LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Vsevolod Garchine

(Гаршин Всеволод Михайлович)

1855 – 1888

 

 

 

 

LE SIGNAL

(Сигнал)

 

 

 

1887

 

 

 

 

 


Traduction de Léon R. Paucker, parue dans le Monde moderne et la femme d’aujourd’hui, vol. 21, 1905.

 

 


SimEon Ivanoff était garde-barrière. Dix kilomètres séparaient sa maisonnette de la station la plus rapprochée. Non loin de là, se dressait, gigantesque et noire, la cheminée d’une filature. Aucune autre habitation dans le voisinage, sinon quelques cabanes de cantonnier....

Siméon Ivanoff était un homme maladif et faible. Pendant la guerre contre les Turcs il fut attaché à un capitaine, en qualité d’ordonnance. Après avoir fait leur devoir, ils revinrent tous deux au pays, sans blessures. L’officier congédia son ordonnance et retourna à Saint-Pétersbourg. Quand à Ivanoff, il revint à son village, où de tristes nouvelles l’attendaient... Son père était mort, son petit enfant mourant et sa pauvre femme, épuisée par le labeur et la misère, était sur le point de succomber. Ivanoff se mit courageusement à travailler, mais tout semblait se liguer contre lui : le pauvre petit être qu’ils aimaient tant, mourut subitement, malgré leurs soins, laissant après lui un grand vide... Le ménage périclita. Désespérés, les pauvres gens décidèrent de quitter le village et d’aller chercher fortune ailleurs...

Un jour qu’Ivanoff se trouvait dans un wagon de chemin de fer, il crut reconnaître, dans le chef de gare, un de ses anciens officiers. Il le regarda longuement. Le chef parut également surpris à la vue de l’ouvrier... Ils se reconnurent.

— Ton nom est bien Ivanoff ? lui demanda le chef.

— Oui, mon capitaine, répondit joyeusement Ivanoff.

— Que fais-tu donc par ici, mon vieux ?

Ivanoff raconta alors toute son histoire, ses malheurs, sa misère, son désespoir...

— Alors..., demanda le chef de gare, s’efforçant de cacher son émotion, où vas-tu maintenant ?

— Je ne le sais pas moi-même, mon capitaine...

— Comment cela ? Voyons ! Tu ne sais pas où tu vas ?

— Parfaitement, mon capitaine, répondit d’une voix tremblante Ivanoff, je ne sais plus où aller !... je voudrais travailler... faire n’importe quoi... pour ne pas mourir de faim...

Le chef de gare le regarda avec pitié, puis après avoir réfléchi quelques instants, il lui dit d’une voix pleine de douceur :

— Écoute-moi, frère, reste ici jusqu’à nouvel ordre. Tu es marié ?... Où se trouve ta femme actuellement ?

— Elle est domestique chez un négociant de Koursk.

— Eh bien, alors, écris-lui de venir te rejoindre. Je te procurerai un billet gratuit pour elle. Justement dans quelque temps une de nos maisonnettes va devenir libre, et avec elle un poste de garde-barrière sera vacant. Je demanderai ce poste pour toi, au chef du personnel. Courage donc, mon vieux, et compte sur moi !...

— Oh ! comment vous remercier, mon capitaine, s’écria Ivanoff, dans un élan de reconnaissance...

Il s’établit donc à la gare. En attendant le départ du garde-barrière, dont il devait prendre la place, Ivanoff cherchait à se rendre utile : il sciait du bois, portait de l’eau à la cuisine, balayait le perron de la gare, arrosait les fleurs...

Quelques jours après sa femme arriva.

Ivanoff mit son mince bagage dans une voiturette à bras et le transporta dans sa nouvelle demeure. La maisonnette était neuve et chaude, avec un jardinet minuscule ; sur les côtés, un lopin de terre, deux hectares à peine, et au milieu, un grand arbre, dont l’ombre couvrait toute la cour. Les pauvres gens furent ravis de leur nouvelle situation ; ils firent mille projets plus beaux les uns que les autres ; on achèterait un cheval, voire une vache, on revendrait le lait et le beurre, en ville.

Le bonheur si longuement attendu, si vivement désiré, allait il enfin se réaliser ?...

Le lendemain, on remit à Ivanoff tous les accessoires du parfait garde-barrière : deux petits drapeaux, l’un vert, l’autre rouge, des lanternes, un cor, un marteau, des clefs anglaises pour les vis des rails, une pelle, un grand balai et une petite brochure où se trouvait indiqué le passage des trains. Au début, Ivanoff ne dormait point la nuit : il lisait attentivement sa brochure, regardait fiévreusement la pendule... Deux heures avant le passage du train, il sortait de sa maison, inspectait minutieusement la voie, essayait les vis, puis s’asseyait sur le seuil de sa porte, l’œil aux aguets, tendant l’oreille au moindre bruit, croyant percevoir à chaque instant le sifflet de la locomotive... Puis, peu à peu, il se fit à son nouveau métier, ses nerfs se calmèrent : ne savait-il pas déjà par cœur sa brochure ?

.... L’été vint. Sa besogne se trouva réduite ; il n’y avait plus de neige à balayer : d’ailleurs les trains sur cette ligne n’étaient pas très nombreux.

Deux mois passèrent encore. Ivanoff commençait à faire connaissance avec ses collègues, les gardes voisins. L’un d’eux était un grave et silencieux vieillard, qui n’attendait que sa retraite. L’autre, le plus rapproché, était jeune, très grand, maigre, pâle et nerveux.

La première fois que les deux voisins se rencontrèrent sur la voie, Ivanoff tira humblement sa casquette :

— Bonjour, voisin, dit-il.

L’autre le regarda de côté : Bonjour ! Il tourna le dos et partit sans ajouter un seul mot. Le lendemain, Ivanoff rencontra la femme de son étrange voisin.

— Eh bien, ma chère, ton mari n’est pas bavard...

La femme ne répondit d’abord rien. puis, ayant réfléchi un instant :

— De quoi veux-tu qu’il te parle ? Chacun a ses affaires ici-bas... Que Dieu te soit en aide !...

Et elle s’en alla.

Cependant, à force de patience et de bonhomie, Ivanoff finit par triompher du mauvais vouloir de son collègue. Ils se lièrent insensiblement d’une étroite amitié. Souvent ils partaient ensemble inspecter la voie, puis s’asseyaient sur l’herbe, la pipe aux lèvres et se racontaient mutuellement leurs heurs et malheurs.

Basile parlait peu, il écoutait surtout ; en revanche Ivanoff, né loquace, parlait de tout, de sa femme, de son père, de l’enfant aimé, enlevé trop tôt à leur affection, de son village, de sa misère....

— Oui, voisin, j’ai beaucoup souffert depuis que je suis au monde. Il y a des gens qui ont de la chance, qui vivent heureux, sans soucis. Eh bien, moi, qui n’ai jamais fait de mal à personne, rien ne me réussit...

Basile ne répondit rien : il secoua la cendre de sa pipe contre le rebord du rail, se leva et dit avec un soupir :

— Ce n’est pas la chance, voisin, qui est contre nous, mais les hommes. Il n’y a pas au monde de bête plus féroce, plus malfaisante que l’homme. Les loups ne se mangent pas entre eux... un homme mangerait volontiers un de ses semblables, et tout vivant encore...

— Hum... Les loups ne se gênent pas tant que tu crois...

— Possible... Tout de même je le répète, que si l’homme n’était pas si cruel, si avide, il y aurait du bonheur sur terre !...

Ivanoff resta pensif...

— Je ne sais pas, moi... Après tout c’est possible. En tout cas, si nous sommes malheureux, c’est que Dieu le veut ainsi...

— En ce cas, dit rageusement Basile, je n’ai plus rien a ajouter. Si tu veux tout mettre sur le dos du bon Dieu, si tu n’as pas le courage de réagir toi-même contre ta souffrance, c’est qu’alors tu es un chiffon !

Il tourna le dos et partit sans un mot d’adieu. Ivanoff se leva à son tour :

— Voisin, dit-il d’un ton de reproche, pourquoi de si gros mots ?

Mais Basile ne l’entendit plus. Ivanoff le regarda fixement, jusqu’à ce que la maigre silhouette de son voisin disparût derrière un tournant. Rentré chez lui, Ivanoff dit à sa femme :

— Quel drôle de corps, que notre voisin !...

Cependant leur amitié n’eut pas à souffrir de cette brusquerie. Ils se retrouvèrent de nouveau sur la voie, se tendirent les mains et entamèrent la même conversation.

— Eh ! frère, n’étaient les hommes. nous ne passerions pas notre existence dans ces misérables baraques, dit Basile.

— Mon Dieu, on y peut encore vivre, répondit Ivanoff.

— Bien sûr !... Quel homme tu es vraiment, mon pauvre Siméon ! Pour avoir tant vécu, tu as bien peu profité de la vie ; tu as peut-être beaucoup regardé, mais tu as bien peu vu ! Pense donc quelle existence nous est faite à nous, pauvres gens, que ce soit ici, ou ailleurs. On nous suce le sang, tant que nous sommes jeunes et forts... et une fois devenus vieux, on nous jette au loin, comme des débris inutiles. Combien te paye-t-on par an ?

— Pas grand’chose, à vrai dire : douze roubles[1].

— Moi j’en ai treize et demi. Permets-moi de te demander pourquoi cette inégalité ? Réglementairement nous devrions toucher les uns et les autres deux roubles par mois, plus l’éclairage et le chauffage. Qui, alors, nous donne ces douze ou treize roubles ? Voyons, réponds-moi. Et tu oses prétendre que l’on peut bien vivre ? Comprends-moi bien. Il ne s’agit pas ici des deux ou trois malheureux roubles que nous touchons en moins ! Le mois dernier, je me trouvais à la station principale. Le directeur, de passage, s’y trouvait. Je l’ai vu... j’ai eu ce grand honneur. Il monta dans un wagon spécial et regarda par la portière... Oh ! je ne resterai pas longtemps ici, vois-tu ! Je vais m’en aller devant moi, n’importe où !...

— Et où iras-tu ? Ici tu as un foyer, où il fait chaud. Où il fait bon, tu as un petit coin déterre, ta femme est une bonne travailleuse, dévouée et fidèle...

— Un coin de terre ! Tu ne l’as pas vu, ce fameux coin de terre ? Il n’y a rien de rien. Écoute cela ! J’avais planté, au printemps dernier, un peu de choux, lorsqu’un jour le surveillant arrive chez moi : « Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écrie-t-il d’une voix rauque. Pourquoi as-tu planté sans demander l’autorisation de tes supérieurs ? Enlève-moi cela et vivement. »

... — Il était ivre, ajouta mélancoliquement Basile, c’est probablement pour cela que mes choux lui ont déplu... « Trois roubles d’amende ! » gronda-t-il pour terminer...

Basile se tut, vida sa pipe, et d’une voix douce :

— Encore un peu, et je le tuais !...

— Eh, voisin, tu t’emballes facilement !

— Du tout, mon vieux, mais je suis juste, et je veux qu’on le soit avec moi. Oh, qu’il ne revienne pas une seconde fois... cette gueule d’ivrogne, je me plaindrai ! Et Basile porta en effet plainte devant le chef.

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Un jour le chef du mouvement inspectait la voie, car on attendait incessamment l’arrivée d’une délégation d’ingénieurs et de hauts fonctionnaires de Saint-Pétersbourg. On fit quelques réparations urgentes, on peinturlura les poteaux télégraphiques. Ivanoff travailla toute la semaine, il mit tout en ordre, répara et brossa ses vêtements des jours de fête ; la plaque de cuivre, qui portait son numéro d’ordre, brillait comme un soleil. Basile, de son côté, ne resta pas non plus oisif.

Enfin le grand jour arriva. Le chef du mouvement s’arrêta devant la demeure d’Ivanoff. Celui-ci se précipita au-devant de son supérieur et lui fit son rapport militairement. Le chef parut content.

— Depuis combien de temps es-tu ici ? demanda-t-il.

— Depuis le 2 mai, monsieur le chef, répondit Ivanoff.

— Merci, c’est bien. Qui est au n° 64 ?

Le surveillant, qui se trouvait auprès du chef, lui répondit vivement avec un accent de colère contenue :

— Basile Spiridoff...

— Ha ! ricana le chef, c’est le fameux gaillard sur lequel vous me fîtes l’an dernier un rapport assez peu flatteur ?

— Lui-même, monsieur le chef.

— C’est bien. Nous allons le voir ce terrible Spiridoff !...

Et on se dirigea vers le n° 64.

Ivanoff regarda avec angoisse le chef s’éloigner et pensa : « Mon Dieu, que va-t-il se passer chez ce pauvre voisin ? »

Deux heures après il se dirigea vers la maison de Basile. Tout à coup il vit se dessiner dans le lointain la grande et maigre silhouette de son voisin. Basile avançait lentement, une grosse canne à la main, sac au dos, la joue emmitouflée d’un linge blanc.

— Eh, voisin, lui cria Ivanoff de loin, où vas-tu ? Basile Spiridoff s’approcha. Il était méconnaissable ; une pâleur livide couvrait son visage osseux, ses cheveux étaient défaits et ses yeux avaient des lueurs sinistres...

— Je vais en ville... à Moscou... à la Direction Géné rale... articula-t il d’une voix tremblante, où se devinaient des larmes.

— Ah bah ! Comment ? Tu vas porter plainte ?... Voyons mon vieux camarade, de grâce, abandonne ces projets fous, reste avec nous, oublie le mal qu’ils t’ont fait, crois-moi !...

— Oublier !... Jamais, frère ! Il est trop tard pour oublier... Tu vois... il m’a frappé au visage... mon sang a coulé !... Je m’en souviendrai tant que je vivrai. Mais il apprendra à me connaître...

Ivanoff le prit par la main.

— Basile, je t’en supplie, ne te laisse pas aller à des extrémités ; tu n’en seras pas plus heureux !...

— Oh, je le sais bien... tu disais vrai, lorsque tu me parlais de la chance... N’importe ! si, personnellement je ne dois pas en profiter, du moins aurais-je la conscience d’avoir souffert pour la justice et pour la vérité.

— Enfin, dit Ivanoff, raconte-moi, comment les choses se sont passées...

— Voici. Le chef inspecta minutieusement tout ; il entra même dans ma baraque. Je savais qu’il serait sévère pour moi ; aussi avais-je tout mis en ordre. Il allait se retirer, lorsque je lui présentai une plainte écrite. Alors... il s’écria tout à coup :

— Comment, animal, brute, je viens ici faire une inspection officielle, et tu oses venir m’ennuyer avec ton sale petit jardin ! Devant toi se trouvent groupés les plus hauts fonctionnaires de 1’État et tu oses parler de tes choux !...

— Je ne pus me retenir, je lâchai mon mot, oh, pas bien gros, va.... Le chef en fut offensé. Je sentis soudain comme une brûlure sur ma joue... Je ne bougeai pas, comme si cela m’était dû. Ils partirent... Je revins à moi, je lavai le sang qui me coulait de la bouche et du nez... je partis !...

— Et ta maison ?... demanda Ivanoff.

— Ma femme reste... elle sait autant que moi... Et puis, après tout, cela m’est bien égal... Que le diable les emporte avec leur ligne !

Basile se leva, ramassa son sac :

— Adieu, camarade, je ne sais pas si là-bas, on me donnera satisfaction... mais...

— Comment ? Tu vas à pied ?... demanda Ivanoff.

— Oh ! rassure-toi. Je connais le chauffeur du train de marchandises. Il me prendra avec lui, de cette façon, demain, je serai à Moscou.

Les deux hommes s’embrassèrent une dernière fois. Basile partit... on n’entendit plus parler de lui... Sa femme travaillait nuit et jour... elle était devenue d’une maigreur à faire pitié : son visage et ses yeux étaient bouffis de larmes.

Un jour Ivanoff la rencontra.

— Eh bien, voisine, ton mari n’est toujours pas revenu ?

La femme fit un geste désespéré, garda le silence et partit en essuyant furtivement une larme.

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Siméon Ivanoff avait appris dans sa toute première jeunesse à fabriquer des petites flûtes, qu’il découpait dans du bois de sureau ; il consacrait à cet innocent plaisir presque tous ses moments de loisir. Quand il en avait fabriqué un certain nombre, il les donnait à un conducteur de ses amis, qui se chargeait de les faire écouler en ville à raison de deux kopecks[2] la pièce.

Quelque temps après le départ de Basile, Ivanoff quitta sa demeure, après avoir chargé sa femme de le remplacer au passage du train de 6 heures, prit son coutelas et s’en alla d’un pas tranquille au bois, découper ses petites flûtes. À 600 mètres environ de la voie ferrée se trouvait un immense marais presque entièrement couvert de sureau. Ivanoff coupa une dizaine de bâtonnets, les ficela soigneusement et revint vers sa maisonnette sans se presser. Le soleil était déjà bas et le demi-silence de cette heure n’était troublé que par quelques derniers piaillements d’oiseaux et le bruissement du feuillage.

Ivanoff se rapprochait insensiblement de la voie, lorsqu’il crut entendre un bruit semblable à celui que fait le fer en frappant du fer. Ivanoff pressa le pas.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ?... pensa-t-il.

Maintenant il se trouvait dans une clairière. Devant lui s’étendait, sur une longueur de plusieurs kilomètres, la voie ferrée, droite et égale, et juste en face de lui un homme était accroupi, qui semblait très occupé... Ivanoff se dirigea doucement vers lui. « C’est encore pour voler des vis », grommela-t-il. Il approche encore, mais déjà troublé et intrigué : l’homme s’est levé ; il tient à la main une barre de fer ; soudain il la brandit, la place sous le rail, s’appuie fortement sur ce levier improvisé... le rail bouge et s’en va sur le côté...

Ivanoff eut un étourdissement... il voulut crier, mais le son expira sur ses lèvres devenues blêmes : il venait de reconnaître son camarade Basile, qui maintenant courait de toutes ses forces :

— Basile ! Mon vieil ami, mon frère, reviens au nom du ciel. Donne-moi ta barre... Nous avons encore le temps de tout remettre en place. Personne n’en saura rien, je te le jure. Oh ! reviens, sauve ton âme d’un tel péché, je t’en conjure !...

Mais Basile ne se retourna pas... il s’engagea dans le bois et disparut bientôt...

Ivanoff resta comme pétrifié au-dessus du rail dérangé... ses flûtes étaient tombées à ses pieds... Un train express va passer sur cette ligne et rien pour l’arrêter... Son petit drapeau rouge est resté à la maison... Rien aussi pour remettre le rail en place...

Il faut donc courir vers la maison pour chercher des instruments... Dieu lui viendra-t-il en aide ? Il se met à courir de toutes ses forces... 500 mètres à peine le séparent encore de sa cabane... le sifflet de la filature voisine déchire l’air, strident et sinistre... il est six heures ! Dans deux minutes le train va passer !...

— Dieu ! sauve l’âme de ces innocents !... Oh ! les pauvres voyageurs des troisièmes... des enfants aussi sans doute, pauvres petiots... Ils sont là tranquillement assis, sans penser à rien... cela les amuse de voyager si vite... Dieu, éclaire-moi !... Non, il n’y a plus moyen d’arriver à la maison et d’en revenir à temps !...

Ivanoff retourne sur ses pas en courant désespérément, sans savoir ce qu’il va faire... Soudain il saisit une de ses flûtes, puis court plus loin. Il lui semble que la locomotive s’approche... il perçoit un vague et lointain sifflement... les rails ont commencé à trembloter doucement... Plus de force pour courir encore...

Ivanoff s’arrête à 300 mètres du lieu fatal... une idée soudaine éclaire son esprit. Il enlève son chapeau, tire de sa poche un grand mouchoir ; puis il prend son coutelas... Il fait un large signe de croix :

— Que Dieu me soit en aide ! murmure-t-il...

Il se porte un grand coup de son coutelas au bras gauche, un peu au-dessus du coude. Le sang jaillit rouge et tiède... Il en imbibe fiévreusement son mouchoir, l’étale largement, le fixe à l’extrémité de sa petite flûte et présente, selon toutes les règles de l’aiguillage, son petit drapeau rouge improvisé...

Il est là, debout... il agite son petit drapeau... on aperçoit déjà non loin la lourde machine.. Le mécanicien ne voit pas Ivanoff... Hélas ! s’il approche encore, tout est perdu !... On ne peut arrêter le monstre si près... Et le sang coule toujours. Ivanoff presse son coude ensanglanté contre son flanc, il le serre de toutes ses forces, mais en vain...

— J’ai dû couper profondément, pense-t-il...

La tête lui tourne... il ne voit plus très clair... un bourdonnement sourd crépite dans ses oreilles... il lui semble entendre le son d’une cloche...

Il ne voit plus le train... il n’entend plus aucun bruit, mais une idée fixe, toujours la même, le hante et le torture encore et toujours...

— Oh ! je ne résisterai pas... je tomberai... avec le petit drapeau !... Dieu ! tu ne m’abandonneras pas !...

... Ivanoff tomba, et avec lui tomba le petit drapeau de sang... mais une main le ramassa soudain et le dressa bien haut... Le mécanicien vit le signal, renversa la vapeur et stoppa...

On sauta à bas des wagons, les voyageurs s’attroupèrent pour voir ce qu’il y avait : par terre gisait un homme tout en sang, sans connaissance, et près de lui un autre homme, très grand, très maigre, très pâle, tenant, fixé à l’extrémité d’un petit morceau de sureau, un mouchoir dégouttant de sang.

D’un regard, Basile embrassa l’assistance, baissa tristement la tête, puis d’une voix tremblante :

— Liez-moi ! C’est moi qui ai enlevé le rail...

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 8 octobre 2012.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Rouble — 2 fr. 65. (Note du traducteur.)

[2] Un sou. (Note du traducteur.)