LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Élie Faure

1873 — 1937

 

 

 

 

 

 

DOSTOÏEVSKY

 

 

 

 

 

 

1914

 

 

 

 

 

 

Essai paru dans Les Constructeurs : Lamarck, Michelet, Dostoïevsky, Nietzsche, Cézanne, G. Crès, Paris, 1914.

 

 

 

 

 

 

 


I

 

Sur vingt-deux qu’on venait d’arracher à la geôle dans la nuit et qu’on avait menés sur une place par le froid terrible d’avant l’aurore de décembre, trois étaient liés au poteau. Une bouche invisible avait lu la sentence, seule à tomber dans le silence de la neige et la solitude des cœurs. L’officier levait son sabre, les fusils allaient partir. Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevsky, qui comptait trente-un ans d’âge et attendait son tour au milieu des autres, n’avait plus qu’un moment à vivre. Il ne souffrait pas. Une lucidité puissante l’emplissait, au centre des ténèbres et de l’engourdissement singulier où se noient, à l’heure de la mort, toutes les circonstances et le fait même de la mort. Ses cinq dernières minutes lui faisaient « l’effet d’une éternité, d’une richesse immense »[1], qu’il divisait en périodes régulières pour les employer à penser. À la seconde où l’officier baissait son sabre, la grâce arriva...

Tels furent ses débuts dans le drame de vivre. On peut parler de drame là où le printemps et l’été sont des passages frissonnants entre deux étendues livides dont la neige, le gaz des villes, la peine du fouet, les processions mystiques, la famine, la lampe devant l’icône forment le fond de l’attente et du souvenir. Mais jusqu’alors il n’avait fait que côtoyer le drame, écrire un roman sur les pauvres, saluer avec tout le monde en faisant le signe de croix l’assassin qu’on emmène, l’innocent qui passe, la chaîne des malheureux partant pour la Sibérie. Maintenant, pour toujours il était dans le drame même, on se découvrait devant son malheur à lui et le signe de croix traçait des sillons dans son cœur. Il était entraîné dans la sombre aventure, ferré, rasé, tournant la meule au fond d’un bagne, n’ayant pas le droit d’écrire, lisant quelques minutes chaque jour un seul livre, l’Évangile, que les femmes des décembristes, depuis vingt-cinq ans en Sibérie, venaient apporter aux forçats quand ils se présentaient aux portes de l’Enfer : « Nous sommes des gens broyés, nous n’avons plus d’entrailles. C’est pourquoi nous crions la nuit. »

A-t-il crié la nuit ? Non. Quand les litanies du désespoir doivent monter si haut, rien n’a dénoncé leur présence au fond d’une poitrine où tout s’accumule dans un émoi angoissant et muet. Comme il avait une âme immense il était seul, et il ne pouvait s’isoler. Comprend-on pourquoi celui qui peut seul vivre tous les martyres qu’on endure autour de lui est aussi celui qui est seul ? C’est ainsi. Qui donc pourrait imaginer le sien puisqu’il est au centre des choses, puisqu’en voyant le soldat triste et gris bâtonner le forçat son frère, il a senti dans sa chair les brûlures déchirantes, puisqu’il a rôdé dans les bois, au printemps, avec l’évadé des galères, puisqu’il est mort avec celui qui meurt, puisqu’il a éprouvé le désir unique de celui qui est enchaîné au mur pour six années : sortir dans la cour. Nul autre ne sait, ici, que tout malheureux possède une espérance infime qui l’élève de toute l’immensité de l’espérance au-dessus de son malheur.

 

 

II

 

Quand il sortit de là, après quatre ans, il avait compris pour toujours qu’il est des intentions, et non des actes, que l’innocence peut exister dans le crime, l’ignominie dans la vertu, qu’il n’est pas de raison pour que l’assassin ne soit semblable aux autres hommes et les autres à l’assassin. Il rentrait dans la vie avec cette idée formidable qui l’y accompagna jusqu’au dernier moment. Tout se groupe autour et l’alimente, comme du bois mort, des mousses sèches, de la graisse et du vent le feu. Tout, son mariage, l’amour, ses enfants, sa traversée de la misère, sa pitié tragique, sa gloire et le tremblement de son cœur.

C’est pourquoi sa vie même semble un reflet lointain et triste de son œuvre. Il est comme un de ceux qui ont vécu dans ses livres, né dans un hôpital[2], d’enfance chétive promenée dans les bois monotones et rencontrant tous les jours le peuple « porteur de Dieu ». Il est épileptique. Sa mère meurt de la poitrine alors qu’il n’a point vingt ans. Quand on l’enferme dans une École militaire, il s’arrache au sommeil toutes les nuits pour écrire les Pauvres gens[3]. Puis, des épisodes étranges, dans le froid, l’obscurité, le secret, Nekrassoff arrivant au milieu de la nuit, le serrant dans ses bras, restant à causer jusqu’à l’aube, l’emmenant à Bielinsky qui le salue grand écrivain. C’est le temps où règne l’esprit de Gogol et de Pouschkine, le temps d’Eugène Süe, des Misérables, l’approche de la seconde révolution de France et de l’affranchissement des serfs russes, et peut-être ne voit-on que la beauté sentimentale de ce livre dont la pudeur du pauvre est le prétexte continu. C’est probable. Ni Dostoïevsky, ni le monde ne sont encore mûrs pour son œuvre. Son âme erre et reçoit d’ailleurs. Il est indifférent aux idées et aux systèmes. Il n’apprit peut-être que le jour de son arrestation qu’il faisait partie d’un cercle interdit. Il suivait ses amis, son frère, et causait peu. Il ne sut sans doute jamais pourquoi on l’avait conduit, dans une nuit d’hiver, au poteau d’exécution.

Si sa vie n’avait pas été jusqu’à la fin une souffrance qui se nourrissait d’elle-même et grandissait à s’approfondir dans ses œuvres, cette révélation soudaine des prétextes les plus exceptionnels et les plus terribles de la souffrance serait le centre de ses jours.

Mais quelle triste histoire ! On ne voit de ces aventures que dans ce lointain pays glacé qui saisit la flamme asiatique et la disperse au travers des marais et des herbages comme pour lui fournir l’aliment primitif de la terre occidentale. Quatre ans de bagne, dix ans de Sibérie, rien que des pleurs, des files sans nombre de disciplinaires enchaînés ou armés, la longue nuit, l’immense hiver polaire coupé de courtes brises tièdes et de vertes étendues qui ne réchauffent et n’éclairent la tombe que pour en faire sentir au misérable le froid et l’obscurité. Un mariage, lequel ? Sans doute une de ces amours poignantes qui livrent au premier amour qui s’offre, quel qu’il soit, le malheureux privé d’amour pendant des années de chasteté obligatoire. J’ai entendu un homme qui avait passé quinze ans au bagne me dire son émoi devant toutes les femmes, le sentiment éperdu que faisait naître en lui un regard, un frôlement, un pas qui s’approche, l’invincible faiblesse où le jetait la première qui lui parlait. On raconte une vague histoire de sacrifice, Dostoïevsky s’effaçant devant un autre qu’elle aimait, dans une exaltation de tendresse déchirante, puis aimé à son tour, puis brisé quand elle mourut après cinq ans d’union... En tout cas toute l’œuvre tremble d’un immense tremblement d’amour, de cette chose physique et douloureuse qu’est l’amour. Partout, dans Crime et Châtiment, dans l’Esprit souterrain, les Possédés, l’Idiot, les Frères Karamazov surtout, le livre de la vieillesse enivrée d’être sans espoir, partout l’amour hésite et rôde, saisissant tout être qui passe. Tout le monde aime, et tue, ou pleure, ou pardonne ou est pardonné. Qui aime ? qui est aimé ? L’essentiel est qu’on aime, l’amour ne serait pas l’amour s’il n’avait pour compagnes violentes l’angoisse et le soupçon. Quelle chose écrasante et veule... « tu les tues. — Je le sais, mais je n’y puis rien, ce n’est pas ma volonté... » Quand ils parlent, c’est formidable, l’épanchement d’une force brûlante, un fleuve ardent qui couvre tout. S’il dépeint une femme, l’esprit, le corps, tout vit ensemble, sa fierté, sa tendresse, sa cruauté et sa douceur apparaissent dans la façon dont elle marche, la stature, les lourds cheveux, la courbe des hanches et la hauteur des seins. Et quand on a aimé, fût-ce au plus lointain de sa vie, que le cœur est éteint et froid, on ne peut entendre cela sans avoir envie de souffrir.

Le secret de sa puissance est peut-être dans ce conflit entre une sensualité dévorante et sentimentale qu’aucune étreinte n’assouvit et le christianisme profond qui lui faisait chercher dans le renoncement une volupté plus haute que l’amour et qu’il n’y trouvait d’ailleurs pas ? Eût-il, sans ce motif inépuisable de misère, résisté à l’autre misère, celle d’entendre ses enfants demander du pain qu’on ne peut toujours leur donner ? Nous ne savons pas à quel degré de détresse ce grand homme descendit, expulsions du logement, fuites furtives, visites des hommes de loi, déchets de nourriture achetés à crédit, hivers sans feu, soirs sans lumière, feuilletons qui étaient des cris d’amour d’un bout à l’autre écrits au crayon sur du papier d’épicerie, des marges de journaux, épouvante de perdre en des luttes déprimantes un temps d’autant plus mesuré qu’on se sent plus de choses à dire. Ce n’est donc pas assez du « pourquoi vivre ? » Le « comment vivre ? » est là qui exige qu’on pense à lui.

Et cependant, pour une seule fois peut-être, il ne faut pas en vouloir aux hommes de ce qu’un homme eut plus de misère que la plupart des hommes n’en peuvent supporter. La misère impose au misérable la connaissance et la culture de ce qu’il a de plus vil dans le cœur. La misère use et diminue. Mais quand le misérable brûle d’une ardeur exceptionnelle, peut-être lui livre-t-elle des éléments d’action qu’il eût ignorés autrement ? Celui-là n’eut sans doute que des amours pitoyables, des femmes laides, le désir de n’avoir plus faim, d’avoir moins froid. N’importe. Il est Bacchus. On s’enivre du vin qu’on trouve. La pauvreté, le besoin de pain et de chair passent près de lui, il les prend. La sombre orgie dure quarante années. Plutôt que de renoncer à étreindre la vie dans une exaltation lyrique où la conscience disparaît, il boit la douleur aux yeux qui pleurent, s’affole du désir qu’il recueille aux lèvres qui tremblent, titube d’ivresse amoureuse et danse en secouant le désespoir et la pitié comme des guirlandes de fleurs.

Il ne s’agit pas de savoir si Dostoïevsky vivant à l’aise eût été Dostoïevsky. Un tel être filtre tout à travers son âme, l’envie de manger et d’aimer, son malheur fait partie de lui, c’est pour les mêmes causes qu’il est génial et misérable. S’il s’était appliqué à ne point être misérable, il n’eût pas été ce qu’il fut. Il faut lire l’Idiot. Il fut l’Idiot. C’est là une vie pantelante, ce Russe a connu toutes les tortures dont le seul spectacle suffit à alimenter l’âme russe, éperdue de souffrance et aussi de consentement à ce qu’il y ait des êtres affamés et des enfants qu’on martyrise et des hommes qui tuent et des hommes qui sont tués, rien que du sang, rien que des larmes, tout cela sous la pluie et les lueurs des soirs tremblants ou dans des taudis noirs où des gens toussent, des escaliers visqueux, des cours boueuses où l’on ramasse des ivrognes qui baisent la terre pour s’accuser et portent un esprit pur.

Ici tous pleurent, et tout le temps. Pendant les mêmes mois qu’il écrivait ses Souvenirs de la Maison des morts[4], il adressait aux Humiliés et Offensés un livre tout illuminé de la splendeur sentimentale et passionnelle qu’on trouve chez les pauvres gens et que les riches écrasent sans savoir. Pourquoi toujours en scène des meurtriers et des filles ? Il est comme les autres Russes, il a besoin de pardonner, besoin d’aimer, besoin de souffrir et qu’on souffre pour consoler et être consolé. S’il est du christianisme quelque part, non pas la politique de saint Paul, non pas « les idées de Genève, la vertu sans le Christ[5] » mais bien l’esprit du Christ, quelque chose d’artiste et de tremblant et d’héroïque placé à tous les carrefours que l’allégresse et la douleur traversent, c’est seulement là qu’on les trouve et c’est seulement, depuis Jésus, chez François d’Assise et chez Dostoïevsky qu’il emprunte un grand cœur pour faire de l’universelle faiblesse une forme capable de tout absorber, de tout comprendre et de faire remonter leur cours à tous les fleuves de la vie. Êtres sanglotants, corps, esprits qui se donnent pour l’ivresse de se donner, pitié qui n’est qu’un instrument lyrique fait pour conduire un peuple à la domination morale de tous les peuples de la terre, voilà la matière du drame qui se résume en un seul cri : « Vous n’avez pas de tendresse, mais seulement de la justice : c’est pourquoi vous êtes injustes[6]. »

 

 

III

 

Cependant, il faut dissiper cette pénombre qui tremble de lueurs pâles et qu’un énorme éclair illumine parfois une seconde pour montrer autour d’elle des ténèbres qui s’enfoncent on ne sait où. Le premier de ses plus grands livres n’est qu’un éclair un peu plus prolongé, il semble que l’œuvre entière va y dessiner tous ses angles et s’élever dans l’avenir avec des contours plus nets, puis de nouveau tout se confond. Dans Crime et Châtiment[7] il n’y a qu’une tragédie simple, tout en sort, elle envahit tout, on dirait qu’il la suit pas à pas malgré lui sans s’égarer autour d’elle, avidement, on dirait qu’il la vit à l’instant où il l’expose, et peut-être la vécut-il ?

Il la vécut. Entendons-nous. Jamais il n’a versé le sang. Seulement, quand un être dispose d’une puissance d’analyse aussi terrible, quand il donne la sensation d’être le criminel lui-même, tellement lui sont familiers chaque geste du criminel avant, pendant, après le crime, et son anxiété farouche, ses insomnies, son automatisme fatal, et sa jetée au gouffre qu’il voit pourtant jusqu’au fond et son isolement complet entre sa mère et ses amis et dans la foule, et toujours, toujours la pensée du même fardeau « à porter toute la vie, toute la vie, » c’est qu’on a soi-même accompli — chaque jour — quelque chose que les hommes appellent « crime » et dont on ne se peut délivrer qu’en se confessant à eux. Où donc est la différence entre l’assassinat et le larcin ou la délation ou le manquement à l’amitié ou l’adultère ? Il n’y a que des degrés imperceptibles pour celui qui sait lire en lui, et celui qui sait lire en lui donne des proportions tragiques à tout ce qu’il accomplit à l’insu de tous les autres alors que l’assassin qui ne sait pas lire en lui peut massacrer innocemment des êtres qui sont ses semblables. La grandeur du crime se mesure à la sensibilité de celui qui commet le crime, mais lui seul peut se juger. Dostoïevsky a écrit un jour, rien que pour dire tout cela l’Esprit souterrain, livre sombre traversé de flammes et qui commence dans la fièvre amoureuse et la chaleur du soleil pour s’échouer dans la nuit, le doute et la torture de penser. L’homme est « victime de sa trop vive clairvoyance intime », quand il est fait ainsi il insulte sa bassesse dans la bassesse des autres, il s’en veut de sa lâcheté dont il accuse les autres, il calomnie ceux qu’il aime et qui voudraient aussi l’aimer. Pourquoi celui-là seul qui possède la flamme est-il condamné sans repos à s’enfoncer dans les ténèbres ? Dieu des humains, suis-je noble ou suis-je vil ? Dostoïevsky a répondu à la question déchirante qu’il adressait à l’invisible en donnant aux humains des livres qui les élèvent jusqu’à lui.

Est-ce donc un crime que d’avoir fait une chose qu’il est impossible d’avouer à personne alors qu’on ne pense qu’à cette chose et qu’elle fait de vous un être absolument nouveau qui découvre en lui maintenant, à chaque seconde, des profondeurs de sensibilité et de passion qu’il ne se connaissait pas ? Et pourtant si, tu peux avouer. Assassin qui tournes seul dans l’horrible tumulte d’âme dont tu ne peux te délivrer, assassin qui te sens glacé à la pensée que tu viens de tuer quand ta mère et ta sœur t’approchent, assassin qui désire la solitude avec une espèce de fureur et qui t’en vas la nuit au devant d’elle, le long des canaux sourds et des rues clignotantes, voici la prostituée qui vient au devant de toi, parce que nul ne sait, qu’elle et toi, le besoin de rejoindre les autres qui brûle vos deux cœurs pareils. Vous êtes condamnés à vous aimer pour vous réunir à la force qui circule au dedans de tous. Et alors, assassin, voici que le miracle s’accomplit... De tous ceux qui passent dans le drame, parents, amis, curieux, juges, ennemis, indifférents, vous êtes tous deux les plus purs, ceux qui s’approchent de vous sont d’autant plus purifiés qu’ils s’en approchent davantage. « L’enfer est l’impossibilité d’aimer »[8]. Rodion Romanovitch Raskolnikoff, Sonia sentent en eux s’ouvrir des sources d’amour inconnues de tous les autres voyageurs depuis qu’ils ont quitté la route. Ils vivent une vie plus haute que tous ceux qui sont autour d’eux. C’est qu’ils communient dans le drame. La tragédie permanente qui les creuse en profondeur les rend mille fois plus sensibles qu’avant à la pénétration des choses, en fait des centres délicats et sonores où les plus fugitives nuances de la sensation révèlent des gouffres béants et des sommets inaccessibles. Est-ce la justification de leurs crimes ? Dostoïevsky ne le dit pas, et c’est sans doute parce qu’il ne le sait pas...

 

 

IV

 

Jamais il ne le dit. Non, il ne sait pas. Il erre dans la vie ardente comme une bête enivrée d’amour et de soif parmi les déserts et les forêts du monde. Comme lui, nous qui le lisons, il faut errer à l’aventure, nomades de la steppe à la recherche d’un puits. Nul sentier tracé dans les herbes, partout l’horizon bas, un vent éternel, rien pour guider les pas qu’une étoile vacillante que des nuages livides masquent à peu près constamment. Il a écrit l’Idiot pour essayer de se saisir lui-même, mais là surtout il se dérobe, et les autres avec lui. On croit le tenir, les tenir, ils font volte-face, se montrent le contraire de ce qu’on commençait à croire qu’ils étaient. Qui sont-ils ? Et par où les prendre ? À défaut de personnalité tranchée, les hommes d’Occident vivent depuis l’origine des civilisations méditerranéennes selon des conventions qui donnent à leurs rapports l’apparence au moins d’une architecture sociale et quelque style à leur action. Ici, ils s’en vont au hasard des impulsions qui les traversent, et l’œuvre les suit pas à pas. De plus en plus enflammée et vivante, elle est de plus en plus confuse aussi. Parfois, on va jusqu’au bout d’un roman de mille pages sans savoir si celui qui en est le centre est un misérable ou un saint. Rien n’est entité morale, tout vit. La passion nue parle seule, elle seule se fait comprendre par un seul geste ou un seul mot, elle emprunte la voix de la folie, une voix furieuse ou sanglotante, une plainte, un cri, comme si on jetait sur une plaie du vitriol. Tous ces êtres qui s’agitent dans le demi-jour plein de fumée et de vapeur de sang de la nature primitive à tout instant traquée par le mensonge social et la convention collective sont-ils des fous, sont-ils plutôt des êtres mis à nu par un homme profond qui ne leur permet pas de garder le masque et de se montrer incertains et déchirés comme lui-même ? L’Idiot c’est lui-même, il eut assez d’orgueil pour accepter ce titre et pour montrer sa Passion au milieu de la Passion des autres, gravissant une pente encore plus difficile et pourtant soutenant de la main ceux qui trébuchent pour les aider à marcher. Voici un être si timide que l’enthousiasme seul peut vaincre sa timidité. Il est comme un enfant, il a la pénétration de l’enfant, sa sincérité, son innocence. Ses amitiés sont immédiates, rien ne le défend contre elles, et quels que soient les soucis que ses amitiés lui vaillent, il a toujours raison d’aimer. Il semble à tous ridicule, mais tous l’aiment, et du premier coup. C’est seulement à lui que tous avouent la vérité, l’escroc qui l’aime, la fille qui l’aime, le fauve qui l’aime, la vierge orgueilleuse qui l’aime, tous ceux qui l’aiment parce que seul il va tout droit, pour la bercer sur son cœur alors qu’autour d’eux on la blâme, à leur invincible faiblesse qui est aussi, lui seul le sait, la source de tout leur amour. Il fait semblant de croire aux mensonges du menteur, de s’enivrer avec l’ivrogne, plus la fille s’enfonce, plus il descend vers elle pour qu’elle sache bien qu’il l’aime davantage à mesure que son malheur devient plus grand. Et ces déchus l’adorent parce qu’ils sentent qu’ils ne sont pas à ses yeux des déchus. Il n’éveille autour de lui, cet homme gauche dont on rit quand il passe, que de la générosité. Chacun se déchire et s’accable pour conquérir le droit de se sacrifier à lui. Il n’y a pas autre chose dans ces pages interminables où les épisodes s’entassent sur les épisodes, où apparaissent, à tous les tournants, quantité de vies incertaines. Mais, à la fin du livre, on voit le saint et le sauvage parler paisiblement, en frères, quand ils veillent son corps sanglant, de celle qu’ils aimaient tous deux et que le sauvage a tuée peut-être pour la délivrer du supplice d’aimer le saint. Alors, on est tout à coup traversé par l’orgueil d’avoir compris quelque chose qu’il n’a compris lui-même qu’en même temps que vous, ayant suivi pas à pas sa vie intime avec toute son innocence jusqu’à l’instant où, après des mois et des mois d’hésitations et de tortures, elle s’illumine en lui.

Il était donc ainsi, ce petit homme malingre que convulsait l’épilepsie et que la misère et la souffrance avaient creusé et tordu. Il allait ainsi par la vie, avide de donner et aussi de prendre, tout tremblant devant les femmes et les hommes qu’il fuyait pour les mieux aimer, mais cherchant de ses mains en fièvre les têtes des enfants pour les appuyer sur elles. Il était comme ses assassins, comme ses ivrognes, comme ses filles. Il errait par les rues, tout trempé de pluie, étant seul à voir dans les encoignures, au grelottement des flammes du gaz, un enfant en guenilles qui pleurait ou tendait la main ou le regardait d’un air sauvage. Auprès des enfants, sa candeur lui paraissait moins solitaire. Il retrouvait en eux son étonnement devant la vie et ne reconnaissait sa passion frénétique que dans la pureté de leurs haines et la fierté de leurs amours. Sûrement, quand on enterrait un enfant, il accompagnait le convoi, il sentait dans sa poitrine cette chose qui s’y gonfle quand nous voyons le cadavre de quelqu’un que nous chérissions, et qui monte en angoisse et se résout en pleurs et monte toujours pour toujours se résoudre en pleurs. Sûrement il achetait des fleurs pour les porter au cimetière, sûrement il se mêlait aux groupes qui commentaient la maladie dernière, il suivait le père jusque dans la maison vide où il retrouve en arrivant les petits souliers du mort. Il avait des enfants. Il était de ceux qui ont pour eux une sorte d’amour physique, quelque chose de poignant qui ne nous quitte jamais, même quand nous pensons à autre chose, et il était aussi de ceux qui sentent l’amour intransigeant et fanatique que le fils a pour le père, même quand le père se refuse presque à l’aimer. Il a dit là-dessus des choses qu’on trouve seulement avant lui dans la confidence tragique que le maréchal de Montluc, couvert de sang, fit un jour à son ami Montaigne en lui disant sa souffrance de n’avoir pas montré son amour à son fils qu’il venait de perdre. Un de ses livres[9] est fait, presque en entier, de ce sentiment singulier et terrible qui arrête l’aveu entre le père et les enfants, peut-être par orgueil et pour ne pas convenir qu’ils ont besoin les uns des autres. Il voulait bien souffrir et pécher, il voulait bien que la souffrance et le péché se justifient par la possibilité d’une harmonie future. Mais cela n’expliquait pas la souffrance de l’enfant. Alors, au fond de son déisme vague et par cela même infini vivait un doute. Ce déisme, plutôt qu’une croyance, est un insatiable besoin, celui que nous éprouvons tous. Nous qui avons besoin de Dieu, sommes-nous donc des héros de résister à ses appels ? Quand un latin prie Dieu, cela semble une comédie et cela semble un prêche quand c’est un germain. Ici, nous avons envie de rire, et là de fuir. Si c’est un Russe, toute notre âme est secouée. Quand les Russes, et celui là surtout, invoquent Dieu, comment ne crions-nous pas, ne pleurons-nous pas, n’implorons-nous pas avec eux ? Pourtant, avec leur cri, la liberté nous traverse. Hélas ! il faut suivre le dur chemin : nous n’avons pu encore recréer notre innocence, nous n’aimons pas assez l’enfant.

L’amour de cela seul qui est innocent, le désir de cela seul qui est éternel, voilà donc ce qui avait usé, martelé, bossué, défoncé cette face à poil rare, comme pendu aux joues tremblantes, et caché cet œil inquiet et fauve sous la bride de la paupière et l’ombre du front incliné. Amour malheureux, désir inassouvi, destinée poignante de celui qui vient parmi les hommes sans méfiance, les bras ouverts, et que les hommes refoulent en lui-même dès les premières effusions... C’est peut-être aussi pour cela que nous nous détournons des nôtres, nous n’avons pas confiance en eux, nous les croyons faits comme tous... Si donc vous voulez être forts, dominer votre action, sentir votre noblesse, n’ayez pas peur de lisser de la main les cheveux de votre mère, de prendre votre père dans vos bras, de dire à vos enfants l’amour que vous avez pour eux... Quand ils seront morts, il sera trop tard...

 

 

V

 

Tout flotte dans sa vie, tout dans son aventure ardente n’a que de vagues contours. Ses œuvres ne sont pas des étapes dans la durée de son existence et l’incertaine évolution de son esprit, ce sont, sur une mer mouvante, des îlots imprécis, tantôt submergés, tantôt élevés sur la lame. Remarié à cinquante ans[10], entre Crime et Châtiment et l’Idiot, bientôt chargé d’enfants, toujours incapable d’organiser sa vie, il revient avec une œuvre nouvelle des voyages hors de Russie, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en France, qu’il entreprend avec sa femme en partie pour fuir le créancier et d’où il rapporte un amour accru pour la terre et l’âme des Russes. C’est dans les Possédés[11] qu’il expose ou plutôt fait vivre de sa propre vie ondoyante et brûlante ce qu’il pense de Dieu et du monde, de la société et des peuples, de la révolution et de la tradition. Ici, une sorte d’amour furieux l’exalte, qui lui fait entourer de plus d’étrangeté, d’inexplicable, de confusion et de délire passionné tout ce qui est russe et seulement russe, et opposer à ce qui est la certitude, la calme architecture morale et le rationalisme objectif l’irrésolution déchirante, le tragique sentimental, l’incessant débordement de l’âme hors des cadres de la loi. Presque jusqu’à la fin de l’œuvre on ne sait ce qui s’y passe, la société tout entière, inorganique, haletante, indéfinie dans ses directions, ses éléments, ses cadres, semble flotter au hasard de son chaotique esprit... Sombre livre, il y a des complots, des hommes saignés comme des bêtes, l’héroïsme sauvage se mêle et parfois se confond avec la délation abjecte, des fous lyriques portent des flammes dans la nuit. L’esprit de l’Occident est jeté avec un ricanement de triomphe sur le foyer de l’esprit russe et s’y fond comme un lingot d’or roulé dans un fleuve de feu.

« L’âme d’autrui est un mystère, et l’âme russe est pleine de ténèbres[12] ». Elle ne tiendrait pas dans l’âme même d’Hamlet, il veut qu’on le sente, il le dit, et il n’est plus tout seul au bord d’une tombe avec un crâne entre ses mains, isolé de tous et penché avec une ironie épouvantée sur les profondeurs invisibles d’une destinée que tous ignorent et dont presque tous se désintéressent tout à fait. Le drame du doute intellectuel et de la foi obscure confondus là en un seul esprit est ici dans la foule même. Environné d’assassinats, de trahisons, de cris de démons dans les ténèbres, trempée de boue, elle vit sous l’incendie, tous les hommes qui la forment portent dans leur poitrine le cœur de Shakespeare. L’artiste élève chacun d’eux jusqu’au niveau déchaîné de la tragédie sentimentale qui l’oblige à aller sans repos au fond du rire pour y chercher la faiblesse des cœurs, à demander à ceux qui pleurent le secret des forces immortelles où s’alimentent le désespoir et le désir. Son emportement passionnel roule les hommes dans un orage de sanglots et de cris où la pensée s’exalte au courant ardent de la vie et bondit à chaque brûlure comme pour s’échapper et ne peut que s’enfoncer en elle plus avant. On pleure d’amour, on pleure de joie et d’enivrement à souffrir, on pleure avec une volupté fanatique pour qu’éclate et s’impose et prenne tous les nerfs sa puissance à se sentir vivre, à aimer, à se donner. On montre ses plaies, on les fait saigner, on les arrose de vinaigre. Ce sont des pieds embrassés, des agenouillements dans le délire et les larmes, une frénésie d’adoration et de douleur. Quelquefois le rire s’en mêle, dans certains livres, comme le Carnet d’un Inconnu[13], on peut se croire dans une maison d’aliénés et une maison d’aliénés comme on n’en verrait que chez les Russes : tout le monde crie, se prosterne, sanglote et s’étreint à la fois. L’esprit de bien des pages est furieusement satirique, le rire fuse dans une explosion d’amertume, au moment où l’on croit tenir le bouffon, où il accomplit son geste le plus ridicule, tout au fond de lui et de nous passe la tragédie sans que nous puissions la fixer. Quelquefois tu les veux grotesques, et tu les découvres sublimes au tournant de ta propre idée. Il faut prendre garde que cet ivrogne qui divague et renifle ses larmes entre deux vomissements, qui se bat avec sa femme, prostitue sa fille, vole les siens et roule à tous les ruisseaux, marche dans son abjection tout éclairé de lumières intimes. L’Éternel Mari recrute les amants de sa femme et pleure avec eux en évoquant leurs communs souvenirs, mais il rôde dans l’ombre un rasoir ouvert à la main, mais il adore et tue la fille du rival. Quand tu les veux sublimes, jamais ils ne sont grotesques. Il faut prendre garde que cet autre mari qui accouche sa femme rentrée la nuit après plusieurs années d’absence, lui maladroit, elle farouche, devient grand comme Dieu quand l’enfant apparaît.

Il savait bien qu’ils n’étaient pas pareils à ceux qu’il avait rencontrés dans les villes policées de l’Europe, tous ceux là qui poussent le besoin qu’ils ont de frénésie religieuse jusqu’à s’immoler au nihilisme et à l’athéisme même comme à des idoles sanguinaires dont la présence ne les abandonne jamais. Lui, ivre de sacrifice, comme eux, il savait bien qu’ils étaient, comme lui peut-être, des bouchers mystiques, ne tenant ni à leur vie ni à celle des autres et s’en allant répétant avec des signes de croix qu’on ne doit pas verser le sang. Douceur ? Violence ? Nul n’en sait rien. Ici, on compte les rentes des riches par le nombre d’âmes qu’ils possèdent, et « le fouet et la vierge marchent de front[14] » Tous veulent souffrir, et tout autour d’eux est souffrance, la faim et le froid, le supplice, l’esprit traqué sont les ombres du voyageur, mais aussi les voyageurs se rapprochent sur la route, sans se connaître ils se baisent aux lèvres, tous, même les esclaves vous nomment par le petit nom, et ce n’est pas assez, ils vous caressent avec celui de votre père, ils mettent dans le vôtre son écho, ils inventent des diminutifs et des surnoms qui vont se perdre en inflexions subtiles dans les fibres les plus intimes de la sensibilité. Le moindre mal physique les terrasse, leur parle-t-on de se faire éventrer pour une idée, ils se lèvent et vont où l’on meurt. Ici l’impulsion est la règle, l’homme est un être total que nulle armature sociale n’empêche de se chercher et qui jamais ne se découvre et qui n’hésite pas à mourir s’il croit se trouver dans la mort. Ils veulent tous aller au bout d’eux-mêmes, l’un se tuant à l’heure fixée par lui pour affirmer sa liberté, l’autre se tuant pour se prouver sa propre incertitude, tous braves devant la mort, lâches devant la vie, mais versant au vieil esprit régulier et calme du monde ces terribles ferments qui nous tiennent aux entrailles depuis que nous les connaissons et ne s’apaiseront en nous que le jour où nous suivrons les chemins qu’ils nous ont ouverts.

Il était Russe. En proie à la vie quand il écrivait un roman, il se laissait traîner par elle partout où son esprit soufflait. Comme tous ceux qui expriment avec puissance, il ne savait pas démontrer. S’il n’avait écrit pendant des années un journal[15] où il nous confie, dans un désordre confus et passionné, ses idées politiques et philosophiques, nous pourrions hésiter sur la signification des Possédés. Mais là, quelle que soit l’inconsistance des doctrines contradictoires, toute la neige et la fumée flottant autour, nous ne pouvons pas nous tromper. Il y a d’abord et partout l’amour du Russe et de son sol et l’amour pour tout ce qui reste soi-même et se découvre et s’élargit en s’attachant à son sol. Son nationalisme est trop pur pour ne pas s’étendre à tout ce qui est nation. Chaque grand peuple porte en lui son dieu propre que les autres ne sentent pas et qu’il veut leur faire sentir. Que ce soient les Russes qui portent « le vrai Dieu », Dostoïevsky ne serait pas un Russe s’il ne le pensait pas et s’il ne pensait pas aussi que ce Dieu, ne ressemblant pas aux autres, ne peut-être soumis à la mesure des autres et doit accepter, pour assurer sa victoire, tout l’appareil social, religieux et politique qu’entraîne la croyance en lui. Voilà le fatalisme supérieur qu’il a tiré de sa condamnation à mort, de la chaîne qu’il eut aux pieds, de l’interdiction qu’on lui fit à son retour en terre russe de vivre dans les capitales, de quarante ans de pauvreté. Ceux qui proposent le néant à la place de cela, les nihilistes sont « les laquais de la pensée, hostiles à la personnalité, ennemis de la liberté ». Il faut à la Russie une religion, une hiérarchie pour que la Russie se saisisse, s’empare de sa force propre, l’impose à l’univers par le fer ou la douceur. L’Occident s’épuise en luttes misérables de partis, d’opinions, de classes. Ici, une harmonie interne pousse l’esprit à envahir le monde pour l’amener à la fraternité spirituelle indifférente aux formes extérieures si chères à l’Européen. « L’Européen a quelque chose d’impénétrable. Le Russe peut vivre avec tous les hommes et plonger partout ses racines. » Ceci doit être vrai. Mais qu’en savons-nous et qu’en sait-il, et qu’y a-t-il derrière l’horizon ? Qu’est-ce donc que la pensée, la personnalité, la liberté ? Tu le savais moins que nous, étant plus grand que nous ne sommes. Faut-il essayer d’ouvrir tes yeux, d’attenter à ton innocence, et te rappeler ce que toi-même as dit ? Avec toute notre raison, ne sommes-nous pas des aveugles, n’y a-t-il que des voix héroïques exprimant les dieux antagonistes que l’instinct des sociétés fait surgir, pour réaliser leur fuyant équilibre, du cœur des hommes puissants, hors de tout but, hors de toute morale, à seule fin d’élargir toujours l’universelle tragédie et de projeter sur l’horizon qui ne se rapproche jamais une Illusion toujours changeante ?... « L’homme a inventé Dieu pour vivre sans se tuer. »[16]

 

 

VI

 

Dostoïevsky, par un renversement singulier de toutes les habitudes de l’artiste, écrivit au jour le jour ce journal dans ses dix dernières années, alors que l’artiste abandonne de plus en plus la spéculation pour la vie. C’est là sans doute l’un des caractères de l’esprit primitif en marche. On le retrouve chez Tolstoï, dissertant et moralisant davantage à mesure qu’il devient vieux. Les peuples passent tous par des évolutions pareilles, les derniers venus d’entre eux, d’abord éblouis de vivre, sentent peu à peu, comme l’ont senti tous les autres, le doute les envahir. Les enfants des civilisés, au contraire, héritent du doute au berceau et ce n’est qu’après avoir fait le tour du cercle où il les condamne à tourner qu’ils reviennent à la vie avec un amour reconquis. Il semblait que Dostoïevsky tentât d’introduire dans son intelligence un ordre que bousculait chaque nouvelle sensation. L’histoire de son esprit ressemble au développement de ses livres et justifie ce qu’il disait de l’âme russe et de l’impossibilité où nous sommes de la saisir. Plus il allait, plus ses sens embrassaient de choses, l’univers sentimental était pour lui une rumeur de plus en plus vaste et confuse qu’il éprouvait une peine de plus en plus grande à enfermer en un seul cri. D’œuvre en œuvre, les pages s’ajoutaient aux pages, la foule des héros s’accroissait et se dispersait, c’était comme mille ruisseaux coulant au travers des sables, s’entrelaçant, se réunissant peu à peu en flaques, en lacs, en inondations où la vie tremble, se noie, surgit ainsi que des herbes et des pailles couchées ou entraînées par le courant. Il ne pouvait jamais réunir trop d’hommes ensemble, il ne lui suffisait plus d’en pénétrer quelques-uns jusqu’au fond, il fallait que tous ceux qui vivent entrassent en lui pour s’y mêler, que leur murmure universel l’emplit de ses innombrables échanges pour que le drame s’accusât à chaque flot, se nuançât à chaque reflet, hésitât à chaque remous, que rien de ce qui était les hommes ne fût jamais fini, n’eût jamais l’air de commencer.

Dans ces vastes œuvres errantes, tout se confond et s’enchevêtre à tel point aux profondeurs sensibles de tous les individus, que chacun semble disparaître. Pas une âme qui ne vive des échos de toutes les autres. Une vie générale passant de l’une à l’autre par des mobilités de réactions imperceptibles. C’est une sorte d’impressionnisme psychologique, il y a là des êtres épars dont chaque aveugle sensation, chaque sursaut obscur, chaque mouvement intérieur s’imprime tout de suite en traces lumineuses et confusément mêlées, dans un esprit subtil et trouble placé au centre insaisissable de leurs vies. Ni loi morale, ni caractères dessinés, rien qui se meuve dans un cadre fixe et selon une ligne constante. Ici l’esprit régulateur de l’Occident est inconnu, les forces floues et diffuses de la vie sentimentale s’échangent en mille réseaux entrecroisés, comme il arrive pour les organismes primitifs qui sont au bas de l’échelle vivante, l’âme a retrouvé la mobilité formidable de la matière originelle qui fermente au fond des eaux. On a la sensation de choses terribles et tremblantes qui s’en vont au hasard, se pénètrent, se répandent. L’esprit est une flamme errante qui se fixe en chaque homme une seconde, passe à un autre, pousse l’incendie devant elle et derrière laisse des braises prêtes à se ranimer. En tous ces fous hésite et soudain éclate en brillant l’étincelle divine. Quand l’ombre aura saisi la terre, qu’il n’y aura plus ici que des formes glacées par la mort lente du soleil, quelles que soient ailleurs les apparences de ce qui vivra dans l’espace, elles ne se manifesteront à l’intelligence qu’en les frappant du même éclair.

Nous avons la tendance d’attribuer à ceux que nous aimons les qualités qui nous définissent nous-mêmes. Tout Français a l’esprit architectural et cherche, parce que Français, partout quelque architecture. Nous avons déjà transporté nos dons de constructeurs plastiques dans nos tragédies, nos romans, notre histoire, notre politique et même dans nos Essais. Nous projetons partout autour de nous, jusque dans nos doctrines anarchistes et l’interprétation des esprits anarchiques qui nous sont venus du dehors, une charpente idéale qui exprime notre désir. Comment saisir cette charpente dans cette âme en tumulte où le vent souffle roulant la neige et la poussière, où mille ans de mysticisme, de famine et d’esclavage percent de leurs lames de fond l’épaisseur ténébreuse, où l’analyse corrodante ronge la masse par-dessous et la fait crouler à mesure qu’elle paraît s’établir ? C’est comme un temple indou qui ne peut contenir la vie poussée de l’intérieur des choses, elle crève l’écorce, coule par toutes ses fissures, submerge la volonté. Toute l’Asie afflue au cœur du Russe qui transpose son sens de l’instabilité, de ses flottements immenses de matière dans la psychologie et la musique. Leurs nuances qu’on ne peut pas exprimer avec des mots s’organisent tant bien que mal en symphonies dispersées, le sentiment rôde au hasard, cela monte et descend en modulations bizarres, en brusques rafales, en silences poignants. La splendeur passionnelle et l’épouvante de la pénétration s’imposent comme un bruit sourd et continu venant d’une eau souterraine.

La construction n’est plus comme chez nous géométrique. Nous n’aurions pas compris ce grand homme vingt ans plus tôt. Il est venu au moment où la façon de raisonner des biologistes remplaçait progressivement dans nos habitudes mentales l’influence ancienne des mathématiciens. Il construit organiquement, c’est un être vivant qui pousse ses formes, comme les rameaux d’un arbre, semblent s’éployer au hasard, il faut remonter aux racines pour suivre de branche en branche et jusqu’au bout des feuilles les sucs amers et riches modelant l’édifice selon la force irrésistible qui les gouverne obscurément. Toute chose que nous croyions savoir sur la manière de bâtir devient le prétexte d’un doute. Il est de ceux qui nous font perdre de vue nos sources et nous entraînent hors des routes que nous suivions. Avec lui, on n’a pas le droit de parler de ce qu’on appelle le style. Il ne sait pas écrire, il n’écrit pas. Sa forme n’est pas neuve. Elle n’a pas besoin de l’être. Une puissance interne anime tout, incorporant les scories et les pierres mortes à l’organisme primitif qui sort de son incessante action. La trame est misérable. C’est un fait-divers quelconque, rien d’extérieur ne sépare le livre du plus insane feuilleton, ni dans la qualité du fait, ni dans le récit, ni dans la succession et l’exposé des épisodes. Les moyens de mélodrames abondent, cauchemars, spectres, sang sur les mains, escaliers livides de lune, portes qui s’ouvrent en silence à la seconde où une pensée terrifiante vient à celui qui leur tourne le dos. Seulement, l’esprit de l’effroi est notre compagnon muet. Celui-ci n’est qu’un assassin, celui-ci n’est qu’un misérable, celle-là n’est qu’une putain. Seulement nous nous consumons à la flamme de leur cœur.

Il n’y a pas d’autre action que le dedans de l’homme, rien que l’indication d’un geste est une tragédie capable d’en faire éclater dix autres, l’intensité psychologique hallucine et angoisse tout. Pas une description, ni un paysage, le drame crée autour de lui le monde, évoque la nuit dans la rue, le silence sur la neige, l’humidité sordide du palier et du couloir. Il essaie bien toujours dès le début de dire comment sont faits les êtres qui sont les symboles de la grande tragédie poignante et toujours renaissante qui roule de l’obscurité de ses sensations aux quelques sommets éclatants de son intuition lyrique. Il ne sait pas. Ils sont lui-même. Ils sont comme lui-même déchirés et contradictoires et comme lui sollicités à la fois par l’habitude et l’élan. Chacun est une multitude comme lui. Il hésite sur eux comme sur lui puisque c’est en lui qu’il les contemple. Il les découvre. Ils se dessinent avec lui, au cours du livre, ils se créent d’eux-mêmes en agissant, paroles, attitudes s’amalgament pour les dégager une seconde du fond obstinément diffus et flou. Et quand on croit les saisir, ils échappent. Notre regard fuit avec le leur et se cherche dans le leur. Il y a dans leur action des incidents qui nous semblent sans importance, des faits qui surviennent sans que nous sachions pourquoi, il ne le sait pas mieux que nous sans doute mais quand il erre ainsi, ce fait, cet incident lui font entendre cent mille échos profonds que nous n’avions pas entendus. L’acte insignifiant devient, avec les circonstances qui l’amènent à son insu, l’entourent, le suivent, une espèce de vibration dont les sonorités rayonnent en s’élargissant et vont se perdre dans la vibration éveillée par l’acte qui suit... Il n’avait presque jamais de rapports avec le drame, mais la vie est surprenante. Il suffit à un seul être de saisir au vol et par hasard l’un de nos gestes machinaux pour déterminer un ébranlement formidable de notre univers intime, tout est changé, notre bonheur, notre malheur, notre vision des choses, notre destinée, cent destinées attachées à la nôtre et tout autour la face de la terre et la couleur du ciel... Et c’est ainsi qu’après vingt pages languissantes où nous nous sommes endormis, la fièvre d’un seul coup brûle une page qui s’éteint sous un flot de pleurs...

Aussi ne pouvons-nous savoir si une seule ligne est inutile, de ces œuvres énormes qui s’enflent et se dispersent d’épisodes en épisodes et dont la complexité structurale répond à la complexité infinie et mouvante des drames intérieurs qui se jouent chez chaque personnage et se mêlent pour les compliquer, aux drames intérieurs dont l’âme de chacun des autres est le théâtre permanent. Les rares et vagues portraits qu’il trace d’eux sont-ils superflus, ou bien sont-ils l’un des moyens dont il dispose pour essayer d’entrer en eux, comme au cours de nos aventures nous tentons nous-mêmes de saisir au fond des regards, sur les lèvres ou dans les geste de tous ceux que nous rencontrons quelque chose qui nous révèle à nous-mêmes en nous renseignant sur eux ? Certainement il ne sait pas si celui-ci qui marche à grands pas militaires ou celui-ci qui regarde fixement les hommes sans rien dire ou celle-là dont tous les mouvements sont souples et rythmés et la chevelure royale lui ont révélé par leur marche et par leur regard et leur splendeur féline qui ils étaient, ou bien si c’est la force interne dont il les a vus dévorés qui l’a conduit à leur prêter ces attitudes. Une fois qu’ils sont entrés dans l’œuvre qui parfois bondit en torrent et parfois s’étale en marécage, c’est eux qui se sont emparés de sa vie. Il éprouve leur torture, et partage leur volupté. Il ne sait plus s’ils sont heureux ou bien s’ils souffrent. Cela sort du récit enivré, terrible, haletant, selon qu’ils sont en même temps ou tour à tour soulevés d’exaltation sentimentale, déchirés de ne pas choisir ou stupéfiés de douleur. Il ne s’est jamais demandé s’il y avait des hommes non pareils aux hommes innombrables dont il saisissait en lui la présence confuse parce qu’il était innombrable, parce qu’il était fort et connaissait sa faiblesse, parce qu’il était pur et se savait des coins de fange, parce qu’il était bon et avait surpris sa cruauté, parce qu’il était fidèle et souffrait de son inconstance, parce que quels que fussent ses actes, jamais il ne s’était menti.

 

 

VII

 

Quel splendide présent de la force du monde, aveugle ou clairvoyante, appelée Dieu par toi, Dostoïevsky, que cette vie devenant en nous plus ardente tandis que notre corps décline et promettant à notre inquiétude un avenir qui se magnifie d’heure en heure à l’approche de la mort ! Les Frères Karamazov[17] sont le dernier cri de ton cœur, et le plus pur. Ici, vraiment, il n’y a plus rien entre toi et l’âme des hommes qui s’enfonce avec toi dans l’ivresse et l’horreur de sentir son mystère croître à mesure que vous descendez ensemble plus avant. Tu la vois nue, elle « danse nue pour toi »[18], chaque geste et chaque mot de ceux en qui tu la places et qui sont tous le centre de toi-même n’est plus qu’un symbole vivant de ses convulsions et de son désir. Tu la possèdes comme une femme, avec cette fureur caressante et brutale qui vous mêle l’un à l’autre et vous fait tous les deux gémir. Aux prix de toutes tes souffrances, j’aurais voulu goûter la joie que tu eus à arracher de toi ces pages comme des lambeaux saignants d’une virilité dont chaque abandon est une nouvelle victoire.

C’est ici que la volupté, la pureté, l’impuissance à se vaincre et le désir d’être fort, tout ce qui fait l’homme vivant habite à la fois les mêmes êtres, circule de l’un à l’autre pour nouer et dénouer leurs cœurs au gré du poème tragique dont le cœur d’un artiste est le foyer. En vérité tout le poème n’est que l’enivrement de quelque roi hagard du profond empire des âmes, à sentir tournoyer autour de sa puissance éperdue d’elle-même tout ce qui était épars avant lui de ce fluide humain que nous appelons tour à tour, selon qu’il nous sert ou nous résiste, amour, orgueil, cruauté, humilité, faiblesse, choses invincibles et tremblantes où notre passion à vivre essaie de se définir. La luxure est le fond de l’homme, rien ne s’abaisse et ne grandit qu’elle n’ait auparavant touché de sa bouche enflammée. Celui d’entre nous qui n’a jamais « aimé une femme, le corps d’une femme, une partie du corps d’une femme », celui-là seul est incapable de tant s’enfoncer dans l’abjection qu’autour de lui tout semble jaillir en eau rafraîchissante, ou de s’élever si haut dans l’orgueil de se répandre et de rayonner de l’esprit qu’autour de lui tout semble éteint et misérable. Pas un religieux athée, pas un saint, pas un artiste, pas un fauve qui n’ait été ou ne soit luxurieux. Celui-là seul crée de la vie qui est capable de tuer par luxure ou de résister à l’envie de tuer par luxure pour accroître son pouvoir : « Qui n’a le droit de désirer ? — Même la mort d’autrui ? — À quoi bon se mentir à soi-même, si l’homme est ainsi et ne peut pas être autrement. »

Voilà donc le plus haut de tous les livres qui pardonnent. Fous qui courez sur les routes, les mains rouges de sang, à la recherche d’une femme et qui demandez de vous absoudre au pauvre homme qui vous conduit, exaltés qui aimez un être et voulez par orgueil en aimer un autre, débauchés qui demandez à une jeune fille de venir elle-même chercher chez vous l’argent qui sauvera son père et le lui donnez sans toucher sa robe, ivrognes qui marchez dans une douceur sainte, c’est à votre dégradation que la splendeur du monde doit de s’être cherchée et de se révéler dans la courte illumination de quelques-uns de vos actes, alors que celui qui n’a pas péché ne pourra jamais l’entrevoir.

Qu’importent tous nos actes, qu’importent même nos intentions ? Il en est parmi nous au fond desquels est la noblesse, une aspiration trouble à grandir en générosité. Qu’importe même que cette noblesse n’apparaisse pas au jour, qu’elle soit vaincue d’avance à tous les assauts de la vie ? En vérité il en est parmi nous au fond desquels est la noblesse, et ceux-là seront pardonnés. Ils sont soumis plus que tous aux remous d’une vie incertaine et contradictoire, mais nobles ils sont un centre de force groupant autour de lui l’amour de tous ceux qui en ont senti l’attraction.

Tu es une prostituée mais tu jettes au feu des billets de banque et les offres à un être bas qui sait se vaincre une seconde et les laisse se brûler. Vous êtes nobles tous les deux. Et toi qui as vendu ton enfant, tu es sauvé puisque tu l’aimes. Fût-il un assassin, un fou, une fille, il n’est que l’être noble au monde, celui qui a l’orgueil de lui jusqu’à accepter sa défaite et qui fait de la vie un poème auquel il consent à ne pas toujours ou à ne jamais ressembler. Est-il diminué, même s’il déchire de ses mains toutes les feuilles du poème ? Égoïste soit, lubrique soit, violent, joueur, tu es un homme noble puisque tu entrevois quelque chose d’inconnu de tous les autres et qu’aucun de tes vices n’est capable d’obscurcir. Voici que l’assassin donne l’aumône au pauvre et que sa mère et sa sœur et tous ceux qui l’aimaient avant son crime ouvrent leurs bras à l’assassin. Celui qui a tué est innocent, s’il souffre d’avoir fait cela, ou ne sait qu’on en peut souffrir. Ici, on peut-être même un mouchard, et rester noble. Tous sont faits n’importe comment, fluides, divers, déconcertants comme est la vie, seulement, parmi eux tremblent quelques lueurs cachées, et, dans l’oscillation de l’océan vital, un courant profond passe quelque part sans que personne sache ni d’où il vient ni où il va, et tout le monde est purifié. L’esprit circule, et sauve tout... Si tu avoues que tu es bas, cela est d’un homme noble. Il n’y a pas de justice, mais des justes, pas de vérité, mais des êtres sincères, pas de beauté, mais des artistes et le décor du monde croule pour tout être qui sait sentir, à travers l’épaisseur des foules, le faible battement d’un cœur.

Ceux-là seuls vivent qui sont indifférents à l’opinion de ceux qu’ils n’aiment et qui ne les aiment pas. Ceux-là seuls qui ont la foi, l’imagination et la tendresse et quels qu’ils soient et de quelque façon qu’ils vivent, ceux-là seuls sont rois parmi nous. Qu’importe que la foi, l’imagination et la tendresse n’expriment pas la vérité, si l’enthousiasme et les larmes jaillissent là «seulement où leur éclair a traversé les esprits ? Écoutez comment l’âme est faite : « Parce que quelqu’un est venu lui dire une parole sincère, elle oublie tout, elle pardonne et elle pleure. » Tu n’exiges de ton semblable, Dostoïevsky, ni la chasteté ni la volonté, ni la sagesse, ni même la bonté, ni même l’orgueil, tu lui demandes « un cœur ardent »... Saint Augustin aussi disait à ceux qui lui réclamaient une loi pour vivre : « Aimez, et faites ce que vous voudrez. »

 

 

VIII

 

Il mourut quelques mois après qu’il eût publié ce grand livre, l’un des plus grands qu’on ait écrits. Le 18 janvier de l’année 1881, malade depuis plusieurs jours, il ouvrit l’Évangile au hasard et lut à sa femme le verset qui lui tomba sous les yeux : « Jean s’y opposait et disait : C’est moi qui ai besoin que tu me donnes le baptême et c’est toi qui viens me le demander ! — Et Jésus répondant lui dit : Ne t’y oppose pas pour le présent, car ainsi nous accomplirons ce qui doit être accompli. Alors, ne t’y oppose pas. » — « Tu l’entends, dit-il à voix basse : ne t’y oppose pas... Je vais mourir. » Le soir, ayant béni ses enfants et sa femme, il mourut.

Sa mort et sa mise au tombeau furent l’image de sa vie. Notre harmonie intime, avec ses dissonances ou ses vastes ondes tranquilles, nous poursuit au delà des jours que nous passons au milieu des vivants. La foule envahit la chambre funèbre, tant de monde se pressait autour du cercueil qu’il faillit être renversé. Un peuple déferlant, des princes, des paysans, des mendiants, le clergé, des forçats libérés, des filles suivirent, à l’église et au cimetière avec des croix, des bannières, des fleurs, des chants, des larmes... le désordre profond et grandiose de son génie, la Russie frénétique et sainte. Chacun de ceux qui marchaient derrière son corps avait reçu de lui la consolation ou l’espoir. Les cent mille qui étaient là étaient ses pères et ses mères et ses frères et ses sœurs et ses enfants.

La Russie est le seul pays du monde sans doute où ceux qui lisent savent lire. Tous savent lire, même quand leurs yeux n’ont pas appris à suivre sur la page les caractères imprimés. À ceux là on lit, et ils sentent. Depuis quelques années, une gloire immense, une de ces gloires qui ne se mesurent pas aux applaudissements ni aux louanges, mais se reconnaissent à la pâleur de ceux qui vous regardent, aux pleurs qu’ils versent quand vous les regardez, à la qualité anxieuse et grave de leur amour, l’accompagnait vers la mort. À la fin de sa vie, c’est par centaines qu’il recevait chaque jour des lettres de malheureux.

Un an à peine avant de mourir, il avait prononcé un discours au monument de Pouschkine. Pendant qu’il parlait la foule pleurait, dès qu’il eût fini elle se rua vers l’estrade pour toucher ses mains, son visage, ses vêtements, la place où il avait été.

Son œuvre, sa vie et sa mort donnent la mesure de sa puissance. J’imagine que l’avenir retrouvera la voix d’Eschyle dans le vaste drame confus où il a exprimé la passion et l’incertitude de ceux qui vivent selon les forces saintes déposées en eux par l’instinct. L’esprit de tous ceux qui construisent la maison sur la hauteur tremble, depuis qu’il a parlé, de la joie de savoir qu’on peut s’enivrer de souffrance... « Il viendra un homme nouveau, heureux et fier. Celui à qui il sera égal de vivre ou de ne pas vivre, celui-là sera l’homme nouveau »[19].

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 24 mars 2019.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] L’Idiot.

[2] 1818, à Moscou.

[3] Publié en 1846.

[4] En 1861-62.

[5] Les frères Karamazov.

[6] Les frères Karamazov.

[7] Publié en 1866.

[8] Les frères Karamazov.

[9] L’adolescent, paru en 1875.

[10] En 1867.

[11] Publié en 1872.

[12] L’Idiot.

[13] Publié en 1859 [Carnet d’un inconnu est en fait le sous-titre de Stépantchikovo et ses habitants (note de la BRS)].

[14] Les frères Karamazov.

[15] Journal d’un écrivain, de 1873 à 1881.

[16] Les Possédés.

[17] Publié en 1880.

[18] Les Possédés.

[19] Les Possédés.