LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES —
Benjamin Fondane
1898 — 1944
CHESTOV, KIERKEGAARD ET LE SERPENT
1934
Article paru dans les Cahiers du Sud, n° 164, 1934.
Fragment d’une étude sur Sœren Kirkegaard, qui fait partie d’un livre sur « La Conscience Malheureuse », chez Bergson, Chestov, Freud, Husserl, Heidegger etc...
« Là où se trouve l’arbre de la connaissance, se trouve aussi le paradis. Ainsi parlent les vieux et les plus jeunes serpents. »
NIETZSCHE.
« Il est temps qu’apparaisse l’opposition supérieure, ou plutôt la vraie opposition, celle de la Nécessité et de la Liberté qui, seule, amène notre recherche au cœur de la Philosophie » — écrivait Schelling, tout au début de son traité portant sur « La Liberté Humaine ». Voici un texte qu’auraient pu mettre en épigraphe tant Léon Chestov que Sœren Kirkegaard, sur la première page de leur oeuvre, si... si Schelling avait entendu par là une véritable « opposition » entre la nécessité et la liberté, je veux dire une lutte acharnée à la vie et à la mort et non une opposition dialectique qui déjà préfigure Hegel ; si Schelling n’avait pas craint tout comme Hegel « une philosophie du déchirement interne et du désespoir de la Raison », et s’il n’avait pas écrit : « Car c’est bien l’âme qui produit les pensées, mais la pensée, une fois produite, est une puissance autonome continuant à agir pour son compte, arrivant même dans l’âme humaine à une intensité telle qu’elle opprime sa propre mère et qu’elle la fait ployer sous sa loi ! »
Cette « pensée », promue au rang de « puissance autonome », pressée de produire d’elle-même une image qui épuisât le réel et amenât celui-ci, en un point du miroir où une première ressemblance fortuite sera vite déclarée éternelle après avoir été nommée « identité », — cette « pensée », dis-je, n’aura de cesse qu’elle n’ait résolu l’antagonisme nécessité-liberté dans une unité supérieure : l’Esprit, par exemple — on trouve déjà l’Esprit chez Schelling — et n’ait obtenu que l’on écrive : nécessité et liberté. Après cela, la nécessité ayant donné naissance, tout comme les corps radioactifs, à deux nouveaux corps : le bien et le mal, sans rien perdre de son propre poids, et sans projeter une trop vive lumière sur les principes mômes de cette génération, Schelling écrira en toute tranquillité : « Or, selon l’idée réelle et vivante de la Liberté, elle est le pouvoir du Bien et du Mal ». Mais le Bien et le Mal étant, comme toute l’éthique, un sous-produit de la nécessité, la définition de Schelling se ramène en somme à ceci que l’idée « vivante » et « réelle » de la Liberté est le pouvoir de la Nécessité. Car, dit-il, « nier le mal, d’une façon ou d’une autre... c’est faire disparaître l’idée réelle de Liberté ». La philosophie n’est plus, par conséquent, la mise en oeuvre d’une opposition vivante, d’un antagonisme réel entre la Nécessité et la Liberté, mais une opposition « fictive » entre la Nécessité divisée avec elle-même, un conflit passager au sein d’une seule puissance, un procès dialectique que se doit de résoudre l’Esprit, cette « puissance autonome » qui bien que née de l’âme, agit pour son propre compte et opprime sa propre mère « qu’elle fait ployer sous sa loi. » C’est par de tels moyens que Schelling pensait sauver la liberté, comme plus tard Nietzsche sauva l’immortalité de l’âme sous le nom de « Retour Éternel », et Bergson sauva Dieu sous le nom de l’ « Élan Vital ». La dernière métaphysique en date, celle du philosophe allemand Heidegger, n’ira pas beaucoup plus loin : la liberté de Heidegger n’est qu’une liberté à la mort, liberté d’obéir à la nécessité. Et le problème fondamental de sa métaphysique ne sera plus celui de Schelling : « la vraie opposition, celle de la Liberté et de la « Nécessité », ni celui — ou ceux — de Kant : problèmes de Dieu, de l’immortalité de l’âme et du libre-arbitre, mais seulement celui-ci : « Pourquoi en général y a-t-il de l’Être ? Pourquoi l’Être plutôt que le Néant ? »
Ce n’est pas trop s’avancer que de poser l’hypothèse d’un Dostoïewski n’ayant pas lu Schelling, pas plus qu’il n’avait lu Kant ou Hegel ; cependant il faut croire que Dostoïewski apprit comme tout le monde, ne fut-ce que par les journaux, ne fut-ce que par la prétention à l’ultime vérité de deux et deux font quatre, que la métaphysique venait d’être condamnée à mort et que personne n’avait relevé le défi de la cause jugée. Il se passa alors une chose insolite : seul, dans son souterrain, Dostoïewski contesta le bien-fondé du jugement implacable. Mais qui était ce Dostoïewski ? Un grand écrivain de la terre russe, sans doute ; mais pas un philosophe, à coup sûr ! De plus, même Dostoïewski n’osa soulever cet incident dans une chaire, dans la rue, voire dans un tonneau, comme Diogène. C’est dans son souterrain qu’il parla, c’est comme un homme du souterrain qu’il présenta sa requête, ou plutôt qu’il cria son indignation. C’est dans son immonde souterrain qu’il cracha sur les évidences, brava le deux et deux font quatre, s’enhardit jusqu’à tirer la langue aux évidences et clama que si la raison s’emparait même de l’absurdité et du chaos, l’homme — celui du souterrain, s’entend — saura lui échapper : il deviendra fou « exprès ».
Ce sont là des paroles honteuses et dont Dostoïewski lui-même eût honte, car dès qu’il put quitter le souterrain et redevint Dostoïewski, c’est-à-dire un grand écrivain de la terre russe, il bazarda son souterrain et parla raisonnablement, comme tout le monde. Il admit que deux et deux fissent quatre, accepta que la pensée fût une « puissance autonome » et ne s’indigna plus contre cette puissance, qui, née de l’âme, opprimait sa mère et la ployait sous sa loi. Il vanta l’âme russe, parla de la conquête de Constantinople, du pan-slavisme et envoya au bagne, ou en Sibérie, les propres personnages de ses romans — qui n’étaient par ailleurs, que les hommes mêmes du souterrain, acceptant par là « que l’idée réelle et vivante de la Liberté, n’est que le pouvoir du Bien et du Mal ». Ce fut donc un joli scandale le jour où Léon Chestov déclara inopinément que le véritable Dostoïewski, il fallait le chercher dans le voyou insupportable du souterrain et que c’était à ce voyou, et non à Kant, que revenait le mérite d’avoir écrit la critique de la Raison Pure. Car, sans s’en douter, l’auteur des « Possédés » et des « Mémoires d’un Souterrain », avait jugé la raison avec autre chose que la raison ; et d’abord, il avait jugé la Raison ; cela n’était plus arrivé depuis fort longtemps.
Mais, pendant que Dostoïewski écrivait dans son souterrain la Critique de la Raison Pure, dans un autre souterrain, situé au Danemark, Kirkegaard s’époumonait à crier : « Je trouve un apaisement à me comporter dans mon microcosme de la façon la plus macrocosmique ». Il ne demandait pas qu’on instituât au centre de la philosophie l’opposition liberté-nécessité, et encore moins qu’on déclarât que l’idée vivante de la Liberté fut le pouvoir du Bien et du Mal, mais criait sur les toits qu’il fallait « suspendre l’éthique » — c’est-à-dire justement le bien et le mal — et demandait, à bout de souffle, du « Possible ! » — c’est-à-dire de l’impossible. Cependant, le souterrain de Kierkegaard ne ressemblait guère à celui de Dostoïewski ; c’était un drame atroce qu’il y avait enfermé ; il le cachait ce drame, sachant combien il est ridicule d’étaler devant les yeux du monde un évènement intime, mais il sortait néanmoins dans la rue pour s’attaquer ouvertement aux philosophes, aux chrétiens et aux évêques. Il n’avait pas honte de sa honte, lui ; il connaissait Schelling et Hegel ; et son souterrain à lui était solide puisque bâti sur la dialectique, cette même dialectique dont ses adversaires s’étaient revêtu pour se rendre inexpugnables.
D’un voyou, il était aisé de se défaire ; mais Kirkegaard n’était pas un voyou ; c’était bel et bien un élève de Hegel. Quel que fût par conséquent son goût pour le scandale, le paradoxe, on était en droit d’espérer qu’avec lui, les choses finiraient par s’arranger. Elles ne s’arrangèrent point. Il fallut chercher un biais ; comme il avait été hégélien, il parlait à la manière de tous les disciples, bien que pour dire autre chose, le même langage que Hegel. C’était toujours ça de gagné. Pourvu que le langage soit philosophique le reste n’a pas grande importance. Le lavage des chèques n’est pas inconnu aux philosophes ; il eut suffi de soumettre la pensée kirkegaardienne à quelques opérations de philosophie comparée et de la rendre célèbre, c’est-à-dire de l’abandonner aux professeurs.
Ça devait aller tout seul. Ainsi fut fait. Malheureusement, Chestov venait de naître. L’homme souterrain quittait son trou, n’était pas un ignorant et ne parlait plus le charabia hégélien. Lui aussi, il suspendait l’éthique, arrachait la Liberté à une définition qui l’assimilait à la Nécessité, proclamait l’opposition réelle — c’est-à-dire irréductible — entre la liberté et la nécessité et attaquait ouvertement cette « pensée autonome » qui osait opprimer sa mère et la ployer sous sa loi. Tout comme Kirkegaard, il demandait la mise à mort de la gnoséologie, ou science de la pensée ; il en appelait lui aussi, « à la vertu prodigieuse de l’absurde », et réclamait le « droit » de cracher au visage des évidences et de tirer la langue à la nécessité. Son langage était si clair que l’on ne put s’y tromper. On ne put « laver » sa pensée. Et le voici plantant son couteau, — le même que celui de Kirkegaard — dans les chairs vives de la philosophie obéissante.
* * *
Si j’associe ici les noms de Kirkegaard et de Chestov, ce n’est pas pour la seule raison que, dans le monde moderne, ils soient seuls à avoir consciemment saisi la portée du véritable problème philosophique et seuls à vouloir trancher le nœud gordien de la connaissance avec la même épée flamboyante, mais aussi parce qu’ils représentent, à eux deux, un des cas les plus étranges de cet épisode du renflouement désespéré de la métaphysique, dans un monde absolument indifférent. Similitude de recherche, similitude de méthode, même argumentation, mêmes sources, tout les réunit dans cette même tranchée où cependant ils ne se sont pas rencontrés, où leurs visages ne se sont pas touchés. S’il n’y avait la forme de pensée, la pertinence de leur style, le timbre de leur voix, l’accent de leur désespoir qui fût si différent, peu de choses distingueraient la lutte à vie et à mort de Kirkegaard contre Hegel, de la lutte à vie et à mort contre Husserl, de Léon Chestov. Avec des résonances si différentes, si personnelles — l’ironie mordante, la violence, la peur panique, chez Kirkegaard — l’ironie socratique, l’amertume, l’audace froide chez Chestov — leur bataille spirituelle s’engage sur les mêmes points, défie les mêmes résistances, suscite les mêmes hostilités, provoque les mêmes ruptures, rejette les mêmes néants. Ils sont sensibles aux mêmes provocations, ont soif des mêmes libertés, y risquent les mêmes privilèges, avancent les mêmes pas. On dirait un « double », si le mot, sur le terrain de ce que Kirkegaard appelle « l’épreuve », avait un sens, si dans ce domaine-là, les mots ressemblance, identité, sosie, n’étaient pas dérisoires. Que ce double combat se soit passé sur un seul point spirituel, souffle contre souffle, sans que les combattants, poursuivant un but identique, s’en soient même aperçu, ou aient eu le moindre pressentiment de leur présence solidaire, voilà un évènement auquel l’histoire spirituelle n’est point accoutumée. Il me semble, quant à moi, que Kirkegaard plus souvent que Chestov, perd pied et lâche sa proie ; Hegel, bien que foudroyé du regard, tient en haleine son adversaire et ne le quitte pas qu’il ne l’ait épuisé ; il l’use plutôt qu’il ne le frappe ; ne pouvant le forcer par sa dialectique, il cerne son ennemi et lui coupe les vivres, jusqu’à ce qu’il se rende, fourbu. Chestov, par contre, considérablement agrandi par la critique de Dostoïewski, dont il a lui-même découvert, extrait, et qualifié la signification, me semble bien avoir parachevé l’œuvre de son « double », et mené son enquête meurtrière jusqu’aux confins d’un monde où de telles questions, à défaut de réponses, n’avaient jamais auparavant été posées. S’il avait été possible, avec Kirkegaard, de tricher, de l’opposer à lui-même, de le diviser avec soi, et de ses tronçons hégéliens agacer ses tronçons luthériens, écrire à son sujet, « Kirkegaard et Hegel », on ne peut, sur Chestov, se livrer aux mêmes abus, et son plus étrange mérite — qu’il était loin de prévoir — c’est que, grâce à lui, la pensée kirkegaardienne retrouve le pouvoir de briser la coque où l’avait magiquement enfermée la dialectique hégélienne et redevienne une force de vie. Grâce à Chestov la rouille quitte le tranchant acéré de Kirkegaard, et la pensée chestovienne se trouve ainsi doublée de cette pensée même, qu’elle protège, et qu’elle éclaire. L’acide de la pensée chestovienne se trouve être le seul susceptible de dissoudre, dans la pensée de Kirkegaard, tous les résidus, résistants jusque-là, de la dialectique de Hegel. Grâce à Chestov, Kirkegaard retrouve sa pureté première qu’il avait lui-même crottée de dialectique, assaisonnée de socratisme, en partie par hésitation, crainte, intimidation, en partie aussi pour cacher sa nudité et pour dérober au monde son message essentiel auquel, pour des raisons obscures, mais tenaces, il réservait la catégorie du secret et qu’il tenait à humilier à tout prix sous les haillons de l’anonymat.
Bien que déjà traduit en cinq ou six langues, le philosophe russe est peu connu par le grand public et mal connu par les gens pensants ; ses livres sur Dostoïewski et Tolstoï ont fait scandale en Russie, tout comme son essai sur Pascal a fait scandale en France ; je suppose que le visage de Nietzsche, dont il a éclairé les traits obscurs et déchiffré le malentendu profond, n’a pas dû être du goût de la plupart des nietzschéens allemands et que ses attaques contre Husserl lui ont enlevé l’amitié de la jeunesse attachée à l’école phénoménologique. On ne peut donc affirmer que les questions qu’il a posées, que sa critique de la raison, aient été entendues et que la brusque résurrection de Kirkegaard d’entre les morts se soit produite trop tard, dans un monde auquel ses idées eussent été déjà familières.
Mort vers les années cinquante environ du siècle précédent, célèbre au Danemark, sa patrie, mais presque inconnu en Europe, sinon sous le terme vague de « mystique » et pour avoir servi de mannequin au fameux Brand de Ibsen, Kirkegaard ne nous fut révélé comme « philosophe » que soixante dix ans après sa mort et ce, en tant que maître de Heidegger, qui le louait d’avoir poussé aussi loin que possible l’« analyse du phénomène de l’angoisse ». À présent, Kirkegaard est lu, discuté, commenté ; il ne semble pas pourtant qu’il soit davantage compris que Chestov, bien qu’une école théologique fameuse, celle de Barth, se soit réclamé de sa critique du christianisme. Mais l’auteur de la Maladie mortelle, de Crainte et Tremblement, du Concept de l’Angoisse, de la Répétition, n’est et ne doit pas être considéré comme un mystique pur et simple ; en aucun moment il ne quitte la philosophie avec l’indifférence de celui qui a vu ; sa volonté est justement de voir ; et c’est justement la philosophie qui l’en empêche ; son drame, sa révolte, ses paradoxes, son scandale, se situent dans les cadres strictement philosophiques. Tout comme Chestov, il ne peut transcender la raison d’un cœur léger et s’en aller rejoindre les vérités de la mystique ; il lui faut auparavant briser la raison, et cela sur son propre terrain, avec ses propres armes, prouver son impuissance à penser le réel, son inadéquation au réel qui pense.
Deux mille ans de philosophie nous ont habitué à penser que la recherche de la vérité par les idées « claires et distinctes », constituait une méthode, la seule, et que le « chercher en gémissant » de Pascal, par contre, n’était qu’un postulat de la sensibilité et ne pouvait, en aucun cas, être considéré comme une méthode, fut-elle secondaire, de la recherche de la vérité. Aujourd’hui Kirkegaard, Chestov, viennent au secours de Pascal ; ils soulignent l’impossibilité d’une connaissances par les idées « claires et distinctes » ; ils insistent sur le fait que le « chercher en gémissant » est la méthode philosophique par excellence ; non pas chercher et gémir, dira Chestov, mais gémir d’abord ; point de connaissance sans gémissement ; le premier moyen pour trouver la vérité, c’est de gémir.
Dans « Les sources de la vérité métaphysique », Chestov brosse, pour nous, un tableau effrayant de l’histoire de la philosophie ; Aristote en avait posé les bases avec la découverte des deux principes suivants : le premier, que la Nécessité ne se laisse pas persuader ; le second, que la vérité a le pouvoir de contraindre, que Parménide lui-même était contraint par les phénomènes. Dieu lui-même à vrai dire est contraint par la vérité car il ne peut faire, disait Aristote, en faisant sien un vers d’Agathon, que « ce qui a été n’ait pas été ». Pour Dieu, comme pour tout le monde, le fait d’expérience : Socrate a été empoisonné, est une vérité éternelle, tout comme la proposition « ce chien est enragé ». Voici deux vérités d’« expérience » que l’on a promues au rang de vérités éternelles et que non seulement les philosophes ne peuvent modifier, ni faire qu’elles n’aient pas été, mais que Dieu lui-même, aussi puissant qu’on le conçoive, ne peut modifier ni abolir. Au commandement primordial, au jubere de Dieu, la philosophie a substitué le parere, l’obéissance, et tout le monde obéit, depuis la nuit des temps, le grand Parménide aussi bien qu’Aristote, le citoyen vulgaire aussi bien que Dieu. Cette obéissance à laquelle nous nous sommes accoutumée n’a pas laissé d’offenser quelques-uns et Chestov de citer le témoignage même d’Aristote qui avoue avoir été vexé de devoir obéir. Mais bien qu’offensé, Aristote a continué d’obéir ; c’est qu’il pensait que l’obéissance est un acte philosophique, une méthode qui mène à la découverte de la vérité, cependant qu’il jugeait que l’offense, la rébellion de l’homme offensé ne peuvent mener nulle part, qu’on ne peut y voir un acte philosophique. « Il faut s’arrêter ! » s’écria-t-il.
Depuis deux mille ans, on s’est, en effet, arrêté. L’offense même a été oubliée. Nous nous sommes résignés, nous obéissons ; le jubere a été si bien oublié, qu’on l’a ôté non seulement à Dieu, mais même au Dieu de la création, au moment même de la création. L’obéissance s’est engendrée toute seule, elle a « puisé en elle-même » ; il n’y a jamais eu de commandement ; la liberté n’est qu’un mot qu’on peut dire, mais guère penser ; le seul mot qui ait un sens, est le mot obéir. Et voilà que, tout-à-coup, Dostoïewski déclare que s’il lui faut obéir, il n’en tirera pas moins la langue aux évidences ; que si l’homme doit obéir, il lui reste toujours la ressource de devenir fou pour échapper à la nécessité. Faut-il croire que Dostoïewski ait ressenti l’offense plus profondément qu’Aristote ? ou que soudain, il ait découvert, que l’offense, la révolte contre l’offense, était un acte philosophique pour le moins aussi légitime que l’obéissance et la résignation ? Et voilà que, pour les mêmes raisons, ne pouvant supporter cette offense, Kirkegaard se met à crier : au secours.
Que veut en ce cas le malade ? Un médecin ? de l’eau de Cologne ? des sels ? un prêtre ? du bonheur ? de la Justice ? Non, nous dit Kirkegaard, il veut du possible : « un possible, et notre désespéré reprend, il revit, car sans possible, pour ainsi dire, on ne respire pas. » À la place du possible, il faut savoir lire ici l’impossible, la répétition, ou le miracle. Cependant, Chestov nous assure que Hegel protesterait contre cela. Bien qu’il trouve que l’empoisonnement de Socrate soit un fait naturel, approuvé par la philosophie, il considère que le miracle est une violation du rapport naturel des choses, une violation de l’Esprit. Que Socrate meure empoisonné, ce n’est pas là une violation du rapport naturel des choses : à cela il faut se résigner, approuver, et même obéir ; mais que Job exige la « répétition », qu’il exige que lui soit restitué ce qui lui avait été enlevé, c’est demander que ce qui a été n’ait pas été : c’est là une monstrueuse violation de l’Esprit. Sans doute pensez-vous que, du temps de Job, temps pré-logique, celui-ci était tenu à se comporter selon le mode de la foi, mode depuis dépassé, dont nous n’avons pas à en tenir compte. Mais cela serait inexact ; en vérité, les amis de Job parlent exactement comme Aristote ; ils exigent de Job de se résigner, d’obéir, le pressent de reconnaître que rien ne lui est arrivé qui ne soit de sa faute, et lui conseillent de ne pas essayer de persuader la nécessité, ou comme dit Hegel, de ne pas violer l’Esprit. Cependant Job se sent offensé, plus offensé que malheureux ; il repousse les consolations aristotéliciennes de ses amis, les sages, et ignorant qu’être offensé n’est pas un acte philosophique, ni une méthode pour appréhender la vérité, il crie à l’offense, demande un arbitre entre Dieu et lui, Job, le ver de terre. « Job eut-il raison ? demande Kirkegaard : « oui, du fait qu’il eût tort devant Dieu. » Car, précisément, « chercher en gémissant » est une méthode, crier est une méthode aussi, repousser la nécessité est un acte philosophique, se sentir offensé en est un aussi ; ces actes transcendent la nécessité, la raison, et, violant l’esprit, mettent l’homme dans une catégorie nouvelle, de vérités premières, où le « jubere » prend la place du « parere », où la liberté remplace la nécessité, et où l’on peut avoir raison tout en ayant tort, puisque précisément il n’y a plus ni raison, ni tort, dans un monde où préside le « jubere ». le commandement, où désobéir n’est plus une violation du rapport naturel des choses et où par contre, c’est la vérité « Socrate est empoisonné, tout comme ce chien » qui constitue la plus absurde et la plus monstrueuse violation de l’Esprit.
Il est étrange de voir Job présider, faire son entrée sensationnelle, son deus ex machina, dans deux expériences déjà si apparentées et leur conférer le même axe spirituel, comme si cela avait été inévitable. Hasard ? Coïncidence ? Ou nécessité inéluctable d’une pensée « qui cherche quelque chose qu’elle ne puisse penser ? » Si Chestov, si Kirkegaard, n’avaient été, comme Job, que des ignorants, ou comme Dostoïewski, que quelqu’un qui n’avait puisé que dans la Bible, mais n’avait point lu les philosophes, l’explication eût été très simple. Mais ce n’est pas le cas. Chestov et Kirkegaard sont des disciples, l’un de Husserl, l’autre de Hegel, ils savent le grec et le latin et ne citent leurs sources que de première main. Pourquoi alors s’adressèrent-ils à Job ? Ce que Hegel, ce que Husserl, ou plus loin qu’eux un Aristote, un Socrate, ne pouvaient leur donner, pouvait-on décemment le demander à Job le pauvre ? Cependant l’un et l’autre quittent avec éclat leur « doctor publicus ordinarius », Hegel et Husserl, et s’en vont chercher le « penseur privé », Job. Que pouvait, en occurrence, le « penseur privé », que le « doctor publicus ordinarius » n’eût déjà en son pouvoir ? Si Job aussi a eu tort devant Dieu, n’est-ce pas reconnaître qu’Aristote avait raison en disant que la nécessité ne se laisse pas persuader, et que Hegel avait raison lorsqu’il écrivait que demander que ce qui a été n’ait pas été, était une violation de l’Esprit ? Non, même en ayant tort, Job avait raison, puisqu’il avait tort « devant Dieu », écrit Kirkegaard ; il entendait par là que même en ayant eu tort, Job ne l’apprenait pas de Hegel, et encore moins de la nécessité, mais de Dieu directement ; c’est cela que Kirkegaard appelle une « explication de première main ». Même s’il faut obéir, il n’est pas indifférent d’obéir à la nécessité qui ne se laisse pas persuader, ou d’obéir à Dieu qui, lui, est susceptible d’être persuadé. Même s’il faut obéir, si l’obéissance est une vérité éternelle, il n’est pas indifférent d’y être contraint par la nécessité, ou d’y être amené par une source de première main, par Dieu.
Ce n’est plus la vie qu’on sacrifie aux catégories de la pensée, c’est la pensée qui, à présent, est remise à sa place, dans les catégories de la vie. Hegel, tout comme Husserl « ne soupçonne même pas que le problème de la gnoséologie consiste peut-être à déterminer l’instant où il faut priver la raison de son rôle dirigeant ou bien limiter ses droits » (Chestov). Mais, justement, Job, d’un coup, comprend qu’il n’y a rien à demander à la raison, qu’il faut « suspendre l’éthique » (Kirkegaard) et arrive « à la vertu prodigieuse de l’absurde » (K.) Est-ce à dire que Job arrive « naturellement » à ces conclusions ? Non, il lui a bien fallu d’abord crier comme Tolstoï : « Dans ces conditions il est impossible de vivre, il est impossible de vivre ainsi, impossible ! » Il faut qu’il ait tout perdu, son bien, sa justice, sa confiance en la raison. « Quand s’offrit-elle à Job ? Quand toute certitude et vraisemblance humaine concevables, firent défaut. Peu à peu, Job perd tout... L’espérance s’efface ainsi par degrés, en ce que la réalité loin de se faire plus clémente, dépose contre lui les charges les plus lourdes. Au point de vue de l’immédiat, tout est perdu... » (Kirkegaard) Ainsi n’arrive pas à « la vertu prodigieuse de l’absurde », qui veut. Et Kirkegaard a beau crier : Tu dois, et déclarer que le désespoir est un péché, et faire croire que le péché est dans la volonté, il sait qu’il ment, qu’il triche, (pour ne pas dévoiler son secret, un secret qui le ronge, qu’il tient farouchement caché) et qu’il ne donne dans le « général » que pour mieux cacher le particulier, le drame particulier de Soeren Kirkegaard. Il a honte de se comparer à Job qui a tout perdu, quand lui, Kirkegaard, n’a perdu que si peu. Car, qu’a-t-il perdu en somme ? « Mais il peut avoir tout perdu, écrit-il, celui qui n’a perdu que sa fiancée. » Et le secret de Kirkegaard éclate, là. Tout comme Job, il demande la « répétition », il demande que ce qui a été, n’ait pas été. Et il a beau déclarer que la « répétition » c’est du général, il avoue qu’il « explique le général comme étant la répétition, tout en le comprenant d’une « autre manière », c’est-à-dire de manière à ce que le général ne soit plus le général, mais le singulier, le cas de Soeren Kirkegaard, seul, devant Dieu.
« Il n’y a pas à souffrir dans la recherche de la vérité », disait le chrétien Mallebranche, cartésien comme tous les chrétiens : la vérité n’est, pour lui, qu’une découverte des zones moyennes de l’être, de l’être moyen, de l’humanité moyenne ; c’est à l’homme en général, à la majorité, à ce que Dostoïewski appelle l’omnitude et Heidegger l’On, qu’appartiennent exclusivement les idées clare et distincte. Mais, dit Chestov, ce qui est vrai pour la zone moyenne de l’être, ne l’est pas pour les zones polaires et équatoriales ; ce qui est vrai pour l’être moyen à qui les idées clare et distincte apportent une idée reposante du monde, ne l’est pas pour l’homme souterrain de Dostoiewski, ni pour Job qui a tout perdu, chez qui les idées « claires et distinctes », s’évanouissent pour faire place à une nouvelle source de connaissance qui, celle-là, est gémissante : il s’agit de l’angoisse. Les idées « claires et distinctes » ne nous peuvent révéler que les structures du réel, et de ce réel, sa dimension philosophique : l’Ananke et sa dimension éthique : l’obéissance. Les idées « claires et distinctes » n’aiment guère le hiatus, les chocs, les ruptures ; leurs révélations sont lentes, continues, progressives, évolutives.
Mais qu’est-ce donc que l’Angoisse ? que peut-elle nous révéler ? L’angoisse, mais c’est l’existence qui en appelle à elle-même, la condition de l’être dans le monde, la conscience de la finitude de l’être, ainsi que nous l’enseigne Heidegger d’après Kirkegaard. Et que nous révèle-t-elle ? Le Néant, le Rien fondamental. C’est à ce Rien fondamental que l’être dans le monde s’oppose, ne cesse de s’opposer. C’est par la révélation du Rien qu’il apprend à se connaître, à découvrir son authenticité véritable, sa seule liberté actuelle : la liberté de mourir, la liberté de ne pas être dans le monde. Sans doute les idées clare et distincte, ont déjà fait leur choix ; elles se sont résignées, obéissantes. Mais l’Angoisse, elle, est commandée par le « jubere » ; elle est ce que Kirkegaard appelle « la conscience à la seconde puissance » et ce que Chestov appelle « la seconde dimension de la pensée ». Il ne faut pas confondre cette seconde dimension de la pensée avec la foi, qui n’est pas un mode de connaissance mais la suppression de toute connaissance : « De lui-même, écrit Chestov, l’homme ne se peut procurer la foi comme il n’a pu se procurer l’être ». Mais il peut, grâce à l’angoisse, pressentir que « l’être ne se situe pas entièrement et sans résidu dans le plan de la pensée raisonnable » et qu’il y a hors du plan où l’on obéit, un plan où l’on peut commander, où le fait que Socrate a été empoisonné est loin de nous sembler une idée claire et distincte et devient une idée d’esclave, une chose fantastique, repoussante et absurde.
De même que la gnoséologie classique pose comme principe fondamental de la science de la pensée, que la pensée ne meurt pas, qu’elle est éternelle, cette nouvelle ontologie, ou science de l’être, pose que l’être ne meurt pas, qu’il est éternel. De même que la gnoséologie postule que la pensée ne saurait qu’obéir, cette ontologie de la seconde dimension postule que l’être ne saurait que commander. Et de même que la « pensée » établit sa dictature sur la vie, l’angoisse établit son empire sur la mort. C’est pourquoi Platon disait que la philosophie est un exercice pour la mort. C’est pourquoi Kirkegaard faisait appel « à la vertu prodigieuse de l’absurde ». C’est pourquoi Chestov lutte contre les évidences auxquelles nous sommes contraints de croire par la nécessité, et nous propose une percée sur la seconde dimension de la pensée, qui n’a d’autre perspective que « les révélations de la mort. » Sans doute, aux yeux de la méthode cartésienne, aristotélicienne et hégélienne, ce sont là choses absurdes, déraisonnables, paradoxales, scandaleuses. Comment admettre, en effet, l’existence d’une pensée qui n’est pas le fait d’un exercice normal, continu, de l’homme, qui est déclenchée par un « rien », un « soudain », un « tout-à-coup », qui procède par bonds, par fulgurations, qui s’évanouit aussitôt qu’elle éclôt, qui touche l’homme non au centre de la sérénité, mais au centre de son dénûment le plus absolu, qui cherche pour s’exprimer un ignorant, un « penseur privé », le Job de l’Ancien Testament et qui se refuse au « doctor publicus ordinarius », à Hegel ? Une pensée qui est le fait d’un homme malade, torturé, désespéré, fini, au seuil de la mort ? Alors que, précisément, on avait décidé que la pensée, pour être objective, devait être l’activité théorique de l’homme bien portant, à l’abri de la vie et de la mort, et dont le premier devoir était de ne pas rire, ni pleurer, ni être désespéré ? Mais qui « avait décidé ? » Pourquoi la vérité devait être « objective ? » Pourquoi le chercheur ne devait ni rire ni pleurer ? Et pourquoi, en somme, pour trouver la vérité, fallait-il penser ? Si nous mettons la raison hors de la discussion, comme étant juge et partie, qui répondra à toutes ces questions, quel sens ces mots auront-ils encore ? Et si la raison répond, elle est juge et partie, elle ne pourra que plaider sa propre cause, traiter ces propositions de folles et d’absurdes, se mettre en colère et nous enfermer comme fous. Mais alors, pourra-t-on encore affirmer d’elle qu’elle est « sereine », « objective », « désintéressée », que sais-je ? Tant que la raison aura usurpé dans l’homme la totalité de la recherche de la vérité, et exercera sa dictature par la « contrainte », par « l’obéissance », l’Homme se verra obligé de lui obéir, mais regimbera, lui refusera son assentiment, lui tirera la langue, crachera au visage de ses évidences, et fera appel à l’absurde, au scandale, à l’exercice de la mort. Et s’il ne peut lui échapper autrement, il deviendra fou, exprès. C’est là le Non Possumus, de Dostoïewski. À une philosophie qui avoue sans rougir que son commencement est dans la crainte, Chestov opposera une philosophie qui commence par le sentiment de l’offense, par la colère de l’offensé. La métaphysique ne peut être la pensée d’un homme qui a peur des coups, mais la pensée d’un homme que le réel offense, que la nécessité blesse, que la finitude humaine remplit de colère et de révolte. À Hegel que l’on frappe, qui demande pardon à genoux, qui bénit son bourreau et appelle sa peur : l’Esprit, Chestov oppose Job qui, bien que croyant, n’accepte pas d’obéir, se met « dans un rapport d’opposition strictement personnelle » à Dieu, et repoussant les consolations métaphysiques de la nécessité et de l’éthique, passe à l’ordre du jour et exige de Dieu et du monde « une explication de première main ».
Cette explication « de première main » suppose, comme on le voit, la « transmutation de toutes les valeurs », ce que Nietzsche appelle : au delà du Bien et du Mal, ce que Kirkegaard nomme la suspension de l’éthique. C’est pour avoir cru que Dieu était le Bien, que Nietzsche l’avait si durement repoussé ; et c’est pour avoir cru que le Bien était Dieu que Tolstoï l’avait accepté avec effusion. Descartes acceptait Dieu parce que, pensait-il, Dieu ne pouvait pas tromper les hommes ; et Pascal l’avait aimé, bien que, selon lui, Dieu avait le droit de les tromper. Spinoza n’admettait l’existence de Dieu qu’à une seule condition : c’est qu’il ne se mêlera pas de ce qui ne le regarde pas : l’homme, la nécessité. Et Kirkegaard aimait Dieu justement parce qu’on pouvait le « persuader », parce que l’homme, lui semblait-il, devait intéresser par dessus tout. La vérité marche, dirait Hegel ; et Rimbaud : « pourquoi ne tournerait-elle pas ? » Si Dieu peut tromper les hommes, il n’est pas sûr que « je pense, donc je suis » ; peut-être ne suis-je que pensé, et peut-être ne suis-je pas. Peut-être même que « je est un autre ». (Rimbaud).
D’où vient cette inextricable confusion, ce déchirement de la pensée, cette « conscience malheureuse », cette irréductibilité non seulement de Hegel à Kirkegaard, de Husserl à Chestov, mais aussi de Kirkegaard à Kirkegaard et de Chestov à Chestov ? D’où vient cette effrayante lutte de Pascal avec lui-même qui ressemble, disait Nietzsche, à un formidable suicide de la raison de Pascal, et d’où cette effrayante lutte de Nietzsche avec lui-même, qui ressemble, dirait Chestov, à un formidable suicide de la foi de Nietzsche ? D’où vient que le philosophe, d’Aristote à Hegel, ne pense que sous l’empire de la peur, voire de la contrainte, et ne fait qu’obéir, bien que parfois il souffre d’obéir, et que, d’autre part, un Nietzsche, un Pascal, un Kirkegaard, cependant visités par l’Ange de la Mort, coutumiers de la seconde dimension de la pensée, ne puissent « conclure » comme ils veulent et soient « contraints » d’engager une lutte à mort, en eux-mêmes, avec la raison triomphante, lutte de laquelle ils ne sortent pas toujours victorieux et dans laquelle, souvent, ils se substituent à leurs adversaires, parlent comme parleraient ceux-là mêmes ? D’où vient en général, que la raison soit triomphante, bien qu’elle ne soit nullement source de certitude, et bien qu’elle ne réponde nullement aux questions fondamentales de l’homme, cependant que les révélations de la mort, soient par contre toujours tenues en échec, toujours tenues en piètre estime, « tolérées » à peine, alors qu’elles ne sont pas strictement défendues ? Ce triomphe serait-il dû uniquement à la contrainte policière de la raison, à la dictature implacable qu’elle exerce, aux prétentions qu’elle affiche et qu’elle impose, de posséder le « pouvoir » qui lie et qui délie, d’être la suprême instance ? Aux sources de la « conscience malheureuse » ne retrouverons-nous que cette seule puissance de la raison, puissance contraignante, qui fait dire à l’homme à qui la raison répugne, et au moment même où elle lui répugne : « Horreur de ma bêtise ? »
Mais Chestov ne craint pas d’aller plus loin, chercher une explication ailleurs, ou mieux, conquérir une réponse dans cette réputée naïve histoire de la Genèse où il est conté que Dieu avait prévenu le premier homme de ne pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance qu’il appelait aussi l’arbre de la mort. Il y est dit également que l’homme mangea de cet arbre, eut instantanément connaissance qu’il était nu et connut la mort. Certes, pour nous autres, esprits positifs, cette histoire ne saurait être qu’absurde. Nous comprenons parfaitement que Hégel n’en tienne compte, qui est un homme « instruit », comme il le dit lui-même, mais nous comprendrions, par contre, que les hommes qui ont cru, ou qui croient encore, au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et qui repoussent, avec Pascal, le « Dieu des savants et des philosophes », eussent tenu et tinssent encore compte de cette révélation. Or, il est notoire que, tout comme les philosophes de la nécessité, un Saint-Augustin, un Saint-Thomas, ne s’en sont pas tenus aux révélations directes de leur dieu, ont voulu chercher des preuves, des justifications et, par là, pour prouver Dieu, ont eu recours, eux aussi, au fruit de l’arbre de la connaissance, je veux dire au fruit de l’arbre qui fait mourir.
Quand un poète comme Rimbaud s’écrie que « le christianisme est une déclaration de la science », qui le contredira ? Quand il se plaint que « l’Esprit est Autorité », qui lui dira qu’il fait erreur ? Lentement, le serpent aurait pris la place de Dieu et personne ne s’en serait aperçu. Ce que les chrétiens appellent : le péché originel, n’est pas qu’un péché originel ; depuis le commencement du monde, ce péché a été renouvelé tous les jours ; tous les jours, croyants et incroyants, ont tenu à prouver quelque chose, voire même à prouver Dieu, et ainsi ont commis le plus terrible des péchés, tout en étant animés des plus louables intentions.
À ce péché, personne n’a échappé, pas même Kirkegaard, cependant « le plus aventureux des cavaliers de l’échiquier », comme l’appelle Barth, ce Kirkegaard qui opposait le péché non pas à la vertu, mais à la foi et à la liberté, qui cherchait « une pensée qu’on ne puisse penser » ; ce Kirkegaard, prodigieusement vécu par une puissance qui le happe et le torture et le broie, qui le pousse violemment sur les plus hautes marches et le précipite dans les égouts les plus repoussants, qui se « joue » de lui on dirait et ne le projette si haut que pour pouvoir le descendre au plus bas, un œil démesurément ouvert à sa propre déchéance, dont il a une faim aussi terrible que vorace, pressé qu’il est de prouver, malgré son intolérable malaise, que « le désespoir est un péché », que la loi qui règne sur le monde est un « Tu dois » éternel qui est un dieu de l’ordre, que Dieu n’a pu abolir l’impossibilité du scandale parce qu’il ne peut se dérober au mal dont Kirkegaard lui-même souffre ! « L’impuissance de Dieu, même le voulût-il, à faire que cet acte d’amour ne tourne pas pour nous à l’exact opposé, à notre extrême misère... Car il ne peut faire plus !... Ce qu’il peut donc, — la chose en son pouvoir — c’est aboutir par son amour à faire le malheur d’un homme comme personne n’eût pu le faire soi-même. »
C’est la grande pitié de Saint-Augustin que de devoir recourir au serpent alors même qu’il cherchait Dieu ; c’est la grande pitié de Kirkegaard que de devoir recourir au fruit de l’arbre de mort, à la grande balançoire de la dialectique hégélienne et, une fois installé dedans, de ne plus pouvoir s’arracher à ces vitesses progressives et réversibles, à cet éternel retour du mouvement. Car à peine touche-t-il le ciel de l’absurde, la nausée au cœur, que déjà il plonge en son contraire, la terre de raison ; et il a beau crier à l’Instant : Arrête-toi ! le mouvement infernal continue de l’entraîner, de plus en plus vertigineux, de plus en plus nauséeux, et c’est de nouveau l’absurde et de nouveau la raison, et leur variété, et leur mélange, et leur confusion, à l’infini. Qui donc pourrait étrangler ce mouvement endiablé, qui « puise en lui-même » le principe de sa course éternelle, quelle « raison concrète » issue du mancenillier paradisiaque, pourrait concilier les irréconciliables contraires ? Selon donc que la balançoire est au vertige et qu’elle nie espace, temps, nécessité, ou qu’en sa trajectoire elle rase la terre et se pénètre des vieilles évidences du serpent, Kirkegaard pensera l’idée vertigineuse qu’il faut recourir « à la vertu prodigieuse de l’absurde », ou bien son antipode, que l’homme doit obéir au : Tu dois, ce « Tu Dois » — qui n’es que la « liberté » de Schelling — et que Dieu lui-même ne peut abolir « même le voulût-il. »
Qui donc s’oppose à ce que la Répétition soit accordée à Kirkegaard ? Le serpent, qu’il vienne de Schelling, de Hegel ou de lui-même. Et qui donc s’efforce d’établir une loi de la conservation de quelque chose, matière, énergie ou atome, et appelle la loi qui postulerait la conservation de Socrate, une violation de l’Esprit ? La Connaissance toujours, fruit de l’arbre de la mort. Qui empêche Kirkegaard de parler de l’angoisse pure et simple et le pousse à parler de l’angoisse en « général », le pousse à écrire que même la « répétition » doit se concilier avec le général, quitte à tricher ensuite et à mentir, en disant qu’il ne s’agit là que d’une « manière particulière » de penser le « général » ? La connaissance, encore ! C’est cela même que Chestov appelle le domaine de la tragédie, cette tragédie de l’homme qui ne peut se satisfaire de la nécessité, exige du «possible», et, à peine engagé dans le « jubere », retombe dans le « parere ». Celui qui veut, dans la tragédie, souvent ne veut pas, ou ne veut plus ; celui qui veut prendre son vol, trouve ses ailes brisées, quand ce n’est pas lui-même qui les a brisées. La tragédie c’est de vouloir partir seul, sans savoir où l’on va, et néanmoins de partir accompagné, avec un itinéraire dans la poche ; c’est de vouloir soulever la « vraie vie », avec le levier de la raison, de la mort ; et de vouloir prouver Dieu avec la science cueillie dans l’arbre défendu, dans l’arbre de la mort. La tragédie, c’est de vouloir aller vers celui « qui a posé notre moi » et de retourner en prison par notre faute, dans cette prison d’où nous voulons sortir, mais d’où nous ne sommes guère sortis. C’est de vouloir trouver la vérité « en une âme et un corps », et de se retrouver sur la place publique enseignant ce qu’on ne sait pas, prêchant le vide, se ruant contre des adversaires qui, pas plus que vous, ne savent où donner de la tête.
Le domaine de la tragédie, de Chestov, est donc le domaine de la « conscience malheureuse » qui devine, pressent, qu’il y a quelque chose au-delà de sa propre conscience et de son propre malheur. Elle est malheureuse par sa faute assurément, mais c’est s’arrêter à mi-chemin que de poser comme Heidegger, qui cependant a suivi Kirkegaard, qu’il y a une faute dans l’être, une culpabilité, sans chercher à savoir qu’elle est cette faute. La faute dans l’être, dit Heidegger (que ses disciples louent de ne pas avoir recours à la vieille métaphysique) est le sentiment de sa lacune primordiale, de sa finitude. La faute, c’est la mort. La seule liberté de l’être véritable, je veux dire de l’être qui s’est recouvré à travers l’angoisse et le néant — en les transcendant, comme il convient — c’est une liberté infinie et finie à la fois, « l’abîme sans fond de l’existence », une liberté de mort, la liberté de mourir. Cette « faute », que Heidegger a dérobée au Kirkegaard hégélien, il faut bien le reconnaître, n’en est pas une. La finitude de l’être ne serait une faute, une culpabilité, que si l’être lui-même avait fourni les causes de sa finitude, les causes de sa propre mort. Sinon, pourquoi appeler cela « faute » et non misère, pitié de l’être ? Cette « faute » étrange, dans la bouche et la pensée d’un philosophe laïc, est toute entière non pas dans l’être mais dans la volonté tendue de Heidegger de transcender l’angoisse, le néant, dès qu’il les eût trouvées chez son maître Kirkegaard. Car avec quoi transcende-t-on, sinon avec cette même logique dont Heidegger avait mis en doute « la souveraineté » à l’intérieur de la philosophie ? Et pourquoi donc cette faute serait-elle à jamais irréparable si on avait le droit, selon le même Heidegger, de douter « que la logique soit la suprême instance, l’entendement le moyen de la pensée la voie » de la recherche métaphysique ? Pourquoi, sinon parce que c’est impossible qu’il y ait un « possible » ? Parce qu’on a peur du « jubere » créateur et que, par contre, on se sent une invincible attirance vers le « parere » stérile et lâche ?
C’est ainsi que la métaphysique de Heidegger entraîne celle de Kirkegaard, qui valait mieux que cela, dans une impasse, dans un non-sens ; car à quoi bon quitter l’existence banale, le « On », et traverser l’angoisse et le néant, à quoi bon se livrer à cet effrayant « exercice spirituel » si, en fin de compte, l’être ne peut découvrir dans l’être, que la présence de sa faute ? S’il y a une faute dans l’être, il faut que l’être l’ait commise. Il faut qu’il y ait une responsabilité de l’être.
Pour que l’être ne soit plus « l’abîme sans fond de l’existence », et ce, à son maximum de liberté, de plénitude, il nous faudrait donc supprimer cette « faute », supprimer ce qui nous pousse à commettre cette « faute » et tuer le serpent, je veux dire le démon de l’explication, de la justification, de la preuve. C’est à cette tâche effrayante et absurde que s’est attelé Chestov, en qui l’offense de la nécessité n’est pas encore éteinte qui, aux prises avec la « connaissance », continue à lui refuser son assentiment et qui, au lieu de crier avec Nietzsche Amor fati, jette, avec Dostoïewski, un violent défi aux « évidences ». La tâche interrompue de Kirkegaard, il est seul à la continuer ; seul à rechercher en gémissant, avec Pascal ; seul à vouloir, avec Job, arracher au monde, une « explication de première main ». Bien que Kirkegaard soit mort, Chestov est là qui continue son oeuvre ; ce ne sont pas, cependant, les « idées » de Kirkegaard que Chestov s’attache à sauver, mais Kirkegaard lui-même. Il ne s’agit pas pour lui, de Kirkegaard et de Hegel. Il s’agit d’obtenir que ce qui a été n’ait pas été ; que l’homme arrive à s’offenser de la mort de Kirkegaard et comprenne qu’une loi qui nous conserverait Kirkegaard et Socrate, n’est pas une violation de l’Esprit. Sa tâche est d’exiger sans cesse, jusqu’à la fin des temps, qu’à la place du « parere », de l’obéissance, l’homme s’entraîne à la liberté, au commandement, à l’invincible et au mystérieux « jubere ».
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 31 mai 2019.
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