LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Fyodor Dostoïevski

(Достоевский Фёдор Михайлович)

1821 — 1881

 

 

 

 

UNE FÂCHEUSE HISTOIRE

(Скверный анекдот)

 

 

 

1862

 

 

 

 

 


Traduction de G. d’Ostoya et G. Masson, Paris, Nelson, 1926.

 


Ceci se passait au temps où, emportés par leur foi en la renaissance de notre chère patrie, les meilleurs de ses enfants s’élançaient, enthousiastes, vers de nouveaux espoirs et de nouvelles destinées.

Par une nuit d’hiver, claire et calme, trois hommes respectables étaient réunis dans une chambre meublée avec confort, voire même avec un certain luxe, d’une des belles maisons du quartier de Pétersbourskaïa Storona. Enfoncés dans des fauteuils profonds et moelleux, ces personnages qui, tous les trois, avaient le rang de général[1], discutaient posément sur un thème très curieux, tout en avalant de temps en temps une copieuse rasade de Champagne.

L’hôte, le conseiller intime Stéphane Nikiforovitch Nikiforoff, célibataire de soixante-cinq ans, pendait la crémaillère dans une maison nouvellement achetée. Et il se trouvait, en outre, que son anniversaire, qu’il n’avait jusqu’alors jamais célébré, tombait précisément ce jour-là. À vrai dire, la fête n’était pas bien extraordinaire, puisqu’il n’y avait que deux invités, deux anciens collègues et ex-subordonnés de M. Nikiforoff : le conseiller d’État effectif Semen Ivanovitch Chipoulenko et Ivan Iliitch Pralinski, également conseiller d’État effectif. Venus à neuf heures pour prendre le thé, ils s’étaient attardés à boire et songeaient qu’ils devraient regagner leurs domiciles vers minuit moins vingt, car il faut dire que l’hôte était un homme méticuleux, qui ne dérogeait pas à ses habitudes.

Ayant commencé sa carrière en qualité de petit fonctionnaire, Stéphane Nikiforovitch avait traîné son boulet durant quarante-cinq ans, sachant d’avance à quoi aboutirait cette vie médiocre et régulière. Il n’aimait pas, comme on dit, ravir les étoiles au ciel, bien qu’il en portât deux sous le revers de son uniforme[2]. Il lui répugnait particulièrement de manifester son opinion personnelle. Il pouvait se dire honnête, en ce sens qu’il n’avait jamais eu l’occasion de commettre un acte indélicat. Il était resté célibataire par égoïsme. Bien qu’il ne fût point sot, il n’aimait pas à faire montre de son esprit, et détestait, par-dessus tout, l’enthousiasme, qu’il considérait comme une malpropreté morale.

Vers la fin d’une longue existence sans éclat, Stéphane Nikiforovitch se plongea dans un confort douillet dont il jouissait solitairement. Bien que parfois il fréquentât le monde, il avait toujours détesté recevoir : de sorte que, ces derniers temps, il se contentait de la société de la pendulette placée sur sa cheminée, et, tous les soirs, à moitié endormi dans son fauteuil, il en écoutait paisiblement le tic-tac. Cette occupation était interrompue de temps en temps par un jeu de patience auquel le général se livrait sur sa table. D’un extérieur méticuleusement soigné, rasé de près, le dignitaire semblait plus jeune que son âge, et, bien conservé, il promettait de vivre encore longtemps en parfait gentleman qu’il croyait être.

Son emploi était confortable : vous jugerez de son importance quand nous vous aurons dit que le général siégeait quelque part et signait quelque chose.

Une passion unique, ou, pour mieux dire, un désir ardent avait de tout temps illuminé sa vie : posséder une maison bien à lui, non une maison de rapport, mais un hôtel particulier et d’allure seigneuriale, désir qui venait enfin de se réaliser. Stéphane Nikiforovitch avait trouvé une maison dans le quartier de Pétersbourskaïa Storona, assez éloignée, il est vrai, mais très élégante et entourée d’un grand jardin.

Le nouveau propriétaire se réjouissait même d’être ainsi éloigné du centre : comme vous le savez, il n’aimait pas recevoir et, pour aller en visite ou pour se rendre à son bureau, il possédait une berline, couleur chocolat, à deux places, un cocher serf nommé Michel, ainsi que deux jolis et robustes petits chevaux. Ce résultat, dû à quarante-cinq ans de vie laborieuse et économe, faisait bondir son cœur de joie et de fierté. Et c’est pourquoi, aussitôt installé dans sa nouvelle demeure, le vieillard avait ressenti dans son âme sensible un tel bonheur qu’il invita exceptionnellement pour son anniversaire (jusqu’ici toujours caché avec soin) quelques proches connaissances. Il faut ajouter que l’hôte avait, sur l’un des invités, des vues particulières : occupant lui-même le premier et seul étage, il lui fallait trouver un locataire pour le rez-de-chaussée, et Stéphane Nikiforovitch comptait sur Semen Ivanovitch Chipoulenko ; ce soir-là, il avait déjà par deux fois amené la conversation sur ce sujet, mais l’interlocuteur visé gardait un silence circonspect.

Cet homme, aux cheveux et favoris noirs, à la figure abondamment colorée de jaune par des accès de bile, avait, lui aussi, longuement et durement combattu pour se frayer un chemin dans la vie. Marié, il aimait la vie casanière ; d’un caractère revêche, il tenait sa maison serrée ; il accomplissait son service avec assurance et, de même que son hôte, connaissait l’aboutissement de son activité, tout en sachant qu’il n’atteindrait jamais les hauteurs tant convoitées... Possesseur d’une belle place, il s’y cramponnait âprement. Les nouvelles idées qui, à cette époque, pénétraient en Russie, le laissaient presque indifférent, ne provoquant chez lui ni colère ni crainte. C’est donc avec une sorte de méchanceté malicieuse que M. Chipoulenko écoutait, ce soir-là, les exercices oratoires d’Ivan Iliitch Pralinski, lequel s’étendait avec abondance sur les théories à la mode.

Vous saurez que les trois convives avaient bu un peu plus que de coutume et que, pour cette raison, Stéphane Nikiforovitch avait daigné condescendre jusqu’à entamer avec M. Pralinski une discussion légère sur l’ordre à venir.

Ici, il faut que nous nous étendions un peu, afin de donner au lecteur quelques renseignements sur le compte de Son Excellence M. Pralinski. Nous y sommes d’autant plus obligés que ce dignitaire se trouve être le héros principal de notre histoire.

 

* * *

 

Le conseiller d’État effectif Ivan Iliitch Pralinski portait le titre d’Excellence depuis quatre mois seulement, de sorte que c’était encore un jeune général. Il n’était pas d’un âge avancé : il n’avait que quarante-cinq ans et, désirant paraître plus jeune encore, il y réussissait pleinement.

Bel homme, grand de taille et portant avec une élégance sûre des costumes de bonne coupe, il arborait avec une majesté parfaite la cravate de commandeur d’un ordre important. Dès son jeune âge, il avait su s’approprier quelques bonnes façons mondaines et avait rêvé toujours d’une fiancée riche et d’excellente maison. Du reste, Ivan Iliitch, qui pourtant n’était pas sot, rêvait souvent et à beaucoup de choses. Par moments il se montrait beau parleur et aimait à prendre des poses de parlementaire. Fils lui-même d’un général, ayant porté dans son enfance costumes de velours et de batiste, il avait été élevé dans une institution aristocratique. Bien qu’il n’en eût pas tiré grand savoir, il avait su se faire valoir dans son service et était rapidement parvenu à son grade actuel.

Ses chefs le considéraient comme un homme capable, très capable même, et plaçaient en lui de nombreux espoirs. Mais Stéphane Nikiforovitch, qui avait jadis été son supérieur, et sous la direction de qui Ivan Iliitch avait toujours continué à servir, était loin de le considérer comme un homme de haute valeur et ne faisait guère montre de confiance en son avenir.

Le vieux général songeait pourtant avec plaisir que son subordonné, issu d’une bonne famille, était pourvu d’un avoir assez considérable, consistant surtout en une belle maison de rapport. Ce qui le flattait cependant le plus, c’était d’avoir sous ses ordres un homme apparenté à des gens influents et qui, chose importante, s’imposait aussi par une belle prestance. Tous ces avantages n’empêchaient point le supérieur de blâmer souvent, bien qu’intérieurement, les excès d’imagination ainsi que la légèreté de caractère de son jeune collaborateur.

Mais Ivan Iliitch était assez intelligent pour se reprocher aussi trop d’amour-propre et de susceptibilité. Chose étrange, quand il le faisait, il lui venait des scrupules maladifs et même une sorte de repentir. Alors, il était obligé de s’avouer qu’il ne volait pas aussi haut qu’il le pensait (il nous faut ajouter que ces moments d’abattement coïncidaient, par un fait étrange, avec des crises hémorroïdales). Il en concluait que sa vie était manquée, et, perdant toute confiance en ses capacités de parlementaire, finissait ordinairement par se qualifier de hâbleur et de phraseur. Mais ces mea culpa, d’ailleurs tout à son honneur, ne duraient pas et ne l’empêchaient point de relever la tête une demi-heure plus tard.

Ivan Iliitch reprenait alors confiance et déclarait in petto, avec d’autant plus d’outrecuidance, qu’il deviendrait non seulement un personnage, un dignitaire, mais encore un homme d’État dont la Russie garderait longtemps le souvenir. Par moments, même, la vision de quelques monuments posthumes venait hanter son imagination.

Tout ce que nous venons de rapporter nous autorise à supposer qu’Ivan Iliitch était ambitieux, bien que, parfois, certaine anxiété lui fît enfouir momentanément, en un recoin obscur de son âme, les quelques vagues rêves qu’il avait faits. En un mot, c’était un homme bon, et même poète dans l’âme. Cependant, ses dernières années ayant été, plus que de coutume, hantées par les accès maladifs dont il fut question plus haut, le général, devenu irritable et méfiant, avait fini par considérer comme une offense chaque objection qu’on lui faisait.

Sur ces entrefaites, un semblant de renaissance s’était manifesté en Russie, donnant de grands espoirs à M. Pralinski, espoirs que le grade de général porta à leur apogée.

C’est alors que, redressant la tête, Ivan Iliitch commença à parler éloquemment sur les idées en cours qu’il avait rapidement faites siennes. Toutes les occasions de se produire lui paraissaient bonnes ; il s’était mis à courir par la ville et avait rapidement acquis une renommée de libéral, ce qui, par parenthèse, le flattait beaucoup.

Aussi, le soir où débute notre histoire, après quatre coupes de Champagne, son talent oratoire commençant à se manifester particulièrement, le jeune général s’était mis en tête de convaincre Stéphane Nikiforovitch, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, mais pour lequel il avait toujours conservé ses habitudes d’obéissance et de respect.

Sans concevoir pourquoi, considérant soudain son ex-supérieur comme un être rétrograde, il s’attaqua à lui avec acharnement. Le vieillard ne répliquait point, mais écoutait d’un air sournois, car le sujet l’intéressait beaucoup. Ivan Iliitch s’enflammait de plus en plus et, dans la chaleur de la discussion qu’il s’imaginait soutenir, goûtait plus que de raison à sa coupe de Champagne. Pendant qu’il parlait, Stéphane Nikiforovitch prenait en tapinois la bouteille et aussitôt remplissait la coupe, ce qui finit par indigner Ivan Iliitch, d’autant plus que Semen Ivanovitch Chipoulenko, qu’il détestait particulièrement pour son cynisme et sa méchanceté, se taisait traîtreusement et se bornait à sourire.

« Je crois qu’ils me prennent pour un gamin », songea soudain Ivan Iliitch.

— Non ! il est temps, grand temps ! continua-t-il irrité. Nous sommes bien en retard et, à mon point de vue, un peu d’humanitarisme vis-à-vis de nos subordonnés, qui sont des hommes comme nous, est indispensable ! Cela seul peut sauver la nef gouvernementale.

— Hi, hi, hi ! fit Semen Ivanovitch.

— Mais pourquoi, enfin, nous grondez-vous ? insinua doucement Stéphane Nikiforovitch, qui souriait aimablement. J’avoue, Ivan Iliitch, que jusqu’ici je n’ai rien pu saisir de ce que vous avez bien voulu nous expliquer. Vous parlez d’humanitarisme : est-ce bien à l’amour du prochain que vous voulez faire allusion ?

— Oui, oui, sans doute... mais, moi...

— Permettez ! Autant que j’en puisse juger, l’affaire n’en reste point là. L’humanitarisme a toujours été indispensable dans les relations d’homme à homme, mais les réformes vont bien plus loin. Voilà que surgissent les questions paysannes, juridiques, économiques, morales, des questions de rachat de biens, etc., etc., bref, des questions sans fin... des tas de questions qui, toutes ensemble, sont capables de créer... de créer certains malaises !... Voilà ce que nous craignons, et non votre humanitarisme !...

— Oui, oui, parfaitement ; l’affaire se trouve engagée bien plus profondément..., murmura d’un air docte Semen Ivanovitch.

L’intervention du personnage détesté eut le don d’exaspérer notre orateur.

— Je saisis très bien votre objection, et permettez-moi de vous faire comprendre, Semen Ivanovitch, que je ne tiens nullement à rester en arrière de votre pensée, dit-il avec un sourire ironique, mais je prends cependant la liberté de vous faire remarquer, et à vous aussi, Stéphane Nikiforovitch, que vous ne semblez point me comprendre.

— Non, je ne comprends pas, dit l’hôte.

— Et cependant, je tiens à mon idée et ne cesserai de l’inculquer à tout le monde ! C’est bien l’humanitarisme, appliqué à nos subordonnés, depuis le fonctionnaire jusqu’au scribe, depuis le scribe jusqu’à l’huissier, depuis le valet jusqu’au moujik, cet humanitarisme seul, dis-je, qui pourra servir de pierre angulaire aux réformes indispensables à la renaissance de notre pays. Pourquoi ? me demandez-vous. Parce que... (Il s’arrêta un instant.) Écoutez bien ce syllogisme : On m’aime et, par conséquent, on a confiance en moi. On a confiance en moi, donc on croit en moi ; on croit en moi, par conséquent, on m’aime... C’est-à-dire, non ! Je veux dire que, si l’on croit en moi, on prêtera confiance aux réformes que je préconise, on comprendra le sens de la chose elle-même, ce qui fait que tout le monde s’embrassera, moralement bien entendu, et toutes les affaires seront résolues amicalement...

Un ricanement de M. Chipoulenko fit sursauter Ivan Iliitch.

— Pourquoi riez-vous, Semen Ivanovitch ? N’est-ce point compréhensible ?

L’interpellé resta silencieux, parut fort étonné, leva les sourcils, Puis :

— J’ai comme une idée d’avoir trop bu, remarqua-t-il plein de fiel ; par conséquent, il m’est un peu difficile de saisir le sens de votre discours. C’est une sorte d’éclipse du cerveau, ajouta-t-il avec un rire moqueur.

Ivan Iliitch fut soulevé de fureur.

— Sommes-nous seulement de force à supporter, à endurer tout cela ? intervint soudain Stéphane Nikiforovitch.

Cette phrase énigmatique plongea Ivan Iliitch dans la stupéfaction.

— C’est-à-dire... Que voulez-vous dire par là ? demanda-t-il, étonné par la remarque aussi brève que soudaine de son ex-supérieur. Supporter ? supporter quoi ?

— Tout cela n’est-il pas au-dessus de nos forces ? murmura l’autre qui semblait ne point vouloir s’étendre davantage.

L’état de surexcitation dans lequel il se trouvait fit que le jeune général crut avoir surpris un regard malicieux que le supérieur lançait à M. Chipoulenko, en qui Ivan Iliitch découvrait maintenant un ennemi personnel. Bien mieux, il se figurait même avoir saisi un clignement d’yeux dans la direction de la bouteille.

— Vous faites sans doute allusion au vin nouveau, répliqua Ivan Iliitch. Tranquillisez-vous en ce qui me concerne, je réponds de moi !...

La pendule sonna onze heures et demie.

— Il faudrait peut-être partir, intervint Semen Ivanovitch en s’apprêtant à quitter la place.

Mais Ivan Iliitch l’avait déjà devancé ; saisissant son bonnet de zibeline, qui reposait sur la cheminée, M. Pralinski lança autour de lui des regards courroucés.

— Alors, vous allez y réfléchir, n’est-ce pas, Semen Ivanovitch ? dit l’hôte, en accompagnant ses visiteurs dans la direction de l’antichambre.

— Vous voulez parler de l’appartement ? oui, oui, j’y songerai.

— Vous me ferez savoir votre décision, n’est-ce pas ?

— Toujours les affaires, insinua M. Pralinski avec une aimable négligence.

Occupé à jouer ostensiblement avec son bonnet, il s’était figuré que l’hôte le tenait pour quantité négligeable.

Sa remarque resta sans réponse, Stéphane Nikiforovitch voulant par là faire sentir à ses visiteurs qu’il ne les retenait plus.

M. Chipoulenko, qui avait compris, salua hâtivement.

« Tant pis, alors... si vous ne voulez pas comprendre une simple « amabilité »..., se dit en lui-même M. Pralinski, et il tendit la main à Stéphane Nikiforovitch avec un geste empreint d’une certaine indépendance.

Dans l’antichambre, le jeune général, tout en faisant semblant de ne pas remarquer les ratons usés de Semen Ivanovitch, s’emmitoufla dans sa fourrure, aussi chère que légère et chaude. Les deux dignitaires descendirent l’escalier.

— Le vieux a l’air fâché, dit M. Pralinski.

— Fâché ? pourquoi voulez-vous qu’il soit fâché ? dit l’autre, d’un ton calme et froid.

« Brute ! » songea Ivan Iliitch. Sous le péristyle, ils virent un traîneau, attelé d’un vieil étalon gris, qui attendait M. Chipoulenko.

— Que diable ! où est donc passé cet imbécile de Triphone avec ma berline ? s’écria Ivan Iliitch.

Malgré les longues recherches qui suivirent, la voiture demeurait toujours invisible ; le serviteur de Stéphane Nikiforovitch ne pouvait expliquer cette disparition, non plus que Bartholomé, cocher de Semen Ivanovitch, dont la réponse fut, qu’étant toujours resté là, il avait vu la berline, et puis ne l’avait plus vue.

— Quelle vilaine histoire ! fit M. Chipoulenko, voulez-vous que je vous emmène ?

— Ah ! les sales gens ! hurla M. Pralinski pris d’une rage subite. Cette canaille de Triphone m’avait demandé la permission d’aller à la noce d’une commère quelconque. Que le diable l’emporte ! Je le lui avais pourtant sévèrement défendu ; cependant je parie qu’il est allé là-bas !

— C’est vrai, dit Bartholomé, et même, avant d’y aller, il avait bien promis d’être de retour dans quelques instants.

— Attends un peu !

— Menez-le donc au commissariat et faites-lui donner le fouet, dit Semen Ivanovitch qui, déjà, s’entortillait les genoux avec le tablier de cuir de son traîneau.

— Je vous remercie de vos conseils et vous prie de ne point vous déranger, Semen Ivanovitch.

— Alors, vous ne voulez pas que je vous emmène ?

— Merci bien, et bon voyage !

Semen Ivanovitch parti, M. Pralinski descendit sur le trottoir de bois et s’en alla droit devant lui, en proie à une vive irritation.

 

* * *

 

— Attends un peu, canaille de Triphone, maugréait le général. Je veux que tu comprennes et que tu aies peur ! Ah, la canaille ! je donnerais bien quelque chose pour voir la figure que tu vas faire en apprenant à ton retour que Monsieur est parti à pied !

Le parfait gentleman qu’était Ivan Iliitch n’avait jamais jusqu’ici employé de termes aussi grossiers ; mais, cette fois-ci, il se sentait au comble de la fureur, et, au surplus, quelques fumées embrumaient son cerveau ; comme il n’était pas buveur, les cinq ou six coupes de Champagne avaient vivement produit leur effet.

La nuit était splendide. Il gelait, mais le temps était calme et sans brise ; le ciel clair était tout couvert d’étoiles et la pleine lune déversait sur la terre sa lumière argentée.

Il faisait si bon respirer, qu’après une cinquantaine de pas Ivan Iliitch avait complètement oublié les méfaits de son cocher. Il se sentait très bien et, comme tous les hommes un peu partis, qui changent vivement d’impressions, le général commençait déjà à se plaire parmi les misérables maisonnettes en bois qu’il voyait s’aligner le long du trottoir.

« J’ai vraiment eu une excellente idée en partant à pied, songea-t-il ; au demeurant, ça servira de leçon à Triphone et c’est pour moi un grand divertissement. Je dis mieux : il me faudrait souvent faire des promenades pareilles ! »

Ragaillardi par le petit froid sec, le dignitaire faisait sonner ses talons sur le trottoir.

— Quelle belle nuit ! et quelles pauvres maisonnettes ! s’enthousiasmait M. Pralinski attendri, leurs habitants, quelques petits fonctionnaires, sans doute, des marchands, et peut-être... Ah ! ce sacré Stéphane Nikiforovitch ! quel rétrograde ! Quel vieux bonnet de coton vous faites, mon ami ! je dis bien : vieux bonnet de coton ! c’est le mot propre, le mot qu’il faut, et cependant, cet homme ne manque point d’intelligence : il a du bon sens, la compréhension claire et pratique des choses... mais en revanche, quel vieillard, quel vieillard, mon Dieu !... il ne possède pas... comment dire ?... C’est ça... Il n’a pas cette chose...

Pendant qu’il cherchait le mot approprié, le général se souvint des paroles énigmatiques de son supérieur : « Nous n’endurerons point », avait-il dit. Que signifiait donc cette expression, et qu’avait-il voulu dire par là ? Et encore, il semblait absorbé en prononçant ces mots !

— Du reste, il est certain qu’il n’a rien compris de ce que je disais, ajouta M. Pralinski. D’ailleurs, peu m’importe : le principal est que, moi-même, je sois convaincu ! L’humanitarisme... l’amour du prochain !... rendre l’homme à lui-même... faire naître en lui la conscience de sa propre dignité et alors... s’élancer dans l’action avec ce matériel tout neuf.

Frappé par la lumineuse clarté qui jaillissait pour lui de ses propres paroles, le dignitaire s’arrêta comme sidéré, puis, prenant un air de triomphe, il s’adressa à l’adversaire invisible :

— Oui, mais, permettez, Votre Excellence, encore un syllogisme : voici, par exemple, un fonctionnaire pauvre et hébété. Je lui demande : « Qui es-tu ? » Réponse : « Un fonctionnaire. — C’est bien ! mais quel fonctionnaire ? » Réponse : « Fonctionnaire tel ou tel. — Où sers-tu ? — Je sers ! — Veux-tu être heureux ? — Je le veux bien ! — Que te faut-il pour ton bonheur ? — Cela, et encore cela. — Et pourquoi faire ? — Parce que... » Une explication sincère s’ensuit et voilà que l’homme me comprend : il m’appartient. Parfaitement, Votre Excellence ! j’ai pris cet homme dans mes filets et je ferai de lui tout ce que je voudrai !... Et cela pour son bien même...

Sa pensée s’étant encore une fois égarée sur le terrain de la dialectique, Ivan Iliitch revit soudain le visage ricanant de M. Chipoulenko.

— Quel dégoûtant personnage que ce Semen Ivanovitch, s’écria-t-il, et quelle sale physionomie il a !... Conduisez-le donc au commissariat et faites-le fouetter..., a-t-il osé insinuer. Je suis persuadé qu’il a dit cela dans le seul but de m’humilier ! Non, non, mon ami ! Gardez vos conseils pour vous ! Merci ! je ne fouetterai personne ; ma parole suffira amplement pour faire comprendre à Triphone le méfait qu’il a commis. En ce qui concerne le fouet, hum ! c’est une question qui ne peut être résolue séance tenante.

L’importance de ce dernier problème arrêtant les réflexions du général, il tenta de l’esquiver. Un tout autre terrain se présentait aussitôt : « Et si j’allais rendre visite à Émérance ?» se demanda-t-il avec un sourire égrillard.

Mais la réponse ne vint pas, car le dignitaire avait failli se tordre le pied.

— Sale trottoir ! bougonna Ivan Iliitch. Et on prétend que c’est là une capitale ! quelle civilisation, mon Dieu ! On peut se casser bras et jambes ! Hum... que je déteste ce faquin de Semen Ivanovitch ! Une figure parfaitement ignoble ! Et comme il riait, quand je disais que l’on s’embrasserait moralement. Oui, parfaitement, on s’embrassera, et en quoi ça te regarde-t-il ? Ce n’est point toi que j’embrasserai, un moujik plutôt... Si je rencontre un moujik, je vais lui parler. Du reste, j’étais ivre, et je ne m’exprimais certes pas clairement. Maintenant même, je ne m’explique peut-être pas mieux... Hum !... je ne veux plus jamais boire !... On cause le soir, et le lendemain on le regrette... Pourtant, je marche bien droit... Au demeurant, ce sont tous des canailles !

Ivan Iliitch continuait ainsi à lancer des phrases brèves et dénuées de sens. Il longeait le trottoir, l’air frais agissait sur lui et, au bout de cinq minutes de marche, le général semblait calmé.

Soudain arrivé à quelques mètres de la Grande Perspective, Ivan Iliitch entendit de la musique et se retourna : de l’autre côté de la rue, dans une maison en bois, à un étage, vieille, longue, des violons s’escrimaient, une flûte s’égosillait et la contrebasse ronflait dans un air de quadrille. Une petite foule se pressait devant les fenêtres éclairées ; des femmes, en manteaux ouatés, avec des fichus sur la tête, faisaient des efforts pour distinguer quelque chose à travers les fentes des volets. On avait l’air de bien s’amuser à l’intérieur et le bruit des pas des danseurs arrivait jusqu’aux oreilles d’Ivan Iliitch qui, apercevant un agent de police, s’approcha de lui :

— À qui donc est cette maison, frère ? questionna-t-il en échancrant son col de fourrure juste assez pour que l’agent pût distinguer la cravate de Commandeur qui ornait son cou.

— C’est la maison du fonctionnaire Pseldonimoff, répondit le gardien de l’ordre, droit comme un I, car il venait de remarquer la décoration.

— Pseldonimoff ? Bah ! Pseldonimoff... il se marie donc ?

— Oui, Votre Excellence, il épouse la fille du conseiller titulaire Mammiféroff... cette maison lui est donnée en dot.

— Alors, la maison n’appartient plus à Mammiféroff, mais à Pseldonimoff ?

— C’est cela même, Votre Excellence. Elle appartenait à Mammiféroff ce matin encore, mais maintenant elle a passé à Pseldonimoff.

— Hum... je te demande cela, frère... je te demande tout cela, frère, parce que je suis son chef. Je suis général dans le bureau où Pseldonimoff a son service.

— C’est cela même, Votre Excellence.

L’agent sembla s’allonger encore et Ivan Iliitch prit un air pensif. Il semblait combiner quelque chose...

En effet, Pseldonimoff appartenait au service qu’il dirigeait. Le dignitaire se rappelait bien ce petit gratte-papier payé dix roubles par mois. Bien que M. Pralinski eût pris depuis quelques jours seulement la direction des services et qu’il ne pût se rappeler les noms de tous ses subordonnés, celui de Pseldonimoff, grâce à sa consonance aussi étrange qu’inattendue, était cependant entré des premiers dans sa mémoire. Le général ayant exprimé le désir de voir de près le possesseur d’un nom pareil, on l’avait fait venir. Ivan Iliitch vit un tout jeune homme, au nez long et crochu, aux cheveux fadasses et poussant par paquets, un être mal nourri, mal habillé d’un uniforme impossible et culotté d’un pantalon qui frisait l’inconvenance. M. Pralinski se souvenait de tout cela et même de la pensée qui lui était venue alors à la vue de cette caricature : ne faudrait-il point donner à ce pauvre diable une dizaine de roubles à titre de gratification, afin qu’il pût s’habiller convenablement ? Mais, comme le malheureux semblait un vrai carême-prenant et, de plus, avait un regard peu sympathique, cette bonne résolution s’était évaporée aussitôt et Pseldonimoff, n’ayant point reçu de gratification, était demeuré gueux comme par le passé.

Le général avait été bien plus étonné encore quand, il y a huit jours, le même Pseldonimoff lui avait soumis une demande d’autorisation de mariage.

Ivan Iliitch se souvenait bien maintenant que, sans prendre le temps d’examiner l’affaire, il avait aussitôt accordé ce permis ; il avait cependant retenu un détail : la fiancée apportait en dot une maison en bois et trois cents roubles en espèces. Tout cela continuant à hanter la mémoire de Pralinski, celui-ci eut l’air de se plonger dans des réflexions extraordinaires.

On sait que des raisonnements entiers traversent parfois nos cerveaux avec une vitesse vertigineuse. Se présentant à nous sous la forme de sensations, non seulement ils ne peuvent être formulés sous une forme littéraire, mais encore nul idiome humain ne saurait rendre leur signification exacte. Sans nous arrêter devant les difficultés de cette tâche, nous essaierons cependant d’interpréter, sinon le sens entier des idées de notre héros, du moins ce qu’il y avait en elles de moins saugrenu. Il va sans dire que les pensées et les sensations d’Ivan Iliitch manquaient un peu de logique, mais vous n’êtes pas sans connaître la cause de ce flottement.

« Il arrive que nous disons des quantités de choses, songeait M. Pralinski, mais, au moment de les réaliser, nous reculons ! Prenons par exemple ce Pseldonimoff : il revient de l’église, tout tremblant d’émotion ! il espère goûter du fruit jusqu’alors défendu !... bien entendu, c’est un des plus beaux jours de sa vie... il s’occupe de ses convives, prépare un festin, qui, bien que simple, et pour ne pas dire pauvre, ne manquera ni de joie ni de sincérité !...

« Qu’arriverait-il donc si, à ce moment même, il apprenait que moi, son chef direct et principal, je suis là, devant sa maison, à écouter la musique ?

« Au fait, qu’arriverait-il alors ? Non, mais que se passerait-il, je vous le demande, si tout d’un coup il me prenait l’idée d’entrer chez ce pauvre diable.

« Hum !... muet de terreur et d’émotion, Pseldonimoff serait capable de tomber à la renverse et mon entrée, sûrement, pourrait tout déranger... Oui... il en serait ainsi au cas où un autre général que moi entrerait chez Pseldonimoff. Oui, un autre général, mais pas moi ; en effet, n’importe qui, mais pas moi !...

« Oui, Stéphane Nikiforovitch, oui, vous, qui, il n’y a qu’un instant, sembliez ne pas me comprendre... Tenez, voici un exemple fait pour vous crever les yeux. »

Fort de son prestige, imaginaire il est vrai, mais auquel cependant le narcissisme moral du jeune dignitaire prêtait certains aspects de réalité, Ivan Iliitch prenait des airs vainqueurs.

« Or, nous tous, qui parlons d’humanitarisme, sommes-nous seulement capables d’accomplir un acte héroïque ?... Oui, mais où donc se trouve l’héroïsme dans tout cela ? me demandez-vous... Eh bien ! écoutez-moi !

« Étant donné les relations actuelles des membres de la société entre eux, que diriez-vous d’un conseiller d’État effectif qui aurait soudain l’idée de se présenter à la noce d’un de ses subordonnés, un gratte-papier à dix roubles par mois ?... Et à une heure du matin, par-dessus le marché ! Que diriez-vous, Stéphane Nikiforovitch ? »

Malgré le respect qu’il nourrissait involontairement pour son supérieur, Ivan Iliitch devenait peu à peu sarcastique.

« On ne manquerait pas de crier au scandale, on traiterait cet acte de folie, on hurlerait à la fin du monde, au dernier jour de Pompéi, que sais-je ? Personne ne serait en état de comprendre, pas même vous, Stéphane Nikiforovitch, qui pourtant paraissez être un homme intelligent ! Car aucun de ces hommes du passé, ces paralytiques imbéciles, ne serait capable d’accomplir l’acte que je vous propose !... Eh bien, moi, je m’en charge, je me charge de transformer le dernier jour de Pompéi, comme vous dites, en la plus belle journée de la vie de mon malheureux subordonné !... L’acte que vous qualifiez d’insensé sera, par mes soins, transformé en un événement historique d’une portée morale incalculable !

« Comment m’y prendrai-je, demandez-vous ? Eh bien ! veuillez écouter. Supposons donc que vous me voyez entrer chez Pseldonimoff. Qu’arrive-t-il alors ? Stupéfaction générale, d’abord, bien entendu... Les gens de la noce interrompent instantanément leurs danses, ils s’arrêtent, ouvrent de grands yeux épouvantés et reculent, telles les vagues au reflux !...

« Oui, mais c’est alors que je me sers de tout mon tact pour les calmer, les mettre à leur aise... Je vais trouver Pseldonimoff, qui me contemple tout tremblant de peur, et, tout en esquissant mon plus cordial sourire, je lui fais un petit discours très simple :

« — Me voici, lui dis-je, je viens de chez Son Excellence Stéphane Nikiforovitch. Je suppose que tu n’es pas sans le connaître : il habite dans le voisinage.

« Et aussitôt, j’entame un petit récit humoristique destiné à mettre tout le monde à son aise. Rien de tel que le comique pour faire disparaître la gêne. Je conte mon aventure avec Triphone ainsi que le petit voyage à pied auquel j’ai dû me résoudre. Vous saisissez, n’est-ce pas ?

« Tenez, voici un exemple de mon humour :

« Soudain, j’entends la musique, j’interroge l’agent de police et j’apprends que tu es en train de célébrer tes noces. Une idée me vient et je me dis : « Allons faire une visite à mon brave subordonné, pour voir comment s’amusent mes fonctionnaires et... comment ils se marient. » Ici, je place un petit sourire à double sens et, tout en lançant un regard galant aux dames, je reprends : « — J’espère que tu ne vas pas me chasser ! »

« Chasser ! en voilà un mot pour un subordonné ! Non seulement il ne me chasse pas, mais, bien au contraire, il en devient autant dire fou. Il s’empresse autour de moi, apporte un fauteuil et, tout tremblant de joie, il se sent incapable d’apprécier le bonheur qui lui échoit.

« Que peut-on trouver de plus simple, de plus élégant que cette action ? Vous me demandez pourquoi je suis entré ? Cela, c’est une autre question, une question qui, pour ainsi dire, comporte le côté moral de cette affaire ! »

Arrivé au bout de son rouleau, le général poussa quelques « hum ! hum ! » significatifs.

« De quoi voulais-je donc parler, dit-il en se passant la main sur le front ? Ah oui !

« On me fait place auprès d’un invité de marque, un quelconque conseiller titulaire, ou bien encore un capitaine en second retraité et pourvu d’un appareil nasal violacé... Quelles belles pages Gogol a écrites au sujet des gens de cette espèce !

« Puis je fais connaissance avec la jeune mariée et, bien entendu, je lui dis quelques mots aimables. Je ne manque pas non plus d’encourager les danseurs : je leur demande de continuer leurs ébats. Et j’ajoute avec un petit rire bon enfant : « — Comme si je n’étais pas là, mes enfants, comme si je n’étais pas là !...

« Je fais de l’esprit, je ris, bref, je suis très aimable, comme je sais l’être dans mes moments de veine...

« Hum ! c’est-à-dire, c’est-à-dire que je crois... que j’ai encore un peu trop bu... »

Cette constatation l’ayant amené à faire une petite pause, le général reprit peu après :

« Il reste entendu qu’en ma qualité de gentleman, je condescends à ne leur demander aucun signe extérieur de respect... Mais, moralement, c’est une tout autre affaire : mon acte fait ressusciter en eux un sentiment ancien et noble : ils comprennent, ils apprécient !

« Je reste ainsi une demi-heure, une heure peut-être, puis je m’en vais avant le souper. On m’y a pourtant invité, on m’a demandé avec insistance de rester, mais je décline leur offre en disant : « — Vous comprenez bien, n’est-ce pas... les affaires m’appellent... elles m’obligent à me retirer.

« Je me contente simplement de vider une coupe en l’honneur des mariés.

« Le ton digne et le mot « affaires » font que les figures redeviennent respectueusement sévères. Ce mot magique leur rappelle délicatement tout ce qui me sépare d’eux, il souligne la distance qui existe entre eux et moi : de la terre au ciel !

« Ce n’est pas que je veuille leur en imposer, mais cette réserve demeure indispensable pour la signification morale de mon acte.

« Du reste, aussitôt après je retrouve mon sourire, je plaisante même un peu pour les encourager... encore quelques compliments à la mariée : hum ! hum !... que pourrai-je lui dire ?

« J’ai trouvé : je fais allusion à une visite que je lui ferai dans neuf mois en qualité de parrain. Eh, eh !... Entre nous je suis persuadé que d’ici là elle aura accouché. Cela se multiplie comme des lapins ! Enfin un rire général accueille ma plaisanterie, la jeune mariée rougit avec beaucoup d’à-propos, et je m’en vais dignement, emportant avec moi les cœurs de tous ces braves gens... Et le lendemain ? Savez-vous ce que peut être le lendemain ?... Le lendemain, tous les services apprennent et apprécient mon héroïsme !

« Et, bien que je sois redevenu sévère, inflexible même, tout le monde me connaît, sait qui je suis ! Ils disent en parlant de moi : « — Comme chef il est sévère, mais comme homme c’est un ange !...

« Et voilà ma victoire, voilà ma bataille gagnée : elle fait que j’ai conquis les cœurs de tout ce monde : je suis le père, eux sont mes enfants !...

« Allons, Votre Excellence Stéphane Nikiforovitch, faites donc quelque chose de semblable !

« Savez-vous  maintenant,  comprenez-vous   ce que cela veut dire ? continua-t-il. Notez que Pseldonimoff lui-même racontera plus tard à ses enfants qu’un général est venu à sa noce et qu’il y a même bu du Champagne. Oui, il le dira à ses enfants qui, à leur tour, le répéteront aux leurs ! Longtemps encore on en parlera aux veillées et cette simple petite histoire d’un dignitaire, d’un homme d’État, cette petite histoire s’élèvera à la hauteur des mythes sacrés. J’aurai relevé moralement un humilié, un pauvre diable, je l’aurai rendu à lui-même tout en lui inculquant les plus beaux principes moraux !

« Et pour peu que je répète cette excursion deux ou trois fois, j’aurai acquis une popularité universelle...

« Mon nom sera inscrit dans tous les cœurs. Et le diable lui-même sait-il où mène la popularité ?... »

C’est ainsi que raisonnait Ivan Iliitch, car que ne peut se dire un homme légèrement pris de boisson, et toutes ces réflexions avaient traversé son cerveau en moins d’une minute. Le dignitaire se serait peut-être contenté de ses rêves et, après avoir confondu, moralement, Stéphane Nikiforovitch, aurait tranquillement regagné le chemin de sa maison, ce qu’il avait, certes, de mieux à faire ! Mais le malheur voulut que cette minute fût une minute excentrique !

Comme un fait exprès, à ce moment même, l’imagination d’Ivan Iliitch lui peignit les figures satisfaites de Stéphane Nikiforovitch et de Semen Ivanovitch.

« Nous n’aurons pas le courage !... Pas assez de forces, pas assez de forces ! » répétait Stéphane Nikiforovitch. Le ton était fielleux et le rire narquois.

« Hi, hi, hi ! » accompagnait Semen Ivanovitch, et son rictus finit par exciter la rage du jeune général.

— Nous allons voir si je n’aurai pas le courage ! dit Ivan Iliitch d’un air décidé.

Le sang lui montant à la tête, il quitta le trottoir et, d’un pas ferme, traversa la rue pour entrer dans la maison de son subordonné, le registrateur Pseldonimoff, le tchinovick de quatrième classe...

 

* * *

 

Son étoile l’entraînait. D’un pas délibéré, le général franchit la petite porte du jardinet qui donnait accès à la maison. Avec mépris, il écarta du pied un petit chien poilu et enroué qui, plutôt par convenance que par devoir, cherchait à se lancer dans ses jambes en poussant un aboiement rauque.

Ivan Iliitch longea les claies qui menaient à la véranda, monta les trois marches vieillottes qui le rapprochaient de l’entrée. Il y avait bien là un bout de chandelle, ou quelque chose de semblable, mais cette vague lumière n’empêcha point le visiteur inattendu de marcher dans un plat de galantine qui refroidissait dans un coin. Ivan Iliitch se baissa curieusement et vit deux autres plats avec du blanc-manger. La galantine écrasée lui causa bien quelque gêne et une pensée fugitive lui souffla l’idée de fuir. Mais, maintenant, le général eût considéré cette retraite comme une lâcheté, d’autant plus qu’il n’avait été aperçu par âme qui vive. D’un geste prompt, il essuya sa chaussure pour anéantir les preuves de sa maladresse, tâta une porte, l’ouvrit, et aussitôt se trouva dans une petite entrée dont une moitié était encombrée par des manteaux, des fourrures, des bonnets, des écharpes et des galoches, tandis que l’autre moitié servait d’asile à quatre musiciens : deux violons, une flûte et une contrebasse, cueillis, bien entendu, dans la rue.

Assis autour d’une table en bois blanc au milieu de laquelle agonisait une chandelle, ces artistes terminaient avec ardeur une figure du quadrille. La porte ouverte laissait apercevoir des danseurs qui se démenaient dans un nuage de poussière et de fumée.

Une gaieté infernale paraissait régner dans la pièce : on entendait des rires et des piaillements féminins, cependant que les danseurs battaient des talons, on eût dit d’un escadron de cavalerie. Au-dessus de tout ce sabbat planait la voix du conducteur des danses, jeune homme aux manières libres et dégagées, qui s’égosillait en commandements : « Les cavaliers en avant ! chaîne de dames ! balancez ! » etc., etc.

Ivan Iliitch, un peu ému, quitta sa fourrure et ses caoutchoucs, puis pénétra dans la salle, son bonnet à la main.

Du reste, il avait cessé de raisonner. Au premier moment, personne ne le remarqua, l’assistance entière s’adonnant au quadrille. Il resta ainsi quelques instants comme abasourdi et sans pouvoir distinguer quoi que ce fût dans ce méli-mélo où s’agitaient une trentaine de personnes en sueur. Les robes des dames le frôlaient rapidement au passage ; les danseurs, la cigarette aux lèvres, lui lançaient la fumée à la figure ; une écharpe bleu clair lui chatouilla le nez... Puis ce fut un étudiant qui, en tournoyant, les cheveux au vent, le gratifia d’un fort coup de coude. Derrière lui venait, long comme un poteau indicateur, un officier glapissant de joie.

Ivan Iliitch sentait sous ses pieds quelque chose de collant : on avait vraisemblablement ciré le parquet.

Quelques minutes passèrent. Le quadrille terminé, le mouvement s’arrêta brusquement. C’est alors que l’événement « historique » commença à se dérouler selon les prévisions du général.

Une sorte de murmure inaccoutumé se leva soudain et passa sur les assistants qui n’avaient pas encore eu le temps de se remettre, de respirer et d’essuyer la sueur qui coulait le long des fronts. Tous les visages se tournèrent vers le nouvel arrivant. Un vent de panique souffla et la foule se mit à reculer. Ceux qui n’avaient pas encore compris étaient vite avertis par les tiraillements brusques que les voisins imprimaient aux basques de leurs vêtements. Se retournant aussitôt, ils suivaient le mouvement général.

Quant à Ivan Iliitch, toujours debout sur le pas de la porte, il constatait, avec un sentiment de gêne, que la distance le séparant des convives croissait d’un instant à l’autre. Le vide qui s’ouvrait devant lui s’élargissait sans cesse, découvrant le parquet couvert de souillures et parsemé de bouts de papier d’étain, enveloppes de bonbons disparus, de coquilles de noix et de mégots.

Et ce vide, ce vide inattendu, désespérant, grandissait, grandissait toujours !

Puis l’espace s’anima : un jeune homme vêtu d’un frac d’uniforme venait d’y pénétrer, et le général retrouva dans son souvenir cette blondeur fade des cheveux ainsi que la courbe de ce nez qui s’allongeait démesurément.

C’était Pseldonimoff en personne qui s’avançait doucement et tout son être exprimait cet air de soumission avec lequel le chien contemple son maître au moment où celui-ci l’appelle pour le gratifier d’un coup de pied.

— Bonjour, Pseldonimoff, je vois que tu m’as reconnu, s’exclama le général tout joyeux.

Mais déjà, tout en se rendant compte de la maladresse de son interpellation, il commençait à comprendre qu’il était en train de commettre une des plus grandes bêtises de sa vie.

— Vo... Votre... Excellence ! bégaya le « gratte-papier ».

— Bonsoir, bonsoir, mon ami ! Comme tu vois, j’arrive par hasard, tout à fait par hasard... tu pourras juger par toi-même.

Mais Pseldonimoff était visiblement hors d’état de juger quoi que ce fût. Muet et comme pétrifié, il demeurait là, les yeux hors de la tête, et figé dans une indicible épouvante.

— Tu ne vas pas me chasser, j’espère ?... Content ou non, l’hospitalité t’oblige à me garder, continua Ivan Iliitch qui sentait grandir sa propre confusion.

L’interpellé ne pouvait sortir de sa torpeur et continuait à contempler son chef avec un air parfaitement stupide.

Un instant, Ivan Iliitch eut l’idée de sourire, mais, n’y parvenant pas, il constatait maintenant l’accroissement progressif de la gêne. Le doux rêve qu’il avait échafaudé sur le trottoir d’en face s’éloignait, emportant avec lui la possibilité de placer le petit récit humoristique fait pour rompre la glace.

À qui donc le général pourrait-il décemment adresser son petit monologue ? Certes pas à cette bûche hébétée de Pseldonimoff !

Un courant électrique traversa instantanément le corps du général, qui, le cœur serré, attendit l’accomplissement fatal de quelque chose d’inattendu et d’infiniment stupide qu’il n’osait pas même se figurer.

Il fit néanmoins un effort désespéré.

— Je vous gêne peut-être... je m’en vais..., bredouilla-t-il.

Sa voix s’étranglait dans sa gorge et sa lèvre inférieure tremblait convulsivement.

Revenant enfin à lui, Pseldonimoff se plia en deux. Une fois... deux fois... trois... Il bafouillait :

— Vo... Votre Excellence... je vous prie... daignez... l’honneur...

Et, pris soudain d’un héroïsme qu’on ne lui aurait jamais supposé, il se précipita vers le canapé qu’on avait, en vue des danses, libéré de la table que d’ordinaire il flanquait.

— Veuillez prendre place..., articula le malheureux subordonné.

Ivan Iliitch, l’âme un peu reposée, se laissa choir sur le siège délabré, qui émit aussitôt un râle infiniment triste.

Un regard autour de la salle lui fit constater que, seul, il était assis. Le reste de la société, y compris les dames, demeurait debout. Ce présage lui parut mauvais, mais il ne tenta rien pour faire cesser cet état de choses, considérant que l’heure des tolérances n’était pas encore sonnée.

Les convives continuaient à reculer et Pseldonimoff occupait le milieu de la pièce sans un sourire sur sa face ingrate.

« Mon Dieu, comment pourrai-je me sortir de là ? » se demandait le malheureux général.

À vrai dire, le malaise dont il souffrait à ce moment était si grand que son invasion haroun-al-raschidesque, décidée au nom d’un principe, pouvait aisément prendre rang parmi les actions héroïques de l’histoire.

Le salut ne se trouvait pourtant pas bien loin.

Déjà, un petit homme se plaçait à côté de Pseldonimoff en esquissant force saluts. Avec un plaisir immense, et même, pourrait-on dire, à sa grande joie, Ivan Iliitch reconnut un des chefs de bureau de son service : Akim Pétrovitch Zoubikoff, qu’il savait être un homme de valeur, obéissant et silencieux.

Le général se dressa aussitôt et, le sourire sur les lèvres, tendit à Akim Pétrovitch, non deux doigts, mais sa main entière. Celui-ci emprisonna la dextre de son supérieur entre ses deux mains osseuses. Rasée de frais, sa face exprimait le plus profond respect : tout était sauvé !

Le général triomphait. Il respira librement. L’apparition providentielle d’Akim Pétrovitch apportait le salut : le petit chef de bureau pouvait aisément suffire à remplacer tout un auditoire pour le récit humoristique. Quant à Pseldonimoff qui, désormais, passait du second au troisième plan, il était libre de garder son attitude de parfaite imbécillité ; celle-ci pouvait même au besoin passer pour de la vénération. Mais le récit était absolument indispensable comme entrée en matière : Ivan Iliitch voyait cela à la curiosité que manifestait l’auditoire, grossi encore par de nombreux familiers, servantes et autres, qui se groupaient aux portes, attendant quelque chose.

Le seul obstacle à la bonne marche des événements se trouvait maintenant dans l’attitude par trop soumise du vieux fonctionnaire, qui s’obstinait à rester debout.

— Allons, qu’est-ce que vous attendez ? fit Ivan Iliitch en lui désignant une place à ses côtés.

— Excusez, je suis très bien ici...

Et Akim Pétrovitch s’assit vivement sur une chaise que venait de lui tendre Pseldonimoff.

— Écoutez l’histoire extraordinaire qui vient de m’arriver, débuta Ivan Iliitch en s’adressant exclusivement à Akim Pétrovitch.

Sa voix, bien que plus assurée déjà, tremblait encore. Il étirait ses mots, les séparant, accentuant les syllabes. Tout en ayant conscience de jouer la comédie, le général ne pouvait arriver à se dominer : une force extérieure l’en empêchait et le faisait souffrir infiniment.

— Figurez-vous que je viens de chez Stéphane Nikiforovitch, dont vous avez certainement entendu parler... le conseiller intime. Allons... vous savez... qui siège dans cette Commission ?...

Akim Pétrovitch s’inclina respectueusement, se pliant en deux, comme s’il eût voulu dire : « Il serait impossible de ne pas le savoir. »

— Il est maintenant ton voisin, continua Ivan Iliitch, en s’adressant par politesse à Pseldonimoff.

Mais voyant aussitôt dans les yeux de son subordonné que cette information le laissait parfaitement froid, le général se tourna de nouveau vers le chef de bureau :

— Ainsi que vous le savez, le vieux avait toute sa vie rêvé d’avoir sa maison à lui..., continua-t-il avec une nonchalance du meilleur ton. Il vient donc de l’acheter. Une très jolie maisonnette, au surplus ! Oui... il est arrivé aussi que son anniversaire coïncidait avec cet événement. Il l’avait longtemps et très soigneusement dissimulé, par avarice peut-être, hi, hi, hi ! mais maintenant il est tellement heureux de se voir propriétaire qu’il nous a invités, moi et Semen Ivanovitch... Vous connaissez sans doute Chipoulenko ?

Akim Pétrovitch se courba de nouveau avec un zèle louable, et bien fait pour réjouir Ivan Iliitch. Ce dernier avait déjà soupçonné son subalterne de vouloir se donner de l’importance en se considérant comme une sorte de levier indispensable à Son Excellence.

— Il nous a offert le Champagne, on a causé... d’affaires bien entendu... et même discuté quelque peu... hé, hé, hé !...

Akim Pétrovitch leva respectueusement les sourcils.

— Mais l’affaire n’est pas là, continua le général. Je prends congé, car vous n’ignorez point que le vieillard se couche de bonne heure : l’âge l’exige, vous comprenez... Je sors... mon Triphone n’est pas là ! Je demande, je m’inquiète : « Où est passée ma berline ? » J’apprends les causes de cette absence : mon cocher était parti à la noce d’une sœur ou d’une commère, je n’en sais plus rien ! Il croyait sans doute que je resterais plus longtemps. Enfin, le diable l’emporte ! Il l’a même si bien emporté qu’il a pris ma berline avec.

— Mon Dieu ! s’écria Akim Pétrovitch qui semblait terrifié à l’idée de la liberté qu’avait prise le cocher.

Un petit murmure d’étonnement fusa dans la foule. Le général regarda encore une fois Pseldonimoff, qui restait impénétrable et comme indifférent au récit des malheurs de son chef. « Il n’a, certes, pas de cœur ni de pitié », pensa-t-il.

— Songez donc à ma situation... (Ivan Iliitch regarda les convives.) Rien à faire : il m’a fallu partir à pied. Je pensais aller ainsi jusqu’à la Grande Perspective, où j’espérais trouver un Vanka[3] quelconque : hé, hé, hé !

— Hi, hi, hi ! accompagna respectueusement Akim Pétrovitch.

Un nouveau murmure, mais cette fois-ci plus gai, anima l’assistance.

À ce moment, un verre de lampe craqua. Quelqu’un se précipita aussitôt pour remettre les choses en ordre. Pseldonimoff, soudain sorti de sa torpeur, regarda la lampe avec sévérité, mais le général n’avait rien remarqué et tout redevint calme.

— Je marche dans la nuit qui, savez-vous, est belle. Soudain, j’entends la musique, je m’adresse à un agent : « C’est Pseldonimoff qui se marie, me répond l’agent. »

Le général s’arrêta et, s’adressant cette fois-ci à Pseldonimoff :

— Ah mais ! frère, tu donnes des fêtes qui s’entendent dans toute la Pétersbourskaïa Storona. Ah, ah, ah !

— Hi, hi, hi ! fit entendre Akim Pétrovitch.

Le bruit des rires réveilla les convives qui poussèrent quelques gloussements respectueux. Cependant, le héros de la fête, le malheureux Pseldonimoff, qui s’inclinait à chaque instant, ne pouvait arriver à sourire. Était-il donc en bois ?

« Mais c’est un imbécile, songea Ivan Iliitch. Un âne lui-même se serait mis à rire en entendant un récit pareil ! Ah ! s’il voulait seulement, tout irait comme sur du beurre. »

L’impatience souleva le cœur du général :

— Je me dis : Entrons chez notre subordonné. J’espère qu’il ne me chassera point ! Content ou non, il sera obligé de recevoir un hôte. Allons, frère, excuse-moi. Dis-moi si je te gêne en quoi que ce soit, et je m’en irai... je viens simplement voir ce qui se passe chez vous !...

Pseldonimoff, à qui s’adressait cette dernière question, ne répondant toujours pas, Akim Pétrovitch, qui considérait le général avec une douceur toute particulière, prit sur lui de hululer mielleusement :

— Comment Votre Excellence peut-elle seulement penser qu’elle nous gêne ?...

Les convives, en bougeant, donnaient les premiers signes de « familiarité ». Presque toutes les dames étaient déjà assises. C’était un bon signe, et d’excellent augure. Les plus audacieuses sortirent même des mouchoirs pour s’éventer. L’une d’elles, vêtue d’une robe de velours un peu usagée, se permit en outre de dire quelque chose à haute voix. L’officier à qui elle s’adressait voulut lui répondre encore plus haut, mais le silence général ayant accueilli leurs propos, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient que deux à causer et se turent aussitôt.

Les hommes, des petits fonctionnaires, ainsi que quelques étudiants, échangeaient des regards, se donnaient des coups de coude et remuaient en tous sens.

La crainte passée, les convives contemplaient l’intrus avec quelque hostilité. L’officier qui, maintenant, reconnaissait son manque de courage de tout à l’heure, cherchait sans doute à réparer la chose en s’approchant peu à peu de la table qui voisinait avec le canapé.

— Ah mais ! frère, permets-moi de te demander ton prénom et ton patronyme, dit Ivan Iliitch en s’adressant à Pseldonimoff. Celui-ci se dressa aussitôt et dans un aboiement :

— Porphire Pétrovitch, Votre Excellence.

— Présente-moi donc à ta jeune épouse, Porphire Pétrovitch, mène-moi vers elle...

Le général fit mine de se lever. Mais Pseldonimoff courait déjà de toutes ses jambes à travers le salon.

La jeune mariée qui, pendant toute la durée de la conversation, était demeurée dans le voisinage du canapé, se cacha aussitôt qu’elle comprit qu’il était question d’elle. Cette précaution fut vaine, car il ne se passa pas une minute et Pseldonimoff revenait déjà vers le général traînant son épouse par la main. La foule s’écarta pour les laisser passer et Ivan Iliitch, se dressant cérémonieusement, esquissa un sourire des plus aimables.

— Très heureux de pouvoir faire votre connaissance, fit-il avec un demi-salut très mondain. Dans une journée pareille surtout...

Fleurissant sur ses lèvres, une petite moue malicieuse donnait à penser. Aussi les personnes du beau sexe, qui avaient compris cette délicate allusion, se rengorgèrent aimablement.

— Charmant ! articula la dame en robe de velours.

La jeune mariée valait bien Pseldonimoff. Petite, maigriote, âgée de dix-sept ans environ, elle avait une mince figure pâle ornée d’un nez pointu. Ses petits yeux vifs fixaient le général sans gêne et, dirons-nous, avec une certaine méchanceté.

Son cou maigre sortait d’une robe de mousseline blanche, doublée de rose, et ses épaules pointues, ses bras décharnés, la faisaient ressembler à un poulet déplumé.

Elle ne sut que répondre au compliment du général.

— Mais elle est très gentille, continua celui-ci en s’adressant à l’heureux époux.

Il parlait assez fort pour que la jeune femme l’entendît.

Pas de réponse, et, cette fois-ci, même point de salut ! Disons mieux : M. Pralinski remarqua dans les yeux de Pseldonimoff quelque chose de dissimulé, de froid, de particulièrement hostile. Et cependant, il fallait, coûte que coûte, arriver à provoquer la confiance. N’est-ce pas uniquement pour cela que le général était venu ici ?

« En voilà un couple ! songea-t-il. Enfin !... »

M. Pralinski s’adressa donc de nouveau à la jeune femme qui avait déjà pris place auprès de lui sur le canapé, mais les réponses se limitèrent à des « oui » et « non », et encore étaient-elles faites mal à propos.

« Si seulement elle voulait se montrer un peu confuse, pensa le général profondément découragé, j’aurais plaisanté, j’aurais essayé de la faire rire, tandis qu’ainsi ma situation devient sans issue. »

Et elle l’était, en vérité, car, pour comble de malheur, Akim Pétrovitch se taisait. Le pauvre diable ne le faisait certes pas exprès, mais cela ne diminuait en rien sa faute.

Au comble de la désolation, le dignitaire, qui ne savait que devenir, s’adressa à l’assemblée entière :

— Messieurs, est-ce que vraiment je ne vous dérange point ? demanda-t-il.

Il lui sembla à ce moment que les paumes de ses mains se mouillaient de sueur.

— Mais non, Excellence, pas du tout ! Veuillez donc ne point vous inquiéter ! répondit l’officier. Nous prenons un peu de repos en attendant de recommencer.

Un petit murmure approbatif souligna les paroles du militaire que la jeune mariée considérait avec plaisir : il était encore jeune et portait l’uniforme d’un régiment quelconque.

Le général respira et regarda Pseldonimoff qui demeurait toujours près de lui, le nez de plus en plus allongé. Il était là, debout comme le valet qui, la fourrure du visiteur à la main, attend la fin de la conversation d’adieux.

Cette comparaison s’imposa à Ivan Iliitch lui-même qui, se voyant définitivement perdu, ne pouvait se débarrasser d’une sensation de gêne pesante. Il constatait que le terrain fuyait sous ses pieds, qu’il s’enfonçait sans espoir dans la mare où il s’était aventuré si mal à propos et qu’enveloppé de ténèbres, jamais il ne parviendrait à en sortir !

 

* * *

 

Plongé dans un muet accablement, le général ne remarqua même pas que les invités s’écartaient maintenant pour laisser passer une femme, petite, mais corpulente, et déjà âgée. Bien qu’elle fût vêtue simplement, sa mise témoignait toutefois de quelque recherche : elle avait au cou un fichu de soie épinglée, et une coiffe de dentelle, au port de laquelle elle n’était visiblement pas habituée, surmontait ses cheveux grisonnants. Elle tenait dans ses mains un plat rond sur lequel reposait une bouteille de Champagne à peine entamée, flanquée de deux coupes.

Nous disons bien : deux coupes, car le vin était destiné aux seuls convives de marque.

La dame s’approcha du général :

— Ne soyez pas trop exigeant, Votre Excellence, dit-elle en s’inclinant très bas. Vous avez bien voulu faire l’honneur à mon fils de venir à sa noce, daignez donc boire à la santé des jeunes mariés.

C’était là une véritable planche de salut et Ivan Iliitch s’y accrocha désespérément. Pas encore très vieille, quarante-cinq, quarante-six ans au plus, la femme avait une figure si bonne, si ouverte, si ronde, bref, si russe, elle souriait avec tant de bonté et saluait si simplement, qu’Ivan Iliitch, de nouveau à son aise, recommença à espérer.

— Vous êtes, sans doute, la mère... de... de votre fils ? balbutia-t-il en se levant.

— Oui, Votre Excellence, balbutia Pseldonimoff, en étirant son interminable cou.

— Ah, ah ! très heureux de faire votre connaissance, madame.

— Allons, Votre Excellence, daignez nous faire l’honneur d’une coupe.

— Avec grand plaisir.

Le plat fut posé sur une table qu’on venait d’apporter et, sautillant, Pseldonimoff accourut pour verser le vin. Ivan Iliitch, toujours debout, prit une coupe et se disposa à prononcer un petit discours.

— Je suis particulièrement heureux, particulièrement..., commença-t-il, de pouvoir... témoigner ici... bref, comme... en ma qualité de chef... je vous souhaite, madame (ici le général s’adressa à la jeune mariée), et à toi, mon ami Porphire (il tourna la tête dans la direction du mari), je vous souhaite une très longue vie de bonheur... longue...

M, Pralinski mit du sentiment à vider la coupe qui, entre nous, était la septième de la soirée. Le vin versa un peu de gaieté dans son humeur tragique, mais, de nouveau, l’air morne de Pseldonimoff anéantit le général, qui ressentit un véritable afflux de haine devant cet être incolore et misérable.

« Et ce dégingandé qui reste toujours là, se dit-il, en jetant un regard à l’officier. Ne pourrait-il pas crier hourra ? et tout irait pour le mieux ! »

La vieille mère s’adressait maintenant au chef de bureau.

— Vous aussi, Akim Pétrovitch, daignez prendre une coupe. Vous êtes le chef et mon fils est le subordonné. Veuillez donc l’avoir toujours à l’œil : c’est une mère qui vous le demande. Ne nous oubliez pas à l’avenir, mon bon Akim Pétrovitch, homme sensible et généreux que vous êtes.

« Elles sont fameuses, ces vieilles femmes russes, songea Ivan Iliitch. Celle-ci vient de ranimer tout ce monde. J’ai toujours aimé le peuple ! » termina-t-il, attendri.

À ce moment un plat nouveau fit son apparition sur la table.

Il avait été apporté par une fillasse vêtue d’une crinoline en cretonne, qui, non encore lavée, faisait un bruit sec. La servante avait de la peine à tenir le plat. Grand et lourd, il supportait une quantité infinie de petites assiettes chargées de pommes, de bonbons, de marmelade, de noix, etc. Ces douceurs, destinées aux dames, étaient demeurées jusqu’ici dans le petit salon : l’arrivée du général avait été cause de ce déménagement fortuit.

— Ne dédaignez pas nos humbles friandises, Votre Excellence, car, comme on dit, on offre ce qu’on peut.

Tout en l’invitant de la sorte, la vieille ne cessait de s’incliner.

— Comment donc ! mais avec plaisir, madame, répondit Ivan Iliitch qui, prenant une noix, chercha à l’écraser entre ses doigts, dans l’espoir que ce geste simple contribuerait à le rendre populaire, illusion que le pauvre général caressait encore, malgré les déboires rencontrés.

Soudain, la jeune mariée poussa un petit rire :

— Qu’y a-t-il ? demanda Ivan Iliitch, souriant, et se réjouissant de cet indice de la vie renaissante.

— C’est Ivan Kastenkitch qui me fait rire, répondit-elle en baissant la tête.

En effet, le général venait de remarquer un jeune homme d’un blond fade, pas trop mal de figure, qui, dissimulé derrière le canapé, chuchotait quelque chose à la petite mariée.

Un silence, et ce jeune homme se dressa, visiblement intimidé.

— J’étais en train de lui parler de la Clef des Songes, murmura-t-il en s’excusant.

— De quelle clef des songes voulez-vous parler ? demanda Ivan Iliitch, condescendant.

— Une nouvelle Clef des Songes, un livre qui vient de paraître, Votre Excellence. Je disais à madame que voir en rêve M. Panaïeff, cela voulait dire qu’on verserait du café sur son jabot.

« Quelle naïveté ! » s’étonna par devers lui Ivan Iliitch, redevenant hargneux.

Le jeune homme, bien que rougissant, paraissait heureux jusqu’à l’impossible d’avoir pu placer son histoire de M. Panaïeff.

— Oui, oui, j’ai compris, répondit Son Excellence, qui dissimulait sa mauvaise humeur.

— Non, il y a mieux, dit une voix tout près du général. On est en train d’éditer un nouveau dictionnaire, auquel doivent collaborer MM. Kraïevski, Alferaki et d’autres...

Cette phrase avait été prononcée par un jeune homme qui, non seulement n’avait pas l’air gêné, mais, tout au contraire, très à son aise. Portant habit et gilet blanc, il tenait son chapeau dans sa main gantée. Il ne dansait pas, regardait le monde d’en haut, étant donné qu’il se disait collaborateur du journal satirique Le Brandon.

Lui aussi était un invité de marque et se trouvait là en qualité d’ancien ami de Pseldonimoff, en compagnie de qui il avait mangé de la vache enragée dans de vagues « chambres meublées » tenues par une dame allemande.

Il ne dédaignait cependant pas se rafraîchir et, dans ce but, disparaissait de temps en temps dans une chambre voisine où il y avait du vodka à l’usage des invités mâles, chambre dont, tous, ils connaissaient le chemin.

Le général ne le trouva point à son goût.

— Et c’est d’autant plus drôle, intervint à nouveau le jeune homme blond fade qui venait de parler rêves et jabot, et qui, à cause de cela, fut gratifié d’un regard haineux du journaliste, c’est d’autant plus drôle que M. Kraïevski ignore l’orthographe, et...

Mais le pauvre ne termina pas sa phrase, car déjà il avait compris que le général savait tout cela depuis longtemps. Il l’avait vu au regard de celui-ci, qui venait de rougir à la pensée d’être pris pour un ignorant à qui on conte des choses universellement connues.

Le jeune homme devint extrêmement confus, se dépêcha de disparaître, et son front ne se dérida point de toute la soirée.

Mais, en revanche, le collaborateur du Brandon s’approcha davantage, tout en manifestant quelques velléités de s’asseoir à côté de Son Excellence, à qui tant de sans-gêne déplaisait visiblement.

Afin de masquer son mécontentement, le général décida de dire quelque chose :

— Dis donc, Porphire, pourquoi — et j’ai toujours voulu te le demander — t’appelles-tu Pseldonimoff et non Pseudonimoff ?

— Je ne peux pas répondre au juste, balbutia l’interrogé.

Akim Pétrovitch jugea bon d’intervenir.

— C’est une erreur qu’on a dû faire au moment où son père se faisait inscrire pour le service, expliqua-t-il. Et c’est notre Porphire Pétrovitch qui se voit obligé d’en supporter les conséquences. Cela arrive parfois, Votre Excellence.

— Vraisemblablement, s’écria le général avec une chaleur qu’il supposait être très communicative et qui, selon ses prévisions, devait provoquer un mouvement de curiosité générale, vraisemblablement, car jugez-en vous-même : Pseudonimoff provient du mot littéraire Pseudonyme, tandis que Pseldonimoff ne veut rien dire du tout !

— Pour cause d’imbécillité ! susurra Akim Pétrovitch.

— De quelle imbécillité voulez-vous parler ?

— De l’imbécillité du peuple russe, Votre Excellence. Elle a fait que ce peuple a pris l’habitude de changer certaines lettres et de prononcer les mots à sa façon. Ainsi il dit : névalide, au heu d’invalide...

— Ah, oui ! très bien ! oui, névalide ! hé, hé, hé !...

— On dit aussi muméro, au lieu de numéro, Votre Excellence, tonna soudain le grand officier qui, depuis longtemps déjà, cherchait une occasion de se distinguer.

— Comment dites-vous ça, muméro ?

— Muméro, au lieu de numéro, Votre Excellence.

— Ah, oui ! muméro, au lieu de numéro... ah, oui... hé, hé, hé !

Et Ivan Iliitch se trouva dans l’obligation de rire à l’intention de l’officier.

Heureux à en mourir de congestion, celui-ci, afin de calmer son émotion, chercha à réparer le désordre imaginaire de son hausse-col.

— On dit encore..., intervint le collaborateur du Brandon.

Mais Son Excellence feignait de ne pas l’entendre, car vraiment elle ne pouvait rire à l’intention de chaque invité.

— Nalgré au lieu de malgré ! insista le collaborateur, visiblement impatienté.

Ivan Iliitch le mesura d’un regard sévère.

— Tu n’as pas fini de l’ennuyer ? chuchota Pseldonimoff.

— Eh bien, quoi ! on ne peut plus causer, dit l’autre, furieux.

Il se tut, se renfrogna et, quittant le cercle des courtisans de Son Excellence, se dirigea vers la chambre-cuisine.

Arrêté sur le seuil, il lança au « satrape » un dernier regard de mépris et, délibérément, entra dans la petite chambre, où l’on avait, dès le début de la fête, disposé à l’usage des danseurs une table recouverte d’un napperon de Jarslav, garnie de deux genres de vodka, de hareng, de caviar et de vin de Xérès. Le cœur rempli de fureur, le journaliste se versait un verre quand, soudain, un étudiant apparut, les cheveux en désordre. C’était le premier danseur de cancan au bal de Pseldonimoff. Le nouvel arrivant, mû, aurait-on dit, par une soif ardente, se précipita sur la carafe de vodka.

— On va commencer, s’écria-t-il précipitamment. Viens voir, je vais faire un solo, les jambes en l’air, et après le souper je risquerai le « poisson »...

Le verre vidé déjà, il s’en versait un autre.

— Elle est épatante, cette Cléopâtre Sémenovna. On peut tout risquer avec elle.

— C’est un rétrograde ! répondit le journaliste qui, d’un air sombre, venait d’avaler son vodka.

— De quel rétrograde veux-tu parler ?

— Du personnage devant qui on a placé la marmelade et les noix. Je te dis que c’est un rétrograde.

— Allons, allons, toi ! fit l’étudiant qui, ayant entendu le signal du quadrille, se précipitait dehors.

Demeuré seul, le journaliste se versa un nouveau verre de vodka. Il était décidé à faire appel à tout son courage ainsi qu’à ses sentiments d’indépendance. Il but, mangea quelques bribes de hareng, et c’est alors que le conseiller d’État effectif Ivan Iliitch Pralinski aurait pu voir se dresser devant lui un ennemi implacable et terrible, dissimulé pour le moment sous la personnalité du collaborateur du Brandon.

Hélas ! le pauvre Ivan Iliitch ne se doutait de rien ! Il ne se doutait même pas qu’un autre événement considérable allait influencer les relations mutuelles entre lui et les invités de M. Pseldonimoff !

Bien qu’Ivan Iliitch eût donné des explications à peu près plausibles sur sa présence à la noce de son subordonné, ces explications n’avaient satisfait personne. Les convives demeuraient toujours dans une sorte de gêne. Quand, soudain, tout changea comme par enchantement. Une simple phrase, lancée par on ne sait qui, calma aussitôt toutes les incertitudes, et les gens de la noce revinrent à leurs rires, hurlements et contorsions, comme si l’hôte inattendu n’était pas dans la salle.

La cause de changement si brusque venait d’une vague insinuation chuchotée : « Le personnage avait... un peu bu », et bien que cette nouvelle parût de prime abord être une effroyable calomnie, elle ne manqua pas de paraître vite vraisemblable. Et tout devint clair. Alors l’assistance s’étant libérée instantanément de toute contrainte, le quadrille vers lequel nous avons vu se précipiter l’étudiant reprit de plus belle.

À ce moment même, Ivan Iliitch s’adressait à la jeune mariée pour lui chuchoter un madrigal bien tourné.

Il ne put cependant le terminer, car son interlocutrice était délibérément accostée par le grand officier qui, s’étant mis sur un genou, l’invita pompeusement à la danse. Elle se dressa aussitôt et s’envola pour se placer dans les rangs des danseurs. L’officier ne s’était pas excusé et Mme Pseldonimoff n’avait point daigné regarder le général et faisait, oh ! horreur ! mine d’être heureuse qu’on la débarrassât d’un gêneur.

Le premier mouvement de stupeur passé, le brave général chercha à excuser la jeune femme.

« Elle est bien dans son droit, se dit-il, d’autant plus que ces pauvres gens sont loin de connaître les lois de la bienséance. »

Puis s’adressant à Pseldonimoff qui, toujours silencieux, s’étirait devant lui comme une corde de violon bien tendue :

— Et toi, frère Porphire, si tu as quelques ordres à donner, ne te gêne pas, va-t’en !...

« Il a vraiment l’air de me surveiller, ce lascar-là », songea-t-il à part lui.

Il faut dire que le spectacle de ce cou démesuré ainsi que de ces yeux continuellement fixés sur lui était devenu insupportable au général. Bref, bien que toutes choses fussent loin d’être comme il eût voulu les voir, le général s’obstinait néanmoins à ne pas vouloir se l’avouer.

 

* * *

 

Le quadrille commença.

— Permettez, Votre Excellence, dit Akim Pétrovitch qui, la bouteille à la main, s’apprêtait respectueusement à emplir la coupe du général.

— Je ne sais... je ne sais vraiment pas !...

Mais déjà Akim Pétrovitch, la figure illuminée par un respect illimité, versait le vin. La coupe de Son Excellence remplie, le petit chef de bureau se recroquevilla et, furtivement, tel un voleur, il s’en versa à lui-même, avec cette différence, cependant, qu’il ne remplit pas sa coupe jusqu’au bord, en témoignage ostentatoire, sans doute, du sentiment de son infériorité.

Assis maintenant auprès de son supérieur, le pauvre vieux était comme une femme en couches.

« De quoi lui faut-il donc parler ?» se demandait-il, anxieux.

Cependant, à tout prix, il fallait distraire Son Excellence, puisque celle-ci lui avait fait l’honneur de l’admettre à ses côtés. Le Champagne servit donc d’issue à cette situation qui paraissait ne pas en comporter. Son Excellence sembla satisfaite, non du Champagne, bien entendu, car celui-ci était tiède et franchement mauvais, mais simplement du délassement moral qu’apportait cette petite cérémonie.

« Le vieux voudrait bien boire, songeait Ivan Iliitch, mais il n’ose pas boire tout seul. Je ne puis pourtant pas l’en empêcher... Il serait même ridicule que cette bouteille restât ainsi entre nous. »

Il goûta donc à la boisson, ce qui, évidemment, était mieux que de rester sans rien faire.

— Je suis venu ici..., débuta-t-il en observant les pauses et les accentuations, je suis venu ici par hasard, pour ainsi dire. Certains, bien entendu, trouveront que... ma place n’est point ici... et qu’il n’est pas convenable de ma part d’assister à une réunion pareille...

Akim Pétrovitch, silencieux, écoutait avec une curiosité timide.

— Mais j’espère que vous comprendrez pourquoi je suis venu ici... J’espère que vous n’allez pas croire que le vin seul m’attire... hé, hé !...

Akim Pétrovitch tenta lui aussi de rire, à l’exemple de Son Excellence. Ne pouvant y arriver, il s’arrêta en chemin, sans trouver la moindre phrase à dire.

— Je suis venu, pour ainsi dire... afin d’encourager... afin de montrer, pour ainsi dire... le but... pour ainsi dire, moral...

L’attitude stupide d’Akim Pétrovitch mettait le général en fureur. Il se sentait prêt à lui en vouloir, quand il s’aperçut que son malheureux interlocuteur baissait les yeux, comme conscient de sa faute. Quelque peu troublé, le général avala une gorgée de Champagne : Akim Pétrovitch, pour sauver la situation, s’empara de la bouteille et remplit encore une fois la coupe de son supérieur.

« Tu possèdes vraiment bien peu de ressources », songea Ivan Iliitch, tout en mesurant son pauvre diable de subordonné d’un regard sévère, mais non dépourvu de compassion.

Akim Pétrovitch, qui sentait monter la colère déguisée du général, se décida définitivement à observer le silence. Ils restèrent ainsi, l’un en face de l’autre, pendant deux minutes, laps de temps qui parut interminable à Akim Pétrovitch.

Disons maintenant quelques mots concernant ce dernier. C’était un homme du genre ancien, calme et craintif comme une poule, élevé dans le respect des supérieurs, et qui ne manquait ni de bonté, ni même de noblesse.

Il était de ces Russes de Pétersbourg, qui, de père en fils, viennent au monde dans la capitale, y poussent et ne la quittent jamais. Ce type spécial de Russe n’a aucune idée de la Russie et ne s’en inquiète point, car tout son intérêt vital réside à Pétersbourg et spécialement à l’endroit où se trouve son bureau. Tous les soucis de ces gens sont limités à une partie de cartes à mise réduite, à l’épicerie du coin qui leur fournit les denrées, et aux appointements qui leur donnent la possibilité de vivre. Des coutumes russes, ils ignorent tout, et quant aux chansons populaires ils n’en connaissent d’habitude qu’une seule : Le Bouleau, et encore parce que celle-ci est jouée perpétuellement sur tous les orgues de Barbarie.

Bref, c’est un type zoologique particulier, calme et soumis, qui se constitua au cours de ces trente-cinq dernières années.

Cependant, Akim Pétrovitch n’était pas un imbécile. Si le général lui avait demandé quelque chose de son ressort, le chef de bureau aurait répondu et soutenu la conversation. Mais il considérait comme une véritable indécence pour un subordonné de répondre à des questions qui ne le regardaient en rien. Le vieux brûlait de curiosité, cependant, sur le véritable motif de la visite de Son Excellence.

S’enfonçant de plus en plus dans un abîme de mélancolie et de distraction, Ivan Iliitch goûtait de plus en plus souvent à sa coupe qui, par les soins dévoués d’Akim Pétrovitch, demeurait sans cesse remplie jusqu’au bord.

Ivan Iliitch, las du silence pesant, chercha donc à s’intéresser aux danses, dont le spectacle accapara bientôt toute son attention.

Elles étaient vraiment gaies : les invités s’adonnaient à la joie dans toute la simplicité de leurs cœurs. Bien que les bons danseurs ne fussent pas nombreux, les maladroits suppléaient à ce manque d’élégance en faisant tant de bruit avec leurs talons qu’on eût pu les prendre pour des maîtres de ballet.

L’officier se distinguait particulièrement : on voyait qu’il aimait les figures de solo, car, resté seul avec sa danseuse au milieu de la salle, il prenait des poses extraordinaires : tantôt, droit comme un poteau indicateur, il se penchait tellement sur le côté que ce mouvement laissait croire à une chute prochaine. Il se redressait cependant aussitôt, au pas suivant, pour se pencher à nouveau de l’autre côté, formant ainsi un angle de 45 degrés avec le parquet.

L’expression de sa figure était des plus sérieuses, et il dansait avec une véritable conviction, propre à étonner tout le monde. Un autre danseur, dont la cargaison de boissons était sans doute complète dès le début de la soirée, s’était endormi auprès de sa dame, de sorte que cette dernière était obligée de danser seule. Un jeune fonctionnaire, cavalier d’une danseuse à écharpe bleue, répétait sans cesse le même tour qu’il considérait évidemment comme très spirituel : restant en arrière de sa dame, il saisissait le voile de sa partenaire et y déposait une dizaine de baisers ; sa cavalière, cependant, semblait ne pas attacher d’importance à cet hommage répété et, majestueusement, accomplissait les rites de la danse.

L’étudiant n’avait pas manqué sa promesse et exécuta le solo, les jambes en l’air, ce qui lui attira l’admiration de toute la société. Bref, le sans-façon régnait !

Ivan Iliitch, qui se trouvait sous l’action généreuse du vin, commençait déjà à sourire, quand il sentit brusquement un doute amer s’introduire dans son âme. Cette aisance qu’il avait appelée de tous ses vœux au moment où les invités reculaient devant lui, cette aisance tournait au sans-gêne !

Et quel sans-gêne, mon Dieu ! Une dame, par exemple, vêtue d’une robe de velours bleu qui, certainement, lui venait de quatrième main, avait épinglé sa robe de façon qu’elle ressemblât à un pantalon.

C’était cette même Cléopâtre Sémenovna, en compagnie de qui on pouvait tout risquer, ainsi que l’avait déclaré l’étudiant.

« Comment tout cela est-il arrivé ? songeait le général, un peu vexé. Ils reculaient, et maintenant les voilà émancipés ! »

Ce changement d’attitude, cette aisance affectueuse vers laquelle tout son être s’était tendu passionnément, lui semblaient maintenant tellement étranges et menaçants que le pauvre dignitaire y devinait presque un présage d’événements beaucoup plus graves. On eût dit que tous ces gens avaient oublié jusqu’à son existence même !

Et cependant, malgré l’incertitude mortelle qui, peu à peu, envahissait son âme, Ivan Iliitch riait et applaudissait.

Akim Pétrovitch souriait respectueusement, à l’unisson de son chef, sans se douter que Son Excellence nourrissait dans son sein un nouveau ver rongeur.

— Très bien, jeune homme ! vous dansez très bien ! cria le général s’adressant à l’étudiant qui passait à ses côtés.

Le danseur se tourna brusquement vers Son Excellence et, faisant une grimace impossible, rapprocha sa figure de celle d’Ivan Iliitch et lança à son nez un joyeux cocorico !

C’en était trop ! À cette plaisanterie un peu exagérée, Ivan Iliitch se leva. Un éclat de rire général l’accueillit, le chant du coq ayant été vraiment bien imité. Quant à la grimace, ça dépassait tout !

Plongé dans la stupéfaction, le général se tenait encore debout, quand Pseldonimoff, accompagné de sa mère, arriva pour lui annoncer que le souper était servi.

— Petit père... Votre Excellence..., disait la vieille en s’inclinant, faites-nous l’insigne honneur... de partager notre modeste repas !...

— Je ne sais vraiment pas... je ne sais vraiment..., bégaya Ivan Iliitch, je ne suis pas venu pour cela... je m’apprêtais à partir.

En effet, le général venait de se jurer qu’il ne resterait pas une minute de plus : il avait même pris son bonnet à la main. Mais... le destin était là... et Ivan Iliitch... resta.

Une minute plus tard, précédé de Pseldonimoff et flanqué de la bonne vieille mère, il conduisait le cortège qui se rendait aux agapes. On l’installa à la place d’honneur et une nouvelle bouteille de Champagne fut posée devant son couvert.

D’un geste, qu’il jugea aussitôt lui-même très étrange, le général s’était emparé d’une bouteille de vodka pour s’en verser un verre. Comme il n’en avait jusqu’ici jamais goûté, Ivan Iliitch, son verre bu, eut une sensation aussi rapide que singulière : il lui sembla qu’il roulait du haut d’une montagne ; se sentant descendre, il voulait se raccrocher à quelque chose, mais il était obligé de s’avouer l’impossibilité pour lui de le faire.

 

* * *

 

La situation du général devenait de plus en plus excentrique. En vérité, Dieu sait ce qu’il était devenu en l’espace d’une heure ! En entrant, il tendait ses bras, non seulement à ses subordonnés, mais, pour ainsi dire, à l’humanité tout entière ; et voilà qu’une heure après toutes les souffrances de son cœur l’obligeaient à détester Pseldonimoff, à le maudire, lui, son épouse et son mariage ! Cette haine, d’ailleurs, semblait partagée, le général le lisait dans les yeux de Pseldonimoff. Le regard navré du malheureux gratte-papier ne disait-il pas : « Que le diable t’emporte, général de malheur ! »

Malgré cette hostilité, pourtant si visible, Ivan Iliitch se serait laissé couper la main plutôt que d’avouer, non seulement tout haut mais encore en lui-même, que sa façon d’agir était effectivement stupide... L’instant des mea culpa n’avait pas encore sonné.

Mais le cœur... le cœur... lui faisait mal : serré, il essayait de s’élancer à l’air libre, aspirant au repos !

Ivan Iliitch qui, au fond, était un brave homme, savait très bien qu’il aurait dû partir il y a longtemps déjà, et non seulement partir, mais se sauver à toutes jambes ! Car il sentait que la réalité différait de ce que lui avaient fait entrevoir les rêves caressés sur le trottoir.

« Pourquoi suis-je donc venu ici ? Ce n’est pourtant pas pour manger et boire ! » se morigénait-il, tout en goûtant des zakouski, représentés en l’occurrence par un filet de hareng.

À la longue, le dignitaire aboutissait même à la négation complète : l’ironie s’insinuait doucement dans son âme ; et son prétendu acte d’héroïsme lui apparaissait maintenant tellement ridicule qu’il finit par ne plus savoir ce qu’il était venu faire en cette maison.

Il fallait sortir, mais comment ?

Qu’allait-on dire de tout cela ? de mauvaises langues ne prétendraient-elles pas qu’il faisait des excursions dans des endroits peu recommandables !

Que dira-t-on demain ? « car tout se sait », susurrait le doute. Que diront Stéphane Nikiforovitch, Semen Ivanovitch, les bureaux, les salons, les Chembel, les Choubine ?

« Je ne peux cependant pas partir avant d’avoir fait comprendre à tout ce monde pourquoi je suis venu, songeait-il pour se justifier devant le tribunal de sa conscience. Je ne peux pas m’en aller avant de leur avoir dévoilé le but moral de ma visite... »

Et le moment pathétique qui n’arrivait point :

« Ils ne me respectent même pas, continuait le malheureux. Pourquoi rient-ils ?... Leur sans-gêne est si grand qu’on les dirait privés de cœur !... Il y a longtemps que je suspecte la génération actuelle de ne pas avoir de cœur !... Et pourtant, il ne faut pas rester ici quoi qu’il arrive !... Mais, qui sait ? Maintenant que les voilà réunis autour de la table, je pourrai peut-être leur parler de questions vitales, de réformes, de la grandeur future de la Russie ?... Serait-il donc impossible de leur insuffler de l’enthousiasme ? Tout n’est peut-être pas perdu encore ?... Et qui sait si, dans la réalité, les choses ne doivent pas se passer ainsi ?...

« Mais, par où commencer ? comment les attirer, les capter ? Que faut-il que j’invente ?... Je m’y perds, mon Dieu, je m’y perds. Que me veulent-ils ? que désirent-ils ? Je vois leurs rires dissimulés... Se moqueraient-ils de moi, mon Dieu ?... Mais qu’est-ce que je veux donc ? pourquoi suis-je ici ? pourquoi ne pas partir ?»

Le général songeait ainsi, tandis qu’une honte profonde, écrasante envahissait peu à peu son cœur.

 

* * *

 

Cependant, les événements impitoyables suivaient leurs cours.

Un quart d’heure ne s’était pas encore écoulé depuis que la société s’était mise à table quand une pensée terrifiante s’imposa soudain au général : le malheureux se rendait parfaitement compte qu’il était effroyablement ivre ; ce n’était pas la griserie de tout à l’heure, légère et riante, mais une ivresse irrémédiable et définitive !

La cause en était ce maudit verre de vodka, qu’il venait d’absorber après le Champagne et qui, tout de suite, avait fait son effet.

Une faiblesse étrange l’anéantissait, il le constatait, et une sueur froide perlait à son front. Il est vrai que son courage augmentait à mesure, mais sa conscience le harcelait toujours, ne cessant de crier : « C’est mal, c’est très mal, et même... ce n’est point du tout comme il faut ! »

Tantôt, c’étaient ses pensées vacillantes qui ne pouvaient se fixer sur un point ; tantôt, il sentait que son être se dédoublait, positivement !

D’un côté, le courage, le désir de vaincre, la volonté de détruire les obstacles, l’assurance désespérée que le but pouvait encore être atteint ; de l’autre, une pénible douleur dans l’âme et des arrêts subits du cœur !

Et, par-dessus, la question terrible qui le torturait sans répit : comment tout cela allait-il finir ? et qu’arriverait-il demain ?

Demain, demain ? toujours ce demain !

Un peu avant, déjà, le général avait cru sentir la présence d’adversaires parmi les invités. Il avait voulu alors écarter ce soupçon : « C’est sans doute que j’étais un peu ivre en arrivant », s’était-il dit.

Mais quelle fut sa terreur, quand, d’après les indiscutables précisions que venaient de lui fournir ses observations, il acquit la certitude d’être entouré d’implacables ennemis !

« Et pourquoi ? pourquoi tout cela ? » se demandait-il, plein de désespoir.

Une trentaine de personnes siégeaient autour de la table : plusieurs, elles aussi, définitivement grises. Quant aux autres invités, ils se distinguaient par une indépendance d’allures qui avait tout à fait mauvais genre ; ils criaient, parlaient tous ensemble, portaient des toasts, bombardaient les dames avec des boulettes de pain.

Dès le début du festin, un personnage plus que louche, vêtu d’une redingote graisseuse, était tombé sous la table, pour y demeurer définitivement.

Un autre manifestait à tout instant des velléités de grimper parmi les plats, afin de prononcer un speech, effort que l’officier contrariait sans cesse en le tirant par les pans de son habit.

Bien que le cuisinier qui avait préparé le souper sortît d’une maison de grand seigneur, le menu était très éclectique : il comportait de la galantine, une langue de bœuf aux pommes de terre, des côtelettes aux petits pois et puis la pièce de choix, l’oie, destinée à couronner l’œuvre. Le blanc-manger ne devait arriver qu’au dessert.

Comme boissons, il y avait de la bière, du vodka et du xérès. Une bouteille de Champagne, placée devant le général, obligeait celui-ci à s’en verser, sans oublier Akim Pétrovitch qui l’avait d’abord servi si largement, mais qui, maintenant, n’osait plus en prendre l’initiative. Pour les toasts, les invités de second ordre disposaient de vin du Caucase.

La table, elle-même, était composée d’une multitude de petites tables, de tous calibres, accotées les unes aux autres. Une table verte complétait le nombre. Tout cela était recouvert de nappes disparates, aux couleurs différentes.

La mère de Pseldonimoff n’avait pas voulu s’asseoir, sous prétexte de s’occuper du service ; mais, en revanche, une malencontreuse figure féminine, que le général n’avait pas encore remarquée, avait fait son apparition : vêtue d’une robe d’un rouge violent, cette femme avait la joue bandée d’un mouchoir d’une propreté douteuse. C’était la maman de la mariée qui, vaincue la haine qu’elle éprouvait à l’égard de Mme Pseldonimoff mère, s’était enfin décidée à quitter sa cachette et à venir au salon à l’occasion du souper.

Cette dame, qui regardait le général d’un air mi-méchant, mi-narquois, semblait craindre qu’on ne voulût la présenter au convive de hasard, lequel, de son côté, trouvait à ce personnage un air suspect. Mme Mammiféroff n’était d’ailleurs pas seule à éveiller la suspicion du dignitaire : d’autres individus, aussi peu sympathiques, inspiraient à Ivan Iliitch des craintes bien marquées. Il n’avait peut-être pas tort, car tous ces gens semblaient tramer un complot contre Son Excellence ! Oh ! le général avait bien fini par s’en rendre compte durant le souper !

Il y avait, notamment, un monsieur pourvu d’une petite barbiche, l’air d’un peintre bohème, qui, pendant le repas, s’était tourné plusieurs fois vers son voisin, lui murmurant quelque chose à l’oreille. Un autre, un étudiant probablement, paraissait non moins suspect, bien que complètement gris.

Quant à l’étudiant qui imitait si bien les cris d’animaux, il n’inspirait, en réalité, qu’une confiance relative, de même que l’officier, en lequel, hélas ! Ivan Iliitch avait un moment placé ses derniers espoirs.

Cependant, la haine la plus marquée se lisait sur la figure du collaborateur du Brandon : sa façon de s’affaisser sur sa chaise, ses regards pleins d’orgueil et de provocation, la désinvolture qu’il affectait, terrorisaient positivement le général.

Bien que les autres invités n’eussent pas l’air d’attacher une bien grande importance à ce personnage qui, entre parenthèses, n’avait jamais placé que quatre vers dans la revue susdite, le général n’était pas du tout rassuré à son égard.

Quand une boulette de pain qui, visiblement, avait été destinée à Ivan Iliitch, tomba à proximité de Son Excellence, celle-ci eût mis sa main au feu que cette familiarité déplacée venait du dangereux journaliste.

On comprendra donc aisément que tout ce que nous venons de dire concernant la société pût influencer d’une façon bien déplorable l’humeur du général.

Au surplus, une nouvelle observation qu’il venait de faire l’avait particulièrement affecté : Ivan Iliitch s’aperçut soudain que sa langue devenait de plus en plus pâteuse, et, même, qu’il éprouvait certaine difficulté à articuler les mots, de sorte que, tout en désirant dire beaucoup de choses, le général était obligé de se taire. De plus, à certains moments, s’oubliant soudain, il se mettait à rire sans savoir pourquoi. Cette dernière disposition d’esprit disparut, cependant, après un nouveau verre de Champagne qu’il avait bu inconsciemment et qui eut pour conséquence directe une irrésistible envie de pleurer.

En proie à une émotion des plus intenses, le dignitaire revint aussitôt à ce grand amour dans lequel il englobait l’univers entier, y compris Pseldonimoff. Ce sentiment démesuré s’étendait bien plus loin encore et, disons-le, n’exceptait même pas le collaborateur du Brandon.

Prêt à embrasser tout le monde, Ivan Iliitch désirait ardemment oublier les offenses et faire la paix ! Non content de cela, il brûlait du désir d’ouvrir son cœur aux invités de Pseldonimoff, pour montrer à tous ces gens la grandeur de sa bonté, la puissance de ses talents et quels services lui, l’éminent homme d’État, pouvait rendre à la patrie.

Le général, en veine d’épanchements, n’aurait pas voulu omettre de parler de ses capacités à amuser et à faire rire les dames, ni, surtout, de son amour pour le progrès. Il se disposait, par la même occasion, à dévoiler son désir de condescendance envers ses inférieurs, ceux-là même qui se trouvaient placés au plus bas de l’échelle sociale, et, pour terminer son discours, il se proposait de dire les motifs qui l’avaient amené chez Pseldonimoff, afin d’y boire du Champagne en honorant de sa présence la noce de ce pauvre subordonné à dix roubles par mois.

— La vérité, la sainte vérité, seule !... C’est par la sincérité que j’arriverai à les convaincre ! Ils me croiront, j’en suis persuadé ! Ils ont beau me regarder avec une certaine inimitié : aussitôt que je leur aurai dit tout ce que je ressens, ils rempliront leurs verres pour boire à ma santé. Suivant la vieille coutume de l’armée, l’officier, ensuite, brisera son verre contre son éperon, et il se peut que, tous, ils se mettent à crier hourra ! hourra ! Je ne serais pas non plus mécontent s’il leur prenait l’envie de me porter en triomphe !... Je poserai un baiser paternel sur le front de la jeune mariée, qui, entre nous, n’est pas sans agrément. Akim Pétrovitch, aussi, me paraît être un homme très bon et bien sympathique. Je suis persuadé que, dans l’avenir, Pseldonimoff lui-même deviendra un homme comme il faut. (Pour le moment, il manque un peu des manières d’un homme du monde...) Il se peut que tous ces invités de la jeune génération ne possèdent pas cette délicatesse de cœur que je voudrais leur reconnaître, mais ils me comprendront. Je leur parlerai du rôle de la Russie parmi les puissances européennes, de la question paysanne aussi, bien entendu. Ils m’écouteront, m’aimeront et je sortirai de cette soirée avec gloire !...

Tous ces rêves étaient très agréables, mais ce qui le fut moins, c’est la découverte inattendue que fit Ivan Iliitch : il n’avait plus le contrôle de sa salive, qui, maintenant, coulait de sa bouche avec incontinence. Sans savoir ni pourquoi ni comment, le général avait pris l’habitude, comme on dit vulgairement, de lancer des postillons. Il s’en était rendu compte juste au moment où il lui arriva d’humecter la joue d’Akim Pétrovitch. Le pauvre diable, que le respect empêchait de s’essuyer, restait là, attendant sans doute une occasion propice pour le faire. Ce que voyant, Ivan Iliitch prit une serviette et, déployant des soins infinis, frotta la joue mouillée de son subordonné ; cet acte aussitôt lui parut stupide et il s’étonna de l’avoir accompli.

Akim Pétrovitch qui, lui aussi, avait bu, demeurait comme échaudé. Ivan Iliitch se rendit compte que, tout en écoutant depuis un quart d’heure les élucubrations de son chef, le malheureux semblait, non seulement confus, mais encore dévoré par la crainte indicible de quelque danger immédiat.

À cette constatation, le général se tourna vers Pseldonimoff qui, assis dans son voisinage immédiat, étirait le cou et, la tête penchée sur le côté, écoutait avec un air renfrogné, tout en paraissant surveiller quelque chose. Mais qui ? Mais quoi ?

Le général, qui n’avait plus rien remarqué d’insolite dans l’attitude des convives, s’aperçut tout d’un coup que les regards se concentraient sur lui et que certains des invités le contemplaient en riant sous cape. Mais le plus étonnant de la chose, ce fut qu’Ivan Iliitch, au lieu de paraître gêné, avala une nouvelle gorgée de Champagne et aussitôt, d’une voix forte, prit la parole en ces termes :

— Je viens de dire à Akim Pétrovitch... je viens de dire à Akim Pétrovitch que la Russie... parfaitement, la Russie... bref, vous comprenez ce que je veux dire... la Russie traverse, et j’en ai la profonde conviction, une crise d’humanitarisme...

— Hu-manitarisme ! cria quelqu’un à l’autre bout de la table.

— Hu-Hu !

— Tu-Tu !

Ivan Iliitch s’arrêta. Pseldonimoff, s’étant levé, se mit à scruter l’assemblée d’un œil sévère pour découvrir l’auteur du trouble. Akim Pétrovitch hocha la tête avec pitié, comme pour confondre les perturbateurs. Le général, qui n’avait pas été sans remarquer ces exclamations saugrenues, garda pendant quelques instants un silence, en une pose de martyr.

— L’humanitarisme ! continua-t-il bientôt, avec une sorte d’entêtement, tout à l’heure, précisément, je l’avais dit à Stéphane Ni-ki-fo-ro-vitch... oui que... la renaissance, pour ainsi dire !

— Votre Excellence, cria la voix au bout de la table.

— Que désirez-vous ? demanda Ivan Iliitch en cherchant à reconnaître la personne qui l’interpellait.

— Ce n’est rien, rien du tout. Votre Excellence, je me suis emporté ; continuez, continuez, s’il vous plaît ! répéta la voix.

Ivan Iliitch, qui sentait une commotion nouvelle le traverser tout entier, continua :

— La renaissance, pour ainsi dire, de toutes ces choses...

— Votre Excellence ! cria encore une fois la voix.

— Que désirez-vous ?

— Bonjour !

Cette fois-ci, Ivan Iliitch n’en put supporter davantage. Il interrompit son discours pour fixer le fauteur de désordre.

C’était un tout jeune homme, assurément ivre. Depuis quelque temps déjà, il ne faisait que crier, cassant des verres et des assiettes, arguant que c’était une coutume indispensable en toute noce qui se respecte. Au moment où Ivan Iliitch se tournait de son côté, l’officier s’occupait à lui faire de sévères remontrances :

— Qu’est-ce que tu as à gueuler ? Veux-tu qu’on te sorte ?

— Ce n’était pas pour vous, Votre Excellence ! pas pour vous ! criait le jeune perturbateur, affalé sur sa chaise, continuez, s.-v.-p., je vous écoute et je suis très content de vous entendre. Continuez ! compliments, compliments !...

— Un gamin ivre, chuchota Pseldonimoff.

— Je vois bien qu’il est ivre, mais...

L’officier cherchait à expliquer :

— C’est arrivé un peu par ma faute, Votre Excellence, car je venais de lui raconter une drôle d’anecdote. Il s’agit là d’un lieutenant de notre régiment qui, dans ses entretiens avec ses supérieurs, usait de procédés que ce gamin a sans doute voulu imiter. À chaque parole que lui adressait un chef, le malheureux répondait : « Compliments, compliments !» C’est à cause de cela même qu’il y a dix ans mon homme fut exclus du service.

— Quel était ce lieutenant ?

— Un lieutenant de mon régiment, Votre Excellence ! Son mot « compliment » était une marotte. On avait commencé par lui faire des remontrances, puis on le mit aux arrêts. Le chef usait envers lui de procédés paternels, lui expliquant l’inconvenance de ses façons, ce à quoi le malheureux répondait par : « Compliments, compliments ! » C’est même un drôle de cas, et bien triste, car c’était un bel officier, qui ne mesurait pas moins de deux mètres. On avait voulu le faire passer au conseil de guerre, mais on finit par découvrir que mon homme était parfaitement fou.

— Gamineries que tout cela ! dit Son Excellence. De mon côté, je suis prêt à pardonner.

— Même que la médecine s’en est occupée, Votre Excellence ! continuait l’officier.

— On l’a donc disséqué ?

— Permettez, Votre Excellence, mais... ce lieutenant... il était tout ce qu’il y a de plus vivant !

Un rire général secoua tous les convives et même ceux qui, jusqu’ici, n’avaient dit mot. Ivan Iliitch devint enragé.

— Messieurs, messieurs ! cria-t-il d’une voix claironnante où ne restait plus trace de bredouillement. Messieurs, je suis encore en état de savoir qu’on ne dissèque pas un être vivant ! Je supposais seulement que l’officier n’était plus de ce monde... c’est-à-dire, qu’il était mort... c’est-à-dire, je veux dire... je veux dire... que vous ne m’aimez pas... et cependant, je vous aime tous, moi... oui, j’aime Porphire... bien que je m’humilie en vous parlant ainsi...

À ce moment, un énorme jet de salive fusa de la bouche d’Ivan Iliitch pour tomber à l’endroit le plus découvert de la nappe. Pseldonimoff se précipita dessus avec sa serviette. Mais ce dernier malheur abattit complètement l’énergie du général.

— Messieurs, c’en est trop, cria-t-il, au comble du désespoir.

— Un homme ivre, reprit Pseldonimoff.

— Porphire, je vois que vous... vous tous... je... et j’espère que vous allez me dire en quoi je me suis abaissé devant vous.

Des sanglots à peine contenus brisaient la voix d’Ivan Iliitch.

Des voix compatissantes et respectueuses cherchèrent à le consoler :

— Votre Excellence ! mais, voyons, Votre Excellence !

— Je m’adresse à toi, Porphire... dis-leur... je suis venu... si je suis venu à cette noce, c’est que j’avais un but... je voulais relever moralement... je voulais qu’on sentît... Que suis-je devenu à vos yeux ?

Un silence de mort ! Un pareil silence, devant une question si catégorique. C’était à n’y pas croire.

« Que faut-il donc dire, dans un moment pareil ? » se demandait-il.

Mais les invités ne faisaient que se regarder entre eux. Akim Pétrovitch restait mi-mort mi-vif, et Pseldonimoff, muet de terreur, se répétait mentalement la question qui, depuis quelque temps déjà, hantait son cerveau :

« Qu’est-ce que je vais prendre, demain ? »

C’est alors que le collaborateur du Brandon qui, depuis longtemps, était demeuré silencieux et morne, se dressa au bout de la table. Le regard en feu, vraie statue de la Vengeance, il se tourna vers Ivan Iliitch, et, comme s’il avait été chargé de répondre au nom de toute l’assemblée :

— Oui, cria-t-il d’une voix tonnante. Oui, vous vous êtes abaissé, et vous voilà démasqué, rétrograde que vous êtes ! Ré-tro-gra-de !

— Ré-tro-gra-de ! répéta-t-il.

— Jeune homme, songez à qui vous parlez ! bredouilla Ivan Iliitch au comble de la fureur.

— À vous ! répondit l’autre. Et d’abord, je ne suis pas un jeune homme, monsieur ! Je ne vous crains pas, et je suis prêt à vous dire votre fait, monsieur ! Vous êtes venu ici jouer la comédie et faire de l’esbroufe. Vous cherchez une popularité de bas aloi !

— Pseldonimoff !... Pseldonimoff !... mais qu’est-ce donc que tout cela ? cria Ivan Iliitch.

L’interpellé, en proie à une terreur sans nom, demeurait pétrifié, ne sachant que faire. Un silence de mort régnait parmi les invités ; eux aussi semblaient atterrés. Seuls, l’artiste et l’étudiant applaudissaient et criaient :

— Bravo !... bravo !...

Fort de cet appui, si mince qu’il fût, le collaborateur du Brandon ne cessait de tonner :

— Oui ! Étant venu faire étalage de votre humanitarisme, vous n’avez su que détruire notre pauvre joie ! Vous vous êtes gorgé de Champagne, sans songer que ce vin coûte bien trop cher pour un fonctionnaire à dix roubles par mois ! J’ajouterai même que, dans mon for intérieur, je vous soupçonne d’être un de ces chefs friands de chair fraîche, un de ces satrapes qui recherchent les jeunes femmes de leurs subordonnés ! Oui... oui, parfaitement... monsieur !

— Pseldonimoff !... Pseldonimoff !... râla Ivan Iliitch.

Désespéré, il tendait les bras vers le malheureux bureaucrate. Chaque parole du journaliste était un coup de poignard dans son cœur.

— Tout de suite, Votre Excellence, n’ayez crainte ! trancha Pseldonimoff, d’une voix devenue subitement énergique.

Ayant dit, le pauvre diable se précipita sur le trouble-fête et, le saisissant au collet, lui fit quitter la table brusquement. On n’aurait jamais pu supposer tant de force physique en un être aussi débile.

Ce prodige s’expliquait facilement, car, si le journaliste était complètement ivre, Pseldonimoff, lui, était bien à jeun. L’incident se termina par quelques coups de poing dans le dos du rédacteur qui, déjà, disparaissait derrière la porte.

— Vous êtes tous des lâches, hurlait-il en guise d’adieu : je ne manquerai pas de vous ridiculiser dans le Brandon.

L’assistance entière se dressa comme un seul homme :

— Votre Excellence ! Votre Excellence ! criaient Pseldonimoff, sa mère, et quelques-uns des invités.

Tous entouraient maintenant le général :

— Calmez-vous, Votre Excellence !

— Non, non, sanglotait M. Pralinski, je suis anéanti... je suis venu ici... j’avais voulu, pour ainsi dire, vous bénir... et pour cela... pour cela...

Son regard suivant la débandade de ses rêves, le général s’écroula sur sa chaise. Il étendit ses deux mains sur la table, laissa tomber sa tête, et sa figure plongea dans l’assiette de blanc-manger.

Nous considérons comme inutile de décrire l’effroi, la stupéfaction, qui, à partir de ce moment, saisirent peu à peu les invités.

Songeant aux malheurs qui venaient de l’accabler, celui qui avait rêvé de transformer la société russe se redressa encore une fois. C’était évidemment pour partir, quitter les lieux où son idéal avait été si cruellement bafoué. Mais, vacillant soudain sur sa base, le général trébucha contre le pied de la chaise et, de tout son long, s’abattit sur le plancher de la maison Pseldonimoff, anciennement Mammiféroff.

Le conseiller d’État ronflait... Ainsi en arrive-t-il généralement aux gens qui n’ont pas l’habitude de boire : ils gardent leur conscience jusqu’au dernier moment et, soudain, tombent comme fauchés.

Ivan Iliitch restait couché, sans connaissance. Devant lui, à moitié mort d’anxiété, se tenait Pseldonimoff, les mains dans ses cheveux fadasses. Un à un, les invités quittaient la pièce, chacun commentant l’événement à sa façon.

 

* * *

 

Il était trois heures du matin...

Les affaires de Pseldonimoff étaient cependant déjà dans un état suffisamment mauvais sans qu’il eût besoin de voir encore les choses tourner ainsi au pire. La vie ancienne du pauvre diable ne pouvait même supporter aucune comparaison avec son état, pourtant peu brillant, de ce jour.

Pendant qu’Ivan Iliitch repose sur le plancher et que Pseldonimoff, pris de désespoir, s’arrache les cheveux, interrompons un instant notre récit pour donner un bref aperçu de la personnalité si malencontreuse du triste marié.

Un mois à peine le séparait des jours sombres, pendant lesquels le malheureux s’était cru définitivement perdu.

Pseldonimoff venait d’une province où son père, qui avait fait du service dans un bureau, était mort au moment où on allait le mettre en accusation.

Après avoir traîné la misère pendant un an à Pétersbourg, le jeune homme, enfin, trouva cette place à dix roubles par mois. Il se sentit régénéré. Il y avait de cela cinq mois à peine. Cette joie cependant n’était pas faite pour durer et Pétrovitch retomba bientôt dans le marasme.

Il n’y avait au monde que deux Pseldonimoff : lui et sa mère, qui venait de quitter sa province à la suite de la mort de son mari, décédé en prison. Elle avait rejoint son fils dans la capitale et tous deux, à partir de ce jour, luttèrent âprement pour ne pas mourir de froid et pour se procurer, trop rarement, des nourritures plus ou moins suspectes. C’est seulement quand le fils eut obtenu sa place qu’ils louèrent une chambre meublée où la vieille allait désormais s’occuper de blanchir le linge de quelques clients d’occasion, cependant que Porphire tentait des économies impossibles afin de s’acheter un manteau d’uniforme et des chaussures.

Combien de misères le malheureux n’avait-il pas supportées dans son bureau, où ses chefs l’abordaient à chaque instant pour lui demander depuis quand il n’avait pas pris de bain ! Et les « on dit » circulaient ! On prétendait que, sous le col de sa tunique, des punaises avaient fait leur nid.

Mais Pseldonimoff avait du caractère. D’aspect taciturne et calme, il ne possédait qu’une instruction très élémentaire et jamais, presque, on ne l’avait entendu parler. Songeait-il à quelque chose, bâtissait-il des plans et des systèmes, rêvait-il à quelque idéal intangible ? Nul n’eût pu le dire.

Nous savons uniquement que son désir instinctif et inconscient de parvenir et de sortir définitivement de l’ornière était comparable à l’entêtement de la fourmi qui, au fur et à mesure qu’on détruit son nid, cherche de nouveau à le reconstruire.

Bref, c’était un être ordonné, méticuleux et casanier. Son front portait la marque de son avenir : on y lisait la ténacité, l’obstination, toutes qualités propres à montrer qu’il arriverait à faire son chemin, qu’il construirait pierre par pierre sa maison. Peut-être même parviendrait-il à mettre quelque argent de côté !

Le seul être sur la terre qui l’entourât de son affection était sa mère. Celle-ci aimait son fils par-dessus tout. Femme d’un caractère dur, travailleuse et infatigable, elle était pour lui bonne et douce. Tous deux, ils eussent vécu ainsi, cinq à six ans, dans leur chambre meublée, jusqu’au changement de leur situation, s’ils n’avaient fait la connaissance d’un nommé Mammiféroff, conseiller titulaire en retraite et ancien trésorier.

Cet homme, qui avait jadis vécu et servi en province, où il avait contracté quelque dette morale envers le père de Pseldonimoff, venait de prendre sa retraite pour s’installer avec sa famille à Pétersbourg. Il avait de l’argent, point de grosses sommes, bien entendu, mais sa situation semblait aisée. Nul au monde, pas même sa femme, ni ses filles, ne savait à combien se montaient les économies du vieux fonctionnaire.

Il était buveur, entêté et d’un caractère tyrannique (sans même parler de la maladie qui le rongeait).

Ayant deux filles, dont une déjà mariée, il lui prit soudain fantaisie de marier la cadette avec Pseldonimoff.

— J’ai connu son père, avait-il dit : c’était un brave homme, et le fils lui ressemble.

Comme il imposait à tous son autorité, tout se fit comme il l’avait désiré.

La conduite du vieux Mammiféroff était singulière : il passait tout son temps dans un fauteuil et, bien que privé de l’usage de ses jambes, il ne cessait de boire, pendant des journées entières, tout en accablant ses familiers d’insultes et de quolibets.

À cet être dur et hargneux, il fallait toujours quelqu’un à martyriser. Afin de contenter cette passion, il entretenait auprès de lui plusieurs parentes : une sœur maladive et querelleuse, deux cousines de sa femme, méchantes et bavardes, ainsi qu’une vieille tante boiteuse, déhanchée, et particulièrement acariâtre.

Ce personnel ne lui suffisant cependant pas, le vieillard hébergeait encore une autre pique-assiette, vieille Allemande russifiée, pourvue d’un talent très utile et bien remarquable : elle récitait d’une façon parfaite les Contes des Mille et une Nuits.

Le plus vif plaisir du vieillard était de maltraiter cette bande de malheureuses, les accablant des mots les plus grossiers, sans que celles-ci, même sa femme, qui paraissait être venue au monde avec un mal de dents, lui répondissent jamais.

Mammiféroff inventait des intrigues, répandait des cancans et des racontars, excitant sans cesse ces femmes les unes contre les autres : sa joie était au comble quand il contemplait les querelles qu’il avait suscitées.

Il se réjouit davantage quand sa fille aînée, devenue veuve d’un officier pauvre, dut se réfugier chez son père avec ses trois enfants. À la vérité, le vieillard détestait les mioches, mais la présence de ceux-ci augmentait le nombre des victimes destinées à ses distractions quotidiennes.

Toute cette horde de femmes méchantes et d’enfants maladifs s’entassait dans la petite maison en bois. Le vieux bourreau dominait tout ce monde où l’on ne mangeait jamais à sa faim : le paralytique était avare et comptait sou par sou, bien qu’il ne se privât pas de boire. On n’y dormait pas non plus, car le vieux était souvent pris d’insomnies et, à tout instant, il fallait le distraire et l’aider à tuer le temps.

Bref, à part le maître, la maison souffrait et maudissait le sort.

C’est alors qu’un hasard malin s’amusa à mettre en présence Pseldonimoff et Mammiféroff. Le maniaque fut frappé de la longueur du nez et de l’air de chien soumis de son futur gendre.

Sa fille cadette, faible et peu avenante, venait justement d’atteindre dix-sept ans. Bien qu’elle eût fréquenté quelque temps une vague école allemande, elle n’en avait tiré que d’infimes connaissances. À sa sortie de l’école, la jeune fille, scrofuleuse et anémique, avait repris sa vie, sous la menace du bâton paternel, dans l’enfer des cancans, des espionnages et des médisances. Elle n’avait jamais eu d’amies, ni fait montre d’une grande intelligence. Mais, depuis longtemps, elle avait grande envie de se marier. Silencieuse et triste devant tout le monde, elle faisait cependant face à sa mère et aux pique-assiette, se révélant, elle aussi, mauvaise et querelleuse, harcelante comme un moustique. Son plaisir, c’était de distribuer des pinçons et des coups aux enfants de sa sœur, de rapporter leurs menus méfaits, larcins de sucre et de pain, ce qui maintenait entre elle et sa sœur un perpétuel état de guerre.

Le père s’était chargé lui-même de la proposer à Pseldonimoff. Si pauvre qu’il fût, le jeune homme demanda quelques jours de réflexion, durant lesquels sa mère et lui hésitèrent longtemps. La proposition ne manquait cependant pas de côtés séduisants : la jeune fille apportait en dot une maison, vieille, il est vrai, mais encore habitable, ainsi qu’une somme de quatre cents roubles, ce qui, pour le jeune homme, équivalait à des économies multiples, échelonnées sur de nombreuses années.

— Pourquoi je prends un homme dans ma maison, me demandez-vous ? s’exclamait le vieillard. Parce que toutes ces femelles commencent à me dégoûter. Je veux aussi devenir le bienfaiteur de Pseldonimoff, pour que celui-ci se soumette à ma volonté. Mais je le fais surtout pour ennuyer ces sacrés cotillons qui s’opposent au mariage. Je veux les contrarier, voilà ! Quant à toi, Porphire, promets-moi que, ma fille devenue ta femme, tu lui taperas dessus avec un bon bâton que je vais te donner. Depuis sa naissance, elle porte sept diables en elle, sept diables qu’il faut chasser à tout prix et, pour ce faire, je te préparerai une bonne trique !

Bien qu’ayant pris sa décision, Pseldonimoff restait silencieux.

Huit jours avant la noce, lui et sa mère furent installés dans la maison, lavés, habillés et chaussés de neuf. Le vieux, qui les protégeait sans doute par esprit de contradiction et parce que le reste de la famille haïssait les intrus, avait donné de l’argent pour célébrer le mariage. La mère de Pseldonimoff lui avait même tellement plu qu’il n’osait pas l’insulter.

Quant au fiancé, huit jours avant son mariage, il fut obligé de danser la cosaque devant son beau-père.

— Assez, lui dit celui-ci, quand la danse fut terminée, j’ai voulu simplement me rendre compte que tu ne t’opposerais pas à ma volonté et que tu plierais devant moi.

La somme que Mammiféroff avait donnée pour l’organisation de la fête était bien minime, mais, en revanche, le vieux avait invité tous les parents et connaissances.

Pseldonimoff, de son côté, n’avait invité que deux personnes : son ami, le collaborateur du Brandon, et Akim Pétrovitch, son chef de bureau, hôte de marque. Le pauvre fiancé savait bien que les préférences de sa future femme allaient à l’officier et qu’elle détestait sincèrement le mari qui lui était imposé. Mais il supportait tout, car il se sentait tenu par la promesse qu’il avait faite à sa mère.

La journée du mariage fut tout entière remplie par les cris et les injures du vieillard, ivre dès le matin.

À l’approche du soir, toute la famille s’était réfugiée dans les pièces éloignées, où régnait une odeur pestilentielle, cependant que les pièces situées sur le devant étaient réservées aux repas et aux danses. Enfin, vers les onze heures, le vieillard s’étant endormi, la mère de la fiancée sentit s’apaiser sa colère ; d’humeur plus supportable, elle sortit de ses appartements et s’en alla rejoindre les soupeurs.

L’arrivée d’Ivan Iliitch avait tout bouleversé.

La Mammiféroff, toute confuse, prit ombrage parce qu’on ne l’avait pas avertie de la visite du général. Bien que son gendre lui eût assuré que Son Excellence était arrivée à l’improviste et sans être invitée, elle n’en voulut rien croire, stupidement entêtée.

L’affaire du Champagne fut une grande affaire : la mère de Pseldonimoff ne possédait qu’un rouble, tandis que le marié n’avait plus un kopeck. Force fut donc au pauvre garçon d’aller supplier sa belle-mère, pour qu’elle payât une bouteille d’abord, et une seconde ensuite, faisant miroiter aux yeux de la vieille les avantages à retirer en ce qui concernait sa carrière administrative. Mais, avant d’accéder à ses prières, la belle-mère se vengea en faisant boire à Pseldonimoff une telle coupe de fiel que le pauvre diable, tremblant de colère rentrée, s’était à plusieurs reprises jeté sur le lit destiné à ses futures joies conjugales tout en s’arrachant des poignées de cheveux.

Oh ! si Ivan Iliitch avait pu se rendre compte de ce qu’avaient coûté les deux bouteilles de Jackson qu’il avait bues dans la soirée !

Mais quelle fut aussi la terreur de Pseldonimoff quand il constata que l’affaire se terminait d’une façon aussi imprévue ! Il avait devant lui la perspective d’une nuit remplie des cris et des reproches de toute une famille d’imbéciles. Déjà, par avance, la tête lui faisait mal et ses yeux s’emplissaient de ténèbres.

Et voilà qu’il lui fallait, à trois heures du matin, chercher un médecin et un landau pour transporter le dignitaire à son domicile, car un personnage de cette importance ne pouvait, vous le comprenez bien, être promené dans un vulgaire fiacre.

Mais où prendre de l’argent pour louer la voiture ? La vieille Mammiféroff, furieuse de ce que le général ne lui avait pas adressé la parole de toute la soirée, refusa carrément, déclarant qu’elle n’avait pas un kopeck, et peut-être au surplus disait-elle vrai !

Où aller, où trouver l’argent ? N’y avait-il pas de quoi s’arracher les cheveux ?

 

* * *

 

Durant qu’on desservait les tables et qu’on rangeait un peu la maison, on transporta Ivan Iliitch sur un petit sofa recouvert de cuir.

Le malheureux Pseldonimoff courait cependant, de pièce en pièce, en quête de quelque monnaie. Il avait essayé, mais en vain, d’emprunter aux servantes. Il s’était même risqué à solliciter Akim Pétrovitch, demeuré là après les autres invités ; mais le chef de bureau, bien que brave homme et serviable, resta confus, gêné par cette demande inattendue, et se mit à bredouiller d’incompréhensibles excuses :

— Un autre jour, je ne dis pas... ce serait avec plaisir, mais, maintenant, veuillez m’excuser...

Et, saisissant son bonnet de fourrure, il s’enfuit en courant.

Le bon jeune homme qui, dans la soirée, avait parlé de la Clef des Songes, lui aussi était resté un peu plus longtemps que les autres et prenait une part visible au malheur des Pseldonimoff. Tout intimidé, il s’offrit de tout son être dans son grand désir de se rendre utile.

Tous les trois : la mère, Pseldonimoff et le jeune homme, décidèrent, en conseil, de ne pas déranger un médecin, sous prétexte qu’il valait mieux transporter le malade très vite chez lui.

En attendant, on employa des moyens de fortune : compresses d’eau froide sur les tempes, glace sur le crâne, etc. Ce fut le rôle de la mère de Pseldonimoff, tandis que le jeune homme courait chercher une voiture.

Mais les fiacres étaient déjà rentrés aux remises ; il était difficile à pareille heure de trouver quoi que ce fût. Il lui fallut aller dans les faubourgs pour réveiller un cocher. On marchanda ; une course dans ces conditions, ça valait au moins cinq roubles. On se mit enfin d’accord à trois roubles.

Mais quand, vers les quatre heures du matin, le jeune homme arriva devant le domicile des Pseldonimoff, ceux-ci avaient depuis longtemps changé d’avis ; de toute évidence Ivan Iliitch n’était pas transportable : il geignait et se débattait sur sa couche.

« Qu’allons-nous devenir ?» se demandait Pseldonimoff, qui, définitivement, perdait courage.

Et que faire ?... Une nouvelle question surgissait : si le malade devait demeurer là, où le placer ? La maison entière ne possédait que deux lits ; l’un où couchait le Mammiféroff, avec son épouse ; le second, nouvellement acquis, en beau noyer ciré, destiné aux jeunes époux.

Les autres habitants de la maison couchaient par terre, sur des édredons vieux et malodorants, en nombre limité. Le cas échéant, on pouvait encore arriver à en trouver un, mais où le mettre ?

On ne pouvait installer le lit du général qu’au salon, pièce la plus éloignée de l’antre familial et qui possédait une entrée particulière. Mais sur quoi placer l’édredon ? Sur des chaises ? C’était impossible : c’est une couchette bonne tout au plus pour des lycéens venant passer le samedi et le dimanche dans leur famille. Un personnage tel qu’Ivan Iliitch ne pouvait s’en contenter et Pseldonimoff se refusait même à envisager cette idée. Il ne restait qu’une solution : transporter le dignitaire sur le lit nuptial, dressé dans une petite chambre près de la salle à manger.

Ce lit, nouvellement acheté, comme nous l’avons dit, supportait un matelas neuf, quatre oreillers dans des taies roses ornées de ruches ; il était surmonté d’un dais fixé sur des tringles dorées. Bref, un meuble impeccable, et les invités, qui avaient auparavant tous défilé par là, ne tarissaient pas de compliments sur l’arrangement de la couche.

La nouvelle mariée, bien que détestant Pseldonimoff, n’avait pas manqué de faire des incursions furtives dans cette pièce. Quelle fut donc sa fureur quand elle apprit que sa couche nuptiale allait être souillée par un malade atteint d’une sorte de cholérine.

Sa chère maman avait pris aussitôt sa défense, se répandant en injures et menaçant de tout dire à son digne époux. Mais Pseldonimoff resta inflexible et Ivan Iliitch fut installé dans la petite chambre, cependant que les jeunes mariés devaient se contenter d’un lit qu’on improvisa dans la salle à manger au moyen de chaises accotées.

La petite épouse éclata en sanglots, mais n’osa point rentrer en révolte ouverte : elle connaissait bien l’existence du bâton paternel et savait que, le lendemain, papa ne manquerait point de demander un compte rendu détaillé de la soirée. Sa consolation fut qu’on agrémenta le lit de fortune d’une belle couverture rose et d’oreillers ornés de ruches.

À ce moment, le jeune homme arrivait enfin avec sa voiture : apprenant qu’on n’en avait plus besoin, il était devenu tout blême. Tout retombait donc sur sa tête, à lui qui, de sa vie, n’avait possédé vingt kopecks, car Pseldonimoff venait d’avouer son manque d’argent ! Les discussions avec le cocher ne servirent à rien ; il voulait être payé, cet homme, et déjà commençait à taper dans les volets. Je ne sais trop comment cela se termina. J’ai entendu dire que le jeune homme, resté prisonnier dans la voiture, s’en fut vers le faubourg de Pieski où il espérait trouver un étudiant de ses amis qui, peut-être, pourrait lui prêter quelque petite somme.

Il était cinq heures quand les deux mariés restèrent enfin seuls.

La pauvre vieille Mme Pseldonimoff s’étant offerte à veiller le malade s’allongea donc sur un tapis défraîchi et se recouvrit de sa maigre fourrure. Elle ne put cependant s’endormir, car elle était obligée de se lever à chaque instant à cause de la terrible diarrhée qui s’était déclarée chez Ivan Iliitch. Femme généreuse et forte, elle déshabilla le dignitaire, le coucha, le traitant comme son propre fils, et, de la nuit, ne cessa de courir de la chambre au corridor et du corridor à la chambre. Cependant les malheurs de cette nuit ne devaient point en rester là.

Il ne s’était point encore passe dix minutes depuis qu’on avait enfermé les jeunes mariés dans leur chambre qu’un cri perçant se fit entendre, non pas joyeux, mais plutôt angoissé.

 

* * *

 

Aussitôt, un bruit terrible, un craquement, un vacarme de chaises renversées et, en un instant, la chambre nuptiale fut envahie par une foule de femmes hurlantes, vêtues de déshabillés les plus divers. C’étaient la mère de la jeune mariée, sa sœur aînée, qui avait à cette occasion abandonné ses enfants malades, ses trois tantes, et même celle qui avait une côte cassée. La cuisinière arrivait aussi, suivie de près par la vieille Allemande dont le métier consistait à raconter les histoires des Mille et une Nuits. Bien qu’on lui eût retiré son édredon, le meilleur de la maison, et qui constituait tout son avoir, elle s’amenait sans rancune. Toutes ces estimables commères qui, depuis un quart d’heure guettaient à la serrure, étaient dévorées d’une curiosité malsaine.

Soudain, quelqu’un ayant fait la lumière, un spectacle inattendu s’offrit aux yeux : les chaises accotées, ne pouvant supporter le double poids, venaient de céder et l’édredon reposait par terre. La jeune mariée pleurnichait et bouillait de colère, se sentant vraiment offensée. Pseldonimoff, absolument anéanti, se tenait dans la pose d’un criminel pris sur le fait. Il n’essayait même point de réagir, insensible, aurait-on dit, aux cris et hurlements qui venaient l’accabler.

Ce vacarme attira enfin la mère de Pseldonimoff, mais, cette fois, ce fut la belle-mère qui eut le dessus. Elle commença par accabler Pseldonimoff, hébété, de reproches aussi étranges qu’injustes : « Quel époux faites-vous donc ? À quoi êtes-vous bon après cela ? etc., etc. », et, saisissant la main de sa fille, elle l’entraîna dans sa chambre tout promettant de conter au père, qui ne manquerait pas d’en être courroucé, les raisons qui l’avaient fait agir de la sorte. Le reste de la société les suivit en branlant la tête et poussant des « ah ! » de découragement. Pseldonimoff resta donc seul avec sa mère, qui cherchait à le consoler ; mais il la renvoya bientôt. D’ailleurs, vous auriez pu essayer en vain toutes les consolations.

Il gagna le canapé et, plongé dans de mornes réflexions, resta longtemps ainsi, vêtu seulement de l’indispensable linge et pieds nus. Les pensées s’entrechoquaient dans sa malheureuse tête. Par moment, il laissait tomber un regard machinal sur la pièce où, peu d’heures avant, se démenait la foule enragée des danseurs, et qui restait encore tout imprégnée de l’odeur du tabac. Les mégots et les enveloppes de bonbons couvraient toujours le sol humide et sale. La ruine de la couche nuptiale et les chaises renversées représentaient, pour le pauvre garçon, la vanité des espoirs et des rêves d’ici-bas ! Il resta ainsi plus d’une heure. Des rêveries lourdes hantaient son cerveau. Par exemple : Qu’est-ce qui l’attendait à son bureau ? Il comprenait parfaitement qu’il lui faudrait changer de service, car après ce qui venait de se passer, il ne pouvait rester dans le bureau du général. Le souvenir de Mammiféroff vint aussi l’importuner : le beau-père ne lui ferait-il pas danser la cosaque à seule fin de se convaincre ? Puis, ce fut la pensée terrifiante que ce dernier n’avait jusqu’ici donné que cinquante roubles qui, maintenant, étaient dépensés ; il n’avait plus reparlé des quatre cents autres roubles de la dot. Pseldonimoff ne possédait non plus aucun droit de propriété sur la maison. Puis, songeant aussi à sa femme qui venait de l’abandonner dans le moment le plus critique de son existence, le malheureux revoyait l’officier qui se mettait à genoux devant son épouse ; il s’en était aperçu, non sans un sentiment de colère rentrée. Enfin il pensa aux sept diables qui, selon les affirmations paternelles, résidaient dans sa jeune épouse, et qu’il lui faudrait chasser avec le bâton préparé à cette fin par le vieux Mammiféroff.

Naturellement, il se croyait de taille à supporter bien des avanies, mais, réellement, le sort n’était-il point trop féroce envers lui, l’accablant ainsi, par surprise, comme pour mieux anéantir ses dernières forces ?

Et Pseldonimoff se désolait, remâchant ses malheurs cependant que le bout de bougie agonisait sur la table ; la vague lumière, découpant le profil du triste abandonné, projetait son ombre sur le mur où se dessinait un être immense, au nez recourbé, au long cou, aux deux mèches formant cornes.

La fraîcheur du matin le fit trembler. Morne et las, il se leva, regagna l’édredon tassé entre les chaises renversées, et, sans rien réparer du désordre, il s’allongea dessus sans mettre même un oreiller sous la tête.

Un sommeil de plomb l’envahit, et il sombra dans l’inconscience avec le fatalisme d’un condamné à mort.

 

* * *

 

D’un autre côté, à quoi pourrons-nous comparer la nuit qu’Ivan Iliitch venait de passer sur la couche nuptiale ?

Les maux de tête, les vomissements, et d’autres accès plus désagréables encore n’avaient cessé de le torturer. Il endurait le martyre de l’enfer. Les éclairs qui, de temps en temps, traversaient son cerveau, lui montraient de tels abîmes de terreur, des tableaux si abjects et si ténébreux, qu’il eût mieux valu pour lui ne plus jamais se réveiller. Du reste, tout cela s’entremêlait dans sa tête. Il reconnaissait pourtant la mère de Pseldonimoff. Il entendait ses encouragements : — Souffrez un peu, mon petit pigeonneau. Souffrez, petit frère, cela va se passer.

Il la reconnaissait, sans comprendre cependant pourquoi cette femme se trouvait à son chevet.

Des fantômes étranges surgissaient sans cesse : le plus souvent, c’était Semen Ivanovitch, puis, aussitôt, en regardant plus attentivement, le général reconnaissait le nez de Pseldonimoff. L’artiste, l’officier, la femme à la joue bandée dansaient une sarabande échevelée devant ses yeux.

Mais ce qui l’intriguait le plus, c’était l’anneau doré du ciel de lit au-dessus de sa tête : tout en le voyant distinctement briller dans la lueur tremblotante du bout de bougie, le malade ne pouvait se rendre compte de ce que c’était, ni de ce que cette chose étrange faisait là-haut. Il questionna plusieurs fois la vieille, mais sans doute ne s’exprimait-il pas de façon suffisamment claire, car elle ne put jamais arriver à le comprendre.

À l’approche du matin, les accès s’arrêtèrent et il s’endormit sans rêves, une heure durant...

Quand il s’éveilla, en pleine conscience, il sentit une douleur vrillante dans la tête ainsi qu’un goût nauséeux dans la bouche ; sa langue lui semblait être un bout de chiffon.

Dressé sur le lit, il jetait autour de lui des regards étonnés. La pâle lumière du jour naissant, traversant les fentes des volets, tremblait sur le mur. Il ne devait pas être loin de sept heures.

Quand il eut enfin la notion exacte de ce qui s’était passé, quand il se rappela toutes les aventures qui avaient agrémenté le souper, son action héroïque manquée et son discours à table ; quand, avec toute la netteté possible, il envisagea les conséquences de son équipée ; quand, enfin, il vit l’état dans lequel il avait mis la couche nuptiale de son malheureux subordonné, c’est alors, alors seulement, que la honte et la terreur le saisirent. Il poussa un cri et, se voilant la face, tomba dans les oreillers. Tout près de lui, sur la chaise, reposaient sa fourrure, son bonnet et ses gants jaunes. L’idée de disparaître lui vint aussitôt, mais la porte déjà s’ouvrait, et la vieille Pseldonimoff entra, portant une cuvette de terre entre ses bras et une serviette sur l’épaule. Elle posa le récipient sur la table de toilette et, sans autre discours, enjoignit au malade de se débarbouiller. — Allons, petit père, tu ne peux pas sortir d’ici sans te laver.

Ivan Iliitch comprit que, s’il y avait un être devant lequel il n’eût pas à rougir, c’était bien cette bonne vieille. Il se rafraîchit donc la figure.

Longtemps après, dans ces heures difficiles de l’existence où remontent les reproches de la conscience, le général se rappelait cette ambiance de son réveil : le pot de faïence, la cuvette en terre remplie d’eau froide dans laquelle nageaient quelques glaçons, la savonnette ovale et entourée de papier rose, valant bien quinze kopecks environ, sans doute achetée pour les jeunes mariés, et qu’il avait été obligé d’entamer...

L’eau froide lui ayant rafraîchi les idées, il s’essuya, puis sans même remercier son infirmière, il prit son bonnet, jeta sa fourrure sur ses épaules et s’enfonça dans le corridor. Il traversa une pièce inconnue dans laquelle la cuisinière, encore enfouie dans sa couche, se dressait pour lui jeter un regard curieux. Il arriva enfin dans la rue et, appelant un fiacre qui passait, sauta vivement dans la voiture. La matinée était froide, un brouillard jaunâtre voilait les maisons. Ivan Iliitch releva son col : il pensait que tout le monde le reconnaissait et lui reprochait sa conduite.

 

* * *

 

Pendant huit jours, il ne sortit pas de chez lui, n’allant pas même à son bureau. Malade, plus moralement que physiquement, cette semaine lui avait donné un avant-goût de l’enfer : nul doute que ces souffrances lui fussent comptées dans l’autre monde !

À certains moments, il songeait délibérément à entrer au couvent et, son imagination vagabondant, il entendait des chants étouffés et comme souterrains, il voyait une tombe ouverte, la vie dans une cellule isolée des ermitages, au fond des forêts ; mais, secouant la hantise, il s’avouait que toutes ces rêveries n’étaient que des exagérations morbides dont aussitôt il avait honte.

D’autres fois, c’étaient des accès de regrets ; il croyait son existence manquée ; après, l’âme un peu plus lucide, il luttait contre cette emprise et essayait de chasser ces répugnants souvenirs.

Puis, à nouveau, d’autres images venaient défiler dans son cerveau. Que dira-t-on, quand il entrera dans le bureau ? Des murmures ironiques ne le persécuteront-ils pas pendant l’année entière, pendant dix ans, et même pendant toute son existence ?

Cette idée le rendait pusillanime ; il était prêt à courir chez Semen Ivanovitch et, après lui avoir demandé pardon, à le supplier de lui rendre son amitié. Quant à lui, il ne cherchait plus à se disculper. Il s’accusait, ne se trouvait aucune excuse et, simplement, s’abîmait dans la honte de lui-même.

Il pensait parfois à donner sa démission pour finir sa vie dans l’éloignement du monde, au service duquel il avait voulu se consacrer. En tout cas, il était décidé à renouveler son cercle d’amis et connaissances, pour effacer chez les anciens jusqu’à son souvenir même. Mais, aussitôt, il trouvait stupide cette dernière solution et se disait qu’une grande sévérité à l’égard de ses subordonnés finirait bien par éteindre toute mémoire de cette affaire. Cette pensée lui donnait de l’espoir et des forces.

Enfin, après huit  jours  de  souffrances et de doutes, ne pouvant plus supporter cette angoisse de l’inconnu, il se rendit un beau matin à son bureau.

Naguère, restant à la maison, il avait cherché mille fois à se représenter cette rentrée : la terreur le reprenait des murmures suspects, des figures allongées et faussement indifférentes, des sourires douteux qui allaient le saluer.

Quel fut donc son étonnement de ne rien voir de tout cela ! L’accueil fut très respectueux ; on le salua très bas ; tout le monde était sérieux et très occupé ; et, le cœur plein de joie, le général gagna son cabinet particulier.

Il se remit tout de suite aux affaires, avec tout le sérieux que comportait son grade ; il écouta des rapports, des explications, dicta des résolutions. Il sentait que jamais, jusqu’ici, il n’avait pris de décisions aussi intelligentes que ce matin-là. Il voyait qu’on était content de son retour, qu’on le respectait, qu’on s’adressait à lui avec une grande déférence. En vérité, la susceptibilité la plus chatouilleuse n’aurait rien pu découvrir. Tout marchait admirablement.

Le général reçut enfin Akim Pétrovitch, qui s’amena avec un gros tas de papiers ; son apparition piqua Ivan Iliitch au cœur, mais cela ne dura qu’un instant. Il travailla avec son chef de bureau, parla sérieusement, lui indiqua diverses façons de procéder. La seule remarque qu’il fit c’est que, s’il sentait le désir d’éviter le regard de son subordonné, celui-ci, lui-même, semblait chercher sans cesse à esquiver le sien.

Ayant terminé son rapport, le vieux fonctionnaire rassembla ses papiers.

— J’ai encore une demande, débita-t-il d’un ton plus sec ; le fonctionnaire Pseldonimoff sollicite son transfert dans un autre bureau... Son Excellence Semen Ivanovitch a bien voulu lui promettre une place. Aussi désire-t-il l’aimable approbation de Votre Excellence.

— Ah ! il demande à permuter ! dit Ivan Iliitch.

Le général sentit que son cœur était soulagé d’un poids énorme. Il leva les yeux sur Akim Pétrovitch et, pour le première fois, leurs regards se rencontrèrent.

— Bon ! de mon côté, je m’emploierai... je suis prêt à lui accorder mon autorisation.

Il était visible qu’Akim Pétrovitch ne cherchait plus qu’une chose : fuir au plus vite, mais déjà Ivan Iliitch voulait montrer la noblesse de son caractère et surtout, sans doute, éclaircir définitivement la situation.

Il lança au vieux fonctionnaire un regard plein d’une signification profonde.

— Transmettez-lui... transmettez à Pseldonimoff l’assurance que je ne lui veux pas de mal... que je ne lui en veux nullement !... bien au contraire, que je suis prêt à oublier le passé... oublier tout... tout !..,

Mais l’effet de cette harangue fut tout autre que ne l’avait supposé Ivan Iliitch : Akim Pétrovitch qui, jusqu’ici, avait paru être un homme raisonnable, semblait changé maintenant en un parfait imbécile : au lieu d’écouter, il rougit jusqu’à l’invraisemblance et, faisant force petits saluts, autant dire inconvenants, il cherchait, en marchant à reculons, à gagner la sortie. Tout son aspect exprimait le désir de se cacher sous terre, ou plutôt de se réfugier dans son bureau.

Resté seul, Ivan Iliitch se leva, pris d’un trouble indicible. Il se regarda dans la glace et ne se reconnut point.

— Non ! il n’y a que la sévérité, la sévérité, la sévérité, disait-il dans un murmure presque inconscient.

Une rougeur subite envahit son visage. Une honte, une gêne lourde le crispait tout entier, une gêne plus forte que celle dont il avait senti l’emprise durant ses huit jours de maladie.

— Je n’ai donc pas encore assez souffert ! se dit-il en tombant dans son fauteuil.


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 26 février 2011.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Il y avait en Russie quatorze classes de fonctionnaires, chacune d’elles correspondant à un grade dans l’armée. Les trois plus hautes classes étaient assimilées aux grades de généraux, ce qui valait à leurs membres l’appellation d’ « Excellence ».

[2] On appelait, en Russie, les plaques des ordres : étoiles.

[3] Vanka, diminutif d’Ivan, sobriquet donné aux cochers de fiacre.