LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

René Fülöp-Miller

1891 – 1963

 

 

 

 

TOLSTOÏ ET DOSTOÏEVSKI

 

 

 

 

1928

 

 

 

 

 


Traduit de l’allemand par Nadine Stchoupak,
Europe, n° 67, 1928.

© Reproduction interdite.

 


 

Le monde a pris l’habitude de nommer, d’un trait, Tolstoï et Dostoïevski, comme les deux écrivains les plus représentatifs de la Russie. Il est d’autant plus frappant que ces deux hommes ne se soient jamais, de toute leur vie, personnellement connus ; ils étaient cependant d’âge à peine différent, Dostoïevski n’ayant que sept ans de plus que Tolstoï. Les œuvres qui leur valurent à tous deux leur véritable gloire, Crime et Châtiment d’une part, La Guerre et la Paix d’autre part, parurent presque en même temps, en 1865.

Pendant son séjour en Sibérie, Dostoïevski s’était déjà vivement intéressé à l’œuvre de Tolstoï. Lorsque parut La Guerre et la Paix, Dostoïevski lut le roman avec le plus grand enthousiasme ; il projeta même, pendant un certain temps, d’écrire quelque chose d’analogue. Il résulta finalement de ce projet le programme d’une œuvre inachevée, La vie d’un grand Pécheur.

Dix ans plus tard, Dostoïevski parla avec admiration du génie de Tolstoï, au point de le citer comme une preuve de la grande mission historique de la Russie. A quelqu’un désireux de savoir comment il pouvait démontrer que la Russie détenait l’héritage du Christ, il répondit sans hésiter : « Si l’Occident nous demande quelle grande œuvre nous sommes capables de tirer du trésor de notre esprit, nous nous réclamerons de Tolstoï et de son Anna Karénine ; cela suffira. »

D’autre part, Tolstoï parla à maintes reprises, avec le plus grand éloge, de Dostoïevski et, surtout, de Crime et Châtiment ; la première partie de ce roman marquait, à son avis, un tournant de la littérature universelle. En deuxième ligne, il appréciait les Souvenirs de la Maison des Morts, lesquels, selon lui, contenaient tant de choses « qu’elles auraient suffi à bien des écrivains ». Quelquefois, par contre, cette surabondance de matière chez Dostoïevski choquait Tolstoï comme un défaut ; elle l’empêchait, croyait-il, de se concentrer entièrement sur un sujet.

Le fait que ces deux grands hommes, malgré le vif intérêt qu’ils se témoignaient mutuellement, ne se fussent jamais personnellement rencontrés, est d’abord dû aux circonstances : en 1855 et 1856, alors que Tolstoï séjournait fréquemment à Pétersbourg, Dostoïevski était exilé en Sibérie ; lorsque ce dernier revint dans la capitale, Tolstoï s’était déjà retiré à Iasnaïa Poliana pour n’en sortir que de moins en moins.

En 1879 se présenta enfin une occasion où les deux écrivains auraient pu se rencontrer, mais elle fut de nouveau perdue par un singulier accident. Tolstoï et Dostoïevski assistèrent tous deux à une conférence du philosophe Vladimir Soloviov. Tolstoï s’y trouvait avec N. Strakhov, le critique et publiciste, auquel il avait demandé de ne lui présenter personne. Bien que cette interdiction pût difficilement s’appliquer à Dostoïevski, Strakhov prit le désir de Tolstoï au pied de la lettre et lui évita pendant toute la soirée une rencontre avec Dostoïevski et sa femme ; et c’est ainsi, que, ce soir unique, les deux écrivains ne purent lier connaissance. Lorsque Dostoïevski eut appris par la suite que Tolstoï avait assisté, en même temps que lui, à la conférence de Soloviov, il fut très peiné et mécontent d’avoir laissé échapper cette occasion d’approcher Tolstoï.

Finalement Dostoïevski prit le parti d’aller trouver le maître à Iasnaïa Poliana et de le faire notamment en se rendant à Moscou pour les fêtes à la mémoire de Pouchkine. Il ne voulait pas mourir, disait-il, avant d’avoir vu Tolstoï.

Ce projet ne devait pas se réaliser. Tourguenev qui s’était rendu à Iasnaïa pour inviter Tolstoï à la fête de Pouchkine, en revint fort assombri et rapporta bien des détails fâcheux sur le ménage et l’état d’âme de Tolstoï ; son récit découragea Dostoïevski au point qu’il n’osa se présenter à Iasnaïa à un moment si peu favorable. Il remit son projet à une date ultérieure ; six mois plus tard, il mourait subitement sans avoir satisfait à son désir.

La nouvelle de cette mort produisit sur Tolstoï une profonde et douloureuse impression. « Je n’ai jamais vu cet homme », écrivit-il à Strakhov, « je n’ai jamais eu avec lui de relations directes, et soudain, lorsqu’il est mort, j’ai compris qu’il était pour moi l’homme le plus proche, le plus cher, le plus indispensable. Et jamais je n’ai songé à me mesurer avec lui, jamais. Tout ce qu’il faisait (ce qu’il faisait de bon, de vrai) était tel que plus il faisait et mieux je m’en trouvais. L’art m’inspire de l’envie, l’intelligence également, mais l’œuvre du cœur, — rien que de la joie. Je le considérais comme un ami, j’ai toujours pensé que nous nous verrions, que cela ne s’était pas trouvé ainsi jusqu’alors, mais que cela m’appartenait. Et soudain je lis : il est mort. C’est comme un appui qui vient à me manquer. J’ai perdu la tête, puis j’ai compris combien il m’était cher, et j’ai pleuré, et je pleure encore. »

Malgré cette effusion et bien d’autres déclarations de Tolstoï, il semble qu’intérieurement l’attitude réciproque des deux écrivains n’ait pas toujours été empreinte de parfaite sympathie. Aussi n’est-ce peut-être pas un hasard qu’ils ne se soient jamais rencontrés ; on dirait plutôt qu’un sentiment inconscient d’appréhension les poussait tantôt à créer ce hasard, tantôt à en tirer intentionnellement parti pour éviter une rencontre.

Car Tolstoï exprima souvent sur Dostoïevski d’autres opinions, qui permettent d’entrevoir combien peu il était parfois d’accord avec l’œuvre de cet écrivain. Dans une autre lettre à Strakhov il faisait observer que l’importance de Dostoïevski avait été exagérée[1] ; Duchan Makovitski, le médecin de la famille Tolstoï, raconte, dans son Journal intime, un entretien qu’il eut avec Tolstoï à ce propos :

« J’ai demandé aujourd’hui à Tolstoï s’il connaissait bien l’œuvre de Dostoïevski ; voici sa réponse : « Je viens de lire les Frères Karamazov et je ne trouve pas cela bon. Le défaut de Dostoïevski, c’est que son art est informe. Beaucoup de détails sont puissamment inventés, en partie exagérés, mais aussi en partie négligés. Cependant on trouve dans son œuvre beaucoup d’idées profondes et elle est d’une haute teneur religieuse. Je n’ai d’objections que contre la forme et c’est pourquoi je ne comprends pas que les romans de Dostoïevski puissent exercer une si grande influence. »

Le lendemain, Makovitski note dans son Journal : « Nous avons continué notre conversation sur Dostoïevski en présence de la femme de Tolstoï, Sophie Andréevna. Tolstoï dit : « J’ai lu aujourd’hui le chapitre du Grand Inquisiteur ; il est beau, mais, comme dans toutes les œuvres de Dostoïevski, il s’y trouve aussi de fortes exagérations. C’est la mesure qu’il ne sait pas observer. »

« Chaque fois que je lis Dostoïevski », poursuivit Tolstoï, « j’ai le sentiment d’éprouver au commencement de la lecture une espèce de résistance ; puis je suis entraîné par l’œuvre. Combien étrange la manière de Dostoïevski, combien singulière, voire anormale sa langue ! Tous ses personnages parlent la même langue, et le plus extraordinaire c’est l’excès d’originalité de ces images, qui atteint à un tel point que c’est précisément l’originalité qui en souffre. Il lance des grandes idées à tour de bras et le sujet réaliste est chez lui tout imprégné de romanesque. Or, à mon idée, le temps du romanesque est révolu ; moi, par exemple, je ne pourrais pas peindre si longuement la façon dont une jeune fille défait ses cheveux. Mais je serais plutôt capable d’écrire ce que doivent être les relations entre les êtres humains. »

Nous ne connaissons pas de Dostoïevski d’observations critiques de ce genre sur Tolstoï et tout semble témoigner que l’auteur des Frères Karamazov a éprouvé pour le sage de Iasnaïa Poliana une admiration et une vénération sans réserves[2].

 

Vienne.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 février 2014.

 

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[1] Cette observation de Tolstoï ne se rapporte pas à l’œuvre, mais à la réputation de prophète et de martyr que l’on faisait à Dostoïevski (N. d. T.).

[2] Il convient néanmoins de noter que l’on trouve çà et là, notamment dans la correspondance de Dostoïevski, les traces d’une opinion ou d’un sentiment sur Tolstoï quelque peu différent de celui-ci. On connaît son mot par lequel il estime que les œuvres de Tourguenev et de Tolstoï, si belles soient-elles, sont de la littérature de pomiéstchïk (gros propriétaire foncier). Opinion qu’il développe, sans nommer personne, dans un fragment inédit de L’Adolescent, publié par le « Séminaire pour l’étude de Dostoïevski » aux Éditions d’État à Moscou. Dans une lettre à sa femme, en date du 7 février 1875, Dostoïevski s’exprime ainsi à propos d’Anna Karénine : « Roman assez ennuyeux et pas extraordinaire. Qu’est-ce qu’ils admirent ? Je ne comprends pas. » (N. d. T.).