LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE TCHÈQUE

 

 

Viktor Dyk

1877 — 1931

 

 

 

 

 

 

LE MÉDAILLON

(Medailonek)

 

 

 

 

 

1909

 

 

 

 

 

 

Traduction de Jindřich Hořejší parue dans la Gazette de Prague, 17 novembre 1920.

 

 

 

 

 

 

 


 

 

C’ÉTAIT la fin. Le corps se refroidissait. Ce cœur agité cessa de battre — comme une pendule qui s’arrête.

Elle tressaillit légèrement.

Elle avait peur de ces lèvres bleuies qui ne pouvaient plus rien dire. Elle avait peur du silence près du lit où il était demeuré tant de jours, en proie au délire.

Péniblement, presque en chancelant, elle alla vers la fenêtre et s’y accouda. Le tumulte de la ville montait dans la chambre. Dans les jardins, pensa-t-elle, les vieillards frileux jouissaient du soleil et les jeunes cœurs ressentaient une douceur singulière.

Le contraste l’émut par sa tristesse angoissante ; un moment elle eut la sensation que le vide l’attirait. Elle s’appuya à une chaise. Ce n’était qu’un vertige. Elle était très affaiblie et l’air du printemps la grisait.

Ç’avait été une agonie obstinée et cruelle que celle qui venait de prendre fin. Pour vaincre l’homme vigoureux qui, maintenant, gisait mort, il avait fallu toute une série de jours d’épuisante fièvre. Il résistait avec acharnement. Doucement, la mort entrait en lui comme dans une forteresse détruite peu à peu par des assauts continuels. Puis, ç’avait été la fin. Il avait succombé. Et peu s’en fallait que ceux qui l’entouraient n’eussent succombé avec lui.

Cette fin, on l’attendait depuis longtemps. Pendant deux semaines, le médecin, en fronçant le sourcil, n’avait cessé de répéter : « Soyez prêts à tout ! » Mais la catastrophe prévue ne se produisait pas. « Singulière résistance de l’organisme ! » disait alors le médecin, en hochant la tête.

Tous ces souvenirs se perdaient dans la douleur présente.

Tout d’un coup, elle crut entendre du bruit..., des chuchotements, des voix, des sanglots éperdus. Était-ce une visite ? Elle ne savait ; elle se sentait si lasse qu’elle perdait jusqu’au sentiment de la douleur. C’était la réaction qui commençait.

Elle s’évanouit — —

 

* * *

 

Lorsqu’elle revint à elle, le silence l’étonna. Elle reprit ses forces, se rappela tout. Et brusquement, sans qu’elle eût pu dire comment, le souvenir du médaillon lui revint.

Le mort était dans la chambre voisine... Aurait-elle assez de forces pour y retourner ? Un désir inexprimable, torturant, la hantait. Elle ne ferait donc pas de mal au mort. Il ne défendrait plus son trésor, à présent. Honteuse, baissant les yeux et détournant la tête, elle ouvrit la porte qui grinça.

Le grincement résonna dans le silence et la fit frémir. Elle entra, néanmoins... Le mort reposait sur le lit... Quelques pas et tout serait fini...

Elle s’approcha. Le visage du mort la terrifia ; elle ne voulait pas le regarder. Cependant, elle ne pouvait dominer son impétueux désir...

Elle le tient enfin, le médaillon, objet de tant de querelles ! C’était son rêve, réalisé trop tard. Et à quel prix ! Maintenant qu’il était dans ses mains, ses mains tremblaient, incertaines. Personne ne venait lui dérober sa proie. Le mort était bien mort. Mais le médaillon lui brûlait la paume. Elle se souvint de tout ce qui avait précédé.

 

* * *

 

Elle était veuve et dans l’épanouissement de l’âge, lorsqu’elle fit sa connaissance.

Son premier mari était mort après trois années d’un mariage de raison. Elle ne l’aimait guère, mais elle ne le détestait pas non plus. Ils se supportaient, comme deux êtres qui n’ont aucune raison de se haïr ; ils se prêtaient avec indulgence à leur volonté mutuelle, plutôt par commodité que par bonté de cœur. Son mari mort, la veuve porta le deuil pendant le temps d’usage. Le trépassé en eût sans doute fait autant, avec la même tranquillité d’esprit.

Ce fut dans ces circonstances qu’elle connut son second mari. Ils s’aimèrent. S’aimaient-ils vraiment ? Il lui paraissait souvent froid. Pourquoi se repliait-il sur lui-même, impénétrable ? Elle avait l’impression qu’il lui cachait un secret. Une partie de son âme était fermée à sept tours de clef. La jalousie naissait. De qui, de quoi ? Elle ne savait rien de précis.

Mais tout ce qu’elle éprouvait d’étrange, toute sa rancune allait à ce médaillon, qui était comme l’incarnation de sa jalousie. Il le lui cachait. Jamais, elle ne devait l’ouvrir. C’était son mystère à lui. Il aimait sa femme, certes, et n’avait pas de secret pour elle. Pourquoi donc l’empêchait-il de voir ce que contenait ce médaillon ? Pourquoi ne pouvait-il s’en séparer ? Ses sentiments pour l’objet convoité se transformèrent en superstition. Le médaillon était la cause de tous les maux qui arrivèrent. C’était l’ennemi, il mettait entre eux quelque chose d’énigmatique et de sournois. Que de batailles elle livra pour l’avoir ! Peine perdue. Qui est-ce ? demandait-elle ? Il souriait sans répondre. Une femme ? Oui. Elle le suppliait de la laisser regarder. Inutilement. Et pourtant, il lui en coûtait de refuser quoi que ce fût à sa femme. Mais il refusait. Il souriait à ses prières, souriait à ses menaces. Les armes dont elle se servait se brisèrent contre son calme et sa fermeté. Elle luttait, opiniâtre, employant toutes les ruses de la femme jalouse. À la fin, elle dut s’avouer vaincue. Tout fut en vain. Le médaillon garda son secret. À lutter, la résistance du mari ne faisait que s’affermir. Elle voyait qu’il eût fallu en venir à des extrémités. C’était ce quelle redoutait quand même ; elle l’aimait trop pour se montrer cruelle envers lui. Alors, elle se tut. On ne parla plus du médaillon. Une blessure persistait seulement, un sentiment d’humiliation devant cette ennemie inconnue qu’elle ne pouvait pas vaincre et qui gardait toujours sa place dans le cœur de l’homme aimé. Qu’elle était donc heureuse, sa rivale ! Elle était morte. Et néanmoins, elle vivait. Peut-être ne l’avait-elle jamais aimé (elle se complaisait à cette idée fixe d’une aventure romanesque qu’elle inventa) ; et lui, il était toujours à elle. Eh bien, elle serait généreuse, elle le lui céderait, à cette femme.

Cependant, que de fois l’ombre était revenue, que de fois elle avait croisé son regard avec celui de l’aventurière inconnue et victorieuse ! Elle n’est plus, disait alors son mari, pensif. Eh bien, répliquait-elle, aux jours où elle n’entrevoyait pas encore l’inutilité de son effort, à quoi bon cacher, puisqu’elle est morte ?... C’est enfantin, répétait-il. Et de sa part à lui, ce n’était pas enfantin ? Puisqu’il aimait — qu’il dît au moins qu’il aimait... Énergique, il lui fermait doucement la bouche et l’étreignait. « Enfant, lui disait-il, les yeux pleins d’un sourire qui la rendait impuissante, enfant que tu es, tu sais très bien que tu n’as rien à craindre ! » Puis, se penchant, il avait dit encore d’une voix adoucie, subitement grave : « N’est-ce pas que tu ne me le demanderas plus ? Figure-toi que c’est une amulette... Ce ne serait pas bien de recommencer... Crois-moi, ce ne serait pas bien. »

 

* * *

 

Elle avait maintenant le médaillon entre les mains. Elle pourrait contempler les traits de la femme à laquelle il avait gardé, après des années, sa tendresse discrète et qu’il avait jalousement préservée de tous regards étrangers.

Mauvaise victoire ! Il était tard pour triompher. Jusqu’au dernier soupir, il était demeuré sur la défensive. On eût eu de la peine à le lui ravir. Sa main cherchait parfois le médaillon, d’un geste angoissé. Dans sa fièvre, toutes les paroles de douceur et d’amour — oh ! comme il pouvait aimer, cet homme taciturne et impassible ! — allaient vers l’inconnue semeuse de jalousie. Il en délirait — c’était vraiment l’affection d’un jeune homme qui aime pour la première fois. Elle se sentait repoussée. Jamais, il ne l’avait aimée ainsi ; pour elle, il n’avait que sourire ou dureté. Chacune de ces paroles lui faisait une blessure. Oh ! elle l’étranglerait, ce démon, s’il vivait ! Et à cette idée ses mains se crispèrent. Assouvir toute son amertume, toute sa vengeance !

Elle se décida.

Sa main tremblait encore, mais le mystère inaccessible allait pourtant s’éclairer. Une sorte de haine avide triompha de la piété pour le mort. Oh ! voir celle qui lui avait volé tant d’amour, la voir !

Elle ouvrit le médaillon.

 

* * *

 

Un silence. Seule, la pendule faisait tic-tac ; seul, son cœur battait.

La stupeur l’immobilisa.

Puis, le sang reflua de son visage. Sa main chercha fiévreusement un appui à la tête du lit.

Quelle faiblesse !

Le médaillon tomba à terre.

Ce petit bruit la fit revenir à elle. Elle eut un tressaillement. Les sanglots l’étouffaient. Était-ce peine de cœur ou fierté blessée ? Elle leva les bras comme pour retenir quelque chose. La douleur la brisait toute. De ses yeux, desséchés par tant de pleurs, quelques larmes jaillirent.

— — C’était sa photographie... à elle ; la photographie de ses dix-huit ans qu’il n’avait jamais connus — —

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 10 décembre 2018.

 

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