LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Alexandre Droujinine
(Дружинин Александр Васильевич)
1824 – 1864
POLINKA SAXE
(Полинька Сакс)
1847
Traduction d’Alphonse Claeys, Bruxelles, J. Blanche, 1872.
TABLE
CONSTANTIN ALEXANDROVITCH SAXE À PAUL ALEXANDROVITCH ZALÉCHINE.
PAULINE ALEXANDROVNA SAXE À MADAME ANNETTE KRASCINSKI.
CHAPITRE PREMIER — DEUX LETTRES AU LIEU DU PREMIER CHAPITRE
PAUL ALEXANDROVITCH ZALÉCHINE À CONSTANTIN ALEXANDROVITCH SAXE.
Mme ANNETTE KRASCINSKI À POLINKA SAXE.
DU PRINCE GALITZKI AU CONSEILLER D’ÉTAT PISARENKO.
DU PRINCE GALITZKI À Mme ANNETTE KRASCINSKI.
POLINKA À Mme ANNETTE KRASCINSKI.
DE POLINKA SAXE À Mme KRASCINSKI.
DU PRINCE GALITZKI À Mme KRASCINSKI.
LA PRINCESSE GALITZKI À MADAME KRASCINSKI.
LA PRINCESSE GALITZKI À MADAME KRASCINSKI.
Il y a bien longtemps que je n’ai eu de tes nouvelles, mon cher Pantagruel ; j’aurais dû, pour te punir, te payer de la même monnaie et ne pas t’écrire ; mais en ce cas, tout le désavantage eût été pour moi. Car supposons que je sois décoré ou chassé du ministère, tu l’apprendras certainement par les journaux. Si même je venais à mourir, les feuilles publiques en feraient mention ; on ne parlerait peut-être pas de moi comme d’un chef regretté de ses employés, cependant tu saurais qu’un certain individu nommé Saxe est rayé du registre de tel ou tel ministère.
Mais en ce qui te concerne, il n’y a que tes lettres qui puissent m’apprendre si tu es encore de ce monde. Tu es un riche propriétaire, tu ne fais œuvre de tes dix doigts, et tu passes dans ta province pour le père de tes paysans : mais quel est celui d’entre nous tous, qui n’est pas le père de ses paysans ? Ayons donc, je t’en prie, mon bon ami, une correspondance plus suivie. Je me sens aujourd’hui en veine d’expansion, et j’avais placé devant moi cette feuille de papier sans avoir réfléchi un instant au plan de ma lettre, sans même m’être demandé avec qui j’allais causer.
Ma femme dort comme un enfant, ses petites mains sous sa tête, et moi je ne puis encore reposer, par suite de la mauvaise habitude que j’ai prise de travailler pendant la nuit. En outre, je me sens un vague sentiment de tristesse au fond de l’âme. Pourquoi ? Je ne le saurais dire ! Ma journée avait si bien commencé et si bien fini.
Dès le matin, j’avais achevé un rapport, dont mon chef m’avait chargé, et je l’avais terminé de telle sorte que plus d’un riche seigneur s’en sera mordu les doigts. Sans me laisser entraîner par la colère et l’indignation, j’ai dévoilé les intrigues d’un comité, bien connu de toi, et j’ai jeté un défi à tous ceux qui ne peuvent renoncer à cette idée que nul n’a le droit de veiller à l’intérêt du gouvernement à moins d’être officiellement chargé de cette fonction.
Le ministre a lu mon rapport plusieurs fois ; il a admiré la force et la justesse de mes arguments, et ce matin il m’en a complimenté. En retournant chez moi, je voyais tout en rose, car la pensée que mes peines n’avaient pas été perdues, me rendait satisfait de l’univers entier et surtout de moi-même.
Polinka était jolie comme un ange, gaie comme un pinson ; tout cela est dans la nature des choses. Je fus enchanté de la trouver à son piano, et son mezzo-soprano retentissait déjà à mes oreilles, bien que je ne fusse encore que sur l’escalier. Tu sais à quel point les jeunes dames et les jeunes filles poussent l’indifférence pour la musique, et ma femme, il faut bien l’avouer à mon grand regret, est pire sous ce rapport que toutes les autres.
Elle bâille à l’opéra, et ne joue à la maison que des polkas et des galops.
La Perl-Polka, par exemple, m’a fait faire un mauvais sang inexprimable.
Mais aujourd’hui elle chantait la célèbre romance du Saule, d’Othello ; cet air me reportait aux moments de mon enfance et de ma jeunesse.
Je rends grâce à la Providence de la sensibilité de mon âme et de la mémoire de mon cœur ; j’ai beaucoup vu, beaucoup souffert ; j’ai été éprouvé dans ma vie, mais je n’ai pas oublié un seul moment de bonheur ; aucun sentiment vrai et profond n’a encore perdu sa force sur moi.
Je ne cherchai pas à cacher ma joie ; la voix fraîche et puissante de Polinka m’avait remué jusqu’au plus profond du cœur et de l’âme.
Voici les pensées qui me vinrent : Une âme faible ne peut produire des sons aussi puissants, et s’il y a une âme, nous parviendrons jusqu’à elle.
Cependant la manière dont chantait Polinka laissait beaucoup à désirer. La romance mélancolique « Assisa al pié d’un salice » était rendue par elle d’une voix aussi vive, aussi animée que : « Jeune fille aux yeux noirs » ! Elle variait même à sa fantaisie le refrain complet, tandis que la mélancolie et la monotonie du refrain, qui se répète toujours, exprime une idée déchirante, toujours présente à l’âme.
J’étais sûr qu’elle ne comprenait pas la romance et qu’elle n’avait peut-être jamais entendu l’histoire de Desdemona.
On n’a pas donné cet opéra ici, et nous ne lisons pas encore Shakspeare. Aussi, quand elle eut fini de chanter, je la fis asseoir près de moi et tout en plaisantant je lui indiquai les défauts de sa manière de chanter, puis je lui racontai l’histoire d’Othello et de sa femme.
Elle m’écouta avec plaisir et me donna de suite le nom du Maure de Venise.
Me soupçonnait-elle de jalousie ? était-ce une simple allusion à mon récit ? je n’en sais rien.
Moque-toi, si le cœur t’en dit, de notre causerie savante.
Elle peut paraître de mauvais goût dans une lettre, mais en vérité je ne connais pas de plus intime jouissance que de suivre la marche des idées chez un être chéri, de l’élever à notre propre niveau et à celui de son siècle, en mettant à sa portée tout ce qui nous a paru beau et poétique. Car enfin, il faut bien te l’avouer, je suis amoureux de ma femme, amoureux comme un enfant, comme un vieillard, comme un fou.
La Providence elle-même m’avait réservé pour cette passion.
Grâce au développement précoce de mes forces, j’ai éprouvé mon premier amour dès l’enfance. Je n’avais que douze ans. Quelle pouvait donc être cette grande passion ? Et pourtant quelle terrible agitation ne m’a-t-elle pas causée ! — Avec quelle pénible lenteur elle s’est éteinte !!... Aussi, ma jeunesse, ayant connu toutes les autres passions orageuses, je n’ai jamais éprouvé de véritable amour pour aucune femme.
Tout le reste de la journée, Polinka folâtra autour de moi comme un jeune chat, elle me fit admirer les détails de notre ménage, qui a le petit inconvénient de coûter dix fois plus cher que tout autre ; elle me raconta les inquiétudes qui venaient l’assaillir pendant que je travaillais à la chancellerie, et à cette occasion je m’aperçus du point de vue auquel elle considérait mes occupations.
D’après son opinion, nous nous enfermons dans nos bureaux, pour écrire une sottise quelconque, chacun à notre choix, car le juste n’est pas la chose principale. Nos chefs examinent ensuite nos travaux et accordent une récompense à ceux qui ont la plus belle écriture.
Tu peux t’imaginer, d’après cela, dans quelles transes Polinka était à mon sujet, puisque mon écriture ressemble à des pattes de mouche.
Elle riait de tout son cœur en me racontant ces sornettes ; cependant cette naïveté ne laissa pas de me toucher désagréablement.
J’ai d’abord voulu lui donner quelques explications, mais ensuite me ravisant, je me décidai à attendre pour l’initier aux mystères du service.
Le soir j’étais redevenu enfant, j’ai presque failli jouer à la poupée avec elle. Elle avait renoncé au théâtre et refusé de faire une visite à sa tante ; ainsi notre soirée fut la réalisation du bonheur de famille, bonheur qui n’eût rien laissé à désirer même à ton esprit caustique.
Selon mon habitude, je ne me couchai pas de suite, et pendant que Polinka s’endormait, je restai assis sur son lit, penché sur son charmant visage que je ne puis jamais assez admirer.
Elle était ravissante quand, sous l’influence du sommeil, elle ne subissait pas l’impression des objets environnants.
Je la regardai si longtemps, si longtemps, qu’enfin des idées noires commencèrent à me venir à l’esprit.
Le charme de la beauté de Polinka consiste principalement dans sa grâce enfantine. Sa lèvre supérieure est assez éloignée de sa lèvre inférieure. C’est la beauté de l’enfant et non celle de la femme. Toute la partie inférieure du visage est tellement ronde qu’il n’y a pas la moindre fossette. Cela va à ravir à ma Polinka. Mais, selon moi, une femme de dix-neuf ans pourrait se passer de cette qualité.
Toutes ces lignes s’accordent avec le caractère de Polinka, ou plutôt avec les suites de son éducation, guidée par des parents modèles..... Que le ciel les confonde !
Ce n’est d’ailleurs pas tant la faute des parents que de notre société, dont les exigences font que les femmes ressemblent à des enfants.
Je me rappelai l’existence de ma femme avant son mariage ; elle était connue pour son innocence, autrement dit sa naïveté, ou plutôt sa.....
Je me rappelle parfaitement le groupe d’amis qui applaudissaient à ses espiègleries, qui s’extasiaient sur ses bons mots de petite pensionnaire. Et les jeunes gens disant de manière à être entendus : Quelle délicieuse enfant ! Quel ange ! — Ils ne réfléchissaient pas qu’il nous faut des femmes pour vivre, et non des anges.
Avec quel orgueil le vieux père ne m’a-t-il pas répété, le jour de notre mariage, cette phrase qui semble stéréotypée sur les lèvres des parents : « Ayez bien soin de ma Polinka ; elle est encore si enfant ! »
L’idée n’est donc jamais venue à ce respectable père, qu’aux yeux d’un homme qui a parcouru le monde, qui a dit adieu aux sentimentalités et au siècle des berquinades, le nom d’enfant n’est pas toujours un titre d’honneur. Naïveté, enfantillage, pensionnaire, tous ces termes ont du charme pour les admirateurs des femmes, mais ne me soulagent pas le cœur à moi ; car il y a déjà un an que je fais tout mon possible pour préparer une agréable et utile compagne à mon âme fatiguée, qui a tant besoin d’amitié, d’un peu de gaieté et qui voudrait se retremper dans une causerie intime.
Il y a déjà un an que je fais des efforts inouïs pour animer cette charmante statuette ! mes efforts sont encore bien loin d’être couronnés de succès..... Mon premier soin avait été de chercher à développer chez Polinka le goût esthétique. Je l’ai entourée d’objets d’art ; sa main ne touchait que des chefs-d’œuvre.
Eh bien ! mes tableaux sont couverts de poussière, les fleurs sont fanées faute de soins.
La décoration de l’appartement, qui m’a causé tant de peine et d’embarras, ne lui plaît ni ne lui déplaît.
En vain ai-je essayé de lui inspirer le goût de la musique, c’est une vraie punition pour elle que de se mettre au piano, et malgré sa belle voix, elle éprouve de l’embarras à chanter devant quelqu’un, voire même devant moi.
Chante-t-elle seule ? c’est ce que je ne sais pas. Elle m’a joué aujourd’hui pour la première fois un morceau de musique sérieuse.
Que faut-il espérer de la lecture ? J’ai vu tant de mal produit par la passion des livres, que j’ai moi-même peur d’insister sur ce sujet. J’ai essayé cependant de lui donner les premiers romans de Georges Sand, persuadé que le génie d’une femme est plus accessible à une femme que celui d’un homme. Le résultat a été contraire à mon attente, elle a bâillé ! bâillé !..... et a fini par jeter le livre loin d’elle avec dégoût.
La vie pratique lui est inconnue et incompréhensible ; les choses que le bon sens saisit avec facilité, sont précisément celles qui lui paraissent les plus étranges.
Elle ne veut même pas savoir en quoi consiste le service de son mari, et pourquoi il est souvent obligé de s’enfermer la nuit dans son cabinet de travail.
Mais je m’aperçois, mon bon, que j’use et abuse de ta patience, avec mon bavardage. Finissons donc ; ainsi soit-il ! Du reste, à mon point de vue, il est aussi ridicule de cacher ses affaires sans nécessité, que de les confier au premier venu. Je ne fais point de cérémonie avec toi ; ce n’est pas pour rien qu’ensemble nous avons étudié, couru le monde et nous sommes battus au Caucase. Il est vrai que nous avons un peu renversé l’ordre commun des choses. Car nous avons d’abord couru le monde, puis étudié et enfin nous sommes allés exterminer le genre humain. Malgré tout, nous sommes restés amis, bien que suivant des routes différentes. Tu vis retiré dans ton Arcadie, où moyennant un peu de pantagruélisme, tu es à l’abri des revers de la fortune ; tandis que moi, j’ai aimé, je me suis marié, et il est évident que j’en suis à la première page de mon roman.
Cette lettre a d’abord fait naître en moi de tristes réflexions, ensuite elle m’a exalté comme un garçon de dix-huit ans..... J’ai voulu revoir Polinka, pour donner une autre direction à mes idées. J’ai donc interrompu ma lettre pour m’approcher d’elle. Elle dormait renversée comme un enfant ; l’expression de sa figure respirait une candeur angélique. Je voulais l’embrasser ; mais, craignant de la réveiller, j’effleurai à peine son front de mes lèvres.
Les battements de son cœur étaient inégaux, tantôt lents, tantôt accélérés, comme s’il parlait de quelque chose avec enthousiasme. Je restai longtemps penché sur elle à écouter les palpitations de son jeune cœur.
À ce moment-là je ne vivais pas ; je rêvais tout éveillé. Il me semblait que ce cœur agité me confiait toute la vie de ma Polinka. Comment, dans son enfance, on éloignait d’elle tout exercice qui pouvait fortifier l’âme et le corps ; comment on lui remplissait la tête de toutes sortes de folies, et comment, pour couronner l’œuvre, on l’avait enfermée dans une maison remplie de compagnes d’études et d’institutrices.
Ce cœur me racontait qu’il avait rêvé parfois à une vie de grand air, aux champs verts, aux bois où les cimes des arbres se balancent sans être agitées par le vent, ou le soleil se reflète sur la surface unie d’un lac. Combien de choses ce cœur ne m’a-t-il pas racontées, mais je fatigue ta patience, car après tout tu n’es pas marié, tu n’es pas amoureux, et probablement tu n’aimeras plus. J’espère cependant que ton imagination est encore assez vive, pour comprendre les sentiments que ces pensées ont éveillés en moi. Pendant que j’étais encore penché sur elle, je renouvelai le serment d’élever Polinka à ma manière, lors même qu’il me faudrait rompre avec la société. J’ai juré de développer toutes ses facultés, de donner de l’indépendance à ses idées, de lui faire envisager la société actuelle à son juste point de vue, et de l’élever ainsi au-dessus de la classe des femmes jolies et nulles. J’ai juré de la fortifier moralement, de diriger sa volonté vers tout ce qui est beau et bien, de faire disparaître ce nuage de naïveté sentimentale qui n’a pas le sens commun et qui pèse sur ma pauvre enfant. Je me sens coupable envers Polinka ; pendant ces dix-huit mois, je n’ai pas fait d’elle ce que j’aurais pu en faire, parce que je me suis souvent fait enfant avec elle ; d’autres fois je me suis laissé entraîner par ses défauts mêmes qui ne manquent pas d’un certain charme à mes yeux. Pendant ces dix-huit mois, j’aurais pu faire d’elle une femme. Tout me porte à croire qu’elle a du caractère. Elle est un peu moqueuse, tant soit peu emportée, et dans nos discussions elle se mord la lèvre inférieure, ce qui est un signe infaillible de caractère. Non, je n’ai pas fait tout ce que j’aurais dû. Dieu veuille que je ne paie pas cher ces moments où le cœur l’a emporté sur la raison ! Aurai-je bientôt achevé l’éducation de Polinka ? Ma tâche sera-t-elle longue et pénible ? Si mes vœux se réalisent, que je serai heureux ! Avec quelle insouciance j’irai à la rencontre de tout ce que la vie me réserve de joies et de peines ! Tu verras alors, ami, comme ma petite Polinka sera intelligente et bonne, sans avoir rien perdu de la vivacité, qui forme le principal charme de son caractère.
Un des jours les plus fortunés de ma vie ma toute belle, mon incomparable Annette, fut celui où je reçus ta lettre. Je me transportai par la pensée dans notre pensionnat, au milieu de notre grande salle blanche, contre laquelle nous murmurions et où pourtant nous étions si gaies.
Maman m’a fait parvenir ta lettre ; tu peux être sans inquiétude, personne ne la lira que moi. C’est donc parce que tu ne savais pas mon adresse que tu es restée si longtemps sans m’écrire ? À la fin de ma lettre tu trouveras mon adresse. (Ni la date ni l’adresse ne se trouvent au bas de la lettre.)
Et moi qui m’imaginais que tu m’en voulais de n’avoir pas épousé ton frère ! Mais que veux-tu, c’était le rêve de papa de me marier à Saxe ; tous nos parents étaient contre ce mariage ; ils appelaient mon pauvre Constantin un original, un esprit fort. Papa faisait la sourde oreille à tout. Quant à moi, je n’avais rien contre lui, bien qu’avant d’être sa fiancée il me déplaisait à cause des méchantes remarques qu’il faisait sur notre pensionnat. Ton frère était à l’étranger pour suivre un traitement..... Il est évident, chère Annette, que c’était la volonté de Dieu.
Tu m’écris que mon mari est vieux et laid, mais il y a deux ans à peine que tu parlais de lui tout autrement ! Tu ne peux t’imaginer combien la physionomie de Saxe est noble et spirituelle. Son crâne seulement est un peu chauve, et pour parer à cet inconvénient, je lui conseille de porter perruque. Il n’a pas encore trente-deux ans ; il ne les aura qu’au mois de mai. Tu me demandes, ensuite, pourquoi il n’est pas militaire ?
« Vous êtes arriérée, mon enfant, aurait dit mon mari, il faut vivre avec son siècle. » Maintenant on donne la préférence à la carrière civile. D’ailleurs Constantin a été militaire, il a même fait plusieurs campagnes. Je ne regrette pas de l’avoir épousé. Cette année, j’ai été si heureuse que je n’ai pas éprouvé un moment d’ennui. Nous avons passé de longues soirées en tête-à-tête, et, je te l’avoue, je me suis mieux amusée qu’au bal. Saxe a vu tant de choses, a visité tant de lieux, qu’en l’écoutant il me semble visiter moi-même ces pays. Je vois passer devant mes yeux, comme dans une lanterne magique, les faits, les événements, les personnages.
Nous avons beaucoup de comfort dans notre vie ; cependant nous n’avons pas de grandes réceptions. Saxe a divisé notre société en catégories. Si mes parents dînent chez nous, il n’invite pas ses amis, ce qui, par parenthèse, est très-désagréable à maman. Ses connaissances sont des artistes en tout genre, des peintres, des musiciens et de jeunes employés. Tu ne m’en veux pas, n’est-ce pas, de défendre mon Constantin ? Il n’a que moi pour prendre son parti ; peu de personnes l’aiment, beaucoup ont peur de lui, et presque tout le monde le traite d’original. J’ai entendu un jour papa dire que Saxe était d’un caractère inégal, et que plus d’un homme de mérite avait quitté le service à cause de lui.
Je ne comprends pas cela : il faut voir comme il est calme et bon chez lui. Il est d’une politesse ridicule envers mes femmes de chambre, et une fois je l’ai trouvé prenant lui-même ses habits dans l’armoire, parce que son domestique était allé dîner.
Je l’ai grondé doucement, à cette occasion. On raconte encore qu’il a eu autrefois un duel. — Je n’ose lui en parler, n’a-t-il pas causé quelque malheur ! Si sa bonté n’était que feinte ? Il faut avouer qu’il a parfois d’étranges fantaisies. Un jour il a dépensé des sommes folles pour m’acheter des tableaux presque décolorés. Et quels tableaux ? Des vaches et des brigands au milieu des montagnes.
Il m’a aussi acheté des statues, mais représentant des sujets qu’on ne peut en conscience garder dans sa chambre. Il a suspendu au-dessus de mon lit un vieux portrait représentant une très-jolie femme, qu’il dit être sainte Cécile. Je n’ai jamais entendu dire, ni su, qu’il y eût une sainte Cécile.
Il est très-poli envers mes parents, mais il ne les aime pas, et évite même de les rencontrer. Dernièrement je lui ai parlé à ce sujet, il s’est tu et a changé de conversation.
Pour avoir le plaisir de discuter avec lui, j’ai de nouveau parlé de papa et de maman, et je lui ai dit entre autres choses que je leur devais une grande reconnaissance pour leurs bontés pour moi.
— Et, moi dit-il, je ne leur suis reconnaissant que d’une chose.
— De laquelle ?
— De ce qu’ils n’ont pas eu le temps de te gâter complètement.
Ne t’étonne pas, il est passé maître dans l’art de faire des compliments de ce genre.
Il n’aime pas non plus mes amies, et toi il t’appelle la dame scandaleuse, parce qu’après ton mariage tu avais toujours à me parler à l’oreille.
Je me demande souvent si cet homme aime quelque chose au monde ?
Ni avant, ni après notre mariage, il ne m’a dit une seule fois qu’il fût amoureux de moi. C’est à ma vie de te prouver mon amour, et non à ma bouche d’en parler, m’a-t-il répété à plusieurs reprises. Tant qu’à me baiser les mains et à se mettre à genoux devant moi ! fi donc ! il risquerait de chiffonner son jabot et de salir ses habits. Il n’entre jamais chez moi qu’en frac ou en surtout, tiré à quatre épingles, il considérerait comme un manque de politesse de mettre un paletot d’été au lieu d’un frac. Quand il n’écrit pas, il lit la nuit, presqu’au jour, et papa dit que ses livres sont tous dangereux. Une nuit, craignant pour sa santé, j’allai le surprendre dans son cabinet. Je le trouvai assis et entouré de serpents empaillés, de squelettes, de pierres et de livres sans nombre.
Il me fit asseoir dans un fauteuil à côté de lui, et me dit le contenu de quelques-uns de ses livres.
J’écoutais de toutes mes oreilles, et comme je voulais lire moi-même, il m’apporta le lendemain des romans de Georges Sand, dont ta sœur a parlé avec tant d’horreur.
Constantin m’a dit que Georges Sand n’était pas un homme, mais une femme, et que pour cette raison je comprendrais plus facilement la portée de ses idées et que je finirais par l’aimer.
Ah ! mon ange ! si c’est réellement une femme, c’est une femme sans pudeur, une femme ennuyeuse.
Dans un de ses romans, un homme se glisse dans la chambre à coucher d’une jeune fille et reste toute la nuit debout à côté de son lit. Dans les livres que tu apportais à la pension, il y avait les mêmes faits, mais s’était si amusant que, tout en sentant que c’était mal, nous en riions de bon cœur.
Mais ceux de Georges Sand étaient ennuyeux à un tel point, que je les ai jetés dès le lendemain.
Quel homme froid, que ce Constantin !
Une fois il m’a fait pleurer.
Je l’avais touché inopinément du doigt, il tressaillit :
— Ah ! tu es jaloux, lui ai-je dit en plaisantant.
— Et jaloux à quel point ? me répondit-il.
— Dis-moi, que ferais-tu si je te trahissais ?
— Qui donc trahit maintenant ?
— Mais enfin si cela était ?
— Pourquoi trahir ! Pour satisfaire une fantaisie, un caprice ?
— Une fantaisie, un caprice ! — Serait-il donc tout à fait impossible que je devinsses amoureuse d’un de tes amis ?
— Que tu devinsses très-amoureuse ?
— Oui, pour la vie, pour l’éternité, enfin folle d’amour.
Ses yeux brillèrent d’un éclat qui me fit peur.
— Que devrais-je donc faire d’une femme folle, je l’embrasserais et la quitterais !
— Et lui ?
— En quoi serait-il coupable, lui ?
Je fondis en larmes comme un enfant ; ce sang-froid me révoltait. Constantin eut de la peine à me calmer.
Pour quelle raison s’est-il battu en duel ? Mon mari dépense beaucoup d’argent et a peu soin de ses revenus.
Il a fait de tels changements dans la terre que j’ai reçue en dot, qu’elle ne donne maintenant que la moitié de ce qu’elle rapportait avant. Papa est très-bon, mais cela l’a fâché. En diminuant sans nécessité les impôts, dit-il à mon mari, vous donnez un exemple pernicieux aux paysans du voisinage. Nous ne pourrons plus nous faire craindre ; ils ne voudront plus nous obéir. Constantin ne fait qu’en rire et ne se laisse pas influencer le moins du monde par l’opinion d’autrui. Il est extrêmement gourmet, et la table nous coûte des sommes fabuleuses. Il m’engage toujours à manger davantage ; il remplit mon verre de vin et me répète souvent que son dîner est meilleur et vaut bien la craie et les charbons. C’est une pierre dans notre jardin, mon ange. Faut-il te l’avouer, Annette ? mais tu vas me gronder..... Quand il est de très-bonne humeur, il fait apporter une petite bouteille de Champagne, et nous buvons à nous deux, nous buvons..... tant qu’il y a une goutte dans la bouteille. Avec un pareil original, on devient soi-même original.
Je ne t’aurais jamais écrit tout cela, mon cher petit ange, si je croyais que mon mari restera toujours tel qu’il est maintenant ; je fais tous mes efforts pour amener un changement en lui, et je cherche comment je dois m’y prendre pour le rendre semblable aux autres. Quand je me suis mariée, maman m’a dit : « Souviens-toi, Pauline, qu’une femme d’esprit peut tout faire de son mari si elle sait s’y prendre. »
Et Constantin a dit lui-même plusieurs fois qu’une jolie femme peut changer complètement un homme. Maman me donne de temps en temps des conseils, mais il ne semble pas que Constantin commence à s’humaniser tant soit peu. J’espère toutefois, pour ton arrivée, le voir danser une polka avec toi et toutes nos bonnes amies, ensuite il jettera ses livres et..... Voilà sa voiture qui s’arrête à la porte. — Adieu, ma bien-aimée..... Ne montre ma lettre à personne.
Mais si par hasard il prenait fantaisie à quelqu’un de la décacheter en chemin ?
Salut, mon bon Saxe, mon cher jeune premier. Tes affaires vont bien, à ce qu’il paraît ; tu passes des nuits penché sur le lit de ta jeune femme. Ainsi, mon vieux, tu es amoureux ; tant pis pour toi, si je t’offense, mais je ne t’appellerai certes pas mon jeune ami. Toi et moi, nous sommes de vieux garçons, quoique nous ayions à peine trente ans. La chose est ainsi, nous avons anticipé sur la vie, comme autrefois nous anticipions sur nos appointements, tant nous étions pressés de vivre et de jouir. Mais enfin, cela ne regarde personne. Aime toujours, mon ami ! Je respecte les gens amoureux ; et, s’il s’agit d’un amour légitime, je leur porte même envie. On se marie, on est heureux, si ce n’est qu’un an, qu’un mois, qu’une semaine, du moins on est complètement heureux, et par cette raison je considère le mariage comme une excellente invention. Ne te formalise pas du ton moqueur dont je parle du mariage et de ses jouissances.
Si j’avais vingt ans et quelques mois, je n’aurais pas manqué cette belle occasion de te gronder, de t’accabler de sarcasmes sur la vie de famille en général ; car la passion de tout critiquer, de se moquer de tout, est l’apanage de la célèbre jeunesse de notre siècle. Pour moi, le temps est passé de me désoler ou de m’enthousiasmer en jetant un coup d’œil misanthropique sur les choses humaines.
Je suis persuadé que ta Polinka n’est rien moins qu’une charmante petite femme, spirituelle, jolie à croquer et frisant un peu le diable, par sa malignité. Tu as toujours eu du goût, c’est chose reconnue ; dès que Saxe avait approuvé, nul n’eût osé y trouver à redire.
Voilà quel respect nous inspirait ton goût, à nous autres simples mortels.
D’ailleurs il y a encore une circonstance qui parle en faveur de ta Polinka. Depuis quelque temps, le prince Galitzki est arrivé de l’étranger, il est aide de camp d’un général quelconque, je ne sais en vérité duquel ; il est venu voir sa sœur, ma voisine de campagne, une femme..... Eh bien ! il vaut mieux le passer sous silence. Cette sœur a fait son éducation dans le même établissement que ta femme et elle a voulu arranger un mariage entre ta Polinka et Galitzki. Celui-ci était tellement sûr de son succès, que sans en parler aux parents de Polinka, ni à elle-même, il est parti pour l’Allemagne prendre les eaux de Selters, qui pourtant se vendent à Pétersbourg à des prix très-modérés.
Pendant qu’il buvait ses eaux, sa fiancée s’est mariée, mais tu n’ignores sans doute pas cette histoire.
J’ai ouï dire que le désespoir du prince était curieux à voir : Il paraît que jusqu’à ce moment tout lui avait réussi dans la vie. Les rochers, les rivages, les bois solitaires retentissaient des noms tendres qu’il adressait à ta femme et des invectives dont il accablait sa sœur et toi. Il tomba malade de la mania furibonda. Cependant il s’est calmé ensuite, s’est réconcilié avec sa sœur, a fait la connaissance de ses voisins et aussi la mienne. Avant son départ pour Pétersbourg, il m’a proposé de te remettre une lettre. J’ai réfléchi et je me suis dit que tu ne pouvais pas et ne devais pas éviter de le recevoir ; d’ailleurs vous vous connaissez et vous vous rencontrerez dans le monde.
Il n’y avait donc pas de raison pour ne pas satisfaire son désir. Cette lettre te sera donc remise par le prince Galitzki, le meilleur danseur de toutes les Russies.
Je te connais, mon respectable ami, et je te vois d’ici sourire. Tu montreras peut-être ma lettre à ta femme et tu diras : Un petit aide de camp, un danseur, un galopin, il n’y a pas de danger. Non, mon bon Saxe, Galitzki n’est pas un galopin, mais un homme dangereux, parce qu’il est fier comme le diable en personne et que ses brillants succès dans le monde l’ont placé au rang des hommes dangereux.
Prive de sa gloire n’importe quel célèbre auteur et tu verras bientôt que ses nouvelles productions ne seront pas à la hauteur de ses premières œuvres. Souviens-toi de tes propres paroles il y a dix ans :
« Prêtez-moi de la gloire, et je serai un auteur de premier ordre. »
Prive de son prestige un homme d’état quelconque, penses-tu qu’il puisse travailler encore avec la même facilité, le même entrain, la même vitesse ? Galitzki est un homme nul ; il a peu et mal étudié ; maintenant il est chargé de missions difficiles dont il s’acquitte avec gloire. À l’étranger, les femmes ont plus d’esprit que les nôtres, et cependant de combien de bonnes fortunes ne se glorifie-t-il pas ! Je te le répète : l’orgueil et la renommée lui ont prêté de l’esprit, comme ton esprit t’a aidé à acquérir l’estime générale et de l’argent. Outre cela, Galitzki est jeune et joli garçon. Quant à moi, je l’avoue, il m’a plu comme un homme qui sait varier ses plaisirs à l’infini. C’est une qualité par laquelle il se distingue des autres jeunes gens du monde qui, hors d’une salle de bal ou quand ils ont dépassé les maisons de campagne de Kameno Ostroff, ne savent absolument rien faire d’eux-mêmes. Galitzki n’a point de convictions, ou plutôt il en a tant que le diable lui-même ne serait pas en état de les débrouiller. Il est capable de rester un mois au couvent et de faire l’admiration de la communauté ; il peut discuter avec les plus grands philosophes sur le salut du genre humain. Mais il peut aussi faire cinq repas par jour et boire deux nuits de suite sans s’arrêter. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’il s’imagine être parfaitement sincère. L’habitude de s’abuser, de se tromper lui-même, a pris de si fortes racines dans sa vie, que ce n’est plus un simple mensonge, c’est chez lui l’état normal. Il m’a souvent accompagné à la chasse, nous avons dormi ensemble sur la terre dure et nous avons bu sec. De retour à Pétersbourg, il va de nouveau pirouetter dans les salles de bal et se moquer de notre vie de campagnards. Libre à lui de faire ce qu’il voudra.
Pour moi, je suis heureux et content, toujours prêt à boire si on le veut. Je demeure toute l’année dans ma terre des environs d’Odessa, et je viens d’acheter une maison de campagne sur les bords de la mer. C’est mon Tibur. Un ancien sage a eu bien raison de dire : Vis là où le sort t’a jeté, bois, mange et ne te mêle point des affaires d’autrui. Toi tu es un réformateur..... tu es passé maître dans l’art de pérorer sur l’individualisme et l’optimisme. Je suis ici au courant de toutes les chimères que vous autres savants vous poursuivez dans toutes les capitales de l’Europe, et j’aurais pu aussi fabriquer à mon usage une nouvelle théorie du bonheur, mais je trouve que l’ancienne est la meilleure. Il est très-difficile, mon cher Saxe, de concentrer le bonheur en nous-mêmes, malgré toute notre disposition à l’égoïsme. L’homme heureux ressemble à une lanterne à gaz, parce qu’il répand autour de lui un reflet de lumière. En d’autres termes : le bonheur ressemble à un mets appétissant ; on le met dans la bouche en ne pensant qu’à l’estomac, et tous les membres en sont fortifiés. L’état de ma terre sert d’appui à mon aphorisme gastronomique.
J’ai acheté ma terre à un jeune homme qui avait mangé toute sa fortune et qui avait complètement ruiné ses paysans. Il aimait à jouer, les paysans payaient les pertes et ne recevaient pas la moindre part du gain. Quand je fus propriétaire, je vins ici sachant bien que je n’arriverais pas dans un Eldorado ; aussi étais-je décidé à ne me soucier ni des personnes ni des choses.
Je n’avais pas encore fait le tour de ma propriété que j’en étais dégoûté. Au lieu de village, je voyais des espèces de ruines qui, tu le sais, ne sont pas aussi pittoresques en Russie que sur les bords du Rhin. À tout moment je rencontrais des figures affamées, misérables, qui s’inclinaient jusqu’à terre devant moi.
J’en perdais l’appétit.
Que faire ? pendant longtemps je dînai mal et ne dormis pas du tout.
Toutes les fois que je sortais de chez moi, j’étais sûr de voir des ruines et de rencontrer des figures d’hôpital. Deux ans se sont passés ; je me promène maintenant partout, et je mange avec plaisir. À la place des ruines, on voit de jolies maisonnettes, sans lesquelles un paysage russe n’est pas un paysage ; et quelles figures je rencontre ! Rien que des physionomies exprimant la joie et le contentement. Tu ne peux t’imaginer comme ce petit peuple a vite engraissé. — Tu me vois donc parfaitement content de mon sort. Il est très-agréable, cher ami, de faire trois repas, de dormir deux fois par jour, de n’être entouré que de visages bien nourris. Je ne pense pas aller de sitôt à Pétersbourg, où il ne se passe pas une année sans qu’il y ait la grippe, le typhus et pis encore.....
J’étais sur le point de cacheter ma lettre, car c’est un travail pénible et fatiguant que d’écrire n’importe quoi, et n’importe à qui. Cependant, je me vois dans la nécessité absolue de remplir encore une feuille. Tu me demandes des conseils pour réparer les lacunes laissées dans l’éducation de ta femme, c’est-à-dire tu ne demandes pas de conseils, mais tu y fais allusion, je connais tes manières de renard. Pourquoi ne pas consulter un ami ? D’autant plus que mes conseils jouissaient de la même renommée que ton goût. Ils se distinguaient par leur impraticabilité, et c’est pour cette raison qu’ils ont eu un grand succès.
À chaque accident fâcheux arrivé, on répétait : Si nous avions écouté Zaléchine, nous nous en serions mieux trouvés. Du reste, en relisant ta lettre, je vois que c’est chose difficile que de te donner un conseil. Ta lettre est un chef-d’œuvre comme beauté de style épistolaire, mais elle ne me donne pas la moindre idée du genre d’éducation dont tu voudrais orner ta femme. Que veux-tu enfin ? L’élever au-dessus des femmes ordinaires, lui montrer la vie telle qu’elle est, faire d’elle la compagne de ton âme. Ah ! Constantin !..... À trente ans, il n’est plus permis de lancer ces phrases de jeunes premiers. Des faits, donnez-moi des faits.
Je suis sourd pour l’abstrait, pour l’idéal. Tu veux faire d’elle la compagne de ton âme. Mais les occupations d’une compagne de l’âme ne sont déterminées par aucun code. Je n’ai compris qu’une chose dans ton plan d’éducation ; tu veux développer chez ta femme le goût du beau, et lui faire envisager d’une façon quelque peu ironique la vie et ses petites misères.
J’approuve l’un et l’autre. Ensuite... Mais impossible de répondre à tout ce que tu demandes. Ne ferais-tu pas mieux de m’écrire quelles sont tes idées sur la destinée des femmes de notre temps, je saurais alors ce que tu veux que soit ta Polinka. Peins-moi ton idéal, et envoie-le moi par la poste ; seulement ne te laisse pas dérouter par le mot idéal ; que tes idées soient aussi simples et aussi palpables que des faits.
Je t’excuse sous quelques rapports. Les exigences de notre siècle à l’égard de la femme sont étranges, vagues, indéterminées. Dans les productions de nos meilleurs écrivains comme dans celles des plus méchants barbouilleurs de papier, nous cherchons en vain une réponse à cette question : Comment doit être la femme de notre temps ? Les meilleurs talents de l’Europe se taisent là-dessus ou s’efforcent de nous peindre une série de femmes invraisemblables hors de lieu et de temps. Nos pères étaient enthousiastes des Clarisses et des Julies. Genre idéal qui convenait à leur temps. Mais pour notre dix-neuvième siècle il n’y a encore ni Clarisses ni Julies. Les auteurs russes sont plus francs ; ils laissent respectueusement de côté les femmes et écrivent des histoires sans héroïnes, où ils font paraître sur la scène des êtres pâles et sans vie.....
Je vois que ta femme a peu appris, et encore moins vu, comment on vit dans le monde. En choisissant une jeune fille gâtée ou plutôt une petite pensionnaire tu aurais dû songer à cela. Il est trop tard pour lui donner de l’instruction par des livres ; continue donc tes causeries didactiques, les femmes aiment tant les contes ! Desdemona est devenue amoureuse de l’Arabe en écoutant ses récits.
Ne reste pas à Pétersbourg, ta femme n’y apprendrait rien de bon. Va à l’étranger, naturellement pas à Baden-Baden ni à Ems ; ou bien, amène-la chez moi, au sud de la Russie. — La nature est le seul vrai professeur, et qui donc ne comprend pas ses leçons, bien qu’elle les donne gratis ? — Les femmes aiment la nature ; plus d’une fois j’ai observé une jolie femme admirant un coucher de soleil, ou suivant des yeux des nuages qui passaient avec rapidité sur le ciel avant l’orage. Il va de soi que ces occupations ne précédaient pas immédiatement un bal ou l’arrivée d’une couturière apportant une nouvelle robe.
D’ailleurs, là n’est pas encore le mal. Sans aucun doute tu accompagnes ta femme partout. Il est temps de quitter la capitale ; qu’attends-tu encore ? Tu as déjoué les intrigues de deux ou trois coquins, cela doit te suffire ; quitte la scène. La source de tes malheurs a été de tout temps ton talent particulier de te faire partout des ennemis, de t’attirer continuellement des querelles. Laisse donc tout cela de côté, tu as assez travaillé pour ton pays ; vis maintenant pour toi-même et pour ta femme. Tous les hommes ne sont pas aussi bien favorisés du sort que toi et n’ont pas une charmante femme. Ta main dans la sienne, pour parler ton langage, à la rencontre de quelle lutte veux-tu aller avec elle ? Quelle rage de combat ! comme cela fermente ! comme cela bouillonne ! De la musique, de la musique ! Eh bien ! qu’elle te joue la marche au son de laquelle nous courrions autrefois à travers les champs ensemencés.
Adieu ; ton Pantagruel te salue. — Si tu viens me voir, il y aura place pour toi et pour ta femme, ma maison est grande. Viens, cher Panurge, nous prendrons pour oracle une bouteille de vieux vin, et nous lui demanderons son opinion sur le mariage au XIXe siècle.
Merci de ta lettre, ma petite Paulette, comment vas-tu, mon amour ? Es-tu toujours aussi gaie, aussi potelée qu’autrefois ? J’ai peu de choses à te dire de moi ; d’ailleurs tu n’as qu’à questionner mon frère, qui te remettra ma lettre.
Je te vois d’ici toute fâchée, tu ne veux pas revoir mon pauvre Alexandre. Polinka, aie pitié de lui et de moi ; aucune plume ne pourra décrire ce que j’ai souffert pendant tout ce temps. Maintenant encore mon cœur tremble, je ne puis mettre aucun ordre dans mes idées, je t’en demande mille pardons, mais tu dois avouer aussi qu’il y a de ta faute.
C’est en Italie que mon frère apprit ton mariage, par un de nos compatriotes. D’abord il ne voulut pas y croire ; ensuite, il revint en Russie comme un fou. Ses affaires l’ont conduit à Odessa, de là il est arrivé chez moi, mourant de fatigue et de désespoir.
Quelle fut ma frayeur lorsque je le vis entrer chez moi, maigre, pâle, les yeux en feu.
— Est-ce vrai, qu’elle est mariée ? fut sa première question.
Je ne savais que répondre, et je fondis en larmes. Il se jeta sur un fauteuil, et pendant quelques minutes il fut incapable de parler. Enfin je m’approchai de lui et je l’embrassai. Sa tête était brûlante. Nous le décidâmes, mon mari et moi, à se mettre au lit, et le jour même une fièvre violente se déclara. J’ai veillé bien des nuits au chevet de son lit ; il a pleuré, il s’est agité, il a maudit son insouciance et ne t’a pas appelée autrement que sa Polinka.
Tantôt il voulait se brûler la cervelle, tantôt il se rappelait avec bonheur le temps où il te voyait dans notre pension et où il causait des heures entières avec toi. Il s’est endormi la première fois qu’une crise violente s’est opérée dans sa maladie ; j’ai profité de ce moment pour me retirer chez moi, et j’ai dormi comme une morte. Tout à coup je suis réveillée en sursaut par quelqu’un qui me touche, Alexandre se tenait devant moi tout habillé.
— Ma sœur, me dit-il, fais-moi donner des chevaux. Je ne suis pas un enfant ; pourquoi veut-on me retenir ?
— Où veux-tu donc aller ? demandai-je.
Il devint cramoisi et tressaillit.
— L’un de nous deux doit en finir avec la vie, et il est écrit au ciel qu’il doit y avoir une rencontre entre Galitzki et Saxe.
Je compris alors qu’il voudrait aller à Pétersbourg pour se battre avec ton mari. C’est en vain que je le suppliai de retenir à lui, il ne m’écoutait même pas. Par bonheur il aperçut près de mon lit ton portrait fait à l’âge de douze ans. Il se jeta dessus avec frénésie, l’arracha de la table plutôt qu’il ne le prit ; puis regardant tes traits de plus près, il le couvrit de baisers et le pressa contre son cœur. Cette secousse avait été trop violente pour lui et nous l’avons reporté épuisé sur son lit. Peu à peu il s’est calmé, et il commence à se faire à l’idée que tu ne peux lui appartenir. — Le seul bonheur que je puisse espérer de la vie, m’a-t-il répété à plusieurs reprises, c’est de la voir de temps en temps et de prier pour sa félicité. Grand Dieu ! Polinka, quelle tristesse je ressens au fond de l’âme quand je vois quel changement s’est opéré dans ce jeune homme si admiré, si adulé de toutes les femmes, qui vivait avec insouciance et ignorait même qu’il y eût un chagrin au monde. Je lui donne cette lettre à te remettre ; aie pitié de lui, mon ange ; fais-lui un accueil amical ; conseille-lui de choisir une occupation quelconque. Il est encore si jeune, tout peut se calmer, son amour se changera en amitié pour toi..... Si tu le repousses, il se brûlera la cervelle ou il se jettera tête baissée dans le tourbillon des distractions qui amèneront infailliblement sa perte. Mais surtout pas un mot à ton mari de toute cette malheureuse histoire. Que Dieu nous garde d’une rencontre entre ces deux hommes ! Tu n’ignores sans doute pas quel homme est Saxe ; il causerait la perte de mon pauvre frère. Quand je pense à cela, je ne dors plus.
Tu me parles d’un duel qu’a eu ton mari. Je vais te conter la chose afin de bien te persuader que, pour la sûreté de mon frère, il est d’une absolue nécessité que tu sois moins franche avec ton mari. Cette aventure est arrivée au moment où je venais de finir mes études et où tu étais encore en pension pour les tiennes.
Je ne sais pourquoi, mais il y avait alors beaucoup de Russes à Paris, et comme d’habitude, nos jeunes gens faisaient rouler l’argent et passaient leur temps à courir d’une fête à l’autre. Ton mari était aussi à Paris à cette époque, et il essayait de faire croire à tout le monde qu’il s’occupait très-sérieusement de..... je ne sais plus quoi. Comme si on ne peut pas s’occuper très-sérieusement aussi en Russie. Dans l’un des théâtres, il y avait alors une jeune actrice très en vogue et excessivement gâtée du public. Elle jouait la plupart du temps des rôles d’hommes..... juge par là de quelles mœurs pouvait être cette femme. Je ne sais pour quel motif elle n’était pas dans les bonnes grâces des jeunes russes, et il y avait tout particulièrement un certain Galitzki qui lui en voulait beaucoup. Ce Galitzki portait le même nom que nous, mais il n’était pas prince et pas même notre parent. Il était l’ami et le camarade d’Alexandre. Cette actrice faisait refuser sa porte chaque jour à Galitzki, malgré tous ses efforts pour se rapprocher d’elle. C’était un jeune homme riche, d’un caractère entreprenant et peu habitué à des refus de ce genre. Il forma une cabale avec les ennemis de l’actrice et résolut de donner une leçon à la capricieuse.
Un soir, au moment où elle parut sur la scène, il s’éleva un bruit qui alla toujours croissant à tel point que l’on n’entendait pas un mot de ce qu’elle disait. Le public, entraîné par cette disposition hostile, chantait, sifflait et s’amusait à qui mieux mieux. Les uns chantaient comme des coqs, les autres bêlaient comme des moutons, et Galitzki, s’abandonnant à toute sa colère, lui dit des injures. L’actrice, étonnée de cet accueil, eut une crise nerveuse, fit quelques pas en avant pour parler et fondit en larmes.
Je conviens que c’était une grande étourderie de la part de nos jeunes gens ; mais on ne peut leur en faire un crime.
À ce moment, Saxe se leva de sa place, et s’adressant au public, il dit :
« Messieurs, je vais vous expliquer la raison de ce scandale.
« Hier, un de mes amis a fait le pari qu’il lui suffirait d’un quart d’heure pour soulever tout le public contre l’actrice la plus en vogue. »
C’était bien imaginé ; aussi le bruit commença à se calmer, et bientôt Galitzki fut seul à pousser des cris. Ses amis essayaient de le contenir lorsque ton mari s’approcha de lui et le força de s’asseoir. Le pauvre garçon, ainsi insulté en public, continua de crier ; enfin la police arriva et le contraignit à quitter la salle, mais non sans lui laisser le temps de provoquer en duel Saxe, le vaillant champion de l’actrice. Le lendemain on voulut les réconcilier. — Qui penses-tu a refusé net ? Ton mari. Il a exigé une bagatelle, il a demandé à Galitzki de faire insérer dans les journaux une lettre par laquelle il adresserait des excuses à cette fille de rien, qui, pour produire plus d’effet, est tombée malade ou a fait la malade.
Vive le vaillant champion !
Galitzki ne se connaissait plus de colère, il fit feu le premier et manqua son coup. Saxe alors s’approcha de lui et lui parla à voix basse. Mon voisin Zaléchine, qui était témoin dans cette triste affaire, m’a répété cette conversation :
— Écrivez la lettre et signez-la de la première lettre de votre nom, dit Saxe.
— Je ne veux pas, répondit Galitzki.
— Eh bien ! ne signez pas la lettre, mais partez d’ici.
— Je ne partirai pas, dit Galitzki.
Le magnanime chevalier secoua la tête, s’éloigna de quinze pas..... et..... fit feu. L’autre tomba raide mort.
Tu t’imagines peut-être que Saxe s’est jeté sur le corps du malheureux jeune homme, qu’il a pleuré, s’est arraché les cheveux ? — Non, il s’est approché du témoin qui prodiguait ses soins au mort, et jetant un regard froid sur Galitzki, dont le visage était convulsivement contracté par la colère et la souffrance physique :
« Messieurs, a-t-il dit à demi-voix, ne le regrettez pas ; c’était un homme sans cœur. »
C’est à cet accident, ma petite Paulette, que tu dois tes charmants récits du Caucase et les batailles que te conte ton mari.
Il n’y est pas resté longtemps ; au bout d’un an, tout était oublié.
Je ne t’aurais jamais raconté cette malheureuse histoire, s’il ne s’agissait pas de prévenir tout accident fâcheux entre mon frère et Saxe. J’ai beaucoup d’estime pour ton mari, et bien qu’il m’ait donné le nom de dame scandaleuse, je ne veux pas le noircir à tes yeux.
Tu comprends maintenant, chère Polinka, pourquoi je te recommande si chaudement mon frère.
Permets-lui de te regarder, de te parler, ne fût-ce que rarement.
Fais-lui entendre raison, et montre-lui un peu d’amitié ; il le mérite bien. Il a encore le caractère d’un enfant, mais d’un enfant noble et bon. Tu n’as rien à craindre, car il n’y a que dans les romans qu’il arrive malheur si un amoureux paraît dans un jeune ménage.
Pendant que les deux lettres qu’on vient de lire restent dans la poche du prince Galitzki, lequel médite au moyen le plus sûr de troubler le bonheur des deux époux, jetons un coup d’œil dans la vie de ce jeune couple, et voyons comment il s’y prend pour opérer ce changement mutuel de caractère désiré de part et d’autre.
Il était une heure de l’après-midi. — Pauline Alexandrovna Saxe était assise dans son boudoir ; elle avait l’air irrité, fâché ; elle fronçait les sourcils à la manière de Jupiter Olympien.
Elle feuilletait, presque sans le regarder, un petit livre de caricatures de Granville, dont le talent naissant attirait alors l’attention du public. La jeune femme avait vraiment bien sujet d’être fâchée et de méditer sur son infortune ; toute une série de malheurs, de chagrins, de désenchantements, d’espoirs trompés, avait éclaté sur sa jolie tête.
En premier lieu, Pola (un chien fort laid et encore plus méchant) auquel madame Saxe, par excès de tendresse, avait donné son propre nom, Pola était malade d’une indigestion. La vilaine bête, étendue dans un fauteuil, sur un coussin moelleux, les yeux troubles et le museau humide, poussait de temps en temps des aboiements furieux contre sa maîtresse, que les chiens les plus méchants approchaient et caressaient comme un enfant.
Ensuite, la robe qu’elle devait mettre le soir même, au bal, n’était pas prête. Il est vrai que Mme Bar avait juré que tout serait achevé pour le soir..... mais c’était une promesse en l’air.
Ensuite..... sa maman venait de la quitter, très-mécontente de Polinka, parce qu’elle avait permis à son mari de la conduire la veille au théâtre russe.
Ensuite..... et c’était la goutte d’eau qui faisait déborder la coupe, une estafette était arrivée de très-bonne heure le jour même ; on mandait Saxe près du ministre.
Et cependant, Saxe lui avait promis, pas plus tard que la veille, qu’il était exempt de tout service pour quelque temps, et voilà qu’à l’aube, dès le lendemain, il avait sauté de son lit comme un fou, et il n’était pas encore de retour.
Maintenant, il vous est facile de comprendre pourquoi la grande pièce meublée dans le goût gothique, où se trouvait Polinka, lui paraissait vide et triste ; pourquoi le groupe de l’Amour et Psyché, placé en face d’elle, lui faisait perdre patience par son indécence..... Pourquoi sainte Cécile, exilée de la chambre à coucher, regardait Mme Saxe avec des yeux malins et avait l’air de se moquer de ses tourments.
Voilà pourquoi, enfin, Pauline Saxe était accroupie depuis une demi-heure dans le coin d’un grand fauteuil, les coudes appuyés sur ses genoux. Trois petits chiens, la queue en l’air, faisaient vainement le tour de son fauteuil ; elle ne s’asseyait pas à terre avec eux, ne les embrassait pas ; seulement, de temps en temps, elle jetait un regard soucieux sur le malade. Tout à coup, comme à un mot d’ordre, les chiens baissèrent la queue, tournèrent à droite, et sortirent l’un après l’autre de la chambre.
On entendit alors, dans le lointain, des pas d’homme qui approchaient. Polinka fronça encore plus les sourcils et s’enfonça davantage dans le coin de son fauteuil..... et malgré tous ses efforts, elle ne put retenir un sourire moitié gai, moitié fâché.
Constantin Alexandrovitch Saxe entra dans la chambre en habit et en gilet de velours. Des occupations, désagréables sans doute, avaient laissé des traces sur sa figure ; il s’approchait d’un air soucieux du fauteuil dans lequel était assise Polinka et dont les trois quarts, cependant, restaient encore vides.
Tout à coup, un sourire illumina son visage, il se jeta dans le fauteuil barrant le coin où Polinka était assise et entourant sa taille de ses bras.
— Ah ! nous sommes fâchée, dit-il en l’embrassant ; je connais ton habitude de t’accroupir, je connais tes manières de chatte !
— Doucement, Constantin, doucement, s’écria Polinka, égratignant son mari sans façon ; ne vois-tu pas que Polinka est malade ?
— Tu es malade ? Qu’as-tu, mon enfant ? et il examinait son visage avec inquiétude.
— Voilà un homme étrange, qui ne sait pas distinguer sa femme d’un chien.
— Ah ! c’est Pola qui est malade, dit Saxe en secouant la tête et en jetant un regard vers le chien qui aboyait toujours.
— Écoute, Constantin, continua Polinka d’un air sérieux, pourquoi m’as-tu trompée hier ?
— Comment cela ?
— Où es-tu allé à la pointe du jour ?
— À mon service, mon petit oiseau, à mon service, impossible d’y échapper, et le visage de Saxe reprit son air de soucieuse inquiétude, et voici ce qui m’arrive.
— Quoi donc ?
— Je suis obligé de partir pour trois semaines.
Polinka resta comme pétrifiée ; ses regards effrayés s’arrêtèrent sur son mari ; son cœur cessa de battre.
— Où vas-tu ? dit-elle avec effort.
— Je vais à X..... à 400 verstes d’ici.
— Grand Dieu ! pourquoi cela ?
— On m’a chargé d’une enquête de la plus haute importance.
— Eh bien, j’irai avec toi !
— Mon cher petit oiseau, je ne demanderais pas mieux que de t’avoir toujours à mes côtés comme un bon frère. On m’envierait, peut-être, de me voir accompagné par ma femme dans mes affaires de service, mais que me ferait l’opinion du monde ! Tu es une enfant gâtée, comment supporteras-tu les fatigues du voyage par les mauvais chemins en cette saison ? Et arrivée à X... je serai obligé de questionner, de gronder, de me fâcher, de pousser les perquisitions peut-être encore plus loin..... tu mourras d’ennui.
— Oh ! ne pars pas, mon ami ! Je ne sais quelle crainte s’empare de moi ; renonce à ton service..... que te faut-il encore ?
— Polinka, dit Saxe, l’attirant toujours plus près de lui... merci, mon enfant, tu me donnes un bon conseil et je suis fier de toi. Dieu m’es témoin que je suis prêt à tout faire pour toi, mais je ne puis refuser cette mission.
— Mais qu’est-ce donc qu’une enquête ?
— Écoute et juge par toi-même. Il y avait ici, à Pétersbourg, un intrigant, une méchante langue, un certain conseiller d’état nommé Pisarenko.
— Je le connais..... je l’ai vu..... Il était chargé des affaires du vieux général Galitzki.
— Le père de l’aide-de-camp Galitzki ?
— Oui, oui, eh bien, Pisarenko ? et elle appuya sa tête contre la poitrine de Saxe.
— Je ne sais, continua ce dernier, comment il dirigeait les affaires du prince, mais quant à son emploi du gouvernement, il a commis des abus impardonnables. Occupant une charge assez importante à X... et ayant à disposer des fonds de l’État, il n’a pas oublié de mettre cent mille roubles dans sa poche, et, en examinant les comptes, j’ai découvert ce vol, je l’ai dénoncé lui et ses complices. Sais-tu bien ce que c’est que le fonds de l’État ? C’est le paysan qui lui donne son strict nécessaire. Il faut donc avoir soin de ne le dépenser que pour les affaires de l’État ou pour le bien du peuple. Pour quels hauts faits ce coquin de Pisarenko a-t-il gardé cet argent ? Le ministre a donc pris cette affaire en main et comme témoignage de confiance, il m’a chargé d’y apporter la lumière. C’est donc une occasion de rendre service à mon pays.
— Peut-être, je ne dis pas non ; mais, Constantin, je crois aux pressentiments ; je ne sais quelle tristesse s’empare de moi à l’idée de ton départ..... Abandonne, je t’en prie, cette affaire et ne me quitte pas.....
— Supposons que je refuse. Supposons qu’on me pardonne cette évidente infraction à la subordination ; mais alors, ma chère enfant, mon honneur est en jeu. Qui ira là-bas à ma place ? Comment mènera-t-on cette affaire, que j’ai découverte ? On enverra peut-être un homme sans expérience, qui ne saura pas démêler le vrai du faux et ne fera qu’embrouiller les choses. Si, par hasard, on choisit un homme taré, avide, on ajoutera encore un mal aux autres.
Saxe s’arrêta : sa femme ne prêtait pas la moindre attention aux arguments qu’il développait avec tant de sang-froid ; elle s’était couvert la figure de ses deux mains et pleurait à chaudes larmes.
Saxe s’emportait facilement comme tous les hommes nerveux ; il se vengeait souvent, des ennuis de la journée, sur des personnes qui n’y étaient pour rien. Il se tourna donc avec dépit dans son fauteuil, et cela si vivement, que le chien malade se mit à aboyer et sauta effrayé de sa place. Polinka, se cramponnant de ses petites mains au bras du fauteuil, s’élança avec la vitesse de l’éclair vers Pola.
Constantin Alexandrovitch s’était aussi levé et arpentait la chambre d’un pas rapide.
— Polinka, dit-il enfin en s’arrêtant devant sa femme, qui, tout en donnant ses soins au chien, pleurait amèrement. Il est temps d’en finir avec cette idylle. Veux-tu donc toujours rester enfant ? Quand deviendras-tu femme ? Je t’aime, mais je n’ai pas de pensionnat. Je suis un employé, j’ai un service, dans lequel j’ai souvent des désagréments ; nous n’avons pas assez de loisirs pour pleurer des chagrins imaginaires. Apprenons plutôt à vivre et à’ nous amuser où nous le pouvons. Réfléchis donc comment nous serons dans dix ans ; est-il bien possible qu’à trente ans tu sois aussi enfant que tu l’es maintenant ?
— Ne me quitte pas, Constantin ! et elle pleurait de plus en plus fort.
Nous devons excuser la pauvre femme, ce n’était pas par caprice qu’elle pleurait. Le pressentiment d’un malheur qui devait l’atteindre, une tristesse qu’elle ne pouvait s’expliquer s’était emparée de tout son être à la pensée du départ de son mari. Qu’allait-elle devenir pendant ces trois semaines ? Mais Saxe ignorait ce qui se passait dans le cœur de sa femme ; d’ailleurs il ne croyait pas aux pressentiments. Il marchait avec dépit, à grands pas, dans la chambre, et s’il rencontrait sur son chemin le chien effrayé, il le jetait d’un coup de pied à l’autre bout du boudoir.
Polinka prit le chien dans ses bras et se retira dans un coin, d’où elle jeta sur son mari à la dérobée un regard craintif. Les larmes brillaient comme de gros diamants dans ses yeux, Saxe ne fut plus maître de son irritation.
— Mon Dieu, dit-il assez haut pour être entendu, tout en continuant de marcher de long en large dans la chambre, voilà un an que je l’aime, qu’elle est l’objet de toutes mes pensées : un an que je travaille avec ardeur à amener en elle un changement. Et à quoi mes efforts ont-ils abouti ? Toujours les mêmes larmes, pour la moindre bagatelle ; toujours la même niaiserie avec les chiens. Suis-je donc un sot ? Ou ne suis-je pas à la hauteur de la tâche que j’ai entreprise ? Ou peut-être n’y a-t-il pas moyen..... Il se frappa la tête de sa main et d’amères pensées, des doutes sur les facultés intellectuelles de sa femme lui traversèrent l’esprit.
— Non, dit-il, elle n’est pas bête ! Il avait remarqué que dans leurs conversations ses raisonnements, quoique enfantins, n’en étaient pas moins justes et nets. Peut-être manquait-elle d’énergie et de caractère ? Peut-être n’y mettait-elle pas de bonne volonté.
— Polinka, dit de nouveau Saxe en s’approchant d’elle, j’ai touché ton cerbère, je t’en demande pardon. Gronde-moi comme il faut, je suis un rustre, je ne sais pas me conduire avec les dames. Mais Polinka ne lui répondait pas, ne le regardait même pas. Elle était offensée. Pour la première fois de sa vie, on lui faisait de la morale, et à quel propos ? parce qu’elle pleurait et qu’elle se sentait triste de se séparer de son mari.
Sa naïveté, son caractère enfantin, que tout le monde exaltait jusqu’aux nues, était devenu pour Constantin un sujet de plainte.
Elle se détourna sans répondre, bien que son cœur se serrât de douleur.
Mais cette première querelle fut d’un effet terrible pour Constantin Alexandrovitch ; il était passionné et constant, toujours calme et réfléchi, dans ses rapports avec les autres. Si quelqu’un ne lui convenait pas à première vue, c’était fini pour toujours, parce qu’il ne reconnaissait pas la nécessité de s’accommoder du caractère de qui que ce fût. La vie nomade qu’il avait menée dans sa jeunesse, la richesse et l’amour à l’âge mûr lui avaient laissé ignorer les côtés prosaïques de la vie de famille avec ses drames triviaux, ses ennuis et ses petites misères.
Et, tout à coup, comme un serpent s’élançant du buisson fleuri qui l’abritait, cette vie de famille lui était apparue émaillée de larmes, avec de méchants chiens, du désordre et des querelles.
Saxe s’assit, mit sa tête dans sa main ; il regarda devant lui d’un air sombre. Pendant ce temps, la colère de Polinka s’était dissipée ; elle aurait bien voulu se jeter au cou de son mari, mais une fausse honte la retenait. Il n’a qu’à faire le premier pas, se disait-elle.
Elle s’approcha de son piano, chanta la romance du Saule et joua la Perl-Polka. Elle ne savait pas, la pauvre enfant, que son mari en avait par-dessus la tête de sa Perl-Polka.
Ensuite elle commença une promenade dans la chambre, sachant, la coquette, que son mari aimait à la voir ainsi et qu’il ne se lassait jamais d’admirer ses mignons petits pieds.
Saxe se sentait électrisé ! Qu’était devenu son dépit ? Quelle main avait dissipé les gros nuages qui obscurcissaient le ciel de sa vie de famille ?
Cependant il voulait montrer de la fermeté. Il ne sourcilla pas et prit un air encore plus sombre, tout en regardant à la dérobée Polinka se promener.
Il voulait la tourmenter un peu. Ne soyez pas trop sévère pour Constantin Alexandrovitch ; vous ne savez peut-être pas quelle enivrante jouissance on éprouve à tourmenter un enfant, lorsque chaque cheveu de sa tête blonde, chaque sourire de ses lèvres roses vous est mille fois plus cher que la vie.
Saxe se taisait toujours, son visage était toujours sombre.
Polinka alla chercher des livres dans sa chambre à coucher et s’approchant de son mari : — Regarde, Constantin, voilà des livres que Fania Zapolskaia m’a envoyés aujourd’hui ; valent-ils la peine d’être lus ?
Constantin Alexandrovitch jeta un regard sur les livres, c’était un roman français d’une longueur interminable.
— Laisse ceci de côté, dit-il ; mieux vaut ne rien lire que de se remplir la tête de folies qui gâtent le bon goût.
— Mais je voudrais lire, dit en insistant Polinka, en prenant sur l’étagère un roman de Georges Sand, les Mauprat.
— Et ceci, est-ce bon ?
— C’est très-bon, Polinka, mais tu n’aimes pas Georges Sand, tu t’es fâchée et tu l’as critiquée.
— Eh bien, je reconnais ma faute, je veux la lire.
— Mais tu m’as dit n’y rien comprendre !
— Je lisais alors sans la moindre envie ; mais maintenant je vais me donner de la peine. Veux-tu, Constantin, s’écria-t-elle avec cette mine espiègle avec laquelle elle lançait ses terribles naïvetés ; le veux-tu, j’apprendrai par cœur ce livre. Vois-tu, et elle plia en deux les premières page du livre, j’apprendrai cela comme nous apprenions en pension.
..... Il est temps de lever vos yeux vers le ciel.
..... Calypso ne pouvait se consoler du.....
— Au diable ! s’écria Saxe, perdant toute patience vis-à-vis de cette trop grande naïveté. Te joues-tu de moi ? Vas-tu bientôt finir ?
— De quoi, tu te fâches ? Et elle lui montra de nouveau les deux premières pages du livre.
— Est-ce qu’on apprend ces choses par cœur à ton âge ? Y penses-tu ? Où prendre assez de patience !
En appelant la patience à son secours, Saxe arracha des mains de Polinka le roman de son auteur favori.
— Donne-moi le livre, je veux le lire, s’écria Polinka fâchée à son tour.
— Mais que diable, madame !.....
— Mais que diable, monsieur !..... et Polinka frappa du pied, puis des deux.
— Que diable ! que diable ! s’écria Saxe enchanté, attirant à lui sa femme par les deux mains, mets-y plus de vivacité, mon amie ! fâche-toi comme il faut ! — Morbleu, parbleu !... sacrebleu !... envoie-moi à tous les diables.
— Morbleu, parbleu !... Constantin, Constantin, tu veux toujours que je ressemble à un garçon.
Constantin Alexandrovitch était vaincu.
Toutes ces scènes le fatiguaient et avaient cependant du charme pour lui, comme pour tous les hommes amoureux jusqu’à la folie.
Il fit asseoir Polinka sur un divan et s’y plaça près d’elle.
C’était maintenant le tour de madame Saxe de faire de la morale.
— Constantin Alexandrovitch, lui dit-elle d’un air de dignité, pendant que son mari couvrait de baisers son cou et ses mains, ne serait-il pas temps de mettre fin à toutes tes folies, à ce rôle d’original, à cette manie de faire tant de bruit pour des niaiseries ? Nous vivons dans le monde, mon ami, il faut se conformer à ses usages, mon bien-aimé.....
— Je vous demande un peu ! — Et Saxe éclata de rire. — Madame me fait de la morale ! Madame me fait la leçon ! Va, va toujours, ne te gêne pas, cela ne fait rien ; seulement ne change pas ta voix.
Polinka aurait peut-être débité encore beaucoup de sottises à son mari, sottises puisées à la même source, à l’école de madame sa mère, mais des pas qui se firent entendre vinrent interrompre le fil de ce beau discours. Un domestique entra et annonça le prince Galitzki, qui sollicitait l’honneur de présenter ses respects à M. et Mme Saxe.
— Pourquoi faire ? demanda Saxe.
— Il a une lettre à remettre, répondit le domestique à la demande de son maître.
— Ah ! une lettre de sa sœur, une lettre d’Annette, s’écria Polinka transportée de joie. Faites entrer, fartes entrer.
Le domestique sortit.
— Est-ce bien convenable ? dit Saxe. Il t’a demandée en mariage !
— C’est-à-dire, il a voulu le faire ! Qu’est-ce que cela me fait, à moi, je n’y suis pour rien. Tu le connais, n’est-ce pas ?
— Je l’ai connu au Caucase et je l’ai rencontré ici. Il faudra lui rendre sa visite, l’engager à revenir ; pourquoi s’imposer cet ennui. Tes parents ne l’aiment pas, et pour mes connaissances il est trop grand seigneur. Que ferais-je de lui ? Faut-il te l’abandonner ?
Le cœur de Polinka battait avec violence.
Galitzki fut introduit. C’était un jeune officier d’un extérieur fort agréable. Après avoir échangé quelques phrases de politesse, il remit à chacun des époux les lettres dont nous connaissons le contenu.
— Le service que je vous rends n’est pas grand, dit-il en donnant à Saxe la lettre de Zaléchine, mais je réclame au contraire un remerciement tout particulier de la part de Pauline Alexandrovna. Pour ces sortes de lettres, la poste est lente, et je suis allé plus vite que la poste.
— Comment va Annette ? Se porte-t-elle bien ? donnez-moi la lettre. Et Polinka lut sa lettre, sans se soucier le moins du monde de la présence d’un étranger et sans remarquer que les yeux du jeune homme suivaient à la dérobée tous ses mouvements. Saxe avait posé sa lettre sur la table, et tout en causant avec le prince Galitzki des faits d’armes où ils s’étaient rencontrés, il l’examinait avec une curiosité qui n’était pas exempte d’un vif intérêt.
Le prince avait une de ces heureuses physionomies qui plaisent au premier abord, aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Les traits réguliers de son visage paraissaient plus délicats et plus spirituels, grâce à la blancheur mate et un peu maladive de son teint, sur lequel tranchaient à merveille de petites moustaches noires et relevées en croc. Sa bouche avait cette expression tendre et caressante de l’enfance que gardent longtemps les hommes qui ont été considérés dès leur première jeunesse comme de très-jolis garçons. Il était grand et bien fait, mais un peu trop élancé ; il semblait que son corps eut été arrêté dans son développement. Son uniforme brodé d’argent lui donnait un air encore plus jeune.
— Que fait mon bon Zaléchine ? demanda Saxe en continuant la conversation commencée. Lit-il toujours son Pantagruel ? vous êtes-vous convenus réciproquement ?
— Je ne me rappelle pas, répondit le prince, avoir rencontré un homme plus agréable. Votre ami serait certainement devenu dans le monde un homme hors ligne, si sa paresse n’y mettait obstacle.
— Je ne vois pas qu’il ait lieu de le regretter, remarqua Saxe, car je suis sûr qu’il est parfaitement heureux.
— Oui, mais il serait aussi heureux ici. Donnez-lui tout un ministère à diriger et il restera aussi gai, aussi calme ; il mangera, boira, et les affaires n’en souffriront point du tout. Il n’y a que les pédants qui trouvent le service difficile par excès de zèle.
— Vous voulez dire qu’un homme au service de l’État.....
— Doit être un épicurien. C’est pour ce motif que Zaléchine devrait servir de préférence à tout autre.
— Peut-être..... Mais plus je vous regarde, plus je vous trouve changé, dit Saxe. Vous êtes plus maigre que vous ne l’étiez avant de suivre un traitement.
— J’ai eu la fièvre typhoïde..... après avoir pris les eaux.
— Je ne connais rien de plus stupide que les eaux. Qu’y a-t-il de plus monotone et de plus ennuyeux au monde que l’éternel Carlsbad et les autres infirmeries de ce genre ?
— Je suis assez de votre avis, répliqua le prince en souriant, quoique je sois né presqu’au bord d’une source d’eaux minérales. Je suis resté peu de temps en Allemagne ; au printemps, je suis parti pour l’Italie.
Polinka avait fini de lire sa lettre ; elle se taisait et se mordait les lèvres.
— Je vous laisse un moment avec ma femme, dit Saxe, en prenant la lettre de Zaléchine ; elle brûle d’impatience de vous questionner au sujet de son amie. Je regrette d’être obligé de quitter Saint-Pétersbourg..... il est vrai que c’est pour peu de temps. Si vous êtes libre, restez à dîner avec nous, je vous en prie.
Le prince remercia en s’inclinant.
— Nous aurons Zapolski, que vous connaissez, et un peintre d’Italie. Cela vous va, n’est-ce pas ? Je causerai de Rome avec lui, et du Caucase avec vous.
Saxe quitta la chambre, sa lettre à la main.
Le prince profita de son départ pour s’approcher de Polinka ; marchant à pas lents, il fixait sur elle un regard plein de tristesse, et cette expression seyait parfaitement à son intéressante physionomie.
— Me pardonnez-vous, Pauline Alexandrovna ? dit-il à demi-voix, en s’arrêtant devant elle et portant sa main à son cœur.
Polinka rougit, puis pâlit. Elle le plaignait, mais elle avait peur de lui. — M. Alexandre, dit-elle enfin de son ton de voix de petite pensionnaire, je n’ai rien à vous pardonner. J’ai eu raison et vous n’avez pas eu tort. Vous avez peut-être lu la lettre de votre sœur ?.... s’écria-t-elle tout à coup en rougissant de nouveau jusqu’au blanc des yeux.
Le prince ne souriait pas ; il ne sourcillait même pas devant cette naïveté inouïe.
— Vous savez ce dont il est question dans cette lettre ? demanda-t-elle encore comme pour réparer sa faute.
— Je le devine, répondit tristement Galitzki. Que faire ! Je vous avoue que je suis coupable, je ne sais pas feindre..... la lettre n’était qu’un prétexte, je voulais vous revoir.
Pauline, tremblante, n’osait le regarder en face.
— Auriez-vous peur de moi ? continua-t-il. Est-ce que de notre temps on se laisse entraîner par l’amour ?..... Est-ce que dans ce siècle de raison on accorde leur droit aux passions ?
L’agitation de Polinka augmentait de plus en plus ; elle ne trouvait pas un mot à répondre.
— Je vous parlerai franchement, comme je vous parlais autrefois au bon vieux temps ; je ne sais pas moi-même si je vous aime encore. Je n’ai pas pensé à la possibilité de vous parler..... pendant toute la route, je n’ai même pas rêvé à vous baiser la main..... Je sens seulement un besoin invincible..... un besoin de vous regarder. Peut-être je vous importune ?... dites-le moi franchement.
Le prince marchait droit à son but. Son plan d’attaque était tout simple, car il savait qu’avec Polinka, les allusions et les demi-mots étaient peine perdue. En entendant les paroles du prince, Polinka reprit courage et leva ses yeux vers les yeux bleus du prince.
— Que c’est étrange ! fit-elle. Vous méditez sans doute beaucoup, M. Alexandre..... vous lisez sans doute beaucoup ; vous devriez plutôt aller plus souvent au bal..... Nous avons tant de connaissances.
— J’ai réfléchi sur les causes de cette tristesse, continua le prince..... J’ai médité sur cet irrésistible besoin de vous voir..... Faut-il vous le dire j’ai même consulté les médecins, bien entendu, sans vous nommer. Cette maladie..... elle empoisonne ma vie..... mais elle passera peut-être. Un regard de vos yeux m’a déjà fait du bien, je me sens plus calme.
— Mais c’est un enfantillage de votre part, dit Polinka avec beaucoup plus de courage. — Amusez-vous, dansez, jouez aux cartes. Je voudrais venir à votre aide, mais nous ne pouvons pas toujours rester éternellement à nous regarder.
— Ah ! la charmante espiègle, pensa le prince ; sans s’en rendre compte, elle a saisi le côté ridicule de mon platonisme ! En avant !encore un effort.
— Quelque ridicule que vous paraisse ma tendresse, ajouta-t-il à haute voix, je vous rends grâce pour la sympathie que vous me témoignez. On peut se moquer de moi..... que m’importe ce que dit et pense le monde, pourvu que je vous voie. Je me trouve dans une position qui n’admet pas de comparaison..... Je suis si intimement convaincu de l’étrangeté du caractère exclusif de ma maladie, que je suis prêt à aller trouver votre mari, à lui tout avouer à..... lui-même.
— Que dites-vous, grand Dieu ! Taisez-vous ; si vous lui en dites un seul mot, je ne vous parlerai jamais de ma vie.
La pauvre femme pâlissait devant le tableau sanglant d’un duel dépeint par son amie avec de si vives couleurs. Le prince ne sourcilla pas.
— Je n’ai rien à craindre de lui ! dit-il tristement..... je n’ai aucun droit et je respecte au fond de l’âme ses droits à lui. Je demande si peu et il est si généreux.
— Je vous le répète, prince, au nom de l’amitié que vous portez à votre sœur, pas un mot à Constantin, je lui en parlerai moi-même..... après.....
— Ah ! très-bien ; l’affaire marche, se dit Galitzki ; encore une attaque.
— C’est étrange, reprit-il à haute voix, je n’aurais pas pensé cela de lui. J’ai vu à Dresde la Madone devant laquelle chacun s’incline en tressaillant et les larmes aux yeux. À côté de cette merveille de l’art, il n’y avait personne pour chasser les passants ; personne ne leur disait : J’ai seul le droit de la regarder.
Galitzki se tut ; Polinka, la tête baissée, faisait glisser entre ses doigts la frange de son écharpe ; elle paraissait faire des efforts inouïs pour comprimer ses larmes, car continuellement elle ouvrait et fermait les yeux.
Ce silence embarrassant fut interrompu par l’arrivée de Saxe et de ses amis.
— À table, mon prince ! dit-il en entrant dans le salon..... Permettez-moi de vous présenter..... d’ailleurs vous ferez connaissance au dîner.
— Pauline, dit-il, en se tournant vers sa femme, mon départ est remis à quelques jours.
Constantin Alexandrovitch paraissait enchanté de ce délai ; Polinka était heureuse de trouver dans le prince un homme inoffensif, mais Galitzki était-il content ? C’est ce que, fort de mon droit d’auteur, je m’abstiendrai de dire.
Quelles horribles choses on vient de me raconter de vous, mon très-respecté Stépane Dmitrivitch. Les nouvelles réformes n’ont pas été en votre faveur ; on vous accuse, on vous cite devant la justice, et le désintéressement de nos réformateurs porte atteinte à votre bien-être, à votre bonheur. Je vous plains du fond du cœur. Rappelez-vous les paroles de feu mon père : Stépane Dmitrivitch, n’accepte pas cette place ! le service devient pénible pour les vieillards, car la nouvelle génération veut tout démolir, tout anéantir, tout changer ; c’est à n’y rien comprendre.
Je suis moi-même de cet avis ; celui qui n’a pas de quoi vivre indépendant ne trouve pas son compte dans cette lutte. D’où nous vient tout à coup cette jeunesse, qui proclame à son de trompe l’honnêteté et les droits de l’homme ? Ceux-là, du reste, ne feront pas grand mal, car ils n’y comprennent rien.
Mais ceux qu’il faut craindre, ce sont les hommes comme votre bon ami Saxe.
D’où nous viennent-ils ? Quel concours de circonstances les a produits ? De quoi s’occupaient-ils auparavant ? C’est ce que personne ne sait ; mais eux, ils savent tout ; ils sont partout à leur place ; ils ne proclament pas l’honnêteté et les droits de l’homme, mais ils se glissent dans la foule et parviennent tout doucement aux postes les plus éminents. Réussira-t-on un jour à exterminer cette race ? Dieu seul peut le savoir !
Je souhaite sincèrement pouvoir vous être utile, mon respectable Stépane Dmitrivitch, mais je ne sais comment m’y prendre. Vous savez, d’ailleurs, que toute la famille Galitzki s’est toujours distinguée dans les affaires importantes par son ignorance et son manque de savoir faire. Je vous envoie quelques mille roubles ; ne me ménagez pas, je viens de perdre une tante, et cette très-respectée dame m’a légué une très-respectable somme en argent comptant. — Agissez comme par le passé avec les paysans du gouvernement de Pskow ; gardez pour vous l’argent qu’ils doivent donner si vous, en avez besoin. Je n’abandonnerai jamais un ami de notre famille.
J’ai une prière à vous adresser, Stépane Dmitrivitch ; elle vous paraîtra peut-être étrange, mais elle est de la plus haute importance pour moi. Je voudrais rendre un petit service à l’homme que vous ne connaissez que trop bien pour votre malheur, je parle de Saxe. En quoi consiste ce service, c’est ce que je ne vous dirai pas, mais vous le saurez un jour. En attendant, soyez tranquille ; la justice ne vous manquera pas. Pour le bon tour que j’ai l’idée de lui jouer, il est indispensable que Saxe reste le plus longtemps possible où il est en ce moment ; il y a déjà une semaine qu’il est parti et il travaille vite.
Dans ce but, j’ai lu tous les papiers qui ont rapport à votre affaire, et je me suis persuadé par moi-même qu’il n’aura aucune difficulté à terminer l’enquête.
Ce sera pour lui une affaire de quelques jours ; il n’a qu’à vérifier les comptes sur place et à interroger les fournisseurs, tout sera fini alors, et il reviendra à Pétersbourg à mon grand regret.
Je connais votre manière de penser, vous avez le jugement sain et juste. Ce n’est pas l’enquête qui vous effraie, mais les suites qu’elle pourrait avoir.
« Au diable l’honneur, pourvu que je mange sans peur. »
Et sous ce rapport, comptez sur moi comme sur un appui ferme et solide qui ne peut vous manquer. Toutes vos pertes, toutes vos dépenses vous seront remboursées avec usure ; je vous en donne ma parole, à laquelle je n’ai jamais manqué. Exécutez seulement à la lettre ce que je vais vous dire.
Retenez Saxe à X..... aussi longtemps que vous le pourrez ; il faut que l’affaire traîne au moins deux mois encore. Entortillez-le, soulevez des difficultés, imaginez, inventez des objections et ne vous inquiétez de rien. Rappelez-vous que je suis très-riche et que je ne sais comment employer mon argent. Tâchez, surtout, de n’y mêler personne ; que tout cela reste entre nous.
Pourquoi vous ai-je dis deux mois ?
Je connais votre exactitude, vous vous arrangerez de manière à terminer la chose le soixantième jour à partir d’aujourd’hui. Du reste, je ne vous fixe aucun terme ; embrouillez l’affaire et faites-la traîner le plus longtemps possible. Quand je serai prêt, je vous écrirai un seul mot : Assez. Alors, vous vous arrangerez comme vous le voudrez. À propos, n’avez-vous pas besoin d’argent en ce moment ?
À la minute, je me rappelle qu’après tout, c’est mon oncle, le comte de X, qui décidera votre affaire. Son opinion a beaucoup de poids et je plaiderai chaudement votre cause près de lui. Ainsi, Stépane Dmitrivitch, mettez-vous à l’œuvre et comptez sur moi. J’espère vous faire entrer au port sans naufrage.
Votre tout dévoué,
A. Galitzki.
Au moment de notre séparation, ma sœur, je n’avais plus ma raison ; il est vrai que je relevais d’une fièvre typhoïde ; mais d’où me venait cette maladie ? Quelle en était la cause ? L’amour, le dépit ou les fatigues du voyage ? Je ne saurais le dire. Maintenant tu peux te réjouir ; j’ai une fièvre constante et tenace qui me dévore.
Ce n’est pas de l’amour, ce n’est pas de la folie, c’est de la rage. C’est une peste probablement contagieuse. Tu connais mes idées sur l’amour ; personne ne pourra me faire changer de conviction. Je crois que si l’amour s’empare de tout notre être, il doit se communiquer à la femme que nous aimons, pourvu que nous ayons une occasion de la voir et de lui parler.
Si le magnétisme s’empare de notre volonté par son seul contact, quel doit être l’effet d’une passion qui remue l’âme dans toutes ses profondeurs et ébranle tout l’organisme ?
La femme n’est-elle donc pas physiquement plus faible que l’homme ? Les deux sexes ne se sentent-ils donc attirés l’un vers l’autre que pour que la passion, cet élan de l’âme, passe sans éveiller ni influencer nos sympathies ?
Je suis fou d’amour ! et mes tourments sont doublés par la nécessité dans laquelle je me trouve de m’observer continuellement et d’agir avec précaution. Une seule chose me soutient ; je ne souffre plus de l’insomnie. Quand la journée est passée, je me sens tellement harassé de fatigue que je dors dès que je pose ma tête sur l’oreiller. Naturellement je la vois toujours en songe ; à qui pourrais-je rêver si ce n’est à elle ? Cependant le sommeil me fortifie. J’ai trouvé Polinka encore plus charmante qu’à sa sortie de pension. Elle est toujours petite, cependant il me semble qu’elle a un peu grandi. Ses mouvements ont encore plus de grâce, et son esprit s’est beaucoup développé par les conversations de son mari. Saxe est un homme d’une haute intelligence et de beaucoup d’énergie. Cependant je ne sais que penser d’elle ? Elle ne ressemble à aucune des femmes que je connais, et en même temps elle ressemble à toutes. Me comprends-tu ? Quant à moi, je ne me comprends plus moi-même, mais je suis de plus en plus convaincu que Polinka..... est un phénomène moral. À la pension, c’était une enfant gâtée, choyée et caressée par tout le monde ; elle a emporté de là toute la naïveté par laquelle vous vous distinguez toutes en quittant cet établissement. Dans sa famille, elle a été idolâtrée ; on la considérait comme un joujou précieux, comme un papillon que l’on craint de toucher de peur de ternir l’éclat de ses ailes. Dans le monde, elle a été beaucoup admirée, et les hommes, jeunes et vieux, faisaient cercle autour d’elle pour lui dire mille sottises et entendre de sa bouche un enfantillage quelconque. Tout cela aurait dû agir sur son caractère, et cependant elle n’est devenue ni minaudière, ni capricieuse. Les suites en ont été plus funestes, car toutes ses facultés morales ont été arrêtées dans leur développement. Je laisse à d’autres le soin d’en approfondir la cause !
À dix-neuf ans, elle est, par la naïveté de son caractère, semblable à une spirituelle et délicieuse enfant de douze ans.
Oh ! mon Dieu, c’est peut-être pour cela que je l’aime, avec passion, avec désespoir.
Les succès que j’ai obtenus près des femmes, tout jeune encore, ont fait de moi, depuis longtemps, un froid appréciateur de la beauté féminine. Pour me tirer de mon apathie, il me fallait une passion bizarre, une passion qui n’eût pas le sens commun, et cette passion je l’ai trouvée, car je suis amoureux, non d’une femme, mais d’un enfant.
Cette passion n’est pas de l’amour pour une femme, c’est de l’amour pour un ange qui possède tout le charme de l’enfance et qui ne connaît de la vie que juste ce qu’il faut pour nous en parler.
C’est vieux comme le monde, cette comparaison de la femme à un ange, je l’ai souvent employée, et je m’en repens comme d’un sacrilége, car ce nom ne convient et ne conviendra à l’avenir qu’à une seule personne au monde.
Nul n’osera disputer à Polinka le nom d’ange. Tout est perfection en elle : sa figure, qui pourrait servir de modèle à un sculpteur pour la statue de l’amour ; la grâce de son corps mignon, la bonté de son cœur, sa faculté de se dévouer, de s’attacher, d’aimer, tout son être est empreint de ces qualités.
Mais pour mon malheur ! cette faculté d’aimer, la source de toutes les vertus de la femme, a été mal guidée, mal développée en elle, et, la possédant, elle ne s’en rend pas compte. La tendresse de son cœur se révèle en toutes choses : dans son attachement pour un mari bourru, dans son affection pour des parents qui ne valent pas grand chose, dans sa passion pour les oiseaux, les chiens, et même dans sa sympathie pour moi quand je pleure à ses pieds.
Si j’avais pu parvenir à concentrer ce besoin d’aimer, à le fixer sur moi..... je n’y aurais pas survécu, je serais mort de bonheur à ses yeux. À en juger par les apparences, nos relations ont dépassé les bornes de l’amitié ; je la vois tous les jours, je lui baise les mains, je lui parle de mon amour, je l’entoure de mes bras, je l’embrasse.
Quand elle veut m’arrêter, je n’ai qu’à la regarder avec tristesse, à mettre sa petite main sur ma tête brûlante..... et la chère enfant oublie tout, elle me permet de l’embrasser et s’afflige de ma tristesse.
Tout autre trouverait peut-être là un sujet de se réjouir et de devenir fou de bonheur ; moi, au contraire, je rentre chez moi la mort dans l’âme et je m’arrache les cheveux.
À quoi cela m’avance-t-il de danser continuellement avec elle au bal, qu’elle me permette de l’embrasser dans le tête à tête et qu’elle me répète chaque jour que je lui plais et qu’elle me trouve à son gré ?
Elle pourrait dire et faire de même en présence de son mari. Pas un mot d’amour, pas le moindre indice de cette passion qui depuis un mois martyrise mon âme.
Une seule fois..... que ce jour soit béni ! j’ai aperçu en elle une étincelle de ce sentiment. Sans cela, ma sœur, tu n’aurais plus reçu de lettres de moi, car..... je te l’avoue franchement, encore une semaine d’une pareille vie et j’aurais attenté à mes jours. Maintenant, grâce à ce doux souvenir, je me sens parfois tranquille, et je profite de ces moments de calme pour t’écrire. Tu devines que Saxe n’est pas à Pétersbourg. Avant son départ, il a chargé son ami Zapolski, que tu dois connaître comme auteur, de venir de temps en temps voir Polinka et de lui procurer quelques distractions, si elle s’ennuyait trop. Zapolski est une de mes anciennes connaissances ; marié et accablé d’affaires, il a réclamé mon secours, d’autant plus qu’il savait que Mme Saxe avait toujours été très-liée avec notre famille. Nous l’accompagnons au théâtre ; à la maison, nous lui racontons les nouvelles du jour, nous lui apportons des joujoux du magasin anglais, nous lui lisons les journaux, nous lui chantons l’éternel Fra poco et le Stabat Mater.
Il y a trois jours, Zapolski, après lui avoir apporté une quantité de gravures, nous quitta pour aller chercher des billets pour le spectacle du soir.
Je restai seul avec Polinka. Elle me demanda de chanter ; je feuilletais la musique ; nous causions de toi ; je lui racontais nos espiègleries au corps des cadets, et pendant cette conversation insignifiante, mes mains et mes pieds étaient froids comme la glace et tout mon sang refluait vers le cœur. Parmi tous les morceaux de musique que j’avais devant moi, aucun ne me convenait, c’était trivial, surchargé de roulades..... et cependant je voulais chanter.
La musique est toujours un soulagement pour moi dans cette disposition d’esprit. Enfin je trouvai ma prière que je connaissais..... Je ne sais quel en est l’auteur, mais n’importe ?
Je chantai cette prière en pensant à Polinka. J’adressai ma prière à mon ange et, sans aucun doute, elle fut fervente. Elle se tenait derrière moi et avait posé une main sur mon épaule.
— Merci, M. Alexandre, dit-elle, et sa voix était tremblante, j’écrirai à votre sœur combien vous me gâtez.
Je me retournai vers elle. Les rayons rouges du soleil couchant éclairaient les fenêtres et inondaient toute la pièce de leurs reflets. Sur ce fond étrange se dessinait la personne entière de ma délicieuse enfant. Polinka était en blanc, tous ses cheveux formaient une seule tresse autour de sa tête ; ses yeux humides exprimaient toute sa sympathie pour moi.
Ange ! ange !
La tête perdue, je tombai à ses pieds et j’y collai mes lèvres ; des torrents de larmes s’échappèrent de mes yeux et des sanglots convulsifs déchirèrent ma poitrine.
Ma passion, comprimée longtemps par la force de ma volonté, éclata enfin dans toute sa violence. Je pleurai pour la première fois de ma vie en présence d’un être humain. Et malgré ces larmes, j’entendais une voix intérieure qui me disait : Ce n’est pas de la faiblesse, tu es grand et fort en ce moment. Elle me releva avec bonté, me fit asseoir à côté d’elle sur le canapé, et je tins longtemps ses petites mains sur ma tête brûlante.
— Alexandre, mon ami, me disait-elle en me caressant comme on caresse un nouveau-né, finis ces enfantillages, qu’as-tu ? Tu sais que je t’aime, pourquoi donc pleurer ? Que dira Annette, si elle apprend cela ?
Cependant l’émotion commençait à la gagner ; ses joues brûlaient, sa poitrine se soulevait avec inégalité.
Elle se rapprocha de moi et me demanda à plusieurs reprises de la quitter et de ne plus l’aimer.
— Mon ami, me dit-elle entre autres choses, je ne comprends pas comment j’ai pu te plaire. Regarde-moi de plus près, je ne suis pas du tout jolie. — Tu peux t’imaginer si cela contribuait à me calmer. Ma pauvre poitrine était prête à se rompre, et un terrible accès de toux faillit m’étouffer. Polinka s’effraya, mais ne perdit pas un instant sa présence d’esprit. Il fallait la voir dans ce moment pour comprendre toute la grâce qu’une âme aimante répand autour de la femme.
Elle oublia tout, moi, elle-même, son mari pour ne voir qu’un ami malade.
Elle appuya ma tête contre sa poitrine et m’entoura de ses bras. — Mon Dieu, assez, assez, Alexandre, dit-elle en pleurant. Dieu est miséricordieux ; tout cela passera, s’oubliera..... aie soin de toi, ne te laisses pas aller à des idées noires, tu le sais, j’en mourrais..... si quelque chose t’arrivait.
Je savais que Zapolski devait venir avec sa femme d’un moment à l’autre. Grâce aux efforts de Polinka, je me remis assez vite, et nous passâmes le reste de la soirée au théâtre.
Tu peux penser combien peu j’y avais l’esprit. Cependant Polinka riait de bon cœur et suivait la pièce avec attention.
En arrivant à Pétersbourg, je n’avais aucune intention arrêtée au sujet de Polinka. Je voulais seulement la revoir, lui faire regretter son mariage, et peut-être lier une petite intrigue avec elle ; voilà tout ce que j’avais en tête. Mais maintenant mon plan est fait et je n’y changerai rien.
Polinka n’est pas une de ces femmes avec lesquelles on commence une intrigue, puis tout est dit, les choses marchent d’elles-mêmes. Où notre passion finit pour les autres femmes, là seulement commence l’amour pour Polinka. Qu’est-ce pour moi qu’un mois, un an de possession ? Il me la faut tout à fait, pour toujours, entièrement. Les femmes..... pardon, ma sœur, sont des pierres précieuses avec lesquelles on aime à jouer, que l’on porte quelquefois. Parmi ces pierres précieuses, Polinka est un gros diamant qu’il faut posséder pour l’éternité, qu’il faut cacher aux yeux de tous, afin qu’on ne nous l’arrache qu’avec la vie.
Elle a dix-neuf ans, un sang vif coule dans ses veines..... peut-être que dans un moment d’entraînement elle sera à moi..... Cette seule idée me met la tête en feu..... J’y trouverai ma satisfaction. Je t’ai déjà dit que là où tout finit avec les autres femmes, l’amour pour Polinka ne fait que commencer.
Non, il n’y a pas de milieu ! Ou bien elle sera à moi, pour la vie, pour l’éternité, ou je mets fin à mes jours ! Le retour de Saxe en décidera, et alors advienne que pourra.
Que me fait, à moi, cet homme sur mon chemin ? Il l’aime ! Et moi aussi je l’aime. Il a l’âme noble et généreuse ? Et après ?..... Mais moi je l’aime. Il est fier et courageux ? Eh bien !..... je l’aime.
Annette ! Annette ! qu’as-tu fait de moi ? si tu voyais ta petite Polinka, le repentir t’arracherait des larmes amères. Aucune femme n’a encore souffert ce que je souffre : si un jour Dieu nous juge, je voudrais bien prendre sur moi toute la faute, mais tu auras à répondre de bien des choses devant lui.
Pourquoi avoir envoyé ton frère ici ? Pourquoi m’avoir fait remettre ta lettre par lui ? Tu pensais apporter quelque allégement à son chagrin et tu as triplé ses souffrances. J’en mourrai, et lui aussi. Si je ne l’aime pas il se tue. Si je l’aime, il provoque mon mari en duel. Il répète à chaque instant que le monde n’est pas assez vaste pour nous trois. Si par ma mort je pouvais leur sauver la vie à tous les deux ! La nuit dernière j’ai eu un violent mal de tête, une forte fièvre..... j’ai pleuré et j’ai appelé la mort. Ensuite, j’ai eu peur, je me suis prise en pitié, je ne voulais plus mourir.
Vers le matin, le malaise s’est dissipé, et je me suis levée tout à fait bien portante..... la mort m’inspirait plus de frayeur que jamais.
Voilà, Annette, à quel point je suis changée ! Ah ! si tu avais gardé ton frère auprès de toi, si tu lui avais trouvé une fiancée, de laquelle il eût pu devenir amoureux ! Pourquoi l’est-il de moi ? Cette fantaisie lui serait passée..... il y a tant de femmes plus jolies que moi..... je le lui ai répété bien des fois, mais il s’obstine, par esprit de contradiction, à me trouver jolie. Je suis petite, je ressemble plutôt à un petit garçon qu’à une femme. Si tu voyais comme mes mains sont maigres, et comme j’ai changé ces temps derniers ! comme je suis pâle, et mes yeux ne sont pas d’un bleu aussi foncé que ceux de ton frère.
Je suis étonnée qu’il ne s’ennuie pas auprès de moi ! Que trouve-t-il en moi ? je suis ignorante, je ne sais parler de rien, et il n’y a que Constantin Alexandrovitch qui ait assez de patience pour s’occuper de mon instruction. Mon amie, mon malheur est grand, il est irréparable ! Avec quelle impatience n’attendais-je pas chaque jour l’arrivée de mon mari, pour courir à sa rencontre, pour me jeter dans ses bras et pour voir un sourire de bonheur illuminer sa figure, tout en m’écoutant lui dire ce qui me passait par la tête. Et maintenant je tremble au seul souvenir de ce passé ; j’ai peur de lui écrire un mot, car je ne sais pas mentir. Le soir, j’évite même de jeter un regard sur son portrait ; il me fait peur, car je l’ai trahi, je me suis abandonnée aux caresses d’un autre, et j’ai dit à ton frère que je l’aimais. Que me reste-t-il encore à faire ? Du fond du cœur je suis devenue infidèle à mon mari, et je ne suis plus qu’une femme méprisable.
Mon mari, au contraire, est tout ce qu’il y a au monde, de plus noble et de plus généreux. Tu le peins dans ta lettre sous les traits d’un monstre sauvage, et j’ai passé une nuit blanche en voyant s’agiter devant mes yeux les personnages du duel.
Tu as tort, Annette ; j’ai moins d’expérience que toi, je ne connais presque pas la vie, mais cependant je comprends que Saxe a agi en honnête homme.
Est-ce que la pauvre actrice, injuriée par Galitzki et ses camarades, n’était pas une femme ? Est-ce que sa renommée et l’approbation du public n’étaient pas tout pour elle : sa consolation, son pain quotidien peut-être ?
Mon mari inspire peut-être de la terreur, car, oh ! mon Dieu ! il a versé le sang humain, mais il n’a pas de cruauté dans le caractère. Dieu de miséricorde, aie pitié de nous ! Quelle sera la fin de tout cela ! En m’envoyant ton frère, tu m’as priée de le calmer ; mais tu as oublié que je ne suis pas de marbre, que j’ai encore besoin d’être guidée, surveillée ! Si du moins il s’était présenté comme autrefois, gai et insouciant, j’aurais su le tenir à distance et je n’aurais rien à me reprocher maintenant. Mais en voyant la tristesse de son regard mélancolique, la souffrance empreinte sur son pâle visage... que suis-je devenue ! Il est si sympathique ! bien mieux qu’autrefois ; sa pâleur mate lui sied si bien. Son port est si noble, sa démarche si ferme, si fière..... et ses yeux..... Pardonnez-moi, oh ! mon Dieu !.... est-ce bien moi qui parle ?
Hier, il a passé sous mes fenêtres en se rendant à la parade, avec son casque orné de panaches blancs et monté sur un cheval noir qu’il contenait à peine. Quelle grâce, quelle souplesse à chaque mouvement de son cheval qu’il domptait avec une rare adresse. Sa place est à la tête de son régiment en face de l’ennemi, et il pleure à mes pieds et se désespère avec moi. Si je ne l’avais caressé que pour le consoler, si je ne l’avais embrassé que pour le sauver du désespoir, ma conscience m’acquitterait peut-être. Mais non, mon amie, je suis infidèle à mon devoir, car j’aime ses caresses ! Souvent ma tête brûle, mon cœur bat et je ne suis soulagée que quand je me sens pressée sur son cœur.
Honte éternelle, punition sans fin, c’est encore trop peu pour moi ?
À qui m’adresser ? À qui demander des conseils ? Où fuir ? Je ne puis écrire à mon mari, je le crains, et comment lui écrire, quand je sais qu’un seul mot peut entraîner un duel, la mort même ? J’ai la pensée de m’adresser à ton frère, de le supplier de me quitter..... mais ne serait-ce pas lui révéler ma faiblesse ?
Ensuite m’obéira-t-il ? ou, ce qui est pire, en m’obéissant, ne courra-t-il pas à sa perte ?
J’ai tout avoué à ma mère, à genoux devant elle et versant des larmes amères. Je l’ai conjurée de n’en parler à personne. Elle m’a grondée d’abord de mon imprudence, puis elle a fini par trouver mes larmes ridicules. « Va, ma poulette, me dit-elle, ces péchés-là se pardonnent..... tout cela s’oublie. Cependant, il ne faut plus revoir le prince, et si tu le rencontres, ne rien lui accorder de plus. Tout n’est pas encore perdu, mais de la prudence à l’avenir, prends plus d’empire sur toi-même. »
Le moyen d’être sur ses gardes, d’avoir de l’empire sur soi-même, quand il pleure à mes pieds et baise le bord de ma robe ! Que vais-je devenir ! Mon Dieu, n’auras-tu pas pitié de moi ! ne m’enverras-tu pas du secours.
Ah ! petite étourdie ! Ah ! petite paresseuse. Ah ! petit vaurien d’oiseau, est-ce ainsi que tu écris à ton bonhomme de mari ? Une seule lettre en deux mois ! attends que je sois auprès de toi et tu me le paieras. Craignais-tu de faire des fautes ? Tu n’avais qu’à écrire en français. Non, tu es peut-être trop occupée de ton ménage, je sais à quoi m’en tenir à ce sujet. Voilà tes occupations de maîtresse de maison : le matin nous sommes assise dans le coin d’un fauteuil, nous passons en revue les chiens, en nous disant tout bas : Quel trompeur que ce Constantin ! c’est là ce qu’il appelle trois semaines ! — Après les soucis du ménage viennent les affaires sérieuses : nous nous mettons en voiture pour faire promener les chevaux. « Plus vite, Antoine, plus vite, encore plus vite chez ma tante Julie, chez maman. »
Là nous entendons tout un cours sur la sagesse humaine, nous y trouvons une source inépuisable de morale..... À quoi bon aller à Goettingen ou à Berlin ?
Et le soir, ma chère, le soir..... C’est alors qu’arrivent les amies, toutes des anges, toutes des cœurs dévoués, et Juliette, et Pachette, et Annette..... il est vrai qu’Annette n’est pas à Pétersbourg.
Les dernières qui arrivent sont Nadine et Alexandrine. La conversation s’engage et roule sur la philosophie pratique, sur la réalité de la vie, sur la profonde connaissance du cœur humain. — Trêve de plaisanterie ! Tu peux faire la paresseuse. J’aime assez les gens qui détestent écrire une lettre. Ils sont rares les moments où nous nous sentons disposés à ouvrir notre âme à un autre ; et pourquoi débiter des lieux communs ? Zapolski m’écrit que tu te portes bien ; il me tient au courant de tes occupations, et je suis content.
À propos de Zapolski, il me dit que tu reçois souvent le prince Galitzki, qui paraît être sérieusement épris de toi ! C’est dans la nature des choses : il y a, du reste, deux mois que Zaléchine m’en avait parlé. Faut-il te l’avouer, Polinka ? J’aime à voir que tu plais aux autres. J’éprouve même une sensation agréable en sachant que plusieurs hommes soupirent pour toi.
C’est mal, mais c’est mon faible, mon orgueil. Changerai-je d’idées au fur et à mesure que nous avancerons dans le chemin de la vie, et que nous apprendrons l’art de vivre dans le monde ? je n’en sais rien ! Quant à Galitzki, je te prie sérieusement de le recevoir moins souvent. Ne joue pas avec le feu. Je sais d’ailleurs que ta coquetterie n’est pas méchante et qu’il n’y a pas de danger. Ce jeune homme me plaît malgré son orgueil et son étourderie. Notre siècle produit malheureusement en trop grand nombre cette espèce de jeune gens, qui, sous des manières dignes et réservées, sous des dehors aimables et modestes, cachent la platitude de leur esprit et la sécheresse de leur cœur. Vous n’obtiendrez jamais rien de ceux-là, ni pour la vie, ni pour la société. Je n’ajoute plus rien. Ce serait t’offenser que de te prier de ne pas oublier ton vieux mari.
Observe bien Galitzki, et s’il s’oubliait, écris-le moi ; j’arrangerai tout pour le mieux sans l’offenser.
C’est grâce à ce satané Pisarenko que je suis retenu ici depuis si longtemps ; s’il n’est pas fou, c’est en tous cas un grand coquin.
J’ai eu souvent affaire à des vauriens, mais je n’ai jamais rencontré un fripon aussi rusé. Il se démène comme le diable au premier coup de matines ; il invente des histoires incroyables, présente des comptes impossibles, qu’il faut cependant vérifier et qui n’ont pas le sens commun quand on parvient à les débrouiller. L’affaire traîne et je me fatigue l’esprit pour trouver un moyen de garantir les intérêts du gouvernement contre les intrigues de cet homme déloyal.
C’est une guerre en miniature, et pour compléter le tableau..... vient s’y ajouter mon amour pour toi. Le désir de te revoir enfin me donne seul la force et la ruse indispensables dans cette lutte contre la chicane.
C’est ainsi, ma Polinka, que les affaires vont dans ce monde. Il y a des personnes qui diraient que ce n’est pas la peine de lutter, qu’il vaut bien mieux se laisser entraîner par le courant des événements ; mais moi, bien au contraire, je dis que si l’amour nous éclaire, si nous comprenons sa réalité, la vie cesse d’être triviale et insignifiante. Qui nous a donné le droit de demander à la vie de grandes passions, de hauts faits ?
Apprenons plutôt à nous rendre utiles, à faire du bien autour de nous, rions de ce qui est ridicule, et contentons-nous, dans la vie, de ce qu’elle nous offre.
Je regrette de ne pas t’avoir amenée avec moi. Tu aurais été charmée de cette petite ville, de cette forêt à travers laquelle le soleil nous envoie ses rayons, de ce lac dans le lointain avec des rives désertes.
Tu es une petite moqueuse ; nous aurions ri ensemble de l’affectation qui règne dans les réunions, des modes outrées, impossibles. Dans la société ennuyeuse des propriétaires d’ici, nous aurions regretté notre petit cercle d’amis qui, tout en ne quittant jamais Pétersbourg, sont cependant au courant de ce qui se passe dans les pays les plus éloignés du globe. C’est pour cela que dans un pays on danse et on s’amuse, tandis que dans un autre on a faim et on se tue.
Enfin, nous nous serions rapprochés de ces hommes simples ; nous aurions cherché sur ces visages hâlés, les traces d’un chagrin passé ou celui d’une passion récente ; nous aurions trouvé parmi eux des hommes remarquables, pratiques..... de vrais philosophes.
Ils nous auraient tous intéressés, les uns par leur présent, les autres par leur passé, car il n’existe pas un homme qui n’ait pas eu un moment remarquable dans sa vie.
Ne prolongeons point notre séjour dans la capitale. Aussitôt mon retour, je prendrai un long congé ou je donnerai ma démission. Nous irons courir le monde, car il faut du mouvement pour nous préserver de la monotonie de la vie. Si tu veux, nous commencerons notre tournée par la Russie, nous visiterons ses villes, ses grandes fleuves, nous parcourrons ses plaines de sables, nous irons jusqu’au Caucase, que nous connaissons par les récits, mais qui mérite d’être vu de près.
D’Odessa nous nous rendrons dans le midi de la France, et nous commencerons notre voyage au pays où d’ordinaire les voyageurs dépensent jusqu’à leur dernier sou et se trouvent ensuite dans l’impossibilité d’aller plus loin. Nous ne voyagerons pas beaucoup : l’Italie, la France, la Suisse et le midi de l’Allemagne, cela nous suffira. Et à notre retour nous irons nous établir dans notre terre. Après nos excursions et nos conversations sur ce que nous aurons vu, tu ne me demanderas plus ce que nous allons faire à la campagne ?
Mais où me laissai-je entraîner ? Je fais des châteaux en Espagne et des plans à deux années de date. C’est ton mérite, ma Polinka ; tu m’as donné toute ta fraîcheur d’imagination, toute ta jeunesse de cœur ; sans toi, je me sentais vieillir. Encore un peu de patience et je viendrai en personne te demander compte de ce que tu as fait de moi.
Il faut bien te parler de mes occupations ici, et heureusement je puis te raconter aujourd’hui un fait qui n’est pas dénué d’intérêt.
Tu sais que j’ai emmené avec moi un employé dont la figure ressemble à un oiseau. Tu t’es moqué de lui..... petite espiègle..... Quand il est monté en voiture avec moi, j’ai souri moi-même parce qu’il a une manière de traîner le pied et qu’il a, en parlant, une voix flûtée. C’est un homme laborieux, quoique je n’aie pas foi en son honnêteté. Il s’appelle Tif. D’où lui vient ce nom étrange ? Je ne saurais le dire, cependant il est Russe. Je l’ai emmené avec moi par fantaisie, je n’ai qu’à le regarder et tu es présente devant moi, comme si je te voyais dans un miroir. Est-ce parce que tu riais de Tif quand je jetai un dernier regard sur toi ? est-ce parce qu’il ressemble à un oiseau et que je t’appelle mon petit oiseau ? je ne saurais le dire. En un mot, il y a ici une étrange combinaison d’idées.
Tif est un homme tranquille et appliqué à son travail. D’abord, il était aux petits soins pour Pisarenko, tâchant de désarmer ce qu’il appelait ma trop grande sévérité ; de sorte que je l’ai prié poliment de ne pas se mêler de ce qui ne le regardait pas. Hier, il est venu me dire que la femme de Pisarenko désirait me voir, et à cette occasion il m’a conté la triste histoire de cette femme. Elle a été élevée comme toi dans un pensionnat à la mode. Dans les sciences et dans les arts, elle était la première élève de sa classe, et ses capacités étonnaient le monde à tel point, qu’une dame bienfaisante lui a fait donner des leçons d’italien. — Science excessivement utile à la fille d’un lieutenant à demi-solde !
Tu es une femme de cœur et de caractère, tu as tous les instincts de l’aristocratie qui se révoltent contre tout ce qui est malpropreté et misère.
Figure-toi maintenant la position de cette pauvre fille qui, des belles salles de son pensionnat, se trouva tout à coup transplantée dans la pauvre mansarde de ses parents. Il est assez difficile de trouver une place convenable pour une jeune fille, elle fut obligée de demeurer chez ses parents, et tu comprends que, malgré tous ses efforts, la maison paternelle dût lui sembler un enfer.
C’était cependant une bonne et honnête famille. Le père, un brave militaire, n’avait qu’un faible, il aimait la bouteille. Sa mère, bonne et timide, pleurait souvent et se plaignait continuellement de leur misère. Polinka, tu ignores toutes les horreurs d’une vie passée dans une atmosphère étouffante, à l’étroit, au milieu des privations et des chagrins amers. Tes parents ne se distinguaient pas par leurs qualités morales, mais ils sont au moins riches.
Rends-en grâce au Ciel.
Retournons à notre pauvre fille.
Je ne sais pas si tu comprendras, ma Polinka, pourquoi ce sont précisément les femmes douées d’un caractère énergique qui apportent le moins de résignation dans les misères de la vie de famille. Une jeune fille douce et bonne aurait fini par en prendre son parti. Notre héroïne, au contraire, pleurait et se révoltait ; elle s’insurgeait contre le sort, contre sa famille. Cette vie de pauvreté et d’éternelle misère remplissait son cœur d’un désespoir immense.
Elle avait beaucoup d’affection pour ses parents, mais elle les aimait surtout quand elle ne les voyait pas.
Lorsque son vieux père revenait ivre à la maison, lorsque les pleurs et les plaintes de sa mère provoquaient son dépit et ses reproches, alors la pauvre fille ne les aimait pas. Son cœur se fendait, elle souffrait, elle avait peur d’elle-même ; mais, dans ces moments-là, elle ne faisait aucun cas de ses parents.
Faut-il s’étonner, après cela, qu’elle se soit jetée dans les bras du premier séducteur venu, aveuglée par la richesse qu’il faisait miroiter à ses yeux et par la promesse de la tirer de cet enfer.
Suivant l’usage reçu parmi les grands seigneurs, son amant la donne en mariage à Pisarenko, avec une dot convenable. Ce dernier n’était encore qu’un petit employé. Il était alors pire qu’à présent et faisait toute espèce de sales petites affaires ; en outre, il était ivrogne. Tu penses, peut-être, que la pauvre fille le détestait, qu’elle ne cherchait qu’un prétexte pour le quitter ?
Ni l’un, ni l’autre. Le moment était venu pour elle de se résigner à son sort, résignation arrière, il faut bien le dire. Elle fit pour Pisarenko ce qui avait été au-dessus de ses forces à l’égard de son père. Elle le déshabitua de s’enivrer, tint son ménage en ordre, traita son mari comme un malade moral, habilla ses enfants comme des poupées et fit elle-même leur éducation. Je suppose que c’est l’amour pour ses enfants qui amena ce changement dans son caractère.
Je ne me rends pas bien compte pourquoi elle n’a pas empêché son mari de s’approprier l’argent du gouvernement. Pisarenko la craint, l’estime, fait tout ce qu’elle veut. Peut-être ne s’occupe-t-elle pas des affaires de son mari, ou peut-être est-ce un reste de haine aveugle contre la société, d’une jeunesse abreuvée de chagrins, qui l’ont empêchée de s’opposer aux intrigues de son mari.
Je continue mon récit.
Ce matin, Tif m’amena une femme grande et pâle, accompagnée de deux petits garçons de 11 à 12 ans à peu près. C’était Mme Pisarenko. Elle s’inclina profondément devant moi, d’un air timide, tout en me regardant de la tête aux pieds. Je priai Tif de descendre au jardin avec les enfants, et j’engageai la dame à s’asseoir.
Elle parut sensible à la délicatesse que j’avais eue d’éloigner les enfants, pour les empêcher d’entendre une conversation pénible pour elle ; s’approchant de moi, elle pressa ma main entre les siennes, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. J’eus beaucoup de peine à la décider à s’asseoir et elle me dit aussitôt le motif pour lequel elle avait désiré me voir.
Elle ne demandait rien pour son mari, elle connaissait sa faute et n’ignorait point quelles en étaient les suites inévitables ; mais l’avenir de ses enfants l’inquiétait, la désolait. Ils étaient témoins de ce long procès, ils voyaient continuellement leur père humilié, agité, et quand arriverait la fin du procès, aurait-elle le moyen de pourvoir à leur éducation ? Que deviendraient-ils ?
Je l’écoutai avec attention, et une idée de bienfaisance me traversa l’esprit ; mais Dieu sait si mon propre intérêt ne vint pas se mêler quelque peu à cette idée. Écoute et vois ce que c’est, que la bienfaisance du monde.
Je me fis cette réflexion, si je rends service à cette femme, elle décidera peut-être son mari à ne plus embrouiller les affaires sans nécessité.
— Olga Ivanovna, lui dis-je alors, le gouvernement ne punit pas les enfants des fautes ou des erreurs de leur père. D’ailleurs, je comprends en partie votre embarras ! votre mari craignant un refus, ne veut pas et ne peut pas demander pour ses enfants. Demain, sans tarder plus longtemps, envoyez les deux enfants à Pétersbourg et je vous donnerai une lettre pour notre ministre, auquel j’expliquerai tout. La pauvre femme pleurait et voulait me baiser les mains.
— Quand ils entreront au service, continuai-je, souvenez-vous de moi. J’ai des relations ; je leur ouvrirai un chemin selon leurs capacités. Pour les autres enfants, vous ferez bien de les garder près de vous jusqu’au moment où vos affaires seront arrangées.
Elle comprit l’allusion et fut touchée de ma sympathie plus que du service que je lui rendais.
Ensuite, je lui fis comprendre l’intérêt personnel que j’y apportais.
— Croyez-moi, Olga Ivanovna, donnez de ma part, à votre mari, un conseil amical. Pourquoi traîne-t-il exprès l’affaire et empêche-t-il l’enquête ? Je vous donne ma parole qu’il n’y gagnera rien. Qu’il me délie donc enfin les mains, car je vous assure que je brûle d’impatience de retourner à Pétersbourg, où j’ai laissé ma femme à laquelle je pense à toute heure et à tous les instants de la journée. Là-dessus nous nous sommes séparés.
Voilà, ma Polinka, de quelles ruses on se sert, comment ont fait le bien par égoïsme, comment on parlemente avec l’ennemi. Et tout cela, pour pouvoir regarder plus tôt tes yeux espiègles !
Adieu, mon enfant, ma petite rose blanche : si quelque chose d’inattendu arrivait, écris-moi au plus vite.
Le lendemain du jour où il avait fait partir cette lettre, Constantin Alexandrovitch était debout de bonne heure.
Le soleil paraissait à peine à l’horizon, et Saxe avait l’habitude de se lever tard ; il était donc à présumer qu’il se trouvait dans un cas exceptionnel.
Dans une petite pièce assez basse, précédant la chambre à coucher et servant de cabinet d’étude, se trouvaient en ce moment Tif et un autre individu qui doit jouer dans notre récit un rôle remarquable.
C’était un vieillard, d’un extérieur assez vénérable, à cheveux gris et portant des lunettes bleues. Ce qui frappait en lui, au premier aspect, c’était son étonnante mobilité.
Il lui était impossible de rester un instant sans secouer la tête, se frotter les mains ou remuer les pieds. Ses mouvements nerveux offraient un contraste frappant avec son visage froid, ridé et décoloré.
Le vieillard paraissait très-agité ; il poussait de temps en temps de grands soupirs, en tâtant la poche gauche de son habit.
— Ainsi, mon cher Stépane Dmitrich, disait Tif de sa voix flûtée, nous avez-vous assez tourmentés ; que de chevaux nous avons fatigués ! que de feuilles de papier barbouillées !
— Que faire, répliqua Pisarenko d’une voix hésitante, la fin sera cependant la même. Qui donc rend le mal pour le bien ? Comprenez-vous que ma femme est venue, qu’elle a pleuré, qu’elle a sangloté, qu’elle m’a dit : — Va, et je n’ai pu lui résister.
— Et bien, la miséricorde de Dieu est grande, dit Tif ; les suites de cette affaire ne seront peut-être pas trop fâcheuses pour vous. Soyez tranquille pour vos enfants, et remettez-vous-en à Constantin Alexandrovitch (en ce moment il éleva davantage la voix). C’est un ange, ce n’est pas un homme.
— Je le sais, mon cher, je le sais depuis hier. Mais pourquoi ne vient-il pas ?
— Il fait sa toilette. C’est un élégant ; il va paraître en habit neuf.
— Olga Ivanovna m’a raconté, ajouta Pisarenko d’un ton d’intérêt, qu’il a laissé sa femme à Pétersbourg.
— Oui, il a une petite femme, un vrai démon, vive et étourdie comme un garçon de cinq ans, mais jolie, jolie au possible, un vrai bouton de rose. — Ces mots avaient été dits par Tif d’une voix beaucoup plus basse que l’opinion énoncée par lui, sur la nature angélique de Saxe.
— C’est ce que j’ai pensé..... et la figure de Stépane Dmitrich exprimait une vive inquiétude. En ce moment la porte s’ouvrit et Saxe entra.
— Mon bienfaiteur, mon sauveur, s’écria Pisarenko en saisissant la main de Saxe d’un air de si profonde émotion que ce dernier s’arrêta tout confus. — Que Dieu vous récompense !
— C’est une affaire privée, répondit Saxe, une politesse ; elle n’a aucun rapport avec l’affaire principale. On dit que c’est enfin terminé.
— Tout est fini, dit Tif en remettant une liasse de papier à Saxe.
— Dieu soit loué, s’écria ce dernier après avoir parcouru le dossier ; maintenant, Stépane Dmitrich, dites-moi, la main sur la conscience, quel était votre but en traînant l’affaire en longueur, sachant bien que cela ne pouvait que vous nuire dans l’opinion de vos chefs ?
Stépane Dmitrich se rapprocha de Saxe. Quelque chose comme des larmes brillaient sous ses lunettes. — Constantin Alexandrovitch, dit-il avec peine, mon bienfaiteur, soyez indulgent jusqu’au bout. Je vais vous dire toute la vérité. Que Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard.
Pisarenko jeta un regard sur la porte de la chambre voisine, et Saxe devinant qu’il demandait un entretien particulier, le fit entrer dans sa chambre au grand déplaisir du curieux Tif.
Pisarenko tira un papier de sa poche et le remit à Saxe. — Voilà, dit-il, qui vous expliquera tout. C’était la lettre du prince Galitzki, que nous connaissons déjà.
Le repentir de Stépane Dmitrich fut sincère, il essuya même quelques larmes en quittant la chambre. Saxe, ayant terminé toutes les formalités exigées, signa le rapport qu’il adressa au ministre, et quitta O..... vers le soir, sans éprouver une bien vive inquiétude.
Cependant un malheur terrible l’attendait.
Les choses se passent toujours ainsi ici-bas ; le bonheur ne vient presque jamais quand on l’attend, ou si, par hasard, il se décide à se montrer, c’est d’un pas si inégal et si lent, qu’il arrive souvent trop tard. Il est difficile de l’introduire dans un roman, dans un récit, sans l’embellir et l’approprier un peu aux circonstances. Le malheur, au contraire, marche d’un pas ferme, tout droit à son but, surmonte aisément les obstacles qu’il rencontre, se glisse facilement sous la plume et entre lui-même en scène.
Le jour même où Saxe arrivait à Pétersbourg, le poste de cette ville apportait à O..... un paquet à l’adresse du conseiller d’État Pisarenko.
Stépane Dmitrich le décacheta au milieu de la rue d’une main tremblante. Il y trouva des billets de banque pour la valeur de trente-cinq mille roubles et un bout de papier sur lequel était écrit d’une manière illisible : Assez.
Pisarenko tressaillit, et en proie à un noble élan de colère, il jeta à terre les billets de banque et déchira en mille morceaux le petit billet sur lequel était le fatal mot : Assez.
Il resta quelques moments absorbé dans ses pensées, puis il ramassa les billets de banque et les mit dans sa poche.
Si ce n’était pas moi, se dit-il, ce serait un autre, et il se dirigea vers sa maison.
Prince, ayant fait quelques changements dans ma maison, je vous ai vu hier soir avec beaucoup de déplaisir sous les fenêtres de mon cabinet. Comme je n’ai aucune sympathie pour ces façons d’hidalgo, je dois vous avouer qu’une rencontre avec vous ne m’offrirait pas la moindre satisfaction. Demain, je compte m’établir dans une maison de campagne que je vous laisse la liberté de chercher autant que bon vous semblera. Je crois qu’à votre tour vous ferez bien de quitter Pétersbourg, où la moindre imprudence peut avoir des suites fâcheuses pour nous deux. Vous pensez bien que ce n’est pas là mon dernier mot. Dans un mois, vous aurez de mes nouvelles. Vers le milieu du mois prochain, je vous enverrai mon adresse et vous fixerai le moment du rendez-vous. Jusqu’alors je vous impose le silence.
C. Saxe.
Deux semaines sont déjà passées, deux terribles semaines, et je n’ai encore pris aucune décision. Je ne puis pas lier deux idées et il me semble que je vais devenir fou. Merci, pour ta réponse, pour ta sympathie, pour toutes tes attentions, je t’en suis bien reconnaissant. Quant à tes conseils, je ne les suivrai certainement pas.
J’ai ouvert ta lettre à la hâte, car je suis dans une disposition d’esprit telle qu’un bon conseil pourrait changer tout l’aspect de l’affaire ; malheureusement j’ai été déçu dans mon espoir. J’ai encore la force d’analyser tes arguments. En justifiant ma femme, tu tâches de tourner ma colère sur Galitzki. Mon ami, ma femme n’a pas besoin de justification ; qui plus est, Galitzki lui-même est dans son droit. Mais à quoi cela m’avance-t-il ? Dans la position où je me trouve, puis-je être accessible à une idée de justice ?
Et cette idée, peut-elle trouver ici son application pratique ? Je n’ai pas besoin de tes conseils pour savoir qu’il est dans son droit, qu’elle est dans le sien, et que je serai dans le mien en me vengeant cruellement de l’un et de l’autre.
Le soldat blessé se jette avec rage sur les rangs ennemis, bien qu’il ne pense pas tuer celui qui l’a mortellement atteint ; bien qu’il sache que ce dernier n’est pas coupable envers lui.
Je suis toujours désespéré. Je voudrais me venger. Pourquoi songer au résultat de ma vengeance ? Que dis-je, je veux me venger ! Le malheur est précisément que je n’ai pas la fermeté de prendre cette cruelle résolution. Et si j’avais cette énergie, les moyens de vengeance ne me manqueraient-ils pas ? Comment dois-je punir cette enfant qui comprend à peine qu’elle a péché ? Je ne suis point un Arménien pour surveiller la traîtresse « l’épée nue à la main. » Je ne possède pas non plus cet art ingénieux dans lequel excelle plus d’un de nos grands seigneurs, d’inventer à chaque heure du jour de nouveaux tourments pour la malheureuse femme et de lui faire payer, par des années de souffrances, la faute d’une heure, — si toutefois faute il y a.
Tu me dis d’appeler à mon secours la raison et de lutter avec elle contre ma passion ; tu me conseilles d’avoir recours à la philosophie, à tout ce qui me reste des théories sentimentales sur lesquelles je m’appuyais autrefois.
Tu parais oublier que je suis homme avant tout, et que j’aime..... qu’il est facile de faire de la philosophie, d’exposer des théories dans une soirée littéraire, dans un roman, mais non dans la vie. Prendre la raison pour soutien, mais contre qui ? Contre la passion peut-être ? Ce serait bien, si la raison ne combattait que la passion ; mais en moi, la raison lutte contre la raison, et la passion contre la passion ; je ne sais quelle sera la fin de cette lutte.
Il est possible que je me décide à une action qui me couvrira de déshonneur, et que, malgré tout le dégoût que m’inspire le crime, je mette fin à mon amour par une misérable tragédie.
Parmi toutes les voix qui s’élèveront alors contre moi, la tienne seule ne m’accusera pas, car je t’ai ouvert mon âme, et tu sais ce qui s’y passe. Je ne puis pas répondre du lendemain.
Peut-être aussi deviendrai-je un héros généreux, et les personnes peu clairvoyantes me donneront-elles le nom de Monte-Christo, tandis que la jeunesse exaltée me considérera comme un nouveau Jacques ; toi seul, tu sauras que dans mes actions, il n’y a ni crime, ni générosité. Je mets bas les armes devant la rigueur du sort ; qu’il décide de mon avenir et du sien. Je ne me sens plus la force d’agir.
Tu termines ta lettre par des sarcasmes contre « l’hyménée », tu me vantes les avantages de la vie de célibataire ; tu me dis que les droits de la femme sont sacrés et que son amour n’est soumis à aucune loi.....
Que me font les droits de la femme ? À quoi me sert la connaissance de la théorie de l’amour et de ses lois fondamentales ? Ce sont là des mots, rien que des mots !
La société avec ses préjugés, les femmes avec leurs droits non reconnus, n’existent pas pour moi en ce moment.
La société peut m’outrager ou m’honorer, les femmes peuvent disparaître de la surface du monde ou se révolter contre les hommes, tout cela n’aura pas la moindre influence sur ma situation actuelle. Je ferai les mêmes efforts, je souffrirai les mêmes douleurs, je flotterai dans les mêmes incertitudes, je pleurerai de même toutes les nuits. Oui ! je pleurerai, moi, avec ma tête chauve ! Et tout cela parce que je crois que nous sommes seuls au monde : Polinka, Galitzki et moi. J’aurais désiré tenir compte de l’opinion publique ; j’aurais voulu défendre « mon nom déshonoré, » comme on dit dans le jargon social ; peut-être ce préjugé m’aurait-il donné la force d’agir.
Mais assez. Je cesse d’analyser ta lettre ; je sens que mon calme momentané m’abandonne ; mon sang monte du cœur plus haut, plus haut encore, il me serre la gorge ; mes doigts sont glacés, le désespoir m’ôte les forces.
Quelle honte de se laisser aller ainsi ! Je vais faire un nouvel effort. Je reviens de sa chambre. Selon les dispositions que j’ai prises, elle se dit malade et toutes nos connaissances ignorent mon retour à Pétersbourg, personne ne connaît notre demeure actuelle. Quelle que soit la fin de mon histoire, j’en garderai autant que possible le secret. Ce n’est que maintenant, en jetant un regard sur le passé, que je vois l’abîme qui sépare nos deux natures : la mienne et celle de Polinka. Je me suis abusé tant que j’ai été heureux, mais, au premier coup frappé par le malheur, mes yeux se sont ouverts.
Il suffit de regarder ma femme en ce moment pour être convaincu que tout est fini entre nous, qu’un retour est impossible.
Son chagrin est touchant, il fait pitié ; mais combien elle est déraisonnable dans sa douleur même ! Elle pleure toute la journée, et si je lui parle, elle me répond comme un accusé répondrait au grand inquisiteur.
Souvent elle sent le besoin de prier ; elle prie longtemps, longtemps. Elle est intimement persuadée que sa faute est si grande que l’enfer lui-même n’aura pas de place pour elle. Pèse tout cela et plains-moi, car il n’y a pas d’espoir de rapprochement, pas d’espoir d’oubli..... pour moi plus d’amour. La pièce est jouée.
Une pensée me poursuit jusque dans mon sommeil agité ; quel genre d’amour éprouve-t-elle pour Galitzki ? Est-ce l’aspiration de deux natures jeunes et passionnées l’une vers l’autre ? Est-ce une passion vraie ; sera-t-elle de longue durée ? Ou bien est-ce le caprice d’un moment « qui finit par une chute, » comme disent les romanciers. Oh ! s’il en était ainsi ! J’aurais su effacer le présent, j’aurais trouvé le moyen d’imposer silence à Galitzki. Un amour comme le mien ne s’arrache pas du cœur d’un seul coup.
Occupé de cette idée, je me rendis hier soir dans la chambre de Polinka. Elle était assise et pleurait. Je lui parlai d’une voix ferme, mais caressante.
« Mon enfant, lui dis-je, ne te tourmente pas pour des folies. Oublions le passé pour une demi-heure, imagine-toi que je suis ton médecin et que tu es réellement malade. » — Elle me regarda avec terreur. Je crois que ses nerfs surexcités lui montraient en moi le mari de roman qui, sous prétexte de maladie, fait enfermer sa femme infidèle dans une maison de santé. Je continuai tout en faisant des efforts inouïs pour conserver mon sang-froid : — « Notre conversation ne te sera pas agréable, mais que faire, mon amie ? Il faut regarder le malheur en face sans se détourner, sans se désespérer.... Dis-moi simplement et franchement : Aimes-tu Galitzki ? » — Elle se remit à pleurer, implora mon pardon, me supplia de ne pas la questionner à ce sujet, et exprima le désir de mourir, si sa mort pouvait effacer la tache faite à mon nom. Je serrai les dents, car je me sentais la rage au cœur : cependant, comprenant tout ce que ma dernière question devait avoir de pénible pour elle, je ramenai peu à peu la conversation sur sa première connaissance avec Galitzki, sur sa manière d’être avec elle, sur la marche de sa passion.
Tout à coup elle tomba à genoux devant moi et s’empara de mes deux mains : — Il n’est pas coupable, s’écria-t-elle. J’ai causé votre perte à tous les deux, je suis la seule coupable ; il est encore jeune, c’est presque un enfant..... tu lui pardonneras, laisse-moi mourir seule.
Tel fut le résultat de toute ma sollicitude. Comprends-tu bien, elle a causé sa perte ! Ô femmes ! femmes ! touchante abnégation de soi-même.
J’étouffais, mon cœur battait à se rompre. Une haine aveugle dont je ne me rendais pas compte, une haine implacable, s’emparait de tout mon être. J’étais prêt à déchirer, à briser cette charmante créature qui pleurait à mes pieds et dont toute la faute était de ne pouvoir me comprendre. J’aurais donné ma vie pour faire de cet enfant une femme, ne fut-ce que pour une heure ; j’aurais voulu remplir son âme de passion pour moi, la voir mendier mon amour, pour avoir la joie cruelle de la repousser, de dédaigner tous les trésors de cette âme à son premier réveil.
Je ne suis jamais tombé aussi bas que dans ce moment, mais bientôt je repris mon empire sur moi-même et je quittai la chambre. J’ai été plus loin : j’ai fait venir Galitzki pour le questionner. Mais dès le premier mot, il m’a dit de telles sottises que je l’ai presque chassé. Il a ensuite passé la nuit sous les fenêtres de Polinka et, pour éviter le scandale, j’ai dû aller m’installer dans une maison de campagne éloignée.
Maintenant tu comprends ma position, mon bon Paul. Il paraît que c’est encore trop peu de mon chagrin, car tout ce que j’essaie de faire tourne contre moi et augmente le mal. Personne ne me comprend ; je ressemble à un voyageur qui arrive pour une affaire importante dans une contrée inconnue. C’est en vain qu’il se donne de la peine, qu’il travaille, qu’il cherche ; chacun s’éloigne et croit voir en lui un ennemi. Si on lui adresse la parole, c’est dans une langue inconnue.
Il est temps de finir ma lettre. Je t’ai peint ma situation ; je n’ajouterai plus un mot. En tous cas, quelle que soit ma décision, tu la sauras. Il est temps d’en finir d’une manière ou d’une autre.
Que t’écrirai-je, mon amie ? je vis et je me porte bien, du moins physiquement. Mes parents et mes amis me croient malade. Je suis toute la journée seule, appuyée sur des coussins. Ainsi le veut Saxe.
Merci, mon ange, de ne pas me mépriser, de répondre à mes lettres et de me permettre de t’écrire. Sans cette consolation, je succomberais au désespoir. Tout le monde m’abandonne et une terrible incertitude m’accable. Que vais-je devenir ? Quand éclatera la vengeance de mon mari ? Que fera-t-il d’Alexandre ? Oh ! mon Dieu, prends pitié de lui !
Il vit. J’ai reçu un billet de lui par ma femme de chambre. Cette attente terrible le tourmente aussi, il craint pour moi..... Saxe lui a dit la même chose qu’à moi ! Dans un mois nous nous reverrons et nous terminerons cette affaire. Terribles paroles ! Quel est le malheur qu’elles annoncent ? Que nous a dit son regard étrange, inexorable, ce regard si froid, si pénétrant ? Que signifie la vie qu’il mène depuis ? que veulent dire toutes ces courses, tous ces préparatifs ? Ton frère m’écrit qu’il cherche tous les soirs Saxe dans les rues, pour lui demander ses intentions, pour le supplier d’arriver à une solution, lui offrir une satisfaction en intercédant pour moi. Peine perdue ; personne dans la ville ne sait où est Saxe ni ce qui se passe chez lui. Grâce à Dieu, rien n’a encore transpiré au dehors de cette malheureuse affaire ; on ne me maudit pas, on ne me méprise pas encore. Nos amis eux-mêmes sont persuadés que je suis malade et que nous habitons la campagne. Il est vrai que nous sommes à la campagne, mais dans quelle maison ! C’est sur les rives éloignées de la Néva, au milieu d’une épaisse forêt, que se trouve cette maison immense, ancienne et solitaire. Pour habitants, il n’y a que moi et ma femme de chambre, Saxe et son vieux domestique. Mon mari part d’ici au point du jour et ne revient qu’à la nuit. Ses chevaux hennissent sous mes fenêtres, ses pas retentissent dans le corridor, mais il n’entre chez moi que quand ma femme de chambre y est ; alors il me demande des nouvelles de ma santé, comme si j’étais réellement malade. On m’a transportée dans cette maison, en voiture et entourée de coussins. Mascha, ma femme de chambre, a la permission de faire toutes mes commissions et même de porter mes lettres, mais défense lui est faite de communiquer à qui que ce soit le lieu de notre retraite. Je lui recommande moi-même de se taire. À quel propos entraîner cette pauvre fille dans ma ruine ?
Le moment redouté approche. Le mois finit dans une semaine. La crainte me fait perdre tout souvenir de ma faute ; mes larmes sont taries, je ne sens plus aucun repentir. Quel sort nous attend dans une semaine ? Que deviendra Alexandre ? C’est la pensée qui domine toutes les autres. Nuit et jour j’ai cette terrible perspective devant moi. Te souviens-tu de la romance du châle noir avec laquelle on nous apprenait à chanter quand nous étions enfants ?
C’était peut-être par pressentiment que je n’aimais pas cette romance, où le sang versé joue un grand rôle. Et te rappelles-tu cette affreuse histoire dans laquelle le mari surprend l’amant auprès de sa femme et fait murer la porte de la chambre où est caché ce dernier ! j’en rêve la nuit, j’y pense le jour.....
Qui peut deviner les desseins de cet homme impénétrable ? Je vis près de lui depuis un an et demi et je n’ai pas appris à le connaître. Dieu seul connaît le fond de son cœur.
Et je l’ai mortellement offensé ! Oh ! mon Dieu, que font mes parents ? M’ont-ils oubliée ? Me maudissent-ils ? Je n’ai pas reçu un mot de réponse à toutes les lettres adressées à ma mère.
Se peut-il qu’elle n’ait pas pitié de sa malheureuse fille ! Ce n’est pas ainsi que j’aurais agi avec mon enfant. Ai-je donc exprès oublié mes devoirs pour trahir mon mari ? N’ai-je pas lutté ? N’ai-je pas souffert avant de me perdre ? N’ai-je pas imploré son secours à genoux devant elle ? Oh ! ma mère, ma mère, que Dieu vous pardonne !
Hier soir, des hommes à mine rébarbative sont entrés dans ma chambre ! Le plus âgé s’est assis à côté de moi et m’a parlé des devoirs du mariage ; il m’a questionnée, mais la peur, la honte avaient paralysé toutes mes facultés ; je ne l’ai pas compris.
Sur ces entrefaites, Saxe est entré, plus menaçant, plus terrible que le jour où..... Il a fait un signe à ces hommes affreux et les a emmenés. Longtemps encore j’ai entendu leurs voix au-dessus de ma tête. Ils semblaient discuter ; puis tout est rentré dans le silence. Je tremblais de tous mes membres. Bientôt la porte s’est rouverte et Saxe est entré, des papiers à la main.
— Pauline Alexandrovna, m’a-t-il dit, exaucez la prière que je vais vous adresser ; je vous donne ma parole d’honneur que ce sera la dernière. Signez ce papier sans le lire. Il y va de votre honneur..... Je n’ajoute rien de plus !
Toujours ce regard froid, incompréhensible. Qui aurait pu lui résister ? Je signai, il me salua et sortit.
Il faisait nuit, je m’approchai de la fenêtre. La Néva coulait avec bruit, et ses vagues venaient se briser contre les murs de la maison, tandis que les vieux saules séculaires inclinaient leurs tiges flexibles jusqu’à la surface de l’eau. Des branches d’arbres grisâtres et piquantes se frayaient un passage à travers la fenêtre. Tout le long du rivage, des sapins élevaient leurs cîmes, et dans le lointain on voyait briller une croix. Un événement terrible s’est passé un jour dans cet endroit. Un autre s’y prépare. Mon Dieu ! cette longue semaine ne finira donc pas ? Peu m’importe ce qui arrivera, pourvu que mon Alexandre soit sauvé. De quel droit cet homme cruel me tourmente-t-il ? Il laisse croire que je suis malade et, sous ce prétexte, il éloigne mes parents et ne laisse approcher personne jusqu’à moi. Pourquoi m’entourer de mystère ? Pourquoi nous avoir fixé ce terme long et pénible ?..... Suis-je son esclave ? Ne suis-je pas une créature humaine et son égale ? Mon sang bout dans mes veines ; de folles pensées me passent par la tête, mais Dieu m’en est témoin, ce n’est pas à moi que je pense.....
J’ai commis une faute et je me révolte uniquement à l’idée du sort qui l’attend. Ah ! Mascha m’apporte un billet. C’est de lui ! je vais te dire ce qu’il m’écrit.
« Sois sans inquiétude, ma Polinka ; je me porte bien, j’ai bon courage. Je suis prêt à tout, car j’ai calculé d’avance toutes les chances. À la fin de la semaine tout sera décidé. Ne redoute aucune horrible tragédie ; notre siècle n’est plus aux événements tragiques. »
Notre siècle !..... Est-ce que dans notre siècle on rencontre des hommes comme Saxe et des coupables comme sa femme ?
(une semaine après la dernière lettre.)
5 heures du matin.
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Tu t’étonnes de toutes ces dispositions, elles ressemblent à un testament. Il faut être prêt à tout. Tu devines probablement de quoi il s’agit. Hier au soir, j’ai reçu un billet de Saxe ; il contenait son adresse et la direction qu’il fallait prendre pour trouver sa maison de campagne. Dans quel désert est-il allé se loger ! Il écrivait encore :
« À sept heures du matin le prince Alexandre renverra ses chevaux à une verste de ma maison. »
Le terme est expiré, c’est une invitation au rendez-vous convenu.
En réfléchissant à l’offense faite à cet homme, à son amour pour sa femme, à son caractère de fer, dis-moi, ma sœur, que puis-je attendre de cette rencontre ? Saxe ne se décidera pas à commettre un crime, mais que signifie cette invitation étrange à se rendre de si grand matin, seul, dans un pareil désert ? Je l’avoue, je m’attends à un duel à deux pas ou à une proposition du même genre, pour effacer une souillure qui ne peut l’être qu’avec du sang. Je connais le danger, et plus d’une fois je suis monté à l’assaut en fredonnant une chansonnette de mon cher Béranger ; mais en ce moment je ne suis pas tout à fait tranquille. À la guerre, c’était autre chose. Il y avait du bruit autour de moi, l’agitation était générale, et nous avions devant les yeux la nature grandiose du Caucase, dont les cîmes se perdent dans les nues.
Mais maintenant, autour de moi, toute la ville dort d’un profond sommeil, sans nul souci ; le crépuscule éclaire ma chambre de sa lueur douteuse ; tout est simple et calme.
Au milieu de cette foule d’hommes qui habitent cette ville, mon imagination ne me montre que la figure irritée de mon ennemi, avec ce regard inexorable, qu’il n’est au pouvoir d’aucun homme de soutenir sans baisser les yeux.
J’ai peu dormi cette nuit : j’ai écrit des dispositions indispensables, j’ai brûlé quelques papiers, j’ai rêvé à Polinka ; d’ailleurs, elle n’est jamais absente de ma pensée. J’étais content de me lever, ce qui arrive toujours quand le sommeil ne vous apporte pas le repos désiré. Le ciel, d’un gris de plomb, agissait désagréablement sur mon organisme ; il faisait presque nuit, quoique le soleil dût être déjà assez haut. Une pluie fine et un épais brouillard gâtaient tout à fait le temps. Bien que nous soyons au mois d’août, il serait difficile de dire si nous sommes au printemps, en été ou en automne.
Les chevaux arrivent. Adieu, ma sœur ; si je ne reviens pas, mon domestique Ivan t’enverra ma lettre. N’oublie pas mes commissions. Minuit.
Ma sœur, je suis fou..... je suis malade..... je ne sais comment t’écrire, ni par où commencer..... Je..... non, je me recueille. J’appelle à mon secours tout mon sang-froid ; mon récit sera long et suivi, et tu ressentiras au moins une partie de l’émotion que j’ai éprouvée aujourd’hui.
Aussitôt que les chevaux furent arrivés, je me mis en route et je pris le chemin de Schlusselbourg. Après avoir fait plusieurs verstes, nous tournâmes à gauche et nous longeâmes les rives de la Néva. Ayant calculé la distance pour m’orienter, je descendis de voiture et j’ordonnai au cocher d’aller m’attendre sur la grande route. Je pris ensuite à pied un sentier conduisant à une espèce de parc anglais qui ressemble assez à une forêt.
Je ne m’attendais pas à rencontrer, dans les environs de Pétersbourg, un désert, un isolement aussi complet. De vieux arbres renversés pourrissaient sur le sol, sans que personne y fît la moindre attention ; dans les prairies, de jeunes bouleaux avaient poussé, et on ne distinguait les sentiers que par l’herbe qui y était moins haute et moins touffue.
Bientôt j’aperçus la Néva. Une épaisse forêt de sapins couvrait tout le rivage, comme si nous étions au temps où Pétersbourg fut fondé. La rive opposée était invisible, car le brouillard n’était pas encore dissipé ; la Néva, assez étroite en cet endroit, ressemblait à l’Océan sans bornes. Le lieu était tellement isolé, la nature avait un air si lugubre, que, je te l’avoue, je portai plusieurs fois la main à la garde de mon épée. Après avoir exploré du regard les alentours, j’aperçus à droite, tout près du rivage, une grande maison à moitié cachée par des massifs de pins et de sapins. C’était donc là que vivait ma Polinka ; c’était là que mon cher ange rêvait à moi, priait pour moi. Mon imagination s’exaltait, je crus être un chevalier espagnol sous les fenêtres de sa bien-aimée, en présence d’un mari jaloux. La maison avait une façade, mais elle était vieille et triste ; il n’y avait point de rideaux aux fenêtres ; ils étaient remplacés par les sapins dont les cîmes s’élevaient au-dessus de cet immense bâtiment.
Je m’approchai d’un des côtés, ni entrée, ni porte, pas âme qui vive. — De l’autre côté, même chose. Je commençais à m’irriter. Enfin, du troisième côté, je trouvai une porte à laquelle je frappai ; un vieux domestique vint aussitôt m’ouvrir et me salua profondément. Sa figure triste était bien en harmonie avec le lieu ; sans me laisser le temps de dire un mot, il me fit traverser une enfilade de chambres. Elles étaient meublées dans le goût du temps de Catherine II ; mais tout était vieux, délabré et couvert de poussière. Des portraits d’hommes en perruques et des femmes poudrées regardaient mystérieusement, des murailles où ils étaient suspendus, les visiteurs qui venaient là si rarement.
Nous traversâmes une grande salle, où jadis devaient se promener des dames jouant avec des éventails et des petits maîtres en habits brodés, puis nous nous trouvâmes dans un corridor obscur.
— La première porte à gauche, me dit le vieillard, et il disparut comme si la terre l’eût englouti. — Diable ! c’est un coupe-gorge ! pensai-je.
Ne t’étonne pas de tous ces détails. Ce n’est que maintenant qu’ils ont pour moi une profonde signification. Je garderai toute ma vie le souvenir de cette journée avec tous ses détails, et il sera aussi distinct, aussi clair à ma dernière heure qu’il l’est en ce moment.
J’ouvris la première porte à gauche, et je me trouvai en présence de Saxe. Il était plus pâle que de coutume, mais froid et impénétrable comme toujours.
Nous nous saluâmes.
— Prince, me dit-il, avez-vous renvoyé vos chevaux, ainsi que je vous en ai prié ?
— J’ai fait deux verstes à pied, répondis-je.
— Bien, asseyez-vous. Grâce à votre prudence, je suis satisfait de ce mois d’épreuve. Personne ne se doute de nos affaires, et nous pouvons maintenant en causer à notre aise.
Il sonna ; le vieillard qui m’avait servi de guide entra et Saxe lui donna quelques ordres à voix basse. Je jetai un regard autour de cette chambre haute et sombre ; les murs étaient couverts de boiseries contre lesquelles se dressaient des bahuts qu’un amateur eût payé un prix fou.
Une table chargée de papiers, un canapé recouvert de maroquin et deux fauteuils semblables formaient tout le mobilier de cette pièce. Sur les bahuts on voyait les bustes de je ne sais quels hommes aux physionomies austères et aux longs cheveux pendants.
Un léger bruit de pas se fit entendre derrière la porte. J’aurais deviné, à une verste de distance, cette démarche gracieuse. C’était elle, ma bien-aimée, ma Polinka. La porte s’ouvrit : Ma beauté, mon trésor, mon idéal entra.
Elle jeta un cri de joie en m’apercevant, et sa pauvre petite figure pâle se couvrit d’un vif incarnat. Elle avait un peu maigri, mais l’air sain des sapins, le voisinage du fleuve étaient venus en aide à ses forces physiques, dans sa lutte morale. Grâce en soit rendue à Saxe, honneur à cet homme généreux.
Il lui avança une chaise, à côté de moi, et s’assit sur le canapé. Polinka me regarda furtivement et, d’un même mouvement, nous rapprochâmes nos deux chaises l’une de l’autre. Quelle puissance eût pu me l’arracher ? Saxe nous vit et sourit tristement.
— Alexandre Nicolavitch, me dit-il en se tournant vers moi d’un air de reproche, je ne me serais pas attendu à vous voir troubler la pauvre Pauline. Pourquoi ces éternels billets ? Pourquoi ces allusions au terme redouté d’un rendez-vous terrible ? Vivons-nous au Mexique ou sous le régime féodal ?
Je voulus répondre.
— Vous vous expliquerez plus tard, me dit-il avec une nuance de défi. J’avais besoin de ce mois pour vous observer et finir cette affaire. Pauline Alexandrovna, et ici il se leva : Vous êtes parfaitement libre ; vous n’êtes plus mariée.
Il me remit un papier. Tu comprends ce que cela voulait dire..... Puis-je jamais avoir assez de reconnaissance pour ce noble caractère ? — Aujourd’hui même, dit-il à Polinka, vous vous rendrez auprès de votre mère qui est déjà prévenue, et après-demain vous partirez pour l’étranger. Le prince Galitzki prendra un congé et ira vous rejoindre.
— Je donnerai ma démission, dis-je de l’air le plus bête du monde.
— Fort bien, répliqua Saxe, le monde vous regardera avec des yeux d’Argus, pour crier au scandale ! Mariez-vous sans bruit, et restez à l’étranger le plus longtemps possible.
Alors seulement Polinka comprit toute la générosité et toute la grandeur d’âme de son mari. Pâle comme une morte, elle tomba à genoux devant lui et pleura à ses pieds, comme je pleurais le soir.... te souviens-tu ? Pour moi je me faisais l’effet d’un grand nigaud ; mes pieds étaient comme paralysés, ma langue me refusait tout service. Saxe voulait relever Polinka, elle résistait comme une enfant capricieuse. Cette scène était très-pénible pour Saxe, il s’éloigna de Polinka, s’approcha de moi, et sa voix sonore, rapide, saccadée, solennelle, retentit dans les appartements vides comme le commandement d’un général à la tête de son armée.
— Prince, me dit-il, vous m’avez pris d’un seul coup et ma femme et ma fille. Vous m’avez pris la vie. N’allez pas croire que j’abandonne cette enfant, je n’ai pas assez de confiance en vous pour la perdre de vue ! Rappelez-vous bien que, quoi que vous puissiez faire, deux yeux veilleront sur vous. Partout où vous serez, je suivrai vos pas ! Vous m’avez ravi mon enfant, non ma femme, malheur à vous si elle n’est pas heureuse !
On sentait avec quelle peine ses paroles sortaient de sa gorge ; il avait hâte d’en finir avec ces tristes adieux.
— Je vous le répète, prince, je vous surveillerai ; à la première larme qu’elle versera, au premier soupir poussé par elle, à son premier chagrin, vous êtes un homme perdu. Il se disposait à sortir, mais Polinka l’en empêcha, elle lui barra le passage en pleurant et tremblant de tout son corps, sans pouvoir articuler une seule parole. La joie et le repentir avaient été trop violents pour la pauvre enfant. En ce moment j’étais jaloux de Saxe. Nous la relevâmes. Pendant toute cette scène, je n’avais pas osé m’approcher de la pauvre petite femme, ni l’embrasser, elle comprit ma retenue.
Je vis, de la fenêtre, Saxe et son vieux domestique, l’aider à monter en voiture, ou plutôt la coucher dans la voiture.
Pendant quelques minutes, j’attendis encore Saxe, dans une agitation fébrile. Je l’avais vu suivre la voiture dans un autre équipage, et cependant je ne quittai pas la fenêtre.
Combien je serais heureux si je pouvais, non pas aujourd’hui, mais dans cinq ans, donner ma vie pour cet homme..... Le soir, j’allai voir Polinka, elle se plaignait d’un violent mal de tête et avait une forte fièvre. Nous pleurâmes ensemble et nous nous embrassâmes. — On ne meurt pas de joie..... Bientôt, bientôt, pourvu que mon congé n’éprouve pas de retard !
Mon bon Paul Alexandrovitch, il y a un vieux garçon de plus au monde. Je suis de nouveau seul comme par le passé. Polinka Saxe n’existe plus ; il n’y a aujourd’hui que la princesse Pauline Alexandrovna Galitzki. Le nom plus court de Polinka Saxe lui allait mieux.
Je te sais gré à l’avance de ce qu’en lisant ma lettre tu ne t’écrîras pas : Quelle étrange histoire ! Quelle nouvelle extraordinaire ! Mais de ce que tu diras : C’est évident, cela devait être ainsi ; Saxe est un homme sensé, il fait ce que lui dicte la raison. Je pars pour l’Italie, où j’ai des affaires, et j’y resterai, je pense, assez longtemps. Vivant en garçon, je supprime la moitié de mon budget, et je désire te charger d’une petite affaire. Si cela t’ennuie, ou que tu n’aies pas le temps, ou même que tu sois trop paresseux pour le faire, dis-le moi franchement.
Charge-toi, en mon absence, de contrôler mes intendants. Fais dans mes terres des réformes dans le genre philanthropique et pantagruéliste. Comme j’ai besoin de moins d’argent, on peut diminuer les taxes.
Dans la terre dont j’ai hérité de mon père, donne la liberté aux paysans suivant le nouvel ordre de choses. Cherche toi-même le paragraphe qui s’y rapporte, je n’ai pas le temps de m’en occuper. Sans avoir négligé entièrement mes intérêts, j’avais mon service qui me prenait tout mon temps.
Je désire que ta gestion me fasse retrouver un jour mes paysans avec d’aussi gros ventres et des figures aussi bien nourries que tes colons de Crimée.
Assez pour aujourd’hui. Si je reviens bientôt en Russie, ma première visite sera pour toi. — Nous consulterons ton oracle : la dive bouteille ; seulement je ne sais pas bien ce que je lui demanderai.
Je t’écris rarement..... peut-être m’en veux-tu ? mais tu sais par ton frère les détails de notre vie. Nous sommes mariés depuis longtemps, nous vivons heureux, mais je ne retrouve pas ma santé. J’ai quitté trop tôt la chambre après ma dernière maladie à Pétersbourg ; c’est peut-être pour cela que je souffre constamment, mais d’une souffrance bien étrange. La poitrine me fait mal, et souvent j’ai la fièvre. C’est peu de chose ; mais il m’arrive parfois de ne pouvoir lier deux idées ensemble ; je ne me rends compte ni de ce que je dis, ni de ce que je fais, et toute la journée je suis comme dans un rêve. D’étranges pensées me passent par l’esprit nuit et jour ; je reste fréquemment assise des heures entières, regardant un objet quelconque et ne pensant absolument à rien. Le plus souvent mes pensées se reportent vers le passé ; je me rappelle mon innocente enfance, mon premier mariage, et tout me semble étrange et décousu..... Je me souviens de tout cela sans chagrin, sans plaisir. Il y a des mots qui résonnent toujours à mes oreilles, je ne sais quelle douleur me serre le cœur. Ton frère t’a écrit comment Saxe nous a dit adieu..... ah..... encore des palpitations de cœur et encore les mêmes mots !
« Prince, souvenez-vous qu’à sa première larme, à son premier soupir, vous êtes perdu ! » Pourquoi ne puis-je pas oublier ces paroles ? Je ne sais, mais je pleure, mon cœur est déchiré et je dois cacher mes larmes, car deux yeux vigilants nous surveillent et leur regard est si doux et si calme ! Mon mari ne vit que pour moi, il a abandonné tous ses parents, ses amis, il m’idolâtre..... Je l’aime au moins autant ; mais, le croiras-tu, jusqu’à présent je ne suis pas encore entièrement habituée à lui ; il est probable que je ne suis pas dans mon état normal. C’est bien singulier, mais quand il est assis à mes pieds et qu’il baise mes mains, j’ai peur de l’embrasser ; il me semble que j’entends des sons vagues, des paroles qui troublent notre tête à tête. Puis tout à coup j’entends encore : « Vous prenez ma vie..... je n’ai pas confiance en vous..... je suivrai vos traces..... malheur à vous si mon enfant n’est pas heureuse ! »
Mon Dieu, pourquoi ces mots me poursuivent-ils toujours, et partout ? Quand je me couche, je m’endors tard..... mes idées se troublent, je me souviens de quelque chose..... puis encore cette voix qui pénètre l’âme : « Souvenez-vous qu’à sa première larme..... » Je l’entends, cette voix, je l’entends au fond de mon cœur : elle me parle ; deux yeux brillent devant moi, un pas léger, mais ferme, semble retentir sur le tapis de ma chambre. Saxe ! que ce nom paraît étrange ! Saxe est ici. Il a quitté Saint-Pétersbourg, il nous suit, il veille sur moi. Dieu de miséricorde, rends-lui le repos..... donne-lui le bonheur..... il est si bon.
Encore les mots, encore les yeux..... la plume me tombe des mains, mes idées se couvrent comme d’un épais brouillard..... « Souvenez-vous, prince, que je n’abandonne pas cette enfant. »
Florence, février.
Annette, mon amie, je le sais, je vais mourir ; et j’ai encore beaucoup de choses à te dire, beaucoup de recommandations à et faire..... Je connais maintenant ma maladie..... tu te souviens des mots étranges qui m’ont tant tourmentée. Ces mots m’ont expliqué bien des choses que j’ignorais ; ils m’ont donné la vie, en me portant le coup mortel. Mes yeux se sont ouverts, j’ai passé par tant d’émotions pendant ces deux derniers mois !
Mon amie, je l’aime de toutes les forces de mon âme..... J’aime Saxe..... et non ton frère Galitzki, que je ne puis que plaindre.
Connais-tu cette jouissance céleste de parler pour la première fois de son amour, d’écrire ce nom adoré et de le couvrir de larmes et de baisers !
Je l’aime, et je l’ai toujours aimé ; seulement, je ne comprenais ni lui, ni moi-même, ni la vie, ni l’amour.
Quelques mots de sa bouche ont déchiré le voile qui me cachait la vie, ils ont dissipé les ténèbres qui enveloppaient mon âme, ils ont réveillé mon cœur de son sommeil moral. Que Dieu bénisse cet homme, qui même, loin de moi, m’a donné la vie, m’a ressuscitée de la mort morale et a fini mon éducation que lui seul avait commencée.
Je l’ai toujours aimé : en l’épousant, en permettant à ton frère de m’embrasser, et même au moment où je le trahissais. Je l’ai aimé, quand il m’a adressé ses derniers mots d’adieu..... et je ne m’en rendais pas compte alors : maintenant je comprends tout ; j’ai déjà un pied dans la tombe, mais je suis heureuse de mon amour, je ne l’échangerais pas contre tous les trésors de la terre....
Le climat du Nord de l’Italie m’a fait plus de mal que de bien. Ma poitrine me fait beaucoup souffrir et j’ai de violentes palpitations de cœur. Nous sommes décidés à aller au Sud. Galitzki pleure des heures entières au chevet de mon lit ; il est inconsolable. Je tâche de le calmer et je fais des projets pour une excursion à Naples, tout en lui conseillant de rester encore quelque temps à Florence, puisqu’il aime le séjour des villes bruyantes et animées. À peine étions-nous ici depuis quelques semaines, que je ressentis en moi un grand changement. Indifférente jusqu’alors aux beautés de la nature, il m’importait peu de vivre en Italie ou en Russie ; mais au fur et à mesure que mon mal empirait, je devenais plus intelligente, plus accessible à tout, surtout à la beauté de la nature. Ma santé s’améliorait un peu ; mes idées étaient plus nettes ; les nuits seules étaient toujours mauvaises : toujours des insomnies, des souvenirs décousus, le même accablement, la même mélancolie..... Un soir, je laissai mon mari au bal de la cour et je rentrai chez moi plus tôt que de coutume, espérant que la fatigue et l’air frais de la nuit m’apporteraient le sommeil ; mais à peine eus-je dépassé le seuil de ma chambre à coucher que je ressentis le même accablement profond, la même fièvre dévorante. Je voulus écrire, tout dormait autour de moi.
En ce moment, j’entendis un léger bruit derrière la porte ; la portière se souleva et j’aperçus dans l’ombre un homme de haute taille.
Une démarche ferme et légère..... Sa démarche ! mes pieds et mes mains étaient glacés, tout mon sang refluait vers mon cœur, et cependant j’avais le sourire aux lèvres. C’était bien lui ; je l’avais deviné. Saxe était devant moi en costume de bal, ses yeux avaient le même regard doux et pénétrant, tout son être respirait la même générosité. Il vint tout près de moi et me regarda avec tendresse.
— Mon enfant, me dit-il enfin d’une voix caressante, pourquoi es-tu toujours malade, pourquoi toujours rêveuse ? n’as-tu pas un chagrin caché ? — Les palpitations répétées et inégales de mon cœur m’ôtaient la respiration. Je saisis sa main, je la portai vivement à mes lèvres et sur mes yeux brûlants qui ne pouvaient plus verser de larmes. — Pardonne-moi, murmurai-je d’une voix à peine intelligible.
Il crut que je le remerciais, et non que je lui demandais pardon.
— Qu’ai-je à te pardonner, mon enfant ? dit-il en souriant. Adieu, je suis heureux de m’être trompé.
Il se pencha vers moi et me baisa la main. Je crois t’avoir dit que jamais il ne m’avait baisé la main, ni avant, ni après notre mariage. Était-ce une fantaisie ? Y attachait-il une idée plus profonde..... C’est ce que je ne saurais dire.
Quand ses lèvres touchèrent ma main pour la première fois, je tressaillis et je sentis quelque chose se briser en moi.
Je le vis se retourner et quitter la chambre ; mais dès que la porte se fut fermée derrière lui, le sang sortit à flots de ma gorge et je perdis connaissance. C’était le premier évanouissement que j’aie eu de ma vie.
Était-ce son baiser..... la tendresse de son regard..... la sympathie de sa voix ?.....
C’est en vain que ton frère dort à mes pieds, qu’il ne me donne pas le temps de former un désir. Je ne puis pas l’aimer, je ne puis pas le comprendre, ce n’est pas un homme à mes yeux, c’est un enfant, et je suis trop vieille pour son amour. Saxe est un homme dans toute l’acception du mot, son âme est grande et calme. C’est lui que j’aime, et je l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle.
J’ai causé ma propre perte, je ne l’ai pas compris. Mais ce n’est pas ma faute. Dieu, dans sa miséricorde, me pardonnera un péché que j’ai commis sans le savoir. Je me sens aussi innocente envers Saxe, car j’ai causé ma perte sans m’en douter, sans le vouloir, comme le papillon brûle ses ailes à la lumière, comme l’enfant se laisse glisser dans l’eau limpide d’un lac.
Je ne me repens pas. De quoi me repentirais-je ?
« Il n’est pas plus en notre pouvoir d’effacer le passé que de sonder l’avenir, » me disait souvent Constantin ; je comprends maintenant la portée de toutes ses conversations.
C’est avec amour, avec passion que je pense à ma vie passée avec lui, que je rappelle toutes nos causeries, que je me les explique, que je les analyse, comme on médite sur l’œuvre d’un auteur favori. Mon Dieu, je te rends grâce pour tout ce que tu m’as donné, pour la vie, pour son amour pour moi, pour mon amour pour lui ! La mort n’a rien qui m’effraye. Dans ces derniers moments, si terribles pour les autres, je ne pense qu’à lui ; mes nuits sans sommeil, si fatigantes autrefois, sont devenues des heures d’amour, des heures de souvenir ! J’ai peur de m’endormir, je suis avide de mon insomnie.....
Je me suis arrêtée au moment où je perdais connaissance. C’était la première crise d’une maladie mortelle, d’après ce que j’ai compris par les paroles échappées aux docteurs qui m’entouraient. C’est le commencement d’une dangereuse phthisie.
C’est bien singulier ; mais le sentiment d’une ineffable joie s’est emparée de tout mon être à la pensée de la mort. Tant que je vivrai, il ne saura rien de mes pensées, mais après, il lira dans mon cœur ; il verra que l’éducation qu’il avait commencée a été achevée ; il saura que je l’ai apprécié, que j’ai payé le sacrifice immense qu’il a fait de la seule manière dont une femme puisse s’acquitter d’une pareille dette, c’est-à-dire par un amour ardent, par un amour sans bornes.
Dès que vient le soir, je me couche et je pense à lui ; je me rappelle ses moindres paroles, ses plus légères actions. Puis je lui écris des lettres qui lui seront remises après ma mort.
Ces lettres contiennent ma confession, mon profond attachement pour lui, mon éternelle reconnaissance pour sa bonté, enfin l’examen de moi-même. Ce sont mes premières et mes dernières lettres d’amour.....
Toutes les fois que j’ai fini une lettre, je la mets sous mon oreiller, et ma femme de chambre sait ce qu’elle doit en faire. Je lui ai remis une enveloppe portant l’adresse de Saxe en Russie. Si je meurs subitement, elle prendra les lettres et les mettra à la poste. Le matin je lis la lettre que j’ai écrite la veille et toujours j’en trouve les expressions faibles et insuffisantes, car mon amour grandit de minutes en minutes.
J’écris encore une lettre, je baise le papier sur lequel tomberont ses regards, ensuite je prie Dieu pour lui, je lui demande à genoux du repos pour Constantin, de l’amour..... non ! non ! non ! pas de nouvel amour pour lui.
J’ai une idée qui me tourmente : c’est la crainte que Mascha n’oublie mes lettres ou qu’elles ne s’égarent à la poste. Je t’en supplie, mon amie, remplis le dernier vœu de ta Pauline. Informe-toi après ma mort, et assure-toi que Mascha a remis mes lettres. Écris-lui pour le lui rappeler et vois par toi-même. Si les lettres étaient perdues, communique cette dernière à Saxe quand vous vous rencontrerez à Pétersbourg.
Qu’elle lui apprenne ce qui se passe dans mon âme, que je l’aime et qu’il retrouvera un jour sa Polinka. Je suis désolée à l’idée qu’il n’aura peut-être pas mes lettres, car là je lui parle un langage qu’il comprendra, là il verra que son enfant est devenue femme avant sa mort, mais seulement pour lui. Je les ai écrites avec des larmes de sang, j’y ai fait passer mon âme.
Ne dis pas à ton frère que je ne l’ai pas aimé. Une faute mutuelle nous a liés l’un à l’autre, et jusqu’à ma dernière heure je serai pour lui une femme soumise. Je le plains..... il m’aime. Que les regards vigilants de mon Constantin nous suivent jusqu’à ma mort, il ne pourra se douter de rien.
Encore ses yeux qui me regardent, encore sa voix que j’entends. Mais cette fois je le comprends..... j’adore cette voix.
Oh ! mon Dieu..... le sang m’aveugle, mon cœur bat à se rompre..... la mort..... la mort approche..... encore un jour..... encore une heure de vie..... pour penser encore à lui..... pour relire mes lettres..... Je ne lui ai pas encore tout dit..... Je me sens plus mal..... plus mal..... Constantin, ne m’oublie pas !..... je t’aime !
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Deux mois s’étaient écoulés. Il semblait que le printemps eût ranimé la princesse Galitzki ; son mari pleurait de joie, l’entourait de soins, ne la quittait jamais ; toute la ville s’intéressait à ce jeune couple. Saxe se doutait-il du danger qui menaçait la vie de la jeune femme ? Était-il satisfait de la vie de Polinka ? Toujours est-il qu’il avait quitté Florence, après avoir pendant un an suivi le prince et sa femme.
Il avait besoin de repos après les agitations qui avaient bouleversé sa vie, et il était retourné en Russie où il s’était installé dans la terre de Zaléchine.
Mais c’était en vain que le bon Pantagruel s’efforçait de faire engraisser son maigre ami ; Saxe n’augmentait pas de volume, et sa figure ne prenait pas la rondeur de la pleine lune, si agréable aux yeux du digne admirateur de Rabelais.
Un soir du mois de juillet, Saxe, absorbé dans ses pensées, était assis sur un rocher au bord de la mer. Derrière lui on pouvait admirer une longue perspective de prairies, entrecoupées de bois, et la forêt entourant en demi-cercle cette riche perspective. Les cîmes des peupliers étaient comme baignées dans cette atmosphère rosâtre.
À ses pieds les vagues de la mer venaient, avec un doux murmure, se briser contre les rochers ; la fumée du bateau à vapeur se déroulait dans le lointain et l’écho répétait vaguement le chant du pêcheur qui s’éloignait. À ce moment, le gros valet de chambre de Zaléchine s’approchant de Saxe, lui remit une lettre cachetée de noir et au timbre de l’étranger.
Polinka n’était plus de ce monde : Saxe recevait les lettres qu’elle lui avait écrites pendant ses nuits d’insomnie. Ce qu’elles contenaient n’est connu que de Dieu, de Saxe et de Polinka.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 12 février 2012.
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