encore, — je peux regarder dans l’eau.

Tioma nageait sous l’eau, ouvrait les yeux et voyait des cercles jaunes.

— Je peux encore... — voulut dire Tioma et, bouleversé, il s’arrêta net. Le vieux et ses habits avaient disparu. À la première minute, Tioma ne devinait pas encore la triste vérité : il avait tout simplement peur du vide et de l’isolement qui l’entouraient, et il reprit pied sur le rivage. Il pensa d’abord que le vieux avait découvert une autre place. Mais on ne l’apercevait nulle part. Alors il comprit que le vieux l’avait trompé. Eperdu, il courut vers la bande, qui était déjà habillée, pour lui faire part de son malheur. Les recherches furent vaines. Tout l’espace que pouvaient embrasser les yeux était vide. Le vieux avait dû s’enfoncer dans la terre.

— Et si c’était un esprit malin ? suggéra quelqu’un. Aussitôt chacun sentit passer des fourmillements dans son dos.

— Allons nous-en, proposa Ioschka, qui n’était guère courageux et qui se leva vivement en enfonçant sa casquette sur sa tête.

— Et moi, comment ferai-je ? gémit Tioma.

Il y avait un moyen de se tirer d’affaire. Tioma resterait au bord de l’eau, pendant qu’on irait prévenir à la maison. Mais la perspective de demeurer seul était trop épouvantable. Personne n’avait le désir de lui tenir compagnie. Tout le monde était effrayé par le « mauvais esprit », tout le monde avait peur et hâte de s’en aller : Tioma était obligé de suivre malgré lui.

— Hou la la ! Un gamin tout nu !

— Un gamin tout nu ! Un gamin tout nu ! et la foule des gosses de la ville sautait et criaillait derrière Tioma.

On ne pouvait pas voir tous les jours un garçon se promener tout nu dans les rues et tous les regards convergeaient vers lui. Tioma marchait toujours et pleurait amèrement. À de rares exceptions près, chaque passant voulait savoir de quoi il s’agissait. Mais Tioma pleurait tant qu’il ne pouvait plus parler ; ses amis racontaient la scène à sa place. C’était très touchant. Les gens s’arrêtaient et écoutaient ; Tioma écoutait également. Quand les narrateurs arrivaient à la disparition de l’uniforme, Tioma n’y tenait plus et recommençait à sangloter.

— Et pourquoi ne prendriez-vous pas une voiture ? demanda à Tioma un monsieur avec des lunettes d’or.

— Une voiture ? pensa Tioma.On dirait que papa et maman n’auront pas assez de dépenses avec la perte de mes habits. Non, il ne prendra pas une voiture.

Deux messieurs arrêtèrent la procession et s’informèrent de ce qui se passait. L’un d’eux, se tourna vers Tioma à la fin du récit et lui demanda :

— Comment vous appelez-vous ?

— Kar... Kartascheff, bégaya Tioma et ses larmes coulaient encore plus abondantes.

— Le fils du général Kartascheff ? insista le monsieur avec étonnement et, regardant son compagnon d’un œil moqueur, il ajouta dédaigneusement :

— Le héros « hongrois ».

— Ah ! Ah ! fit l’autre avec indifférence. Et tous deux passèrent en riant sous cape.

Devant ces insinuations vagues et moqueuses, le cœur de Tioma se serra convulsivement. Une chose était claire pour lui : on se riait de son père ! Il en ressentit une telle douleur qu’il en oublia même qu’il était nu. Son obsession était telle que lorsqu’on lui demandait son nom, il n’osait plus le dire et le prononçait timidement. Replié en lui-même, il appréhendait toujours quelque manifestation de moquerie et regardait autour de lui d’un œil scrutateur...

— Vous êtes le fils du général ? Mais, mon pauvre, garçon, prenez une voiture.

 Dieu merci, celui-là n’a rien mis de désobligeant dans ses paroles.

— Du général Kartascheff ? Nicolaï Semiénovitch ?

Tioma se tenait à peine sur ses jambes et il se sentait défaillir. C’était au milieu de la place du marché. Le grand et robuste vieillard qui l’interpellait était légèrement pris de boisson.

— Ne va-t-il pas me donner quelque coup ? pense Tioma.

— Ah ! mes aïeux ! Mais c’est mon général à moi. J’étais avec lui, quand il commandait encore l’escadron... C’est à lui que je dois la vie. Liska ! Liska-a !

Une grosse marchande aux joues rouges s’avança.

— Amène le char à bancs ! Le fils d’un général ! Du général qui a sauvé... Tu t’en souviens, imbécile, je te l’ai dit tant de fois !... Les officiers à la guerre... Alors, sous le cheval... Tu sais bien, imbécile !

« L’imbécile » se rappelle et regarde Tioma avec curiosité.

— Et c’est son fils... Eh bien, ce chariot ? Je le reconduirai moi-même. Je le remettrai personnellement dans ses mains. Voilà !

— Et les melons d’eau ! Il en reste une dizaine encore.

— Jette-les au vent ! Il est bien question de melons d’eau ! Avance le chariot, je te dis ! Ah, quel péché ! En voilà un malheur ! Oh, le maudit voleur !

Le vieillard secouait ses bras, s’inclinait devant Tioma, se redressait et ne cessait de se lamenter et de bavarder, tandis que sa fille tournait le cheval vers la foule et restait debout près du char à bancs.

— En voilà une affaire ! continuait à crier le vieux en s’adressant aux assistants. Le premier des généraux, on peut le dire, et voyez un peu cette histoire... On peut le dire... c’est une histoire ! Et quel général ! Un père, pour tout dire ! Sévère... oui, mais pour vous faire du mal, jamais ! On dirait que la corde vous attend... mais tout est oublié, il n’y a plus rien !... On peut le prendre comme on veut... Mais aussi... quel amour pour lui... Et s’il vous disait : mets-toi là et meurs ! Eh bien, à l’instant ! Par Dieu !

— Évidemment, c’est ce qu’on peut appeler un bon monsieur..., approuva un ouvrier.

— Et quel monsieur ! Je puis vous en parler, moi ! Ce que le soldat doit avoir, il l’aura. Mais la vodka, cela, c’est à part. Voilà quel monsieur c’était !

Cet argument convainquit définitivement la foule.

— Pour un monsieur pareil, ce n’est pas un péché de servir !

— Ah oui, certes, on peut le servir !

— Ce n’est pas comme si... un monsieur enfin !

Le vieux était déjà monté sur le chariot et laissait la parole aux autres, inclinant la tête en signe d’approbation. Tioma s’y tenait aussi, enveloppé dans le manteau du vieux et il écoutait ses paroles avec enchantement.

— Tu connais bien mon père ? questionna Tioma.

— Ah, mon chéri, mon chéri ! s’exclama le vieux. Je connais ton père comme on ne peut pas mieux le connaître. Pendant vingt ans je le voyais chaque jour. Un homme pareil n’existe pas et n’existera jamais. Pour autrui il donnerait son âme et lui-même et sa dernière chemise. Voilà ce qu’est ton père !

Tioma était si bouleversé qu’il ne pouvait plus retenir ses larmes : des larmes de joie, des larmes de bonheur pour son père, coulaient sur ses joues.

La bande n’abandonnait pas Tioma et marchait à côté du chariot.

— Et vous qu’est-ce que vous fichez là ? s’indigna le vieux,

— Ce sont mes compagnons, ils sont avec moi, dit Tioma, prenant leur défense. Ils demeurent dans notre maison.

— Ah, c’est cela ! Des petits amis alors ? Eh bien, en avant, marche ! En voiture !

La bande ne se fit pas répéter l’invitation et dans un clin d’œil, elle s’entassa tant bien que mal dans le chariot. Quelques minutes après, les gamins se remémoraient joyeusement l’aventure, mais en y ajoutant cette fois des nuances comiques. Tout triste qu’il était, Tioma ne pouvait plus se retenir et éclatait de rire quand Iaschka racontait avec quel empressement ils avaient pris la fuite devant le mauvais esprit. De temps en temps toute la compagnie s’esclaffait, quand de l’un à l’autre on se racontait à l’oreille une plaisanterie un peu forte.

— Voulez-vous... Voulez-vous vous taire ! disait le vieux en entendant les réflexions des enfants qui s’agitaient derrière son dos et menaient autant de bruit qu’une portée de petits chats dans un sac.

Et, se retournant sur son siège, il regardait longuement et avec bienveillance sa joyeuse cargaison.

— Voilà comment ils sont ! Comme des mouches autour du miel... Tu ne les dédaignes donc pas ?...

Penché vers Tioma, le vieux conclut avec conviction :

— Et c’est pour cela que Dieu ne se détournera jamais de toi.

 

Le nouvel uniforme ne fut prêt qu’au bout d’une semaine.

Quand Tioma fit sa première apparition dans la classe, le travail était commencé en plein.

Le départ pour le collège s’était accompli avec un véritable cérémonial. Le prêtre, mandé pour la circonstance, récita le Te Deum. La mère de Tioma fit un signe de croix solennel sur son fils et lui mit une petite image autour du cou en lui rappelant ses devoirs. Il embrassa tout le monde comme s’il devait s’absenter pour plusieurs années. Il promit à Serioschik de lui porter du gymnase un petit cheval. La mère, debout sur le perron, traça un dernier signe de croix sur le père et sur le fils qui s’éloignaient. Le père avait tenu à accompagner Tioma pour le remettre directement aux autorités du collège. Sur le siège de la voiture se tenait Eremey qui conduisait Gniedko lui-même avec une solennité inaccoutumée.

Ioska, collé contre le battant de la porte, souriait tristement à Tioma, tel un orphelin. Tous les amis de la cour de louage étaient accourus aux portes et suivaient chaque mouvement de leur camarade avec des yeux ahuris. Tous étaient présents : Guerasjka, Iaschka, Koljka, Timoschka, Petjka, Wasjka... Par l’ouverture des portes apparaissaient la cour, les tas d’ordures, les huttes à demi enfoncées dans la terre et le mur du cimetière dans le fond.

C’était le passé ; la raison disait que tout cela était fini, que rien ne reviendrait plus. Tioma sentait sa gorge se serrer, regardait du côté de son père et se dominait. Pendant le trajet le père entretenait Tioma de ce qui l’attendait au collège, de la solidarité qui régnait entre camarades, du mépris qu’on avait de son temps pour les dénonciateurs et du sort qui les attendait : on les couvrait avec des capotes et on les rossait magistralement.

Tioma écoutait les récits de son père et comprenait qu’il serait le sûr gardien de l’honneur de sa classe. Dans sa tête se formaient les tableaux de tous les actes héroïques dont il se sentait capable.

À la porte de la classe, Tioma embrassa son père pour la dernière fois et resta seul.

Son cœur tressaillit un peu à la vue de cette grande salle, pleine de figures d’enfants. Les uns le dévisageaient avec curiosité, les autres se moquaient de lui, mais tous marquaient de l’indifférence : ils étaient trop nombreux pour s’intéresser à Tioma.

Le surveillant, Ivan Ivanovitch, grand et brun, tout jeune encore, timide et bon, entra en disant :

— Y a-t-il encore une place, messieurs ?

Sur chaque banc, étaient assis quatre garçons. Une seule place restait libre, mais au dernier banc.

— En voici une ! Va t’asseoir, dit Ivan Ivanovitch, qui attendit encore un moment, puis sortit de la classe.

Tioma gagna, sans grand plaisir, le dernier banc. Par les récits de son père, il savait que cette place était réservée aux paresseux, mais il n’avait pas le choix.

— Mets-toi ici, lui dit impérativement un grand et fort garçon de quatorze ans, aux joues rouges.

Tioma fut tout étonné de la taille de ce camarade, qui formait un contraste frappant avec les autres enfants.

— Grouille-toi ! continua Wachnoff, et il poussa Tioma sans plus de façon entre lui et un petit collégien au teint brun foncé qui avait une chevelure crépue et mal peignée.

Sous ses cheveux s’abritaient deux yeux étrangement rapprochés qui se posèrent un instant sur Tioma pour disparaître aussitôt.

Quelques garçons vinrent sans se gêner jusqu’aux bancs voisins pour voir Tioma de plus près et lui, tout intimidé, ne savait plus où mettre ses bras, ni ses jambes.

L’un d’eux, Korneff, laid de figure et blond, avec de tout petits yeux aux paupières gonflées, regardait Tioma avec plus de persistance et de dédain. Wachnoff, à son tour, accoudé sur sa table et la figure dans ses mains, fixait Tioma avec une curiosité stupide.

— Comment t’appelles-tu ?

— Kartascheff.

— Comment ? Couvre-chef ?

— Oh, que c’est spirituel ! dit d’un ton sarcastique le collégien blond filasse, et, tournant dédaigneusement le dos, il regagna sa place.

— C’est une crapule ! dit Wachnoff, à l’oreille de Tioma.

— Est-ce un rapporteur ? demanda Tioma sur le même ton.

Wachnoff inclina la tête affirmativement.

— L’a-t-on battu sous des capotes ?

— Pas encore. On t’attendait, répondit énigmatiquement Wachnoff.

Tioma regarda Wachnoff.

Wachnoff sans rien dire leva le doigt.

Le maître de géographie faisait son entrée. De mauvaise humeur, le teint bilieux, il s’assit avec lassitude et nonchalance, puis, nerveusement, il commença l’appel. Il toussait sans relâche et crachait de tous les côtés. Quand le tour de Kartascheff arriva, Tioma, à l’exemple des autres, répondit :

— Présent !

Le maître s’arrêta, réfléchit et demanda :

— Où êtes-vous ?

— Lève-toi ! souffla Wachnoff, en lui donnant une poussée.

— Où êtes-vous donc ? répéta le maître en élevant la voix et en se penchant sur les élèves.

— Mais venez donc ! En voilà un qui se cache à présent ! Où aller le chercher !

Tioma sortit de son banc, non sans recevoir un bon coup de pied de Wachnoff et se présenta devant le maître.

Le maître toisa Tioma de la tête aux pieds et lui dit :

— Et vous, le nouveau, vous ne savez rien naturellement des leçons précédentes ?

— J’étais malade, répondit Tioma.

— Et moi qu’est-ce que je devrai faire pour vous servir ? Reprendre avec vous depuis le commencement et faire attendre les autres, n’est-ce pas ?

Tioma garda le silence.

Le maître continua d’un ton incisif :

— Il faut que vous le sachiez... c’est comme il vous plaira : je vous donne une semaine pour apprendre tout ce qu’on a déjà vu. Si vous ne vous mettez pas au courant, vous aurez tout le temps des zéros et cela ne cessera qu’au moment où vous aurez rattrapé vos camarades. Est-ce compris ?

— C’est compris ! répondit Tioma.

— Allez !

— Ce n’est rien, chuchota Wachnoff avec flegme. Tu n’y couperas pas. Tu feras deux ans. Sais-tu seulement depuis combien de temps je suis ici, moi ?

— Non.

— Devine.

— Il me semble qu’on ne peut pas dépasser deux ans.

— Trois ans. On l’a fait exprès pour moi, parce que je suis le fils du héros de Sébastopol.

La leçon suivante fut le cours de dessin. On remit à Tioma un crayon et du papier. Tioma s’efforçait de reproduire un nez d’après un modèle. Mais il n’avait aucune notion de dessin. Il traçait des lignes absurdes.

— Tu ne connais pas du tout la peinture, dit Wachnoff.

— Je ne sais pas dessiner, répliqua Tioma.

— Regarde alors ! Je vais le dessiner pour toi.

Tioma effaça son premier essai. En quelques traits Wachnoff fit un superbe dessin représentant un nez fort et aquilin avec une bosse au milieu.

— Est-ce qu’il a la moindre ressemblance avec ce nez ? demanda Tioma contrarié, en le comparant avec le modèle de nez romain qu’il avait sous les yeux.

— Tout ça, c’est des bêtises. Tu peux dessiner le nez que tu voudras... pourvu que ce soit un nez. Tu peux toujours dire que ton oncle a un nez pareil. Voilà tout. Et puis tout ça, je te dis, ce sont des sottises mais, si tu veux, je vais te montrer un tour de passe-passe. Seulement il faut tenir solidement.

Wachnoff plaça entre les mains de Tioma un objet assez long.

— Tiens-le bien.

— Tu vas me faire quelque chose ?

— Tiens toujours ! Et fort ! et Wachnoff tira une ficelle.

Au même moment, Tioma piqué par deux aiguilles qui se trouvaient cachées dans l’objet en question, poussa un cri perçant et envoya de toutes ses forces une gifle en pleine figure de Wachnoff.

Le maître se leva de sa place et marcha droit sur Tioma.

— Essaye donc de me vendre ! Aujourd’hui même on t’en donnera sous les capotes ! chuchota Wachnoff.

Le maître à la figure maladive et comme transparente, s’arrêta tout près de Tioma.

— Votre nom ?

— Kartascheff.

— Levez-vous !

Tioma se leva.

— Vous vous croyez sans doute dans un cabaret ?

Tioma ne répondit pas.

— Votre dessin ?

Tioma tendit la feuille où s’étalait son nez.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est le nez de mon oncle, répondit Tioma.

— De votre oncle ? C’est bien, c’est bien. Sortez !

— Je ne le ferai plus, murmura Tioma.

— C’est bien, c’est bien ! Sortez.

Et le maître alla réoccuper sa place.

— Va donc, cela ne signifie rien, dit Wachnoff à l’oreille de Tioma. Tu resteras dehors jusqu’à la fin de la leçon et tu reviendras ! Quel gaillard ! Tu seras un des premiers parmi les vrais camarades !

 Tioma sortit de la classe et se tint dans le corridor sombre près de la porte. Un moment après apparut au bout du corridor, une silhouette en uniforme. La silhouette s’approcha vivement de Tioma.

— Pourquoi êtes-vous là ? questionna le monsieur avec une douceur difficile à définir, en se penchant vers Tioma.

Tioma voit devant lui une figure noire ornée d’une barbe de bouc et de grands yeux noirs entourés par un réseau de petites veines bleues.

— Moi... Le maître m’a dit de me tenir là.

— Vous vous êtes amusé ?

— Non !...

— Votre nom ?

— Kartascheff.

— Vous n’êtes qu’un mauvais petit garnement, dit le monsieur. Et il approcha sa figure d’une telle façon que Tioma crut qu’il allait le mordre. Il tressaillit de peur. Il se sentit défaillir comme dans le hangar, lors de son tête-à-tête avec Abroumka.

— Pourquoi Kartascheff a-t-il été renvoyé de la classe ? demanda-t-il en ouvrant la porte.

À cette apparition, toute la classe se leva et resta debout.

— Il s’est battu, répondit le maître. Je lui ai donné le modèle d’un nez et il m’a remis ceci en disant que c’était le nez de son oncle.

La clarté de la classe, les rangs nombreux des enfants lui rendirent sa lucidité. Il comprit qu’il avait été victime de Wachnoff, qu’il fallait s’expliquer ; mais, pour son malheur, il se rappela ce que son père lui avait dit sur la camaraderie. Il lui sembla qu’il ne pouvait trouver une meilleure occasion pour se poser du premier coup devant la classe et il dit d’une voix émue mais avec assurance :

— Je ne m’abaisserai jamais à trahir mes camarades, mais je peux affirmer néanmoins que je n’y suis pour rien, parce qu’on m’a trompé vilainement et que...

— Voulez-vous vous taire ! hurla le monsieur en habit. Espèce de vaurien !

Tioma qui n’avait aucune habitude de la discipline des collèges eut une pensée encore plus malheureuse.

— Permettez... s’indigna-t-il, d’une voix tremblante : Où prenez-vous le droit de crier sur moi ?

— Va-t’en ! gronda le monsieur en habit, et empoignant Tioma par le bras, il l’entraîna dans le corridor.

— Laissez-moi ! protestait Tioma qui perdit toute contenance. Je ne veux pas aller avec vous... Laissez-moi !

Mais le monsieur continuait à entraîner Tioma. En arrivant à la permanence, le monsieur s’adressa au surveillant qui accourut et dit, étouffant de colère :

— Ramenez cet arrogant polisson à sa famille et dites qu’il est exclu du lycée.

 

À ce moment même, le père de Tioma arrivait à la maison et communiquait à sa femme ses impressions sur le collège.

Maman était à la salle à manger et travaillait avec Zina et Natascha. La porte de la chambre des enfants était ouverte et l’on entendait le tapage que faisaient Serioschik et Ania.

— Il a eu peur ?

— Je le crois presque, dit le père avec un sourire. Il jetait de tous côtés des regards inquiets. Il s’accoutumera.

— Pauvre petit ! cela ne lui sera pas facile, soupira maman et, consultant sa montre, elle ajouta : la deuxième leçon commence. Aujourd’hui il faut le recevoir dignement. Il faut commander pour le dîner tous les mets qu’il préfère.

— Maman, interrompit Zina, il aime par dessus tout la compote.

— Je lui ferai cadeau de mon petit carnet.

— Quel carnet, maman ? Le carnet d’ivoire ?

— Oui.

— Et moi, maman, je lui ferai cadeau de ma petite boîte, tu sais, la petite bleue.

— Et moi, maman, qu’est-ce que je lui donnerai ? Il aime le chocolat... je lui donnerai du chocolat, maman.

— Très bien, ma petite chérie. Nous mettrons le tout sur un plateau d’argent et quand il entrera au salon nous le lui présenterons solennellement.

— Et moi aussi, je lui ferai un cadeau, dit papa : un petit poignard dans un étui de velours.

— Alors la fête sera complète pour lui...

Un coup de sonnette arrêta la conversation.

— Qui çà peut-il être ? dit maman en passant dans sa chambre pour voir au dehors,

À la petite porte d’entrée, elle aperçut Tioma qu’escortait un inconnu. Le cœur de la mère tressaillit.

— Qu’est-ce que tu as ? cria-t-elle à Tioma qui entrait avec une figure décomposée. Sur cette figure se reflétaient à la fois la honte, l’égarement, l’hébétude, l’irritation d’un persécuté. Non seulement la mère n’avait jamais vu une figure pareille à son fils, mais elle ne pouvait même pas s’imaginer qu’il pût en exister une de ce genre. Son cœur maternel lui révéla tout de suite qu’un grand chagrin avait frappé Tioma.

— Qu’est-ce que tu as, mon enfant ?

Cette question si douce et si tendre répandit autour de Tioma son habituelle chaleur et la caressante atmosphère de la famille après ces visages froids et indifférents du lycée bouleversa Tioma jusqu’au fond de l’âme.

— Maman ! il ne put pousser que ce cri et se jeta dans les bras de sa mère en sanglotant éperdûment...

Après le dîner, les Kartascheff, mari et femme, allèrent chez le directeur pour réclamer des explications.

Le monsieur en habit, qui n’était autre que le directeur lui-même, les reçut dans son salon avec une froide correction et en observant toutes les convenances d’un homme bien élevé.

La flamme chaleureuse de la mère dut baisser devant la retenue et le ton froid du directeur. Il écoutait patiemment, avec une politesse voulue, ses opinions sur l’éducation et sur les buts qu’elle poursuivait ; il écoutait en dissimulant un sentiment de mépris involontaire pour les paroles d’une maman et, quand elle eut fini, il prit la parole comme à contre-cœur.

— J’ai quatre cents enfants à diriger. Chaque mère évidemment s’efforce de donner à ses enfants la meilleure éducation possible et considère son système comme un idéal, cela va sans dire. On n’oublie qu’un point : l’éducation future, l’éducation commune qui attend l’enfant, comme on oublie celui qui dirigera cette éducation et qui aura pour tâche de coordonner tous les éléments disparates, et d’en former un tout susceptible de se laisser discipliner. Si chaque enfant se permet de critiquer de son point de vue les droits de son chef, si leur tête légère et désordonnée n’est pleine que de principes inspirés par une camaraderie quelconque, qui a pour but principal de bien couvrir toutes les polissonneries, on ne trouve en allant au fond des choses que le désir avéré de se débarrasser de l’influence des dirigeants : à quoi servent alors ces dirigeants ? Il faut être logique, — que nous reste-t-il à faire, à nous autres ? Il me semble qu’en reconnaissant la nécessité de l’éducation publique, qu’en cessant de travailler avec votre enfant à la maison, et en le soumettant à nos ordres, vous êtes obligée par ce fait même d’accepter sans réserve tous nos règlements, qui n’ont pas été créés pour votre fils seul, mais pour tout le monde. Vous devez vous y contraindre ne fût-ce que dans un sentiment de justice. Nous ne nous sommes pas mêlés de l’éducation de votre fils avant son arrivée au lycée...

— Mais il reste tout de même mon fils, je suppose ?

— En tout, sauf en ce qui touche le lycée. Dès le moment de son entrée, l’enfant doit savoir et comprendre que, dans la sphère de son travail, tout le pouvoir est passé entre les mains des dirigeants. Si cette conviction se grave en lui profondément, il aura la possibilité de faire tranquillement sa carrière ; dans le cas contraire, la nécessité s’imposera un jour ou l’autre de le sacrifier dans l’intérêt supérieur de l’organisation du lycée. Je vous prie de voir dans mes paroles l’ultimatum définitif du directeur du lycée. À titre privé, je peux vous dire que si je voulais changer quoi que ce soit à l’ordre établi, il ne me resterait plus qu’à donner ma démission. Je vous le dis pour éclaircir complètement la situation. Votre fils, cela va sans dire, ne sera pas exclu. J’étais obligé de prendre une mesure aussi sévère pour faire cesser cette scène impossible, et, disons-le entre nous, révoltante. Laisser sa conduite sans punition ?... Je ne le pourrais pas à cause des autres. Je le crois innocent et, dans un avenir assez proche, je m’efforcerai de renvoyer cette plaie de Wachnoff que nous gardons en considération de son père blessé, qui a rendu de grands services à la ville pendant la campagne de Sébastopol... Mais toute patience a ses bornes. Le conseil pédagogique va déterminer aussitôt le degré de la punition encourue par votre fils et je vous mettrai au courant aujourd’hui même. Je suis au regret, mais je ne peux rien faire de plus pour vous.

La mère de Kartascheff ne répondit rien et se leva bouleversée. Tout en elle se révoltait, mais elle avait totalement perdu la partie. Elle sentait sa complète impuissance, mais en même temps elle brûlait du désir de dire quelque chose de désagréable au directeur dont elle ne pouvait avoir raison. Toutefois, dans la crainte de nuire à son fils, elle préféra se retirer aussi vite que possible.

— Je tiens à vous dire, condescendit Kartascheff, qui s’était levé en même temps que sa femme, je tiens à vous dire que je partage entièrement vos opinions... Je suis militaire et ne puis que vous approuver. La discipline avant tout... c’est entendu ! Mais je voudrais pourtant vous faire une remarque à propos de la camaraderie... Je ne crois pas tout de même qu’on puisse nier son utilité...

La femme attendait avec impatience la fin de cette conversation oiseuse entamée par son mari.

— Je la nie absolument surtout dans le sens qu’on lui donne, répliqua le directeur ; elle ne sert qu’à couvrir les misérables qui ont mérité d’être punis.

— Mon Dieu ! murmura tout bas madame Kartascheff. Un enfant qui commet quelques polissonneries est un misérable !

Et tout d’un coup, les mots qu’elle retenait, qu’elle avait peur de prononcer à cause de son fils, sortirent d’eux-mêmes de sa bouche :

— Mais ce malfaiteur mérite tout de même d’être entendu avant d’être couvert d’injures !

Le directeur rougit jusqu’à la racine de ses cheveux.

— Madame, si je puis me permettre de m’exprimer librement chez moi, dans ma demeure... je vous dirai... je vous dirai que je ne crois pas avoir à vous rendre compte de mes actes...

Madame Kartascheff se ressaisit.

— Je vous prie d’excuser ma nervosité involontaire. Tout cela est si nouveau... Je vous prie de m’excuser... Votre femme a-t-elle des enfants ? demanda-t-elle d’une façon inattendue au directeur.

— Oui, avoua le directeur, quelque peu désarçonné.

— Ayez l’obligeance de lui dire de ma part, — et sa voix tremblait — que je lui souhaite de tout cœur ainsi qu’à ses enfants de ne jamais traverser les heures que je viens de traverser moi-même ainsi que mon fils.

Et refoulant difficilement ses larmes, elle sortit et s’en fut à pas rapides vers sa voiture.

Elle y attendit son mari qui était resté après son départ pour effacer par quelques mots l’impression qu’avait dû produire l’algarade de sa femme... Des pensées désordonnées passaient dans sa tête. Une étrangère... voici ce qu’elle était... une simple étrangère... Tout ce qu’elle avait vécu, senti, souffert, ne lui donnait aucun droit. Voilà le prix de tant de sacrifices aux yeux de cet homme. Et c’est à lui qu’elle livrait la somme de son labeur et de toutes ses souffrances accumulées pendant dix années ! Quelle indifférence criminelle ! Des lieux communs pour la défense des intérêts communs. Est-ce qu’une généralité peut rester une chose abstraite en soi, est-ce qu’on peut négliger les individualités qui la composent ? Est-ce une généralité ou chacun de ses membres qui iront grossir dans l’avenir les rangs des honnêtes travailleurs qui se dévoueront pour la patrie ?... N’est-il pas possible, sans compromettre l’intérêt de la généralité, de respecter l’amour-propre d’un enfant au lieu de le piétiner dans la boue ?

— Partons, dit-elle nerveusement à son mari, qui montait dans la voiture. Quittons vite tous ces gens intangibles qui ne cherchent que leur commodité et ne sont même pas capables de se souvenir qu’ils ont été des enfants.

La décision du conseil pédagogique parvint dès le soir. Tioma était condamné à demeurer pendant huit jours une heure au lycée après les classes.

Le lendemain Tioma était envoyé tout seul au lycée avec les instructions voulues...

En gravissant l’escalier, le petit Tioma se rencontra face à face avec le directeur. Au premier abord il n’avait pas remarqué ce personnage qui se tenait tout en haut et l’observait silencieusement avec la plus grande attention, tandis qu’il escaladait avec ardeur, deux par deux, les marches de l’escalier. Arrivé sur le palier, il se trouva devant le directeur dont les yeux noirs le regardaient sévèrement et froidement.

Tioma ôta son chapeau et salua d’un air craintif et gauche. Le directeur fit un signe de tête presque imperceptible et détourna les yeux.

 

VII. AU FIL DES JOURS.

Une pluie fine de novembre égrenait sur la fenêtre sa cadence monotone.

La grande pendule de la salle à manger sonna lentement et gravement sept heures du matin.

Zina, entrée au lycée la même année que son frère, était assise à la table de thé dans sa robe d’uniforme couleur marron, complétée par une pèlerine blanche ; elle prenait du lait et marmottait à mi-voix, en consultant sans cesse un livre ouvert qu’elle tenait devant, elle.

La sonnerie de la pendule la fit sursauter, elle s’approcha vivement de la porte qui communiquait avec la chambre de Tioma et lui dit :

— Tioma, il est sept heures un quart.

De la chambre de Tioma répondit un vague mugissement.

Zina reprit son livre et continua à repasser sa leçon de sa voix calme et régulière.

Dans la chambre de Tioma régnait un silence de mort.

Zina s’approcha une seconde fois de la porte et insista énergiquement :

— Tioma, veux-tu te lever ?

La voix mécontente et ensommeillée de Tioma répliqua cette fois :

— Je n’ai pas besoin de toi pour me lever.

— Il reste tout juste quinze minutes : je ne t’attendrai pas une minute de plus. Je ne veux pas être toujours en retard à cause de toi.

Tioma se leva à contre-cœur.

Ses bottes mises, il se pencha sur la cuvette, jeta à deux reprises un peu d’eau sur sa figure, s’essuya à peine, refit sommairement sa raie, en passant deux ou trois fois le peigne dans ses cheveux épais qu’il aplatit d’une main impatiente et, pour aller plus vite, il entra dans la salle à manger en achevant de s’habiller.

— Maman a recommandé expressément que tu prennes un verre de lait, dit Zina.

Pour toute réponse, Tioma fronça les sourcils.

— Je ne prendrai pas cette fadaise... Bois-la toi-même ! dit-il à Tania, en repoussant le verre de thé qu’elle lui versait.

— Artiemy Nicolaïevitch, maman ne permet pas que vous buviez du thé trop fort.

Tioma resta quelques instants immobile, puis il se leva résolument, prit la théière et versa du thé fort dans son verre.

Tania échangea un regard avec Zina ; Zina reporta ses yeux sur Tioma ; mais Tioma, satisfait de son triomphe, trempait son pain dans le thé et ne faisait attention à personne.

— Prendrez-vous du lait ? demanda Tania.

— Un demi-verre.

Le lait bu, Zina se leva en toute hâte et ramassa ses livres et ses cahiers en disant : « Je n’attends pas une minute de plus. »

Tioma, sans se presser, suivit son exemple.

Le frère et la sœur se dirigèrent vers la porte d’entrée où les attendait depuis longtemps l’équipage fermé de tous les côtés et ruisselant d’eau ainsi que Boulanka et Eremey courbé lui-même sous l’averse, avec son œil en moins.

Zina s’engouffra dans la voiture et Tioma la suivit.

Eremey accrocha le tablier et partit.

La pluie battait tristement la capote de la voiture. Tioma se dit tout à coup que Zina prenait plus de la moitié de la place, et se mit à l’écarter légèrement.

— Tioma, qu’est-ce que tu veux ? demanda Zina, comme si elle ne se doutait de rien.

— Il y a que tu prends tant de place qu’il ne me reste plus rien.

Et Tioma poussa Zina un peu plus fortement.

— Tioma, si tu ne cesses pas immédiatement — déclara Zina arc-boutée sur ses jambes et résistant de toutes ses forces — je retourne tout de suite à la maison pour le dire à papa.

Tioma, sans rien dire, poussait toujours. La force était de son côté.

— Eremey, retourne à la maison ! cria Zina, perdant toute patience.

— Eremey, marche toujours ! cria en même temps Tioma.

— Eremey, en arrière !

— Eremey, en avant !

Eremey, qui ne savait plus auquel entendre, prit le parti de s’arrêter et, regardant dans la voiture de son œil unique, pour voir ses voyageurs en querelle, il leur déclara :

— Aussi vrai que Dieu est tout puissant, je lâche le siège, vous irez où vous voudrez, puisque je ne sais plus à qui obéir.

À l’intérieur de la voiture la bataille cessa. Eremey poursuivit sa route. Il arriva sans nouvel accident au lycée de jeunes filles où Zina descendit. Tioma continua seul.

Les fantaisies de son imagination l’avaient emporté insensiblement loin des réalités de ce monde. Il se trouvait sur une île déserte, après avoir triomphé dans maintes batailles livrées à des sauvages et à des bêtes monstrueuses, et il devait enfin dire adieu à la vie.

Tioma était heureux de mourir. Tout le monde le regretterait et pleurerait. Lui aussi pleurerait... Et les larmes sont toutes prêtes à jaillir des yeux de Tioma... Mais Eremey est depuis longtemps arrêté à la porte du lycée et plonge un œil étonné à l’intérieur de l’équipage. Tioma sort de son rêve tout effrayé, regarde autour de lui, comprend au calme complet de la cour qu’il est en retard et, le cœur bouleversé, il prend sa course à toute vitesse. Il franchit la cour et l’escalier, se débarrasse de sa capote d’un seul mouvement et tente de traverser le corridor sans être vu.

Mais le grand Ivan Ivanovitch, ses longs bras levés vient déjà à sa rencontre. Il cueille Tioma au passage en le saisissant par l’épaule, le regarde au visage et dit d’un ton ennuyé :

— Kartascheff ?

— Ivan Ivanowitsch, ne me marquez pas ! supplie Tioma.

— Le maître le fera de toute façon, répond Ivan Ivanovitch, qui n’a pas le courage de refuser carrément.

— C’est la leçon de religion. Je le demanderai au révérend père.

— Bien, répond évasivement Ivan Ivanovitch.

Tioma ouvre une grande porte et entre en classe le plus discrètement possible. Une atmosphère tiède et renfermée l’entoure. Il salue hâtivement le prêtre et se glisse à sa place, la mine soucieuse.

— Batjouschka ! implore-t-il, effacez-moi l’abs.[3]

Le prêtre marche en se dandinant d’une hanche à l’autre, retrousse lentement sa soutane de soie, prend son mouchoir, se mouche consciencieusement et demande à Tioma :

— Pourquoi donc êtes-vous en retard ?

Derrière Tioma et le prêtre court toute une queue d’élèves curieux. Chacun grille de saisir, ne fût-ce que d’une oreille, un fragment de l’histoire.

— Notre pendule retarde, répond Tioma en baissant la voix pour ne pas être entendu des autres. Je l’avancerai à l’avenir d’un quart d’heure.

— Vous ferez bien de ne pas déranger la pendule et de vous lever un quart d’heure plus tôt, dit le prêtre en disparaissant dans la salle des professeurs.

Toute la queue éclate de rire.

Tioma s’efforce de calmer ses inquiétudes, se compose une physionomie insouciante sous les yeux moqueurs des élèves et va en classe. Là il s’asseoit à sa place, relève les deux genoux pour les appuyer contre la table, feint un air indifférent et s’efforce de comprendre le sens de la parole du prêtre.

Wachnoff roule un bout de papier en forme de barrette et après l’avoir mouillé de salive, il le promène autour du cou et de la figure de Tioma qui lui dit importuné :

— Laisse-moi donc !

Mais Wachnoff continue.

— Es-tu assez cochon ! dit Tioma.

Pour toute réponse, Wachnoff saisit le bras de Tioma et le lui tourne derrière le dos. Tioma pris de colère voudrait bien gifler Wachnoff, mais dans son impuissance il doit recourir à la ruse.

— Laisse-moi donc, reprend-il gentiment.

Wachnoff s’adoucit, donne une chiquenaude à Tioma et laisse son bras libre. Tioma monte vite sur le banc, envoie un grand soufflet à Wachnoff et s’enfuit en sautant d’un banc à l’autre. Le grand Wachnoff le poursuit. Tioma saute à terre et cherche à gagner la porte. Wachnoff le rattrape et le frappe de toutes ses forces dans le dos.

— Oh, que tu es cochon, crie Tioma angoissé.

Wachnoff redouble les coups.

— Laisse-moi enfin ! supplie Tioma. Pourquoi donc me tourmentes-tu ainsi ?

Wachnoff croit voir des larmes dans les yeux de Tioma. Il finit par en avoir pitié.

— Pauvre petit ! dit Wachnoff, et il lui donne une bourrade encore plus forte, mais cette fois en signe d’amitié.

Le jeune professeur de latin Chlopoff, ses lunettes sur le nez, traverse le corridor. Quand il entre en classe, tout le monde est à sa place. Chlopoff inspecte attentivement ses élèves, fait vite l’appel, descend de la chaire et se promène durant toute la leçon, sans quitter un seul instant des yeux les moindres recoins de la salle. Devant le banc où est assis le petit Guerberg avec sa tête bouclée et sa drôle de physionomie semblable à celle d’un oiseau, le maître s’arrête, respire l’air et dit :

— Encore cette insupportable odeur d’ail !

Guerberg rougit parce que l’arôme vient bien de son casier où se trouve abrité un appétissant morceau de colin farci qu’il a apporté pour son déjeuner.

— Je n’admets pas que vous entriez en classe avec de pareilles saletés ! Jetez-moi ça dehors tout de suite !

Il suspend un moment sa promenade et continue dans le dos de Guerberg qui emporte sa friandise :

— Allez vous en délecter à la maison, puisque vous y trouvez tant de plaisir.

Les élèves sont dans la joie ; ils regardent Guerberg, mais sa figure ne reflète qu’un profond sentiment d’étonnement : comment le colin farci, qui est si bon, peut-il ne pas être apprécié par le professeur ? Tioma examine Guerberg avec curiosité parce qu’il est le fils de Leiba et que s’il a souvent aperçu Moschka derrière le comptoir de son père, il n’est pas habitué à le voir en uniforme de lycéen.

— Korneff, déclinez !

Korneff se lève, contracte sa figure laide et enflée, et commence d’une voix basse et enrouée.

Le professeur écoute et fronce nerveusement les sourcils.

— Qu’est-ce que vous avez à peiner et à grincer comme un chariot qui n’a pas été huilé ? Je suis bien sûr que pendant la récréation vous savez parler d’une toute autre voix.

Korneff tousse et reprend sur une note plus claire.

— Ivanoff, continuez...

Le voisin de Tioma, Ivanoff se lève, fixe sur le maître ses yeux aux pupilles rapprochées et continue.

— Ce n’est pas ça ! Wachnoff, corrigez !

Wachnoff se lève, tout ébouriffé, et ne dit rien.

— Kartascheff !

Tioma bondit et corrige.

— Et puis ? Après ?

— Je ne sais pas, dit Ivanoff d’un air sombre.

— Wachnoff !

— J’étais malade hier.

— Malade ! souligne le maître en secouant la tête. Kartascheff !

Tioma se lève et soupire. Il avait bien eu l’intention de repasser sa leçon. Tout est sorti de sa tête.

— Vous ne savez pas ? Dites-le franchement !

— Je l’ai appris hier !

— Alors récitez !

Tioma, le front plissé, contemple l’espace devant lui.

— Asseyez-vous !

Le professeur regarde bien en face Wachnoff, Kartascheff et Ivanoff.

Wachnoff promène autour de lui un regard satisfait. Ivanoff, les sourcils contractés, fixe tristement la table. Tioma, pâle, la poitrine gonflée et serrée dans son uniforme, lève sur le professeur ses yeux bleus où se lisent la crainte et le chagrin :

— Je le savais hier. Mais tout s’est brouillé en moi...

Le professeur ricane dédaigneusement et se détourne.

— Iakovleff, les phrases !

Iakovleff, le premier de sa classe, se lève et dit d’une voix calme et assurée :

— Asinus excitatur baculo.

— Schwander ! Traduisez !

Un gros garçon au visage rebondi, d’une propreté recherchée, se lève. Il a une sorte de tic nerveux et lèche ses lèvres.

— Cessez donc de vous lécher tout le temps. On dirait que vous vous apprêtez à m’avaler.

Les élèves rient sans contrainte. Schwander, le doigt convulsivement appuyé sur la table, fait un effort et commence :

— L’âne...

— Et puis ?...

— Est excité....

Schwander fait encore un effort et conclut :

— Par le bâton.

— Dieu merci, il a accouché.

La deuxième partie de la leçon est consacrée à la réponse écrite.

Le maître se promène et veille à ce que personne ne copie. Ses yeux rencontrent ceux de Daniloff et le maître y lit clairement ce qu’il prévoyait.

— Daniloff, donnez-moi votre livre.

— Je n’ai pas de livre, répond Daniloff devenu tout rouge et il se lève en serrant entre ses genoux sa grammaire latine.

Le maître s’avance et retire le malheureux livre. Daniloff baisse la tête d’un air confus.

— Ah, le bon apôtre ! Comme il est maître en l’art de tromper ! C’est honteux ! Allez, au piquet !

Daniloff, un élève à l’aspect sympathique, aux épaules légèrement voûtées, se dirige vers la chaire du professeur et reste debout face à la classe. Ses beaux yeux cherchent ouvertement ceux du maître et trahissent la confusion.

La cloche lance enfin son appel si longtemps attendu et si agréable aux oreilles des élèves.

— À la prochaine classe...

Le maître donne des devoirs de grammaire, des phrases de latin traduites en russe, dicte lui-même du russe à traduire en latin et part après avoir écorné de cinq minutes le temps de la récréation.

Ces cinq minutes de perdues agacent les élèves au delà de tout.

Après la leçon de Chlopoff, il ne règne plus aucune animation chez les élèves. La plupart d’entre eux se figent dans leur pose préférée, les genoux appuyés contre leur pupitre et regardent devant eux sans entrain et sans pensée.

Dans la chaire élevée du professeur surgit d’une façon inattendue le vieux et gros professeur de langue russe.

— Le perroquet s’amusait beaucoup sur son perchoir ! ponctua-t-il sur un ton traînant et monotone, tout en se grattant la tête avec sa règle.

Tioma et Nochnoff étaient gais eux aussi et ils ne s’intéressaient ni au perroquet, ni au maître, ni à sa méthode qui consistait à placer la syntaxe au-dessus de tout.

— Guerbert, où est le sujet ?

— Sur le perchoir, dit Guerbert, qui se lève vivement et regarde le maître de toute sa physionomie d’oiseau.

— Imbécile, c’est toi qui est sur le perchoir... Kartascheff !

Tioma, qui recevait à l’instant même une chiquenaude sur le nez, se lève à demi ahuri mais disparaît aussitôt, entraîné sous le banc par Wachnoff qui le tire par les jambes.

— Kartascheff ? Qu’est-ce que cela signifie ? crie le maître.

Tioma, tout rouge, se relève et explique qu’il est tombé.

— Tombé ? En ayant le parquet sous vos pieds ?

— J’ai glissé !...

— Comment as-tu pu glisser puisque tu ne bougeais pas ?

Au lieu de répondre, Tioma, malgré lui, fait un second voyage sous la table. Il réapparaît et jette sur Wachnoff des regards de détresse furieuse. Wachnoff comprimant sa bouche pour ne pas éclater de rire se détourne de lui. Tioma se venge en gratifiant Wachnoff d’un coup rapide dans le dos. Mais le maître a saisi le geste et s’écrie scandalisé :

— Un pour la conduite, Kartascheff !

Le professeur incline sur le livre de classe sa tête chauve comme un genou et cherche le nom de Kartascheff. Pendant que le maître ne surveille plus ses mouvements, Tioma donne une seconde fois fibre cours à sa colère et tire Wachnoff par les cheveux.

— Kartascheff, où est le sujet ?

Tioma lâche immédiatement Wachnoff et cherche le sujet.

Iakovleff, penché en arrière et tourné vers Tioma, a l’air de jouir de son embarras. « Souffle-moi », disent les yeux suppliants de Tioma.

— Chez le perroquet, murmure Iakovleff et ses narines se dilatent à la pensée du plaisir qui l’attend.

— Chez le perroquet, répète Tioma tout heureux.

Un éclat de rire général accueille la réponse.

— Imbécile ! C’est toi qui est le perroquet... Dorénavant il n’y a plus de Kartascheff, Kartascheff c’est le... perroquet. Guerbert n’est pas Guerbert, c’est le perchoir. Le perroquet sur le perchoir. Kartascheff sur Guerbert.

La classe ne cesse pas de rire. Iakovleff pleure de joie.

La grosse carrure du maître se met elle-même à tressauter. Ses bons petits yeux gris clignotent et pendant un instant un petit ricanement vieillot se fait entendre dans la classe.

Mais la physionomie du maître redevient sérieuse, la classé se tait et la voix monotone continue :

— Dans la classe... Où est le sujet ?

Silence de mort.

— Imbéciles ! chantonne la voix débonnaire. Tous des perroquets et des perchoirs. Les perroquets sont assis sur des perchoirs.

En attendant, Tioma ne quitte pas des yeux Iakovleff.

— Est-ce qu’il peut se permettre impunément de vous souffler des bêtises ? dit Tioma, l’esprit buté, en demandant conseil à Wachnoff.

Et aussitôt que la cloche retentit, Tioma se dresse devant Iakovleff.

— Tu as l’audace de souffler des bêtises, toi ?

— Et toi, tu es libre de les répéter, ricane Iakovleff avec dédain.

— Attrape alors ! dit Tioma en le giflant de toutes ses forces, cela t’apprendra à souffler.

Iakovleff demeure un instant tout déconcerté, puis sans honorer qui que ce soit d’un regard, il sort précipitamment de la classe. Quelques minutes après, l’inspecteur apparaît à la porte, suivi de Iakovleff, la figure baignée de larmes.

— Kartascheff, approchez !

À ces paroles froides et sèches qui résonnent dans la classe, Tioma se lève et cherche craintivement les yeux bleus de l’inspecteur.

— Vous avez battu Iakovleff ?

La voix de l’inspecteur cingle comme un coup de fouet.

— Il a...

— Je vous demande si vous avez battu Iakovleff ?

— Oui, répond Tioma à mi-voix.

— Demain, deux heures de retenue.

L’inspecteur disparaît. Tioma revient à la vie et, tout surpris d’une punition aussi bénigne, il se tourne triomphalement vers Iakovleff et le salue d’un seul mot :

— Mouchard !

Le froid Korneff, rongeant ses ongles et fixant Tioma bien en face, lui riposte caustiquement :

— Crois-tu par hasard que tu vas t’amuser à frapper au museau et qu’on baisera tes chères petites mains en échange ?

Le maître d’allemand Boris Borisovitch Knopp entre en classe. C’était un tout petit homme d’apparence débile. Il ressemblait en tout point à certaines petites figurines de porcelaine. Un pantalon rayé et un habit bleu aux manches très étroites complétaient la ressemblance. Il marchait lentement, sans bruit, et cette allure déplaisait aux élèves.

Boris Borisovitch n’avait rien d’un professeur. En le rencontrant dans la rue on pouvait le prendre pour un tailleur, un jardinier, un petit fonctionnaire, mais non pas pour un maître.

Les élèves ne savaient rien de la vie privée d’aucun de leurs maîtres, mais ils étaient absolument renseignés sur la vie de Boris Borisovitch. Ils savaient que sa femme avait un méchant caractère, que ses deux filles étaient de vieilles filles, que sa mère était aveugle et sa tante bossue. Ils savaient aussi que Boris Borisovitch était pauvre, qu’il tremblait devant les autorités tout autant que les élèves eux-mêmes, comme ils savaient que l’on pouvait tremper sa plume dans la graisse, jeter du sable dans son encrier et faire voler des diables en papier au-dessus de sa tête.

Dans ces derniers temps Boris Borisovitch s’éteignait visiblement de plus en plus.

Après l’appel, il descendit avec difficulté de l’endroit élevé où se trouvait sa table, et, tel un vieillard, il s’arrêta devant la classe et entreprit de tirer lentement son mouchoir de la poche de son habit.

Boris Borisovitch se moucha, releva sa tête et adressa aux élèves un discours bienveillant en leur demandant de ne pas faire de bruit, d’écouter tranquillement la leçon et de se comporter comme de bons écoliers.

— Je vous en prie, insista Boris Borisovitch et sa voix reflétait la prière d’un homme malade et fatigué.

Mais Boris Borisovitch fit un effort sur lui-même et ajouta plus sévèrement :

— Celui qui ne voudra pas se tenir tranquille sera puni avec la dernière rigueur.

Pendant quelques minutes tout alla bien. L’air malade du maître avait apaisé les élèves. Mais Wachnoff, ajustant sa plume d’une main expérimentée, fit entendre ce grincement aigu, agaçant, que le maître connaissait si bien.

Boris Borisovitch fut pris de colère.

— Vous êtes des cochons et on ne doit pas vous traiter comme des êtres humains. Vous n’avez d’estime que pour ceux qui vous étranglent.

Et, tremblant de colère, Boris Borisovitch leva son petit poing et fit le geste d’étrangler un élève.

— Espèce de hareng allemand ! murmura quelqu’un, et une boulette de papier mâché, lancée d’une main sûre, alla se coller sur le revers de l’habit de Boris Borisovitch.

Le maître était dans un trouble extrême. Durant quelques secondes, le silence fut complet.

— C’est bon, dit-il avec découragement. C’est avec cet ornement que j’irai chez le directeur. Je le lui montrerai. Je lui dirai comment vous me torturez. Je l’amènerai ici et je lui dirai de regarder lui-même tous ces diables (le maître montra du doigt le plafond où pendaient une série de diables attachés à des fils), cette plume et cet encrier ; et je lui dirai qu’il n’est pas de brute plus méchante, plus grossière et plus stupide que Wachnoff.

— Pourquoi m’injuriez-vous ? protesta Wachnoff. Vous vous moquez toujours de moi. Je ne fais rien et vous m’insultez.

Et Wachnoff tout à coup se mit à hurler.

Le maître déconcerté chercha d’abord dans son habit sa boîte à priser. Il l’ôta lentement de sa poche, frappa de son doigt sur le couvercle et tout en introduisant une prise dans son nez, il ne cessait de dévisager Wachnoff.

— J’irai me plaindre à l’inspecteur, menaça Wachnoff et, suspendant ses pleurs factices, il se dirigea vers la porte.

— Wachnoff, à votre place ! cria le maître perplexe.

— Pourquoi m’injuriez-vous ? M’avez-vous vu faire ? Quand vous le verrez, eh bien alors...

— N’est pas voleur qui n’est pas pincé ? Eh, eh, Wachnoff... C’est une mauvaise affaire, Wachnoff...

Pour toute réponse, Wachnoff se remet à son banc et fait crier sa plume.

— Tu ne diras plus que ce n’est pas toi...

— Maintenant, je le fais par colère.

— Par colère ! reprit le maître et sa figure exprima un vrai chagrin. Ah, Wachnoff, Wachnoff !

Le maître soupira profondément et se mit à réfléchir.

Wachnoff poussa des piaulements comme un petit chien qui vient de naître.

— Wa-ch-noff !... murmura tristement le maître.

— Il y a longtemps que je sais que je m’appelle Wachnoff.

— Tu sais... Tu en sais beaucoup trop, Wachnoff. Ah, vraiment tu as un bon cœur... Un cœur de cheval... Va, porte plainte.

Boris Borisovitch ferma les yeux et laissa tomber sa tête dans ses mains. Il se sentait envahir par une invincible faiblesse.

— Va donc te plaindre, répéta-t-il en ouvrant les yeux avec difficulté. Va dire que tu as assez du vieux Boris Borisovitch, de ce pauvre malade, qui a sur ses épaules la charge de cinq personnes.

Wachnoff recommença à faire grincer sa plume. Le maître épuisé laissa retomber sa tête.

— Mais finis donc, intervint Kositsky, en s’adressant à Wachnoff. Tu vois bien qu’il est malade.

Wachnoff semblait possédé du démon. Il cacha sa tête sous la table et imita le grognement du porc.

Boris Borisovitch jeta autour de lui un regard de détresse.

— Vas-tu te taire, espèce d’idiot ! cria Korneff debout et interpellant Wachnoff. Mais faites-le donc finir, vous autres, ajouta-t-il à l’adresse des élèves qui étaient près de lui.

Le serbe Avgoustovitch se précipita vers Wachnoff et, les yeux rouges de colère, grinçant des dents, il lui lança cette apostrophe avec son fort accent étranger :

— Brute ! Je te tuerai !

Wachnoff ne bougeait plus.

— Canaille, va !

— Je suis malade, murmura Boris Borisovitch. Appelez vite le surveillant, je vous prie.

Avgoustovitch s’élança dans le corridor.

Les enfants saisis de crainte gardaient le silence.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, cela passera, disait tristement le maître et ses lèvres devenaient de plus en plus blanches.

Tous les bruits s’étaient tus dans la classe.

Le maître semblait mourant et se tenait à peine en s’appuyant contre sa table. Tous étaient immobiles ; seuls les diables de papier s’agitaient poussés par un courant d’air qui venait de la fenêtre et ils se balançaient au-dessus de la tête du malade.

— Je suis un peu souffrant, articula péniblement le maître, en voyant entrer le surveillant. Veuillez m’aider, je vous prie.

Et le maître, aidé par le surveillant sur le bras duquel il s’appuyait lourdement, se traîna vers la porte.

La dernière leçon était le cours d’histoire naturelle du professeur Tomiline.

Le premier contact des élèves et de leur professeur, un homme d’un certain âge, imposant et fort, fut dépourvu de toute contrainte.

Il arriva d’un pas alerte, les bras chargés des spécimens de différents animaux qu’il portait avec une élégante désinvolture. Il les posa sur la table, tira de sa poche un mouchoir blanc, épousseta les manches de son habit impeccable et s’essuya les mains. En passant, il jeta sur les élèves un regard plein de gaîté et les salua cordialement de la façon habituelle :

— Bonjour, mes enfants !

Mais ce « bonjour, mes enfants ! » passa comme un fluide dans les cœurs des élèves qui se secouèrent gaiement.

Après l’appel, le maître leva la tête et dit :

— Je vous ai apporté, mes enfants, un exemplaire extraordinaire de serpent à lunettes.

Le maître sortit avec précaution le serpent de sa boîte. Il leva le bras et les enfants se mirent debout pour mieux voir le redoutable serpent avec ses grands yeux dont les cercles jaunes figuraient des lunettes.

— Le serpent à lunettes est venimeux, expliqua le maître. Sa morsure est mortelle. Le poison se trouve, comme chez d’autres serpents venimeux, logé dans la tête, près des dents.

Tomiline met le ressort en mouvement et le serpent ouvre la bouche.

— Introduis doucement ton doigt — dit Tomiline à Avgoustovitch, — allons, n’aie pas peur !

Dès qu’Avgoustovitch eut introduit son doigt, Tomiline laissa tomber le ressort et le serpent referma la bouche. Avgoustovitch retira le doigt avec un frisson nerveux. Tout le monde se mit à rire et Tomiline lui-même.

— Tu vois sur ton doigt des traces noires : c’est un liquide inoffensif qui remplace le poison. Regarde maintenant comment ce poison passe de la tête dans les dents.

Le maître souleva une partie de la peau de la tête du serpent et, à travers les parois de verre qui formaient le crâne, Avgoustovitch remarqua à côté de la mâchoire une petite tache noire avec des filaments ténus qui disparaissaient dans les dents.

Les élèves avaient quitté leurs places et se pressaient autour de la table pour mieux voir l’appareil à venin.

— Ne vous bousculez pas, tout le monde le verra, dit le maître.

L’exhibition terminée et l’ordre une fois revenu dans la classe, Tomiline s’adressa à ses auditeurs :

— Mes enfants ! Aujourd’hui cette porte s’est refermée et peut-être pour toujours sur votre maître. Boris Borisovitch souffre en effet d’une maladie grave et inguérissable. Hors d’ici cinq pauvres femmes l’attendent, incapables de gagner leur vie et condamnées à rester sans pain s’il vient à disparaître.

Le maître se tut, fit silencieusement le tour de la classe, puis il revint à sa leçon :

— Allons, commençons. À toi, Tioma, récite !

Tioma qui apprenait toujours consciencieusement les leçons d’histoire naturelle ne savait rien cette fois ci, parce que d’après le programme de la semaine, le maître ne devait faire qu’une leçon d’explication.

Tioma brûlait de honte, en ouvrant la bouche pour répondre. Quand il eut fini, Tomiline, peiné, lui demanda :

— Tu n’as pas préparé la leçon ?

Tioma s’assit, incapable de retenir ses larmes.

Tomiline appela un autre élève, puis un troisième et il semblait qu’il eût oublié Tioma.

Tioma avait cessé de pleurer et regardait devant lui d’un air sombre, appuyé sur son coude. Son cœur était plein d’un mauvais sentiment et contre lui-même et contre toute la classe, témoin de ses larmes et contre Tomiline. Ses sourcils se fronçaient de plus en plus.

— Tu prépareras ta leçon pour la prochaine fois, dit Tomiline en posant la main sur les cheveux de Tioma et en soulevant légèrement sa tête.

Tioma leva les yeux sans empressement, mais en rencontrant un regard si aimable et si bon, un regard qui pénétrait jusqu’au fond de son âme, il sentit son cœur s’émouvoir et répondit avec vivacité.

— Je le ferai.

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait pour aujourd’hui ?

— Je croyais que vous ne feriez qu’un exposé.

— Eh bien, prépare-toi, je t’interrogerai de nouveau.

La dernière leçon de la journée était finie. Les élèves se hâtent en foule vers la sortie.

Tioma va chercher Zina et tous les deux rentrent à pied chez eux.

Zina est contente. Elle a eu un cinq et, de plus, elle rapporte à sa maman une masse de nouvelles toutes fraîches et palpitantes.

— As-tu été interrogé ? demande Zina. Combien de points ?

— Cela ne te regarde pas.

— Moi, j’ai un cinq, dit Zina.

— Votre cinq vaut moins que notre trois, répond dédaigneusement Tioma.

— Et pourquoi ?

— Parce que vous êtes des filles et que les maîtres aiment mieux les filles que les garçons.

— En voilà des bêtises !

Au dîner, Zina mange avec appétit et parle, parle... Tioma mange paresseusement, ne dit rien et écoute Zina avec une indifférence lassée. Les deux enfants étaient en retard pour le dîner. Mais tout le monde, sauf le père, était encore dans la salle à manger. La mère, accoudée sur la table, contemple sa fille toute rouge malgré son teint bruni, puis elle passe à Tioma.

— Tu es devenu tout vert... Pourquoi ne manges-tu pas ? demande-t-elle chagrinée.

— Maman, c’est parce qu’il dépense tout son argent à acheter des bonbons.

— Ce n’est pas vrai, réplique Tioma, tout étonné de la perspicacité de sa sœur.

— Si, si, c’est vrai.

— J’irai chez le directeur et je lui demanderai d’organiser des déjeuners pour les élèves qui pourraient le désirer, dit maman.

Tioma se représente le tableau de sa mère venant faire part de son étrange projet au directeur grand, mince et froid, qui contraste si violemment avec elle. Cette seule pensée le fait souffrir pour sa mère et il s’empresse de prévenir l’événement, en disant sur le ton le plus naturel :

— Une maman est déjà venue pour ça et le directeur a refusé.

Après le dîner, Tioma va dans le jardin. Le vent berçait tristement les arbres dépouillés de leurs feuilles et les murs apparaissaient de tous les côtés. Il semble à Tioma que le jardin est devenu plus petit. Tioma le quitte et va trouver Ioska, qui se tient dans un coin de la cuisine chaude et sale, absorbé dans un travail quelconque, ses grosses lèvres pendantes. Tioma passe dans la cour de louage et cherche des yeux la bande d’autrefois. Mais les vieux amis ont disparu. Guerasjka, Iaschka et Koljka sont au travail. Guerasjka à l’atelier, Iaschka et Koljka à la ville aident leurs parents.

Près de la clôture s’agite le reste de la troupe. Beaucoup de nouveaux, tout petits, en haillons, transis de froid, mal mouchés, regardent avec curiosité Tioma qui est un étranger pour eux. Le bouton bien connu brille dans les airs, mais ses maîtres si gais ne sont plus. Tioma a pour ce bouton, qui a survécu à ses possesseurs d’autan, un regard chargé d’amour et de nostalgie : il lui est encore plus cher. Indécises, tristes et douces, comme cette journée mourante, — froide et revêche sur terre et encore pleine de clarté dans les nuages du ciel, — qui remplit l’enfant d’un regret cuisant, des embryons de pensées se heurtent dans la tête de Tioma, occupent son cerveau : et la pensée claire qui aurait pu surgir demeure ensevelie dans les profondeurs de son âme.

— Tiemotschka ! Entrez donc un instant, dit la Kaiserovna qui a vu Tioma par la fenêtre.

Tioma pénètre dans l’isba chaude et bien tenue, respire l’odeur familière de l’enduit d’argile et d’engrais dont la Kaiserovna avait soigneusement imprégné le sol et le fourneau, promène ses yeux sur les murs blancs, sur de petits rideaux, les ramène sur le visage bouffi et noirci de la Kaiserovna — et attend.

— Tiemotschka, comment s’appelle votre maître de langue allemande ?

— Boris Borisovitch, répond Tioma.

— Savez-vous, Tiemotschka, que ma sœur est placée chez Boris Borisovitch ?

Tioma dit avec une pointe d’émotion, mais sans trop s’engager :

— Il est tombé malade aujourd’hui.

— Malade ? Malade de quoi ? interroge la Kaiserovna en tressaillant.

— Il a eu mal à la tête et il n’a pu terminer la leçon.

— Mal à la tête ? La Kaiserovna ouvre de grands yeux et plisse ses lèvres avec effort. Ah, Tiemotschka ! Ils doivent plus de trente roubles à ma sœur ! Il faut y aller.

Tioma perçoit une inquiétude et une tristesse dans cette réflexion « il faut y aller » et il ressent lui-même cette inquiétude.

Il voit dans son imagination le professeur malade et cinq vieilles femmes que Tioma n’a jamais connues, mais qui sont pourtant là devant lui bien vivantes : voici la vieille bossue, ridée — c’est la tante ; voici l’aveugle avec ses longs cheveux blancs — c’est la mère.

— Kaiserovna, est-ce que la mère du professeur a la cataracte ?

— Mais non !

— Sont-ils pauvres ?

— Oui, Tiemotschka ! Dieu garde qu’il meure. Ils seraient plus pauvres que moi.

— Qu’est-ce qu’ils deviendront alors ?

— Que sais-je ?... La mère et la tante iront peut-être à l’hospice... le pasteur leur procurera une place. Mais la femme et les filles... elles n’auront pas d’autre ressource que de tendre la main...

— Tendre la main ? questionne Tioma dont les yeux se dilatent.

— Oui, demander l’aumône, Tiemotschka. Quand vous serez grand et que vous passerez en équipage, vous leur donnerez bien un kopek...

— Je leur donnerai un rouble.

— Pour tout ce que vous ferez, Dieu vous récompensera. Donner à un pauvre — c’est comme si l’on se trouvait en présence de Dieu... et le succès sera avec vous. Je vois bien qu’il faut que j’y aille, Tiemotschka.

Tioma se lève sans aucun empressement. Il aurait voulu se renseigner encore et sur le professeur et sur les femmes qui sont condamnées à demander l’aumône. Toutes ses pensées tournent autour de cette aumône qui lui semble maintenant la seule issue possible.

De retour à la maison, il s’asseoit fatigué auprès de sa mère et lui dit :

— Tu sais, maman, Boris Borisovitch est malade... La sœur de Kaiserovna travaille chez eux. Je lui ai dit qu’il était tombé malade. Tu sais, maman, s’il meurt, sa maman et sa tante iront à l’hospice, et sa femme et ses filles iront tendre la main.

— C’est Kaiserovna, qui te l’a dit ?

— Oui, Kaiserovna. Maman, puis-je prendre une pomme ?

— Oui.

Tioma prend une pomme, s’assoit près de la fenêtre et mord le fruit avec entrain, mais il est tout soucieux cependant.

— Veux-tu aller voir Boris Borisovitch ?

— Avec qui ?

— Avec moi.

Tioma, indécis, regarde par la fenêtre.

— Est-ce qu’il n’y a pas quelque honte dans cette visite ?

— Une honte ? qu’est-ce qu’il y a là d’inconvenant ?

— Eh bien, oui, allons-y, consent Tioma.

À la maison du professeur, Tioma se tenait confus sur sa chaise et regardait tantôt la vieille mère du professeur, une femme petite et maigre, serrée dans une robe noire, une visière verte sur les yeux ; tantôt sa fille, grande et mince, au teint blanc avec de petits yeux noirs qui se posaient amicalement et gentiment sur Tioma. Seule, la femme du professeur, personne de très forte corpulence, pâle et la mine hargneuse, déplut à Tioma.

On annonça Tioma chez le professeur et il entra dans la chambre. Tioma aperçut un lit simple caché par des rideaux d’indienne, une petite table couverte de médicaments et de jolies pantoufles brodées.

— Comment peut-il être pauvre, puisqu’il possède de si jolies pantoufles ? pensa Tioma.

Tioma s’approcha du lit et regarda timidement Boris Borisovitch. Il aperçut son humble et pâle figure et sa main fine et maigre qu’il tenait sur sa poitrine. Boris Borisovitch leva cette main et caressa silencieusement la tête de Tioma. Tioma ne savait pas depuis combien de temps il était là, près du lit. Quelqu’un le prit par la main et l’emmena. Il entra au salon et s’arrêta.

Sa mère parlait avec Tomiline. Tioma fut subitement frappé de voir la belle figure de son maître à côté de sa mère qui semblait rajeunie et parlait avec une grande animation. La mère accueillit son fils avec un charmant sourire.

Tioma croit se rappeler qu’ils s’étaient déjà trouvés réunis, autrefois, Tomiline, sa mère et lui.

— Bonjour Tioma, dit Tomiline, en l’attirant doucement vers lui ; et il continua à écouter Aglaïda Vassilievna.

— Je comprends fort bien, mais néanmoins je reste convaincue qu’il fallait prendre des dispositions toutes différentes. Tout est basé sur la forme, sur la discipline, sur la peur qu’éprouvent les grands de perdre leur dignité ; mais la dignité de l’enfant ne compte pour rien et nos pédagogues la piétinent à chaque pas. Voyez pourtant chez les anglais ! Un de leurs gamins de dix ans se considère déjà comme un gentleman. Je ne parle pas de vous. Vos leçons répondent entièrement à l’idée que j’ai de l’éducation. Et je ne puis m’empêcher de vous dire, M. Tomiline... la mère posa les yeux sur Tioma, s’arrêta un instant, échangea un regard avec Tomiline et continua en français... — de vous dire la raison de votre influence sur les enfants et le secret qui vous fait trouver le chemin de leurs cœurs : vous évitez de porter atteinte au sentiment de dignité de l’enfant ; il sait que son amour-propre vous est aussi cher que le vôtre.

— Si l’activité qu’on déploie est agréable par elle-même, l’appréciation que l’on porte sur elle l’est d’autant plus.

— Agréable, ce n’est pas assez dire, elle est indispensable d’après moi. Croyez-le, nous autres, les parents, nous ne serions pas réduits à un rôle d’inutiles si nous pouvions plus souvent partager nos impressions avec des maîtres. Par son organisation actuelle, votre lycée me rappelle un tribunal où siègent le président et le procureur chargés de juger un éternel accusé, mais où l’on ne trouve jamais le défenseur de ce petit accusé, qui a d’autant plus besoin d’un défenseur qu’il est tout petit...

Tomiline souriait sans rien dire.

— Ah, comme il est charmant, ton Tomiline ! disait en chemin la mère, encore sous l’influence de cette rencontre inattendue.

Tioma était heureux pour son maître et revivait l’enchantement de cette rencontre.

— Maman, pourquoi te faisait-on des remerciements chez Boris Borisovitch ?

— J’ai proposé de parler à tante Nadia pour employer une des filles comme surveillante et l’autre comme professeur de musique.

— À l’institut ?

— Oui, à l’institut. Ainsi tu vois qu’ils ne demanderont pas l’aumône, même si — que Dieu nous garde ! — Boris Borisovitch venait à mourir.

Tioma, après ces heures profondément vécues, n’avait guère envie de se mettre au travail pour préparer les leçons du lendemain.

Zina était attelée à sa besogne depuis longtemps, mais Tioma ne parvenait pas à trouver le cahier indispensable. Le frère et la sœur travaillaient toujours dans la petite chambre sous la surveillance de la mère, assise habituellement dans un fauteuil, un peu plus loin, un livre de lecture à la main.

Tioma, pour la vingtième fois, alla distraitement à l’étagère où, sur un rayon à part, dans un désordre absolu qui contrastait avec l’arrangement méthodique du rayon de sa sœur, traînait le monceau chaotique de ses livres et de ses cahiers.

Zina n’y tenait plus. Elle avait abandonné son travail et observait son frère en silence.

— Faut-il te faire voir ton allure ? demanda-t-elle et, sans attendre la réponse, elle se leva, tendit le cou, mit dans son regard une expression d’imbécillité, ouvrit la bouche, et, les bras pendants, les genoux fléchis, elle erra sans but d’un bout à l’autre de la chambre.

Tioma ne demandait pas mieux que de tuer le temps et regardait faire sa sœur avec plaisir.

Maman interrompit sa lecture et interpella sévèrement les enfants.

— Maman, répondit Zina, j’ai déjà écrit une demi-page.

— Mon cahier s’est perdu quelque part, dit Tioma, en s’excusant d’un ton boudeur et ennuyé.

— Il s’est perdu tout seul ? demanda sévèrement la mère en posant son livre.

— Je l’ai laissé là hier, répliqua Tioma en indiquant la place exacte où il croyait l’avoir mis.

— Serait-ce moi par hasard qui devrais chercher ton cahier ?

Tioma, mécontent, fronça les sourcils et poursuivit ses recherches avec plus de zèle. Enfin, sous la menace, il finit par retrouver le cahier.

— C’est moi-même qui l’ai jeté là, dit-il en souriant.

Le silence régna pendant un moment. Tioma, plongé dans le travail, traçait avec conviction des lettres ou plutôt des pattes de mouche.

Zina, après un coup d’œil sur son frère, prit une posture d’observation.

— Tioma, veux-tu que je te fasse voir comment tu écris ?

Tioma laissa avec empressement sa page d’écriture et regarda sa sœur, en se réjouissant d’avance.

Zina, les coudes écartés aussi loin que possible, se coucha presque sur la table, fit sortir sa langue, s’efforça de loucher et demeura immobile.

— Ce n’est pas vrai, dit Tioma peu convaincu.

— Maman, est-ce que Tioma est bien assis quand il écrit ?

— Horriblement.

— Est-ce ressemblant ?

— Encore pire, si c’est possible.

— Eh bien, qu’en dis-tu ? dit Zina triomphante, à son frère.

— Mais moi j’apprends les vers plus vite que toi.

— Ah non, par exemple !

— Veux-tu parier ? Je les lirai deux fois et je les saurai par cœur.

— Je ne le désire pas.

— Mais dans une heure, tu auras tout oublié, tandis que Zina le saura toujours. Il faut apprendre comme Zina.

— Eh bien ? dit joyeusement Zina.

— Oui, si j’apprenais tout comme tu apprends, il y a longtemps que je serais devenu idiot, répliqua Tioma avec satisfaction.

— Maman, entends-tu ce qu’il dit ?

— Pourquoi donc, s’il te plaît ? demanda la mère.

— Papa l’a dit.

— À qui l’a-t-il dit ?

— À l’oncle Vania. Si j’avais appris tout ce qu’ils lui font apprendre, lui a-t-il dit, je serais un imbécile comme toi.

— Et l’oncle Vania, qu’a-t-il répondu ?

— L’oncle Vania a dit en riant : tu n’es pas un imbécile puisque tu es général, moi je ne suis pas un général, mais je suis un imbécile... Non, ce n’est pas comme ça, il a dit : tu es général parce que tu as de l’esprit... Non, pas ça...

— Tu vois, ce n’est pas ça. Tu écoutes, tu ne comprends rien et tu en tires la conclusion qu’il te faut. Tu finiras par n’être qu’un ignorant.

Le silence est revenu.

— Mais moi, je joue mieux que toi du piano.

— C’est bon pour les femmes cette science, répondit Tioma avec dédain.

Zina désappointée se tut et reprit son travail.

— Et Kravtschenko, dit-elle tout à coup, en se rappelant son professeur de musique. Kravtschenko, est-ce une femme ?

— Oui, c’est une femme, affirma Tioma avec assurance, voilà pourquoi sa barbe ne pousse pas.

— Est-ce vrai, maman ? demanda Zina.

— Quelle sottise ! répondit maman. Tu ne vois donc pas qu’il se moque de toi ?

— Il a même une queue, une toute petite, comme ceci, dit Tioma en indiquant les dimensions de la queue.

— Maman !!

— Tioma, as-tu fini de dire des bêtises ?

Tioma se tait, mais continue le geste.

— Maman !

— Tioma, qu’est-ce que je viens de te dire ?

— Mais je ne dis rien.

Il fait voir avec la main les dimensions de la queue.

— Encore un mot et je vous mets tous les deux dans le coin, dit maman en évitant de regarder Tioma.

Sans crainte, Tioma continuait sa manœuvre. Zina réfléchit un instant et lui tira la langue. Tioma ne voulut pas demeurer en reste avec sa sœur et lui répondit par des grimaces. Zina fit de même et pendant un certain temps, ce fut un assaut où chacun s’efforçait de prouver sa supériorité. Tioma finit par remporter la victoire en faisant une telle grimace que Zina éclata de rire.

— Tioma, va t’asseoir à la petite table en tournant le dos à Zina et ne te permets pas de te lever ni de bouger avant que ta leçon soit prête. Honte à toi, paresseux gamin !

Le calme est rétabli. Tioma peut enfin terminer sa leçon. La dernière phrase latine l’embarrassait et, lorsqu’il dut la réciter à sa mère, il omit le passage difficile en indiquant que la leçon finissait juste à la préposition qu’il devait apprendre. En général la préparation du latin était assez faible : la mère savait moins en latin que son fils et n’en connaissait quelque chose que par Tioma lui-même, afin d’être à même de faire repasser les leçons à son fils dont elle redoutait la paresse. Mais cette méthode était plus préjudiciable qu’utile, parce que Tioma, par polissonnerie, trompait sa mère avant de tromper ses maîtres dont l’expérience exigeait de sa part une plus grande habileté.

Les leçons finies, Tioma consulta la pendule et songea avec délice à l’heure exempte de soucis qui restait encore avant d’aller se coucher.

Il passa dans l’antichambre sans lumière, vit Eremey qui chauffait le poêle avec de la paille, sauta par dessus le tas et s’assit à côté de lui, en regardant le feu comme Eremey. Tioma l’aida consciencieusement à bourrer le poêle avec les brassées de paille et attendait avec intérêt le moment où le feu emportait la nouvelle ration. Quand on introduisait la brassée fraîche il ne restait que quelques étincelles et un peu de cendre. On eût dit qu’elle ne pourrait jamais brûler : mais le feu gagnait sournoisement de côté et d’autre et tout d’un coup, la paille aspirée, dévorée par le feu, disparaissait dans un tourbillon de flammes. La clarté et la chaleur trop intenses faisaient mal. Et tous deux attendaient une flambée nouvelle.

— Eremey, as-tu reçu de la campagne une lettre de ton frère ?

— Oui, répondit Eremey.

— Qu’est-ce qu’il t’écrit ?

— Il dit, — que Dieu soit loué, — que la récolte était bonne. On a acheté un quatrième cheval.

Eremey devient éloquent et parle à Tioma de la terre, de la semence, de la ferme qu’il dirige avec son frère.

— Si Dieu veut, je demanderai un congé à votre père vers les fêtes, dit Eremey.

— Est-ce que tu n’assisteras pas à l’arbre de Noël ?

Eremey sourit avec indulgence et dit :

— C’est que, là-bas, j’ai mes parents, mes alliés et mes petits amis...

— Quel est celui d’entre eux que tu aimes le mieux ?

— J’aime tout le monde.

Et la douce pensée du revoir rappelle à Eremey des choses chères à son cœur : les têtes des filles couvertes de la coiffure traditionnelle, les lourdes bottes, les maisonnettes peintes à l’extérieur, l’eau-de-vie et ses mets préférés sur la table ; autour d’elle les bonnes figures réjouies de tous ces « vauriens » de Gritzko, d’Ostap, de Dounia et de Maroussia.

— Dis-moi, Eremey, as-tu l’idée de ce qu’on me donnera pour mon Noël ?

Eremey quitte ses rêves et considère attentivement le feu.

— Un fusil, peut-être.

— Un vrai ?

— Il faut croire, oui, un vrai, dit Eremey sans grande conviction.

— Oui, Tiemotschka, dit Tania qui s’approche et se met auprès de lui, grandissez vite et devenez un bel officier... un sabre au côté, une jolie moustache...

— Je ne serai pas officier, dit Tioma d’un air indifférent et le regard mélancolique.

— Pourquoi pas ? Les officiers sont heureux.

Eremey est du même avis.

— Vous serez général, comme votre père...

— Maman ne veut pas que je sois officier.

— Priez-la bien et elle cédera.

— Je ne le veux pas. Je serai un savant, comme Tomiline...

— Je ne les aime pas. J’ai vu un professeur si laid et si maigre... Un militaire, c’est mieux... de petites moustaches...

— Moi aussi j’aurai une moustache, dit Tioma, et il essaie de voir sa lèvre.

Tania le regarde et l’embrasse. Tioma s’écarte mécontent.

— Pourquoi m’embrasses-tu ?

— Pour que ta moustache pousse plus vite.

— Pourquoi plus vite ?

Tania regarde Eremey et sourit d’un petit air rusé. Tioma porte son regard sur Eremey qui sourit lui aussi énigmatiquement et fixe gaîment le feu.

— Pourquoi, Eremey ? réponds.

— Laissez donc, elle fait des plaisanteries, dit Eremey, qui se lève lentement car le chauffage est terminé.

Tioma se lève également et s’en va. Dans la salle à manger, Zina fait fondre au-dessus de la bougie un morceau de sucre qui tombe en gouttes jaunes et transparentes dans la cuillère qu’elle tient de l’autre main.

Natascha, Serioscha et Ania surveillent attentivement chaque goutte.

— Moi aussi, je vais le faire, dit Tioma, qui s’est élancé du côté du sucrier.

— Tioma, c’est pour Natascha, elle tousse, protesta Zina.

— Moi aussi je tousse, répond Tioma qui s’installe à table avec une cuillère et du sucre. Il s’asseoit vis-à-vis de Zina et fait la même opération qu’elle.

— Tioma, si tu me pousses, j’enlève la bougie. Elle est à moi.

— Je ne te pousserai pas, dit Tioma, absorbé par son travail et sa langue dehors, dans l’excès de son zèle.

Tioma ne recueille dans sa cuillère que des gouttes brûlées et noires de suie.

— Fi, quelle saleté, dit Zina.

La petite compagnie rit à cœur joie.

— Cela ne fait rien, réplique Tioma, il y en aura davantage.

Et il remplit sa bouche de ses noirs bonbons.

— Il est temps de dormir, dit maman.

Tioma, Zina et toute la compagnie vont au bureau de papa, lui baisent la main et lui souhaitent à tour de rôle :

— Bonne nuit, papa !

Le père s’arrache à son travail et, tout soucieux encore, fait un rapide signe de croix sur chaque enfant, l’un après l’autre.

Une fois dans sa chambre, Tioma dit sa prière devant l’image sainte.

Au dehors, devant la fenêtre, avec un bruit monotone, lentement, goutte à goutte, la pluie tombe du toit sur le dallage de pierre de la terrasse. « Le jour, le jour, le jour... » dit la chanson de la pluie. Tioma écoute, son esprit s’échappe au loin, il oublie sa prière et plonge dans les souvenirs de la journée : Eremey, Kaiserovna, la fille de Boris Borisovitch, Tomiline avec sa mère.

— Que cela serait bon d’avoir pour père Tomiline, pense tout à coup Tioma sans savoir pourquoi.

Cette pensée surgie on ne sait d’où est pénible pour Tioma. Tomiline lui devient tout à fait étranger et le visage sombre et soucieux de son père apparaît à sa place...

— J’aime beaucoup papa, constate agréablement Tioma, heureux de son sentiment d’affection filiale. Et maman aussi et Eremey et Boris Borisovitch et tous, tous...

— Artiemy Nicolaïévitch, couchez-vous, sinon vous ne pourrez pas vous lever demain...

Tioma est désagréablement interrompu dans ses pensées.

Oui, demain il faudra se lever encore pour aller au lycée, — demain et après-demain et toute une série de jours ennuyeux et tristes...

Tioma pousse un profond soupir.

 

VIII. IVANOFF.

Quelques jours plus tard, Boris Borisovitch mourut. Sa mère et sa tante entrèrent à l’asile, sa femme et la fille aînée, grâce à la recommandation d’Aglaïda Vassilievna furent acceptées à l’institut, la femme en qualité d’économe, la fille comme surveillante de classe. La cadette trouva un refuge chez Aglaïda Vassilievna même où elle remplaça la fraülein casée par les soins de sa maîtresse dans un asile d’enfants.

À Boris Borisovitch succéda un jeune et gros allemand aux joues rouges, Robert Ivanovitch Klan.

Les élèves comprirent au premier abord que Robert Ivanovitch n’était pas de la même étoffe que Boris Borisovitch.

Les jours se suivaient incolores dans leur apparente monotonie, mais leur puissance se révélait par la marque définitive qu’ils imprimaient dans leur ensemble.

Tioma, insensiblement, s’était lié d’amitié avec son nouveau voisin Ivanoff.

Au début, les yeux obliques d’Ivanoff avaient fait une pénible impression sur Tioma.

Le temps aidant, comme aussi une connaissance plus approfondie, ils exercèrent sur lui une attirance irrésistible. Tioma ne pouvait se rendre compte de ce qu’il y avait de captivant dans ces yeux : leur regard était-il plus profond, pouvait-on mieux lire en lui ? il ne savait, mais il fut tellement pris par son expression qu’il se mit à loucher lui-même, d’abord par plaisanterie et plus tard sans s’en apercevoir.

La mère ne put le détourner de cette habitude qu’avec beaucoup de difficulté.

— Qu’as-tu donc à enlaidir tes yeux ?

Mais Tioma, qui dans ces moments sentait sa ressemblance avec Ivanoff, était tout heureux de l’observation de sa mère.

Petit à petit, Ivanoff prit une grande influence sur Tioma.

Toujours tranquille et immobile, ne frayant avec personne, recevant ses zéros avec la même indifférence que les cinq, Ivanoff ne quittait presque jamais sa place.

— Aimes-tu l’« épouvantable » ? demanda-t-il un jour, tout bas, pendant une leçon ennuyeuse.

— Quelle sorte d’épouvantable ? dit Tioma en se tournant vers lui.

— Chut, plus bas... souffla Ivanoff devenu nerveux. Ne bouge pas, fais comme si tu ne parlais pas avec moi. L’épouvantable... les sorcières, les diables...

— Oh oui, j’aime bien ça.

— Dans quel genre ?

Tioma réfléchit un peu et répondit :

— Dans tous les genres.

— Alors je vais te raconter un fait qui s’est passé en Espagne. Mais ne te retourne pas... Reste comme si tu écoutais le maître. Voilà... Dans un château d’Espagne se trouvait un voyageur qui devait y passer la nuit.

Des frissons avant-coureurs du plaisir promis couraient dans le dos de Tioma.

— On le prévint qu’à minuit, il se passait toujours des choses terrifiantes dans le château. Juste à minuit toutes les portes s’ouvraient...

Les yeux de Tioma étaient également grands ouverts.

— Baisse tes yeux ! Qu’est-ce que tu as à regarder ainsi ?... On va le remarquer. Quand tu sentiras venir l’épouvante, regarde dans ton livre ! Oui, comme ceci... Juste à minuit, donc, les portes s’ouvraient, tous les flambeaux s’allumaient, et, dans la pièce la plus reculée, apparaissait un spectre de haute taille, vêtu de longs vêtements blancs... Regarde ton livre... sinon je cesse de parler...

Tioma écoutait comme ensorcelé.

Il aimait ces récits d’épouvante qu’il allait puiser dans les réserves d’Ivanoff. Il arrivait parfois qu’Ivanoff disait à Tioma, au moment de la récréation : « laisse la cour pour aujourd’hui, je vais te raconter une histoire » et Tioma restait, comme s’il eût été cloué sur sa place. Ivanoff commençait et dès le début Tioma était pris. Les genoux appuyés contre la table, il parlait, parlait, et le récit coulait avec une facilité qui tenait de l’enchantement. Tioma le regardait, regardait sa petite botte qui se balançait en l’air, considérait le cuir roussi et fendillé de cette botte, le col sale et couvert de pellicules de l’uniforme d’Ivanoff, plongeait dans ses yeux brillants et bons, écoutait et comprenait qu’il aimait Ivanoff, au point de souffrir de le voir si mal vêtu ; il n’avait pas d’autre désir que d’écouter toujours ses récits et il se sentait tout prêt, au premier signe, à tout faire, à tout sacrifier pour Ivanoff.

— Tu sais tant de choses, lui dit un jour Tioma. Comment peux-tu inventer tout cela ?

— Tu es drôle, répondit Ivanoff. Tu crois que je me laisse aller à ma fantaisie ? Je lis.

— Mais, est-ce qu’on imprime des choses pareilles ?

— Je te crois qu’on les imprime. Qu’est-ce que tu lis, toi ?

— Ce que je lis ?

— Tu ne sais pas ce que c’est que lire ? Mais prendre un livre, s’asseoir et lire ce qu’il y a d’écrit.

Tioma dévisageait Ivanoff avec étonnement. Il ne se faisait pas à l’idée qu’on pouvait lire pour son agrément, sans avoir besoin de préparer une leçon.

— Essaie donc... un jour je te porterai un livre des plus intéressants... Je te recommande seulement de ne pas le déchirer...

En seconde, Tioma lisait déjà Gogol, Mayne Reid, Wagner, et il aimait beaucoup la lecture. À son retour du lycée, vers le soir, il fuyait loin de la maison, se réfugiait dans la tonnelle ou grimpait au grenier, avec un morceau de pain, se plongeait dans un livre et revivait toutes les sensations des héros de l’ouvrage.

Il fit connaissance avec l’entourage d’Ivanoff et s’attacha un peu plus encore à son camarade quand il connut sa vie. Très bon et très doux envers ceux qui l’aimaient, Ivanoff était orphelin. Il vivait chez des parents très riches, des propriétaires, mais abandonné dans une chambrette retirée, du côté de la cuisine. Personne ne venait le voir, et lui-même ne tenait pas du tout à se montrer dans les pièces principales de l’habitation et demeurait presque toujours seul chez lui.

— Est-ce qu’il te plaît, maman ? insistait pour la centième fois Tioma auprès de sa mère, et la réponse affirmative qu’il recevait lui faisait le plus grand plaisir.

— Dis, maman, qu’est-ce que tu aimes le plus en lui ?

— Ses yeux.

— N’est-ce pas ? Tu sais, maman, sa mère est morte avant qu’il entrât au gymnase. J’ai vu son portrait. Ses parents étaient des cosaques. Elle était bien gentille. Il porte son portrait sur sa poitrine, dans un petit médaillon. Il me l’a fait voir, mais il m’a demandé de ne le dire à personne. Toi non plus, maman, ne le dis à personne. Ah, maman, si tu savais combien je l’aime !

— Plus que ta maman ?

Tioma baissait la tête d’un air confus et disait d’habitude :

— De la même façon.

— Tu es un petit sot, reprenait maman en souriant.

— Maman, il me demande de venir en été chez eux, à la campagne. Il y a là-bas un étang, nous irons à la pêche ; le jardin est immense. Près de sa fenêtre se trouve un grand divan en cuir et les cerises sont suspendues presque au-dessus. Son oncle possède des quantités de livres... Nous nous enfermerons tous les deux et nous lirons. Est-ce que tu me laisseras partir, maman ?

— Si tu passes en troisième, je te donnerai la permission.

— Oh, quel bonheur ce sera !... Je t’apporterai beaucoup de cerises, tu veux bien, dis ?

— C’est bien, c’est bien ! Il est temps de se mettre au travail.

— Oh, ça ne me dit pas grand’chose, répond Tioma, qui étire ses membres avec plaisir.

— Mais tu ne voudrais pas manquer les vacances à la campagne ?

— Oh, non ! répondit Tioma en riant.

Le matin, parfois, quand Tioma n’avait aucun désir de se lever, quand la perspective d’aller au lycée ne présentait pour lui aucun agrément, il se rappelait son ami et un sentiment de joie s’emparait de lui. Il sautait de son lit et s’habillait vivement. Il était tout heureux à la pensée de retrouver Ivanoff qui l’attendait et de saisir le joyeux regard de ses bons yeux noirs qui jaillirait dessous ses cheveux crépus. Un gai « bonjour » et ils seront assis tout près l’un de l’autre et ils se gausseront de Korneff, qui, en rongeant ses ongles, leur dira de son air moqueur :

— Voilà cent ans qu’on ne s’était pas revu... Embrassez-vous donc, parbleu !

 

Dans ces moments Tioma se considérait comme le plus heureux des hommes.

 

IX. LE DÉNONCIATEUR.

Mais rien n’est éternel dans ce monde sublunaire. L’amitié de Tioma et d’Ivanoff se brisa ; les rêves de séjour à la campagne ne se réalisèrent pas et, sans respecter même le souvenir de ces meilleurs jours de l’enfance de Tioma, la vie le marqua de sa cruelle empreinte, comme pour se venger du bonheur qu’elle avait pu lui donner.

Le professeur de français Bochard, qui avait conservé son air représentatif, se tenait dans sa chaire avec autant de bonhomie que de majesté, ainsi qu’il le faisait dans le passé quand il trônait sur le siège de son fiacre. De même qu’il faisait claquer auparavant son long fouet sur le dos de sa rossinante, il frappait de temps en temps sur la table de sa large main bouffie et criait par habitude de sa forte voix :

— Voyons, voyons donc !

Un jour, la leçon de Bochard se poursuivait comme à l’ordinaire, un des élèves traduisait, le reste de la classe était plongé dans un état de vague somnolence.

Des yeux apparurent à la petite lucarne ronde percée dans la porte de la classe.

Wachnoff, machinalement, fit le geste de la nique, l’admira pour lui-même et l’offrit à l’admiration de celui qui regardait par l’ouverture.

Malgré toute sa bonté, Ivan Ivanovitch, car c’était lui qui faisait sa tournée d’inspection, perdit patience ; il ouvrit la porte et invita Wachnoff à l’accompagner chez le directeur.

Wachnoff fut pris de peur et jura ses grands dieux que ce n’était pas lui. Pour appuyer ses paroles, il invoqua le témoignage de Bochard qui avait dû voir qu’il ne bougeait pas.

Bochard qui avait tout vu et qui regardait avec la curiosité d’un naturaliste la petite bête de race inférieure dénommée Wachnoff, dit avec la satisfaction d’un observateur averti :

— Allez, allez, stupide animal !

Wachnoff dut s’incliner et suivre Ivan Ivanovitch dans le corridor. La porte se referma et ils demeurèrent seuls. Alors Wachnoff, sans plus de façon, se jeta tout bonnement à genoux et implora :

— Ivan Ivanovitch, ne me perdez pas ! Si vous me dénoncez, le directeur me mettra à la porte et mon père me tuera. Parole d’honneur, je dis la vérité. Vous connaissez mon père.

Ivan Ivanovitch connaissait très bien le père de Wachnoff, qui était une véritable bête féroce pour la dureté et la cruauté de son caractère. Il s’était acquis une célébrité dans toute la ville par ses qualités, bien que la société fût unanime à reconnaître son honnêteté idéale et son courage sans bornes.

— Voulez-vous bien vite vous lever ! dit Ivan Ivanovitch tout confus et il se baissa aussitôt pour l’aider.

Désireux de fortifier l’impression produite, Wachnoff, en se remettant debout, baisa la main du surveillant. Ivan Ivanovitch perdit définitivement la tête et il s’éloigna vivement de Wachnoff en crachant de dégoût. Wachnoff demeura encore un moment dans le corridor, puis il rentra en classe.

Le destin voulut que l’histoire arrivât tout de même aux oreilles du directeur et le conseil pédagogique condamna Wachnoff à une retenue de deux heures pendant deux semaines.

Après avoir acquis la conviction qu’il n’avait pas été trahi par Ivan Ivanovitch, Wachnoff conclut que Bochard seul pouvait être l’auteur de la dénonciation. C’était du reste l’opinion générale de toute la classe. Et chacun condamnait plus ou moins l’attitude de Bochard.

Wachnoff, « l’idiot », put jouir pour un instant sinon de l’estime, tout au moins de la compassion de ses camarades. Cette compassion réveilla en lui le sentiment de l’amour-propre qui était depuis si longtemps piétiné par son père d’abord et par le lycée ensuite. C’était un doux sentiment de satisfaction morale que de se sentir l’objet de la sympathie de ceux qui l’entouraient. Mais quelque chose lui disait que cette sympathie ne durerait guère et que pour prix de sa durée on exigerait de lui, Wachnoff, quelque action capable de faire oublier le passé.

La pauvre tête de Wachnoff, peut-être pour la première fois dans sa vie, était pleine de pensées qui n’avaient rien de commun avec ses pensées habituelles uniquement dictées par tout son être de robuste garçon de quinze ans dont l’esprit confinait à la brute. Il s’évertua donc à trouver la tâche qu’il croyait devoir s’imposer et son cerveau trancha la question avec sa grossièreté coutumière.

Un moment avant l’arrivée de Bochard, Wachnoff ne put s’empêcher de confier à Ivanoff et à Tioma (en seconde, ils étaient demeurés tous les trois ensemble au dernier banc, sous l’influence d’Ivanoff) qu’il avait planté une aiguille dans la chaise où Bochard allait s’asseoir.

Comme les visages de Tioma et d’Ivanoff exprimaient l’horreur plus que l’approbation, Wachnoff dit à toute aventure :

— Essayez seulement de me dénoncer !

— Nous ne te dénoncerons pas, répliqua Ivanoff avec dignité, non pas que nous craignions tes menaces, mais parce que la loi de camaraderie nous y oblige. Quelle ignoble vilenie tout de même...

Tioma approuvait du regard les paroles d’Ivanoff qui correspondaient à ses pensées.

Mais ce n’était plus le temps de discuter. Bochard faisait son entrée, majestueux et calme. Il alla à son bureau, tourna le dos à sa chaise, déposa ses livres devant lui, jeta autour de la classe le regard d’un aigle endormi, écarta les basques de son habit et s’assit lourdement sur sa chaise.

Tout aussitôt il se releva en poussant un grand cri, se courba et tâta la chaise avec sa main. Il trouva l’aiguille, l’arracha difficilement du siège et quitta précipitamment la classe.[4]

Peu après, le directeur, très pâle, pénétra dans la classe en coup de vent. Ses yeux semblaient s’être enfoncés et ses prunelles jetaient des flammes. Il courut tout droit au dernier banc.

— Ce n’est pas moi, cria Tioma serré contre son banc, en proie à une véritable crise d’épouvante.

— Qui est-ce donc ? railla le directeur en lui tordant la main.

— Je ne le sais pas, répondit Tioma en poussant un cri perçant.

En un tournemain le directeur l’arracha de son banc et l’entraîna avec lui.

Tioma franchit le corridor dans une course éperdue. À demi-mort, il voyait vaguement défiler des portemanteaux, des capotes, un caoutchouc sale qui traînait au milieu du corridor. Il revint à lui dans le cabinet du directeur en entendant le claquement sinistre de la serrure au moment où la porte se refermait sur eux.

Une épouvante mortelle le secoua quand il vit le directeur donner un tour de clef à la porte et s’avancer vers lui à pas feutrés, presque en glissant.

— Qu’est-ce que vous voulez faire de moi ? hurla Tioma au comble de la rage.

Au même instant le directeur empoigna son épaule et d’une voix basse et sifflante qui mit en feu le visage de Tioma, il lui souffla dans la figure :

— Je ne vous ferai rien, mais pas de plaisanterie avec moi : qui est-ce ?

Tioma, les yeux mourants, figé sur place, fixait avec terreur les narines dilatées du directeur.

Ses yeux noirs et brûlants étaient rivés sur les yeux grands ouverts de Tioma. L’enfant sentait qu’en dehors de sa volonté quelque chose dilatait ses yeux, entrait en lui et pénétrait avec une force irrésistible dans des profondeurs insoupçonnées et douloureusement meurtries de son être, profondeurs que Tioma découvrait pour la première fois au froid contact de cette volonté étrangère.

Abasourdi, anéanti, Tioma croyait tomber dans un abîme inconnu...

Et alors, tel un triste écho de l’orage déchaîné, les oreilles de Tioma perçurent, alternant avec un hurlement sauvage, ses propres paroles, puis des supplications, des prières ardentes, encore des supplications et enfin... des mots épouvantables échappés de ses lèvres mourantes sans qu’il sût comment... Oh, des paroles autrement terrifiantes que le cimetière et la toque noire d’Eremey, plus horribles que le fouet de son père, que le directeur lui-même et que tout ce qui existait d’atroce dans la vie. Qu’était-ce que l’horreur du puits ? Là, en ouvrant la bouche, il ne sentait plus l’odeur qui l’asphyxiait...

Mais le poison qui était entré dans son âme s’emparait irrésistiblement de sa vie.

— Non, non, je ne veux pas, cria-t-il dans un sanglot de folie, en se jetant sur le directeur qui lui avait arraché l’aveu.

— Taisez-vous, trancha le directeur satisfait avec un froid et tranquille mépris ; et il poussa Tioma dans une pièce voisine dont il verrouilla la porte.

Tioma resta seul, regarda autour de lui d’un air hébété et essaya de retrouver le fil perdu des événements. Il se dit que le directeur était allé chercher Ivanoff et cette pensée plongea son cœur dans une douleur poignante.

— Hi-i-i !... Tioma enfonça ses ongles dans ses joues et se mit à tourner autour de la pièce. Il se cogna contre quelque chose, s’arrêta et demeura éperdu avec une sensation de vide qui supprimait tout autre sentiment.

Le directeur était revenu dans le cabinet contigu. Le cri sauvage de tout à l’heure retentissait à nouveau.

Tioma, un peu plus maître de lui, s’efforçait anxieusement de saisir la réponse d’Ivanoff.

— Je ne le peux pas... Cette réponse formulée sur le ton d’une douce supplique résonne dans le cœur de Tioma et le met à la torture.

De nouveau le directeur donnait libre cours à sa fureur et de nouveau le cabinet s’emplissait de ses menaces.

— Je ne peux pas, je ne peux pas, disait la voix tremblante d’Ivanoff qui semblait descendre d’une immense hauteur avant de parvenir jusqu’à Tioma. Vous ferez de moi ce que vous voudrez, je porterai s’il le faut le poids de la faute, mais je ne dénoncerai personne...

Le silence de la tombe régnait dans la salle.

— Vous êtes exclu du lycée, signifia enfin le directeur, qui avait retrouvé son calme et sa froideur. Vous pouvez retourner chez vous. On ne peut tolérer la présence de gens qui professent de pareilles idées...

— Que voulez-vous ! répliqua Ivanoff, au comble de l’irritation, vous pouvez me chasser, mais vous ne parviendrez pas à me faire commettre une ignominie.

— Partez !

Tioma était comme privé de sentiment. Tout était comme mort en lui.

Une demi-heure après, le conseil pédagogique avait prononcé sa sentence. Wachnoff était exclu. Les parents d’Ivanoff seraient invités à le retirer librement du lycée. Kartascheff devait rester pendant huit jours en retenue de deux heures après les leçons.

Tioma reçut l’ordre d’aller en classe. Il y revint abruti, anéanti, humilié, écœuré de lui-même, du directeur et de la vie, avec le seul désir d’en finir avec l’existence et de ne plus rien sentir.

Mais la vie ne cesse pas parce que le désir nous en vient ; il faut continuer l’épreuve jusqu’au bout et Tioma sentit cruellement quand il osa enfin lever les yeux sur ses camarades, qu’il n’y avait plus d’Ivanoff, ni de Wachnoff et qu’il ne restait que lui, le mouchard et le dénonciateur, cloué à sa place de honte... Une douleur sans nom l’étreignit à la pensée de ce temps de lumière, perdu pour toujours, où il était pur et sans tache ; il songea à sa vie désormais sans utilité et des sanglots étranglèrent sa gorge.

Mais il retint ces sanglots et c’est à peine si un faible cri plaintif dépassa ses lèvres, un cri qui se mourait avant d’être formé. Le souvenir oublié de Joutschka gémissant au fonds du puits traversa son cerveau.

Tioma jeta craintivement autour de lui un regard furtif... mais personne ne tournait la tête de son côté.

 

* * *

 

Tioma raconta l’aventure à la maison, mais il se garda bien de révéler qu’il avait dénoncé son camarade. Son père lui dit :

— Tu ne pouvais pas agir autrement... Et on ne pouvait pas laisser passer la chose sans punition : il y a longtemps qu’on aurait dû chasser Wachnoff. Ivanoff a dû sûrement commettre quelque acte répréhensible et toi, considéré comme le moins coupable, tu t’en es tiré avec une punition de huit jours. Eh bien, tu la feras !

Le cœur de Tioma se brisait de tristesse. Son humiliation augmentait et il n’osait pas lever les yeux sur son père ni sur sa mère.

Aglaïda Wassilievna ne dit rien et passa dans son appartement.

Tioma, sans toucher au dîner, errait d’une pièce à l’autre, cherchait les endroits où il n’y avait personne, puis, immobile devant la fenêtre, sans pensée, il regarda devant lui.

Quand le crépuscule tomba, sa détresse se fit plus grande et, sans qu’il s’en rendît compte, une force cachée le poussa vers sa mère. Il l’aperçut près de sa fenêtre et, sans mot dire, il s’approcha d’elle.

— Tioma, raconte-moi comment tout s’est passé... demanda sa mère avec douceur, avec tendresse, mais avec une autorité sans réplique.

Tioma tressaillit et comprit que sa mère avait tout deviné.

— Raconte-moi tout.

Cette voix caressante, qui pardonnait d’avance, déchaîna en lui l’irrésistible désir de ne rien cacher à sa mère.

Pendant qu’il confessait toute la vérité, Tioma baissait la tête avec humiliation.

— Mon pauvre petit ! dit la mère, qui partageait l’humiliation et l’amertume de son fils.

Tioma accoudé sur le dossier de son fauteuil pleurait doucement.

La mère, sans parler, essuyait les larmes qui coulaient de ses pauvres yeux.

Après s’être recueillie et avoir donné à son fils le temps de se calmer, elle dit :

— Il faut se résigner ! Quand nous voyons nos fautes et que nous essayons de les corriger, ces fautes se transforment en une source d’expiation. Rien ne vient tout seul. Tout s’acquiert dans la vie par une lutte opiniâtre. Dans cette lutte tu as déjà découvert aujourd’hui un côté faible de ton caractère... Quand tu diras ta prière, tu demanderas à Dieu qu’il te donne la fermeté et la volonté dans les épreuves et dans le danger.

— Ah, maman, quand je pense à Ivanoff, je voudrais mourir, mourir tout de suite.

La mère caressait la tête de son fils.

— Et si tu allais chez lui ? demanda-t-elle tendrement.

Tioma ne répondit pas immédiatement.

— Non, maman, déclara-t-il au bout de quelques instants, avec un tremblement dans la voix, je ne le peux pas. La certitude de ne plus le revoir me fait une bien grande peine... je l’aime tant. Mais à la pensée d’aller le retrouver, je sens que je ne peux plus l’aimer.

Et Tioma se remit à pleurer.

— Alors, n’y va pas, cela vaudra mieux... Quand tu le rencontreras dans la vie et que tu seras un homme honnête et bon, tu lui diras que c’est à lui que tu le dois parce que tu n’as cessé de penser à lui et que tu as voulu suivre son exemple. N’est-ce pas, mon petit ?

Tioma soupira sans répondre et s’enfonça dans ses réflexions. Sa mère garda également le silence et continua à caresser son fils, qui n’avait pas su résister dans sa première lutte.

Ce soir-là, Tioma, dans son lit, leva la tête avec précaution et dès qu’il eut acquis la conviction que tout le monde était endormi, il s’agenouilla sans bruit et, dans le feu de l’extase, brûlant de cette foi d’autant plus vive qu’elle descend plus rarement dans le cœur des enfants, il demanda ardemment à Dieu de lui donner la force de ne jamais avoir peur de rien.

Et tout à coup, pendant sa prière, Tioma se rappela Ivanoff, ses bons yeux qui le regardaient avec tant de douceur et de confiance ; il se rappela qu’il ne le verrait plus... et, criant de douleur, il enfonça ses dents dans l’oreiller, tandis qu’il s’engourdissait peu à peu sous l’influence d’une nostalgie désespérée...

 

X. VERS L’AMÉRIQUE

Au lycée, la vie de Tioma se poursuivait mélancolique, froide et ennuyeuse. Il ne pouvait plus souffrir la classe — souvenir vivant de ces semaines qui avaient vu son bonheur passé et sa chute. Il avait trouvé pourtant parmi ses camarades un appui tout à fait inattendu. Après quelques jours de solitude mortelle, Kositzky vint s’étendre tout de son long sur le banc de Tioma, le menton appuyé sur sa main et lui demanda en le regardant dans les yeux avec affabilité et compassion :

— Comment c’est-il arrivé que tu as trahi ? Tu as eu la frousse ?

— Le diable seul le sait, comment cela s’est fait, dit Tioma les yeux pleins de larmes. Il a crié, frappé des pieds... je ne le sais même pas.

— Oui, tu ne devais pas être à la noce... Maintenant tu sauras comment il faut s’y prendre...

— Qu’il essaye maintenant ! éclata Tioma dont les yeux brillaient : je lui claquerai le museau à cet infâme personnage.

— Vraiment ?... Oui, c’est une cochonnerie évidemment... C’est malheureux à cause d’Ivanoff.

— À qui le dis-tu ? Pour Ivanoff j’aurais donné la moitié de ma vie.

— Évidemment... l’eau elle-même n’était pas capable de vous séparer. Et cette crapule de Iakovleff est dans la joie.

Chaque jour Kositzky retournait s’asseoir à côté de Tioma et entamait volontiers de longues conversations.

— Écoute, proposa un jour Kositzky, veux-tu que je vienne à côté de toi ?

Tioma s’épanouit de bonheur.

— Aussi vrai que Dieu le voit... j’ai une fameuse fripouille auprès de moi...

Daniloff aussi tournait de plus en plus ses yeux vers Tioma. Daniloff, en prenant les précautions nécessaires pour ne pas être vu, examinait depuis longtemps la figure pâle et torturée du « dénonciateur » et se représentait les cruels tourments que devait vivre Tioma. Un sentiment de réserve discrète ne lui permettait pas d’exprimer ouvertement sa compassion à Tioma : il se contentait donc de lui serrer la main avec plus de force, le matin, quand ils se retrouvaient et ce faisant il demeurait tout rouge. Tioma, touché de la sympathie de Daniloff, le regardait à la dérobée et détournait vite les yeux quand Daniloff surprenait son regard.

— Où vas-tu ? demanda un jour Daniloff à Kositzky, qui traversait joyeusement la classe avec un stock de livres et de cahiers.

— J’ai décidé de déménager, voilà !

Daniloff goûta fort cette idée ; pendant toute la leçon, il rumina son projet et, au moment de la récréation, il s’avança d’un pas décisif vers Tioma. Le dos à demi tourné, selon son habitude, il lui demanda en rougissant :

— Tu veux bien que je prenne place à côté de toi, dis ?

— J’en serai bien heureux, répondit Tioma et à son tour il devint tout rouge.

— Tout est pour le mieux, alors.

— Toi aussi, Daniloff ? cria joyeusement Kositzky, qui s’était absenté un moment. Et il chanta à pleins poumons :

— « Elle va grand train la troïka ! »

Un des deux voisins précédents de Kositzky, Iakovleff chuchota à l’oreille de Philipoff :

— Kartascheff ne manquera pas de monter le coup contre eux, comme pour l’autre.

Et tous les deux pouffèrent de rire.

 — Ma fripouille rigole, observa Kositzky. Faiseurs de potins... Que le diable les emporte ! Attendez, on va s’asseoir comme ceci : toi, Daniloff, qui est le plus sérieux de nous, tu seras l’armature, au milieu, entre les deux polissons que nous sommes. Toi, Kartascheff, mets-toi du côté du mur, et moi, comme je ne peux pas rester longtemps sans bouger de place, je m’installerai plus près du passage.

Quand tous les aménagements furent pris, il constata avec satisfaction :

— En voilà une vraie triplice ! Ça ne fait rien, on va vivre heureux !

— Aimes-tu la mer ? demanda un jour Daniloff à Tioma.

— Oh oui, répondit Tioma.

— Et les promenades dans un petit bateau ?

— Je les aime bien, mais je n’en ai jamais fait encore.

Daniloff avait peine à comprendre qu’il fût possible d’habiter un port de mer et de ne jamais se promener en bateau. Il y avait longtemps qu’il savait manier une rame et tenir le gouvernail. Aussi loin qu’il pût remonter dans ses souvenirs, il se rappelait toujours la mer sans bornes, leur maison construite sur le rivage même, où il respirait la fraîche odeur de la mer mêlée à celle du chanvre, des cordages goudronnés et de la fumée de charbon, qui s’exhalait du port. Depuis qu’il était né, le murmure de la mer caressait toujours ses oreilles, tantôt doux et paisible comme un chuchotement, tantôt orageux et passionné comme un gémissement ou tel encore le hurlement d’une bête fauve. Il aimait cette mer, il s’était identifié avec elle ; et ce sentiment se développa encore plus sous l’influence des jeunes marins qui fréquentaient chez son père, capitaine de port.

Endormi, il rêvait de la mer. Il l’admirait le soir, assis à la fenêtre, quand la lune déversait sa clarté merveilleuse sur l’infini des eaux qui brillaient de mille reflets, étincelaient et se perdaient dans l’horizon lointain ; il voyait surgir d’une façon inattendue un petit bateau qui entrait dans ce sillon de lumière et le coupait de la cadence de ses rames d’où retombait en pluie d’argent l’eau chargée de lueurs phosphorescentes.

Dans ces moments-là il aimait la mer avec la tendresse qu’on éprouve pour de gentils petits enfants. Mais une autre vision l’attirait encore plus fortement vers la mer et faisait franchir à son âme tous les degrés de l’enchantement et de la passion. L’orage l’enthousiasmait. Il vibrait d’une émotion inconnue qui le faisait brûler du désir de mesurer ses forces avec cette mer sauvage, quand elle couvrait le rivage de ses lames et qu’elle les rejetait au loin, tel un titan en fureur. Alors Daniloff ne ressemblait plus au doux Daniloff de chaque jour. Alors, comme hypnotisé, il se tenait des heures entières sur le rivage et observait la colère de la mer. Avec une jalousie étrange, il contemplait les vagues, ses ennemies, qui s’élançaient furieusement et venaient se briser à ses pieds mêmes.

— Ah ! tu n’es pas contente ? murmuraient avec une moue de satisfaction ses lèvres pâlies et ses yeux s’enfonçaient dans une nouvelle lame qui, semblable à un être humain, agitait ses bras en courant et retombait lourdement sur les roches aiguës.

— Ohé ! criait-il et son exclamation retentissait dans son cœur avec un accent de victoire.

Un jour Daniloff dit à Tioma et à Kositzky :

— Voulez-vous faire demain une promenade en bateau ?

Tioma, au comble du bonheur, répondit vivement :

— Je veux bien !

Kositzky consentit à son tour.

— En ce cas voici le programme : on partira du lycée même. Nous dînerons chez moi et puis « en promenade ! »

Restait la question de savoir ce qu’on en penserait à la maison. Mais Tioma obtint de sa famille la permission rêvée.

Les promenades en mer devinrent le passe-temps préféré des jeunes amis en troisième. L’hiver, quand la mer était prise par les glaces et qu’on ne pouvait plus aller en bateau, les fidèles amis suivaient le rivage, regardaient la plaine glacée qui se déroulait devant eux jusqu’à la bande noirâtre de l’eau, où la mer se confondait avec les nuages bas et couleur de plomb, claquaient des dents, devenaient tout bleus sous leurs capotes d’uniforme, cachaient dans des manches trop courtes leurs mains rouges et ne parlaient pas d’autre chose que de la mer. C’était surtout Daniloff qui faisait les frais de la conversation. Tioma, la bouche ouverte, écoutait. Kositzky écoutait, discutait et s’amusait à ces petites joutes oratoires.

— Eh bien, moi, je connais un exemple, commençait d’habitude Kositzky : un vapeur sombra...

— Avec une quille ?

— Avec une quille, naturellement.

— Allons, ne mens pas ! coupa Daniloff. Un vapeur de cette espèce ne peut pas sombrer ainsi.

— À d’autres ! Et puis zut ! Il le peut parfaitement.

— Tu comprends bien que c’est impossible. Il n’y a jamais eu qu’un exemple...

— Ah, il y a eu un exemple ? Tu vois bien que c’est possible alors ?

— Écoute donc ! Ce vapeur...

Mais Kositzky n’écoutait plus ; il avait aperçu un chien et se mit à le poursuivre afin de convaincre à tout prix ses amis que le chien n’oserait jamais le mordre. Ces expériences finissaient presque toujours de la même façon : le chien passait de la défensive à l’offensive et arrachait impétueusement quelque morceau du pantalon ou de la capote de Kositzky ; aussi ne portait-il jamais un habit qui ne fût raccommodé. Mais il n’en avait pas d’autre souci et s’arrangeait toujours pour fournir une explication plausible. Il prétendait généralement qu’il avait provoqué le chien, sinon l’animal n’aurait jamais osé le mordre.

— Je l’ai provoqué exprès, disait Kositzky avec bonhomie.

— Mais oui, tout à fait exprès, reprenait Tioma en riant.

— Petite tête de crétin ! répliquait à son tour Kositzky, en enfonçant la casquette de Tioma jusqu’aux yeux.

S’il ne restait pas d’autre sujet de distraction, Kositzky ne dédaignait pas de faire la roue le long du quai et méritait par cela même que Daniloff le traitât de « gosse ». Daniloff était, en général, le véritable aîné de la compagnie, non pas à cause de son âge, mais par suite d’un sérieux spécial qui lui avait été communiqué par sa passion de la mer ; toutes ses pensées étaient pour elle ; il ne parlait que d’elle et ne comptait qu’avec la mer. Son seul chagrin, qui allait chez lui jusqu’à la torture, c’était de ne pouvoir consacrer à sa passion tout son temps et d’être contraint d’en dépenser une partie pour dormir, manger et aller au lycée. Tioma et Kositzky étaient en parfaite communion d’idées avec lui pour ce qui concernait le lycée.

— Il existe des gens doués d’une volonté de fer, qui ont su se frayer leur route et sans avoir passé par le lycée, disait Daniloff.

Tioma se contentait de soupirer.

— Oui, parfaitement, ils existent... Robinson, par exemple... et tous ces mousses qui, dès l’enfance, se sont trouvés sur un bateau, qui ont frôlé le feu et l’eau et qui sont devenus de roc, méprisant toutes les mésaventures. Par le Dieu Puissant ! Où ne sont-ils pas allés ! Qu’est-ce qu’ils n’ont pas vu ! Et le désert et les lions, et les tigres et même les indiens d’Amérique !

— Et dire qu’ils sont des hommes comme nous... observait Daniloff.

— Parfaitement. Comme nous-mêmes.

— Ayant un père, une mère, une sœur... comme nous ; il est sûr qu’ils ont dû avoir peur au commencement, mais ils se sont montrés les plus forts, ils n’ont pas voulu suivre le chemin banal et vulgaire de tout le monde... Eh bien, est-ce qu’ils l’ont regretté ? Jamais. Ils grandissaient sans ces idiots de zéros et sans examens, ils se mariaient avec qui ils voulaient, ils vivaient de longues années et tout le monde était envieux de leur sort.

Ainsi mûrissait peu à peu le projet de tenter la fortune au premier jour de printemps et de fuir en Amérique avec le premier bateau en partance. L’honneur de cette trouvaille revenait à Kositzky, qui l’avait oubliée un moment après. Daniloff réfléchit longuement et proposa de mettre le plan à exécution. Tioma donna son consentement, sans réfléchir : d’ailleurs le printemps était encore loin. Kositzky acquiesça parce qu’au fond tout lui était égal. L’Amérique ? Et pourquoi pas ? Daniloff arrêta un plan minutieux, sans négliger le moindre détail. Avant tout il était impossible de partir sans argent. Un mousse arrive bien à toucher quelque rétribution, mais que de chemin à parcourir auparavant ! Voilà pourquoi il fallait profiter de chaque occasion pour économiser un peu d’argent. Toutes les ressources devaient aller à la caisse. D’abord l’argent qu’on recevait pour le déjeuner ; l’argent des jours de fête, en seconde ligne ; l’argent remis dans certaines occasions (par exemple pour prendre une voiture), les cadeaux des oncles, etc., en troisième lieu. Daniloff prenait consciencieusement l’argent de ses amis au moment de leur arrivée en classe, parce que l’expérience démontrait que pendant la récréation l’argent de Tioma et de Kositzky s’évaporait. Il en résultait une faim de loup pendant toute la durée des classes, c’est-à-dire de huit heures du matin à trois heures de l’après-midi. Daniloff tenait bon, mais Kositzky, sans plus d’embarras, puisait chez les autres et Tioma, après quelques jours de patience, finit par agir comme lui. Il demandait des « petits morceaux » aux camarades ou bien fouillait dans les casiers et parvenait toujours à recueillir quelques miettes.

Il y avait évidemment un moyen bien simple de se débarrasser de ces tortures quotidiennes, c’était d’apporter de la maison un morceau de pain de réserve. Mais, par malheur, le matin, après le thé, quand on s’en allait au lycée, on avait l’estomac satisfait et, chaque jour, on commettait la même faute dans la croyance qu’on ne souffrirait pas de la faim.

— À quoi ressembles-tu ! Des yeux cernés, des joues creuses, tu es maigre comme un squelette, disait maman.

Le pire était que Tioma essayait toujours de résister autant que possible jusqu’à la dernière récréation et attendait que la faim le torturât à crier pour aller au fourrage. Par ce procédé, il brisait son appétit et quand il arrivait à la maison, il n’avait plus le cœur de manger et se contentait du pain et de la soupe.

Au cours de ses réflexions, Daniloff reconnut qu’il était impossible de prendre des places sur le bateau dans le port même, d’abord parce qu’on courait le risque d’être découverts et arrêtés, ensuite parce qu’il fallait avoir des passeports pour l’étranger. Voilà pourquoi il préconisa une solution qui lui parut des plus heureuses : on s’en irait dans un petit bateau pour attendre au large l’arrivée du vapeur ; on y monterait, on expliquerait tout et l’on partirait à son bord. La question de l’avenir semblait d’autant plus simple que leur proposition de travailler pour rien ne pouvait qu’être favorablement accueillie. Mais le problème du petit bateau présentait plus de difficulté. Pour le renvoyer, il fallait amener quelqu’un avec soi. Or ce complice serait déclaré responsable à son retour. D’autre part, si l’on abandonnait purement et simplement le bateau, propriété du gouvernement, ce serait son père dont la responsabilité serait engagée. Tout ceci amena Daniloff à cette conclusion qu’il fallait se mettre à construire un bateau à soi. Le père de Daniloff ne fit aucune objection contre cette idée ; il leur donna le bois ainsi que les ouvriers nécessaires pour diriger la compagnie et les travaux commencèrent. Le choix du type de bateau donna lieu à des discussions longues et détaillées. On décida de construire un bateau avec quille et de donner la préférence à la vitesse et non aux dimensions.

— Tout le secret est dans la résistance. Plus il sera étroit...

— Parfaitement, interrompit l’impatient Kositzky.

— Tu comprends, n’est-ce pas ? demanda Daniloff à Tioma.

— Je comprends, répondit Tioma, qui comprenait surtout parce que la chose paraissait compréhensible à Daniloff et à Kositzky.

— À quoi bon se creuser davantage l’imagination ? Tu le veux plus étroit ? Va pour un plus étroit.

— Il me semble même que ce modèle, le plus étroit de tous, est encore trop large.

— Parfaitement ! soutenait énergiquement Kositzky. À quoi bon un ventre pareil ?

— C’est mon père qui insiste, expliqua Daniloff, indécis.

— Comment n’insisterait-il pas ? Dieu merci, il a du ventre, mais nous autres ? À quoi bon le faire si large ?

— Pour ne pas l’agacer, nous le ferons à notre goût, sans lui rien dire.

— Fripouille ! Tu veux mentir dans ce cas.

— Non pas mentir, mais me taire. S’il me le demande, je le lui dirai.

Tout l’hiver le travail se poursuivit régulièrement. En premier lieu, la quille, puis les membrures, la coque ensuite et, pour terminer, la peinture, blanc avec filet bleu autour.

À vrai dire, la construction du bateau allait beaucoup plus vite que la somme de travail fournie dans ce but ne pouvait le faire espérer. Le secret consistait en ce que des mains invisibles y prenaient part. Mais les trois amis ne le criaient pas sur les toits et quand le bateau fut prêt, ils annoncèrent fièrement aux camarades :

— Nous avons fini.

Néanmoins Kositzky ne put se retenir et en clignant des yeux vers Tioma, il dit :

— Nous ?

— Parfaitement ! Nous, répondit Tioma. Les matelots nous aidaient, mais c’est « nous » tout de même.

— Ils nous ont aidés ? Espèce de mufle !

Et Kositzky se mit à rire en disant :

— Du diable si c’est « nous » ! Daniloff travaillait réellement. Quant à moi et à cette petite crapule, c’est plutôt avec les yeux que nous avons travaillé. C’est comme Dieu m’entend ! conclut-il d’un ton bon enfant. Ce n’est pas la peine de mentir.

— Quant à moi, je compte mon travail pour quelque chose.

— Continue à le compter, parbleu !

— Mais à quoi bon un bateau ? demanda Korneff, rongeant ses ongles comme d’habitude.

— Un bateau ? répliqua Kositzky. Pourquoi avons-nous besoin d’un bateau ? dit-il en s’adressant à Tioma.

Tioma était tout agité.

— Cochon ! dit-il partagé entre le rire et l’irrésistible envie de tout révéler.

— Pour aller nous promener, répondit Daniloff sans sourciller.

Korneff voyait qu’il y avait des dessous dans l’affaire.

— Ton père n’a donc pas assez de bateaux ?

— Ils ne sont pas assez vites ! répliqua Daniloff.

— Qu’est-ce que tu appelles des bateaux « vites »... ?

— Ceux qui fendent l’eau avec vitesse.

— Mais qu’est-ce que cela signifie, fendre l’eau avec vitesse ?

— Cela signifie que tu es un imbécile, intervint Kositzky.

— Bûche ! répondit Korneff, en lui tournant le dos, ce n’est pas avec toi que je parle.

— Il faut qu’un bateau soit assez étroit si l’on veut qu’il marche légèrement et n’offre pas trop de résistance à l’eau.

— Et dans quel but avez-vous besoin d’un pareil bateau ?

— Pour que les promenades soient plus agréables.

Korneff jetait des regards soupçonneux tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre.

— Eh, la petite sotte ! s’écria Kositzky, mi-plaisantant, mi-sérieux, nous partons pour l’Amérique !

Après cette boutade, Korneff n’eut pour eux que des paroles de dédain.

— Tas de diables ! Il en faut de la patience pour souffrir toutes vos histoires, dit-il en s’en allant.

— Mais enfin, pourquoi as-tu parlé ? reprocha Daniloff à Kositzky.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? C’est justement en parlant de cette façon qu’il n’y a rien de dit.

— Certes oui, soutint Tioma, qui ira s’aviser de prendre ces paroles au sérieux ?

— Tout le monde finira par deviner... Vous ne savez plus tenir votre langue et vous vous laisserez aller à des bavardages. C’est idiot. Si vous n’en voulez plus, dites-le carrément, mais il valait mieux ne pas commencer en ce cas.

Le tranquille Daniloff se fâchait pour de bon dans ces moments-là. Kositzky et Tioma s’engageaient alors à ne plus bavarder. Et bien que les deux amis fussent souvent tout près de trahir leur parole, ils s’arrêtaient à la pensée du chagrin qu’en aurait éprouvé Daniloff.

Il va sans dire que celui qui s’apprête à partir pour l’Amérique n’avait pas besoin de préparer ses leçons et le temps qu’il fallait employer dans ce but était considéré comme du temps perdu par la compagnie.

Les circonstances favorisèrent Tioma de ce côté ; sa mère eut encore un garçon et cessa de faire répéter ses leçons à Tioma. Le trimestre suivant, le dernier avant les examens, les notes furent déplorables : un, deux, trois pour la religion, cinq pour l’histoire naturelle, mais la conduite elle-même au lieu d’être notée d’« excellente » comme d’habitude, n’était que « bonne ». Au lycée, Kartascheff était considéré comme un élève destiné d’avance à redoubler sa classe et il n’intéressait plus ses professeurs.

Tioma cacha prudemment ses notes à la maison. Mais comme il fallait rapporter la signature des parents, il s’arrangea de manière à faire croire qu’ils avaient bien vu ses notes. Par précaution toutefois, il écrivit la mention suivante : « pour cause de maladie de la mère, la sœur Z. Kartascheff. » Quand sa mère demanda les notes, il répondit en affectant une indifférence trop marquée :

— On ne me les a pas encore données.

— Pourquoi ce retard ?

— Je ne sais pas, répondit Tioma et il s’empressa de changer la conversation.

— Tioma, dis plutôt la vérité, insista un jour la mère, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Il n’est pas possible que les notes ne soient pas encore connues.

— Maman, je ne les ai pas.

— Attends un peu, Tioma, je vais me lever et j’irai au lycée moi-même.

Tioma haussa les épaules et ne répliqua rien : pouvait-on importuner à ce point quelqu’un qui, par la pensée, se trouvait depuis si longtemps en Amérique !

 

* * *

 

Les amis fixèrent le départ au quatrième jour de Pâques. Ils en avaient ainsi décidé de façon à ne pas jeter le trouble dans leurs familles juste le premier jour des fêtes pascales.

Le bateau pour l’étranger partait à six heures du soir. On résolut de partir à quatre heures.

Tioma s’efforçait de garder un air indifférent et jetait autour de lui des regards émus, dès qu’il ne se croyait pas observé ; à un moment donné, il se glissa sans être vu vers la porte d’entrée et se mit à courir vers le port.

Daniloff, préoccupé, ne faisait qu’aller et venir entre la maison et le bateau.

Tioma inspecta de près leur commune favorite, blanche avec sa rayure bleue, qui portait la devise « En avant » et y remarqua différents paquets.

— Les vivres, expliqua Daniloff, soucieux. Où est donc Kositzky ?

Kositzky apparut enfin, traînant avec lui un petit chien galeux.

— Jette-moi ça dehors ! gronda Daniloff impatienté.

Kositzky laissa son chien avec regret.

— Eh bien, nous sommes parés. En route !

Tioma, bouleversé, sauta dans le bateau et s’assit au banc des rameurs.

— Est-il possible que ce soit pour toujours ? pensa Tioma et un sentiment de douce souffrance répondit à cette pensée.

Kositzky prit l’autre rame, Daniloff le gouvernail.

— Largue ! commanda sèchement Daniloff au matelot.

Le matelot lâcha la corde qu’il tenait en main et poussa le bateau.

— Aux rames !

Les rameurs se courbèrent avec effort sur les avirons. L’embarcation glissa vivement sur l’eau immobile du bassin. À la sortie du port, elle coupa habilement en biais sous le nez même d’un bateau qui entrait et gagna le large. Là, c’était la mer, mouvante et inégale et le petit bateau se mit à danser sur les vagues courtes.

— Nord-Ouest, annonça brièvement Daniloff.

Le vent frais du printemps arrachait l’eau des rames et couvrait le bateau de fines éclaboussures.

— Force donc !

Les rames égales et cadencées plongeaient dans l’eau et brillaient de nouveau au soleil, soulevées par le geste habile des rameurs qui les tenaient parallèlement au-dessus de l’eau.

Au bout de deux verstes, les rameurs, sur le commandement de Daniloff, rentrèrent les avirons et ôtèrent leurs casquettes pour essuyer la sueur qui coulait sur leur front.

— Diable ! j’ai soif... dit Kositzky.

Il se pencha et prit une gorgée d’eau de mer.

Tioma suivit son exemple.

— Aux rames !

De nouveau les rames frappèrent l’eau en mesure et le bateau continua sa course légère et joyeuse en coupant les vagues qui se heurtaient à son avant.

Le vent devenait plus frais.

— Vers le soir, il y aura un coup de chien, remarqua Daniloff.

— Oh ! Oh ! ça tire ! s’exclama Kositzky en enfonçant sa casquette que le vent avait failli arracher.

— Quelle beauté ! dit un moment après Daniloff, en admirant le ciel et la mer. Regardez donc ces nuages qui cachent une partie du ciel ! On dirait le jour et la nuit en même temps. Là-bas, tout est noir et menaçant. Ici, du côté de la ville, tout est clair, doux et calme.

Kositzky et Tioma se taisaient avec recueillement.

Tioma laissa glisser son regard vers la ville qui brillait au loin, sur le rivage tranquille et lumineux, et une vague de nostalgie monta dans son cœur. Que faisaient en ce moment sa mère, ses sœurs, son père ? Peut-être étaient-ils assis sur la terrasse, prenant gaîment leur thé, sans se douter du coup qu’il s’apprêtait à leur porter. Tioma regarda avec effroi autour de lui comme s’il se réveillait d’un mauvais rêve.

— Peut-être va-t-on mettre le cap pour le retour, dit sans s’émouvoir Daniloff qui l’observait.

— Le retour ?

Ce mot fit battre joyeusement le cœur de Tioma et l’emporta vers sa mère. Adieu les rêves de l’Amérique, mais c’était alors le lycée, les examens et l’échec final et inéluctable...

Tioma secoua négativement la tête et, l’air sombre, il se pencha sur les rames.

— Le vapeur ! cria Kositzky.

Un énorme vapeur étranger quitta le port dans un tourbillon de fumée noire.

Le petit bateau décrivit un joli cercle sur l’eau et s’avança lentement à la rencontre du vapeur.

Le grand navire approchait. On pouvait déjà distinguer les voyageurs qu’il portait à son bord. « Encore quelques minutes et nous serons parmi eux », pensa chacun des trois amis.

— Il est temps !

Tout était prêt.

Pour obéir aux prescriptions du code des naufragés, Kositzky tira deux coups de revolver et Daniloff hissa un drapeau blanc qui avait été spécialement confectionné pour cet usage.

Le monstre approchait rapidement, malgré sa masse, dressant ses ponts élevés, et le bruit sourd de la machine arrivait distinctement aux oreilles des fugitifs entourés par l’odeur de l’huile brûlée qui se mêlait à la vapeur.

L’embarcation oscillait d’un bord à l’autre.

Hourra ! On les avait aperçus. Une infinité de mouchoirs blancs s’agitaient sur le pont. Mais, qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi ne s’arrête-t-il pas ?

— Tire toujours ! Agite ton mouchoir !

Les amis tiraient des coups de revolver, agitaient leur mouchoir, criaient de toutes leurs forces.

Hélas ! Le vapeur était déjà loin et accélérait de plus en plus sa vitesse.

La déception fut complète.

— Ils croyaient, dit Tioma désespéré, que nous leur souhaitions bon voyage.

— Je disais bien que c’étaient des sottises, déclara Kositzky, en jetant son arme, au fond du bateau. Où y a-t-il, à vrai dire, des gens qui aient besoin de nous ? Quels sont ceux qui vont s’arrêter pour nous ?

Le retour fut triste, mais rapide.

Le vent nord-ouest les aidait.

— Il faut bien réfléchir... commença Daniloff.

— Vas-y, si tu veux ! Quant à moi, je n’irai jamais dans une Amérique quelconque, affirma Kositzky, quand le bateau aborda le rivage. Tout ça, ce sont des absurdités !

— Ah, ce sont des absurdités maintenant, riposta Daniloff, tout confus.

Tioma écoutait tristement et regardait, pensif, les lointains où avait disparu si perfidement le bateau qui avait trahi toutes leurs espérances.

— Il faut réfléchir...

— Oui, réfléchis à la façon dont on passera les examens, ricana Kositzky ; il serra bien vite les mains de ses amis et se dirigea rapidement vers la ville.

— Il a perdu courage. Et pourtant tout pouvait s’arranger encore, conclut Daniloff avec tristesse.

— Adieu ! répondit Tioma et d’un pas lent il prit à son tour le chemin de la ville.

Oui, perdue l’Amérique ! D’un côté, certes, il était bien doux de revoir sa mère, son père, ses sœurs et ses frères dont il croyait être séparé pour jamais ; mais de l’autre côté apparaissait la pénible épreuve des examens et l’échec humiliant, tout ce qui était le passé un instant auparavant.

— Oui, c’est dommage !

C’était la seule issue possible. Et Tioma poussa un long soupir.

Quand on retourna en classe, après les vacances de Pâques, chacun en avait pris son parti et Kositzky ne put s’empêcher de raconter dans les termes les plus amusants la faillite de leur projet. Tioma venait à la rescousse en riant et Daniloff écoutait avec indulgence.

Tout le monde riait de bon cœur et Daniloff, Kositzky et Tioma ne furent plus pour leurs camarades de classe que les « Américains ».

 

XI. LES EXAMENS.

Le moment des examens était arrivé.

Tioma avait beau ne jamais passer devant une église sans se signer ; il avait beau faire un détour de trente lieues quand par hasard il rencontrait un pope, il avait beau tout au moins se tirer l’oreille gauche sans oublier de dire promptement : « Chut ! Chut ! — ne me touche pas ! » ou bien encore opérer trois tours sur lui-même pour conjurer le mauvais sort, ses affaires marchaient de mal en pis.

Mais à la maison, Tioma continuait à tenir le même langage.

— Tu as passé les examens ?

— Oui, je les ai passés.

— Combien de points ?

— Je ne le sais pas. On ne fait pas connaître le nombre de points.

— Comment sais-tu alors que tu es admis ?

— J’ai bien répondu.

— Mais enfin, à peu près, combien crois-tu avoir obtenu de points ?

— J’ai répondu sans faute...

— Tu as eu un cinq alors ?

— Un cinq ? se demanda Tioma à lui-même, tout perplexe.

Les examens étaient terminés.

Tioma revenait après la dernière épreuve.

— Eh bien ?

— J’ai fini.

La réponse frappa de nouveau la mère par son incertitude.

— Alors, tu as réussi ?

— Oui...

— Tu passeras en troisième de cette façon ?

— Évidemment...

— Quand le saura-t-on, enfin ?

— On dit que ce sera demain.

Le lendemain, Tioma apporta une nouvelle inattendue : il était refusé pour trois matières. De plus le règlement ne permettait de subir à nouveau les examens que sur deux matières, mais en insistant bien en pouvait obtenir l’autorisation même pour la troisième. Cette dernière considération l’avait forcé à abattre ses cartes parce que ses parents seuls étaient à même de lui faire accorder cette faveur.

Tioma incapable de supporter le regard fixe et plein de mépris de sa mère, détournait les yeux.

Un pénible silence régna pendant quelque temps.

— Vaurien ! dit enfin la mère, en repoussant de sa main la tête de son fils.

Tioma s’attendait certainement à des scènes de colère, de mécontentement, de reproches, mais il n’avait jamais prévu un tel mépris et l’injure lui semblait d’autant plus difficile à endurer. Il se tenait dans la salle à manger et se sentait fort mal à l’aise. S’il ne pouvait pas se dissimuler que toute sa conduite avait été bien vilaine, il lui paraissait néanmoins que l’injure était trop forte. Il était d’autant plus vexé qu’il ne pouvait pas se draper dans un sentiment de noble indignation, car la seule posture qui correspondît à la situation était celle d’un vulgaire menteur. Mais, malgré tout, la colère et l’irritation travaillaient sourdement en lui et cherchaient à se faire jour. Son père survint. Sa mère lui raconta tout.

— Double crétin ! martela son père, avec le même mépris. Je ferai de toi un forgeron...

Tioma, sans souffler mot, tira la langue dans le dos de son père qui s’en allait et pensa : « Je n’ai rien à craindre, pas pour une goutte. »

Le ton de son père souligna encore plus crûment la honte de sa situation. Non ! il ne trouvait rien qui pût faire juger son attitude d’un point de vue moins vilain ! Et tout à coup une pensée lumineuse traversa son esprit : pourquoi ne pas mourir ? Il y eut presque de la joie en lui, quand il se représenta la grande impression que cela ferait autour de lui. On arrivait et on se trouvait en face d’un mort. Et maintenant fâchez-vous tant que vous voudrez ! Oui, il est en faute, il le sait, mais par sa mort il expiera sa faute. Et cela, son père et sa mère le comprendront merveilleusement et ce sera pour eux un reproche éternel ! Il se vengera de ses parents ! Il n’éprouve pas le moindre regret pour eux, car ils sont bien coupables envers lui ! Tioma se rappela le mépris dont sa mère l’avait souffleté. Un sentiment mauvais assaillit son cœur avec une force nouvelle. Il regarda avec une joie maligne la boîte d’allumettes et se dit qu’une mort pareille serait la meilleure de toutes, parce qu’elle ne vient pas vite et qu’il aurait encore le temps de jouir du chagrin de son père et de sa mère. Il se demanda combien d’allumettes il fallait avaler pour en finir avec la vie. Toute la boîte peut-être ? c’est probablement trop ; il mourra trop rapidement et n’aura pas le temps de jouir de sa vengeance. La moitié ? C’est encore trop. Sans savoir pourquoi, Tioma adopte le nombre de vingt allumettes. La décision prise, il s’accorda un petit entr’acte, car une fois le nombre adopté, le courage diminua de plus en plus. Pour la première fois, il envisagea sérieusement les choses et ressentit une véritable terreur à la pensée de la mort. C’était le moment décisif. Après quoi, rassuré par une vague intuition que tous ces préparatifs n’aboutiraient à rien, il prit la série d’allumettes et se mit à briser leurs têtes, en tenant par précaution les mains sous la table. Il procédait très méthodiquement, sachant que la tête de l’allumette était capable de s’enflammer dans sa main et de le blesser douloureusement. Tioma fit un petit tas de ses bouts d’allumettes et le considéra avec une sorte d’admiration en se disant : « L’avalera qui voudra, mais ce ne sera pas moi ! » Il en mit un fragment sur sa langue pour se rendre compte du goût : quelle saleté !

— Avec de l’eau, ça passera peut-être ?

Tioma prit la carafe et remplit le quart d’un verre. C’était trop pour l’absorber en une seule fois. Tioma se leva, sortit sur la pointe des pieds dans le vestibule et, sans faire de bruit, jeta une partie de l’eau contre le mur. Puis il revint et s’arrêta indécis. Il continuait à se donner l’illusion qu’il s’agissait d’une simple plaisanterie, mais il était quand même de plus en plus inquiet et tourmenté. Il comprenait que sa décision de ne pas avaler les allumettes venait de subir une nouvelle atteinte : pourquoi ne pas les avaler après tout ? Quelque chose qu’il ne saisissait pas trop se passait dans son for intérieur. On eût dit qu’il ne sentait plus le même être en lui, qu’une autre personne s’était substituée à lui. Cette sensation le jeta dans un effroi indescriptible. Cet effroi agissait sur lui de plus en plus. Sa main se dirigea automatiquement vers les allumettes et les laissa tomber dans le verre.

— Est-il possible que j’aille le boire ? se demandait-il, tandis que sa main tremblante portait le verre à ses lèvres décolorées. Les pensées tourbillonnaient dans sa tête... Pourquoi ? Est-ce que j’ai vraiment la volonté de causer un tel chagrin à des êtres qui tiennent tant à ma vie ? Que Dieu m’en garde ! je les aime de tout mon cœur.

— Artiemy Nicolaïevitch, que faites-vous ? cria Tania avec un accent de détresse.

Tioma ne songea qu’à empêcher Tania de lui arracher le verre des mains. Dans un geste convulsif, il vida d’un trait le contenu du verre... Il s’immobilisa ensuite, les yeux agrandis par la terreur.

— Mes aïeux ! glapit Tania d’une voix aiguë et désespérée, en s’élançant vers le cabinet du général, monsieur ! monsieur !

Les sanglots l’empêchaient de parler.

— Artiémy... Nicolaïtch... s’est... empoisonné !

Le père se précipita dans la salle à manger et s’arrêta frappé par la figure hébétée de son fils.

— Du lait !

Tioma fit un faible mouvement et secoua négativement la tête.

— Prends vite, gredin, ou je te casse ta vilaine tête contre ce mur ! cria son père, en le saisissant par le collet de son uniforme.

Il serrait si fort que Tioma pour respirer était obligé de s’incliner et de tendre le cou ; et dans cette position, affolé, il essayait de boire le lait.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda la mère, accourue au bruit.

— Rien, répondit le père, dédaigneux et plein de fureur. Des tours de passe-passe !

Quand elle sut la vérité, la mère se laissa tomber sur une chaise.

— Tu as voulu t’empoisonner ?

Il y avait tant d’amertume dans cette question, tant de chagrin, que Tioma fut saisi d’un désir brûlant et profond de redevenir au moment même le Tioma d’autrefois, aimant et tendre. Il se jeta follement vers sa mère, saisit ses mains, les serra dans les siennes et, d’une voix rauque, il supplia :

— Maman, pardonne-moi, pardonne-moi à tout prix. Je serai comme avant, mais oublie, je t’en conjure ! Pour l’amour de Dieu, oublie tout !

— Tout, tout est oublié, tout est pardonné, se hâta de répondre la mère effarée.

— Maman, ma chérie, ne pleure pas, sanglotait Tioma, secoué par la fièvre.

— Prends du lait, prends du lait ! répétait éperdument la mère, sans s’apercevoir que les larmes coulaient de ses yeux.

— Maman, n’aie pas peur ! N’aie peur de rien ! Je bois ; j’ai bu trois verres. Maman, ce sont des bêtises, tu vois que toutes les têtes sont restées dans le verre. Je sais combien il y en avait, je le sais... Une, deux, trois...

Tioma comptait en tremblant les têtes d’allumettes, bien qu’il ne découvrît plus qu’une seule masse qui, du fond du verre, formait une traînée jusqu’au bord.

— Quatorze, toutes y sont ! Il n’y en avait pas davantage ; je n’ai rien bu... je prendrai encore un verre de lait.

— Mon Dieu, vite un médecin !

— Maman, ce n’est pas nécessaire.

— Mais si, mon chéri, mais si !

Le père révolté de toute cette scène, ne put en voir davantage ; il cracha par terre et disparut dans son cabinet.

— Chère maman, laisse-le partir... Je ne peux pas te dire tout ce que j’ai souffert. Si tu ne m’avais pas pardonné, je ne sais pas ce qui serait arrivé... J’aurais recommencé. Ah, maman ! je suis heureux comme si je venais de naître. Je sais que je dois expier devant toi une grande faute, je sais que je le ferai, voilà pourquoi je suis si heureux. Petite mère chérie, va chez le directeur et intercède pour moi ; je sais que je réussirai, je le sais parce que je sais que j’ai des capacités et que je peux apprendre.

Tioma parlait, parlait sans arrêt et embrassait tout le temps les mains de sa mère. La mère ne disait rien et pleurait doucement. Tania, assise sur une chaise, pleurait aussi.

— Ne pleure pas, maman, ne pleure pas... répétait Tioma. Tania, il ne faut pas pleurer.

Ces événements extraordinaires avaient bouleversé le cours normal des choses. Tioma n’éprouvait plus les sentiments habituels qui lui dictaient la façon dont il traitait toujours sa mère. Les relations d’un cadet envers un aîné avaient disparu. C’était comme s’il s’était trouvé en présence d’un camarade. Et Tania aussi était un camarade. Toutes les deux avaient été surprises par le malheur comme lui-même et Tioma seul savait comment il fallait agir pour couper court à tout. Seulement il fallait se presser.

— Maman, tu iras chez le directeur ?

— Oui, mon chéri, j’irai.

— Vas-y sans faute. Je prendrai encore un verre de lait. Cinq verres, c’est assez, autrement j’aurai des coliques.

Les pensées de Tioma sautaient d’un sujet à l’autre ; il les exprimait à haute voix et, plus il parlait, plus il avait le désir de parler encore et plus il en éprouvait de satisfaction.

La mère l’écoutait avec inquiétude, effrayée de ce besoin de parler, et attendait avec impatience l’arrivée du médecin. Toutes ses tentatives pour arrêter son fils étaient inutiles ; il l’interrompait vivement et disait :

— Ne t’inquiète pas, maman, ce n’est rien !

Et le verbiage intarissable reprenait.

Les enfants qui revenaient de leur promenade au jardin, voulurent pénétrer dans la pièce.

— Vous n’avez rien à faire ici, leur dit Tioma, en fermant la porte sur eux.

Enfin le médecin arriva. Il examina Tioma, rédigea son ordonnance, rassura tout le monde et attendit le retour du porteur. Tioma sentait des brûlures internes.

— C’est une bagatelle, dit le médecin. Cela passera.

Quand on eut apporté le médicament, le docteur, sans dire un mot, et tout en reniflant avec force, prépara deux verres différents, puis il s’adressa à Tioma.

— Eh bien, maintenant, buvez ceci, ça vous changera de vos discours. C’est parfait ! Maintenant, ceci. Et à présent vous pouvez continuer.

Tioma repartit de plus belle, mais quelques minutes après, sa vigueur chancela, il interrompit son bavardage et dit à sa mère :

— Maman, je voudrais dormir.

On le coucha tout de suite et sous l’influence des cachets, il s’endormit immédiatement.

Le lendemain Tioma était tout à fait hors de danger. Il ressentait encore une certaine faiblesse ainsi que des douleurs dans le ventre, mais il était tout joyeux et insistait près de sa mère pour qu’elle allât au plus vite voir le directeur. Toutefois quand le père apparaissait, Tioma se taisait et le regard que le fils lançait à son père forçait ce dernier à quitter la chambre. Quand le docteur revint, la mère laissa Tioma avec lui et partit voir le directeur.

— Je me mettrai à travailler pour rattraper le temps perdu, dit Tioma.

— C’est parfait, répondit le docteur.

Tioma rassembla ses livres et passa dans sa petite chambre, tandis que le docteur entrait dans le cabinet du vieux Kartascheff.

Quand la conversation aborda l’événement dont Tioma était le héros, le général ne se priva pas de blâmer sa femme pour la fausse éducation qu’elle donnait à son fils.

— Oui, elle est un peu... inégale, dit le docteur, en demeurant sur la réserve. C’est le siècle qui veut ça ! Mais tout de même je vous conseille de recourir à une méthode un peu adoucie, sinon il ne serait pas impossible que vous perdiez ce gamin entièrement... Ses nerfs ne sont pas ceux de notre temps.

— Quelle blague !... Il me ressemble comme deux gouttes d’eau.

— C’est bien possible, mais je vous le dis sérieusement, il est préférable de se retenir...

— Le gosse est perdu ! dit le père avec l’accent du désespoir.

Le docteur sourit avec bonhomie.

— C’est un bon petit garçon... conclut-il en tambourinant de ses doigts sur la table.

— Bah ! répondit le père en secouant la tête.

Et il se mit à arpenter son cabinet d’un air sombre.

La mère rentra avec une figure joyeuse.

— C’est accordé ? demanda Tioma, en accourant la grammaire latine à la main. Maman, regarde ce que j’ai déjà repassé !

Une semaine s’écoula sans que Tioma s’en rendît compte. Il ne pouvait s’arracher à ses livres. Les lignes et les pages entraient dans sa tête comme dans un sac. De temps en temps il fermait les yeux et repassait dans son esprit ce qu’il avait déjà appris : il retrouvait chaque chose à la place qu’elle devait systématiquement occuper. Stimulé par cette expérience, Tioma poursuivait son travail avec une nouvelle ardeur. Les examens complémentaires portaient sur le russe, le latin et la géographie, mais toutes ces matières étaient à présent gravées dans sa tête. Parfois, il appelait sa sœur et lui disait :

— Fais-moi passer les examens.

Zina posait consciencieusement les questions et Tioma répondait sans broncher. En guise de récompense, Zina lui disait, peinée :

— Quelle honte d’être un paresseux quand on a des capacités pareilles !

— L’année prochaine je vais travailler d’une façon épatante. Je me mettrai au premier banc et je serai le premier de la classe.

— Oui-da !

— Veux-tu parier ?

— Non, je ne veux pas.

— Ah, ah ! c’est parce que tu sais bien que j’en suis capable.

— Parfaitement, mais tu ne le feras pas.

— Je le ferais, si Mania voulait bien m’aimer.

Zina se mit à rire.

— Elle m’aimera ?

— Je ne le sais pas. Peut-être, si tu le mérites...

— Et pourtant je sais qu’elle m’aime.

— Pas du tout !

— Alors pourquoi ne me regardes-tu pas dans les yeux ? Je sais bien, moi, ce qu’elle te disait dans la tonnelle.

— Eh bien, dis-le !

— Je ne le dirai pas.

— Et moi je te le dirai : elle m’a dit qu’elle avait assez de toi.

Tioma, tout d’abord, regarda Zina d’un air un peu confus, puis, en riant de toutes ses dents, il répliqua :

— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! Pourquoi m’a-t-elle dit alors qu’elle aime Joutschka parce que c’est mon chien ?

— Et toi, tu l’as cru ?

— Ah, vois-tu, reprit Tioma triomphant, tu lui diras, quand tu la verras, que je suis amoureux d’elle et que je veux me marier avec elle.

— Pensez donc ! Elle ne trouvera rien de mieux que de se marier avec toi.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que...

Le jour de l’examen, Tania réveilla Tioma à l’aurore. Il s’isola dans la tonnelle et se hâta de tout revoir une fois encore. L’émotion l’empêcha de manger et, son verre de thé à peiné avalé, il partit pour le lycée avec l’invariable Eremey. Le directeur assista aux trois examens. Tioma répondit sans une seule hésitation.

La figure amaigrie de Tioma témoignait qu’il avait cessé de prendre le travail pour une plaisanterie.

Le directeur écoutait, regardait les yeux de l’enfant qui brûlaient d’une flamme intérieure et, pour la première fois, il ressentit pour lui un sentiment de compassion.

À la fin du dernier examen, il glissa sa main dans ses cheveux et lui dit :

— Des capacités merveilleuses ! Vous pourriez être l’ornement du lycée. Avez-vous la ferme intention de travailler ?

— Je travaillerai, dit Tioma en rougissant.

— Eh bien, partez et dites à votre mère que vous êtes passé en troisième.

Tioma, transporté de bonheur, sauta hors du lycée, comme une trombe.

— Eremey, j’ai passé ! Tous les examens sont passés et j’ai répondu sans hésiter.

— Dieu soit loué ! répondit Eremey et le visage qu’il tourna vers lui exprima un vrai soulagement. Que le diable emporte tous ces examens ! s’écria-t-il tout à coup, en verve d’éloquence. Dieu veuille qu’on n’entende plus parler d’eux et que vous soyez enfin officier et que vous deveniez général comme votre père !

Après avoir débité une si longue tirade, Eremey recouvra son calme habituel.

Tioma sourit en pensée à ces souhaits, s’installa plus commodément qu’à l’ordinaire dans l’équipage et livra son cœur à la joie de cette journée de fête.

— Eh bien ? demanda maman qui l’attendait à la porte.

— Je suis passé.

— Dieu soit loué ! et sa mère se signa lentement. Fais le signe de la croix, toi aussi Tioma.

Mais à la pensée de faire le signe de la croix, Tioma éprouva le sentiment d’une sorte d’affront. Il l’avait fait bien souvent, mais c’était avant d’avoir travaillé par lui-même : s’il avait réussi, ce n’était pas le moins du monde à cause de cela.

— Je ne le ferai pas, dit Tioma comme offensé.

— Tioma, veux-tu sérieusement me faire mourir de chagrin ?

Tioma ôta son chapeau sans rien dire et fit le signe de la croix.

— Oh, que tu es bête, mon garçon ! Si tu as travaillé et si grâce à tes capacités tu as pu réussir, dis-moi à qui tu en es redevable ? Tu peux avoir honte, sot que tu es !

Mais cette remontrance était faite avec tant de tendresse dans la voix que Tioma, au lieu de prendre une figure d’offensé, souriait d’un sourire large et quelque peu niais.

— Oui, c’est bien l’âge... dit la mère en embrassant tendrement son fils. Le gamin se sentit heureux et de bonne humeur ; il saisit la main de sa mère et la baisa avec effusion.

— Va maintenant chez ton père... annonce-lui la bonne nouvelle... tendrement, comme tu sais le faire, quand tu le veux.

Tioma se sentit des ailes : il vola plutôt qu’il ne courut vers son père et lui cria :

— Cher papa, je passe en troisième.

— Bien gentil, répondit son père en l’embrassant sur le front.

Tioma lui baisa la main de tout son cœur et avec entrain se dirigea vers la salle à manger. Il eut la satisfaction de voir une table des mieux servies, le samovar, le pot à crème qui lui appartenait, le double pain d’hostie qu’il avait tant de plaisir à prendre avec le thé. Maman versa elle-même dans un verre de cristal ciselé du thé transparent, chaud et fort comme il l’aimait. Il y ajouta toute la crème, rompit le pain et prit le plus gros morceau.

Zina sortit de la petite chambre en s’étirant et en souriant.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

Mais Tioma ne daigna pas répondre.

— Il passe, il passe, dit joyeusement la mère.

Après le thé, Tioma, non sans se faire prier, raconta tout et n’oublia pas de rapporter les paroles, du directeur.

La mère, accoudée sur la table, écoutait son fils avec ravissement.

Si quelqu’un avait voulu décrire l’expression caractéristique d’un être qui n’aurait vécu que par la vie d’un autre, il n’aurait pu trouver en ce moment de plus noble modèle que le radieux visage d’Aglaïda Vassilievna. Oui, elle ne vivait plus sa propre vie et tout son être se concentrait dans ces enfants, si souvent ingrats, souvent paresseux, mais toujours si chers à son cœur. Qui donc aurait pu les plaindre, si ce n’est elle ? Qui se serait intéressé à un gamin dont l’école étouffait l’originalité, troublait le cerveau ? Quel est celui qui n’aurait pas été irrité par ce sourire bête et satisfait ? Qui eût été pris du désir de lui donner une caresse et de le plaindre à l’époque où il traversait l’âge le plus ingrat ?

— Il y a quand même de la bonté dans cet homme, dit Aglaïda Vassilievna en entendant son fils parler du directeur.

Son récit terminé, Tioma donna libre cours à ses pensées.

— Qu’il est bon de vivre ! se dit-il. Mais que s’était-il passé, il y a huit jours ?

Tioma tressaillit. Était-ce possible que ce fût lui ? Non, ce n’était pas possible ! Ce n’était que maintenant qu’il était bien lui.

Et Tioma remercia sa mère par un regard de tendresse et d’amour.

 

XII. LE PÈRE.

L’organisme puissant de Nicolas Semiénovitch Kartascheff commençait à le trahir. Rien n’était changé en apparence : c’était la même stature élevée, la même figure à la Nicolas Ier, avec des moustaches et de minces favoris, la même raie de côté et les cheveux bien lissés sur les tempes ; mais sous cette enveloppé bien conservée, on ne voyait plus le même homme. Il était devenu plus affable, plus doux et recherchait plus souvent la société de sa famille.

Tioma était d’autant plus ému de ce changement que son père était à son égard plus sévère et plus rigide qu’envers les autres.

Mais bien que chacun des deux donnât des preuves de bonne volonté, le rapprochement du père avec le fils ne faisait guère de progrès.

— À propos, qu’est-ce que tu fais de la mer ? demanda son père, un soir, à la table de thé où se tenait modestement, au milieu de la famille, le professeur de musique, tout jeune homme au maigre visage.

— Ne m’en parlez pas ! dit la mère avec contrariété. Ils ne cessent pas de ramer jusqu’à l’épuisement de leurs forces ; hier, ils n’ont pas lâché les avirons pendant huit heures d’horloge. Ils partent même pendant l’orage et ils finiront par périr dans leur mer bien-aimée.

— Quant à moi, je suis fataliste, pour ces choses-là, répondit le père, en s’enveloppant d’un nuage de fumée. On ne peut pas mourir deux fois, mais on a beau faire, on n’évite pas la mort quand elle doit venir. Peut-être vaut-il mieux mourir dans l’accomplissement d’une action, que de rester inerte dans l’attente de la mort.

Tioma, les yeux étincelants, se tourna du côté de son père.

— N’exagérons pas, dit la mère à son fils. Fais ton devoir en tout, comme l’a fait ton père, finis tes études, crée une famille...

— Je ne me marierai jamais, répondit Tioma. Le marin ne doit pas se marier... Sa femme, c’est la mer.

Il étira ses bras avec satisfaction.

— Daniloff, certainement, ne se mariera pas non plus ? demanda Zina.

— Cela va sans dire. Nous serons toujours ensemble, sur le même vapeur.

— Et vous commanderez tous les deux ensemble, plaisanta le père.

Le père était de bonne humeur.

Tioma se pencha sur la table de façon à cacher sa figure et répondit gaîment mais avec un sourire d’embarras :

— Pour ce qui est du commandement...

— Tu n’y comptes pas ? demanda son père avec une vivacité non exempte de mépris.

Et tout en se remettant à fumer, il continua :

— Si tu n’y comptes pas, tu n’y parviendras jamais. À propos de la fatalité, dit-il à l’adresse du professeur de musique, je vous dirai que dans notre carrière militaire, comme d’ailleurs dans toute carrière, celui qui n’est pas fataliste ne réussit en rien... Sous Germanstadt notre régiment — le père jeta un coup d’œil sur son fils — se tenait sur le flanc gauche. J’étais alors chef d’escadron et le régiment était commandé par mon oncle propre. Je passais pour un officier peu docile. Il n’y avait guère d’insoumission à me reprocher, mais j’étais irrité quand je recevais des ordres qui n’avaient pas le sens commun. Je montais mon Diable...

— Le cheval de papa... souffla la mère.

— Et je parlais aux officiers... De la hauteur où nous étions on voyait tout le tableau comme sur la paume de la main : à nos pieds, dans la plaine, se tenait en avant-garde un carré de hongrois, un millier d’hommes à peu près ; deux canons avec eux et, derrière eux, le reste du tabor — plus de quatorze mille hommes. Du côté opposé, sur la pente, nos troupes. Je dis alors : « Si l’on rejette le carré de sa position, on peut, sous cette couverture, se jeter en avant et tomber sur l’ennemi, sans tirer un coup de fusil. » Le commandant répliqua : « Avant d’arriver à ce carré, on laissera un régiment entier sur le terrain. » J’essayai de lui faire entendre qu’avec mon seul escadron je renverserais les positions du carré... À vrai dire, de quoi se composait-elle cette armée ? Des canons impossibles, des fusils... et les soldats eux-mêmes : des cordonniers, des joueurs d’orgue de barbarie, des petits messieurs élégants... en un mot, un ramassis d’éléments hétéroclites. Les nôtres, en revanche, tous des nicolaïens. Alors, mon oncle me répondit : « Tais-toi donc, grand fou ! Tu dis des enfantillages parce que tu n’as pas encore respiré l’odeur de la poudre. Si je t’y envoie, tu verras alors... » On eût dit qu’il me souffletait. À ce moment accourt l’aide de camp du commandant en chef, qui apportait l’ordre de lancer un escadron contre le carré. Sans trop réfléchir, je dis à l’oreille de mon oncle : « Choisis, ou bien tu vas me donner la possibilité de laver par une action d’éclat le déshonneur dont tu m’as couvert par tes paroles ou bien je me verrai obligé de chercher un autre moyen de venger cette injure... » Je l’ai dit en propres termes et mon oncle comprit que j’étais décidé. Mon oncle était marié à cette époque ; à chaque halte, il passait son temps à écrire à sa femme... ils avaient déjà des enfants... Dans ces conditions, un duel... Il me regarda de travers comme pour dire que le diable seul avait pu le gratifier d’un homme pareil ; il cracha avec conviction et dit à ses officiers : « Eh bien, messieurs, voulez-vous lui accorder le droit de charger ? » Désagréable situation en vérité : tout le monde tenait à revendiquer cet honneur, mais la chose était si bien présentée qu’on ne pouvait pas faire autrement que de consentir. « Eh bien, dit mon oncle, nous allons admirer comment tu t’arrangeras pour entrer dans la gueule de la mort et en ressortir. Mais tu me diras, à propos, dans quelle église il me faudra commander la messe de quarantaine pour ta mémoire, car je suis le seul au monde qui puisse dire une prière pour toi, espèce d’enragé ! »

Le père sourit et tira quelques bouffées de plus.

Tioma semblait changé en statue. Sa pipe bien allumée, le père jeta un nouveau coup d’œil sur son fils et continua :

— C’était vrai... personne ne pouvait dire une prière pour moi, je vivais comme vit un orphelin. Eh bien... je galopai vers mon escadron : « Mes enfants ! Je vous apporte une faveur, c’est nous qui attaquons ! Si nous en réchappons, le Tzar nous récompensera et moi je vous fais cadeau de toute la vodka que vous pouvez boire. » — « Tu nous mèneras où tu voudras, même dans les dents du diable ! » J’ai commandé en avant et la manœuvre commença. Voici comment : nous suivions un ravin ; à son débouché dans la plaine, une colline... J’aurais voulu reformer mon escadron derrière la colline et après, d’un seul coup, développer mon front et tomber sur le carré... Et, sans crier gare, nous voici bloqués par un maudit petit ruisseau que je n’avais pas aperçu auparavant ; j’aurais dû descendre par le côté droit du ravin... Une saleté, trois sagènes en tout, mais un véritable bourbier. Un de mes hommes s’y hasarda et faillit y rester, il ne put s’en tirer qu’en se mettant debout sur le dos de son cheval... Rien à faire... il fallait gagner un petit pont et franchir le ruisseau dans un endroit découvert. Le pont ? Inexistant ; un seul homme à cheval y passait à la fois... On nous aperçut... Et on ne se priva pas d’ouvrir le feu contre nous... Dans le fort de l’action, en pleine course, on n’a certes pas le temps de sentir l’épouvante de la mort : le cheval dégringole, l’homme est par terre, on ne l’entend pas, on ne le voit même pas. Mais ici, on voyait et on entendait tout... Je comprends que l’entrain de mes petits soldats n’est plus le même. Et moi-même je me sentais angoissé, embarrassé : si nous étions dans cette impasse, c’était bien par ma faute. Quand on cause du tort à quelqu’un, par hasard, même pour une chose insignifiante, on en souffre cependant ; or, ici, c’étaient des vies humaines qui étaient en jeu. L’un par ci l’autre par là, quinze hommes déjà étaient tombés et tu réponds de tout sur ta propre conscience. Je me suis tourné vers mes soldats : ils me regardaient avec soumission, mais ils comprenaient tout. Alors, c’est parti, sans que je sache comment : « Eh bien, frères, je suis en faute ; je me suis trompé ! Si j’en réchappe, vous n’aurez pas affaire à un ingrat, mais ne m’abandonnez pas maintenant. »

Le père tira une bouffée de fumée.

— Ils tressaillirent... « Tu étais un père pour nous, on ne t’abandonnera pas ! » C’est évident, c’étaient les temps nicolaïens : la bonté avait sa valeur. Mais aussi je me sentis ému... Il faut avouer que le moment était bien choisi... Peut-être que l’heure de la mort sonne pour toi-même... J’étais là comme un père entouré de ses enfants... Et ce n’était pas de la pitié : c’était plus que cela : pour chacun d’eux je me sentais capable de livrer mon âme, comme pour le parent le plus proche. Et tout le monde était mû par le même sentiment... comme dans les moments qui suivent la communion... Non, c’était plus fort encore ! On eût dit que le ciel s’ouvrait pour nous, que Dieu nous bénissait et nous donnait un seul corps, une seule âme et nous disait : allez ! Qui aurait songé à la peur ? Sous le feu même, on se mit en ligne comme à la parade ! Quel tableau vraiment ! Les uhlans... tous des types épatants !... Des chevaux noirs... Un soleil resplendissant, pas un nuage au ciel... c’était le 25 juillet... Nos troupes comme sur la main... Ah ! Rien ne ressemble plus au passé, rien n’est plus, rien ne sera plus comme jadis. Devant nous, la mort, l’enfer... mille fusils à bout portant, dix morts assurées pour un seul homme, mais l’exaltation des âmes et quand nous nous sommes ébranlés, on eût dit que nous nous apprêtions à voler vers le paradis.

Le père fit une pause pour aspirer une nouvelle bouffée.

— Et voilà... On est parti. J’ai rassemblé les rênes de mon Diable et je lui rendais la main peu à peu. J’avais donné à mon cheval ce nom de « Diable » parce qu’il ne pouvait pas supporter qu’on le touchât entre les oreilles : au moindre contact il devenait fou de colère. Un mur n’était plus un mur ; le feu n’était plus le feu, en un mot : un diable. Quel cheval ! Combien de fois ai-je entendu dire autour de moi : « Tu vas te casser la tête » ; je ne pouvais pas m’en séparer... Voilà... Les chevaux s’excitaient de plus en plus, on allait vite. En avant ! au galop ! La charge ! Hi-i-it ! Tout l’escadron, comme un seul homme... la terre tremble... la lance en arrêt... Le cheval s’allonge, il semble qu’on ne bouge plus de place... Et de l’autre côté, on attend... S’il tirait seulement... Non, il attend... À bout portant, voilà ce qu’il veut... Il vous guette... on voit ses yeux !... C’est écœurant, tout simplement écœurant... Frappe donc, bourreau : ... Feu ! Tout est bouleversé d’un coup... l’escadron, rentré sous terre !... La poussière, les chevaux, les hommes... un inextricable fouillis. « En avant ! » Nul ne bouge. Une seconde se passe... Reculer ? le déshonneur alors ? La capote du forçat ? Et voici que les miens s’apprêtent déjà à faire demi-tour. « Mes enfants, que faites-vous ? » Ils ne me regardent même pas. Oh !... Mon cœur se mourait... « Oh ! les lâches ! » Et voilà que j’enfonce mes deux mains entre les oreilles de Diable...

Il y eut un moment de silence absolu.

— Impossible de se rappeler... Un ouragan, quoi !... Tout l’escadron derrière moi, comme un seul homme... enfonçant, culbutant, foulant l’ennemi aux pieds. Un abattoir, un véritable abattoir... À coups de crosse, comme on abat des moutons... Les hommes ? Où étaient-ils les hommes ? Les chevaux ? De vrais fauves... C’était atroce. Ils serraient les oreilles, montraient les dents, tordaient le cou, se jetaient sur l’ennemi, le saisissaient avec leurs dents et le lançaient sous leurs sabots.

Le père s’arrêta et disparut dans des nuages de fumée.

Un long silence suivit.

— Et toi-même, papa, as-tu tué beaucoup d’ennemis ?

— Pas un, répondit son père en souriant. Mon sabre n’était même pas aiguisé... Et quel sabre, mes enfants... Un véritable coupe-chou. Mon ordonnance Nikita, le fripon, s’en servait pour curer le samovar.

— Papa, mais comment as-tu pu venir à bout de Diable, demanda Zina, toujours précise.

— Ce n’est pas moi... C’est un autre qui s’est chargé de le dompter... Une balle qui m’était destinée... Il a secoué la tête et il l’a reçue en plein, à ma place... Il tomba et ma jambe se trouva prise sous son corps... Autour de moi on égorgeait, on tuait, on poignardait... Je veux me soulever sur mon coude pour me tirer de là, mais déjà le canon d’un fusil se braque en face de moi ! Je vois que c’est la mort ; une sorte de singe tire sur moi ! Eh bien, j’ai vécu en ce moment toute une vie de plus, et pourtant ce ne fut qu’un éclair... Voilà que surgit tout à coup Bondartschouk, — le sous-officier, vrai chenapan, toujours ivre, mais quel soldat ! les épaules d’une sagène — qui lui assène sur la tête un formidable coup de crosse... pas même le temps de pousser un soupir... et voyez ce dont la peur est capable... Ce soldat ennemi m’avait paru horrible, une face de bête, mais quand je l’ai revu après, sans chapeau, un enfant de quinze ans était par terre, devant moi. Il avait rejeté en arrière ses pauvres petits bras et regardait le ciel... Une figure douce, reposée... Dieu Puissant ! En voilà assez de ce tableau... mais c’était plus fort que moi... La nuit, impossible de dormir. Il était toujours devant mes yeux. Bondartschouk était tombé tout de suite après m’avoir sauvé. Et je le voyais les yeux vitreux, tout bleu ; il était là et il me regardait, il me regardait... que le diable t’emporte ! Et dans mes oreilles, son cri : aïe, aïe, aïe... J’ouvre les yeux, j’allume la bougie, je fume une cigarette, le calme revient et j’éteins. Les voilà tous de nouveau : le hongrois, la figure tuméfiée, couvert de sang, s’efforce de se lever ; le petit soldat Iwantschouk, une balle en plein ventre, se tord, me regarde, secoue sa tête et hurle ; un cheval, les entrailles touchant par terre, se traîne sur ses quatre pattes et rejette sa tête de côté et d’autre ; et ses yeux... grand Dieu ! les yeux d’un être humain... Et quand il s’approche de Bondartschouk, celui-ci se met debout et regarde... Et qu’on fasse ce qu’on voudra... c’est comme ça. C’est drôle, mais c’était à en pleurer... Et voilà que j’entends Nikita :

—Votre Noblesse, Votre Noblesse, vous ne dormez pas ?

— Qu’est-ce que tu me veux ? demandai-je.

— Bondartschouk est ressuscité !

— Au diable vous tous ! Je croyais que je devenais fou. En vérité je ne savais déjà plus où j’en étais et voici bien d’une autre surprise ! Je me suis précipité au dehors, comme j’étais. À une centaine de sagènes de nous, on avait aligné les morts l’un à côté de l’autre. Je regarde : pas de doute, c’est Bondartschouk qui vient vers nous ; tout l’escadron était sur pied car tout le monde l’aimait ; un ivrogne, c’est vrai, mais quel camarade et quel joyeux lascar !

— Qu’est-ce qu’il y a donc ! lui demandai-je. Tu es de retour de l’autre monde ?

— C’est exact, Votre Noblesse !

Dans mon contentement, je me mis à plaisanter moi aussi.

— Pourquoi, lui dis-je, as-tu tenu à revenir ?

Et lui, la fripouille se mit au garde à vous, porta la main à sa casquette et de sa voix la plus éclatante : « Pour boire un coup... pour me refaire, Votre Noblesse ! On n’en donne pas là-bas ! »

Tout le monde éclata de rire et moi comme les soldats. Que s’était-il donc passé ? Avant de partir pour l’attaque, la fripouille avait emporté une forte quantité d’eau-de-vie. Pendant qu’on descendait le ravin, il avait eu le temps de tout boire. Or une égratignure suffit pour qu’un homme qui a trop bu soit par terre. Mais après avoir dormi tout son soûl, il se lève comme si de rien n’était.

— Et alors, papa, lui as-tu payé la vodka ? demanda Zina.

— À tout le monde... Mais pour Bondartschouk, une fois à la maison, je lui ai donné mille roubles... pas à lui toutefois, à sa femme.

— Était-il content ?

— Tu peux le croire, répondit le père, qui se leva et passa chez lui.

Peu de jours après cette conversation, Nicolas Semiénovitch se sentit si mal, qu’il fut obligé de se coucher et de demeurer au lit. Les batailles, les blessures, les rhumatismes avaient fait leur œuvre.

Son aspect n’était plus celui du Nicolas Semiénovitch d’antan. Dépouillé de son uniforme, en simple chemise de nuit, avec sa tête qui retombait, impuissante, sur son oreiller, protégé par une couverture qui cachait mal la maigreur de ses membres, Nicolas Semiénovitch était l’image de la faiblesse et de l’impuissance.

Cette impuissance serrait le cœur et faisait pleurer malgré soi.

Parfois, incapable de supporter plus longtemps cette vue, Tioma se hâtait de quitter la chambre de son père, en se heurtant à Serschik, qui faisait comme lui.

— Qu’est-ce que tu as ? demandait Tioma, une fois la porte refermée, en regardant Serschik à travers ses larmes.

Les traits pâlis, Serschik plongeait son regard éperdu dans les yeux de Tioma et partageait avec lui sa douleur.

— J’ai pitié de papa !

« La pitié de papa... » tel était le sentiment exact et précis qui étreignait douloureusement les cœurs des enfants, contractait leurs visages comme un invisible levier, faisait couler les larmes de leurs yeux et leur arrachait des plaintes où s’exhalait leur inconsolable chagrin.

— Tais-toi, tais-toi ! chuchotait Tioma, en s’efforçant d’arrêter ses larmes et celles de son frère. Il entraînait Serschik qui retenait convulsivement ses pleurs et roulait sa tête contre son frère, et ils couraient tous deux, aussi loin que possible, pour ne pas laisser entendre leurs sanglots.

Un jour, à son retour du lycée, Tioma comprit à l’expression des physionomies, que l’instant fatal approchait.

Tioma dîna en toute hâte et gagna sur la pointe des pieds le cabinet de son père.

Il poussa la porte sans bruit et entra.

Son père était étendu sur son lit, et, pensif, regardait énigmatiquement devant lui.

Tioma se sentit attiré vers son père. Il aurait voulu s’approcher, l’embrasser, lui dire combien il l’aimait ; mais l’habitude prenant le dessus, il ne put parvenir à vaincre un sentiment confus de gêne qui paralysait ses élans et il se contenta de se glisser avec précaution tout près du lit de son père.

Son père laissa tomber ses yeux sur lui et le regarda tendrement. Il voyait et comprenait ce qui se passait dans l’âme de son fils.

— Eh bien, Tioma ? dit-il d’une voix douce et indulgente.

Le fils leva la tête. Ses yeux traduisirent son désir de répondre à son père par un mouvement de tendresse, mais les paroles ne venaient pas.

— Suis-je assez froid ! pensa Tioma, tout attristé.

Le père comprit encore ; il soupira et dit d’un ton de caresse qui voilait une énigme.

— Continue à vivre, Tioma.

— Nous vivrons ensemble, papa.

— Mais non... Il est temps de me préparer... Il s’arrêta un moment, puis il continua... pour un long voyage.

Un silence accablant et lourd s’était fait autour d’eux. Le père et le fils vivaient chacun dans leurs pensées. Le père était entièrement plongé dans son passé. Le fils était torturé par le sentiment complexe qu’il éprouvait envers son père et par l’impossibilité de le traduire. Les yeux du père regardaient au loin et brillaient d’une expression inconnue : son regard clair et profond, reflétait un monde de pensées et de sentiments provoqués par le rappel des choses vécues.

Telle, le soir, sur la fin de l’automne, quand le soleil a depuis longtemps disparu dans le ciel d’un gris opaque, alors que les yeux se sont déjà habitués à la monotonie, à la mélancolie du paysage dénudé, pénètre tout d’un coup par la fenêtre, une gerbe de lumière rouge, qui glisse sur le sol et sur les murs et rappelle l’été vécu, dans une évocation nostalgique.

— J’ai vécu comme j’ai pu, articula lentement le père, qui semblait se parler à lui-même. Tout est derrière moi. Toi aussi tu vivras... tu connaîtras beaucoup de choses... Mais tu finiras de même : comme moi, tu seras sur ton lit et tu attendras la mort... Ce sera plus difficile pour toi. La vie devient de plus en plus compliquée. Ce qui était bon hier encore ne vaut plus rien aujourd’hui. Nous vivions dans notre uniforme militaire et tout était concentré en lui. Nous considérions l’uniforme comme une chose sacrée et c’était notre gloire, notre honneur et notre orgueil. Nous aimions la patrie, le tzar... Les temps ne sont plus les mêmes. Autrefois, quand un général passait, on tremblait, comme si Dieu passait devant vous ; maintenant, quand je passe, on ne m’accorde pas plus d’attention que si j’étais un petit scribe quelconque. Le premier blanc-bec venu se drape un peu plus dans son manteau, hausse la tête et vous regarde à travers ses lunettes, comme s’il avait déjà conquis le monde entier. Il est dur de mourir dans un milieu étranger... Il n’y a pas à dire, c’est le sort de tous. Tu éprouveras la même impression, quand tu verras qu’on ne te comprend plus, qu’on ne trouve en toi que des côtés ridicules et vulgaires... Ils existent partout... Mais, j’ai une parole suprême à te dire, Tioma, si...

Le père se souleva et fixa Tioma de son regard froid :

— Si jamais tu trahis tes devoirs envers le tzar, je te maudirai du fond de ma tombe !

L’entretien finit sur ces mots.

Tioma, comme frappé de mutisme, les yeux dilatés, se serrait silencieusement contre le dos du lit...

De nouvelles crises se produisirent. Le père dit qu’il voulait rester seul et se reposer.

Vers le soir, le mourant se sentit mieux. Il fit tendrement un signe de croix sur tous les enfants, retint doucement la main de son fils, quand il voulut se pencher sur la main de son père pour la baiser, la serra, le regarda dans les yeux avec affabilité et dit simplement :

— Le jeune maître !

Bouleversé par cette tendresse inaccoutumée, Tioma se mit à sangloter ; il se jeta sur son père et le couvrit de baisers chauds et passionnés.

Dans la chambre, rien ne bougeait plus : on n’entendait que les sanglots de la famille, que son chef allait abandonner.

Le père était lui-même à bout de forces... une vague chaleureuse de vie et de tendresse envahit son cœur. Sa face calme et immobile eut un tremblement et des larmes inusitées tombèrent sur son oreiller. Quand tout le monde eut recouvré un peu de sang-froid et regarda le père, sa figure était déjà transformée et brillait de l’aurore d’une vie nouvelle et inconnue. Son regard tranquille, un peu sévère, mais qui venait des profondeurs de son âme, paraissait mesurer l’abîme insondable qui se creusait entre lui, le mourant, et ceux qui restaient dans la vie, entre la clarté immuable et l’éternité vers laquelle il allait, et l’obscurité, l’agitation, l’incertitude et l’instabilité de tout ce qu’il laissait sur la terre. Il fit sur eux un signe de croix qui les embrassait tous et, d’une voix qui résonnait déjà sur la limite de deux mondes, il murmura :

— Je vous bénis...vivez...

Au milieu de la nuit, toute la maison fut sur pied.

L’agonie commençait.

Serrés contre leurs petits lits, les enfants étaient assis et tremblaient ; l’angoisse de leurs yeux grands ouverts traduisait l’attente de quelque chose d’effrayant, d’épouvantable et d’inévitable.

Vers l’aube, le père n’était plus.

Au lieu du père, sur un emplacement élevé du salon, noyé dans une clarté blanche et dans la splendeur scintillante des cierges, on ne sentait plus qu’un être, un « quelque chose » devant qui s’arrêtait, hésitant et perplexe, tout ce qui était la vie ; et cet être éternel et en même temps éphémère, des plus proches et pourtant étranger, si cher et si effrayant, évoquait avec une évidence inexorable la pensée qu’il n’existait plus rien de commun entre lui et celui qui avait vécu dans cette enveloppe. L’autre papa, sévère et rigide, mais bon et honnête, le papa vivant avec qui était liée toute la vie, qui exerçait partout et en tout son autorité et son influence, qui pénétrait dans toutes les fibres de l’existence, ne pouvait pas être enseveli dans ce « quelque chose » de muet et d’immobile. Il n’est plus là, il s’est absenté, il va revenir d’un moment à l’autre ; il entrera, s’installera dans son fauteuil, allumera sa pipe et, plein de verve et de bonne humeur, il se remettra à raconter quelque souvenir de ses campagnes, de ses camarades et des batailles auxquelles il a assisté...

 

* * *

 

La flamme des bougies jette une vive et vacillante lumière, le catafalque brille et la longue et magnifique procession brille aussi de mille reflets ; le soleil est éclatant ; l’odeur parfumée du jeune printemps passe à travers les poussières de la rue ; elle invite aux champs, elle parle de l’herbe fraîche et tendre et rappelle toutes les joies de la vie ; mais du catafalque silencieux et menaçant descend le souffle de la mort ; le chant des morts traînant et lugubre se fait entendre ; la marche funèbre, solennelle, résonne dans les cœurs et rappelle que bientôt va disparaître pour toujours dans sa tombe étroite celui qui était si cher et si proche ; elle réveille la pensée de l’éternité, elle fait songer à l’heure de cette mort inévitable pour tout ce qui est né sur la terre pleure son père, il pleure les vivants, il pleure la vie. Son cœur déborde de tendresse et d’amour. Il a besoin d’aimer, il veut aimer, et sa mère, et les hommes et le monde entier, avec tout ce qu’il y a de bon et de mauvais ; il voudrait, par sa propre vie, comme en ce jour de clarté et de lumière, survoler la terre et, sa destinée accomplie, se perdre, disparaître, se fondre dans l’azur transparent des cieux.

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 28 avril 2013.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Bonne d’enfant.

[2] Classe correspondant à la huitième des collèges français.

[3] Abréviation du mot latin absens.

[4] Je prie le lecteur de ne pas oublier qu’il s’agit d’un lycée d’il y a vingt ans. (Note de l’auteur).