LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Fyodor Dostoïevski

(Достоевский Фёдор Михайлович)

1821 – 1881

 

 

 

 

NIÉTOTCHKA NEZVANOVA

(Неточка Незванова)

 

 

 

1849

 

 

 

 

 


Traduction de J.-W. Bienstock, parue dans le Mercure de France, 1916-1917.

 

 

 

 


TABLE

I

II

III

IV

V

VI

VII

 

I

Je ne me rappelle pas mon père ; il mourut quand j’avais deux ans. Ma mère se remaria. Ce second mariage, quoique contracté par amour, fut pour elle la source de bien des douleurs. Mon beau-père était musicien… Sa destinée fut des plus extraordinaires. C’était l’homme le plus étrange et le plus délicieux que j’aie jamais connu. Son influence sur mes premières impressions d’enfant a été si forte qu’elle a marqué de son empreinte toute ma vie. Pour que mon récit soit compréhensible, je commencerai, tout d’abord, par donner sa biographie. Tout ce que je dirai de lui, je l’ai appris plus tard, par le célèbre violoniste B… qui fut le camarade et l’ami très intime de mon beau-père, dans sa jeunesse.

Mon beau-père s’appelait Efimov. Il était né dans un village appartenant à un opulent propriétaire. Il était le fils d’un très pauvre musicien qui, après de longs voyages, s’était fixé sur les terres de ce propriétaire et s’était engagé dans son orchestre. Ce propriétaire, qui vivait très luxueusement, aimait par-dessus tout et passionnément la musique.

On raconte que cet homme qui ne quittait jamais ses terres, même pour aller à Moscou, décida tout à coup, un jour, de se rendre dans une ville d’eau de l’étranger, pour quelques semaines, dans le but unique d’entendre un célèbre violoniste qui, au dire des journaux, devait y donner trois concerts. Lui-même possédait un assez bon orchestre, à l’entretien duquel il consacrait presque tous ses revenus. Mon beau-père entra dans cet orchestre comme clarinettiste. Il avait vingt-deux ans quand il fit la connaissance d’un homme étrange.

Dans le même district vivait un comte, qui avait été jadis à la tête d’une grosse fortune, mais que ruinait la manie d’avoir un théâtre. Il lui arriva d’avoir à renvoyer, pour sa mauvaise conduite, son chef d’orchestre, d’origine italienne. Ce chef d’orchestre était, en effet, un triste individu. À peine privé de son emploi, il perdit aussitôt toute retenue ; il se mit à fréquenter les débits de la ville, à boire ; il en arriva même à mendier, et il lui devint désormais impossible de trouver à se placer dans la province. C’est avec cet homme que mon beau-père se lia d’amitié. Cette camaraderie paraissait aussi inexplicable qu’extraordinaire, car personne ne remarquait le moindre changement de conduite chez mon beau-père par suite de l’exemple de son compagnon, si bien que le propriétaire, qui d’abord lui avait défendu de fréquenter l’Italien, en était venu à fermer les yeux sur leur amitié.

Enfin, le chef d’orchestre mourut subitement. Les paysans trouvèrent, un matin, son cadavre dans un fossé, près d’un barrage. On ouvrit une enquête, dont le résultat fut que l’Italien était mort d’apoplexie.

Tout ce qu’il possédait se trouvait chez mon beau-père, qui présenta aussitôt la preuve de son droit indiscutable à l’héritage : le défunt avait laissé un papier déclarant qu’en cas de décès Efimov était son seul héritier. L’héritage se composait d’un habit noir, que le défunt conservait comme la prunelle de ses yeux, parce qu’il gardait toujours l’espoir de trouver une nouvelle place, et d’un violon, d’apparence assez ordinaire. Personne ne contesta cet héritage. Mais quelque temps après, le propriétaire recevait la visite du premier violoniste du comte porteur d’une lettre de celui-ci. Dans cette lettre, le comte, priait, suppliait Efimov de lui vendre le violon que lui avait laissé l’Italien, car il désirait vivement acquérir l’instrument pour son orchestre. Il en offrait trois mille roubles et ajoutait qu’il avait déjà envoyé chercher Egor Efimov pour conclure ce marché personnellement avec lui mais que celui-ci refusait obstinément de se rendre à son invitation. Le comte disait en terminant que la somme qu’il proposait représentait le prix réel du violon et que dans l’obstination d’Efimov il voyait quelque chose d’offensant pour lui : le soupçon du désir de profiter de sa simplicité et de son ignorance. C’est pourquoi il demandait au propriétaire d’intervenir.

Le propriétaire fit aussitôt mander mon beau-père.

— Pourquoi ne veux-tu pas vendre ton violon ? lui demanda-t-il. Tu n’en as pas besoin… On te propose trois mille roubles ; c’est un beau prix, et tu n’es qu’un sot si tu penses qu’on t’en donnera davantage. Le comte n’a pas l’intention de te tromper.

Efimov répondit qu’il ne se rendrait pas de sa propre volonté chez le comte, que si son maître l’y envoyait il obéirait à son ordre, mais qu’il ne vendrait pas son violon au comte ; que si on se proposait de le lui prendre de force, là encore son maître était libre.

Cette réponse toucha le maître à son point le plus sensible. Il se flattait, en effet, de savoir se conduire envers ses musiciens, qui tous, disait-il, sans exception, étaient de véritables artistes, grâce à qui son orchestre non seulement était meilleur que celui du comte, mais pouvait rivaliser avec celui de la capitale.

— Bon, répondit le propriétaire, je ferai savoir au comte que tu ne veux pas vendre ton violon, que tu n’as aucun désir de le vendre ; car c’est ton droit absolu de le vendre ou de ne pas le vendre ; comprends-tu ? Mais permets-moi de te demander quel besoin tu as de ce violon. Ton instrument à toi, c’est la clarinette, dont tu joues, au reste, assez mal. Cède-moi le violon, je te donnerai les trois mille. (Qui aurait pu se douter que c’était un instrument d’une telle valeur !)

Efimov sourit.

— Non, monsieur, je ne vous le vendrai pas, répondit-il. Sans doute, vous avez le pouvoir…

— Mais est-ce que je te persécute ? Est-ce que je te contrains ? s’écria le seigneur hors de lui, d’autant plus que cette discussion avait lieu en présence du violoniste du comte, qui pouvait conclure, d’après cette scène, que le sort des musiciens du propriétaire était peu enviable. Va-t’en tout de suite, ingrat, que je ne te voie plus ! Qu’aurais-tu fait sans moi, avec ta clarinette, dont tu ne sais pas jouer !… Chez moi, tu es nourri, habillé, entretenu ; tu reçois des appointements, tu es un artiste, et tu ne veux pas le comprendre, tu ne veux pas ! Va-t’en, et ne m’énerve pas davantage par ta présence !

Le propriétaire chassait toujours de devant ses yeux ceux contre qui il se mettait en colère, car il craignait de ne pas rester maître de lui ; or, pour rien au monde il n’eût voulu se comporter trop violemment envers « un artiste », comme il appelait tous ses exécutants.

Le marché ne fut donc pas conclu et l’incident semblait ainsi terminé, quand, tout à coup, un mois après, le violoniste du comte souleva une affaire très grave. Sous sa propre responsabilité il porta contre mon beau-père une dénonciation, où il tentait d’établir que mon beau-père était l’auteur de la mort de l’Italien, qu’il aurait assassiné dans un but de lucre, afin de se rendre possesseur du riche héritage. Le dénonciateur déclarait que le testament avait été écrit par contrainte et se faisait fort de produire des témoins pour soutenir son accusation.

Ni les supplications, ni les exhortations du comte et du propriétaire, qui intercédèrent pour mon beau-père, ne purent décider le violoniste à renoncer à son accusation. On lui fit valoir que l’examen médical, auquel avait été soumis le corps du défunt chef d’orchestre, était tout à fait en règle, qu’il se heurtait à l’évidence, aveuglé peut-être par sa colère personnelle et son dépit de n’avoir pu entrer en possession du précieux instrument qu’on voulait acheter pour lui. Le musicien tint bon, il jurait qu’il avait raison, soutenait que l’apoplexie était due non à l’ivresse, mais à un empoisonnement, et il exigeait une nouvelle enquête. Au premier abord, ses raisons parurent sérieuses. On donna suite à sa dénonciation. Efimov fut arrêté et conduit à la prison de la ville. Toute la province s’intéressa à l’affaire. Celle-ci fut menée très rapidement, et se termina par une inculpation en dénonciation calomnieuse contre le violoniste. On lui infligea une juste condamnation, mais jusqu’au bout il tint bon et affirma qu’il avait raison. Il finit cependant par avouer qu’il n’avait aucune preuve, que ses prétendues preuves étaient de son invention, mais qu’en inventant tout cela il avait agi par déduction et que jusqu’à ce jour, bien qu’une nouvelle enquête eût été faite et que l’innocence d’Efimov eût été formellement reconnue, il restait convaincu que la mort du malheureux chef d’orchestre était bien le fait d’Efimov, qui l’avait tué, sinon en l’empoisonnant, du moins d’une façon quelconque. L’arrêt ne fut pas mis à exécution ; le musicien tomba soudain malade d’une inflammation du cerveau, il devint fou et mourut à l’hôpital de la prison.

Durant toute cette affaire, l’attitude du propriétaire avait été des plus généreuses. Il multiplia les démarches pour mon beau-père comme s’il se fût agi de son propre fils. Plusieurs fois il alla le visiter dans la prison, pour le consoler et lui remettre de l’argent. Ayant appris qu’Efimov fumait, il lui apporta d’excellents cigares, et quand mon beau-père fut reconnu innocent, il donna une fête à tout l’orchestre. Le propriétaire regardait l’affaire d’Efimov comme intéressant tout l’orchestre, parce qu’il tenait à la bonne conduite de ses musiciens, au moins autant, sinon plus qu’à leur talent.

Toute une année s’écoula. Soudain le bruit courut qu’au chef-lieu de la province venait d’arriver un violoniste très connu, un Français, qui avait l’intention de donner plusieurs concerts. Aussitôt le propriétaire fit des démarches afin de le faire venir chez lui pour quelques jours. L’affaire s’arrangea ; le Français promit de venir. Tout était déjà prêt pour son arrivée ; on avait invité presque tout le district, quand tout à coup les choses se gâtèrent.

Un matin, on rapporta qu’Efimov avait disparu. On entreprit des recherches qui demeurèrent vaines. L’orchestre était dans une situation très embarrassante : une clarinette manquait. Mais soudain, trois jours après la disparition d’Efimov, le propriétaire recevait du Français une lettre dans laquelle celui-ci se dégageait en termes mécontents de l’invitation qu’il avait acceptée, ajoutant, sans doute par allusion, que dorénavant il serait très prudent dans ses rapports avec les amateurs ayant leur propre orchestre ; qu’il n’était guère encourageant de voir un véritable talent soumis aux ordres d’un homme qui n’en connaissait pas la valeur, et qu’enfin l’exemple d’Efimov, un véritable artiste et le meilleur violoniste qu’il eût rencontré en Russie, était une preuve évidente de la justesse de ses paroles.

Après avoir lu cette lettre, le propriétaire tomba dans un profond étonnement. Il était peiné jusqu’au fond de l’âme. Comment ? Efimov ! Ce même Efimov auquel il s’était tant intéressé, auquel il avait prodigué tant de bienfaits ! Cet Efimov l’avait calomnié honteusement, sans pitié, devant un artiste européen, devant un homme dont l’opinion lui était si précieuse ! En outre, cette lettre lui paraissait inexplicable sous un autre rapport : on lui écrivait qu’Efimov était un artiste d’un vrai talent, un violoniste, et qu’on ne savait pas l’apprécier, qu’on le forçait à jouer d’un autre instrument ! Tout cela frappa tellement le propriétaire qu’il résolut de partir sur le champ pour la ville, afin de voir le Français. Mais juste à ce moment, il reçut un billet du comte qui lui demandait de venir immédiatement chez lui. Il était, disait-il, au courant de toute l’histoire ; le virtuose français se trouvait maintenant chez lui avec Efimov, et l’audace, les calomnies de ce dernier l’avaient tellement indigné qu’il avait ordonné de le retenir. Le comte ajoutait que la présence du propriétaire était nécessaire encore par cette considération que l’accusation d’Efimov le touchait lui-même personnellement, que cette affaire était très importante et qu’il fallait la tirer au clair le plus vite possible.

Le propriétaire se rendit immédiatement chez le comte, où il fit aussitôt connaissance avec le Français. Il expliqua à celui-ci toute l’histoire de mon beau-père, ajoutant qu’il n’avait jamais soupçonné chez Efimov un si grand talent, qu’au contraire Efimov s’était toujours montré un mauvais clarinettiste et qu’il apprenait pour la première fois que le musicien qui l’avait quitté était un violoniste. Il déclara qu’Efimov était libre, qu’il avait toujours joui de son indépendance absolue et qu’il pouvait s’en aller quand il voudrait, si, en effet, il se sentait opprimé. Le Français se montra extrêmement étonné. On fit venir Efimov. Il était méconnaissable. Il se conduisit honteusement, répondit avec ironie et maintint l’exactitude de tout ce qu’il avait raconté au Français. Tout cela irrita le comte à l’extrême. Il déclara tout net à mon beau-père qu’il était un lâche calomniateur, digne de la plus ignominieuse punition.

— Ne vous inquiétez pas, votre Excellence ; je vous connais déjà suffisamment, répondit mon beau-père. C’est grâce à vous que j’ai failli être jugé comme assassin. Je sais qui a poussé Alexis Nikiforovitch, votre ancien musicien, à me dénoncer.

Le comte écumait de colère à l’ouïe d’une aussi terrible accusation. Il se contenait à grand peine. Un fonctionnaire venu chez le comte pour une autre affaire, et qui se trouvait par hasard dans le salon, déclara qu’on ne pouvait laisser cela sans suite, que la grossièreté d’Efimov comportait une accusation odieuse, fausse, calomniatrice et qu’il demandait respectueusement la permission de l’arrêter sur le champ, dans la maison même du comte. Le Français était également indigné, et exprima son étonnement d’une ingratitude aussi noire. Alors mon beau-père s’emporta et répondit que la meilleure punition était le tribunal, que même une nouvelle enquête criminelle était préférable à la vie qu’il avait menée jusqu’à ce jour en jouant dans l’orchestre d’un seigneur qu’il n’avait pas eu la possibilité de quitter à cause de sa misère. Il sortit sur ces mots du salon, accompagné des gens qui l’avaient arrêté. On l’enferma dans une chambre reculée et on le menaça de l’expédier en ville dès le lendemain.

Vers minuit, la porte de la chambre du prisonnier s’ouvrit. Le propriétaire entra. Il était en robe de chambre et en pantoufles et tenait à la main une lanterne allumée. Il n’avait évidemment pas pu s’endormir et de pénibles réflexions l’avaient forcé à quitter son lit. Efimov ne dormait pas. Il regarda avec étonnement son visiteur. Celui-ci posa sa lanterne et, très ému, s’assit sur une chaise, en face de lui.

— Egor, lui dit-il, pourquoi m’as-tu offensé ainsi ?

Efimov ne répondit pas. Le propriétaire répéta sa question. Un sentiment profond, une angoisse étrange vibraient dans ses paroles.

— Dieu sait pourquoi je vous ai offensé ainsi, monsieur, répondit enfin mon beau-père en faisant un geste de la main. C’est comme si le diable m’avait poussé ! Je ne sais pas moi-même… Ce n’était pas une vie chez vous… Le diable lui-même s’est attaché à moi…

— Egor, reprit alors le propriétaire, retourne chez moi et j’oublierai tout, je te pardonnerai tout. Écoute, tu seras le premier parmi mes musiciens, et je te donnerai des appointements supérieurs à ceux des autres…

— Non, monsieur, non, ne me parlez pas. Je ne puis pas vivre chez vous ! Je vous dis que c’est le diable qui s’est attaché à moi ; j’incendierais votre maison si je restais. Parfois une telle angoisse me saisit qu’il vaudrait mieux pour moi n’être pas né ! Maintenant je ne puis même pas répondre de moi. Non, monsieur, il vaut mieux me laisser… Tout cela, c’est depuis que ce diable s’est lié d’amitié avec moi…

— Qui ? demanda le propriétaire.

— Celui qui a crevé comme un chien ! Ce maudit Italien !…

— C’est lui, Egor, qui t’a appris à jouer ?

— Oui… Il m’a appris plusieurs choses pour ma perte. Mieux vaudrait ne l’avoir jamais connu !…

— Est-ce que c’était un tel maître sur le violon, Egor ?

— Non, lui-même jouait mal, mais il enseignait bien. J’ai appris tout. Il me montrait seulement… Il aurait mieux valu pour moi que ma main tombât desséchée plutôt que d’apprendre cet art. Maintenant je ne sais pas moi-même ce que je veux. Demandez-moi, monsieur : Egor, qu’est-ce que tu désires ? je puis te donner tout. Eh bien, monsieur, je ne vous dirais pas un mot de réponse, parce que je ne sais pas moi-même ce que je désire. Non, monsieur, je vous le dis encore une fois, il vaut mieux me laisser. Je ferai quelque chose pour qu’on m’envoie très loin et que ce soit fini !

— Egor, dit le propriétaire après un moment de silence, je ne te laisserai pas ainsi : si tu ne veux pas venir chez moi, soit, tu es libre, je ne puis te retenir ; mais je ne m’en irai pas ainsi… Joue-moi quelque chose sur ton violon, Egor, joue. Je t’en supplie, joue… Ce n’est pas un ordre que je te donne, tu comprends, je ne te force pas, je te supplie… Joue, Egor. Au nom de Dieu, joue-moi ce que tu as joué au Français. Tu es obstiné, moi aussi. J’ai aussi mon caractère, Egor. Je ne vivrai pas tant que tu ne m’auras pas joué, de bonne volonté, ce que tu as joué au Français.

— Soit, dit Efimov… Je m’étais juré, monsieur, de ne jamais jouer devant vous ; mais maintenant mon cœur faiblit. Je jouerai… Mais ce sera pour la première et la dernière fois, et jamais plus, monsieur, vous ne m’entendrez jouer, si même vous me promettiez mille roubles.

Il prit alors son violon et se mit à jouer ses variations sur des chansons russes. B… disait que ces variations étaient sa première œuvre pour violon et sa meilleure, et qu’il n’avait jamais plus joué aussi bien et avec une telle inspiration. Le propriétaire, qui, du reste, ne pouvait écouter avec indifférence la musique, pleurait à chaudes larmes. Quand ce fut terminé, il se leva de sa chaise, prit trois cents roubles qu’il tendit à mon beau-père en lui disant :

— Va, Egor, je te ferai sortir d’ici, et j’arrangerai tout avec le comte. Mais écoute : ne te rencontre plus avec moi ; la route est large devant toi et si nous nous heurtons sur cette route, cela ira mal et pour toi et pour moi. Adieu donc !… Encore un conseil pour ton avenir, un seul : ne bois pas et travaille ; travaille sans relâche ; et ne deviens pas orgueilleux ! Je te parle comme le ferait un père. Prends garde, je te le répète encore une fois : travaille et fuis l’eau-de-vie, parce que si tu bois une fois, à la suite de quelque déception (et tu en auras beaucoup), alors tu seras perdu, tout ira au diable, et quelque jour on te trouvera peut-être dans un fossé, comme ton Italien. Et maintenant, adieu !… Attends. Embrasse-moi.

Ils s’embrassèrent, puis mon beau-père sortit. Il était libre.

Aussitôt en liberté, il s’empressa de dépenser les trois cents roubles, dans les petites villes voisines, en compagnie de chenapans avec lesquels il se liait. À la fin, resté seul sans le sou et sans aucune protection, il dut s’engager dans le misérable orchestre d’un petit théâtre ambulant, en qualité de premier et peut-être unique violon.

Tout cela ne concordait pas précisément avec ses intentions premières, qui étaient de se rendre le plus vite possible à Pétersbourg pour y étudier, y trouver une bonne place et devenir un artiste de premier ordre.

Mais la vie dans le petit orchestre n’allait pas toute seule. Mon beau-père se disputa bientôt avec l’entrepreneur du théâtre ambulant et le quitta. Alors son courage l’abandonna, et même il se résolut à une mesure désespérée qui blessait cruellement son orgueil. Il écrivit au propriétaire, lui peignit sa situation et lui demanda de l’argent. La lettre était écrite sur un ton assez indépendant. Il n’obtint aucune réponse. Il écrivit alors une seconde lettre dans laquelle, en termes fort humbles, appelant le propriétaire son bienfaiteur et lui donnant le titre de vrai connaisseur de l’art, il le priait à nouveau de lui venir en aide. Enfin la réponse arriva. Le propriétaire envoyait cent roubles, accompagnés de quelques lignes de la main du valet de chambre, par lesquelles il le priait de s’abstenir à l’avenir de toute demande.

Quand mon beau-père eut cet argent, il voulut aussitôt partir pour Pétersbourg. Mais une fois ses dettes payées, il lui restait si peu de chose qu’il ne pouvait plus être question de voyage. Il demeura donc en province. De nouveau, il rentra dans un petit orchestre, dont il ne s’arrangea pas et qu’il abandonna bientôt ; et, passant ainsi d’une place dans l’autre, toujours avec l’idée d’aller sans retard à Pétersbourg, il resta en province six années entières.

Enfin une sorte d’horreur le saisit. Il remarqua avec désespoir combien son talent avait souffert, écrasé de tous côtés par sa vie désordonnée et misérable ; et un beau matin, il quitta son entrepreneur, prit son violon et se rendit à Pétersbourg, vivant presque d’aumônes pour subvenir aux frais de la route.

Il s’installa quelque part dans un grenier, et c’est alors qu’il fit la connaissance de B…, qui arrivait d’Allemagne et rêvait aussi de faire une carrière. Bientôt ils se lièrent d’amitié, et B…, jusqu’à présent, se rappelle avec une profonde émotion cette liaison. Tous deux étaient jeunes ; tous deux avaient les mêmes espérances et le même but. Mais B… était encore dans la première jeunesse ; il avait encore enduré très peu de misères et de souffrances. En outre, avant tout, il était Allemand, et marchait vers son but obstinément, systématiquement, avec la certitude absolue de ses forces, en calculant presque d’avance ce qu’il était capable de donner. Son camarade, au contraire, avait déjà trente ans ; il était fatigué, harassé, avait perdu confiance ; en même temps ses premières énergies s’étaient effritées pendant les sept années qu’il avait dû, pour gagner son pain, travailler dans de petits théâtres de province ou dans des orchestres de propriétaires ruraux. Une seule idée l’avait soutenu : sortir enfin de cette impasse, économiser assez d’argent pour aller à Pétersbourg. Mais c’était une idée vague, obscure, une sorte d’appel intérieur qui, avec les années, avait perdu de sa netteté, si bien qu’en partant pour Pétersbourg, il semblait n’agir plus que par l’inertie de son désir éternel de ce voyage, et ne savait plus trop lui-même ce qu’il ferait dans la capitale. Son enthousiasme était saccadé, irrégulier, bilieux, comme s’il voulait se tromper lui-même et se convaincre qu’en lui la force première, l’ardeur, l’inspiration n’étaient pas encore épuisées.

Cet enthousiasme perpétuel frappa B…, qui était un homme froid, méthodique. Il en était aveuglé et saluait mon beau-père comme le futur grand génie musical. Il ne pouvait se représenter autrement l’avenir de son camarade. Mais bientôt les yeux de B… se dessillèrent, et il perçut la vérité. Il vit clairement que toute cette fièvre, toute cette impatience, n’était autre chose que le désespoir du talent perdu ; plus encore, que ce talent lui-même n’avait peut-être jamais été très grand, qu’il y avait là beaucoup d’aveuglement, d’infatuation, de contentement de soi, d’imagination et le rêve perpétuel en son propre génie.

« Mais, racontait B…, pouvais-je ne pas être étonné par la nature étrange de mon camarade ? Devant moi se livrait la lutte désespérée, fiévreuse, de la volonté tendue à l’extrême contre la faiblesse intérieure. Le malheureux, durant sept années, s’était repu du rêve de sa gloire future, à tel point qu’il n’avait même pas remarqué comment il perdait les notions les plus élémentaires de notre art, même jusqu’à la technique ordinaire de la musique. Et cependant, dans son imagination désordonnée, naissaient à chaque moment des plans colossaux pour l’avenir. Non content de vouloir être un génie de premier ordre, un des plus grands violonistes au monde, non content de se croire un pareil génie, il voulait en outre devenir compositeur, bien qu’ignorant tout du contrepoint. Mais ce qui m’étonnait le plus, ajoutait B…, c’est qu’en dépit de son impuissance, de ses connaissances minimes de la technique musicale, il y avait chez cet homme une compréhension profonde, claire, et on peut dire intuitive de l’art. Il le sentait si fortement et le comprenait si bien qu’il n’est pas étonnant qu’il se soit égaré dans son propre jugement sur lui-même et se soit pris, au lieu d’un profond et instinctif amoureux de l’art, pour le pontife de l’art lui-même, pour un génie.

« Parfois, il parvenait, dans son langage primitif, simple, étranger à toute science, à énoncer des vérités si profondes que j’en étais stupéfait et ne pouvais comprendre comment il devinait tout cela, n’ayant jamais rien lu, rien appris ; et, ajoutait B…, dans mon propre perfectionnement, je lui dois beaucoup, ainsi qu’à ses conseils.

« Quant à moi, continuait B…, j’étais tout à fait tranquille sur mon sort. Moi aussi, j’aimais passionnément mon art ; mais je savais dès le commencement de ma carrière que je resterais, au sens littéral du mot, un ouvrier de l’art. En revanche, je suis fier de ne pas avoir enfoui, comme l’esclave paresseux, ce que m’avait donné la nature, et, au contraire, de l’avoir augmenté considérablement. Et si on loue mon jeu impeccable, si l’on vante ma technique, tout cela je le dois au travail ininterrompu, à la conscience nette de mes forces, à l’éloignement que j’eus toujours pour l’ambition, la satisfaction de soi-même et la paresse, conséquence de cette satisfaction. »

B… à son tour essaya de donner des conseils à son camarade, auquel tout d’abord il s’était soumis. Mais celui-ci s’en montra indisposé ; il y eut un froid entre eux. Bientôt B… remarqua que son camarade devenait de plus en plus apathique ; l’inquiétude et l’ennui l’assaillaient de plus en plus fréquemment ; ses élans d’enthousiasme devenaient plus rares, et une tristesse morne, déprimante, les suivait. Enfin Efimov commença à délaisser son violon. Il se passait des semaines entières sans qu’il y touchât. Il n’était pas loin de la chute définitive, et bientôt le malheureux sombra dans le vice.

Ce contre quoi le propriétaire l’avait mis en garde était arrivé : il s’était mis à boire immodérément. B… le considérait avec épouvante. Ses conseils n’agissaient plus, et il avait peur de dire le moindre mot. Peu à peu Efimov en arriva à un cynisme extrême. Il n’éprouvait aucune honte à vivre aux crochets de B…, se conduisant même comme si c’était là son droit absolu. Cependant les moyens d’existence s’épuisaient. B… avait quelques leçons ou faisait des soirées chez des commerçants, des Allemands, des employés qui n’étaient pas bien riches, mais cependant payaient quelque peu. Efimov affectait de ne pas même remarquer la misère de son camarade. Il se comportait insolemment envers lui et restait des semaines entières sans daigner lui adresser la parole. Un jour, B… lui fit observer, de la façon la plus douce, qu’il ferait bien de ne pas trop négliger son violon, afin de ne pas perdre tout à fait la main. Efimov se fâcha sérieusement et déclara qu’il ne toucherait jamais plus à son violon, comme s’il s’imaginait qu’on allait l’en supplier à genoux.

Une autre fois, B… ayant besoin d’un camarade pour jouer dans une soirée, en fit la proposition à Efimov. Celui-ci devint furieux ; il déclara qu’il n’était pas un violoniste de la rue et n’était pas aussi lâche que B… pour déshonorer le grand art en jouant devant de vils boutiquiers qui ne comprendraient rien à son jeu et à son talent. B… ne répondit point. Mais Efimov, réfléchissant à cette invitation, en l’absence de son camarade qui était allé jouer, s’imagina que B… avait eu le dessein de lui faire sentir qu’il vivait à ses dépens et que c’était une façon de lui dire qu’il eût à gagner sa vie. Quand B… rentra, Efimov, tout à coup, se mit à lui reprocher la lâcheté de son acte et déclara qu’il ne resterait pas une minute de plus avec lui.

Il disparut en effet pour deux jours. Mais il revint le troisième comme si rien ne s’était passé et la vie reprit comme auparavant.

Ce n’est que l’habitude, l’amitié et aussi la pitié qu’on ressent pour l’homme qui se noie, qui empêchèrent B… de mettre aussitôt un terme à cette vie désordonnée et de se séparer pour toujours de son camarade. Ils finirent cependant par se quitter. La fortune souriait à B… Il s’était acquis une haute protection et avait eu la chance de donner un brillant concert. À cette époque, il était déjà un admirable artiste et sa renommée, qui grandissait rapidement, lui valut une place dans l’orchestre de l’Opéra où il se tailla bientôt un succès tout à fait mérité. Quand il se sépara d’Efimov, il lui remit de l’argent et le supplia les larmes aux yeux de rentrer dans le droit chemin. B… ne peut même maintenant penser à lui sans un sentiment particulier. Son amitié avec Efimov demeure l’une des impressions les plus profondes de sa jeunesse. Ils avaient commencé leur carrière ensemble, ils s’étaient attachés si profondément l’un à l’autre que l’étrangeté, les défauts même les plus grossiers d’Efimov le rendaient encore plus cher à B….

B… comprenait Efimov. Il lisait en lui et pressentait comment tout cela se terminerait. Au moment de se séparer, ils s’embrassèrent et tous deux pleurèrent. Efimov, à travers ses larmes et ses sanglots, se mit à crier qu’il était un homme perdu, un malheureux, qu’il le savait depuis longtemps, mais que c’était seulement maintenant qu’il le voyait clairement.

— Je n’ai pas de talent ! conclut-il, en devenant pâle comme un mort.

B… était très ému :

— Écoute, Egor Pétrovitch, lui dit-il. Qu’est-ce que tu fais de toi ? Tu te perds seulement avec ton désespoir. Tu n’as ni patience ni courage. Maintenant, dans un accès de tristesse, tu dis que tu n’as pas de talent. Ce n’est pas vrai. Tu as du talent ; je t’assure que tu en as. Je le vois rien qu’à la façon dont tu sens et comprends l’art. Je te le prouverai par toute ta vie. Tu m’as raconté ta vie d’autrefois. À cette époque aussi le désespoir te visitait sans que tu t’en rendisses compte. À cette époque aussi, ton premier maître, cet homme étrange, dont tu m’as tant parlé, a éveillé en toi, pour la première fois, l’amour de l’art et a deviné ton talent. Tu l’as senti alors aussi fortement que maintenant. Mais tu ne savais pas ce qui se passait en toi. Tu ne pouvais pas vivre dans la maison du propriétaire, et tu ne savais toi-même ce que tu désirais. Ton maître est mort trop tôt. Il t’a laissé seulement avec des aspirations vagues et, surtout, il ne t’a pas expliqué toi-même. Tu sentais le besoin d’une autre route plus large, tu pressentais que d’autres buts t’étaient destinés, mais tu ne comprenais pas comment tout cela se ferait et, dans ton angoisse, tu as haï tout ce qui t’entourait alors. Tes six années de misère ne sont pas perdues. Tu as travaillé, pensé, tu as reconnu et toi-même et tes forces ; tu comprends maintenant l’art et ta destination. Mon ami, il faut avoir de la patience et du courage. Un sort plus envié que le mien t’est réservé. Tu es cent fois plus artiste que moi, mais que Dieu te donne même la dixième partie de ma patience. Travaille, ne bois pas, comme te le disait ton bon propriétaire, et, principalement, commence par l’a, b, c.

« Qu’est-ce qui te tourmente ? La pauvreté, la misère ? Mais la pauvreté et la misère forment l’artiste. Elles sont inséparables des débuts. Maintenant personne n’a encore besoin de toi ; personne ne veut te connaître. Ainsi va le monde. Attends, ce sera autre chose quand on saura que tu as du talent. L’envie, la malignité, et surtout la bêtise t’opprimeront plus fortement que la misère. Le talent a besoin de sympathie ; il faut qu’on le comprenne. Et toi, tu verras quelles gens t’entoureront quand tu approcheras du but. Ils tâcheront de regarder avec mépris ce qui s’est élaboré en toi au prix d’un pénible travail, des privations, des nuits sans sommeil. Tes futurs camarades ne t’encourageront pas, ne te consoleront pas. Ils ne t’indiqueront pas ce qui en toi est bon et vrai. Avec une joie maligne ils relèveront chacune de tes fautes. Ils te montreront précisément ce qu’il y a de mauvais en toi, ce en quoi tu te trompes, et d’un air calme et méprisant ils fêteront joyeusement chacune de tes erreurs (comme si quelqu’un était infaillible). Toi, tu es orgueilleux et souvent à tort. Il t’arrivera d’offenser une nullité qui a de l’amour-propre, et alors malheur à toi : tu seras seul et ils seront plusieurs. Ils te tueront à coups d’épingles. Moi-même, je commence à éprouver tout cela. Prends donc des forces dès maintenant. Tu n’es pas encore si pauvre. Tu peux encore vivre ; ne néglige pas les besognes grossières, fends du bois, comme je l’ai fait un soir chez de pauvres gens. Mais tu es impatient ; l’impatience est ta maladie. Tu n’as pas assez de simplicité ; tu ruses trop, tu réfléchis trop, tu fais trop travailler ta tête. Tu es audacieux en paroles et lâche quand il faut prendra l’archet en main. Tu as beaucoup d’amour-propre et peu de hardiesse. Sois plus hardi, attends, apprends, et si tu ne comptes pas sur tes forces, alors va au hasard ; tu as de la chaleur, du sentiment, peut-être arriveras-tu au but. Sinon, va quand même au hasard. En tout cas tu ne perdras rien, si le gain est trop grand. Vois-tu, aussi, le hasard pour nous est une grande chose. »

Efimov écoutait son vieux camarade avec un attendrissement profond. À mesure qu’il parlait, la pâleur quittait ses joues qui se coloraient peu à peu. Ses yeux brillaient d’un feu inaccoutumé de hardiesse et d’espoir. Bientôt cette noble hardiesse se transformait en audace, puis en son effronterie ordinaire, et tandis que B… terminait son exhortation, Efimov ne l’écoutait déjà plus que distraitement et avec impatience.

Cependant il lui serra chaleureusement la main, le remercia et, bientôt, passant de l’humilité profonde et de la tristesse à la présomption et à l’orgueil extrêmes, il pria son ami de ne pas s’inquiéter pour lui, disant qu’il saurait arranger son existence, qu’il espérait trouver bientôt des protections, donner un concert, et qu’alors, il conquerrait d’un coup la gloire et la richesse.

B… haussa les épaules, mais ne contredit point son camarade. Ils se séparèrent ; ce ne fut bien entendu pas pour longtemps. Efimov dépensa rapidement l’argent que lui avait donné B… et vint lui en demander une deuxième fois, une troisième, une dixième. Enfin B… perdit patience et fit répondre qu’il n’était pas à la maison. Il perdit de vue Efimov.

Quelques années s’écoulèrent. Un jour B… en rentrant chez lui après une répétition, se heurta dans une ruelle, près d’un misérable débit, à un homme mal vêtu, ivre, qui l’appela par son nom. C’était Efimov. Il avait beaucoup changé. Il était jaune, maigre. La vie désordonnée qu’il menait avait mis sur lui son empreinte indélébile. B… fut heureux de cette rencontre et, sans prendre le temps d’échanger deux mots avec lui, le suivit dans le débit où Efimov l’entraîna. Là, dans une petite pièce reculée, très sale, il examina de plus près son camarade. Celui-ci était presque en guenilles, les chaussures déchirées, le plastron usé, maculé de taches de vin ; sa tête grisonnante commençait à devenir chauve.

— Qu’as-tu ? Où es-tu maintenant ? interrogeait B...

Efimov se montrait gêné, timide même ; il répondait d’une façon incohérente, si bien que B… crut avoir affaire à un fou. Enfin Efimov avoua qu’il ne pouvait parler si on ne lui donnait pas d’eau-de-vie et que dans ce débit, depuis longtemps, on ne lui faisait plus crédit. Il rougit en prononçant ces paroles, bien qu’il cherchât à s’encourager par un geste hardi. Tout cela était laid, navrant, pitoyable et à tel point pénible que le brave B…, qui voyait que toutes ses craintes n’étaient que trop justifiées, ressentit une vive compassion. Il commanda cependant de l’eau-de-vie. Le visage d’Efimov changea d’expression ; ses yeux s’emplirent de larmes ; il était pénétré de reconnaissance et touché à tel point qu’il était prêt à baiser les mains de son bienfaiteur. Pendant le dîner B… apprit avec le plus grand étonnement que le malheureux s’était marié, mais sa surprise fut encore plus grande quand il entendit de lui que sa femme avait fait son malheur et que le mariage avait tué complètement son talent.

— Comment cela ? demanda B...

— Mon cher, voilà déjà deux ans que je n’ai pas touché un violon, répondit Efimov. Ma femme est une cuisinière, une femme grossière, que le diable l’emporte ! Nous ne faisons que nous battre, voilà tout !

— Mais pourquoi t’es-tu marié, si c’est ainsi ?

— Je n’avais pas de quoi manger. J’ai fait sa connaissance. Elle avait un millier de roubles ; je me suis marié, j’ai perdu la tête… C’est elle qui s’est amourachée de moi… Elle s’est pendue à mon cou… Qui l’a poussée ?… L’argent a été bu, mon cher. Quel talent ! et tout est perdu !…

B… remarqua qu’Efimov semblait soucieux de se justifier devant lui de quelque chose.

— J’ai tout abandonné, tout quitté, ajouta-t-il ; puis il lui déclara que les derniers temps il avait presque atteint la perfection sur le violon, et que lui, B…, bien que l’un des premiers violonistes de la ville, ne lui arriverait pas à la cheville, si lui, Efimov, le voulait.

— Alors qu’est-ce que cela signifie ? demanda B… étonné. Tu aurais dû chercher une place.

— À quoi bon ! dit-il avec un geste de la main. Qui de vous comprend quelque chose ? Qu’est-ce que vous savez ? Rien. Voilà ce que vous savez. Jouer une danse, dans un ballet, ça, c’est votre affaire. Vous n’avez jamais vu, ni entendu un bon violoniste. Ce n’est pas la peine de vous toucher ; restez ce que vous êtes.

Efimov eut encore un geste de la main et se mit à se balancer sur sa chaise : il était déjà gris ; puis il invita B… à l’accompagner chez lui. B… refusa, mais prit son adresse et promit de passer le voir le lendemain. Efimov, maintenant rassasié, regardait ironiquement son ancien camarade et s’appliquait par tous les moyens à le mortifier. En partant, il prit la riche pelisse de B… et la lui tendit comme un valet à son maître. En traversant la première salle, il s’arrêta et présenta B… au cabaretier et au public comme le premier et unique violon de la capitale. En un mot, il se comporta en parfait butor.

Cependant B… alla le voir le lendemain matin dans le galetas où nous vivions alors, tous dans une chambre unique, et dans une sombre misère. J’avais alors quatre ans ; il y avait déjà deux ans que ma mère avait épousé en secondes noces Efimov. Ma mère était une femme très malheureuse. Autrefois elle avait été gouvernante ; elle était très instruite, jolie, mais sa grande pauvreté lui avait fait épouser un vieux fonctionnaire, mon père. Elle ne vécut avec lui qu’une année ; mon père mourut subitement, et quand son maigre héritage eut été partagé entre ses héritiers, ma mère resta seule avec moi et une petite somme d’argent qui composait sa part. Se placer de nouveau comme gouvernante, avec un enfant sur les bras, était chose difficile. C’est à ce moment que, je ne sais par quel hasard, elle rencontra Efimov, et qu’effectivement elle s’amouracha de lui. Elle était enthousiaste et rêveuse, elle vit en Efimov un génie ; elle crut en ses paroles orgueilleuses sur son brillant avenir. Son imagination était flattée de la perspective enviée de devenir le guide, l’appui d’un homme de génie. Elle l’épousa. Dès le premier mois, tous ses rêves, tous ses espoirs s’évanouirent et devant elle il n’y eut plus que la misérable réalité. Efimov qui, peut-être, en effet, s’était marié parce que ma mère possédait un millier de roubles, une fois ceux-ci dépensés, cessa de travailler, et, comme s’il était heureux du prétexte, il déclara aussitôt à tous et à chacun que le mariage avait tué son talent, qu’il lui était impossible de travailler dans une chambre étouffante, avec devant lui une famille affamée, que l’inspiration ne lui viendrait jamais dans un tel milieu, et qu’enfin un tel malheur pour lui était évidemment de la fatalité. Il paraît que lui-même avait fini par croire à la légitimité de ses plaintes et semblait content d’avoir cette excuse. Ce malheureux talent gâché cherchait une raison extérieure à laquelle pouvoir imputer toutes ses misères. Mais il ne pouvait pas se faire à l’idée terrible que depuis longtemps et pour toujours il était perdu pour l’art. Il luttait passionnément, comme dans un cauchemar maladif, contre cette affreuse conviction. Et quand, vaincu par la réalité, ses yeux, par moments, s’ouvraient, il se sentait près de devenir fou d’épouvante. Il ne pouvait renoncer sans déchirement à ce qui, pendant si longtemps, avait été toute sa vie, et jusqu’à sa dernière heure il s’imagina que son talent n’était pas encore tout à fait mort. Pendant ses heures de doute, il s’adonnait à la boisson, qui chassait son angoisse. Enfin, à cette époque, peut-être ne savait-il pas lui-même combien cette femme lui était précisément nécessaire. Elle était son prétexte vivant, et, en effet, mon beau-père faillit devenir fou à l’idée que du jour où il enterrerait cette femme qui l’avait perdu, tout reprendrait son cours normal.

Ma pauvre mère ne le comprenait pas. En véritable rêveuse, elle ne supporta même pas le premier choc de la terrible réalité. Elle devint emportée, irritable, grossière ; à chaque instant elle se querellait avec son mari, qui prenait plaisir à la faire souffrir ; elle voulait surtout qu’il cherchât du travail. Mais l’aveuglement, l’idée fixe de mon beau-père, ses bizarreries faisaient de lui un être presque inhumain et privé de sentiment. Il ne faisait que rire et jurait de ne pas toucher un violon avant la mort de sa femme, ce qu’il lui déclarait avec une franchise cruelle. Ma mère, qui jusqu’à son dernier souffle l’aima passionnément, ne pouvait cependant supporter une vie pareille. Sa santé s’altéra ; toujours souffrante, elle vivait dans des transes perpétuelles ; en outre, elle avait seule la charge de nourrir toute la famille. Elle s’était mise à faire la cuisine et d’abord avait pris des pensionnaires ; mais son mari lui dérobait tout son argent et souvent elle devait envoyer des plats vides à ceux pour qui elle trimait.

Quand B… vint nous voir, elle s’employait à laver du linge et à réparer de vieux habits.

C’est ainsi que nous vivions dans notre grenier. Notre misère frappa B…

— Écoute, fit-il à mon beau-père. Tu ne dis que des sottises. Qu’est-ce que cela veut dire : le talent tué ? C’est elle qui te nourrit, et toi que fais-tu ?

— Rien, répondit mon beau-père.

Mais B… ne connaissait pas encore tout le malheur de ma mère. Son mari amenait souvent chez lui une bande de vauriens, et alors que se passait-il, mon Dieu !

B… sermonna longtemps son ancien camarade, et il lui déclara pour finir que s’il ne voulait pas s’amender, il ne lui viendrait plus en aide. Il le prévint très franchement qu’il ne lui donnerait pas d’argent pour le dépenser à boire, et il lui demanda de lui jouer quelque chose afin de voir ce qu’on pourrait faire pour lui. Pendant que mon beau-père allait chercher son violon, B… en cachette tendit de l’argent à ma mère. Elle le refusa. C’était la première fois qu’on lui offrait l’aumône. Alors B… me le donna, et la pauvre femme fondit en larmes.

Mon beau-père apporta le violon, mais commença par demander de l’eau-de-vie, déclarant que sans cela il ne pourrait pas jouer. On envoya chercher de l’eau-de-vie. Il but et devint de joyeuse humeur.

— Par amitié pour toi, je te jouerai quelque chose de ma composition, dit-il à B… ; et il exhuma de la commode un gros cahier tout couvert de poussière.

« Voilà, tout cela, c’est de moi ! dit-il en montrant le cahier. Tu verras ; c’est autre chose que vos ballets ! »

B… feuilleta en silence quelques pages. Ensuite il prit la musique qu’il avait avec lui et demanda à mon beau-père de laisser de côté ses propres compositions et de jouer quelque chose qu’il avait apporté.

Mon beau-père se montra un peu offensé. Cependant craignant de perdre cette nouvelle occasion, il fit ce que lui demandait B… Celui-ci constata alors que son ancien camarade avait en effet beaucoup travaillé et fait des progrès depuis leur séparation, bien qu’il se vantât de n’avoir pas touché son violon depuis son mariage. Il fallait voir la joie de ma pauvre mère. Elle regardait son mari ; elle était de nouveau fière de lui. Le bon B…, très sincèrement heureux de cela, promit de procurer du travail à mon beau-père.

À cette époque, B… avait déjà de grandes relations, et il se mit immédiatement à recommander son pauvre camarade, auquel il fit donner sa parole d’honneur qu’il se conduirait bien. En attendant, il lui acheta des vêtements neufs et le présenta à quelques personnages connus desquels dépendait l’emploi qu’il désirait obtenir pour lui. Efimov faisait bien un peu le fier en paroles, mais ce fut avec la plus grande joie qu’il accepta la proposition de son vieil ami. B… racontait plus tard qu’il avait eu honte de l’obséquiosité et de l’humilité avec lesquelles mon beau-père essayait de l’attendrir, craignant de perdre ses bonnes grâces. Efimov, comprenant qu’on cherchait à le ramener dans la bonne voie, cessa même de boire. Enfin on lui trouva une place dans l’orchestre d’un théâtre. Il subit brillamment les épreuves, et en un mois d’application et de travail il avait recouvré tout ce qu’il avait perdu en dix-huit mois d’inaction. Il promit à l’avenir de travailler et d’être exact dans ses nouvelles fonctions.

Mais la situation de notre famille ne s’améliora aucunement. Mon beau-père ne donnait pas un sou de ses appointements à ma mère ; il dépensait tout à boire et à manger avec ses nouveaux amis, qu’il eut tout de suite en grand nombre.

Il se lia d’amitié, de préférence, avec les employés du théâtre, les choristes, les figurants, en un mot avec les gens parmi lesquels il pouvait occuper la première place, évitant les personnes d’un talent réel. Il sut leur inspirer un respect particulier pour sa personne. Il leur expliqua tout de suite qu’il était un homme méconnu, qu’il avait un énorme talent, que sa femme l’avait perdu et qu’enfin leur chef d’orchestre ne comprenait rien à la musique. Il se moquait de tous les artistes de l’orchestre, du choix des pièces représentées et des auteurs mêmes des opéras.

Enfin il se mit à leur développer une nouvelle théorie de la musique. Il fit si bien qu’il ennuya tout l’orchestre, se fâcha avec ses camarades et son chef, se montra grossier envers ses supérieurs et acquit la réputation de l’homme le plus déséquilibré et le plus nul qui fût. Il se rendit bientôt insupportable à tous.

En effet, il était vraiment étrange de voir un homme de si peu d’importance, un exécutant aussi inutile, un musicien aussi négligent faire montre de prétentions aussi excessives et se vanter d’un ton aussi assuré.

Cela se termina par la brouille de mon beau-père avec B… Il avait inventé sur lui de vilaines histoires, de méchantes calomnies, qu’il avait mises en circulation comme des faits indiscutables. On l’obligea à donner sa démission de l’orchestre au bout de six mois de mauvais services, pour négligence et ivrognerie. Mais il n’abandonna pas si vite la place.

Bientôt on le vit dans ses guenilles d’autrefois, son costume propre ayant été partie vendu, partie engagé. Il se mit à fréquenter ses anciens collègues, sans se préoccuper de leur plus ou moins de satisfaction à recevoir de pareilles visites. Il colportait des racontars, disait des sottises, se plaignait de sa vie et engageait tout le monde à venir voir sa criminelle de femme.

Sans doute il se trouvait des auditeurs qui souvent, après avoir fait boire le camarade cassé aux gages, s’amusaient à le faire dégoiser mille stupidités. Il faut dire aussi qu’il parlait généralement d’une façon spirituelle et que ses propos fielleux aucunement. abondaient en remarques cyniques qui amusaient les auditeurs d’une certaine catégorie. On le traitait en bouffon à moitié fou dont la conversation peut parfois amuser, quand on n’a rien de mieux à faire. On se plaisait à l’irriter en parlant devant lui de quelque nouveau violoniste récemment arrivé. Aussitôt Efimov changeait de couleur, s’effarait, tâchait de savoir qui était arrivé, quel était ce nouveau talent, et immédiatement se montrait jaloux de sa gloire. Il me semble que de cette époque seulement date sa vraie folie systématique, son idée fixe d’être le plus grand violoniste, du moins de Pétersbourg, d’être persécuté par le sort, en butte à toutes sortes d’intrigues, incompris et ignoré. Cette dernière pensée le flattait même, car il est des caractères qui aiment à se sentir offensés, humiliés, à s’en plaindre bien haut ou à s’en consoler tout bas en admirant leur génie méconnu.

Il connaissait tous les violonistes de Pétersbourg, et, à son avis, pas un seul ne pouvait rivaliser avec lui. Les amateurs et les dilettantes, qui connaissaient le malheureux fou, aimaient à citer devant lui tel violoniste célèbre, afin de le forcer à parler à son tour. Ils savouraient sa méchanceté, ses remarques judicieuses, ses mots caustiques et spirituels, lorsqu’il critiquait le jeu de ses rivaux imaginaires. Souvent on ne le comprenait pas, mais en revanche on était sûr que personne au monde ne savait si habilement présenter une si bonne caricature des célébrités musicales contemporaines. Les artistes mêmes dont il se moquait le craignaient un peu, car ils connaissaient sa méchante langue et avaient aussi conscience de la justesse de ses attaques et de la sûreté de ses jugements. On s’était habitué à le voir dans les couloirs et les coulisses du théâtre. Les employés le laissaient passer sans aucune difficulté, comme un personnage nécessaire, et il était devenu une sorte de Thersite.

Cette vie dura deux ou trois ans. Mais à la fin, même dans ce dernier rôle, il réussit à ennuyer tout le monde. On le chassa définitivement, et les deux dernières années de sa vie mon beau-père disparut complètement de la circulation ; on ne le voyait plus nulle part. Cependant B… le rencontra deux fois, mais sous un aspect si misérable que la pitié encore l’emporta sur le dégoût. B… l’appela. Mon beau-père, offensé, feignit de n’avoir pas entendu, enfonça jusqu’aux yeux son vieux chapeau râpé et passa. Enfin un jour de grande fête, le matin, on annonça à B… que son ancien camarade Efimov venait le féliciter. B… alla à sa rencontre. Efimov était ivre. Il se mit à saluer très bas, presque jusqu’à terre, marmonna quelque chose et ne voulut à aucun prix entrer dans la chambre. Ce qui signifiait sans doute : Nous autres, gens sans talent, nous ne pouvons frayer avec des gens aussi admirables que vous ; pour nous, êtres infimes et misérables, la fonction de valet, qui vient féliciter aux jours de fêtes et s’en va aussitôt, est la seule qui nous convienne. En un mot tout dans sa conduite était bas, stupide et ignoble.

Après quoi B… ne le vit plus, jusqu’au moment de la catastrophe qui termina cette vie triste, lamentable, morbide et nébuleuse. Elle s’acheva d’une façon terrible. Cette catastrophe est étroitement liée non seulement aux premières impressions de mon enfance, mais même à toute ma vie. Voici comment elle se produisit.

Mais, auparavant, je dois expliquer ce que fut mon enfance et ce que fut pour moi cet homme, qui marqua si péniblement mes premières impressions et fut cause de la mort de ma pauvre mère.

 

 

II

 

Mes souvenirs ne remontent qu’à une dizaine d’années. Je ne sais pas pourquoi, mais tout ce qui m’est arrivé avant cette époque n’a laissé en moi aucune impression nette qui puisse maintenant éveiller un souvenir. Mais, à partir de huit ans et demi, je me rappelle nettement tout, jour par jour, sans interruption, comme si tout ce qui m’est arrivé depuis s’était passé hier.

Il est vrai que je puis me rappeler, comme dans un rêve, certains faits remontant à une date antérieure : une veilleuse toujours allumée dans un coin sombre, près d’une icône ancienne ; puis qu’un jour je fus renversée par un cheval, à la suite de quoi, à ce qu’on m’a raconté depuis, je fus malade pendant trois mois. Je me rappelle aussi que, pendant cette maladie, une fois, je m’étais éveillée dans le lit, près de ma mère avec qui je couchais, effrayée tout d’un coup de mes rêves maladifs, du silence de la nuit et des souris tapies dans un coin, et que j’avais tremblé de peur toute la nuit, cachée sous la couverture et n’osant pas éveiller ma mère, de quoi je conclus que j’avais peur d’elle plus que de tout.

Mais dès l’instant où j’ai commencé à avoir conscience de moi, je me suis développée rapidement, d’une manière tout à fait inattendue, et plusieurs impressions, n’ayant rien d’enfantin, sont demeurées pour moi très vivantes. Tout s’éclaira devant moi, tout devint très rapidement compréhensible. L’époque à dater de laquelle je commence à bien fixer mes souvenirs a laissé en moi une impression de laideur et de tristesse. Cette impression ne devait plus s’effacer, s’accentuant au contraire chaque jour. Elle revêtit d’une couleur sombre et étrange toute la période de ma vie chez mes parents, et, en même temps, toute mon enfance. Maintenant il me semble m’être éveillée soudain d’un sommeil profond (bien qu’alors, sans doute, cela ne fût pas pour moi si frappant). Je me trouve dans une grande chambre étouffante, malpropre, au plafond très bas. Les murs sont badigeonnés en gris sale. Dans le coin il y a un énorme poêle russe ; les fenêtres donnent sur la rue ou plutôt sur le toit de la maison d’en face ; elles sont basses et larges comme des fentes. Le rebord de la fenêtre était si haut au-dessus du parquet que je me rappelle qu’il me fallait placer une chaise sur un banc pour l’atteindre, et même ainsi j’arrivais difficilement à la fenêtre où j’aimais tant à rester assise quand il n’y avait personne à la maison.

De notre logement on découvrait la moitié de la ville. Nous vivions sous le toit d’une immense maison de six étages. Tout notre mobilier se composait d’un débris de divan ciré, plein de poussière et d’où sortait le crin, d’une table de bois blanc, de deux chaises, du lit de ma mère, dans un coin, d’une petite armoire, remplie de choses hétéroclites, d’une commode toute penchée d’un côté et d’un paravent de papier déchiré.

Je me rappelle que c’était au crépuscule. Tout était en désordre et éparpillé sur le plancher : des balais, des chiffons, notre vaisselle de bois, une bouteille brisée et je ne sais plus quoi encore. Je me rappelle que ma mère était très émue et pleurait. Mon beau-père était assis dans un coin, avec son veston éternellement déchiré. Il répondait en souriant à ma mère, ce qui la fâchait encore davantage, et alors, de nouveau, tombaient sur le sol balais, vaisselle, etc. Je pleurais, je criais ; je m’étais jetée entre eux, j’étais très effrayée, et je saisis mon père, que j’enlaçais fortement pour le défendre de mon corps. Dieu sait pourquoi il m’avait semblé que ma mère se fâchait à tort contre lui, qu’il n’était pas coupable. Je voulais intercéder pour lui, supporter pour lui n’importe quelle punition. Je craignais maman et supposais que tout le monde avait peur d’elle. Ma mère, d’abord, fut étonnée ; ensuite elle me saisit par le bras et me repoussa vers le paravent. Je me cognai le bras assez fort contre le lit, mais j’avais plus de peur que de mal, et ne fronçai même pas les sourcils. Je me rappelle encore que ma mère se mit à prononcer quelques mots avec vivacité, en me désignant. (Dans ce récit j’appellerai toujours mon beau-père, père, car ce n’est que beaucoup plus tard que j’appris qu’il n’était pas mon père.)

Toute cette scène dura deux heures ; et tremblant d’angoisse, j’essayais de deviner comment cela se terminerait. Enfin la querelle s’apaisa et ma mère sortit. Alors père m’appela, m’embrassa, me caressa la tête et me prit sur ses genoux. Fortement, je me serrai contre sa poitrine. C’était peut-être pour la première fois que mon père se montrait tendre avec moi, et c’est peut-être pourquoi ce fut à partir de ce moment-là que j’ai commencé à tout me rappeler, avec netteté. Je crus comprendre aussi que j’avais mérité la faveur de mon père pour être intervenue pour lui. Et il me semble que ce fut alors, pour la première fois, que je fus frappée de l’idée qu’il souffrait beaucoup et endurait par la faute de ma mère beaucoup de chagrins. Depuis, cette idée s’ancra en moi pour toujours et chaque jour me révolta davantage.

À dater de ce moment naquit en moi un amour infini pour mon père, un amour étrange et merveilleux, qui n’avait rien, semblait-il, d’un amour enfantin. Je dirais plutôt que c’était un sentiment de pitié maternel, si une pareille définition de mon amour n’était un peu ridicule appliquée au sentiment d’un enfant.

Mon père me paraissait si pitoyable, si persécuté, si opprimé, si douloureux, que j’eusse trouvé affreux, inhumain, de ne pas l’aimer infiniment, de ne pas le consoler, le cajoler, de ne pas m’attacher à lui de toutes mes forces. Mais jusqu’à aujourd’hui je ne comprends pas d’où pouvait m’être venu en tête que mon père était un pareil martyr, un être pareillement malheureux. Qui avait bien pu m’inspirer cela ? Comment moi, une enfant, pouvais-je comprendre quelque chose à ses malheurs personnels ? Et je les comprenais, bien qu’interprétant tout dans mon imagination et à ma façon. Mais aujourd’hui même je ne puis concevoir comment une pareille impression s’était formée en moi... Peut-être ma mère était-elle trop sévère pour moi et m’étais-je attachée à mon père comme à un être qui, dans mon idée, souffrait comme moi-même ?

J’ai déjà raconté mon premier éveil de mon rêve enfantin, mon premier mouvement dans la vie. Mon cœur se trouva meurtri du premier moment, et mon développement se fit avec une rapidité incroyable, maladive. Je ne pouvais plus me satisfaire de mes seules impressions extérieures. Je commençai à penser, à réfléchir, à observer. Mais cette observation était si prématurée que mon imagination ne pouvait ne point tout refaire à sa manière, si bien que tout d’un coup je me trouvai transportée dans un autre monde, très particulier.

Tout ce qui m’entourait commençait à ressembler à ce conte de fées que mon père me racontait souvent, et que je ne pouvais ne pas prendre pour la vérité. De bizarres conceptions naissaient en moi. Je sentais très bien (et je ne sais pas comment cela s’était fait) que je vivais dans une famille étrange et que mes parents ne ressemblaient pas du tout aux gens qu’il m’arrivait parfois de rencontrer. Pourquoi, pensais-je, pourquoi, vois-je d’autres personnes, qui même extérieurement ne ressemblent pas à mes parents ? Pourquoi avais-je découvert le rire sur d’autres visages, alors que j’étais frappée de ce que chez nous, dans notre coin, on ne riait jamais, on ne s’égayait jamais ? Quelle force, quelle raison me poussait, moi, enfant de neuf ans, à regarder si attentivement autour de moi, à écouter chaque parole de ceux que, par hasard, je rencontrais dans l’escalier ou dans la rue, quand, le soir, mes guenilles protégées par une vieille pèlerine de ma mère, j’allais à l’épicerie, avec de la monnaie de billon, acheter pour quelques kopeks de sucre, de thé ou de pain ?

Je comprenais, je ne me rappelle pas comment, que dans notre taudis habitait un malheur effroyable, éternel. Je me creusais la tête à deviner pourquoi cela, et je ne sais pas quoi m’aidait à y répondre à ma façon. J’accusais ma mère, je la considérais comme le mauvais génie de mon père, et, je le dis de nouveau, je ne comprends pas comment une conception aussi monstrueuse avait pu germer dans mon imagination ; et autant je m’étais attachée à mon père, autant je haïssais ma pauvre mère. Aujourd’hui encore, le souvenir de tout cela me tourmente profondément, douloureusement.

Mais voici un autre fait qui, plus encore que le premier, contribua à mon étrange rapprochement avec mon père. Un jour, à dix heures du soir, ma mère m’envoya dans une boutique chercher de la levure. Mon père n’était pas à la maison. En revenant, je tombai dans la rue et renversai ma tasse. Ma première pensée fut la colère de maman. Cependant je ressentais une terrible douleur dans le bras gauche et ne pouvais pas me relever. Des passants s’attroupèrent autour de moi. Une vieille femme m’aida à me relever, et un gamin qui courait devant moi me frappa avec une clef sur la tête. Enfin on me mit sur pied. Je ramassai les morceaux de la tasse brisée et, chancelante, pouvant à peine remuer les jambes, je me dirigeai du côté de chez nous. Tout d’un coup j’aperçus mon père. Il était dans la foule, devant une belle maison qui se trouvait, juste en face de la nôtre. Cette maison appartenait à des nobles. Elle était merveilleusement éclairée. Près du perron stationnaient une quantité de voitures et des sons de musique arrivaient au dehors à travers les fenêtres. Je saisis mon père par le bas de son veston. Je lui montrai la tasse cassée et, en pleurant, je lui exprimai ma crainte de rentrer chez maman. J’étais sûre, je ne sais pourquoi, qu’il intercéderait pour moi. Mais pourquoi en étais-je sûre, qui me l’avait dit, qui m’avait appris qu’il m’aimait plus que ma mère ? Pourquoi m’étais-je approchée de lui sans crainte ?

Il me prit par la main, se mit à me consoler, puis me dit qu’il voulait me montrer quelque chose, et il me souleva dans ses bras. Je ne pouvais rien voir, parce qu’il m’avait pris par mon bras meurtri et j’avais atrocement mal. Mais je ne poussai pas un cri, ayant peur de lui faire de la peine. Il me demanda si je voyais quelque chose. De toutes mes forces je tâchai de trouver une réponse qui lui fit plaisir et je lui dis que je voyais des rideaux rouges.

Quand il voulut me porter de l’autre côté de la rue, vers notre maison, alors, je ne sais pas pourquoi, mais, tout d’un coup, je me mis à pleurer, à l’embrasser en lui demandant de monter le plus vite possible chez maman. Je me rappelle qu’alors les caresses de mon père m’étaient pénibles, et je ne pouvais supporter l’idée qu’un de ceux que je désirais tant aimer me caressât et m’aimât, alors que je n’osais pas et craignais même d’aller chez l’autre.

Ma mère se montra à peine fâchée et m’envoya dormir. Je me rappelle que la douleur de mon bras augmenta et me donna la fièvre. Cependant j’étais extrêmement heureuse que tout se fût si bien terminé, et toute la nuit je vis en rêve la maison voisine aux rideaux rouges.

Quand je m’éveillai le lendemain, ma première pensée, mon premier souvenir, fut la maison aux rideaux rouges. À peine ma mère fut-elle sortie, que je grimpai sur le rebord de la fenêtre pour la regarder. Depuis longtemps déjà cette maison avait frappé ma curiosité d’enfant. J’aimais surtout la voir vers le soir, quand les feux s’allumaient dans la rue et qu’elle se mettait à briller d’un éclat particulier, comme ensanglantée de ses rideaux de pourpre sur ses grandes fenêtres brillamment éclairées. De luxueuses voitures attelées de superbes chevaux s’arrêtaient incessamment devant son perron, et tout avivait ma curiosité : les cris, l’encombrement près du perron, les lanternes bigarrées des équipages, les femmes aux merveilleuses toilettes qui en descendaient. Tout cela, dans mon imagination d’enfant, revêtait l’aspect d’un luxe royal et presque féerique.

Après ma rencontre avec mon père devant la riche demeure, celle-ci me parut deux fois plus merveilleuse et plus captivante. Maintenant, dans mon imagination exaltée, commençaient à naître des idées et des suppositions féeriques. Et je ne m’étonne pas, vivant parmi des gens aussi bizarres que mon père et ma mère, d’être devenue une enfant aussi étrange et imaginative : j’étais particulièrement frappée du contraste de leurs caractères. J’étais frappée, par exemple, de ce que ma mère se préoccupât toujours de notre pauvre ménage, reprochât éternellement à mon père d’être seule à travailler pour nous tous, et, malgré moi, je me posais cette question : Pourquoi donc père ne l’aide-t-il pas ? Pourquoi a-t-il l’air d’un étranger dans notre demeure ?

Quelques paroles de ma mère avaient éveillé en moi cette idée, et, avec étonnement, j’appris que mon père était un artiste.

Ce mot se grava dans ma mémoire ; dans mon imagination se forma aussitôt l’idée qu’un artiste est un homme particulier, qui ne ressemble pas aux autres hommes. Peut-être la conduite même de mon père m’avait-elle induite à cette idée ; peut-être avais-je entendu quelque chose qui est maintenant sorti de ma mémoire.

Mais le sens des paroles de mon père se trouva étrangement compréhensible pour moi quand, un jour, il déclara en ma présence, avec un accent particulier, que « le temps viendrait où lui aussi ne serait pas dans la misère, où lui aussi serait un monsieur et un homme riche, et qu’enfin il renaîtrait de nouveau quand ma mère serait morte ».

Je me rappelle que tout d’abord j’eus peur de ces paroles, terriblement peur. Je ne pus rester dans la chambre. Je courus dans le vestibule glacé et là, accoudée à la fenêtre et le visage dans mes mains, je me mis à sangloter. Mais ensuite, quand j’eus réfléchi, quand je me fus habituée à cet horrible désir de mon père, l’imagination vint tout d’un coup à mon aide : je n’avais plus à me tourmenter d’une incertitude et il me fallait absolument m’arrêter à une supposition quelconque. Et voilà, je ne sais pas comment cela commença, mais à la fin je m’arrêtai à cette idée que, quand ma mère mourrait, mon père quitterait notre sombre taudis et s’en irait quelque part avec moi. Mais où ? Jusqu’aux tous derniers jours je ne pouvais me le représenter clairement. Je me rappelle seulement que tout ce que je pouvais imaginer de l’endroit où nous irions ensemble (car nous devions partir ensemble, c’était certain), tout ce que ma fantaisie pouvait concevoir de brillant, de somptueux, de magnifique, tout cela, dans mes rêves, devenait réalité. Il me semblait que nous devenions riches aussitôt. Je ne courrais plus faire des commissions dans les petites boutiques, chose qui m’était très pénible, parce que les enfants de la maison voisine me faisaient toujours des misères quand je sortais, ce que je redoutais au plus haut degré, surtout quand je rapportais du lait ou du beurre, sachant que si je les laissais tomber, je serais sévèrement punie.

Ensuite, dans un rêve, j’avais résolu que mon père, aussitôt, se commanderait un bel habit, que nous nous installerions dans une somptueuse demeure, et c’est alors que la belle et grande maison aux rideaux rouges et la rencontre de mon père devant cette maison où il avait voulu me montrer quelque chose, vint en aide à mon imagination. Aussitôt, dans mon idée, il fut décidé que nous nous installerions précisément dans cette maison, et que nous y vivrions au milieu d’une fête perpétuelle, dans une félicité sans fin. Dès lors, le soir, je contemplais avec une curiosité avide les fenêtres de cette maison magique. Je me rappelais les invités si bien parés, comme je n’en avais encore jamais vu. J’entendais en rêve les sons de cette douce musique qui me parvenaient à travers les fenêtres. J’examinais attentivement les ombres qui glissaient sur les rideaux, et je m’efforçais de deviner ce qui se passait là derrière. Il me semblait que c’était le paradis, la fête éternelle. Je me mis à détester notre pauvre logis, les guenilles dont j’étais vêtue, et quand un jour, ma mère, se fâchant après moi, m’ordonna de descendre du rebord de la fenêtre, où je m’étais installée comme d’habitude, il me vint aussitôt à l’esprit qu’elle ne voulait pas que je regarde précisément ces fenêtres, qu’elle ne voulait pas que j’y pense, que notre bonheur lui était désagréable, et qu’elle désirait l’empêcher. Toute la soirée j’observai ma mère attentivement et avec méfiance.

Comment avait pu naître en moi une pareille hostilité contre un être aussi douloureux que ma mère ? Ce n’est pas seulement que je comprenne maintenant sa vie de souffrances, il m’est impossible de me rappeler sans un serrement de cœur cette existence de martyre ! Même alors, dans la sombre période de ma misérable enfance, à l’époque de ce développement anormal de ma vie première, souvent mon cœur se serrait de douleur et de pitié en même temps que le doute confus envahissait mon âme. Déjà alors la conscience s’éveillait en moi, et souvent je ressentais douloureusement mon injustice envers ma mère. Mais nous restions étrangères l’une à l’autre. Je ne me souviens même pas de m’être blottie contre elle une seule fois. Maintenant, souvent les souvenirs les plus minimes me font mal et troublent mon âme. Je me rappelle qu’une fois (sans doute ce que je vais raconter est petit, banal, mais ce sont précisément de pareilles choses qui me tourmentaient et qui se sont gravées le plus douloureusement dans ma mémoire)... Donc, un soir que mon père n’était pas à la maison, ma mère voulut m’envoyer dans une boutique acheter du thé et du sucre. Mais elle réfléchissait et ne se décidait pas ; elle comptait à haute voix les pièces de billon, une misérable somme, dont elle disposait. Elle compta bien une demi-heure et ne pouvait sortir de ses calculs. En outre, à certains moments, comme accablée de douleur, une sorte de torpeur la saisissait. Je me rappelle comme si c’était maintenant qu’elle marmonnait quelque chose en comptant doucement. On aurait dit qu’elle prononçait des mots au hasard. Ses lèvres et ses joues étaient pâles, ses mains tremblaient, et toujours elle hochait la tête quand elle ratiocinait ainsi à haute voix. — Non, il ne faut pas ! dit-elle tout à coup en me regardant. Il vaut mieux que je me couche. Et toi, Niétotchka, veux-tu dormir ?

Je ne répondis pas. Alors elle me releva la tête, me regarda doucement, avec une telle tendresse et tout son visage éclairé d’un tel sourire maternel, que mon cœur se mit à battre fortement et se serra. En outre, elle m’avait appelée Niétotchka, ce qui signifiait qu’à ce moment elle m’aimait particulièrement. C’est elle qui avait inventé ce petit nom, transformant affectueusement en ce diminutif Niétotchka mon nom d’Anna. Quand elle m’appelait ainsi, c’était le signe qu’elle voulait me combler de caresses. J’étais très émue. Je voulais l’embrasser, me serrer contre elle, pleurer avec elle. Pauvre mère, elle me caressa la tête, longtemps, machinalement peut-être, et, oubliant qu’elle s’adressait à moi, elle répétait sans cesse : « Mon enfant, Annetta, Niétotchka ! » Des larmes roulaient dans mes yeux prêtes à s’échapper, mais je les retins. Je me raidis pour ne pas lui laisser voir ce que je ressentais, bien que j’en souffrisse moi-même. Non, cette hostilité ne pouvait pas être naturelle en moi. Ce qui m’excitait ainsi contre elle, ce ne pouvait pas être uniquement sa sévérité à mon égard ! Non. C’est cet amour fantastique, exclusif pour mon père qui me perdait.

Parfois je m’éveillais la nuit, dans mon coin, sur une petite paillasse, sous une mince couverture, et toujours j’avais peur de quelque chose. Dans mon demi-sommeil, je me souvenais que, récemment encore, quand j’étais plus petite, je couchais avec ma mère et que j’avais peur de m’éveiller la nuit. Je n’avais qu’à me serrer contre elle, à fermer les yeux, à l’enlacer plus fortement, et aussitôt, je me rendormais. Je sentais aussi, tout au fond de moi, que je ne pouvais pas ne pas aimer ma mère. J’ai remarqué plus tard que certains enfants sont monstrueusement dépourvus de sensibilité, et que s’ils aiment, c’est d’une manière exclusive. C’était mon cas.

Parfois dans notre taudis s’installait un morne silence pour des semaines entières. Mon père et ma mère étaient las de se quereller, et je vivais entre eux, comme auparavant, toujours silencieuse, toujours réfléchissant, toujours cherchant quelque chose dans mes rêves. Les examinant plus attentivement l’un et l’autre, j’avais fini par comprendre quels étaient leurs rapports mutuels. J’avais compris leur hostilité éternelle, sourde ; j’avais compris toute cette douleur, toute cette vie désordonnée, qui s’était installée dans notre coin. Sans doute je n’en discernais ni les causes, ni les conséquences ; j’avais compris autant que je pouvais comprendre. Il m’arrivait, les longs soirs d’hiver, blottie quelque part durant des heures entières, de les surveiller avidement, d’observer le visage de mon père pour essayer de deviner à quoi il pensait, ce qui le préoccupait. Puis j’étais frappée, étonnée de l’attitude de ma mère. Elle marchait sans s’arrêter d’un bout à l’autre de la chambre, des heures entières, souvent même la nuit quand elle souffrait d’insomnie. Elle marchait en marmottant quelque chose, comme si elle était seule dans la chambre, tantôt écartant les bras, tantôt les croisant sur sa poitrine, tantôt se tordant les mains dans une angoisse affreuse, infinie. Parfois des larmes coulaient sur son visage, elle-même ne savait peut-être pas pourquoi, car par moments elle était comme absente. Elle avait une maladie douloureuse qu’elle négligeait complètement.

Je me rappelle que mon isolement, mon silence, que je n’osais rompre, me devenait de plus en plus angoissant. Depuis toute une année, je vivais d’une vie consciente, réfléchissant, rêvant, tourmentée par des aspirations inconnues, vagues, qui naissaient en moi spontanément. J’étais sauvage comme si j’avais été élevée dans une forêt. Enfin mon père, le premier, remarqua ce qui se passait, m’appela près de lui et me demanda pourquoi je le regardais aussi fixement. Je ne me rappelle pas ce que je lui répondis. Je me rappelle seulement qu’il réfléchit et dit enfin en me regardant que le lendemain même il apporterait un alphabet et commencerait à m’apprendre à lire. J’attendis avec impatience cet alphabet. J’en rêvai toute la nuit, sans trop savoir ce que c’était qu’un alphabet.

Le lendemain, mon père se mit en effet à m’apprendre à lire. Je compris aussitôt ce qu’on exigeait de moi et j’appris très vite, car je savais que cela lui ferait plaisir. Ce fut la période la plus heureuse de ma vie d’alors.

Quand il me félicitait pour mon intelligence, me caressait la tête et m’embrassait, je me mettais à pleurer de joie.

Peu à peu mon père se prit d’affection pour moi. Déjà j’osais causer avec lui, et souvent nous parlions des heures entières sans nous fatiguer, bien que parfois je ne comprisse pas un mot de ce qu’il me disait. Mais j’avais peur de lui ; j’avais peur qu’il ne crût que je m’ennuyais avec lui ; c’est pourquoi, de toutes mes forces je m’appliquais à lui montrer que je comprenais tout. Enfin cela devint une habitude chez lui de passer avec moi toutes ses soirées. Aussitôt que la nuit commençait à tomber, il rentrait à la maison. Je m’approchais de lui avec le syllabaire. Il me faisait asseoir en face de lui, sur un banc, et, la leçon terminée, il se mettait à lire un livre quelconque. Je ne comprenais rien, mais je riais sans cesse, pensant ainsi lui faire un grand plaisir. En effet, je l’intéressais et il aimait à entendre mon rire. À cette époque, un jour, après la leçon, il se mit à me dire un conte. C’était le premier conte que j’entendais. J’étais dans le ravissement. Je brûlais d’impatience en attendant la suite du récit ; je me sentais transportée dans un autre monde en l’écoutant, et quand l’histoire fut terminée, j’étais tout enthousiasmée.

Ce n’est pas que le conte eût agi si fortement sur moi, non ; mais j’acceptais tout pour la vérité, donnant l’essor à mon inépuisable fantaisie qui unissait la réalité et la fiction. Aussitôt reparut dans mon imagination la maison aux rideaux rouges et, en même temps, je ne sais comment, mon beau-père lui-même devint un des personnages du conte qu’il me narrait, puis ma mère, qui nous empêchait tous deux de nous enfuir au loin, enfin, ou plutôt avant tout, moi-même, avec mes rêves merveilleux et ma tête toute pleine de chimères. Tout cela se mélangeait à tel point dans mon esprit que c’était bientôt le chaos le plus épouvantable et, pendant un certain temps, je perdais toute conscience, tout sentiment du vrai et du réel, et je vivais Dieu sait où.

À cette époque, je brûlais d’impatience de causer avec mon père de ce qui nous attendait dans l’avenir, de ce qui l’attendait personnellement, et de l’endroit où il me conduirait quand enfin nous quitterions notre taudis. J’étais sûre, de mon côté, que tout cela arriverait bientôt ; mais comment, sous quelle forme, je ne le savais pas, et je me tourmentais et me cassais la tête à ce sujet.

Parfois, et cela surtout le soir, il me semblait qu’à l’instant, tout de suite, mon père allait me faire signe en cachette, qu’il allait m’appeler dans le vestibule ; que moi, sans que ma mère me voie, je prendrais mon syllabaire, puis notre tableau, un vilain chromo sans cadre, accroché au mur de temps immémorial, et que j’avais résolu d’emporter avec nous quand nous nous enfuirions quelque part, au loin, pour ne plus jamais revenir chez ma mère.

Un jour que maman n’était pas à la maison, je choisis un moment où mon père était particulièrement gai, — cela lui arrivait quand il avait bu un peu de vin, — je m’approchai de lui et commençai à parler de quelque chose, avec l’intention d’amener tout de suite la conversation sur mon sujet favori. Quand je fus parvenue à le faire rire, alors, l’enlaçant fortement, le cœur tremblant, effrayée comme si je me préparais à dire quelque chose de mystérieux et de terrible, je commençai, en balbutiant à chaque mot, à le questionner : Où irons-nous ? Sera-ce bientôt ? Qu’est ce que nous emporterons avec nous ? Comment vivrons-nous ? Et enfin irons-nous dans la maison aux rideaux rouges ?

— La maison ! Les rideaux rouges ? Qu’est-ce que tu racontes-là, petite sotte ?

Alors, effrayée encore davantage, je commençai à lui expliquer que quand maman serait morte, nous ne vivrions plus dans ce galetas ; qu’il m’emmènerait quelque part, que nous serions riches tous deux et heureux. Je lui rappelai enfin que lui-même m’avait promis tout cela. En lui parlant ainsi, j’étais tout à fait convaincue qu’en effet mon père m’avait dit ces choses, du moins cela me semblait ainsi.

— Maman ? Morte ? Quand maman mourra ? répéta-t-il en me considérant avec étonnement, le visage un peu défait et fronçant ses épais sourcils grisonnants. Qu’est-ce que tu racontes, ma pauvre petite sotte ?

Il commença alors à me gronder. Il parla longtemps, me traitant d’enfant stupide qui ne comprenait rien... Et je ne me rappelle plus quoi encore, mais il était très triste.

Je ne comprenais rien à ses reproches. Je ne comprenais pas combien il lui était pénible que j’eusse entendu les paroles qu’il avait dites à maman dans un moment de colère et de profond désespoir. Mais je les avais retenues et j’avais beaucoup réfléchi. Quel qu’il fût à cette époque, il ne pouvait toutefois ne pas en être frappé. Cependant, bien que ne comprenant pas du tout pourquoi cela le fâchait, j’étais affligée et déconcertée. Je me mis à pleurer. Il me semblait comprendre que tout ce qui nous attendait était si important, qu’une enfant stupide comme moi n’avait pas le droit d’en parler ni d’y penser. En outre, bien que ne le comprenant pas tout d’abord, je me rendais cependant obscurément compte que j’avais offensé maman. La peur et l’effroi me saisirent et le doute tomba dans mon âme. Alors, voyant que je pleurais et que je souffrais, mon père se mit à me consoler ; il essuya mes larmes avec ma manche et m’ordonna de cesser de pleurer. Tous deux nous restâmes assis pendant un certain temps, silencieux : les sourcils froncés, il semblait réfléchir. Puis, de nouveau, il se mit à me parler ; mais j’avais beau prêter toute mon attention, ce qu’il me disait me paraissait étrangement vague. D’après quelques mots de cette conversation dont je me souviens encore aujourd’hui, il me paraît qu’il m’expliqua qui il était, quel grand artiste il était, que personne ne le comprenait, et qu’il était un homme de grand talent. Je me rappelle que, m’ayant demandé si je comprenais, et satisfait sans doute de ma réponse, il me força à répéter qu’il avait du talent. Je redis oui. Alors il sourit légèrement, peut-être parce qu’à la fin il lui paraissait drôle à lui-même de causer avec moi d’un sujet aussi sérieux.

Notre conversation fut interrompue par l’arrivé de Carl Féodorovitch. Je me mis à rire et devins tout à fait gaie quand mon père, en me désignant le nouveau venu, me dit : « Et voilà, Carl Féodorovitch n’a pas pour un sou de talent. »

Ce Carl Féodorovitch était un personnage très amusant. Je voyais à cette époque si peu de monde qu’il me sera impossible de jamais l’oublier ; et je me le rappelle comme si c’était d’hier. C’était un Allemand. Son nom de famille était Mayer. Il était venu en Russie avec le désir ardent d’entrer dans le corps de ballet de Saint-Pétersbourg. Mais il était très mauvais danseur, de sorte que tout ce qu’on put faire fut de l’employer au théâtre comme figurant. Il jouait différents rôles muets : dans la suite de Fortimbras, il était un des chevaliers de Vérone qui, au nombre de vingt, brandissaient tous ensemble des poignards de carton en criant : « Mourons pour le roi ! » Il n’y avait certainement pas un seul acteur au monde qui s’intéressât aussi passionnément à ses rôles que Carl Féodorovitch ; mais le malheur de toute sa vie était de n’avoir pas pu être admis dans le corps de ballet. Il plaçait l’art de la danse au-dessus de tout, et, dans son genre, il était aussi attaché à cet art, que mon père au violon. Ils s’étaient liés à l’époque où ils se trouvaient tous deux au théâtre et, depuis lors, le figurant en retraite ne lâchait plus mon père. Ils se voyaient très souvent et tous deux déploraient leur triste sort, se jugeant l’un et l’autre méconnus.

L’Allemand était l’homme le plus sentimental et le plus tendre au monde, et il avait pour mon beau-père l’amitié la plus vive et la plus désintéressée. Mais, à ce qu’il me semble, mon père n’éprouvait pas pour lui d’attachement particulier ; il le supportait seulement à défaut d’autres relations. En outre, mon père était trop exclusif pour comprendre que la danse était aussi un art, ce qui attristait aux larmes le pauvre Allemand. Connaissant le point sensible du malheureux Carl Féodorovitch, il se plaisait à le taquiner et à se moquer de lui, quand celui-ci s’échauffait et s’enthousiasmait à la défense de la danse.

Dans la suite, par B..., j’entendis beaucoup parler de Carl Féodorovitch. B... l’appelait le siffleur de Nuremberg, et il me raconta bien des détails sur son amitié avec mon père. C’est ainsi, entre autres, qu’ils se réunissaient assez souvent et qu’après avoir bu quelque peu, ils se mettaient à pleurer ensemble sur leur sort d’artistes incompris. Je me rappelle ces réunions. Je me rappelle aussi qu’en regardant ces deux originaux, je me mettais moi aussi à pleurer sans savoir pourquoi.

Cela arrivait toujours quand maman n’était pas à la maison. L’Allemand avait très peur d’elle ; et il attendait toujours dans le vestibule que quelqu’un vînt à passer et s’il apprenait que maman était à la maison, il redescendait aussitôt l’escalier en courant. Il apportait toujours avec lui des poèmes allemands, s’enflammait en nous les lisant à haute voix et les déclamait ensuite en les traduisant en russe, afin que nous pussions comprendre.

Cela amusait prodigieusement mon père, et moi aussi ; je riais aux larmes. Mais une fois il trouvèrent je ne sais quelle œuvre russe, qui les enthousiasma tous les deux, si bien qu’à partir de ce jour ils se réunissaient pour la lire ensemble. Je me souviens que c’était un drame en vers d’un célèbre écrivain russe. Je me rappelai longtemps si bien les premières lignes de cette œuvre que, quelques années plus tard, ayant par hasard retrouvé le livre, je le reconnus sans difficulté. Il s’agissait, dans ce drame, des malheurs d’un grand peintre, un Genaro ou Jacopo quelconque, qui, dans un passage, s’écriait : « Je suis méconnu ! », et dans un autre : « Je suis reconnu ! », ou : « Je n’ai aucun talent ! », et quelques lignes plus loin : « J’ai un immense talent ! » Et cela finissait très tristement.

Ce drame était sans doute quelque œuvre des plus ordinaires, mais, voilà le miracle, il agissait de la façon la plus naïve et la plus tragique sur les deux lecteurs, qui trouvaient dans le héros beaucoup de ressemblance avec eux-mêmes. Je me rappelle que, parfois, Carl Féodorovich s’enflammait à tel point qu’il bondissait de sa place, courait à l’angle opposé de la chambre, et demandait à mon père et à moi, en m’appelant mademoiselle, avec insistance et les larmes aux yeux, d’être ici, sur l’heure, juges entre lui et le public. Et séance tenante, il se mettait à danser, à exécuter différents pas, et il nous criait de lui dire tout de suite s’il était ou non un artiste, et si l’on pouvait dire qu’il était sans talent.

Mon père devenait aussitôt très joyeux ; il me faisait signe de l’œil comme pour me prévenir que, tout de suite, il allait se moquer d’une façon très drôle de l’Allemand. J’avais une envie folle de rire, mais mon père me menaçait du doigt et je me retenais, étouffant mon accès de gaieté. Et même maintenant, rien qu’au souvenir de ces scènes, je ne puis m’empêcher de rire. Je vois ce pauvre Carl Féodorovitch comme s’il était devant moi. Il était de très petite faille, très mince ; il avait les cheveux blancs, le nez aquilin, rouge, taché de tabac, et de très vilaines jambes déformées. Mais, malgré cela, il se vantait de leur conformation et portait des pantalons collants. Quand il demeurait en position, après un dernier saut, tendant vers nous ses mains et souriant comme sourient les danseurs sur la scène à la fin d’un pas, mon père, pendant quelques instants, gardait le silence comme s’il ne pouvait se décider à formuler un jugement, laissant exprès le danseur méconnu dans sa pose, de sorte que celui-ci se balançait sur un pied d’un côté et de l’autre, tendant toutes ses forces à garder l’équilibre. Enfin, mon père me regardait d’un air très sérieux, comme s’il m’invitait à être témoin de l’impartialité de son jugement, tandis que les regards timides, suppliants du danseur se fixaient en même temps sur moi.

— Non, Carl Féodorovitch, tu ne peux pas réussir, prononçait enfin mon père, en feignant la plus grande contrariété à être obligé de formuler cette amère vérité. Alors de la poitrine de Carl Féodorovitch s’échappait un véritable gémissement ; mais instantanément il se redonnait du courage par des mouvements accélérés et réclamait de nouveau l’attention, affirmant qu’il n’avait pas dansé selon la bonne méthode et nous suppliant de le juger encore une fois. Ensuite il courait de nouveau à l’autre angle de la chambre et parfois bondissait avec une telle ardeur qu’il touchait de sa tête le plafond et se faisait grand mal ; mais tel un Spartiate, il supportait héroïquement sa douleur, se fixait de nouveau dans une pose, de nouveau, avec un sourire, tendait vers nous ses mains tremblantes et de nouveau nous demandait notre décision. Mais mon père était inflexible et, comme auparavant, répondait d’un air sombre : — Non, Carl Féodorovitch ; c’est bien ton sort, tu ne réussiras jamais ! » Alors je n’y tenais plus et me tordais de rire. Père suivait mon exemple. Carl Féodorovitch, comprenant enfin qu’on se moquait de lui, devenait rouge d’indignation et, les larmes aux yeux, avec un sentiment aussi profond que comique, et qui me fit plus tard énormément de peine pour lui, disait à mon père : — Tu es un ami cruel ! » Puis il prenait son chapeau et s’enfuyait de chez nous en jurant par tout au monde qu’il ne reviendrait jamais. Mais ces brouilles n’étaient pas de longue durée. Au bout de quelques jours, on le voyait reparaître ; de nouveau recommençait la lecture du fameux drame, de nouvelles larmes étaient versées, puis de nouveau le naïf Carl Féodorovitch nous priait d’être juges entre le public et lui, mais cette fois de juger sérieusement, en vrais amis et sans se moquer de lui...

Une fois ma mère m’envoya acheter quelque chose dans une boutique. Je revenais tenant soigneusement la menue monnaie d’argent qu’on m’avait rendue, quand, dans l’escalier, je rencontrai mon père qui sortait. Je souris, comme je le faisais toujours quand je le voyais. Il se pencha pour m’embrasser et remarqua dans ma main la monnaie d’argent. J’ai oublié de dire que j’étais si habituée à l’expression de son visage qu’aussitôt, du premier coup d’œil ; je devinais presque toujours chacun de ses désirs. Quand il était triste mon cœur était angoissé. En général, il se démoralisait surtout fortement quand il n’avait pas le sou, et que, pour cette cause, il ne pouvait pas boire de vin, ce dont il avait pris l’habitude. Mais au moment où je le rencontrai dans l’escalier, il me sembla qu’il se passait en lui quelque chose de particulier. Ses yeux troubles étaient hagards. Tout d’abord il ne fit pas attention à moi, mais, quand il aperçut dans ma main la monnaie brillante, il devint subitement rouge, puis pâlit et avança la main pour me prendre l’argent ; mais il la retira aussitôt. Évidemment une lutte se livrait en lui. Enfin, prenant une résolution, il m’ordonna de monter et lui-même descendit quelques marches. Mais soudain il s’arrêta et, hâtivement, m’appela. Il était très gêné.

— Écoute, Niétotchka, me dit-il ; donne-moi cet argent. Je te le rapporterai. Eh bien ! le donneras-tu à ton père ? Tu es bonne, n’est-ce pas, Niétotchka ?

J’en avais comme le pressentiment. Mais au premier moment l’idée de la colère de maman, la timidité, et surtout une honte instinctive pour moi et pour mon père m’empêchèrent de lui remettre l’argent. Il remarqua instantanément tout cela et dit hâtivement. — Non, non, il ne faut pas, il ne faut pas. » — Non papa, prends, je dirai que je l’ai perdu, que les enfants du voisinage me l’ont pris. » — C’est bien. C’est bien. Je savais que tu es une enfant intelligente », dit-il en souriant, la lèvre tremblante, et ne dissimulant sa joie que quand il sentit l’argent dans sa main. — Tu es une brave fille. Tu es mon petit ange. Viens, donne, j’embrasserai ta main. » Il saisit ma main et voulut l’embrasser, mais je la retirai rapidement. Une sorte de pitié me saisit et la honte commença à me torturer de plus en plus. Je courus en haut, effrayée, laissant mon père sans lui dire adieu. Quand j’entrai dans la chambre, mes joues brûlaient, le cœur me battait, prise d’une sensation angoissante et inconnue jusqu’alors. Cependant j’affirmai hardiment à ma mère que j’avais laissé tomber l’argent dans la neige et que je n’avais pu le retrouver. Je m’attendais à des coups ; il n’en fut rien. Maman fut tout d’abord, il est vrai, hors d’elle de chagrin, car nous étions infiniment pauvres, et elle cria après moi ; mais aussitôt elle se ressaisit, cessa de me gronder en observant seulement que j’étais une petite fille maladroite, négligente et qu’évidemment je l’aimais bien peu pour garder aussi mal son argent. Cette observation m’attrista plus que ne l’auraient pu faire des coups. Mais maman me connaissait bien. Elle avait remarqué ma sensibilité souvent maladive et par des reproches amers pour mon manque d’affection elle pensait me toucher davantage et me rendre plus attentive dans l’avenir.

À la nuit tombante, à l’heure où mon père devait rentrer, comme d’ordinaire, j’allai attendre dans le vestibule. Cette fois j’étais très troublée. Mes sentiments étaient bouleversés ; quelque chose tourmentait ma conscience. Enfin père rentra, et je me réjouis de son retour comme si sa présence devait me soulager. Il était déjà un peu gris, mais, dès qu’il m’aperçut il prit aussitôt un air mystérieux, confus, et, m’entraînant dans un coin, tout en regardant timidement du côté de la porte, il tira de sa poche un petit gâteau qu’il avait acheté et se mit à me dire, à voix basse, que je ne devais plus jamais prendre de l’argent en cachette à ma mère, que c’était vilain et honteux, que cette fois c’était parce que papa avait grand besoin d’argent, mais qu’il le rendrait et que je pourrais dire alors que j’avais retrouvé l’argent ; mais que c’était mal de voler maman, que dorénavant, je ne devais pas même penser à une chose pareille, et que, si je lui obéissais, il m’achèterait encore des gâteaux. Enfin il ajouta même que je devais avoir pitié de maman, que maman était très malade et très pauvre et qu’elle seule travaillait pour nous tous. Je l’écoutais, effrayée, tremblant de tout mon corps. Les larmes coulaient de mes yeux. J’étais si frappée que je ne pouvais prononcer un mot, ni bouger de ma place. Enfin il entra dans la chambre, m’ordonna de ne pas pleurer et de ne rien raconter de tout cela à maman. Je remarquai que lui-même était terriblement gêné. Toute la soirée je vécus dans une sorte d’effroi, et, pour la première fois, je n’osai ni le regarder ni m’approcher de lui. Lui aussi évitait visiblement mon regard. Maman allait et venait dans la chambre, et, à son habitude, en se parlant comme dans un rêve. Ce soir elle se sentait mal ; elle avait une crise. Enfin, toutes ces émotions me donnèrent la fièvre. Quand vint la nuit, je ne pus m’endormir. Des cauchemars affreux me tourmentaient ; n’y tenant plus, je commençai à pleurer amèrement. Mes sanglots éveillèrent maman. Elle m’appela et me demanda ce que j’avais. Je ne répondis pas et mes larmes redoublèrent. Alors elle alluma la bougie, s’approcha de moi et se mit à me calmer, pensant que j’avais eu peur en rêve : — Ah ! la petite sotte, disait-elle, jusqu’à aujourd’hui tu pleures encore quand tu vois quelque chose en rêve ! Cesse, cesse ! » Elle m’embrassa et me dit d’aller dormir dans son lit. Mais je refusai.

Je n’osais ni l’embrasser ni aller avec elle. J’étais tourmentée de souffrances inimaginables. Je voulais lui raconter tout. J’allais commencer, mais l’idée de mon père et de sa défense me retint.

— Ma pauvre petite Niétotchka, dit maman en me mettant au lit et en m’enveloppant de son vieux manteau, car elle s’était aperçue que je tremblais de fièvre. Tu auras probablement aussi peu de santé que moi ! Et elle me regarda si tristement que, ne pouvant supporter son regard, je fermai les yeux et me détournai. Je ne me rappelle pas comment je m’endormis, mais dans mon demi-sommeil, longtemps encore, j’entendis que ma pauvre mère me parlait. Jamais encore je n’avais ressenti une souffrance aussi pénible. Mon cœur se serrait jusqu’à me faire mal. Le lendemain matin, je me sentis mieux, je me mis à parler à mon père sans lui rappeler les événements de la veille, car je devinais d’avance que cela lui était très désagréable. Il recouvra aussitôt sa bonne humeur, ses sourcils froncés d’inquiétude se détendirent, et maintenant la joie, un contentement presque enfantin, s’emparait de lui à la vue de ma gaieté. Bientôt maman sortit, et il ne put se contenir. Il se mit à m’embrasser si fort que je faillis devenir folle d’enthousiasme ; je pleurais et riais à la fois. Enfin il me déclara qu’il allait me montrer quelque chose de très beau, que je serais heureuse de voir, parce que j’étais une bonne et sage petite fille. Il déboutonna son gilet, prit une clef suspendue à son cou par un ruban noir, puis, en me regardant mystérieusement, comme s’il désirait lire dans mes yeux le contentement que, selon lui, je devais manifester, il ouvrit le coffre et, avec mille précautions, en sortit une boîte noire d’une forme bizarre, que je n’avais encore jamais vue. Il prit cette boîte avec une sorte de tremblement et sa physionomie se transforma soudain : le rire disparut de son visage qui tout à coup prit une expression grave et solennelle. Enfin, avec la clef il ouvrit la boîte mystérieuse et en sortit un objet que je n’avais jamais vu non plus, un objet dont la forme, au premier abord, me parut extraordinaire. Il le prit soigneusement, respectueusement, et m’apprit que c’était son instrument, son violon. Alors il se mit à me dire d’une voix basse, solennelle, des choses que je ne comprenais pas. Je n’ai retenu dans ma mémoire que les phrases que je connaissais déjà, qu’il était un artiste, qu’il avait un grand talent, qu’un jour il jouerait du violon et qu’alors nous tous serions riches et connaîtrions le bonheur. Les larmes emplissaient ses yeux et coulaient sur ses joues. J’étais très émue. Enfin, il baisa le violon, me le fit baiser, et voyant mon grand désir de l’examiner de plus près, il me conduisit vers le lit de maman et me mit le violon dans les mains. Mais je voyais qu’il tremblait de peur que je ne le laissasse tomber et qu’il se brisât. Je pris le violon dans ma main et touchai les cordes qui rendirent un son très faible. — C’est la musique, dis-je en regardant mon père. — Oui, oui, la musique, fit-il en se frottant joyeusement les mains. — Tu es une enfant sage. Tu es une bonne petite fille !

Mais malgré ses louanges et son enthousiasme, je voyais qu’il avait peur pour son violon et la crainte me saisit aussi. Je le lui rendis le plus vite possible. Avec les mêmes précautions le violon fut replacé dans sa boîte et celle-ci mise sous clef dans le coffre. Puis mon père, me caressant de nouveau la tête, me promit de me montrer le violon chaque fois que je serais, comme maintenant, sage, bonne et obéissante. C’est ainsi que le violon dissipa notre chagrin commun. Mais le soir, mon père, en sortant, me chuchota de ne pas oublier ce qu’il m’avait dit la veille.

Je grandis ainsi dans notre taudis et peu à peu mon affection ou plutôt ma passion, — car je ne connais pas de mot assez fort pour exprimer exactement le sentiment irrésistible, pénible pour moi-même, que je ressentais pour mon père, — en arriva à une sorte d’irritabilité maladive. Je n’avais qu’un seul plaisir : penser ou rêver à lui. Je n’avais qu’une seule volonté : faire tout ce qui pouvait lui causer quelque plaisir. Combien de fois m’arriva-t-il de l’attendre sur l’escalier tremblante et transie de froid, seulement pour apprendre son retour ne fût-ce qu’un instant plus tôt, et le voir le plus vite possible. J’étais folle de joie quand il me caressait un peu, tandis que bien souvent je souffrais d’être si obstinément froide envers ma pauvre mère. Il y avait des moments où j’étais saisie d’angoisse et de pitié en la regardant. Dans leurs éternelles querelles je ne pouvais être indifférente et je devais choisir entre eux, je devais prendre parti pour l’un ou pour l’autre, et je prenais le parti du pauvre demi-fou, uniquement parce qu’il était si misérable, si humilié à mes yeux, et parce qu’il avait marqué si fortement mon imagination.

Mais qui pourra me juger ! Peut-être me suis-je attachée à lui précisément parce qu’il était très étrange, dans son aspect même, et qu’il n’était pas aussi sévère ni aussi sombre que maman ; parce qu’il était presque fou, que souvent se manifestaient en lui de la bouffonnerie, des manières enfantines, et qu’enfin j’avais moins peur de lui et même moins de respect pour lui que pour ma mère. Il me paraissait davantage mon égal. Peu à peu même, je sentis que c’était moi qui dominais, moi qui l’avais soumis, que je lui étais déjà nécessaire. Intérieurement j’en étais fière, je triomphais à sentir le besoin qu’il avait de moi, et même, parfois, je me montrais coquette. En effet, cet attachement extraordinaire n’allait pas sans quelque chose de romanesque... Mais ce roman ne devait pas durer longtemps. Bientôt je perdis et mon père et ma mère. Leur vie sombra dans une terrible catastrophe, qui s’est gravée douloureusement dans ma mémoire.

Voici comment elle se produisit.

 

 

III

 

À cette époque, tout Pétersbourg fut soudainement remué par une grande nouvelle : on annonçait l’arrivée du célèbre S... Tout ceux qui appartenaient pour si peu que ce fût au monde musical, à Pétersbourg, entrèrent en émoi. Les chanteurs, les acteurs, les poètes, les peintres, les mélomanes et même ceux qui ne l’étaient pas et affirmaient avec un modeste orgueil qu’ils ne comprenaient rien à la musique, s’arrachaient les billets. La salle ne pouvait contenir la dixième partie des enthousiastes qui avaient la possibilité de payer le billet d’entrée vingt-cinq roubles. Mais la réputation européenne de S..., sa gloire couronnée de lauriers, la fraîcheur inaltérable de son talent, les bruits répandus depuis peu qu’il ne prendrait plus que rarement l’archet pour le public, l’affirmation que c’était sa dernière tournée en Europe, et qu’ensuite il ne jouerait plus, tous ces bruits produisaient leur effet. En un mot, l’impression était générale et profonde.

J’ai déjà dit que la venue de tout nouveau violoniste, de toute célébrité, produisait sur mon beau-père l’effet le plus désagréable. Chaque fois, il s’empressait tout d’abord d’aller entendre l’artiste pour se rendre compte du degré de son talent. Il lui arrivait souvent d’être malade des louanges qu’il entendait autour de lui à l’adresse du nouveau venu, et il ne se calmait que s’il pouvait découvrir des défauts dans le jeu du violoniste et répandre avec une ironie amère son opinion partout où cela lui était possible. Pauvre fou, il ne reconnaissait dans le monde entier qu’un seul talent, qu’un seul artiste, et, naturellement, cet artiste, c’était lui !

Le bruit fait autour de l’arrivée de S..., génie musical, produisit sur lui un effet foudroyant. Je ferai observer que pendant les dix dernières années, il n’était venu à Pétersbourg aucun artiste remarquable, même bien inférieur à S... C’est pourquoi mon père n’avait aucune idée du jeu des artistes européens de premier ordre. On m’a raconté que dès qu’il fut question de l’arrivée de S…, on vit mon père se montrer de nouveau dans les coulisses du théâtre. On m’a dit aussi avoir remarqué qu’il paraissait très ému, se renseignant avec inquiétude sur S…, et son futur concert.

Depuis longtemps on ne l’avait pas revu dans les coulisses et son apparition y produisit même quelque effet. Quelqu’un, pour l’agacer, lui dit d’un ton provocant : « Mon cher Egor Pétrovitch, ce que vous allez entendre maintenant, ce ne se sera pas une musique de ballet, mais une musique après laquelle il ne vous sera probablement plus possible de vivre. » On dit qu’il pâlit à cette moquerie ; il répondit cependant en souriant nerveusement : « Nous verrons ; les cloches sonnent fort derrière les montagnes. S... ne s’est fait entendre, je crois, qu’à Paris ; ce sont donc les Français qui ont fait sa réputation et on sait ce que sont les Français ! » Et tous ceux qui étaient là éclatèrent de rire. Le malheureux en fut offensé, mais se contenant, il ajouta que d’ailleurs il ne disait rien, qu’on verrait, que le surlendemain serait vite arrivé et que bientôt tous les miracles seraient dévoilés.

B... m’a raconté que ce même jour, avant la tombée de la nuit, il avait rencontré le prince X..., le dilettante bien connu, qui aimait et comprenait profondément l’art. Ils faisaient route ensemble et causaient de l’artiste nouvellement arrivé, quand soudain, au tournant d’une rue, B... avait aperçu mon père arrêté devant la vitre d’un magasin où il examinait attentivement le programme sur lequel, en gros caractères, était annoncé le concert de S...

— Voyez-vous cet homme ? dit B... en indiquant mon père.

— Qui est-ce ? demanda le prince.

— Vous avez déjà entendu parler de lui. C’est cet Efimov dont je vous ai déjà entretenu plusieurs fois et à qui vous avez même accordé votre protection.

— Ah ! C’est curieux, dit le prince. Vous m’en avez beaucoup parlé. On dit qu’il est très amusant. Je voudrais l’entendre jouer.

— Cela n’en vaut pas la peine, répondit B..., et ce n’est que pénible. Je ne sais quel effet il vous produirait, mais pour moi, il me déchire le cœur. Sa vie est une tragédie, lamentable, affreuse. Je connais à fond cet homme et, quelque bas qu’il soit tombé, toute sympathie pour lui n’est cependant pas encore morte en moi. Vous dites, prince, qu’il doit être très amusant ! C’est vrai, mais il fait une impression trop douloureuse. D’abord, il est fou ; ensuite ce fou est un criminel, car outre la sienne propre il a encore perdu deux existences : celles de sa femme et de sa fille. Je les connais. S’il était conscient de son crime, il en mourrait ; mais toute l’horreur réside en ceci que depuis huit ans il vit dans ce crime et depuis huit ans lutte avec sa conscience pour ne pas se l’avouer.

— Vous disiez qu’il est pauvre ? dit le prince.

— Oui, mais la misère est presque un bonheur pour lui, puisqu’elle lui sert de prétexte. Maintenant il peut affirmer à tout le monde que c’est la misère seule qui l’empêche d’arriver, que s’il était riche, il aurait du temps, pas de soucis et qu’on verrait alors quel artiste il est. Il s’est marié dans l’espoir bizarre que les mille roubles que possédait sa femme lui permettraient de se mettre sur pied. Il a agi en poète et toute sa vie s’est toujours passée ainsi. Savez-vous ce qu’il ne cesse de dire depuis huit ans ? Il affirme que c’est sa femme qui est l’auteur de tous ses malheurs, que c’est elle qui l’arrête en tout. Il ne fait rien et ne veut pas travailler, et si vous lui ôtez cette femme, il sera la créature la plus misérable au monde. Voilà déjà plusieurs années qu’il n’a pas touché son violon et savez-vous pourquoi ? Parce que chaque fois qu’il prend en main l’archet, il est forcé de s’avouer dans son for intérieur qu’il n’existe pas, qu’il n’est pas un artiste. Mais quand l’archet est mis de côté, il garde au moins l’illusion lointaine que ce n’est pas vrai. C’est un rêveur. Il pense que tout d’un coup, par quelque miracle, il deviendra l’homme le plus célèbre au monde. Sa devise est aut Cesar aut nihil... Comme si on pouvait devenir César comme cela, en un clin d’œil ! Il a soif de gloire. Et quand un sentiment pareil devient le moteur principal et unique d’un artiste, cet artiste n’est déjà plus un artiste, car il a perdu l’instinct artistique principal, qui est l’amour de l’art pour l’art, et non pour la gloire ou autre chose. Par exemple, quand S... prend l’archet, il n’existe plus rien au monde pour lui que la musique. Après l’archet, ce qu’il y a de plus important pour S..., c’est l’argent, et seulement, en troisième lieu, il me semble, la gloire. Mais il s’en soucie très peu... Savez-vous ce qui préoccupe maintenant ce malheureux ? ajouta B... en indiquant Efimov. C’est le souci le plus stupide, le plus misérable, le plus ridicule au monde : à savoir s’il est supérieur à S... ou si S... lui est supérieur. Rien de plus, parce qu’au fond, il est tout de même convaincu qu’il est le plus grand musicien de l’univers. Dites-lui qu’il n’est pas un artiste et je vous assure qu’il mourra sur le coup, comme frappé de la foudre ; c’est, en effet, une chose terrible de se séparer de l’idée fixe à laquelle on a sacrifié toute sa vie et dont le fondement est tout de même sérieux et profond, car sa vocation, au commencement, était vraiment sincère.

— Ce sera curieux ce qu’il éprouvera quand il entendra S..., remarqua le prince.

— Oui, dit B... pensif. Mais non, il se ressaisira tout de suite. Sa folie est plus forte que la vérité, et il inventera aussitôt quelque raison lui permettant de se reprendre.

— Vous croyez ?

À ce moment ils se trouvaient près de mon père. Celui-ci voulut se dérober, mais B... l’arrêta. Il lui demanda s’il serait au concert de S... Mon père répondit avec indifférence qu’il n’en savait rien, qu’il était pris par une affaire plus importante que tous les concerts et tous les virtuoses étrangers, que, d’ailleurs, il verrait et que, s’il avait une heure de libre, il irait peut-être. Puis, rapidement, l’air inquiet, il regarda tantôt B..., tantôt le prince, eut un sourire contraint, toucha son chapeau, fit un signe de tête et dépassa ses interlocuteurs, prétextant qu’il était pressé.

Mais moi, depuis la veille, je connaissais les préoccupations de mon père. Je ne savais pas précisément ce qui le tourmentait, mais je voyais qu’il était d’une inquiétude mortelle. elle-même le remarqua. Elle était à cette époque très malade et pouvait à peine remuer les jambes. Père, à chaque instant, sortait de la maison et rentrait. Le matin, trois ou quatre camarades, d’anciens collègues, vinrent le voir, ce qui m’étonna beaucoup, car, à l’exception de Carl Féodorovitch, je ne voyais, pour ainsi dire, jamais personne chez nous, tout le monde ayant cessé de venir nous voir depuis que mon père avait abandonné définitivement le théâtre. Enfin Carl Féodorovitch accourut tout essoufflé. Il apportait le programme. J’écoutais et regardais attentivement. Tout cela m’inquiétait comme si j’étais coupable de tout le trouble, de toute l’angoisse que je lisais sur le visage de mon père. J’aurais bien voulu comprendre de quoi ils parlaient, et, pour la première fois, j’entendis prononcer le nom de S... Je compris ensuite qu’il fallait au moins quinze roubles pour entendre ce S... Je me rappelle aussi que mon père, ne pouvant se contenir, faisait de grands gestes de la main et disait qu’il connaissait ces merveilles d’outre-mer, ces génies extraordinaires, et S... aussi, que c’étaient tous des Juifs qui venaient prendre l’argent russe, parce que les Russes croient toujours à toutes les sottises, surtout quand elles viennent des Français. Je comprenais déjà ce que signifiait cette phase : Il n’a pas de talent ! Et les visiteurs de rire. Bientôt tous partirent, laissant mon père de très mauvaise humeur. Je me rendais compte qu’il était fâché, par une raison quelconque, contre ce S... et, pour le distraire, je m’approchai de la table, pris le programme et me mis à lire à haute voix le nom de S... Puis, tout en riant et en regardant mon père qui demeurait assis sur sa chaise, pensif, je dis : « C’est probablement un artiste comme Carl Féodorovitch ! Celui-là non plus ne réussira pas ? » Mon père tressaillit et, comme s’il en avait peur, arracha d’une main le programme, cria, tapa du pied, saisit son chapeau et voulut sortir de la chambre. Mais il se retourna aussitôt et m’appela dans le vestibule. Là, il m’embrassa, puis, avec une sorte d’inquiétude, une sorte de crainte dissimulée, il commença à me dire que j’étais une enfant sage et bonne, que sûrement je ne voudrais pas l’attrister, qu’il attendait de moi un grand service, mais il ne me dit pas lequel. En outre il m’était pénible de l’entendre. Je voyais que ses paroles et ses caresses n’étaient pas désintéressées, et tout cela me bouleversait. Je commençais à être terriblement inquiète pour lui.

Le lendemain, pendant le dîner, c’était la veille du concert, mon père parut tout à fait consterné. Il était très changé et à chaque instant regardait maman. Enfin, je fus tout étonnée quand il se mit à causer avec elle. J’étais étonnée, parce qu’il ne lui parlait presque jamais.

Après le dîner, il commença à me flatter particulièrement. À chaque instant, sous différents prétextes, il m’appelait dans le vestibule, regardait tout autour de lui, comme s’il avait peur d’être pris en faute, et il me caressait la tête, m’embrassait et me disait tout le temps que j’étais une bonne enfant, obéissante, que j’aimais sans doute mon père et ferais sûrement ce qu’il me demanderait. Tout cela me causait une angoisse épouvantable. Enfin, quand, pour la dixième fois, il m’appela dans le vestibule, la chose s’expliqua. D’un air douloureux, regardant avec inquiétude de tous côtés, il me demanda si je savais où maman avait caché les vingt-cinq roubles qu’elle avait rapportés la veille au matin. À cette question, je devins folle de terreur. Mais à ce moment, quelqu’un ayant fait du bruit dans l’escalier, mon père, effrayé, me laissa là et s’enfuit.

Il ne rentra que le soir, confus, triste, soucieux. Il s’assit silencieusement sur sa chaise et commença à me regarder avec une sorte de joie. J’étais saisie de crainte et m’efforçais d’éviter ses regards.

Enfin, maman, qui était restée au lit toute la journée, m’appela, me donna de la monnaie et m’envoya acheter du thé et du sucre. Chez nous, on buvait du thé très rarement, maman ne se permettait ce véritable luxe pour nos moyens que quand elle se sentait souffrante et fiévreuse.

Je pris l’argent et sortis. Sitôt dans le vestibule, je me mis à courir comme si j’avais eu peur qu’on ne me rattrapât. Mais ce que je craignais arriva. Mon père me rejoignit quand déjà j’étais dans la rue et me fit revenir dans l’escalier.

— Niétotchka, dit-il d’une voix tremblante, ma chérie, écoute, donne-moi cet argent, et demain...

— Père, petit père ! m’écriai-je en me mettant à genoux et le suppliant. Je ne puis pas, c’est impossible, maman a besoin de thé. On ne peut pas prendre chez maman ; c’est impossible. Je prendrai une autre fois.

— Alors tu ne veux pas ? Tu ne veux pas ? me chuchotait-il en délire. Alors tu ne m’aimes pas. C’est bien. Maintenant je t’abandonne. Reste avec ta mère. Moi, je m’en irai et ne te prendrai pas avec moi, tu entends, méchante fille ! Tu entends...

— Petit père ! m’écriai-je saisie d’horreur. Prends l’argent, va ! Que puis-je faire maintenant ? disais-je en me tordant les mains et le saisissant par son veston. Maman pleurera, maman me grondera encore...

Il paraissait ne pas s’être attendu à une résistance pareille ; toutefois il prit l’argent. Enfin, n’ayant plus la force d’entendre mes supplications et mes sanglots, il m’abandonna sur l’escalier et courut en bas...

Je montai chez nous ; mais à la porte de notre logement mes forces m’abandonnèrent. Je n’osais pas entrer : je ne pouvais pas entrer. Tout ce que j’avais de cœur était révolté et bouleversé. Le visage enfoui dans mes mains, je m’assis près de la fenêtre, comme le jour où j’avais entendu exprimer à mon père son désir que maman meure.

J’étais dans une sorte d’inconscience et tremblais au moindre bruit dans l’escalier. Enfin j’entendis qu’on montait hâtivement. C’était lui. Je reconnaissais son pas.

— Tu es ici ? chuchota-t-il.

Je me jetai vers lui.

— Tiens ! fit-il en me mettant l’argent dans la main. Prends-le. Maintenant je ne suis plus ton père. Tu aimes ta mère plus que moi. Alors va chez ta mère. Moi je ne veux plus te connaître ! Et, en disant cela, il me repoussa et de nouveau descendit en courant l’escalier.

Toute en pleurs, je me mis à courir derrière lui.

— Père, petit père, je t’obéirai ! criai-je. Je t’aime plus que maman ! Reprends l’argent ! Reprends-le !

Mais il ne m’entendit pas et disparut à ma vue...

Toute cette soirée, je fus comme morte et tremblante de fièvre. Je me rappelle que maman me parla, m’appela près d’elle ; mais je n’entendais et ne voyais rien. Enfin la crise se produisit. Je me mis à pleurer, à crier. Maman, effrayée, ne savait que faire. Elle me prit dans son lit, et je ne me souviens plus comment je m’endormis, mes bras autour de son cou, tremblant de peur à chaque instant. Toute la nuit se passa ainsi. Le matin, je m’éveillai tard ; maman n’était déjà plus à la maison. C’était le moment où elle se trouvait toujours dehors pour son travail. Mon père était là avec un étranger, et tous deux causaient à haute voix. J’attendais avec impatience le départ de ce visiteur et, dès que je fus seule avec mon père, j’allai me jeter dans ses bras, et, en sanglotant, je me mis à le supplier de me pardonner ma conduite d’hier.

— Seras-tu une enfant sage, comme auparavant ? me demanda-t-il sévèrement.

— Oui, petit père, répondis-je. Je te dirai où maman cache l’argent. Hier il était dans cette petite boîte.

— Où ? s’écria-t-il, s’animant soudain et se levant de sa chaise. Où est-il ?

— L’argent est enfermé, petit père ! dis-je. Attends à ce soir, quand maman enverra changer, parce que la petite monnaie est déjà toute dépensée.

— J’ai besoin de quinze roubles, Niétotchka, tu entends ? Seulement quinze roubles. Trouve-les-moi aujourd’hui et demain je te rapporterai tout. Et tout de suite j’irai t’acheter des gâteaux, des noix. Je t’achèterai aussi une poupée, demain même... Et chaque jour je t’apporterai des cadeaux, si tu es gentille...

— Non père, il ne faut pas... Je ne veux pas de gâteaux. Je ne les mangerai pas. Je te les rendrai ! m’écriais-je en sanglotant, car une terrible angoisse venait de me saisir au cœur.

Je sentais à ce moment qu’il n’avait pas pitié de moi, qu’il ne m’aimait pas, puisqu’il ne voyait pas que je l’aimais et qu’il pensait que je n’agirais que pour des cadeaux. À ce moment, moi, une enfant, je le comprenais merveilleusement, et je sentais que désormais je ne pourrais plus l’aimer comme auparavant, que j’avais perdu pour toujours mon petit père. Lui, il était dans l’enthousiasme à cause de mes promesses. Il voyait que j’étais prête à tout pour lui, que je ferais tout pour lui, et Dieu sait combien pour moi il y avait de choses dans ce « tout » ! Je comprenais ce que représentait cet argent pour ma pauvre maman. Je savais qu’elle pouvait tomber malade de chagrin si elle le perdait, et le remords criait en moi. Mais lui ne voyait rien. Il me considérait comme une enfant de trois ans, alors que je comprenais déjà tout. Son enthousiasme ne connaissait pas de bornes. Il m’embrassait, me suppliait de ne pas pleurer, me promettait qu’aujourd’hui même nous nous en irions tous deux quelque part, sans maman, flattant ainsi ma persistante fantaisie. Enfin il tira de sa poche un programme et se mit à me raconter que cet homme qu’il irait voir aujourd’hui était son pire ennemi, son ennemi mortel, mais que ses ennemis ne triompheraient pas. Il ressemblait lui-même à un enfant, en me parlant à moi de ses ennemis. Mais ayant remarqué que je ne souriais pas comme j’en avais l’habitude quand il me parlait, et que je l’écoutais en silence, il prit son chapeau et sortit hâtivement, comme s’il était attendu quelque part. En s’en allant, il m’embrassa encore une fois, et me fit un signe de tête accompagné d’un sourire, comme s’il n’était pas sûr de moi et m’exhortait à ne pas réfléchir.

J’ai déjà dit qu’il était comme un fou et cela depuis la veille. Il avait besoin d’argent afin d’acheter un billet pour le concert qui devait décider de son sort. Il avait l’air de pressentir que ce concert résoudrait tout, mais il était si bouleversé que, la veille, il avait voulu me prendre la monnaie de billon, comme s’il pouvait avec cet argent se procurer un billet.

Ses bizarreries se montrèrent encore davantage pendant le dîner. Il ne pouvait littéralement pas tenir en place et ne touchait à aucun plat. À chaque instant, il se levait de table, puis se rasseyait comme s’il se ravisait. Tantôt il prenait son chapeau, comme s’il devait aller quelque part, puis tout à coup il devenait étrangement distrait, marmonnait quelque chose ou bien, soudain, me regardait en clignant des yeux, me faisait des signes, comme s’il avait hâte de recevoir l’argent le plus vite possible, et comme s’il était fâché que je ne l’aie pas encore pris. Maman elle-même remarqua ses excentricités et le regarda avec étonnement. Moi, j’étais comme une condamnée à mort. Quand le repas fut terminé, j’allai me blottir dans un coin, et, tremblant de fièvre, je comptais les minutes jusqu’à l’heure où maman avait l’habitude de m’envoyer faire les achats. De ma vie entière je n’ai passé d’aussi pénibles instants, et ils se sont gravés pour toujours dans ma mémoire. Que n’ai-je pas éprouvé durant ces heures ! Il est des moments où la conscience vit davantage que pendant des années entières. Je sentais que je commettais une mauvaise action. Lui-même avait ravivé mes bons instincts quand, effrayé de m’avoir poussée au mal, la première fois, il m’avait expliqué que j’avais agi vilainement. Ne pouvait-il donc pas comprendre qu’il est difficile de tromper une nature avide d’impressions et qui déjà sent et conçoit ce qui est bien ou mal ? Je comprenais que c’était une terrible nécessité qui avait pu l’amener à me pousser au vice pour la seconde fois, et à sacrifier ainsi une pauvre enfant sans défense, en risquant encore une fois de débaucher sa conscience instable.

Et maintenant, blottie dans un coin, je me demandais : Pourquoi m’a-t-il promis des récompenses, puisque j’étais bien décidée à agir de mon plein gré ? De nouvelles sensations, de nouvelles aspirations, de nouvelles questions, se pressaient en moi et me tourmentaient. Ensuite, tout d’un coup, je me mis à penser à maman. Je me représentai sa douleur devant la perte de son dernier argent, fruit de son travail.

Enfin, maman ayant terminé la besogne qu’elle avait grand peine à faire, m’appela. Je tressaillis, et m’approchai d’elle. Elle prit l’argent dans la commode, et me le remit en disant : « Va, Niétotchka, mais, au nom de Dieu, veille à ce qu’on ne te le vole pas comme l’autre fois, et ne perds rien. »

Je regardai mon père d’un air suppliant, mais il hocha la tête, me sourit d’un air approbateur, en se frottant les mains d’impatience.

La pendule sonnait six heures. Le concert commençait à sept heures. Lui aussi devait souffrir beaucoup de cette attente.

Je m’arrêtai dans l’escalier pour l’attendre. Il était si ému et si impatient que, sans aucune précaution, il courut aussitôt derrière moi. Je lui remis l’argent. L’escalier était noir et je ne pouvais voir son visage, mais je le sentais qui tremblait en prenant l’argent. J’étais presque sans connaissance et ne bougeais pas. Enfin je me ressaisis quand il voulut m’envoyer en haut lui chercher son chapeau.

Il ne voulait pas rentrer.

— Père, est-ce que tu ne remonteras pas avec moi ? demandai-je d’une voix entrecoupée, mon dernier espoir étant qu’il me défendît.

— Non... Va seule... Attends, attends !... s’écria-t-il, attends ! Je t’apporterai un cadeau tout de suite ; monte d’abord et apporte-moi ici mon chapeau.

Ce fut comme si une main glacée me serrait tout à coup le cœur. Je poussai un cri et montai en courant. Quand j’entrai dans la chambre, j’étais pâle comme une morte, et si même j’avais voulu dire maintenant qu’on m’avait arraché l’argent, maman ne l’eût pas cru. Mais j’étais incapable de prononcer un seul mot. Dans l’excès de mon désespoir, je me jetai sur le lit de maman et cachai mon visage dans mes mains. Une minute après, la porte grinça doucement.

Mon père entra. Il venait chercher son chapeau.

— Où est l’argent ? s’écria tout d’un coup maman, devinant subitement que quelque chose d’extraordinaire venait de se passer. Où est l’argent ? Parle, parle donc !

Elle m’arracha du lit et me plaça au milieu de la chambre. Je me taisais, les yeux baissés. Je comprenais à peine ce qui se passait en moi et ce qu’on avait fait avec moi.

— Où est l’argent ? s’écria-t-elle de nouveau, en me lâchant et en se tournant brusquement vers mon père qui prenait son chapeau. Où est l’argent ? répéta-elle. Ah ! elle te l’a donné ! Vaurien, assassin ! Alors tu veux la perdre aussi, une enfant ! Non, non, tu ne t’en iras pas comme ça !

Aussitôt elle s’élança vers la porte, la ferma, et mit la clef dans sa poche.

— Parle ! Avoue, me dit-elle d’une voix à peine distincte d’émotion. Avoue ! Parle, parle donc, ou... Je ne sais pas ce que je te ferai !

Elle m’avait saisi la main et la tordait en m’interrogeant.

Un moment je m’étais juré de me taire, de ne pas dire un mot de papa ; mais timidement, pour la dernière fois, je levai les yeux sur lui. Un regard de lui, un mot, quelque chose que j’attendais, que j’implorais, et j’eusse été heureuse malgré n’importe quelles souffrances, n’importe quelles tortures... Mais, mon Dieu ! d’un geste froid, menaçant, il m’ordonna de me taire, comme si, en ce moment, je pouvais redouter une autre menace. Ma gorge se serra, ma respiration s’arrêta, mes jambes flageolèrent.

Je perdis connaissance et tombai sur le sol...

Ma crise nerveuse de la veille se reproduisait.

Je revenais à moi, quand soudain on frappa à la porte de notre logement. Maman alla ouvrir, et j’aperçus un homme en livrée qui, en entrant dans la chambre, promena un regard d’étonnement sur nous tous et demanda le musicien Efimov. Mon père s’avança. Le valet lui tendit une enveloppe en disant qu’il venait de la part de B... qui était en ce moment chez le prince. L’enveloppe contenait un billet d’entrée pour le concert de S...

L’apparition du valet en riche livrée qui prononçait le nom du prince son maître, lequel envoyait exprès chez le pauvre musicien Efimov, tout cela produisit pour un moment une très forte impression sur maman. J’ai dit tout au commencement de mon récit, en parlant de son caractère, que la pauvre femme aimait toujours mon père. Et maintenant, malgré huit années d’angoisses et de souffrances continuelles, son cœur n’avait pas changé. Elle pouvait encore l’aimer ! Qui sait, peut-être entrevit-elle soudain un changement de son sort. L’ombre même d’un espoir pouvait agir sur elle. Qui sait, peut-être elle aussi était-elle contaminée par la confiance inébranlable de son fol époux. Il était même impossible que cette confiance n’eût pas eu quelque influence sur elle, faible femme ; et en un instant elle pouvait faire des milliers de suppositions sur l’intention du prince. En ce moment, elle était prête de nouveau à se tourner vers son mari, à lui pardonner tout et même son dernier crime, la corruption de son unique enfant, et, dans un accès d’enthousiasme et d’espoir, de voir en ce crime une simple faute, un manque de caractère dû à sa misère, à sa vie rebutante, à sa situation désespérée. Tout en elle était enthousiasme, et, en ce moment, elle était prête au pardon et à la pitié infinie pour son malheureux époux.

Mon père commençait à s’agiter. Lui aussi était frappé de l’attention du prince et de B... Il échangea quelques mots à voix basse avec maman, et elle sortit. Deux minutes après, elle revint apporter l’argent qu’elle était allée changer, et mon père donna un rouble au valet qui partit en saluant très poliment. Ensuite maman, qui était de nouveau sortie pour un moment, rapporta un fer à repasser, prit la plus belle chemise de son mari et se mit à la repasser. Elle lui attacha elle-même une cravate blanche, qui était conservée à tout hasard dans sa garde robe, ainsi que son habit noir, très élimé, qu’il s’était fait faire quand il était rentré au théâtre. Quand sa toilette fut terminée, mon père prit son chapeau et, avant de sortir, demanda un verre d’eau. Il était pâle, fatigué, et s’assit sur une chaise. C’est moi qui lui donnai l’eau. Peut-être un sentiment hostile s’était-il emparé de nouveau du cœur de maman et avait-il refroidi son premier mouvement.

Mon père sortit ; nous restâmes seules. Je me blottis dans un coin et, longtemps, en silence, je regardai maman. Je ne l’avais jamais vue si émue. Ses lèvres tremblaient ; ses joues pâles subitement s’empourpraient ; par moments elle tremblait de tous ses membres. Enfin son angoisse finit par s’épandre en des plaintes, des murmures, des sanglots.

— Oui, c’est moi, c’est moi qui suis coupable de tout. Malheureuse ! disait-elle. Qu’adviendra-t-il d’elle ? Que deviendra-t-elle quand je serai morte ? Elle s’arrêta au milieu de la chambre comme frappée de la foudre à cette sombre pensée. Niétotchka, mon enfant, ma pauvre chérie, malheureuse enfant ! dit-elle en me prenant par les mains et m’embrassant. Que deviendras-tu quand moi-même je ne puis t’éduquer, te soigner ? Ah ! tu ne me comprends pas. Comprends-tu, te rappelleras-tu ce que je te dis maintenant ? Niétotchka, te souviendras-tu ?

— Oui, oui, maman, dis-je en joignant les mains.

Longtemps elle me tint fortement serrée dans ses bras, comme si elle avait peur à l’idée de se séparer de moi. Mon cœur se déchirait.

— Petite mère, maman ! dis-je en sanglotant, pourquoi... pourquoi n’aimes-tu pas papa ?

Les sanglots m’empêchèrent d’achever... Un cri s’échappa de sa poitrine. Ensuite, de nouveau, terriblement angoissée, elle se mit à marcher dans la chambre.

— Ma pauvre, ma pauvre petite ! Je n’avais même pas remarqué qu’elle grandissait ! Elle sait, elle sait tout ! Mon Dieu ! quelle impression, quel exemple ! Et de nouveau elle se tordait les mains désespérément. Ensuite elle s’approcha de moi et m’embrassa avec passion. Elle baisait mes mains, les mouillait de ses larmes et me suppliait de lui pardonner... Jamais je n’ai vu de souffrance pareille... Enfin elle parut se calmer. Toute une heure se passa ainsi. Puis elle se leva, fatiguée, brisée, et me dit de me coucher. J’allai dans mon coin, m’enveloppai dans ma couverture, sans pouvoir m’endormir ; la pensée d’elle et de mon père me tourmentait. Impatiente, j’attendais qu’elle revînt vers moi.

Au souvenir de ce qui s’était passé, l’horreur me saisissait. Une demi-heure après, ma mère prit la bougie et s’approcha de moi pour voir si je dormais. Pour la rassurer, je fermai les yeux et feignis de dormir.

Ensuite, sur la pointe des pieds, elle alla jusqu’à l’armoire, l’ouvrit et se versa un verre de vin. Elle le but et se coucha, laissant la bougie allumée sur la table et la porte ouverte, comme elle faisait toujours quand mon père devait rentrer tard. J’étais couchée et dans un état presque d’inconscience, mais je ne dormais pas ; et à peine fermais-je les yeux, que d’horribles visions m’assaillaient. Mon angoisse grandissait de plus en plus. Je voulais crier, mais ma voix s’étranglait dans ma gorge. Il était déjà très tard dans la nuit, quand j’entendis la porte s’ouvrir. Je ne me rappelle pas combien de temps s’écoula, mais quand j’ouvris tout à fait les yeux, j’aperçus mon père. Il me parut affreusement pâle. Il était assis sur une chaise, près de la porte, et semblait réfléchir. Un silence de mort régnait dans la chambre. La chandelle à demi-consumée éclairait tristement notre logis.

Je regardai longtemps, mais mon père ne bougeait toujours pas de place. Il restait assis, immobile, la tête baissée, les mains appuyées sur les genoux.

Plusieurs fois je voulus l’appeler, mais les sons ne sortaient pas de ma gorge. Enfin, tout d’un coup, il remua, redressa la tête et se leva de sa chaise. Il resta debout au milieu de la chambre pendant quelques minutes, comme s’il prenait une décision ; ensuite, résolument, il s’approcha du lit de maman, écouta, puis s’étant convaincu qu’elle dormait, il se dirigea vers le coffre dans lequel était son violon. Il ouvrit le coffre, prit la boîte noire renfermant le violon et la posa sur la table. Il regarda de nouveau autour de lui. Son regard était trouble et vague ; je n’avais jamais encore remarqué chez lui un pareil regard.

Il prit le violon et le posa aussitôt ; il alla fermer la porte ; puis ayant remarqué que l’armoire était ouverte, il s’en approcha doucement, vit le verre et la bouteille, se versa du vin et but. Alors, pour la troisième fois, il prit son violon ; mais, cette fois encore, il le laissa aussitôt et s’approcha du lit de maman. Tremblante de peur, j’attendais ce qui allait se passer.

Il écouta quelque chose longtemps, puis, soudain, descendit la couverture qui cachait le visage, qu’il se mit à palper avec la main. Je tressaillis. Il se pencha encore une fois et appuya presque sa tête sur le visage de maman. Mais quand il se releva pour la dernière fois, une sorte de sourire passa sur sa face extraordinairement pâle. Il ramena doucement et soigneusement la couverture du lit sur maman, lui enveloppant la tête et les jambes... Je commençais à trembler d’une terreur incompréhensible. J’avais peur pour maman, j’avais peur de son sommeil profond, et avec inquiétude je regardais cette ligne immobile que dessinait son corps sous la couverture. Une terrible pensée traversa comme la foudre mon esprit !

Tous ces préparatifs terminés, mon père se dirigea de nouveau vers l’armoire et but le reste du vin. Il tremblait de tout son corps en s’approchant de la table. Il était méconnaissable, tellement il était pâle. De nouveau il prit son violon. J’avais vu ce violon et je savais ce que c’était, mais maintenant j’attendais quelque chose de terrible, d’effrayant, de merveilleux, et je tressaillis aux premiers sons. Mon père commençait à jouer. Mais les sons étaient saccadés. À chaque instant mon père s’arrêtait, comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose. Enfin, d’un air déchiré, douloureux, il posa son archet et regarda vers le lit d’une façon étrange. Là, quelque chose ne cessait de l’inquiéter. Il s’approcha de nouveau du lit... Je ne perdais pas un seul de ses mouvements, et, saisie d’un sentiment atroce, je le suivais du regard.

Tout d’un coup, hâtivement, ses mains se mirent à chercher quelque chose et, de nouveau, la même pensée terrible me brûla comme la foudre. Il me vint en tête : « Pourquoi donc maman dort-elle si profondément ? Pourquoi ne s’éveille-t-elle pas quand il tâte son visage avec sa main ? » Enfin je vis qu’il ramassait tout ce qu’il pouvait trouver de notre garde-robe. Il prit le manteau de maman, son vieux veston, sa robe de chambre, même la robe que j’avais ôtée en me couchant, et il mit tout cela sur maman, la roulant ainsi presque complètement dans cet amas de vêtements. Elle était toujours immobile ; pas un de ses membres ne remuait. Elle dormait d’un profond sommeil !

Quand il eut achevé son travail il respira plus librement. Maintenant rien ne le dérangeait plus ; toutefois quelque chose l’inquiétait encore. Il déplaça la bougie et se tourna face à la porte, afin de ne pas voir même le lit. Alors, il prit le violon et, d’un geste désespéré, brandit l’archet.

La musique commença. Mais ce n’était pas de la musique... Je me rappelle tout cela avec une netteté particulière. Je me rappelle tout ce qui, en cet instant, frappa mon attention. Non, ce n’était pas de la musique telle que j’ai eu l’occasion d’en entendre plus tard. Ce n’étaient pas des sons de violon ; on eût dit une voix terrible hurlant dans notre sombre logis.

Étaient-ce mes sens ou mes sentiments maladifs, anormaux qui étaient frappés de tout ce dont j’étais témoin, mais je suis fermement convaincue que j’entendais des gémissements, des cris humains, des sanglots. Un terrible désespoir jaillissait de ces sons et quand enfin éclata l’effrayant accord final, il me sembla que s’unissait en un seul ensemble tout ce qu’il y a de plus épouvantable dans les souffrances, l’angoisse et l’agonie...

Je n’en pouvais plus. Je tremblais ; les larmes jaillissaient de mes yeux et, dans un cri fou, désespéré, je me jetai vers mon père et l’enlaçai de mes bras. Il poussa un cri et posa le violon.

Pendant une minute, il parut comme éperdu. Enfin ses yeux coururent de tous côtés. Il avait l’air de chercher quelque chose. Soudain, il saisit le violon et l’agita au-dessus de ma tête... Encore un moment et peut-être il m’aurait tuée.

— Père ! petit père ! m’écriai-je.

À ma voix il se remit à trembler comme une feuille et recula de deux pas.

— Ah ! ah ! tu es encore là ! Alors tout n’est pas terminé ! Alors tu es restée avec moi ! s’écria-t-il, en me soulevant par les épaules.

— Père ! m’écriai-je de nouveau, ne m’effraye pas, je t’en supplie ! J’ai peur ! Ah !

Mes larmes l’étonnèrent. Il me posa doucement sur le sol et, pendant une minute, me regarda en silence, comme s’il cherchait à me reconnaître et à se rappeler quelque chose. Enfin, tout d’un coup, il sembla bouleversé, comme frappé par une idée terrible ; des larmes jaillirent de ses yeux troublés ; il se pencha vers moi et se mit à regarder attentivement mon visage.

— Petit père, lui dis-je, tremblant de peur, ne me regarde pas ainsi ! Partons d’ici au plus vite. Allons, partons !

— Oui, oui, partons ! Il est temps. Allons, Niétotchka, plus vite, plus vite ! Et il se mit à s’agiter comme s’il comprenait maintenant ce qu’il devait faire. Il regardait rapidement autour de lui, et, remarquant sur le parquet le fichu de maman, il le prit et le mit dans sa poche. Ensuite il aperçut un bonnet qu’il prit aussi et qu’il cacha, comme s’il se préparait pour une longue route et voulait emporter tout ce dont il pourrait avoir besoin. En un clin d’œil je mis ma robe et, moi aussi, hâtivement, je me mis à m’emparer de tout ce que je jugeais nécessaire pour la route.

— Est-ce tout, tout ? demanda mon père. Tout est-il prêt ? Plus vite, plus vite !

Hâtivement je fis un paquet, mis sur ma tête un fichu, et déjà nous allions sortir, quand soudain il me vint en tête qu’il fallait emporter aussi le tableau qui était accroché au mur. Mon père fut de cet avis. Maintenant il était doux, parlait à voix basse et me pressait seulement d’aller plus vite. Le tableau était accroché très haut. À nous deux, nous approchâmes une chaise sur laquelle nous plaçâmes un petit banc, et enfin, après de longs efforts, le tableau fut décroché. Tout était maintenant prêt pour notre voyage. Il me prit par la main, et nous allions sortir, quand, brusquement, mon père me retint. Longtemps il se frotta le front comme pour se rappeler ce qu’il y avait encore à faire. Enfin il parut avoir trouvé ce qu’il cherchait. Il prit les clefs qui étaient sous l’oreiller de maman, et, rapidement, se mit à chercher quelque chose dans la commode ; puis il revint près de moi et m’apporta quelque menue monnaie trouvée dans le tiroir.

— Prends, prends cela, et garde-le bien, me chuchota-t-il. Ne le perds pas. Prends garde !

Il me mit l’argent d’abord dans la main, puis me le glissa dans mon corsage. Je me souviens que je tressaillis quand cet argent toucha mon corps, et il me semble que c’est seulement à partir de ce moment que j’ai compris ce que c’était que l’argent.

Maintenant, nous étions prêts ; mais soudain il m’arrêta de nouveau.

— Niétotchka, me dit-il comme s’il faisait un effort pour rassembler ses idées, mon enfant, j’ai oublié... Quoi ? Que faut-il encore ?... Je ne me rappelle pas...Oui, oui, je sais... Viens ici, Niétotchka...

Il me conduisit dans le coin où était l’icône et me fit mettre à genoux.

— Prie, prie, mon enfant ! Ce sera mieux... Oui, vraiment, ce sera mieux... me chuchota-t-il en indiquant l’image sainte et me regardant étrangement. Prie, prie... fit-il d’une voix suppliante.

Je me mis à genoux, je joignis les mains et, pleine d’effroi et de désespoir, je m’effondrai sur le sol ; je restai ainsi pendant quelques minutes, comme morte. Je tendais toutes mes pensées, tous mes sentiments vers la prière ; mais la crainte l’emportait. Je me relevai torturée par l’angoisse. Je ne voulais plus le suivre. J’avais peur de lui. Je voulais rester. Enfin ce qui me tourmentait s’échappa de ma poitrine.

— Père, dis-je en fondant en larmes, et maman ? Qu’est-ce qu’elle devient, maman ? Où est-elle ? Où est maman ?

Je ne pouvais plus prononcer un mot et fondis en larmes. Lui aussi, les larmes aux yeux, me regardait. Enfin il me prit par la main, m’emmena vers le lit, écarta le monceau de vêtements et rabattit la couverture. Mon Dieu ! Elle était morte, déjà froide et bleuie. Presque sans connaissance, je me jetai sur le cadavre de ma mère et l’enlaçai.

Mon père me fit mettre à genoux.

— Salue-la, mon enfant, dis-lui adieu, fit-il.

Je m’inclinai. Mon père salua avec moi. Il était affreusement pâle ; ses lèvres remuaient et murmuraient quelque chose.

— Ce n’est pas moi, Niétotchka, ce n’est pas moi ! me dit-il en indiquant le cadavre d’une main tremblante. Tu entends. Ce n’est pas moi. Je ne suis pas coupable de cela. Souviens-toi, Niétotchka.

— Papa ! Allons, il est temps, chuchotai-je, saisie de peur.

— Oui, il y a longtemps qu’il fallait partir, et me saisissant par le bras il marcha résolument vers la porte. Eh bien, maintenant, en route ! Grâce à Dieu, maintenant tout est fini !

Nous descendîmes l’escalier. Le portier, à demi endormi, nous ouvrit la porte de la rue, et jeta sur nous un regard soupçonneux. Mon père, comme s’il redoutait une question de sa part, sortit le premier presque en courant, de sorte que je ne le rejoignis qu’avec peine. Nous traversâmes notre rue et débouchâmes sur le quai du canal. Pendant la nuit, la neige était tombée, et maintenant encore elle tombait à petits flocons. Il faisait froid. J’étais transie jusqu’aux os. Je courais derrière mon père, accrochée à la basque de son habit. Il avait son violon sous le bras et, à chaque instant, il s’arrêtait pour retenir la boîte.

Nous marchâmes ainsi pendant environ un quart d’heure. Enfin il s’avança jusqu’au canal et s’assit sur la dernière borne, à deux pas de l’eau. Autour de nous, pas une âme. Mon Dieu ! Je me rappelle comme d’aujourd’hui cette terrible sensation qui, soudain, s’empara de moi ! Enfin tout ce à quoi j’avais rêvé pendant toute une année se réalisait ! Nous avions quitté notre misérable logis. Mais était-ce là ce que je rêvais ? Était-ce ce qu’avait créé mon imagination d’enfant, quand je rêvais au bonheur de celui que j’aimais si profondément ? À ce moment j’étais surtout tourmentée à la pensée de maman.

Pourquoi l’avons-nous laissée seule ? pensais-je. Pourquoi avons-nous abandonné son corps, comme un objet inutile ? Je me rappelle que cette idée-là me tourmentait particulièrement.

— Père, commençai-je, n’ayant plus la force de me retenir. Petit père !

— Quoi ? fit-il sévèrement.

— Père, pourquoi avons-nous abandonné là-bas maman ? Pourquoi ? demandai-je en pleurant. Père, retournons chez nous, et appelons quelqu’un à son secours.

— Oui, oui, s’écria-t-il soudain en se levant de la borne, comme si une idée nouvelle lui venait en tête, une idée qui résolvait toutes ses incertitudes. Oui, Niétotchka, on ne peut pas la laisser ainsi. Il faut retourner près de maman. Elle a froid là-bas ! Va chez elle, Niétotchka. Va. Là-bas il y a une bougie ; il ne fait pas noir. N’aie pas peur. Fais venir quelqu’un près d’elle. Ensuite tu viendras me retrouver ; tu viendras seule ; je t’attendrai ici. Je ne m’en irai pas...

Je partis aussitôt ; mais à peine étais-je remontée jusqu’au trottoir que, soudain, quelque chose me frappa au cœur... Je me retournai, et je le vis qui déjà s’enfuyait loin de moi, me laissant seule, m’abandonnant en un pareil moment ! Je criai de toutes mes forces et, saisie d’effroi, je me mis à courir pour le rattraper. J’étouffais. Il courait de plus en plus vite, et déjà je le perdais de vue. En route, je trouvai son chapeau qu’il avait laissé tomber. Je le ramassai et repris ma course. Le souffle me manquait ; mes jambes fléchissaient. Je me sentais le jouet de quelque chose d’horrible. Il me semblait que tout cela n’était qu’un rêve et, par moments, j’avais la même sensation que dans mes rêves, lorsque je me voyais m’enfuyant loin de quelqu’un, et que, mes jambes cédant sous moi, on m’attrapait, tandis que je tombais sans connaissance. Cette sensation épouvantable me déchirait. J’avais pitié de lui ; mon cœur souffrait en le voyant, sans manteau ni chapeau, me fuir, moi, son enfant aimée. Je voulais le rattraper seulement pour l’embrasser encore une fois, très fort, lui dire de n’avoir pas peur de moi, le calmer, l’assurer que je ne courrais pas après lui, s’il ne le voulait pas, et que j’irais seule chez maman.

Enfin je le vis tourner dans une rue. Je m’engageai, moi aussi, dans cette rue ; je le distinguais encore, devant moi... Mais là, mes forces m’abandonnèrent... Je me mis à pleurer, à crier...

Je me rappelle qu’en courant je me heurtai à deux passants qui s’arrêtèrent au milieu du trottoir et me regardèrent avec étonnement.

— Père ! petit père ! criai-je pour la dernière fois. Mais tout d’un coup je glissai sur le trottoir et tombai. Je sentis que mon visage était tout couvert de sang. Un moment après, je perdis connaissance...

Je m’éveillai dans un lit chaud et douillet et vis autour de moi des visages affables, tendres, qui se montraient joyeux de mon réveil. J’aperçus une vieille dame, avec des lunettes sur le nez ; un monsieur de haute taille, qui me regardait avec une profonde commisération ; ensuite une belle jeune femme, et enfin un vieux monsieur qui me tenait la main et regardait sa montre.

Je venais de m’éveiller à une nouvelle vie.

Un des passants que j’avais rencontrés pendant ma fuite était le prince X..., et c’était près de son hôtel que j’étais tombée. Quand, après de longues recherches, on apprit qui j’étais, le prince, qui avait envoyé le billet à mon père pour le concert de S..., frappé de cette étrange coïncidence, décida de me recueillir dans sa maison et de me faire élever avec ses enfants. On fit une enquête pour savoir ce qu’était devenu mon père. On apprit qu’il avait été arrêté, en dehors de la ville, en proie à un accès de folie furieuse. On l’avait conduit à l’hôpital où il était mort deux jours après.

Une mort pareille était la conséquence nécessaire, naturelle, de toute sa vie. Il devait mourir ainsi, quand tout ce qui le soutenait dans la vie disparaissait d’un coup comme une vision, comme un rêve vide. Il mourut après avoir perdu son dernier espoir, après avoir eu la vision nette de tout ce qui avait leurré et soutenu sa vie. La vérité l’aveugla de son éclat insoutenable, et ce qui était le mensonge lui apparut tel à lui-même. Pendant la dernière heure de sa vie, il avait entendu un génie merveilleux qui lui avait conté sa propre existence et l’avait condamné pour toujours. Avec le dernier son jailli du violon du génial S... s’était dévoilé à ses yeux tout le mystère de l’art, et le génie, éternellement jeune, puissant et vrai, l’avait écrasé de sa vérité. Il semblait que tout ce qui l’avait tourmenté durant toute sa vie, par des souffrances mystérieuses, indicibles, tout ce qu’il n’avait vu jusqu’à ce jour que dans un rêve et qu’il fuyait avec horreur et se masquait par le mensonge de toute sa vie, tout ce qu’il pressentait et redoutait, tout cela, tout d’un coup, brillait à ses yeux qui, obstinément, ne voulaient par reconnaître que la lumière est la lumière, et que les ténèbres sont les ténèbres. La vérité était intolérable pour ces yeux qui voyaient clair pour la première fois ; elle l’aveugla et détruisit sa raison.

Elle l’avait frappé brusquement, comme la foudre. Soudain s’était réalisé ce qu’il avait attendu toute sa vie avec un tremblement de terreur. Il semblait que durant toute sa vie une hache avait été suspendue au-dessus de sa tête ; que toute sa vie il avait attendu à chaque instant, dans des souffrance indicibles, que cette hache le frappât. Enfin elle l’avait frappé. Le coup était mortel. Il voulait s’enfuir, mais il ne savait où aller. Le dernier espoir s’était évanoui, le dernier prétexte anéanti. Celle dont la vie lui avait été un fardeau pendant de longues années, celle dont la mort, ainsi qu’il le croyait dans son aveuglement, devait amener sa résurrection à lui, était morte. Enfin il était seul ; rien ne le gênait. Il était enfin libre ! Pour la dernière fois, dans un accès de désespoir, il avait voulu se juger soi-même, se condamner impitoyablement comme un juge équitable ; mais son archet avait faibli et n’avait pu que répéter faiblement la dernière phrase musicale du génie. À ce moment, la folie, qui le guettait depuis dix ans, l’avait frappé irrémissiblement.

 

 

IV

Je me rétablissais lentement et, quand je quittai définitivement le lit, ma raison était encore dans une sorte de torpeur qui, de longtemps, m’empêcha de comprendre ce qui m’était arrivé. À certains moments il me semblait que je rêvais, et je me rappelle que j’avais le désir qu’en effet tout ce qui m’était arrivé ne fût qu’un rêve ! Le soir, en m’endormant, j’espérais soudain que je me réveillerais de nouveau dans notre pauvre chambre et verrais mon père et ma mère. Mais enfin ma situation m’apparut peu à peu, je compris que j’étais restée tout à fait seule, et que je vivais chez des étrangers. C’est alors que je sentis pour la première fois que j’étais orpheline.

Je commençai par examiner avidement ce qui m’entourait et m’était si nouveau. D’abord tout me parut étrange et merveilleux. Tout me gênait : les nouvelles personnes, les nouvelles habitudes. Les chambres du vieil hôtel du prince, que je crois voir encore, étaient grandes, hautes, luxueuses, mais si sombres, si noires, que je me rappelle avoir eu très sérieusement peur de m’aventurer dans une longue salle où il me semblait que je me perdrais. Ma maladie n’était pas complètement passée, et mes impressions étaient sombres et pénibles, tout à fait assorties à cette demeure solennelle et morne. En outre, une angoisse encore vague pour moi-même grandissait de plus en plus dans mon jeune cœur. Étonnée, je m’arrêtais devant un tableau, une glace, une cheminée d’un travail bizarre, ou une statue qui semblait comme exprès cachée dans une niche profonde, afin de mieux m’observer et de m’effrayer. Je m’arrêtais, puis tout à coup j’oubliais pourquoi je m’étais arrêtée, ce que je désirais, ce à quoi je pensais, et quand je me le rappelais, la crainte et le trouble me saisissaient de nouveau et mon cœur commençait à battre plus fort.

Parmi les personnes qui venaient me voir quand j’étais au lit, malade, outre le vieux docteur, j’avais été frappée surtout par le visage d’un homme assez âgé déjà, sérieux et bon, qui me regardait avec une compassion profonde ! J’aimais son visage plus que tous les autres. J’aurais bien voulu lui parler, mais je n’osais pas. Il était toujours très triste, parlait par saccades, très peu, et jamais le sourire ne paraissait sur ses lèvres. C’était le prince X... lui-même, celui qui m’avait trouvée et recueillie dans sa maison.

Quand je commençai à me rétablir, ses visites devinrent de plus en plus rares. Enfin, la dernière fois qu’il vint, il m’apporta des bonbons, un livre avec des images, puis il m’embrassa, mit sur moi un signe de croix et me demanda d’être plus gaie. Pour me consoler, il ajouta que bientôt j’aurais une compagne, une fillette de mon âge, sa fille Catherine, qui était pour le moment à Moscou. Après avoir dit quelque chose à une Française âgée, la gouvernante de ses enfants, et à une jeune femme qui me soignait, il me recommanda à elles ; puis je fus trois semaines sans le voir.

Le prince vivait dans sa maison tout à fait à part. La princesse occupait la plus grande partie de l’hôtel. Elle aussi parfois restait des semaines entières sans voir le prince. Dans la suite j’ai remarqué qu’elle-même et tous les familiers parlaient très peu du prince, comme s’il n’était pas là. Tous le respectaient, et même, comme on le voyait, l’aimaient, et cependant le considéraient comme un homme bizarre, étrange. Il le paraissait vraiment, et lui-même se rendait compte qu’il n’était pas comme tout le monde, c’est pourquoi il veillait à se montrer le plus rarement possible... Plus tard j’aurai l’occasion de parler de lui en détail.

Un matin, on me donna du linge très blanc et très fin, on me vêtit d’une robe de lainage noir garnie de crêpe blanc, que je regardai avec un triste étonnement, on me coiffa et on me fit descendre dans l’appartement de la princesse. Quand j’y fus entrée, je m’arrêtai comme étourdie. Je n’avais encore jamais vu une telle richesse, une pareille magnificence. Mais cette impression dura peu et je devins pâle en entendant la voix de la princesse qui ordonnait de me conduire près d’elle. Tandis qu’on m’habillait j’avais pensé, — Dieu sait pourquoi j’avais eu une pareille pensée, — qu’on me préparait à quelque chose qui me ferait souffrir.

En général, j’étais entrée dans ma nouvelle vie avec une méfiance étrange pour tout ce qui m’entourait. Mais la princesse se montra très affable envers moi, et elle m’embrassa. Je m’enhardis à la regarder. C’était cette même belle dame que j’avais aperçue quand j’avais repris connaissance après ma syncope. Mais je tremblais toute en lui baisant la main et je n’avais pas la force de répondre à ses questions. Elle m’ordonna de m’asseoir près d’elle sur un tabouret bas. Cette place paraissait avoir été préparée pour moi. On voyait que la princesse ne demandait pas mieux que de s’attacher à moi de toute son âme, de me combler de caresses et de remplacer près de moi ma mère ; mais je ne pouvais nullement comprendre que c’était un hasard heureux pour moi, et je ne gagnai guère dans son opinion.

On me donna un très beau livre d’images en me disant de le regarder. La princesse écrivait une lettre. De temps en temps elle posait sa plume et se mettait à causer avec moi ; mais je me troublais et ne pouvais rien dire de convenable. En un mot, bien que mon histoire fût extraordinaire, que la fatalité et différentes voies mystérieuses même y jouassent un grand rôle, et qu’en général elle fût pleine de choses intéressantes, inexplicables et même fantastiques, moi, personnellement, contrairement à toute cette mise en scène mélodramatique, j’étais une enfant très ordinaire, timide et même sotte.

C’est ce qui surtout ne plaisait pas à la princesse et il me parut que bientôt elle en avait assez de moi, ce dont j’étais seule coupable.

Vers trois heures, les visites commencèrent. La princesse devint soudain plus attentive, plus tendre à mon égard. Aux questions des visiteurs sur moi elle répondait que c’était une histoire extrêmement intéressante, et se mettait à la raconter en français. Tandis qu’elle parlait, on me regardait, on hochait la tête, on poussait des ah ! Un jeune homme me fixa avec son lorgnon ; un petit vieillard tout blanc, parfumé, voulut m’embrasser. Moi, je pâlissais, je rougissais. J’étais assise les yeux baissés, ayant peur de faire un mouvement, tremblant de tous mes membres. Mon cœur souffrait. Je me transportais dans le passé, dans notre grenier. Je me rappelais mon père, nos longues soirées taciturnes, maman, et au souvenir de maman des larmes remplissaient mes yeux, ma gorge se serrait et je voulais m’enfuir, disparaître, rester seule...

Quand les visites furent terminées, le visage de la princesse se fit plus dur. Maintenant elle me regardait plus sévèrement, me parlait plus sèchement, et, ce qui m’effrayait surtout, c’étaient ses yeux noirs, perçants, qui demeuraient fixés sur moi parfois pendant un quart d’heure, et ses lèvres minces très serrées.

Le soir on me ramena en haut. Je m’endormis avec la fièvre. Dans la nuit, je m’éveillai en pleurant, à cause des cauchemars que j’avais. Le matin, la même cérémonie : de nouveau on me conduisit chez la princesse. Enfin, elle se lassa de raconter mes aventures à ses visiteurs et ceux-ci de les entendre ; en outre, j’étais une enfant si ordinaire, « sans aucune naïveté », comme s’exprimait la princesse en parlant à une dame âgée qui lui demandait si elle ne s’ennuyait pas avec moi ; de sorte qu’un soir on me ramena définitivement en haut et je ne descendis plus chez la princesse. Ainsi se termina ma période de favoritisme. D’ailleurs j’avais la permission d’aller partout où je voulais, et comme je ne pouvais tenir en place à cause de ma profonde angoisse, j’étais très heureuse de m’isoler de tous, en bas, dans les grandes salles.

Je me rappelle que j’avais un vif désir de causer avec les familiers de la maison, mais j’avais si peur de les contrarier, que je préférais rester seule. Mon passe-temps favori était de me blottir dans quelque coin où personne ne me voyait, de me fourrer derrière un meuble quelconque et là de me remémorer ce qui m’était arrivé, d’y réfléchir. Mais, chose étrange, j’avais l’air d’oublier la fin de ce qui m’était survenu chez mes parents et toute cette terrible histoire. Devant moi passaient les visages, les faits, je me souvenais de tout : de la nuit, du violon, de mon père. Je me rappelais comment je lui avais procuré l’argent ; mais réfléchir sur tous ces événements, les analyser, je ne le pouvais pas. Seulement mon cœur se serrait en y pensant. Arrivée au moment où j’avais prié près de ma mère morte, un frisson parcourait mes membres. Je tremblais, je poussais un léger cri, ma respiration devenait douloureuse, ma poitrine tremblait, tellement mon cœur battait, et, saisie d’effroi, je m’enfuyais de mon coin.

D’ailleurs, il n’est pas exact qu’on me laissait seule : on me surveillait sans cesse et avec beaucoup de zèle, tout en exécutant ponctuellement les instructions du prince qui avait ordonné de me laisser ma pleine liberté, de ne me gêner en rien, mais de ne pas me perdre de vue un seul instant. Je remarquais que, de temps en temps, quelqu’un des familiers ou des domestiques jetait un regard dans la chambre où je me trouvais, et s’en allait sans me dire un mot. J’étais très étonnée et un peu inquiète de cette attention. Je ne pouvais pas comprendre pourquoi on faisait cela. Il me semblait qu’on me gardait pour quelque but, qu’on avait l’intention de faire plus tard quelque chose avec moi...

Je me rappelle que je recherchais toujours le coin le plus reculé afin, en cas de besoin, de m’y pouvoir cacher. Une fois, j’allai dans le grand escalier. Il était tout en marbre, large, couvert d’un tapis, et orné de plantes et de beaux vases. À chaque palier se tenaient assis, en silence, deux hommes de haute stature, habillés d’une façon bizarre, gantés et cravatés de bleu. Je les regardai étonnée, ne pouvant comprendre pourquoi ils étaient là, pourquoi ils se taisaient ; ils se regardaient l’un l’autre sans rien faire.

Ces promenades solitaires me plaisaient de plus en plus. En outre, il y avait une autre raison pour laquelle je fuyais volontiers notre étage. En haut vivait la vieille tante du prince ; elle ne quittait guère ses appartements. Le souvenir de cette vieille s’est gravé nettement dans ma mémoire. C’était peut-être le personnage le plus important de la maison. Dans leurs rapports avec elle tous observaient une étiquette sévère, et la princesse même, dont le regard était toujours si orgueilleux et si important, deux fois par semaine, à jour fixe, devait monter faire visite à sa tante. Ordinairement, elle venait le matin, commençait une conversation banale, souvent interrompue par des silences impressionnants pendant lesquels la vieille marmonnait des prières ou égrenait un chapelet. La visite ne prenait fin que sur le désir de la tante. Alors elle se levait, embrassait la princesse sur les lèvres, ce qui signifiait que la visite était terminée.

Autrefois, la princesse devait venir chaque jour rendre ses devoirs à sa parente, mais ensuite, sur le désir de la vieille, il y avait eu un petit relâchement : les cinq autres jours de la semaine, la princesse n’était tenue qu’à faire prendre, le matin, des nouvelles de la santé de sa tante. En général, la vieille princesse vivait presque en recluse. Elle était demoiselle. À trente-cinq ans elle était entrée dans un couvent où elle avait passé dix-sept ans, mais sans prononcer de vœux. Elle avait quitté le couvent pour venir vivre à Moscou, chez sa sœur devenue veuve, la comtesse L..., dont la santé s’altérait d’une année à l’autre, et pour se réconcilier avec sa seconde sœur, la princesse X..., avec laquelle elle était brouillée depuis plus de vingt ans.

On disait que les vieilles avaient voulu mille fois se séparer sans jamais pouvoir s’y résoudre, car, au moment de se séparer, elles s’apercevaient combien chacune était nécessaire aux deux autres pour se préserver de l’ennui et des désagréments de la vieillesse. Mais malgré le peu d’attraits de leur vie et l’ennui solennel qui régnait dans leur hôtel à Moscou, toute la haute société se croyait tenue de faire visite aux trois recluses. On les regardait comme les gardiennes de toutes les traditions aristocratiques, comme l’histoire vivante du véritable aristocratisme.

La comtesse avait laissé après elle plusieurs beaux souvenirs. C’était une femme excellente. Les personnes qui venaient de Pétersbourg lui réservaient leur première visite. Celle qui était reçue dans leur maison pouvait l’être partout. Mais la comtesse était venue à mourir et les deux autres sœurs se séparèrent. L’aînée, la princesse X.., resta à Moscou, pour recevoir sa part d’héritage, la comtesse étant morte sans enfants. La cadette, celle qui avait été au couvent, vint demeurer à Pétersbourg, chez son neveu, le prince X...

En revanche, les deux enfants du prince, une fille, Catherine, et un fils, Alexandre, restèrent à Moscou, chez leur grand’mère, pour la distraire et la consoler de sa solitude. La princesse, qui aimait passionnément ses enfants, n’avait rien osé dire en se séparant d’eux pour toute la durée du deuil. J’ai oublié de dire que toute la maison du prince, quand j’y fus recueillie, était encore en deuil, mais déjà le délai du deuil touchait à sa fin.

La vieille princesse était toute de noir vêtue ; elle portait une simple robe de lainage avec un petit col blanc plissé, ce qui lui donnait l’air d’une sœur converse ; son chapelet ne la quittait pas ; elle faisait des sorties solennelles pour se rendre à la messe, observait tous les jeûnes, recevait la visite de différents ecclésiastiques, lisait des livres pieux et, en général, menait une vie presque monacale.

Le silence, en haut, était terrifiant. Il était impossible de faire grincer une porte ; la vieille avait l’ouïe d’une jeune fille de quinze ans, et envoyait aussitôt savoir quelle était la cause du bruit, le bruit ne fût-il même qu’un simple craquement. Tous parlaient à voix basse ; tous marchaient sur la pointe des pieds, et la pauvre Française, elle aussi une femme âgée, avait été obligée de renoncer aux chaussures à talons, que cependant elle préférait : les talons étaient prohibés.

Deux semaines après mon installation, la vieille princesse envoya prendre des renseignements sur moi : qui j’étais, comment je me trouvais dans la maison, etc. Très respectueusement et immédiatement on lui donna satisfaction. Alors on envoya à la Française un second message, afin de demander pourquoi la princesse, jusqu’à ce jour, ne m’avait pas vue. Aussitôt, il se fit un grand remue-ménage : on me peigna, on me lava le visage et les mains, bien qu’ils fussent très propres, on m’apprit comment je devais marcher, saluer, regarder plus gaiement, plus affablement, parler, bref, je fus chapitrée de tous côtés. Ensuite une messagère fut envoyée de notre part pour demander si la princesse désirait voir l’orpheline. La réponse fut négative ; mais j’étais convoquée pour le lendemain, après la messe. Je ne dormis pas de la nuit. On m’a raconté depuis que toute la nuit j’avais eu le délire, disant que je devais aller chez la princesse pour lui demander pardon. Enfin, la présentation eut lieu. Je vis une petite vieille très maigre, assise dans un immense fauteuil. Elle me salua d’un signe de tête et mit ses lunettes pour mieux m’examiner. Je me rappelle que je ne lui plus pas du tout. Elle fit la remarque que j’étais tout à fait sauvage, que je ne savais ni faire la révérence, ni baiser la main. L’interrogatoire commença, et je répondis à peine. Mais quand elle me questionna sur mon père et ma mère, je me mis à pleurer. Cela fut désagréable à la vieille. Toutefois elle essaya de me consoler et me recommanda de mettre mon espoir en Dieu. Ensuite elle me demanda quand j’étais allée à l’église pour la dernière fois. Je compris à peine sa question, car mon éducation avait été très négligée. La vieille princesse était terrifiée.

On envoya chercher la princesse. Un conseil fut tenu ; il fut décidé qu’on me conduirait à l’église le dimanche suivant ; et la vieille princesse promit d’ici là de prier pour moi, mais donna l’ordre de m’emmener, car, disait-elle, j’avais produit sur elle une impression très pénible. Il n’y avait à cela rien d’extraordinaire ; il en devait même être ainsi ; on voyait que je lui avais franchement déplu. Le même jour, on envoya dire que je faisais trop de bruit et qu’on m’entendait dans toute la maison, bien que je fusse restée la journée entière sans bouger. Évidemment, c’était une idée de la vieille ; cependant, le lendemain, on fit la même observation.

Ce jour même, il m’arriva de laisser tomber une tasse qui se brisa. La Française et toutes les chambrières étaient au comble du désespoir. Immédiatement on me relégua dans la chambre la plus reculée, où tous me suivirent en proie à la plus profonde terreur.

J’ai oublié comment se termina cette histoire. Mais voilà pourquoi j’étais heureuse de m’en aller en bas et d’errer seule dans les grandes salles, sachant que, là, je ne dérangerais personne.

Je me rappelle qu’une fois, je m’assis dans une des salles du bas et, cachant mon visage dans mes mains, la tête baissée, je restai là je ne sais plus combien d’heures ; je pensais, je pensais, sans répit. Mon esprit n’était pas assez mûr pour résoudre toute mon angoisse, et quelque chose m’oppressait l’âme de plus en plus. Soudain une voix douce m’appela :

— Qu’as-tu, ma pauvrette !

Je levai la tête. C’était le prince. Son visage exprimait une compassion profonde, et je le regardai d’un air si malheureux qu’une larme parut dans ses grands yeux bleus.

— Pauvre orpheline ! prononça-t-il, en me caressant la tête.

— Non, non, pas orpheline ! Non ! dis-je et des sanglots s’échappaient de ma poitrine, et tout mon être était bouleversé.

Je m’élançai vers lui. Je pris sa main et la baisai, et tout en sanglotant je répétais d’une voix suppliante :

— Non, non, pas orpheline, non !

— Mon enfant, qu’as-tu ? Ma chérie, ma pauvre petite Niétotchka, qu’as-tu ?

— Où est maman ? Où est maman ? m’écriai-je avec des sanglots, ne pouvant plus cacher mon angoisse et tombant à genoux devant lui. Où est maman ? Dites, où est maman ?

— Pardonne-moi, mon enfant !... Ah ! ma pauvre petite... J’ai éveillé ses souvenirs... Qu’ai-je fait ? Va, viens avec moi, Niétotchka. Allons.

Il me prit par la main et, rapidement, m’emmena avec lui. Il était bouleversé jusqu’au fond de l’âme. Enfin nous arrivâmes dans une chambre que je n’avais pas encore vue. C’était une chapelle. La nuit tombait, les feux des lampes se reflétaient sur les cadres dorés et les pierres précieuses des icônes. De tous côtés regardaient les visages sombres des saints. Tout ceci contribuait à rendre cette chambre différente des autres ; tout était si mystérieux, si noir, que j’en étais saisie, et l’effroi remplissait mon cœur. En outre, j’étais dans une disposition d’esprit si maladive ! Le prince me fit mettre à genoux devant l’image de la Sainte Vierge, et se plaça près de moi.

— Prie, enfant, prie. Prions tous deux, dit-il d’une voix douce, entrecoupée.

Mais je ne pouvais pas prier. J’étais saisie, j’étais même effrayée. Je me rappelai les paroles de mon père dans cette dernière nuit, près du cadavre de ma mère, et je fus prise d’une crise de nerfs. On me mit au lit toute malade et, dans cette période de rechute de ma maladie, je faillis mourir. Voici comment :

Un matin, un nom que je connaissais vint à frapper mes oreilles. J’entendis prononcer le nom de S..., près de mon lit, par quelqu’un des familiers. Je tressaillis. Les souvenirs m’envahirent et, moitié me rappelant, moitié rêvant, je restai couchée je ne sais plus combien d’heures, en proie à un véritable délire.

Quand je m’éveillai, il était déjà tard ; dans ma chambre il faisait noir ; la veilleuse était éteinte, et la bonne qui se tenait toujours près de moi n’était pas là. Tout d’un coup, j’entendis les sons d’une musique lointaine. À certains moments, les sons cessaient complètement ; d’autres fois, ils s’élevaient de plus en plus distinctement, comme s’ils se rapprochaient. Je ne me rappelle pas quel sentiment me saisit, quelle idée parut tout d’un coup dans ma tête malade : je me levai du lit, et, sans savoir comment j’en trouvais la force, je m’habillai dans mes vêtements de deuil, et sortis à tâtons de la chambre. Ni dans la deuxième chambre, ni dans la suivante je ne rencontrai personne. Enfin je me trouvai dans le couloir. Les sons se rapprochaient de plus en plus. Au milieu du couloir, il y avait un escalier qui menait en bas. C’était par là que je descendais dans les grandes salles. L’escalier était brillamment éclairé. En bas quelqu’un marchait. Je me blottis dans un coin pour n’être pas vue, et aussitôt que le moment me parut propice je descendis en bas, dans le second corridor. La musique venait de la salle voisine. Là, on faisait du bruit, on parlait, comme si des milliers de personnes étaient réunies. Une des portes qui donnaient du couloir dans la salle était cachée par une énorme portière double de velours rouge. Je me glissai entre les deux portières. Mon cœur battait si fort que je me tenais à peine debout. Mais au bout de quelques minutes, surmontant enfin mon émotion, j’osai soulever un coin de la seconde portière.

Mon Dieu ! Cette énorme salle noire où j’avais si peur d’entrer brillait maintenant de milliers de feux. J’étais comme plongée dans un océan de lumière et mes yeux habitués à l’obscurité étaient aveuglés jusqu’à la douleur. L’air parfumé, comme un vent chaud, me soufflait au visage. Une foule de gens marchaient de long en large. Tous semblaient joyeux et gais. Les femmes étaient en robes si claires, si riches ! Partout je rencontrais des regards brillants de plaisir. J’étais émerveillée. Il me semblait avoir vu tout cela quelque part, autrefois, dans un rêve... Je me rappelais notre taudis, la nuit tombante, la haute fenêtre et, tout en bas, la rue avec ses réverbères, les fenêtres de la maison d’en face aux rideaux rouges, les voitures massées près du perron, le piétinement et l’ébrouement des magnifiques chevaux, le bruit, les cris, les ombres passant sur les fenêtres et la musique faible, lointaine...

Alors voilà, voilà où était le paradis ! me revint-il en tête. Voilà où je voulais aller avec mon pauvre père !... Alors ce n’était pas un rêve. J’avais vu tout cela tel que c’était, dans mes rêves, dans mes songes !... Mon imagination excitée par la maladie s’enflammait et des larmes d’un enthousiasme inexplicable coulaient de mes yeux. Je cherchai mon père. « Il doit être ici ; il est ici ! » pensais-je. Et mon cœur battait d’anxiété... La musique cessa, et un frisson parcourut toute la salle. Je regardais avidement les visages qui passaient devant moi. Je tâchais de reconnaître quelqu’un... Tout d’un coup, une émotion extraordinaire se manifesta dans la salle. J’aperçus, sur l’estrade, un grand vieillard maigre. Son visage pâle souriait. Il saluait de tous côtés. Un violon était entre ses mains. Il se fit un silence profond comme si tous ces gens retenaient leur souffle. Tous attendaient. Il prit son violon et, de l’archet, toucha les cordes. La musique commençait. Quelque chose tout d’un coup me pinça au cœur. Dans une angoisse indicible, en retenant mon souffle, j’écoutais ces sons. Quelque chose de connu résonnait à mes oreilles, quelque chose qu’il me semblait avoir entendu déjà. C’était le pressentiment de quelque chose de terrible. Enfin les sons du violon devenaient de plus en plus forts ; ils couraient plus rapides et plus aigus ; puis ce fut un sanglot, un cri, une prière, adressée à toute cette foule. Mon cœur reconnaissait de plus en plus distinctement quelque chose de connu, mais il se refusait à croire. Je serrais les dents pour ne pas crier de douleur ; je m’accrochais au rideau pour ne pas tomber... Parfois, je fermais les yeux, puis soudain je les ouvrais, espérant que c’était un rêve, que j’allais m’éveiller à un moment terrible, connu... Et je revoyais comme en rêve cette dernière nuit, j’entendais les mêmes sons. J’ouvris les yeux, je voulais me convaincre ; je regardai avidement la foule. Non, c’étaient d’autres gens, d’autres visages. Il me semblait que tous, comme moi, attendaient quelque chose, que tous, comme moi, souffraient d’une angoisse profonde, que tous voulaient crier à ces terribles sanglots pour qu’il se tussent et cessassent de torturer leur âme. Mais les gémissements et les sanglots devenaient plus plaintifs, plus prolongés. Soudain éclata le dernier cri, terrible, long, qui me secoua toute...

Pas de doute. C’était le même cri ! Je le reconnaissais, je l’avais entendu déjà, cette nuit, quand il avait ébranlé mon âme ! « Père, père ! » Cela passa comme un éclair dans ma tête. « Il est ici. C’est lui ! Il m’appelle ! C’est son violon ! » De toute cette foule sortit comme un gémissement, et des applaudissements frénétiques secouèrent la salle. Un sanglot désespéré, saccadé, s’échappa de ma poitrine. Je n’en pouvais supporter davantage et, écartant le rideau, je m’élançai dans la salle.

— Père ! père ! C’est toi ! Où es-tu ? m’écriais-je hors de moi.

Je ne sais pas comment je courus jusqu’au grand vieillard. On me laissait le passage, en s’écartant devant moi. Je me jetai sur lui avec un cri terrible. Je croyais embrasser mon père... Soudain, je me vis saisir par deux longues mains osseuses qui me soulevèrent. Des yeux noirs se fixaient sur moi, paraissant vouloir me brûler de leur flamme. Je regardai le vieillard. Non, ce n’était pas mon père... « C’est son assassin ! » Cette pensée me courut par la tête. Une rage infernale me saisit, et soudain il me sembla qu’un rire éclatait sur moi et que ce rire se répercutait dans la salle en un rire général. Je perdis connaissance.

 

 

V

Ce fut la deuxième et dernière période de ma maladie.

Quand je rouvris les yeux, j’aperçus un visage d’enfant qui se penchait vers moi. C’était une fillette de mon âge et mon premier mouvement fut de lui tendre la main. Au premier regard jeté sur elle, toute mon âme se remplit de bonheur, d’un doux pressentiment. Imaginez un visage idéalement agréable et d’une beauté remarquable, de ces visages devant lesquels on s’arrête soudain, saisi à la fois d’étonnement, d’enthousiasme et de reconnaissance qu’une telle beauté existe, qu’elle ait passé près de vous, qu’on ait pu la contempler.

C’était la fille du prince, Catherine, qui venait de rentrer de Moscou. Elle sourit à mon mouvement et mes faibles nerfs se calmèrent aussitôt. La petite princesse appela son père, qui était à deux pas de là et causait avec le docteur.

— Eh bien, Dieu soit loué, Dieu soit loué ! dit le prince en me prenant la main, et son visage brilla d’une joie sincère. Je suis heureux, très heureux, continua-t-il, parlant vite comme à son habitude. Et voici Catherine, ma fille. Faites connaissance. Voilà une amie pour toi. Guéris-toi vite, Niétotchka ! La méchante, comme elle m’a fait peur !

Ma guérison marchait à grands pas. Quelques jours après je me levais déjà. Chaque matin, Catherine s’approchait de mon lit, toujours souriante et gaie.

J’attendais sa venue comme un bonheur. J’aurais tant voulu l’embrasser. Mais l’espiègle fillette ne venait que pour quelques instants. Elle ne pouvait pas rester en place : être toujours en mouvement, courir, sauter, faire du bruit dans la maison, c’était pour elle un besoin absolu. Aussi, dès le commencement, elle me déclara que cela l’ennuyait maintenant d’être assise près de moi, et que, par conséquent, elle viendrait rarement, et encore que si elle venait, c’était parce qu’elle avait pitié de moi, mais que quand je serais complètement remise il en serait autrement. Chaque matin, son premier mot était : « Eh bien, es-tu guérie ? » Et comme j’étais toujours maigre et frêle et que le sourire éclairait rarement mon visage triste, la petite princesse fronçait aussitôt les sourcils, hochait la tête et frappait du pied de dépit. — Mais je t’ai dit hier d’aller mieux ! Quoi ? Sans doute ne te donne-t-on pas à manger ?

— Oui, on me donne très peu, répondis-je timidement, car elle m’intimidait. J’avais le plus grand désir de lui plaire, c’est pourquoi j’avais peur à chaque mot, à chaque mouvement. Son apparition provoquait toujours en moi le plus grand enthousiasme. Je ne la quittais pas des yeux, et quand elle s’en allait je regardais, comme en extase, le chemin qu’elle prenait. Je la voyais en rêve. Quand elle n’était pas là, j’inventais de longues conversations avec elle ; j’étais son amie, je jouais avec elle, je pleurais avec elle quand on nous grondait pour quelque méfait. En un mot je rêvais d’elle comme une amoureuse. Je désirais vivement guérir et engraisser au plus vite, comme elle me le conseillait.

Quand Catherine accourait chez moi, le matin, et criait de prime abord : — Tu n’es pas encore guérie ! Toujours aussi maigre ! Je tremblais comme une coupable. Mais rien ne pouvait être plus sérieux que l’étonnement de Catherine de ce que je ne pusse me rétablir en un jour, et, à la fin, elle finissait par se fâcher.

— Eh bien, veux-tu que je t’apporte du gâteau, aujourd’hui ? me dit-elle un jour. Mange, ainsi tu grossiras vite.

— Oui, apporte, répondis-je ravie à la pensée de la voir une fois de plus.

Après s’être informée de ma santé, la petite princesse s’asseyait en face de moi, sur une chaise, et ses yeux noirs m’examinaient toute. Au commencement, les premiers jours de notre connaissance, à chaque instant elle m’examinait des pieds à la tête avec un étonnement des plus naïfs. Mais nous n’arrivions pas à converser ensemble. J’étais timide devant Catherine, ses réflexions m’interloquaient ; cependant je mourais d’envie de lui parler.

— Pourquoi ne dis-tu rien ? commençait Catherine après un silence.

— Comment va ton papa ? demandais-je, heureuse qu’il y eût une phrase par laquelle on pouvait commencer chaque fois la conversation.

— Papa va bien. J’ai bu aujourd’hui non pas une tasse de thé, mais deux. Et toi, combien ?

— Une seule.

Un court silence.

— Aujourd’hui Falstaff a voulu me mordre.

— Falstaff ? C’est un chien ?

— Oui, un chien. Est-ce que tu ne l’as pas vu ?

— Si, je l’ai vu.

Et, comme je ne savais plus que dire, la princesse me regardait de nouveau avec étonnement.

— Dis ? Tu as du plaisir quand je te parle ?

— Oui, un grand plaisir ; viens plus souvent.

— On me l’a dit que ça te faisait plaisir que je vienne te voir. Mais lève-toi plus vite. Aujourd’hui je t’apporterai du gâteau... Mais, pourquoi te tais-tu tout le temps ?

— Comme ça.

— Probablement tu réfléchis toujours ?

— Oui, je pense beaucoup.

— Et à moi, on dit que je parle beaucoup et que je réfléchis peu. Est-ce que c’est mal de parler ?

— Non. Je suis heureuse quand tu parles.

— Hein... Je demanderai à Mme Léotard ; elle sait tout. Et à quoi penses-tu ?

— À toi, dis-je après un silence.

— Cela te fait plaisir ?

— Oui.

— Alors tu m’aimes ?

— Oui.

— Et moi, je ne t’aime pas encore. Tu es si maigre ! Voilà, je t’apporterai du gâteau. Eh bien, au revoir !

Et la petite princesse, après m’avoir embrassée, disparaissait de la chambre presque en courant.

Mais après le dîner, en effet, elle m’apporta du gâteau. Elle courait comme une folle en criant de joie qu’elle m’apportait à manger quelque chose qui m’était défendu.

— Mange davantage, mange bien. C’est mon morceau de gâteau. Je n’en ai pas mangé. Eh bien, au revoir !

J’avais eu à peine le temps de l’apercevoir.

Une autre fois, elle accourut chez moi après le dîner ; ses boucles noires étaient déplacées comme après un coup de vent ; ses joues étaient empourprées ; ses yeux brillaient. C’était l’indice qu’elle venait de courir et de sauter depuis une heure ou deux.

— Sais-tu jouer au volant ? cria-t-elle très vite et en se hâtant de sortir.

— Non, répondis-je, avec un grand regret de ne pouvoir dire oui.

— Eh bien, quand tu seras guérie, je t’apprendrai. C’est seulement pour ça que je suis venue. Maintenant je joue avec Mme Léotard. Au revoir. On m’attend.

Enfin je pus quitter le lit, mais j’étais encore très faible. Ma première pensée fut de ne pas me séparer de Catherine. J’étais attirée vers elle irrésistiblement. Je n’avais pas assez d’yeux pour la regarder. Cela étonnait Catherine. L’attrait que je ressentais pour elle était si fort, je m’adonnais à ce nouveau sentiment avec une telle ardeur qu’elle ne pouvait ne pas le remarquer. D’abord cela lui parut une bizarrerie extraordinaire. Je me rappelle qu’une fois, pendant que nous jouions, ne pouvant me retenir, je me jetai à son cou et me mis à l’embrasser. Elle se dégagea de mon étreinte, me prit les mains et, les sourcils froncés, comme si je l’avais offensée, me demanda :

— Qu’as-tu ? Pourquoi m’embrasses-tu ?

Je me sentis toute confuse comme une coupable. Je tressaillis à sa question rapide et ne trouvai rien à répondre.

La petite princesse leva les épaules en signe d’étonnement (geste qui lui était habituel), pinça très sérieusement ses petites lèvres, abandonna le jeu et s’assit dans un coin du divan d’où elle commença à m’examiner très attentivement et à réfléchir, comme si elle voulait résoudre une nouvelle question venue tout à coup à son esprit.

C’était aussi son habitude dans tous les cas difficiles.

De mon côté, pendant longtemps je ne pus m’habituer à ces manifestations bizarres de son caractère. D’abord je m’accusai moi-même, et pensai qu’en effet j’avais aussi beaucoup d’étrangetés, mais, bien que ce fût vrai, je me sentais néanmoins très tourmentée.

Pourquoi ne pouvais-je pas, du premier coup, me lier d’amitié avec Catherine et lui plaire une fois pour toutes ? Ses rebuffades m’offensaient jusqu’à la souffrance et j’étais prête à pleurer à chaque mot un peu vif de Catherine, à chacun de ses regards méfiants. Ma douleur croissait non par jour, mais par heure, car, avec Catherine, tout allait très vite. Au bout de quelques jours, je remarquai qu’elle ne m’aimait pas du tout et même qu’elle ressentait pour moi une sorte d’aversion.

Tout, chez cette petite fille, se faisait rapidement, brièvement, d’une autre on aurait dit grossièrement, si dans les mouvements, rapides comme l’éclair, de ce caractère, droit, naïf, sincère, il n’y avait eu une vraie grâce, une vraie noblesse.

Au commencement, ce qu’elle éprouva pour moi fut d’abord de la méfiance, ensuite du mépris, et cela, me semble-t-il, parce que je ne connaissais aucun jeu. La princesse aimait à courir, à s’amuser ; elle était forte, vive, habile ; moi au contraire j’étais faible, encore malade, douce, pensive ; le jeu ne me distrayait pas. En un mot, il me manquait tout pour plaire à Catherine. En outre, il m’était insupportable qu’on fût mécontent de moi, je devenais aussitôt triste, abattue ; je n’avais plus la force de réparer ma faute, de changer à mon avantage l’impression désagréable que j’avais produite, bref, je me perdais tout à fait.

Catherine ne pouvait pas comprendre cela. D’abord elle fut un peu effrayée par moi ; elle m’examinait avec étonnement, à son habitude, quand, au bout d’une heure d’explications pour me montrer à jouer au volant, elle constatait que je n’y entendais rien. Alors aussitôt je devenais triste, à tel point que des larmes étaient prêtes à couler de mes yeux ; elle, après avoir réfléchi et n’obtenant rien de mes réflexions, m’abandonnait tout à fait et se mettait à jouer seule, ne m’invitant plus à jouer pendant des journées entières, et ne me parlant même plus, son mépris frappait tellement que je pouvais à peine le supporter. Ma nouvelle solitude était pour moi plus pénible que la première et, de nouveau, je devenais triste, je me mettais à réfléchir, et des idées noires envahissaient mon cœur.

Mme Léotard, qui nous surveillait, remarqua enfin ce changement dans nos rapports ; et comme elle s’était aperçue tout d’abord de ma solitude forcée, elle s’adressa à la petite princesse qu’elle gronda, pour ne pas savoir se conduire avec moi. La princesse fronça les sourcils, haussa les épaules et déclara qu’elle ne pouvait rien faire avec moi, que je ne savais pas jouer, que je pensais toujours à autre chose, et qu’il valait mieux attendre que son frère Alexandre revînt de Moscou, parce qu’alors ce serait plus gai pour toutes deux.

Mais Mme Léotard, peu satisfaite de cette réponse, fit observer à Catherine qu’elle me laissait seule alors que j’étais encore malade, et que je ne pouvais pas être aussi gaie qu’elle ; que du reste cela valait mieux ainsi, parce qu’elle était vraiment trop dissipée, faisait beaucoup de sottises, si bien que l’avant-veille le bouledogue avait failli la dévorer. En un mot, Mme Léotard la gronda vertement et finit par l’envoyer vers moi avec l’ordre de faire la paix tout de suite.

Catherine écouta Mme Léotard avec une grande attention, comme si en effet elle comprenait qu’il y avait quelque chose de nouveau et de juste dans ses réprimandes. Abandonnant le cerceau qu’elle promenait dans la salle, elle s’approcha de moi et, me regardant d’un air très sérieux, me demanda étonnée :

— Est-ce que vous voulez jouer ?

— Non, répondis-je, ayant peur pour moi et pour Catherine parce que Mme Léotard l’avait grondée.

— Que voulez-vous donc ?

— Je resterai ici. Il m’est difficile de courir. Seulement ne soyez pas fâchée contre moi, Catherine, parce que je vous aime beaucoup.

— Eh bien, dans ce cas, je jouerai seule, dit Catherine doucement, lentement, comme si elle s’apercevait avec étonnement qu’elle n’était pas coupable. Eh bien, au revoir, je ne me fâcherai pas contre vous.

— Au revoir, répondis-je en me levant et en lui tendant la main.

— Vous voulez peut-être m’embrasser ? demanda-t-elle après avoir réfléchi un peu, se rappelant probablement notre scène et voulant m’être le plus agréable possible.

— Comme vous voudrez, répondis-je avec un timide espoir.

Elle s’approcha de moi et très sérieusement, sans un sourire, m’embrassa. Elle avait fait ainsi tout ce qu’on exigeait d’elle ; elle avait même fait plus qu’il fallait pour donner le plus grand plaisir à la pauvre enfant vers qui on l’envoyait. Elle s’éloigna de moi contente et gaie, et bientôt dans toutes les chambres retentirent de nouveau ses rires et ses cris, jusqu’à ce que fatiguée, respirant à peine, elle alla se jeter sur le divan afin de se reposer et faire provision de nouvelles forces. Durant toute la soirée elle me regarda d’un air soupçonneux ; je lui paraissais sans doute très originale et très bizarre. On voyait qu’elle voulait causer avec moi, éclaircir un malentendu à mon endroit, mais cette fois, je ne sais pas pourquoi, elle s’abstint.

Ordinairement, le matin, Catherine avait ses leçons. Mme Léotard lui enseignait le français. L’enseignement consistait à réciter la grammaire et à lire La Fontaine.

On ne l’accablait pas de travail, car c’est à grand peine qu’on était arrivé à obtenir d’elle qu’elle étudiât deux heures par jour. Elle avait consenti à cela sur la demande de son père et l’ordre de sa mère, et elle le faisait très consciencieusement, parce qu’elle en avait donné sa parole. Elle avait de très grandes capacités. Elle comprenait très rapidement, très nettement, mais elle avait quelques petites bizarreries. Quand elle ne comprenait pas quelque chose elle se mettait à y réfléchir, toute seule ; elle détestait demander des explications. Elle semblait trouver cela humiliant. On racontait qu’il lui arrivait parfois de se débattre toute une journée sur une question qu’elle ne pouvait pas résoudre, se fâchant de ne pouvoir la comprendre toute seule sans l’aide quelqu’un, et ce n’était que dans les cas extrêmes, quand elle ne pouvait rien faire, qu’elle venait trouver Mme Léotard et lui demandait de l’aider à résoudre la question difficile. Il en était de même pour chacun de ses actes. Elle réfléchissait déjà beaucoup, bien qu’il n’y parût pas de prime abord. Mais, en même temps, elle était trop enfant pour son âge ; parfois il lui arrivait de dire une très grosse sottise, tandis que d’autres fois aussi ses réponses étaient pleines de ruse et de finesse. Enfin, comme je pouvais maintenant m’occuper de quelque chose, Mme Léotard, après m’avoir fait subir un examen et trouvé que je lisais bien et écrivais très mal, jugea qu’il était extrêmement nécessaire de m’apprendre tout de suite le français. Je n’élevai aucune objection, et un beau matin je me vis assise avec Catherine à la table de travail. Mais ce jour-là, comme exprès, Catherine fut très sotte et distraite, au point que Mme Léotard ne la reconnaissait pas. Quant à moi, dès cette première leçon, je savais déjà tout l’alphabet français, parce que j’avais un grand désir de plaire à Mme Léotard par mon application. À la fin de la leçon Mme Léotard se fâcha tout à fait contre Catherine.

— Regardez-la, dit-elle en m’indiquant. Une enfant malade qui étudie pour la première fois, et qui avance dix fois plus que vous ! N’avez-vous pas honte ?

— Elle en sait plus que moi ? demanda Catherine étonnée. Mais elle vient d’apprendre l’alphabet.

— En combien de temps avez-vous appris l’alphabet ?

— En trois leçons.

— Et elle, en une seule. Alors elle comprend trois fois plus vite que vous, et vous dépassera très rapidement. Vous voyez.

Catherine réfléchit un instant puis, tout à coup, devint rouge comme le feu. Elle s’était convaincue de la justesse de la remarque de Mme Léotard. Rougir, brûler de honte, c’était toujours par cela que se traduisait d’abord son dépit quand on lui reprochait ses défauts, quand on blessait son orgueil ; en un mot presque dans tous les cas. Cette fois elle faillit pleurer, mais elle se retint et se borna à jeter sur moi un regard foudroyant. Je compris aussitôt de quoi il s’agissait. La petite était extrêmement orgueilleuse et ambitieuse.

Quand la leçon de Mme Léotard fut terminée, j’essayai de lui parler pour dissiper au plus vite son dépit et lui montrer que je n’étais en rien coupable des paroles de la Française. Mais Catherine fit semblant de ne pas m’entendre et se tut. Une heure après elle entra dans la chambre où j’étais assise devant un livre, toujours songeant à Catherine, surprise et attristée que, de nouveau, elle ne voulût point me parler. Elle me regarda en dessous, s’assit comme à l’ordinaire sur le divan, et pendant une demi-heure elle ne me quitta pas des yeux.

Enfin, n’y tenant plus, je la regardai d’un air interrogateur

— Vous savez danser ? demanda Catherine.

— Non. Je ne sais pas.

— Et moi, je sais.

Silence.

— Et le piano. Est-ce que vous jouez du piano ?

— Non.

— Et moi, je joue. C’est très difficile à apprendre.

Je me taisais.

— Mme Léotard dit que vous êtes plus intelligente que moi.

— Mme Léotard était fâchée contre vous, dis-je.

— Est-ce que papa se fâchera aussi ?

— Je ne sais pas, répondis-je.

Un nouveau silence. La princesse frappait de son petit pied sur le parquet.

— Alors vous vous moquerez de moi parce que vous comprenez mieux que moi ? demanda-t-elle enfin, ne pouvant retenir son dépit.

— Oh ! non, non ! m’écriai-je, en m’élançant de ma place pour me jeter vers elle et l’embrasser.

— N’avez-vous pas honte, princesse, de penser ainsi et de poser de pareilles questions ? éclata tout à coup la voix de Mme Léotard, qui depuis cinq minutes déjà nous observait et écoutait notre conversation. Vous devriez avoir honte ! Voilà que vous vous êtes mise à envier cette pauvre enfant et à vous vanter devant elle de savoir danser et jouer du piano. C’est très vilain. Je raconterai tout cela au prince.

Les joues de la petite princesse s’empourprèrent.

— C’est un mauvais sentiment. Vous l’avez offensée avec vos questions. Ses parents étaient pauvres et ne pouvaient pas payer une gouvernante. Elle a appris toute seule, parce qu’elle a bon cœur. Vous devriez l’aimer, et vous voulez vous fâcher contre elle. C’est honteux, honteux ! Elle est orpheline, elle n’a personne. Vous pourriez peut-être, pendant que vous y êtes, vous vanter d’être princesse, tandis qu’elle ne l’est pas ! Je vous laisse. Réfléchissez à ce que je viens de vous dire, et corrigez-vous.

La princesse réfléchit juste deux jours. Pendant ces deux jours on n’entendit pas son rire et ses cris. Étant éveillée dans la nuit, je l’entendis qui, même en rêve, continuait à discuter avec Mme Léotard. Elle avait maigri et pâli pendant ces deux jours.

Enfin le troisième jour, nous nous rencontrâmes en bas, dans la grande salle. La princesse venait de chez sa mère. En m’apercevant, elle s’arrêta et s’assit non loin, en face. J’attendais avec crainte ce qui allait arriver et je tremblais de tout mon corps.

— Niétotchka, pourquoi m’a-t-on grondée à cause de vous ? demanda-t-elle enfin.

— Ce n’est pas à cause de moi, Catherine, répondis-je pour me justifier.

— Mme Léotard dit que je vous ai offensée.

— Non, Catherine, vous ne m’avez pas offensée.

La princesse leva les épaules en signe d’étonnement.

— Pourquoi pleurez-vous tout le temps ? demanda-t-elle après un court silence.

— Je ne pleurerai pas si vous le voulez, répondis-je à travers les larmes.

De nouveau, elle leva les épaules.

— Auparavant vous pleuriez comme ça ?

Je ne répondis pas.

— Pourquoi demeurez-vous chez nous ? demanda tout à coup la princesse après un silence.

Je la regardai étonnée et il me sembla que quelque chose me mordait au cœur.

— Parce que je suis orpheline, répondis-je enfin.

— Vous n’avez ni père ni mère ?

— Non.

— Est-ce qu’ils vous aimaient ?

— Non... Oui... ils m’aimaient, répondis-je avec peine.

— Ils étaient pauvres ?

— Oui.

— Très pauvres ?

— Oui.

— Ils ne vous ont rien appris ?

— Ils m’ont appris à lire.

— Vous aviez des jouets ?

— Non.

— Et des gâteaux, en aviez-vous ?

— Non.

— Combien de chambres aviez-vous ?

— Une.

— Une seule chambre ?

— Oui.

— Et des domestiques, vous en aviez ?

— Non, nous n’avions pas de domestiques.

— Et qui donc vous servait ?

— J’allais faire les commissions moi-même.

Les questions de la princesse m’irritaient de plus en plus. Mes souvenirs, ma solitude, l’étonnement de la princesse, tout cela frappait, blessait mon cœur qui saignait. Je tremblais toute d’émotion et les sanglots m’étouffaient.

— Alors vous êtes contente de vivre chez nous ?

Je me tus.

— Vous aviez une belle robe ?

— Non.

— Une vilaine ?

— Oui.

— J’ai vu votre robe. On me l’a montrée.

— Alors pourquoi me le demandez-vous ? m’écriai-je toute tremblante d’une nouvelle sensation, inconnue de moi, en me levant de ma place. Pourquoi me questionnez-vous ? continuai-je, rouge d’indignation. Pourquoi vous moquez-vous de moi ?

La princesse rougit et se leva aussi, mais elle réprima aussitôt son émotion.

— Non... Je ne me moque pas, dit-elle. Je voulais seulement savoir si c’est vrai que vos parents étaient pauvres.

— Pourquoi me questionnez-vous sur mes parents ? dis-je en pleurant. Pourquoi me parler d’eux ainsi ? Que vous ont-ils fait, Catherine ?

Catherine était confuse et ne savait que répondre. À ce moment le prince entra.

— Qu’as-tu, Niétotchka ? demanda-t-il en me regardant et voyant mes larmes. Qu’as-tu ? continua-t-il en jetant un regard sur Catherine qui était rouge comme le feu. De quoi parliez-vous ? Pourquoi vous disputez-vous ? Niétotchka, pourquoi vous êtes-vous fâchées ?

Je ne pus pas répondre. Je saisis la main du prince, et tout en larmes je la baisai.

— Catherine, ne mens pas. Que s’est-il passé ?

Catherine ne savait pas mentir.

— J’ai dit que j’ai vu la vilaine robe qu’elle portait quand elle était avec ses parents.

— Qui te l’a montrée ? Qui a osé te la montrer ?

— Je l’ai vue toute seule, répondit Catherine résolument.

— C’est bon ! Tu ne dénonceras personne, je te connais. Eh bien, et après ?

— Elle s’est mise à pleurer et m’a demandé pourquoi je me moquais de ses parents.

— Alors tu t’es moquée d’eux ?

Catherine ne s’était pas moquée, mais elle en avait eu l’intention, comme je le compris tout de suite. Elle ne répondit rien, donc elle convenait de sa faute.

— Va tout de suite lui demander pardon, dit le prince.

La princesse était blanche comme un mouchoir et ne bougeait pas.

— Eh bien ! fit le prince.

— Je ne veux pas ! prononça enfin Catherine à mi-voix, mais de l’air le plus résolu.

— Catherine !

— Non, je ne veux pas, je ne veux pas ! s’écria-t-elle tout d’un coup, les yeux brillants, et en frappant du pied. Père, je ne veux pas lui demander pardon. Je ne l’aime pas, je ne veux pas vivre avec elle. Je ne suis pas coupable si elle pleure toute la journée. Je ne veux pas, je ne veux pas !

— Viens avec moi, dit le prince, en la prenant pour l’emmener dans son cabinet. Niétotchka, va en haut.

Je voulais me jeter sur le prince, intercéder pour Catherine, mais le prince répéta sévèrement son ordre et j’allai en haut, glacée de peur, pâle comme une morte. Dans notre chambre, je me couchai sur le divan. Je comptais les minutes, j’attendais Catherine avec impatience, je voulais me jeter à ses pieds. Enfin elle parut. Elle passa devant moi sans dire un mot et s’assit dans un coin. Ses yeux étaient rouges, ses joues mouillées de larmes. Ma résolution s’évanouit aussitôt. Je la regardai effrayée, sans pouvoir bouger. De toutes mes forces je m’accusais et tâchais de me prouver que c’était moi qui étais coupable de tout. Mille fois je voulus m’approcher de Catherine et mille fois je me retins, ne sachant pas comment je serais accueillie.

Toute une journée se passa ainsi. Dans la soirée du lendemain, Catherine devint plus gaie et joua au cerceau dans la salle. Mais bientôt elle abandonna son jeu et alla s’asseoir seule dans un coin. Avant de se coucher, tout d’un coup elle se tourna vers moi, fit même deux pas de mon côté ; ses lèvres remuèrent et s’ouvrirent pour me dire quelque chose ; mais elle s’arrêta, se détourna et alla se mettre au lit. Une autre journée se passa encore de la même façon. Mme Léotard, étonnée, se mit enfin à interroger Catherine : qu’avait-elle ? n’était-elle pas malade pour, tout d’un coup, se tenir si tranquille ? Catherine répondit quelque chose, et prit même son volant ; mais dès que Mme Léotard se fut éloignée, elle rougit, se mit à pleurer, et s’enfuit de la chambre pour que je ne la visse pas. Enfin, juste trois jours après notre querelle, soudain, après dîner, elle entra dans ma chambre et, timidement, s’approcha de moi.

— Papa m’a ordonné de vous demander pardon, prononça-t-elle. Est-ce que vous me pardonnez ?

Je saisis les deux mains de Catherine, et, étouffant d’émotion, je lui dis :

— Oui, oui.

— Papa m’a ordonné de vous embrasser. Est-ce que vous m’embrasserez ?

En réponse je me mis à baiser ses mains que je couvrais de mes larmes. Ayant jeté un regard sur Catherine, je remarquai chez elle quelque chose d’extraordinaire : ses lèvres remuaient légèrement, son menton tremblait, ses yeux étaient mouillés ; mais en un instant elle réfréna son émotion et un sourire parut sur ses lèvres.

— J’irai dire à papa que je vous ai embrassée et que je vous ai demandé pardon, dit-elle lentement, comme en réfléchissant. Voilà trois jours que je ne l’ai pas vu. Il m’a défendu de me présenter devant lui avant que je n’aie fait cela, ajouta-t-elle après un silence ; et aussitôt elle descendit, timide et songeuse, comme si elle n’était pas sûre de l’accueil que lui réservait son père.

Une heure plus tard, en haut, éclatèrent les rires, les cris, le bruit, l’aboiement de Falstaff ; quelque chose était renversé et brisé, des livres tombaient par terre, le cerceau roulait dans toutes les chambres, en un mot, je compris que Catherine s’était réconciliée avec son père et mon cœur trembla de joie. Mais elle ne s’approchait pas de moi et, visiblement, évitait de causer avec moi. En revanche, j’eus l’honneur de provoquer au plus haut degré sa curiosité. Elle s’asseyait en face de moi pour m’examiner plus commodément et renouvelait ses observations sur moi de plus en plus souvent et naïvement.

En un mot, la fillette gâtée, capricieuse, que tous choyaient et chérissaient dans la maison comme un trésor, ne pouvait pas comprendre comment je me trouvais au travers de son chemin, alors qu’elle n’avait pas du tout voulu me rencontrer. Mais c’était un bon petit cœur, qui savait toujours trouver le bon chemin par son seul instinct.

Son père, qu’elle adorait, était la personne ayant le plus d’influence sur elle. Sa mère l’aimait passionnément, mais elle était très sévère avec elle ; c’était d’elle que Catherine tenait l’obstination, l’orgueil et la fermeté de caractère ; mais elle supportait tous les caprices de sa mère, qui allaient jusqu’à la tyrannie morale. La princesse comprenait étrangement l’éducation, et celle de Catherine était un mélange bizarre de gâteries stupides et de sévérités impitoyables. Ce qui était permis hier, tout d’un coup, sans aucune raison, était défendu aujourd’hui, de sorte que le sentiment de la justice de l’enfant était froissé... Mais il sera question de cela plus tard. Je noterai seulement que la fillette savait très bien définir ses rapports avec son père et sa mère. Avec son père elle était toute naturelle, sans mystère, franche. Au contraire, avec sa mère elle était méfiante, renfermée et absolument obéissante ; mais elle obéissait non pas sincèrement et par conviction, mais par système. Je m’expliquerai dans la suite.

D’ailleurs, pour l’honneur de Catherine, je dois dire qu’elle avait fini par comprendre sa mère, et qu’elle lui obéissait après s’être rendu compte de tout l’infini de son amour qui, parfois, revêtait un caractère maladif ; et la petite princesse, magnanimement, tenait compte de cette circonstance. Hélas ! ce calcul devait très peu aider dans la suite à sa petite tête chaude.

Mais je ne comprenais presque pas ce qui se passait avec moi. Tout mon être était ému d’une sensation nouvelle, inexplicable ; je n’exagère pas en disant que je souffrais et me tourmentais de ce nouveau sentiment. En un mot, et qu’on me pardonne ce mot, j’étais amoureuse de Catherine. Oui, c’était de l’amour, un véritable amour, un amour avec des larmes et de la joie, un amour passionné. Qu’est-ce qui m’attirait vers elle ? Pourquoi naquit cet amour ? Il commença dès le premier regard, quand tous mes sentiments furent doucement frappés à la vue d’une enfant belle comme un ange. Tout était beau en elle ; aucun défaut n’était né avec elle, tous ceux qu’elle pouvait avoir étaient acquis et se trouvaient chez elle à l’état de lutte. En tout on voyait chez elle le beau original ayant pris pour un moment une apparence fausse ; mais tout en elle, à commencer par cette lutte, brillait d’espérance, tout présageait chez elle un rayonnant avenir. Tous l’admiraient, et ce n’était pas moi seule qui l’aimait, mais tous. Quand, parfois, nous sortions nous promener à trois heures, tous les passants s’arrêtaient comme frappés dès qu’ils la regardaient, et parfois un cri d’admiration éclatait derrière l’heureuse enfant.

Elle était née pour le bonheur ; elle devait naître pour le bonheur. C’était la première impression quand on se trouvait en sa présence. Peut-être était-ce pour la première fois que mon sentiment esthétique avait été frappé, qu’il avait été éveillé par la beauté ; et c’est là peut-être la raison de l’amour que je ressentais pour elle.

Le défaut principal de la petite princesse ou, pour mieux dire, le trait principal de son caractère était l’orgueil. Cet orgueil se manifestait jusque dans les plus petites choses, se transformant en amour-propre au point que la contradiction, quelle qu’elle fût, ne l’offensait pas, ne la fâchait pas, mais provoquait seulement en elle de l’étonnement. Elle ne pouvait pas comprendre qu’une chose pût se faire autrement qu’elle le désirait. Cependant le sentiment de la justice dominait toujours dans son cœur. Se rendait-elle compte qu’elle était injuste, aussitôt elle se soumettait à l’arrêt de sa conscience, sans objection ni faux-fuyants. Le fait que jusqu’à ce jour, dans ses rapports avec moi, elle dérogeait à ce principe, s’explique, je pense, par une antipathie incompréhensible qui troublait pour un moment l’harmonie de tout son être. Et cela était forcé. Elle était trop passionnée dans ses élans, et ce n’était toujours que l’exemple, l’expérience, qui la mettaient dans la vraie voie. Les résultats de ses intentions devaient être très beaux et vrais, mais ils se produisaient par des écarts et des erreurs perpétuels.

Catherine en eut bientôt assez de m’observer, et elle résolut alors de me laisser tranquille. Elle fit comme si je n’étais pas là. Pour moi elle n’avait pas un mot de trop, pas même ce qui était strictement nécessaire. J’étais écartée des jeux, et écartée non pas brusquement, mais très habilement, comme si c’était moi qui l’avais voulu. Nos leçons continuaient, et on me donnait à elle en exemple d’intelligence et de douceur. Mais je n’avais plus l’honneur d’offenser son amour-propre, qui était si chatouilleux que notre bouledogue lui-même, sir John Falstaff, était capable de l’offenser.

Falstaff était sérieux et flegmatique, mais, quand on l’irritait, il devenait féroce comme un tigre, féroce au point de méconnaître le pouvoir de son maître. Un autre trait : il n’aimait personne, mais son ennemi principal était incontestablement la vieille princesse. Je raconterai aussi cette histoire.

L’orgueilleuse Catherine faisait tous ses efforts pour vaincre l’animosité de Falstaff. Il lui était désagréable qu’il y eût dans la maison un être qui méconnût son pouvoir, sa force, qui ne s’inclinât pas devant elle, qui ne l’aimât pas. Aussi avait-elle décidé d’entreprendre Falstaff. Elle voulait dominer sur tout au monde, comment donc Falstaff pouvait-il se dérober à ce sort ? Mais le méchant bouledogue ne cédait pas.

Un jour qu’après le dîner nous étions assises toutes deux, en bas, dans la grande salle, le bouledogue vint se coucher au milieu de la pièce, jouissant paresseusement de son repos d’après dîner. La petite princesse eut soudain l’idée de le soumettre à son pouvoir. Aussitôt elle abandonna son jeu et, sur la pointe des pieds, en appelant Falstaff des noms les plus tendres et en l’invitant de la main, elle commença, prudemment, à s’approcher de lui. Mais Falstaff, déjà de loin, montrait ses terribles dents. Catherine s’arrêta. Son intention était de s’approcher de Falstaff, de le caresser, ce qu’il ne permettait à personne hormis la princesse dont il était le favori, et de le forcer à la suivre.

C’était une entreprise difficile et dangereuse, car Falstaff ne se gênerait pas pour lui arracher la main ou la déchirer, s’il le jugeait nécessaire. Il était fort comme un ours. Je suivais de loin avec inquiétude et crainte le manège de Catherine. Mais il n’était pas facile de la dissuader du premier coup, et même les dents de Falstaff, qu’il montrait très impoliment, n’étaient pas encore un moyen suffisant pour cela. S’étant convaincue qu’on ne pouvait pas l’approcher de prime abord, la petite princesse étonnée fit le cercle autour de son ennemi. Falstaff ne bougeait pas. Catherine fit un second tour beaucoup plus étroit, puis un troisième ; mais quand elle arriva à l’endroit qui paraissait à Falstaff l’extrême limite qu’il pût permettre d’atteindre, de nouveau il montra les crocs. La petite princesse frappa du pied, s’éloigna dépitée et s’assit sur le divan. Dix minutes après, elle avait inventé une nouvelle tentation. Elle sortit et revint bientôt avec des craquelins et des gâteaux ; bref, elle changeait ses armes.

Mais Falstaff demeurait très calme ; il était sans doute tout à fait rassasié, car il ne regarda même pas le morceau de gâteau qu’elle lui jeta, et quand la petite princesse se trouva de nouveau près du cercle défendu que Falstaff considérait comme sa frontière, il montra une opposition encore plus forte que la première fois. Falstaff leva la tête, sortit ses dents, gronda sourdement et fit un mouvement comme s’il se préparait à bondir. Catherine devint rouge de colère ; elle laissa le gâteau et revint s’asseoir à sa place. Elle était toute émue ; son pied frappait le tapis ; ses joues étaient rouges et même des larmes parurent dans ses yeux. Son regard s’étant par hasard posé sur moi, tout son sang afflua à sa tête. Elle bondit résolument de sa place et, d’un pas décidé, se dirigea droit vers la terrible bête.

L’étonnement produit cette fois sur Falstaff était sans doute trop fort ; il laissa son ennemie franchir la frontière et elle n’était plus qu’à deux pas de lui quand il la salua d’un grognement terrible. Catherine s’arrêta un instant, mais un instant seulement, puis résolument s’avança. Je pensais mourir de frayeur. La petite princesse était excitée comme je ne l’avais jamais vue : ses yeux brillaient du sentiment de la victoire, du triomphe de la puissance. Elle supporta hardiment le regard terrible du bouledogue furieux et ne tressaillit pas devant sa gueule épouvantable. Il se dressa ; de sa poitrine velue sortit un grognement effroyable ; encore un moment et il allait s’élancer. Mais Catherine posa fièrement sur lui sa petite main, et, par trois fois, triomphalement, le caressa sur le dos. Le bouledogue eut un moment d’hésitation. Cet instant fut le plus effrayant. Soudain il se leva lourdement, s’étira et, pensant probablement qu’il n’était pas digne de lui d’avoir affaire à des enfants, il sortit tranquillement de la chambre. La petite princesse triomphante resta sur la place conquise et jeta sur moi un regard indéfinissable, un regard saturé, grisé de victoire. Moi, j’étais blanche comme un linge. Elle le remarqua et sourit. Cependant une pâleur mortelle couvrait déjà ses joues. À grand peine elle arriva jusqu’au divan où elle tomba presque évanouie.

Ma passion pour elle ne connaissait maintenant plus de bornes. Depuis ce jour où j’avais eu si peur pour elle, je n’étais plus maîtresse de moi. Je languissais d’angoisse, j’étais mille fois sur le point de me jeter à son cou, mais la crainte me clouait sur place. Je me rappelle que je cherchais à m’éloigner d’elle, afin qu’elle ne vît pas mon émotion. Mais quand, par hasard, elle entrait dans la chambre où je m’étais réfugiée, je tressaillais et mon cœur commençait à battre si fort que la tête me tournait. Je crois même que l’espiègle enfant le remarqua, après quoi, pendant deux jours, elle parut même un peu confuse. Mais bientôt elle s’habitua à cet état de choses.

Pendant tout un mois, je souffris ainsi, en cachette. Mes sentiments avaient une élasticité incompréhensible, si l’on peut s’exprimer ainsi. Ma nature est patiente au plus haut degré, de sorte que l’élan, la manifestation spontanée des sentiments ne se produit chez moi qu’à la dernière extrémité. Il faut remarquer que, de tout ce temps, nous n’avions pas échangé, Catherine et moi, plus de cinq paroles. Mais peu à peu, je remarquai à quelques indices imperceptibles que cette attitude envers moi n’avait pas pour cause l’oubli ou l’indifférence, mais qu’elle était consciente comme si la petite princesse se fût donné parole de me maintenir dans de certaines limites. Mais déjà je ne dormais plus la nuit, et dans la journée je ne pouvais plus cacher mon embarras, même devant Mme Léotard. Mon amour pour Catherine allait même jusqu’à l’étrangeté. Une fois, je pris en cachette un de ses mouchoirs, une autre fois un petit ruban qu’elle mettait dans ses cheveux, et toute la nuit je baisais et mouillais de mes larmes ces objets. D’abord l’indifférence de Catherine m’avait torturée, offensée ; mais maintenant tout s’embrouillait en moi et je ne pouvais pas moi-même me rendre compte de mes sensations. Ainsi, peu à peu, les nouvelles impressions chassaient les anciennes ; les souvenirs se rapportant à mon triste passé perdaient de leur force, remplacés en moi par une nouvelle vie. Je me souviens que je m’éveillais parfois la nuit. Je me levais de mon lit et, sur la pointe des pieds, je m’approchais de Catherine. Pendant des heures entières, je la regardais dormir, à la lueur faible de notre veilleuse. Parfois je m’asseyais sur son lit, je me penchais sur son visage et je sentais son souffle chaud ; alors doucement, tremblant de peur, je baisais ses petites mains, ses épaules, ses cheveux, ses pieds, s’ils se montraient hors de la couverture.

Peu à peu je remarquais — car pendant tout un mois, je ne la quittai pas des yeux — que Catherine devenait d’un jour à l’autre plus pensive ; son caractère commençait à perdre de son équilibre ; parfois toute une journée se passait sans qu’on l’entendît, tandis qu’un autre jour c’était un vacarme comme jamais elle n’en avait fait. Elle devenait irritable, exigeante ; elle rougissait et se fâchait très souvent, et avec moi, elle arrivait même aux petites cruautés ; tantôt, tout d’un coup, elle refusait de dîner près de moi, d’être assise près de moi, comme si je lui eusse inspiré du dégoût ; tantôt elle s’en allait brusquement chez sa mère et y restait des journées entières, sachant peut-être que je souffrais en son absence ; tantôt soudainement elle se mettait à me regarder, pendant des heures de sorte que, gênée affreusement, je ne savais où me mettre : je rougissais, je pâlissais, et cependant je n’osais pas sortir de la chambre.

Depuis deux jours Catherine se plaignait de la fièvre, tandis que jamais auparavant elle n’avait été malade. Enfin, un beau matin, sur le désir de la princesse, on donna l’ordre à Catherine de s’installer en bas, chez sa mère, qui avait failli mourir de peur en apprenant que sa fille avait de la fièvre. Je dois dire que la princesse était très mécontente de moi, et tous les changements qu’elle remarquait en Catherine, ceux même dont je ne m’apercevais pas, elle me les attribuait ainsi qu’à l’influence de mon caractère morose, comme elle disait. Depuis longtemps déjà elle nous aurait séparées, mais elle ajournait cette séparation, sachant qu’elle aurait à soutenir à ce sujet une discussion sérieuse avec le prince, qui, bien qu’il lui cédât en tout, se montrait parfois extrêmement obstiné. Et elle comprenait très bien le prince.

Ce fut un coup pour moi d’être séparée de Catherine, et pendant toute une semaine je fus dans un état d’esprit des plus maladifs. Je me tourmentais, je me creusais la tête sur la cause de l’aversion de Catherine pour moi. L’angoisse déchirait mon âme, et le sentiment de la justice et de l’indignation commençait à se lever dans mon cœur offensé. L’orgueil apparut tout à coup en moi, et quand nous nous retrouvions ensemble, Catherine et moi, à l’heure de la promenade, je la regardais avec une telle indépendance, si sérieusement, d’une façon si différente de celle d’autrefois, qu’elle en était frappée. Sans doute de pareils changements ne se montraient en moi que par intermittence, puis mon cœur recommençait à souffrir de plus en plus fort et je devenais encore plus faible, plus timide qu’auparavant.

Enfin, un matin, à mon grand étonnement et à ma joie, la petite princesse revint en haut. D’abord avec des rires fous, elle se jeta au cou de Mme Léotard et déclara qu’elle s’installait de nouveau avec nous ; ensuite elle me fit un signe de tête et demanda la permission de ne pas travailler ce matin-là. Pendant toute la matinée elle courut et joua ; je ne l’avais jamais vue plus vive et plus joyeuse. Mais le soir elle redevint calme, pensive et de nouveau la tristesse se peignit sur son charmant visage.

Quand sa mère vint la voir, le soir, je remarquai qu’elle faisait des efforts extraordinaires pour paraître gaie, et quand sa mère fut partie, elle fondit tout à coup en larmes. J’étais stupéfaite. Catherine, ayant remarqué mon attitude, sortit. Bref, elle traversait une crise extraordinaire. La princesse consulta des médecins ; chaque jour elle faisait appeler Mme Léotard pour l’interroger en détail sur Catherine. On lui donna l’ordre d’observer chacun de ses mouvements. Moi seule pressentais la vérité et mon cœur était plein d’espoir.

Notre petit roman touchait à sa fin.

Le troisième jour après la réinstallation : de Catherine chez nous, en haut, je remarquai que durant toute la matinée, le regard de ses beaux yeux s’était posé sur moi... Plusieurs fois j’avais rencontré son regard, et chaque fois, toutes deux nous avions rougi comme si nous avions honte. Enfin la petite princesse avait éclaté de rire et s’était éloignée de moi. Comme trois heures sonnaient, on se mit à nous habiller pour la promenade. Soudain Catherine s’approcha de moi.

— Votre soulier est détaché, me dit-elle. Attendez, je vais vous l’arranger.

Je voulus me pencher pour le rattacher moi-même, et j’étais rouge comme une cerise ; parce que Catherine me parlait enfin.

— Laisse-moi ! fit-elle impatiemment et en éclatant de rire.

Elle se pencha, saisit mon pied qu’elle appuya sur son genou et elle rattacha mon soulier.

J’étouffais. Je ne savais que faire. J’étais empoignée par un sentiment très doux. Quand elle eut fini, elle se releva et me regarda des pieds à la tête.

— Voilà. Ton cou est découvert, dit-elle en touchant mon cou ; laisse, je vais l’arranger.

Je ne fis pas d’objections ; elle arrangea le fichu sur mon cou, à sa façon.

— Autrement on peut s’enrhumer, dit-elle avec un sourire rusé et en me regardant de ses yeux noirs et humides.

J’étais hors de moi. Je ne savais ce qui se passait en moi et ce qui s’était passé chez Catherine. Grâce à Dieu, notre promenade fut bientôt terminée, sans quoi je n’aurais pas pu y tenir : je me serais mise à l’embrasser dans la rue. En montant l’escalier, je l’embrassai à la dérobée sur l’épaule. Elle s’en aperçut, tressaillit, mais ne souffla mot. Le soir, on lui mit une belle toilette et elle descendit. La princesse avait des invités. Mais ce même soir la maison fut tout à fait sens dessus dessous : Catherine eut une crise de nerfs. La princesse était bouleversée. Le docteur, qu’on avait fait appeler, ne savait que dire ; naturellement tout fut mis sur le compte des troubles de l’âge ; mais moi, je pensais autre chose.

Le matin, Catherine reparut chez nous, gaie comme toujours, pleine de santé, mais plus capricieuse et originale que jamais. Premièrement, durant toute la matinée elle refusa d’obéir à Mme Léotard ; ensuite, tout d’un coup, elle exprima le désir d’aller voir la vieille princesse. Contrairement à l’ordinaire, la vieille princesse, qui détestait sa petite-nièce, refusait de la voir et la querellait toujours, voulut bien cette fois la recevoir. D’abord tout alla bien, et pendant la première heure, elles furent parfaitement d’accord. L’espiègle Catherine demanda pardon pour toutes ses fautes, pour sa vivacité, ses cris et pour le trouble qu’elle apportait à la princesse. Celle-ci solennellement et les larmes aux yeux lui pardonna. Catherine promit d’être humble, repentante et la vieille princesse fut enchantée ; son amour-propre était flatté à l’idée de sa victoire prochaine sur Catherine, trésor et idole de toute la maison, qui savait forcer jusqu’à sa mère à exécuter ses caprices.

Mais la malicieuse petite alla trop loin. Il lui passa en tête de raconter des polissonneries qui n’étaient encore qu’à l’état de projet. C’est ainsi que l’espiègle enfant avoua d’abord qu’elle avait l’intention d’épingler sur la robe de la vieille princesse une carte de visite, puis de mettre Falstaff sous son lit, ensuite de lui casser ses lunettes, d’emporter tous ses livres et de mettre à leur place des romans français, ensuite de poser des pétards sur le parquet, etc., en un mot des polissonneries toutes pires les unes que les autres. La vieille dame était hors d’elle. Elle pâlissait, rougissait de colère ; enfin Catherine, n’y pouvant plus tenir, éclata de rire et s’enfuit de chez sa grand’tante. La vieille envoya immédiatement chercher la mère. Toute une histoire commença. Deux heures durant, la princesse supplia sa vieille parente les larmes aux yeux de pardonner à Catherine et de ne pas insister sur sa punition, prenant en considération qu’elle était encore malade. D’abord la vieille demoiselle ne voulut rien entendre. Elle déclarait que dès le lendemain elle quitterait la maison. Elle ne se radoucit que sur la promesse faite par la princesse qu’elle ne ferait qu’ajourner la punition jusqu’à la guérison de sa fille, mais qu’ensuite elle donnerait satisfaction à l’indignation légitime de la vieille princesse. Toutefois Catherine fut sévèrement réprimandée et conduite en bas, chez sa mère. Mais Catherine parvint à s’échapper après le dîner ; comme je descendais, je la rencontrai dans l’escalier. Elle entr’ouvrit la porte et appela Falstaff. Je compris aussitôt qu’elle méditait une terrible vengeance, et voici laquelle.

La vieille princesse n’avait pas d’ennemi plus intraitable que Falstaff. Falstaff n’était tendre avec personne, et n’aimait personne ; il était orgueilleux, vaniteux et ambitieux. Il n’aimait personne, mais visiblement exigeait de tous le respect qui lui était dû ; et tous, en effet, avaient pour lui un respect mélangé d’une certaine crainte. Mais soudain, avec l’arrivée de la vieille princesse, tout avait changé : Falstaff avait reçu un terrible affront ; l’accès de l’étage supérieur lui avait été interdit.

D’abord Falstaff fut hors de lui de l’offense et pendant toute une semaine il alla gratter des pattes contre la porte qui fermait l’escalier conduisant à l’étage supérieur. Mais bientôt il devina la cause de son exil ; et le dimanche suivant, au moment où la vieille princesse partait pour l’église, Falstaff se jeta sur elle en aboyant. La vieille demoiselle échappa à grand peine à la vengeance du chien offensé, qui avait été en effet chassé par son ordre, ayant formellement déclaré qu’elle ne pouvait pas le voir. Depuis, l’accès en haut était demeuré interdit à Falstaff de la façon la plus absolue, et quand la vieille princesse devait descendre, on le chassait le plus loin possible. La plus sévère responsabilité incombait à cet égard aux domestiques. Mais le vindicatif animal avait cependant trouvé par trois fois le moyen de s’introduire en haut. Aussitôt qu’il était là, il se mettait à courir à travers l’enfilade des chambres jusqu’à la chambre à coucher de la vieille. Rien ne pouvait le retenir. Par bonheur, la chambre de la princesse était toujours fermée, et Falstaff se bornait à hurler devant la porte jusqu’à ce que les gens accourussent et qu’on le chassât en bas. Quant à la vieille princesse, tout le temps que durait la visite de l’indomptable bouledogue, elle criait comme si on l’écorchait, et chaque fois tombait vraiment malade de peur.

Plusieurs fois, elle avait posé à ce sujet son ultimatum à la princesse et même, un jour, elle avait déclaré qu’elle ou Falstaff quitterait la maison ; mais la princesse ne voulait pas se séparer de Falstaff.

La princesse n’était pas prodigue de son affection, mais, après ses enfants, c’était Falstaff qu’elle aimait le plus au monde. Voici pourquoi. Une fois, il y avait six ans de cela, le prince était rentré de la promenade ramenant avec lui un petit chien sale, malade, dans un état pitoyable, mais qui était cependant un bouledogue pur sang. Le prince l’avait sauvé de la mort, mais comme le nouveau venu se conduisait très impoliment, grossièrement même, il fut relégué, devant l’insistance de la princesse, dans l’arrière-cour et attaché à une corde. Le prince n’avait rien objecté. Deux ans plus tard, toute la famille était à la campagne, quand le petit Sacha, le frère cadet de Catherine, tomba dans la Néva. La princesse poussa un cri et son premier mouvement fut de se jeter à l’eau. On la sauva à grand peine. Cependant le courant rapide emportait l’enfant que, seuls, ses habits soutenaient un peu à la surface. Vite on détacha un canot ; mais c’eût été miracle de le sauver. Tout d’un coup, un grand bouledogue s’élança dans le fleuve, nagea droit vers l’enfant, le saisit entre ses dents et le ramena victorieusement sur la rive. La princesse s’élança vers le chien sale et dégouttant pour l’embrasser. Mais Falstaff, qui portait à cette époque le nom très prosaïque et plébéien de Fix, ne pouvait pas supporter les caresses, et répondit aux embrassements et aux caresses de la princesse en la mordant à l’épaule. La princesse se ressentit toute sa vie de cette blessure, mais sa reconnaissance n’en était pas moins restée infinie. Falstaff fut admis dans les appartements. On le brossa, on le lava, on lui mit un collier d’argent d’un très beau travail, on l’installa dans le cabinet de la princesse, sur une magnifique peau d’ours, et la princesse arriva bientôt à pouvoir le caresser sans avoir à redouter un châtiment immédiat et sévère. Ayant appris que son favori s’appelait Fix, elle avait trouvé ce nom très laid, et, tout de suite, on s’était mis à chercher un autre nom, autant que possible emprunté à l’antiquité. Mais les noms d’Hector, de Cerbère, etc., étaient vraiment trop communs. On voulait pour le favori de la maison un nom tout à fait convenable. Enfin le prince, en raison de l’appétit phénoménal de Fix, proposa d’appeler le bouledogue Falstaff. Le nom fut adopté d’enthousiasme et resta au chien pour toujours.

Falstaff se conduisait tout à fait bien ; comme un véritable Anglais il était taciturne, grave, et ne se jetait le premier sur personne. Il exigeait seulement qu’on fit un détour respectueux près de sa peau d’ours, et qu’en général on lui témoignât le respect qui lui était dû. Parfois, une sorte de spleen le gagnait et, à ces moments-là, Falstaff se rappelait avec douleur que son ennemie, son ennemie irréconciliable, qui avait osé attenter à ses droits, n’était pas encore punie. Il montait alors doucement l’escalier qui menait à l’étage supérieur et, trouvant à l’ordinaire la porte close, il se couchait quelque part non loin de là, se cachait dans un coin, attendant sournoisement que quelqu’un, par négligence, laissât la porte ouverte. Parfois, l’animal vindicatif attendait ainsi trois jours entiers. Mais des ordres sévères étaient donnés de veiller sur la porte, et depuis deux mois déjà Falstaff n’était pas monté.

— Falstaff ! Falstaff ! appela la petite princesse en ouvrant la porte et attirant Falstaff dans l’escalier.

À ce moment, Falstaff ayant senti qu’on ouvrait la porte se préparait déjà à franchir le Rubicon.

Mais l’appel de la petite princesse lui parut si invraisemblable, que pendant un certain temps il refusa d’en croire ses oreilles. Il était rusé comme un chat, et pour ne pas avoir l’air de s’être aperçu de la faute de la personne qui ouvrait la porte, il s’approcha de la fenêtre, posa ses pattes puissantes sur le rebord et parut examiner la maison d’en face. En un mot, il se conduisait tout à fait comme un étranger en promenade qui s’arrête un moment pour admirer la belle architecture d’une maison. Mais son cœur battait d’une douce attente. Quels furent son étonnement, sa joie, son enthousiasme quand, devant lui, on ouvrit toute large la porte en l’invitant, en le suppliant de monter et de satisfaire sur le champ sa légitime vengeance !

Avec des cris de joie, la gueule ouverte, terrible, victorieux, il partit en haut comme une flèche.

Son élan était si fort que la chaise qu’il rencontra sur sa route et qu’il repoussa d’un coup de patte alla retomber à deux mètres de là, après avoir fait un tour sur elle-même. Falstaff volait comme le boulet lancé d’un canon.

Mme Léotard poussa des cris d’épouvante... Mais Falstaff arrivait déjà à la porte défendue et la frappait avec ses deux pattes. Il ne réussit cependant pas à l’ouvrir, et se mit à hurler comme un perdu. En réponse éclatèrent les cris d’effroi de la vieille demoiselle. Mais déjà de tous côtés accouraient une légion d’ennemis ; toute la maison se portait en haut, et Falstaff, le terrible Falstaff, une muselière passée adroitement autour de sa gueule, les quatre pattes entravées, abandonna, vaincu, le champ de bataille, tiré par une corde.

On envoya chercher la princesse. Cette fois, elle n’était pas disposée à accorder pardon ni grâce. Mais qui punir ? Elle devina tout de suite. Ses yeux tombèrent sur Catherine. C’était bien ça. Pâle, Catherine tremblait de peur. La pauvre petite princesse comprenait seulement maintenant les conséquences de sa polissonnerie. Les soupçons pouvaient tomber sur les serviteurs, sur des innocents, et Catherine était déjà prête à dire toute la vérité.

— C’est toi la coupable ? demanda sévèrement la princesse.

Je remarquai la pâleur mortelle de Catherine et, m’avançant, je prononçai d’une voix ferme :

— C’est moi qui ait laissé entrer Falstaff... sans faire exprès, ajoutai-je, car tout mon courage s’était évanoui devant le regard sévère de la princesse.

— Madame Léotard, punissez-la d’une façon exemplaire, dit la princesse, et elle sortit de la chambre.

Je regardai Catherine. Elle était comme étourdie ; ses bras pendaient, son visage était pâle et incliné.

La seule punition qu’on employait pour les enfants du prince était de les enfermer dans une chambre vide. Rester deux heures dans une chambre vide n’est rien ; mais quand on y met un enfant par force, contre sa volonté, en lui déclarant qu’il est privé de sa liberté, la punition est assez dure.

Ordinairement, on enfermait Catherine ou son frère pendant deux heures. Moi, je fus enfermée pour quatre heures, vu la monstruosité de ma faute.

Toute tremblante de joie, j’entrai dans ma prison. Je pensais à la petite princesse. Je savais que j’avais vaincu. Mais, au lieu de quatre heures, je restai enfermée jusqu’à quatre heures du matin, et voici comment cela arriva.

J’étais enfermée depuis deux heures, quand Mme Léotard fut informée que sa fille venait d’arriver de Moscou, qu’elle était tombée malade subitement et désirait la voir. Mme Léotard partit en m’oubliant. La femme de chambre qui s’occupait de nous supposa probablement que j’étais déjà libre. Catherine, appelée en bas, dut rester chez sa mère jusqu’à onze heures du soir. Quand elle revint, elle fut très étonnée de ne pas me trouver déjà au lit. La femme de chambre la déshabilla et la fit coucher. Mais la petite princesse avait ses raisons pour ne pas s’informer de moi. Elle se coucha et m’attendit, sachant sûrement que j’avais été mise au cachot pour quatre heures et supposant que la nounou me ramènerait. Mais Nastia m’avait complètement oubliée, d’autant que je me déshabillais toujours seule. Je restai ainsi toute la nuit aux arrêts.

Le matin, à quatre heures, j’entendis quelqu’un frapper et forcer la porte de la chambre. J’avais dormi en m’installant tant bien que mal sur le parquet. Je m’éveillai et me mis à crier de peur. Mais aussitôt je distinguai la voix de Catherine qui dominait les autres, puis celle de Mme Léotard, ensuite celle de Nastia et enfin celle de la femme de charge. Bientôt la porte fut ouverte et Mme Léotard m’embrassa les larmes aux yeux, me priant de lui pardonner de m’avoir oubliée. Toute en larmes je me jetai à son cou.

J’étais transie de froid, et j’avais tout le corps courbaturé, de m’être ainsi couchée sur le parquet. Je cherchai Catherine, mais elle était déjà retournée dans notre chambre à coucher ; elle s’était remise au lit et dormait déjà ou feignait de dormir. Le soir, en m’attendant, elle s’était endormie sans le vouloir et ne s’était éveillée qu’à quatre heures du matin. Alors elle avait appelé, réveillé Mme Léotard, qui était rentrée, la nounou, les bonnes et m’avait délivrée.

Le matin, toute la maison apprit mon aventure ; la princesse elle-même trouva qu’on m’avait traitée trop sévèrement. Quant au prince, je ne l’avais jamais vu aussi fâché. Il vint en haut, vers dix heures du matin, en proie à une vive émotion.

— Permettez, dit-il à Mme Léotard, qu’est-ce que vous avez fait ? Comment avez-vous agi envers cette pauvre enfant ? C’est de la barbarie, de la pure barbarie ! Une enfant faible, malade, nerveuse, craintive, et l’enfermer dans une chambre noire pour toute la nuit ! Mais on pouvait la tuer ainsi. Est-ce que vous ne savez pas son histoire ? C’est de la barbarie, c’est inhumain, madame ! Qui a inventé cela, qui pouvait inventer une pareille punition ?

La pauvre Mme Léotard, les larmes aux yeux, très troublée, commença à lui expliquer comment cela était arrivé. Elle dit qu’elle m’avait oubliée, parce qu’on était venu la chercher pour sa fille ; que, quant à la punition, elle était très bonne si elle ne durait pas longtemps, que même Jean-Jacques Rousseau préconisait quelque chose de semblable.

— Jean-Jacques Rousseau, madame ! Mais Jean-Jacques Rousseau ne pouvait pas dire cela ! Jean-Jacques Rousseau n’avait pas le droit de parler d’éducation ! Jean-Jacques Rousseau abandonnait ses propres enfants, madame ! Jean-Jacques Rousseau était un vilain homme, madame !

— Jean-Jacques Rousseau ! Jean-Jacques Rousseau un vilain homme ! Prince, prince, que dites-vous !

Et Mme Léotard devint toute rouge.

Mme Léotard était une femme délicieuse, et sa principale qualité était de ne pas se fâcher. Mais toucher à l’un de ses favoris, troubler l’ombre de Corneille, de Racine, injurier Voltaire, traiter Jean-Jacques Rousseau de vilain monsieur, l’appeler barbare !... Des larmes parurent dans les yeux de Mme Léotard. La petite vieille tremblait d’émotion.

— Vous vous oubliez, prince, prononça-t-elle enfin toute bouleversée.

Le prince se ressaisit aussitôt et s’excusa. Ensuite il s’approcha de moi, m’embrassa tendrement, me signa et sortit.

— Pauvre prince ! dit Mme Léotard, touchée à son tour.

Enfin nous nous assîmes devant la table de travail ; mais la petite princesse était très distraite. Avant d’aller dîner, elle s’approcha de moi toute animée ; le sourire sur les lèvres, elle s’arrêta en face de moi, me saisit par les épaules et dit hâtivement, comme si elle avait honte :

— Quoi ! Tu en as pris pour moi ! Après le dîner nous irons jouer dans la salle.

Quelqu’un passait devant nous ; Catherine se détourna de moi.

Après le dîner, au crépuscule, nous descendîmes dans la grande salle, en nous tenant par la main. La petite princesse était très émue et respirait lourdement. Moi, j’étais heureuse et joyeuse comme jamais.

— Veux-tu jouer à la balle ? me dit-elle. Arrête-toi ici !

Elle me plaça dans un coin de la salle, mais au lieu de s’en aller et de me jeter la balle, elle s’arrêta à trois pas de moi, me regarda, rougit, et, tombant sur le divan, cacha son visage dans ses mains. Je fis un mouvement vers elle. Elle crut que je voulais m’en aller.

— Ne t’en va pas, Niétotchka. Reste avec moi, dit-elle, ça passera tout de suite.

D’un bond elle quitta sa place et, toute rouge, en larmes, elle se jeta à mon cou. Ses joues étaient humides, ses lèvres gonflées comme des cerises, ses boucles en désordre. Elle m’embrassa comme une folle le visage, les yeux, les lèvres, le cou, les mains. Elle sanglotait comme dans une crise de nerfs. Je me serrai fortement contre elle, et nous nous enlaçâmes doucement, joyeusement, comme des amies, comme des amants qui se retrouvent après une longue séparation. Le cœur de Catherine battait si fort que j’en percevais chaque coup. Mais une voix se fit entendre dans la pièce voisine : on appelait Catherine chez la princesse.

— Oh ! Niétotchka ! Eh bien, à ce soir, à cette nuit ! Va en haut maintenant, attends-moi.

Elle m’embrassa pour la dernière fois, doucement, fortement, et se rendit à l’appel de Nastia. Je courus en haut comme ressuscitée. Je me jetai sur le divan et, la tête enfouie dans les coussins, je sanglotai d’enthousiasme. Mon cœur battait à me rompre la poitrine, je ne pensais pas avoir la patience d’attendre jusqu’à la nuit. Enfin, onze heures sonnèrent et je me couchai. La princesse ne monta qu’à minuit., Déjà de loin elle me sourit, mais sans mot dire. Nastia se mit à la déshabiller, et, comme par un fait exprès, allait bien lentement.

— Plus vite, plus, vite, Nastia ! disait Catherine.

— Qu’avez-vous, mademoiselle que le cœur vous bat si fort ? demanda Nastia ; vous avez sans doute couru dans l’escalier ?

— Ah ! mon Dieu ! Nastia, que tu es ennuyeuse, plus vite, plus vite !

Et la petite princesse, de dépit, frappa du pied.

— Oh ! quel cœur ! dit Nastia en embrassant le petit pied de la princesse qu’elle déchaussait.

Enfin, la toilette de nuit était terminée ; la petite princesse se coucha et Nastia sortit de la chambre.

Aussitôt Catherine bondit hors de son lit et se précipita vers moi. Je poussai un cri de joie.

— Viens avec moi. Couche-toi dans mon lit, dit-elle en me faisant lever.

Un instant après, j’étais dans son lit ; nous nous tenions enlacées et serrées, l’une contre l’autre ; la petite princesse m’embrassait follement.

— Je me rappelle quand tu m’as embrassée pendant la nuit, dit-elle, rouge comme un pavot.

Je sanglotais.

— Niétotchka ! chuchota Catherine à travers des larmes. Mon ange ! C’est depuis longtemps, depuis très longtemps que je t’aime ! Sais-tu depuis quand ?

— Depuis quand ?

— Depuis que papa m’a ordonné de te demander pardon, quand tu as défendu ton père, Niétotchka... Ma petite orpheline ! dit-elle, en me couvrant de nouveau de baisers.

Elle pleurait et riait à la fois.

— Ah ! Catherine !

— Eh bien, quoi, quoi !

— Pourquoi si longtemps nous...

Je n’achevai pas. Nous nous embrassâmes, et pendant trois minutes nous ne prononçâmes pas un mot.

— Écoute ! Qu’est-ce que tu pensais de moi ? demanda la princesse.

— Ah ! Je pensais beaucoup, Catherine. Je pensais toute la journée et toute la nuit...

— Et pendant la nuit, tu parlais de moi. J’ai entendu.

— Est-ce possible ?

— Que de fois tu as pleuré !

— Tu vois. Pourquoi étais-tu si orgueilleuse ?

— J’étais stupide, Niétotchka. C’est comme ça. Cela m’arrive... Et j’étais furieuse contre toi.

— Pourquoi ?

— Parce que j’étais mauvaise, et avant tout parce que tu es meilleure que moi, et puis parce que papa t’aime mieux. Et papa est un brave homme, Niétotchka, n’est-ce pas ?

— Oh, oui ! répondis-je les larmes aux yeux, en me rappelant le prince.

— C’est un homme noble, dit sérieusement Catherine. Mais que puis-je faire avec lui, il est toujours ainsi. Ensuite je t’ai demandé pardon et j’ai failli pleuré, alors pour cela j’ai été de nouveau fâchée contre toi.

— Et moi j’ai vu que tu avais envie de pleurer.

— Eh bien, tais-toi, petite sotte, pleurnicheuse ! s’écria Catherine en me fermant la bouche avec sa main. Ensuite ! Je voulais beaucoup t’aimer et ensuite tout d’un coup te haïr, et je te haïssais, je te haïssais !

— Pourquoi ?

— J’étais fâchée contre toi. Je ne sais pas pourquoi ! Mais ensuite j’ai remarqué que tu ne pouvais pas vivre sans moi, et je pensais : voilà, je la tourmente, la vilaine !

— Ah, Catherine !

— Ma petite âme ! dit Catherine en me baisant la main ; après je ne voulais pas te parler, pas du tout. Et te rappelles-tu comment j’ai caressé Falstaff ?

— Ah ! tu n’as peur de rien.

— Comme je t...r...em...blais, traîna la petite princesse. Sais-tu pourquoi je me suis approchée de lui ?

— Pourquoi ?

— Parce que tu regardais. Quand j’ai vu que tu regardais... Ah ! advienne que pourra ! Je t’ai fait peur, hein ? Tu as eu peur pour moi ?

— Terriblement.

— Je l’ai vu. Et comme j’étais heureuse quand Falstaff s’en est allé. Mon Dieu que j’étais émue quand enfin ce monstre est parti !

La petite princesse éclata d’un rire nerveux. Puis, tout d’un coup elle souleva sa tête brûlante et se mit à me regarder fixement. Des larmes, comme des perles, tremblaient au bord de ses longs cils.

— Et qu’est-ce qu’il y a en toi pour que je t’aime tant ? Tu es pâlotte, tes cheveux sont blonds, tu es sotte, pleurnicheuse, des petits yeux bleus, une petite orpheline !

Catherine se pencha et de nouveau se mit à m’embrasser sans fin... Quelques larmes coulèrent sur mes joues. Elle était profondément émue.

— Et comme je t’aimais ! Mais je pensais ! non, non je ne lui dirai pas ! Et pourquoi m’obstinais-je ainsi ? De quoi avais-je peur ? Pourquoi avais-je honte de toi ? Regarde comme nous sommes bien maintenant.

— Catherine ! m’écriai-je, folle de joie. Je souffre de bonheur !

— Niétotchka, écoute... Mais dis-moi qui t’a donné ce nom, Niétotchka ?

— Maman.

— Tu me raconteras sur ta maman ?

— Tout, tout ! criai-je enthousiasmée.

— Et où as-tu mis mes deux mouchoirs à dentelle et le ruban ? Pourquoi les as-tu emportés ? Ah ! coquine, je le sais !

Je ris et rougis jusqu’aux larmes.

— Non, pensais-je, je la tourmenterai, qu’elle attende... Et parfois je me disais : mais je ne l’aime pas du tout, je la déteste... Et toi, tu es douce comme une brebis ! Et comme j’avais peur que tu me croies sotte ! Tu es intelligente, Niétotchka. N’est-ce pas que tu es intelligente, dis ?

— Assez, Catherine, répondis-je presque offensée.

— Non, tu es très intelligente, dit Catherine résolument et sérieusement. Je le sais. Seulement un matin, je me suis levée, et je t’aimais tant, tant, que c’était effrayant ! Je t’avais vue en rêve toute la nuit. Je pensais : j’irai chez maman et je resterai en bas. Je ne veux pas l’aimer, je ne veux pas ! Et la nuit suivante, en m’endormant je pensais : Ah ! si... si elle venait comme l’autre nuit ! Et tu es venue. Moi je faisais semblant de dormir. Ah ! comme nous sommes polissonnes, Niétotchka !

— Mais pourquoi ne voudrais-tu pas m’aimer ?

— Comme ça... Mais que dis-je ? Je t’ai aimée toujours. Et je pensais : Et si je la pinçais, voilà, ma petite sotte !...

En même temps elle me pinça.

— Te rappelles-tu quand je t’ai attaché ton soulier ?

— Je me rappelle...

— Tu étais contente, hein ? Je te regardais et je pensais : Elle est charmante, et si je lui arrange son soulier, qu’est-ce qu’elle pensera ? Et je me sentais si bien, moi... Et vraiment je voulais t’embrasser... Et ensuite, c’était si drôle, si drôle ! Et tout le long du chemin, quand nous marchions ensemble, j’avais envie d’éclater de rire. Je ne pouvais pas te regarder tellement tu étais drôle... Et comme j’ai été heureuse quand tu es allée au cachot à ma place !

Nous appelions cachot la chambre noire.

— Et tu as eu peur ?

— Oh ! oui.

— Moi, j’étais heureuse, non parce que tu avais pris sur toi la faute, mais parce que tu étais enfermée à ma place. Je me disais : Elle pleure maintenant, et moi je l’aime tant ! Demain je l’embrasserai, je l’embrasserai. Et vrai, je n’avais pas pitié de toi, et tout de même je pleurais.

— Et moi, je n’ai pas pleuré ; j’étais très contente !

— Tu n’as pas pleuré ? Ah ! méchante ! s’écria la princesse en m’embrassant de toutes ses forces.

— Catherine, Catherine, mon Dieu, que tu es jolie !

— N’est-ce pas ? Et bien, fais de moi ce que tu voudras : tourmente-moi, pince-moi. Je t’en prie, pince-moi, ma chérie, pince-moi !

— Que tu es drôle ! Et quoi encore ?

— Et encore embrasse-moi.

— Nous nous embrassions, nous pleurions, nos lèvres étaient gonflées de baisers.

— Niétotchka, d’abord tu coucheras toujours avec moi. Tu aimes embrasser ? Nous nous embrasserons. Ensuite je ne veux pas que tu sois triste. Pourquoi es-tu toujours triste ? Tu me le raconteras, hein ?

— Je te raconterai tout. Mais maintenant je ne suis pas du tout triste. Je suis très gaie.

— Non, il faut que tu aies des joues rouges comme les miennes ! Ah ! que demain vienne plus vite ! As-tu sommeil, Niétotchka ?

— Non.

— Eh bien, alors, causons.

Nous bavardâmes encore deux heures. Dieu sait ce que nous avons dit. D’abord la petite princesse m’exposa tous ses plans d’avenir et la situation telle qu’elle était maintenant.

J’appris qu’elle aimait son père plus que tout, presque plus que moi. Ensuite nous décidâmes toutes deux que Mme Léotard était une brave femme, pas du tout sévère. Puis nous traçâmes notre programme pour le lendemain et le surlendemain, et en général nous arrangeâmes notre vie presque pour vingt ans. Catherine inventa ensuite que nous devions vivre de la façon suivante : un jour, ce serait elle qui commanderait et moi j’obéirais ; le lendemain ce serait le contraire : je commanderais et elle obéirait strictement.

Puis nous devions toutes deux commander et obéir également ; mais ensuite l’une de nous deux, exprès, n’obéirait pas ; alors, d’abord, nous nous fâcherions, comme ça, pour faire semblant, puis nous nous réconcilierions le plus vite possible. En un mot, un bonheur infini nous attendait. Enfin, à force de bavarder, nos yeux se fermaient de fatigue. Catherine se moquait de moi, m’appelant dormeuse, mais elle-même s’endormit avant moi. Le lendemain, aussitôt éveillées, nous nous embrassâmes vite, parce qu’on entrait dans notre chambre ; j’avais juste le temps de me sauver dans mon lit.

Toute la journée nous ne savions que faire à force de joie.

Nous nous cachions de tous, nous fuyions tout le monde, craignant les indiscrets. Enfin je commençai à raconter mon histoire à Catherine. Elle fut bouleversée jusqu’aux larmes par mes récits.

— Méchante ! pourquoi ne m’as-tu pas raconté tout cela auparavant ? Je t’aurais aimée, je t’aurais tant aimée ! Mais est-ce que les gamins te frappaient fort dans la rue ?

— Ah ! oui. J’avais si peur d’eux.

— Ah ! les vilains ! Sais-tu, Niétotchka, j’ai vu moi-même comment un gamin en battait un autre. Demain, sans rien dire, je prendrai le martinet de Falstaff, et si j’en rencontre un, je le battrai tant qu’il s’en souviendra.

Ses yeux brillaient d’indignation.

Nous étions effrayées quand quelqu’un entrait. Nous avions peur qu’on ne nous surprît nous embrassant, et ce jour-là nous nous embrassâmes au moins cent fois. Ainsi passa cette journée et la suivante. J’avais peur de mourir enthousiasme. J’étouffais de bonheur. Mais notre joie ne dura pas longtemps.

Mme Léotard devait rendre compte à la princesse de chacun de nos mouvements. Elle nous observa pendant trois jours, et durant ces trois jours, elle eut beaucoup à raconter. Enfin elle alla trouver la princesse et lui raconta tout ce qu’elle avait observé : que nous étions ensemble comme deux folles, que depuis trois jours nous ne nous quittions plus, que nous nous embrassions à chaque instant, que nous pleurions et riions comme des folles, que nous ne cessions de bavarder, ce qui ne nous arrivait pas auparavant, et qu’elle ne savait à quoi attribuer ce changement. Elle ajouta qu’il lui semblait que Catherine traversait une crise maladive, et qu’à son avis il vaudrait mieux que nous nous vissions plus rarement.

— Je le pressentais depuis longtemps, répondit la princesse. Je savais que cette étrange orpheline nous causerait beaucoup de tracas. Ce qu’on m’a raconté de sa vie passée fait horreur, véritablement horreur ! Évidemment, elle a de l’influence sur Catherine. Vous dites que Catherine l’aime beaucoup ?

— Follement.

La princesse rougit de dépit. Elle était jalouse de moi.

— Cela n’est pas naturel, dit-elle. Auparavant elles étaient étrangères l’une à l’autre, et j’avoue que j’en étais contente. Quelque jeune que soit cette orpheline, je ne réponds de rien. Vous me comprenez. Avec le lait de sa mère elle a déjà reçu son éducation, ses habitudes. Je ne comprends pas ce que le prince trouve en elle. Mille fois j’ai proposé de la mettre au couvent.

Mme Léotard voulut intercéder pour moi, mais la princesse avait déjà résolu notre séparation. On envoya tout de suite chercher Catherine, et, en bas, on lui annonça qu’elle ne me verrait plus avant le dimanche suivant, c’est-à-dire de toute une semaine.

J’appris tout cela plus tard, le soir. Je fus frappée d’horreur. Je pensais à Catherine et il me semblait qu’elle ne supporterait pas notre séparation. J’étais folle d’angoisse, de douleur, et, pendant la nuit, je tombai malade. Le matin, le prince vint chez moi et me dit à l’oreille d’espérer. Le prince fit tout ce qu’il put, mais tout fut vain : la princesse ne cédait pas. J’étais au désespoir.

Le matin du troisième jour, Nastia m’apporta un billet de Catherine. Elle avait écrit au crayon et très mal le billet que voici :

« Je t’aime beaucoup. Je suis avec maman et ne pense qu’au moyen de m’enfuir jusqu’à toi. Je m’enfuirai, je te le promets. C’est pourquoi ne pleure pas. Écris-moi comment tu m’aimes. Je t’ai embrassée en rêve toute la nuit, et je souffrais terriblement. Je t’envoie des bonbons. Au revoir. »

Je répondis sur le même ton.

Toute la journée je pleurai en lisant le billet de Catherine. Mme Léotard m’ennuyait de ses caresses. Le soir, j’appris qu’elle était allée chez le prince et avait dit que certainement je tomberais malade pour la troisième fois si je ne voyais pas Catherine et qu’elle regrettait beaucoup d’avoir dit ce qu’elle avait dit à la princesse.

J’interrogeai Nastia pour savoir comment allait Catherine. Elle me répondit que Catherine ne pleurait pas, mais qu’elle était très pâle. Le lendemain matin, Nastia me glissa dans l’oreille : « Allez dans la chambre de son Excellence. Descendez par l’escalier de droite. »

J’avais un heureux pressentiment. Oppressée par l’attente, je courus en bas et ouvris la porte du cabinet de travail du prince. Elle n’était pas là. Tout d’un coup Catherine m’enlaçait par derrière et m’embrassait ardemment en riant et en pleurant...Mais aussitôt Catherine s’arracha de mes bras ; elle courut vers son père, grimpa sur son dos comme un écureuil, mais ne pouvant passe tenir, elle tomba sur le divan. Le prince s’y écroula aussi. La petite princesse pleurait à force de joie.

— Père, que tu es bon, que tu es bon !

— Petites polissonnes ! Qu’est-ce que vous êtes devenues ? Qu’est-ce que c’est que cette amitié, cet amour ?

— Tais-toi, père, tu ne connais pas nos affaires.

Et, de nouveau, nous nous jetâmes dans les bras l’une de l’autre.

Je commençai alors à l’examiner de plus près. Elle avait maigri durant ces trois jours ; le rouge avait quitté son visage, qui était tout pâle. Je pleurais de tristesse.

Enfin Nastia frappa. C’était signe qu’on demandait Catherine. La petite princesse devint pâle comme une morte.

— Assez, enfants. Nous nous réunirons chaque jour ainsi. Au revoir et que Dieu vous bénisse ! dit le prince.

Il était ému en nous regardant. Mais il avait compté sans le destin. Le même soir, on reçut de Moscou la nouvelle que Sacha était tombé gravement malade, qu’il était presque mourant. La princesse décida de partir dès le lendemain. Cela était arrivé si vite que j’ignorai tout jusqu’au moment de dire adieu à Catherine. C’est le prince qui avait insisté pour que nous nous disions adieu ; la princesse n’y voulait pas consentir.

Je courus en bas, hors de moi, et me jetai à son cou.

La voiture attendait déjà près du perron. Catherine poussa un cri en m’apercevant et tomba sans connaissance.

Je m’élançai pour l’embrasser. La princesse se mit à secouer Catherine, qui revint à elle et m’embrassa.

— Adieu, Niétotchka, me dit-elle tout d’un coup en riant, avec une expression extraordinaire. Ne me regarde pas ainsi. Je ne suis pas malade. Dans un mois je serai de retour ; alors nous ne nous séparerons plus.

— Assez, dit la princesse froidement. Partons.

La petite princesse se retourna encore une fois et me serra dans ses bras.

— Ma vie ! chuchota-t-elle en m’embrassant. Au revoir !

Nous nous embrassâmes pour la dernière fois, puis nous nous séparâmes.

Ce devait être pour longtemps, pour très longtemps. Huit années s’écoulèrent jusqu’à notre prochaine rencontre.

J’ai raconté exprès avec force détails cet épisode de mon enfance, la première apparition de Catherine dans ma vie, car nos histoires sont inséparables. Son roman est le mien, comme s’il m’avait été destiné de la rencontrer, de la trouver, et je n’ai pu me refuser le plaisir de me transporter encore une fois, par le souvenir, dans mon enfance...

Maintenant mon récit ira plus vite. Mon existence tout d’un coup est devenue calme, et j’eus l’air de m’éveiller de nouveau à la vie, quand j’avais déjà atteint mes seize ans.

Mais d’abord quelques mots de ce qu’il advint de moi après le départ de la famille du prince pour Moscou.

Je restai avec Mme Léotard. Deux semaines plus tard, nous reçûmes la visite d’un envoyé du prince qui venait annoncer que le retour du prince à Pétersbourg était différé pour un certain temps.

Comme Mme Léotard, par suite de diverses considérations de famille, ne pouvait pas aller à Moscou, son rôle dans la maison du prince était terminé. Toutefois elle resta dans la famille et alla chez la fille aînée de la princesse, Alexandra Mikhaïlovna.

Je n’ai encore rien dit d’Alexandra Mikhaïlovna que, du reste, je n’avais vue qu’une seule fois. Elle était la fille d’un premier mariage de la princesse.

L’origine et la parenté de la princesse étaient assez obscures. Son premier mari était fermier général.

Après son remariage, la princesse s’était trouvée fort embarrassée de sa fille aînée. Elle ne pouvait pas espérer pour elle un brillant parti, car sa dot était très modeste. Enfin, il y avait quatre ans de cela, on l’avait mariée à un homme très riche ayant une haute situation. Alexandra Mikhaïlovna était entrée dans une autre société et fréquentait un autre monde. La princesse allait la voir deux fois par an ; le prince, son beau-père, chaque semaine, et y conduisait Catherine. Mais, les derniers temps, la princesse n’aimait pas laisser Catherine aller chez sa sœur, et le prince l’y amenait en cachette. Les deux sœurs étaient très différentes de caractère. Alexandra Mikhaïlovna était une jeune femme de vingt-deux ans, douce, tendre, aimante ; une sorte de tristesse résignée était répandue sur son beau visage. Le sérieux et la rigidité n’allaient pas plus à ses traits angéliques que le deuil à un enfant. On ne pouvait la regarder sans éprouver une profonde sympathie. Elle était pâle et, à l’époque où je la vis pour la première fois, on la disait prédisposée à la phtisie. Elle vivait isolée et n’aimait ni à recevoir ni à sortir.

Je me la rappelle quand elle vint chez Mme Léotard et, avec un profond sentiment, m’embrassa. À côté d’elle se tenait un monsieur âgé, maigre. Il pleura en me regardant. C’était le violoniste B... Alexandra Mikhaïlovna m’embrassa et me demanda si je voulais vivre chez elle et être sa fille. En regardant son visage je reconnus la sœur de ma Catherine et tout mon cœur se fondit, comme si quelqu’un, encore une fois, m’appelait « orpheline ». Alors Alexandra Mikhaïlovna me montra la lettre du prince. Il y avait quelques lignes pour moi. Je les lus en sanglotant.

Le prince me bénissait pour une longue et heureuse vie et me priait d’aimer son autre fille.

Catherine aussi avait ajouté quelques lignes. Elle écrivait que maintenant elle ne quittait plus sa mère.

Et ce même soir j’entrai dans une autre famille, dans une autre maison, chez des gens nouveaux, arrachant pour la seconde fois mon cœur de tout ce qui m’était devenu si cher, de ceux qui pour moi étaient presque une famille.

J’étais toute inquiète...

Une nouvelle vie commençait.

 

 

VI

Ma vie nouvelle coulait si douce, si tranquille, que je me croyais parmi des reclus. J’ai vécu chez mes protecteurs pendant plus de huit ans, et je ne me rappelle pas que, pendant tout ce temps, sauf de très rares exceptions, il y ait eu une soirée, un dîner, une réunion d’amis ou de parents. À part deux ou trois personnes, qui venaient rarement, le musicien B..., ami de la maison, les autres visiteurs qui se présentaient chez le mari d’Alexandra Mikhaïlovna venaient pour affaires, et dans la maison on ne recevait personne.

Le mari d’Alexandra Mikhaïlovna, toujours pris par les affaires et par son service, n’avait que fort peu de temps de libre, qu’il partageait également entre sa famille et la vie mondaine. De grandes relations, qu’il lui était impossible de négliger, le forçaient souvent à se montrer dans la société. Presque partout on parlait de son ambition sans bornes, mais bien que jouissant de la réputation d’un homme d’affaires sérieux, puisqu’il occupait une place en vue et que la chance et le succès avaient l’air de lui sourire, l’opinion publique ne lui marchandait pas sa sympathie. Il y avait même plus : tous ressentaient pour lui une sympathie particulière qu’en revanche on refusait absolument à sa femme.

Alexandra Mikhaïlovna vivait dans le plus complet isolement. Mais elle paraissait contente de son sort ; son caractère doux était fait, semblait-il, pour la vie solitaire.

Elle s’était attachée à moi de toute son âme. Elle se mit à m’aimer comme sa propre enfant, et, pour moi, pleurant encore de ma séparation d’avec Catherine, je m’étais jetée avidement dans les bras maternels de ma bienfaitrice. Depuis, mon amour ardent pour elle ne se démentit pas. Elle était pour moi une mère, une sœur, une amie, elle me remplaçait tout au monde et fut l’appui de ma jeunesse.

Je ne tardai pas aussi à remarquer, par une sorte d’instinct, que son sort n’était pas du tout si enviable qu’on aurait pu le croire au premier abord, d’après sa vie douce, d’apparence tranquille, d’après sa liberté apparente, d’après le sourire limpide qui éclairait si souvent son visage ; et au fur et à mesure que je me développais, j’observais quelque chose de nouveau dans la vie de ma bienfaitrice, quelque chose que mon cœur devinait lentement, péniblement, et mon attachement pour elle grandissait et se fortifiait d’autant plus que je prenais conscience de la tristesse de sa destinée.

Elle était d’un caractère timide et faible. En contemplant les traits clairs et calmes de son visage, on ne pouvait supposer tout d’abord qu’un trouble quelconque pût habiter son âme égale. Il ne venait pas à l’idée qu’elle pût ne pas aimer autrui ; la pitié l’emportait toujours dans son âme sur l’aversion. Et cependant elle avait peu d’amis et vivait en pleine solitude. Elle était passionnée et impressionnable par nature ; mais en même temps elle avait peur de ses impressions, comme si elle surveillait son cœur et ne lui permettait pas de s’oublier même en rêve. Parfois, aux heures les plus calmes, j’apercevais tout à coup des larmes dans ses yeux, comme si quelque souvenir pénible tourmentait sa conscience, s’enflammait soudainement dans son âme, souvenir qui surveillait son bonheur et le troublait. Et plus elle paraissait heureuse, plus clair et calme était le moment présent de sa vie, plus vive aussi était l’angoisse, plus pénible était sa tristesse soudaine, et ses larmes, comme en une crise, s’échappaient de ses yeux. Je ne me rappelle pas, pendant huit ans, un seul mois exempt d’une pareille souffrance.

Son mari paraissait l’aimer beaucoup. Elle l’adorait. Mais, à première vue, on avait l’impression que quelque chose d’inexpliqué existait entre eux ; il y avait dans leur vie un mystère, du moins le soupçonnai-je dès les premiers jours.

Le mari d’Alexandra Mikhaïlovna produisit sur moi, du premier coup, une impression indéfinissable, qui ne s’effaça jamais. C’était un homme grand, maigre, qui avait l’air de cacher intentionnellement son regard derrière de grandes lunettes vertes. Il était peu communicatif, froid et, même en tête à tête avec sa femme, il avait l’air de ne trouver rien à dire. Visiblement, les gens le gênaient. Il ne faisait aucunement attention à moi, et, cependant, chaque fois que nous nous trouvions réunis tous les trois dans le salon d’Alexandra Mikhaïlovna pour prendre le thé, je me sentais gênée en sa présence. Je regardais à la dérobée Alexandra Mikhaïlovna et j’observais avec angoisse qu’elle avait l’air de mesurer chacun de ses mouvements et qu’elle pâlissait si elle remarquait que son mari était particulièrement grave et morose ; ou, tout d’un coup, elle rougissait comme si elle attendait ou devinait quelque allusion dans les paroles de son mari. Je sentais que c’était pénible pour elle d’être avec lui et, cependant, on voyait qu’elle ne pouvait pas vivre une minute sans sa présence. J’étais frappée des attentions extraordinaires qu’elle avait pour lui, à chaque mot, chaque mouvement ; elle avait l’air d’appliquer toutes ses forces à lui plaire, et paraissait craindre de ne pas avoir su deviner ce qu’il attendait d’elle. Elle avait l’air de mendier son approbation. Le moindre sourire sur le visage de son mari, un mot tendre et elle était heureuse comme aux premiers moments d’un amour encore timide et sans espoir. Elle avait soin de son mari comme s’il était gravement malade ; et quand il passait dans son cabinet de travail, après avoir serré la main d’Alexandra Mikhaïlovna, comme s’il voulait, me semblait-il toujours, l’assurer de sa compassion pour elle, elle était toute transformée, ses mouvements devenaient tout de suite plus libres, sa conversation plus gaie. Mais une certaine gêne demeurait longtemps en elle après que son mari s’était retiré. Aussitôt elle commençait à se remémorer chacune de ses paroles, comme pour les bien peser. Souvent elle s’adressait à moi, afin de savoir si elle avait bien compris, si Piotr Alexandrovitch s’était exprimé exactement de telle ou telle façon. On eût dit qu’elle cherchait un autre sens à ce qu’il disait, et c’est seulement au bout d’une heure qu’elle se rassérénait tout à fait, convaincue enfin qu’il était très content d’elle et qu’elle s’inquiétait en vain. Alors, tout aussitôt, elle devenait bonne, gaie, joyeuse, m’embrassait, riait avec moi ou se mettait au piano et improvisait pendant des heures. Mais souvent, sa joie disparaissait tout à coup, elle se mettait à pleurer, et quand je la regardais, alors, toute troublée, gênée, effrayée, elle me disait aussitôt à voix basse, comme si elle craignait qu’on ne l’entendît, que ce n’était rien, qu’elle était très gaie et qu’il ne fallait pas m’inquiéter pour elle. Il arrivait aussi qu’en l’absence de son mari, elle commençait subitement à être prise d’inquiétude à son égard, et elle envoyait savoir ce qu’il faisait, demandait à la femme de chambre pourquoi il avait donné l’ordre d’atteler, où il voulait aller, s’il n’était pas malade, s’il était gai ou triste, ce qu’il avait dit, etc. De ses affaires, de ses occupations, elle n’osait même pas l’entretenir. Quand il lui conseillait quelque chose ou lui adressait une demande, elle l’écoutait avec une telle soumission, elle avait si peur, qu’on eût dit une esclave. Elle était heureuse quand il lui faisait un compliment, pour un objet, un livre, un ouvrage manuel quelconque ; elle en était fière et devenait aussitôt toute joyeuse. Mais sa joie était infinie quand, par hasard, ce qui lui arrivait très rarement, il caressait les deux enfants. Son visage se transfigurait, brillait de bonheur, et, en de pareils moments, il lui arrivait d’être même trop emportée par sa joie devant son mari. Par exemple, elle devenait si hardie que, tout d’un coup, elle-même, sans son invitation, lui proposait, bien entendu timidement et d’une voix tremblante, d’écouter un nouveau morceau de musique qu’elle avait reçu, ou lui demandait son opinion sur un livre ou, même la permission de lui lire une ou deux pages d’un volume qui avait produit récemment sur elle une vive impression.

Parfois le mari acquiesçait volontiers à ces désirs et même lui souriait avec indulgence, comme à un enfant gâté, dont on ne veut pas rejeter un caprice bizarre, de peur de l’attrister et de troubler son innocence. Mais, je ne sais pourquoi, j’étais révoltée jusqu’au fond de mon âme par ce sourire, par cette indulgence hautaine, par cette inégalité entre eux. Je me taisais, je me contenais, me bornant à observer attentivement ce qui se passait avec une curiosité enfantine, mais aussi avec une pensée prématurément profonde.

D’autres fois, je remarquais qu’il avait tout à coup l’air de se ressaisir, comme s’il se rappelait involontairement quelque chose de douloureux, de terrible, d’irrémédiable. Instantanément le sourire indulgent disparaissait de son visage, ses yeux se fixaient sur sa femme intimidée avec une telle compassion que j’en tremblais, et que si, comme je le vois maintenant, cette compassion se fût exercée à mon sujet, j’en eusse été épouvantée. Au même moment, la joie disparaissait du visage d’Alexandra Mikhaïlovna. La musique ou la lecture cessait ; elle pâlissait, mais se contenait et se taisait. Un moment pénible suivait, une minute angoissante qui parfois se prolongeait longtemps. Enfin, son mari y mettait terme. Il se levait de sa place, comme s’il eût voulu se contraindre à réprimer en lui le dépit et l’émotion ; il faisait plusieurs fois le tour de la chambre sans mot dire, puis il venait serrer la main de sa femme, soupirait profondément et, visiblement troublé, après quelques mots brefs, où perçait le désir de consoler sa femme, il sortait de la chambre. Alexandra Mikhaïlovna fondait en larmes ou tombait dans une longue tristesse.

Souvent il la bénissait et la signait, comme on fait à un enfant, en lui disant au revoir, le soir, et elle recevait sa bénédiction avec des larmes de reconnaissance. Mais je ne puis pas oublier quelques scènes (deux ou trois, au plus, en huit ans), qui eurent lieu dans notre maison. Alexandra Mikhaïlovna paraissait alors une autre femme. La colère, l’indignation se reflétaient sur son visage ordinairement si doux, remplaçant son humilité perpétuelle et son adoration pour son mari. Parfois l’orage se préparait pendant toute une heure. Le mari devenait plus silencieux et plus morne qu’à l’ordinaire ; enfin le cœur meurtri de la pauvre femme n’y tenait plus. Elle se mettait à parler d’une voix entrecoupée par l’émotion, entamait d’abord des paroles sans suite, pleines d’allusions et de réticences, puis, son angoisse l’étouffant, elle éclatait soudain en larmes et en sanglots, après quoi suivait le flot d’indignation, de reproches, de plaintes, de désespoir, comme si elle était prise d’un accès maladif. Il fallait voir avec quelle patience le mari supportait tout cela, avec quelle compassion il la suppliait de se calmer, lui baisait les mains, et se mettait enfin à pleurer avec elle. Elle se ressaisissait alors subitement, comme si sa conscience se dressait contre elle, lui reprochant un crime. Les larmes de son mari la bouleversaient et, se tordant les mains de désespoir, avec des sanglots entrecoupés, elle implorait à ses genoux un pardon qu’elle recevait aussitôt. Mais les souffrances de sa conscience duraient encore longtemps, ainsi que ses larmes et ses supplications de lui pardonner. À la suite de pareilles scènes, pendant des mois entiers, elle se montrait encore plus timide et plus craintive devant son mari. Je ne pouvais rien comprendre à ces reproches et à ces scènes, pendant lesquelles on me renvoyait toujours dans ma chambre, d’ailleurs très gauchement. Mais ils ne pouvaient pas se cacher de moi complètement. J’observais, je remarquais, je devinais, et dès le commencement même j’avais eu le soupçon vague qu’il y avait là un mystère, que ces convulsions d’un cœur meurtri ne devaient pas être l’effet d’un simple état nerveux, que ce n’était pas sans raison que le mari avait toujours les sourcils froncés, que sa compassion pour sa pauvre femme malade n’était pas sans fondement, de même que la timidité et la crainte d’Alexandra Mikhaïlovna, en sa présence, et cet amour tendre, étrange, qu’elle n’osait même pas manifester devant lui, que cet isolement enfin, cette vie de recluse, cette rougeur, cette pâleur mortelle qui alternaient sur son visage en présence de son mari devaient avoir une raison.

Il est vrai que de pareilles scènes étaient très rares, car notre vie était très monotone ; j’en connaissais déjà le détail de très près, d’autant que je grandissais et me développais rapidement ; mais beaucoup d’impressions nouvelles qui commençaient à se faire jour en moi, bien qu’inconsciemment, me distrayaient de mes observations. Je m’étais enfin habituée à ce genre de vie, aux caractères de ceux qui m’entouraient. Sans doute il m’était impossible de ne pas réfléchir parfois en regardant Alexandra Mikhaïlovna, mais je n’arrivais pas à une conclusion. Je l’aimais beaucoup, je respectais ses malheurs, et je craignais de blesser son cœur par ma curiosité. Elle me comprenait et bien des fois elle fut sur le point de me remercier pour mon attachement. Tantôt, remarquant mes soins, elle souriait, et parfois, à travers ses larmes, elle se raillait elle-même de pleurer si fréquemment ; tantôt elle se mettait tout d’un coup à me dire qu’elle était très, très heureuse, que tout le monde était si bon pour elle, que toutes les personnes qu’elle avait connues jusqu’à présent l’avaient aimée beaucoup, mais que ce qui la tourmentait était de voir que Piotr Alexandrovitch était toujours triste à cause d’elle, tandis qu’elle, au contraire, était si heureuse, si heureuse ! Et elle m’embrassait avec une si chaude tendresse, son visage s’éclairait d’un tel amour que mon cœur, si je puis dire, était malade de compassion pour elle. Ses traits ne s’effaceront jamais de ma mémoire. Ils étaient réguliers, et sa maigreur, sa pâleur rehaussaient encore le charme grave de sa beauté. Des cheveux noirs, très épais, rattachés sur la nuque, faisaient une ombre sévère, nette, sur ses joues ; mais ce qui charmait et frappait surtout par contraste, c’était le regard tendre de ses grands yeux bleus enfantins. Ce regard reflétait parfois tant de naïveté qu’il semblait avoir peur de chaque sensation, de chaque élan du cœur, de tous ses instants de tranquillité, comme de ses fréquentes mélancolies.

Mais aux heures de joie et de repos, dans ce regard qui pénétrait le cœur, il y avait tant de clarté, tant de calme, ses yeux, bleus comme l’azur, brillaient d’un tel amour, regardaient avec tant de douceur, reflétaient un sentiment si profond de sympathie pour tout ce qui était noble, pour tout ce qui attirait la compassion, que l’âme se soumettait tout entière à leur charme, aspirait involontairement à eux, et semblait recevoir d’eux la clarté, la tranquillité morale, l’apaisement et l’amour. C’est ainsi que parfois en regardant le ciel bleu on se sent prêt à rester des heures entières dans une contemplation heureuse, on sent que l’âme devient plus libre, plus calme, comme si en elle se reflétait l’immense voûte céleste. Souvent, quand l’animation colorait son visage et que sa poitrine tremblait d’émotion, alors ses yeux devenaient toute lumière, comme si son âme, chaste gardienne de la flamme pure du beau, se transportait en eux. À ces moments, elle était comme inspirée.

Dès les premiers jours de mon arrivée dans cette maison, je m’aperçus qu’elle était contente de m’avoir dans sa solitude (alors elle n’avait qu’un seul enfant qui avait un an). Elle me traita comme sa fille ; elle ne fit jamais aucune différence entre moi et ses enfants. Avec quelle ardeur elle s’adonna à mon éducation ! Au commencement, elle y apportait tant de zèle que Mme Léotard s’en amusait. En effet, nous avions tout commencé à la fois, de sorte que ni l’une ni l’autre n’y comprenait plus rien. C’est ainsi qu’elle s’était mise à m’enseigner elle-même plusieurs choses en même temps, et cela avec une ardeur où il y avait plus d’impatience que de véritable utilité. D’abord elle s’attrista de mon peu de savoir, mais après en avoir ri ensemble, nous essayâmes de nouveau, car, malgré son premier insuccès, Alexandra Mikhaïlovna se déclarait nettement contre le système de Mme Léotard.

Toutes deux en discutaient en riant ; ma nouvelle éducatrice s’opposait à l’emploi de tout système ; il fallait qu’ensemble, en tâtonnant, nous trouvions la bonne voie ; on ne devait pas me bourrer la cervelle de connaissances inutiles ; tout le succès dépendrait de mes capacités et de l’habileté à développer en moi la bonne volonté. En somme, elle avait raison, et elle remporta une entière victoire. D’abord, pour commencer, les rapports d’élève à maîtresse furent totalement supprimés. Nous travaillions ensemble et parfois il arrivait même que c’était moi qui avais l’air du professeur. Ainsi, entre nous, souvent des discussions s’élevaient ; je m’emportais tant que je pouvais pour prouver que je comprenais comme il fallait, et, imperceptiblement, Alexandra Mikhaïlovna me mettait dans la vraie voie ; à la fin, quand nous arrivions à la vérité, je devinais aussitôt sa ruse, et la lui montrais. Et après m’être rendu compte des soins qu’elle me prodiguait ainsi pendant des heures entières, je me jetais à son cou et l’embrassais fortement. Ma sensibilité l’étonnait et la touchait infiniment. Elle se mettait à me questionner curieusement sur mon passé, désirant le connaître de moi ; et chaque fois, après mes récits, elle devenait plus tendre et plus grave avec moi, car, à cause de ma malheureuse enfance, je lui inspirais une compassion mélangée de respect. Après mes récits, nous entamions de longues conversations au cours desquelles elle m’expliquait mon passé de telle façon qu’il me semblait le revivre en effet et apprendre de nouveau beaucoup de choses. Mme Léotard trouvait souvent ces conversations trop sérieuses, et, voyant mes larmes, les jugeait tout à fait déplacées. Mais moi, je pensais juste le contraire, car après ces leçons je me sentais si contente, si légère, comme si dans mon sort il n’y avait rien eu de malheureux. En outre, j’étais très reconnaissante à Alexandra Mikhaïlovna de ce que, chaque jour, elle me forçait à l’aimer davantage. Mme Léotard ne comprenait pas qu’ainsi, peu à peu, se fondait harmonieusement tout ce qui autrefois s’était soulevé prématurément dans mon âme.

La journée commençait de la sorte : nous nous réunissions dans la nursery. Nous éveillions l’enfant, puis on le levait, on l’habillait, on le faisait manger ; nous l’amusions et lui apprenions à parler ; enfin, nous laissions l’enfant pour nous mettre à travailler. Nous travaillions beaucoup, mais Dieu sait ce qu’étaient ces études ! Elles embrassaient tout et en même temps rien de défini. Nous lisions ensemble et échangions nos réflexions. Nous abandonnions le livre pour la musique et des heures entières passaient sans que nous nous en aperçussions. Le soir, souvent B..., l’ami d’Alexandra Mikhaïlovna, venait. Mme Léotard venait aussi. Presque toujours, s’engageait une conversation animée sur l’art, la vie, la réalité et l’idéal, le passé et l’avenir ; et il nous arrivait souvent de rester ainsi à causer jusqu’à plus de minuit. J’écoutais avidement, je m’enthousiasmais avec les autres, je riais ou m’attristais. Ce fut au cours de ces entretiens que j’appris en détail tout ce qui concernait mon père et ma première enfance. Cependant je grandissais. On prit pour moi des professeurs, desquels, sans Alexandra Mikhaïlovna, je n’eusse rien appris. Avec le professeur de géographie je ne faisais que m’abîmer la vue à chercher sur la carte les villes et les fleuves, tandis qu’avec Alexandra Mikhaïlovna nous faisions de beaux voyages, nous visitions un pays, nous en voyions les merveilles, nous vivions des heures enthousiastes, fantastiques et notre zèle était si grand que les livres qu’elle avait lus n’étaient plus suffisants et que nous étions forcées de recourir à de nouveaux volumes. Bientôt je pouvais moi-même montrer à mon professeur tout ce qu’il voulait. Cependant, je dois lui rendre cette justice que, jusqu’à la fin, il garda sur moi cet avantage de connaître imperturbablement la longitude et la latitude de n’importe quelle ville, ainsi que le chiffre de sa population.

Le professeur d’histoire était payé très scrupuleusement, mais une fois qu’il était parti Alexandra Mikhaïlovna et moi nous étudiions l’histoire à notre façon. Nous prenions des livres et lisions parfois jusqu’à une heure très avancée de la nuit, ou plutôt, pour dire vrai, c’était Alexandra Mikhaïlovna qui lisait, car elle remplissait aussi les fonctions de censeur. Je n’éprouvais jamais plus d’enthousiasme qu’après ces lectures. Toutes les deux nous étions animées comme si nous en étions nous-mêmes les héros. Sans doute nous lisions beaucoup entre les lignes ; en outre, Alexandra Mikhaïlovna racontait très bien ; on eût dit que ce que nous lisions était arrivé en sa présence. Si étrange que pût être un tel enthousiasme, je savais cependant qu’elle se calmait auprès de moi. Je me rappelle que souvent je réfléchissais en la regardant ; je la devinais, et avant même d’avoir commencé à vivre, je connaissais beaucoup de la vie.

J’atteignais ma treizième année, La santé d’Alexandra Mikhaïlovna empirait de plus en plus. Elle devenait irritable, avec des accès de tristesse longs et aigus. Les visites de son mari se faisaient plus fréquentes. Il restait avec elle, mais, comme auparavant, sans presque dire un mot et de plus en plus renfrogné. Sa vie commençait à m’intéresser vivement. J’étais déjà sortie de l’enfance ; diverses impressions nouvelles se formaient en moi ; j’observais, j’imaginais, et je supposais. Le mystère de cette famille me tourmentait de plus en plus. À certains moments il me semblait comprendre quelque chose à ce mystère. D’autres fois je devenais indifférente, apathique, ennuyée, j’oubliais ma curiosité, ne trouvant la solution d’aucune question. Enfin, de plus en plus fréquemment j’éprouvais le besoin bizarre de rester seule, de réfléchir, de réfléchir sans cesse. C’était exactement comme à l’époque où j’étais encore avec mes parents, quand, avant de me prendre d’amitié pour mon père, je m’étais tenue toute une année dans mon coin à penser, à réfléchir, à regarder, de sorte que j’étais devenue tout à fait sauvage, vivant parmi les visions fantastiques créées par mon imagination. La différence était que maintenant il y avait plus d’impatience, plus d’angoisse, plus de désir de mouvement, de sorte que je ne pouvais plus me concentrer sur un seul point, comme autrefois.

De son côté Alexandra Mikhaïlovna avait l’air de s’éloigner de moi. À cet âge je ne pouvais presque plus être sa camarade. Je n’étais pas une enfant. J’interrogeais sur trop de choses et parfois je la regardais de telle façon qu’elle devait baisser les yeux devant moi. Il y avait des moments étranges. Je ne pouvais pas voir ses larmes, et souvent des larmes me montaient aux yeux en la regardant. Je me jetais à son cou et l’embrassais ardemment. Que pouvait-elle me répondre ? Je sentais que j’étais un fardeau pour elle. À d’autres moments — et cela était toujours pénible et triste, — elle-même, comme désespérée, m’embrassait fortement, semblant chercher ma sympathie, comme si elle ne pouvait pas supporter sa solitude, comme si je la comprenais déjà, comme si nous avions souffert ensemble.

Cependant un mystère demeurait entre nous, et moi-même je commençais à m’éloigner d’elle. Sa présence me devenait pénible ; en outre peu de choses nous réunissaient maintenant ; la musique seule, mais le médecin la lui interdisait. Les livres ? C’était désormais plus difficile encore. Elle n’était pas en état de lire avec moi. Nous nous serions arrêtées dès la première page : chaque mot pouvait être une allusion, chaque phrase un rébus. Nous évitions la conversation en tête à tête, chaleureuse et intime.

Mais juste à ce moment le sort, tout à fait à l’improviste, donna de la façon la plus bizarre un autre cours à ma vie. Mon attention, mes sentiments, mon cœur, mon esprit prirent soudain, avec une tension qui atteignait à l’enthousiasme, une autre orientation. Sans le remarquer, je me trouvai transportée dans un monde nouveau. Je n’avais pas le temps de me retourner, de regarder autour de moi, de réfléchir, je pouvais me perdre, je le sentais même, mais la tentation était plus forte que la crainte et je m’abandonnai au hasard, les yeux fermés ; je me détournai pour longtemps de cette existence qui commençait à être un fardeau pour moi et à laquelle, avec tant d’avidité et d’inutilité, j’avais cherché une issue. Voici de quoi il s’agit et comment cela arriva.

La salle à manger avait trois sorties : par l’une on accédait aux chambres de réception ; par l’autre à la cuisine et à la nursery, par la troisième à la bibliothèque. Dans la bibliothèque une autre porte donnait dans le cabinet de travail où se tenait ordinairement le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, qui était à la foi son copiste, son aide et son homme de confiance. C’était lui qui gardait la clef de la bibliothèque. Ma chambre était séparée de la bibliothèque par ce cabinet de travail. Un jour que le secrétaire n’était pas à la maison, après dîner, je trouvai la clef de la bibliothèque. La curiosité me saisit, et, usant de ma trouvaille, j’entrai dans la bibliothèque. C’était une pièce assez vaste, très claire, où il y avait huit grandes armoires pleines de livres. Piotr Alexandrovitch tenait la plupart de ces livres d’un héritage ; une autre partie avait été réunie par Alexandra Mikhaïlovna qui achetait sans cesse des volumes.

Jusqu’alors on ne m’avait laissé lire qu’avec la plus grande circonspection, et je devinais aisément qu’on m’interdisait maintes choses, que beaucoup étaient pour moi un mystère. Aussi, fut-ce avec une grande curiosité, un transport de crainte et de joie et un sentiment particulier que j’ouvris la première armoire et y pris le premier ouvrage qui me tomba sous la main. Dans cette armoire se trouvaient des romans. J’en pris un, je refermai l’armoire et emportai le livre dans ma chambre. J’éprouvais une sensation bizarre, un battement de cœur violent, comme si j’eusse pressenti qu’un grand changement s’opérait dans mon existence. Aussitôt dans ma chambre, je m’enfermai et ouvris le roman. Mais je ne pouvais pas lire. J’avais un autre souci : il me fallait d’abord m’assurer définitivement la possession de la bibliothèque ; il fallait que personne ne pût concevoir de doutes, afin que je pusse, à n’importe quel moment, prendre les livres que je voudrais. C’est pourquoi j’ajournai mon plaisir à un instant plus propice. Je remis le livre en place et cachai la clef dans ma chambre. C’était le premier acte mauvais que je commettais.

J’en redoutais les conséquences ; mais tout s’arrangea à souhait. Le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, après avoir cherché la clef toute une journée et une partie de la nuit, par terre, avec une bougie, se décida, le matin, d’appeler un serrurier, qui vint avec un trousseau de clefs où on en trouva une qui allait à la serrure. L’affaire se termina ainsi, et il ne fut plus question de la clef perdue. Mais, je me conduisis en cette occasion avec tant de prudence et de ruse, que j’attendis une semaine avant de retourner dans la bibliothèque, une fois bien convaincue qu’il n’y avait aucun danger qu’on me soupçonnât. Choisissant le moment où le secrétaire n’était pas à la maison, je m’y rendis par la salle à manger. Le secrétaire de Piotr Alexandrovitch se contentait d’avoir la clef dans sa poche sans jamais entrer en contact plus direct avec les livres, et il n’allait même pas dans la pièce où ils se trouvaient.

Je me mis dès lors à lire avec avidité et bientôt la lecture fut ma passion. Tous mes nouveaux besoins, toutes mes aspirations récentes, tous les élans encore vagues de mon adolescence qui s’élevaient dans mon âme d’une façon si troublante et qui étaient provoqués par mon développement si précoce, tout cela, soudainement, se précipita dans une direction, parut se satisfaire complètement de ce nouvel aliment et trouver là son cours régulier. Bientôt mon cœur et ma tête se trouvèrent si charmés, bientôt ma fantaisie se développa si largement, que j’avais l’air d’oublier tout ce qui m’avait entourée jusqu’alors. Il semblait que le sort lui même m’arrêtât sur le seuil de la nouvelle vie dans laquelle je me jetais, à laquelle je pensais jour et nuit, et, avant de m’abandonner sur la route immense, me faisait gravir une hauteur d’où je pouvais contempler l’avenir dans un merveilleux panorama, sous une perspective brillante, ensorcelante. Je me voyais destinée à vivre tout cet avenir en l’apprenant d’abord par les livres ; de vivre dans les rêves, les espoirs, la douce émotion de mon esprit juvénile. Je commençai mes lectures sans aucun choix, par le premier livre qui me tomba sous la main. Mais, le destin veillait sur moi. Ce que j’avais appris et vécu jusqu’à ce jour était si noble, si austère, qu’une page impure ou mauvaise n’eût pu désormais me séduire. Mon instinct d’enfant, ma précocité, tout mon passé veillaient sur moi ; et maintenant ma conscience m’éclairait toute ma vie passée.

En effet, presque chacune des pages que je lisais m’était déjà connue, semblait déjà vécue, comme si toutes ces passions, toute cette vie qui se dressaient devant moi sous des formes inattendues, en des tableaux merveilleux, je les avais déjà éprouvées.

Et comment pouvais-je ne pas être entraînée jusqu’à l’oubli du présent, jusqu’à l’oubli de la réalité, quand, devant moi dans chaque livre que je lisais, se dressaient les lois d’une même destinée, le même esprit d’aventure qui règnent sur la vie de l’homme, mais qui découlent de la loi fondamentale de la vie humaine et sont la condition de son salut et de son bonheur ! C’est cette loi que je soupçonnais, que je tâchais de deviner par toutes mes forces, par tous mes instincts, puis presque par un sentiment de sauvegarde. On avait l’air de me prévenir, comme s’il y avait en mon âme quelque chose de prophétique, et chaque jour l’espoir grandissait, tandis qu’en même temps croissait de plus en plus mon désir de me jeter dans cet avenir, dans cette vie. Mais, comme je l’ai déjà dit, ma fantaisie l’emportait sur mon impatience, et, en vérité, je n’étais très hardie qu’en rêve ; dans la réalité, je demeurais instinctivement timide devant l’avenir.

Ainsi, inconsciemment, avais-je résolu de me satisfaire, en attendant, avec le monde de la fantaisie, du rêve, où j’étais seule à agir, où il n’y avait que des joies et où le malheur, s’il était admis, ne jouait qu’un rôle passif, passager, juste ce qu’il fallait pour l’agrément du contraste et le brusque revirement du sort sur le dénouement heureux de mes romans.

Une pareille vie, vie de l’imagination, vie étrangère à tout ce qui m’entourait, dura trois ans.

Cette vie était mon secret, et pendant trois années entières, je n’ai pas su si je devais craindre ou non qu’on le découvrît. Ce que j’ai vécu pendant ces trois ans m’était trop cher, trop intime ; dans toutes ces fantaisies je me reflétais trop moi-même, si bien que j’arrivais à être troublée, effrayée d’un regard étranger quel qu’il fût, qui, par hasard, plongeait dans mon âme.

En outre, nous tous, dans la maison, vivions si isolément, si en dehors de la société, dans un tel calme monacal, qu’involontairement en chacun de nous se développait la tendance à se replier sur soi-même. C’est ce qui m’arrivait.

Pendant ces trois années, rien ne changea autour de moi ; tout restait comme auparavant. Comme auparavant régnait entre nous une monotonie triste qui aurait pu tourmenter mon âme et me pousser dans une voie peut-être pernicieuse. Mme Léotard avait vieilli et ne sortait plus guère de sa chambre. Les enfants étaient encore trop petits. B... était très monotone, et le mari d’Alexandra Mikhaïlovna restait toujours aussi sévère et aussi renfrogné qu’autrefois. Entre lui et sa femme régnait comme auparavant le même mystère, qui commençait à m’apparaître comme quelque chose de plus en plus horrible, et je craignais chaque jour davantage pour Alexandra Mikhaïlovna. Sa vie triste, monotone, s’éteignait sous mes yeux. Sa santé empirait de jour en jour. Une sorte de désespoir semblait s’être emparé de son âme. Elle était visiblement sous l’impression de quelque chose d’inconnu, d’indéfini, dont elle-même ne pouvait se rendre compte, quelque chose de terrible et en même temps d’incompréhensible, mais qu’elle acceptait comme la croix de sa vie condamnée. Son cœur s’endurcissait dans cette souffrance sourde et même son esprit prenait un autre tour, très pénible. Ce qui me frappait surtout, c’est que, me semblait-il, plus je grandissais, plus elle s’éloignait de moi. Même à certains moments, j’avais l’impression qu’elle ne m’aimait pas, que j’étais un fardeau pour elle.

J’ai dit que je m’étais d’abord éloignée d’elle volontairement, et qu’une fois loin d’elle je m’étais trouvée comme contaminée par le mystère de son propre caractère. Voilà pourquoi tout ce que j’ai vécu ces trois années, tout ce qui naissait dans mon âme, dans mes rêves, dans mes espérances, dans mes enthousiasmes passionnés, tout cela restait en moi.

Du jour où nous nous étions écartées l’une de l’autre, nous ne nous étions plus jamais réunies ; cependant il me semblait que je l’aimais chaque jour davantage. Maintenant, je ne puis me rappeler sans des larmes jusqu’à quel point elle m’était attachée, jusqu’à quel point elle s’était engagée dans son cœur à me prodiguer tous les trésors d’amour qu’il renfermait, et à accomplir jusqu’au bout son vœu d’être pour moi une mère. Il est vrai que sa propre douleur l’écartait parfois de moi pour longtemps ; elle avait alors l’air de m’oublier, d’autant plus que moi-même je tâchais de ne pas me rappeler à elle, si bien que de cette façon mes seize ans arrivèrent sans que personne ne le remarquât. Mais, par moments, Alexandra Mikhaïlovna se mettait tout à coup à s’inquiéter de moi, elle m’appelait, me posait une foule de questions, comme pour mieux me connaître ; elle demeurait avec moi des journées entières, devinait mes désirs et me prodiguait à chaque instant ses conseils. Mais elle était déjà trop déshabituée de moi, si bien que parfois elle agissait trop naïvement, et je remarquais et comprenais tout. C’est ainsi qu’un jour, — je n’avais pas encore seize ans, — ayant examiné un de mes livres, elle m’interrogea sur mes lectures, et, trouvant que je n’étais pas encore sortie des ouvrages pour enfants, elle parut tout à coup s’effrayer. Je la comprenais et la suivais attentivement. Pendant deux semaines entières, elle eut l’air de me préparer, de se rendre compte du degré de mon développement et de mes besoins. Enfin elle se décida à prendre un parti et sur notre table parut Ivanhoé de Walter Scott, que j’avais lu depuis longtemps, au moins trois fois. D’abord avec une attention timide elle suivit mes impressions, les scrutant comme si elle en avait peur. Enfin cette tension trop marquée disparut ; nous nous enthousiasmâmes toutes deux, et j’étais si heureuse, si heureuse que je ne pouvais déjà plus me cacher d’elle. Quand nous arrivâmes à la fin du roman, elle était aussi enthousiaste que moi. Chacune de mes remarques, pendant notre lecture, était judicieuse, chaque impression juste. À ses yeux j’étais déjà trop développée. Frappée de mon enthousiasme, elle se remit joyeusement à suivre mon éducation. Elle se promettait de ne plus se séparer de moi ; mais cela n’était pas en son pouvoir. Le sort bientôt nous sépara de nouveau et empêcha notre rapprochement. Il suffisait pour cela du premier accès de sa maladie, de sa douleur perpétuelle, et, ensuite, de nouveau, c’était du mystère, de la méfiance, et peut-être même de la haine.

Mais, même en de pareils moments, il y avait des minutes qui échappaient à notre pouvoir. La lecture, quelques mots sympathiques échangés entre nous, la musique, et nous nous oubliions, nous en disions trop, et ensuite nous nous sentions gênées l’une vis-à-vis de l’autre. Après avoir réfléchi, nous nous regardions comme effrayées avec une curiosité pleine de suspicion et de méfiance. Chacune de nous avait sa limite jusqu’où pouvait aller notre rapprochement, et nous n’osions la franchir si même nous en avions eu le désir.

Un soir, à la tombée de la nuit, je lisais distraitement un livre dans le cabinet de travail d’Alexandra Mikhaïlovna. Elle était assise devant le piano, improvisant sur le thème d’un de ses motifs favoris de la musique italienne. Quand elle passa enfin à la pure mélodie, entraînée par la musique qui me pénétrait le cœur, je commençai timidement, à mi-voix, à chantonner cet air. Bientôt, entraînée tout à fait, je me levai de ma place et m’approchai du piano. Alexandra Mikhaïlovna, comme si elle avait, deviné mon intention, continua à m’accompagner en suivant avec amour chaque son de ma voix. Elle paraissait frappée de sa richesse. Jusqu’à ce jour je n’avais jamais chanté devant elle, et je ne savais moi-même si j’avais de la voix. Mais ce soir-là, tout à coup, nous nous excitâmes toutes les deux, je donnai de plus en plus de voix, et l’étonnement d’Alexandra Mikhaïlovna, stimulait en moi encore davantage la force et la passion. Enfin mon chant se termina si bien, avec tant de vie et de force, qu’enthousiasmée elle me prit les mains et me regarda avec joie.

— Annette, mais tu as une voix admirable ! dit-elle. Mon Dieu, comment ne l’ai-je pas remarqué ?

— Mais moi-même je n’en savais rien, répondis-je hors de moi de plaisir.

— Que Dieu te bénisse, ma chère enfant ! Remercie-le pour ce don. Qui sait ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu !

Elle était si touchée par cette chose inattendue, elle était si folle de joie, qu’elle ne savait comment me le dire, comment me caresser. C’était une de ces minutes de révélation de sympathie mutuelle, de rapprochement que depuis longtemps nous n’avions plus. Une heure après, comme si c’était fête dans la maison, on envoya chercher B... En l’attendant, nous prîmes par hasard un autre morceau de musique que je connaissais mieux. Cette fois, je tremblais de crainte. J’avais peur de détruire la première impression. Mais bientôt ma propre voix m’encouragea et me soutint. J’étais surprise moi-même de sa force, et cette seconde expérience dissipa toute crainte. Dans l’accès de sa joie impatiente, Alexandra Mikhaïlovna fit venir les enfants, même la nounou, et enfin, au paroxysme de l’enthousiasme, elle alla chercher son mari dans son cabinet de travail, ce qu’elle n’eût jamais osé faire à tout autre moment.

Piotr Alexandrovitch écouta la nouvelle avec une grande bienveillance, me félicita et fut le premier à dire qu’il fallait me faire donner des leçons. Alexandra Mikhaïlovna, heureuse et reconnaissante comme s’il se fût agi d’elle, lui baisa les mains. Enfin parut B... Le vieillard était très heureux. Il m’aimait beaucoup. Il se rappelait mon père, le passé. Je chantai devant lui deux ou trois morceaux ; alors, d’un air sérieux, soucieux, même avec un certain mystère, il déclara que j’avais indiscutablement des moyens, même du talent et qu’il était impossible de ne pas me faire travailler. Ensuite, comme se reprenant, tous deux, lui et Alexandra Mikhaïlovna, jugeant qu’il était dangereux de me trop louanger au début, commencèrent à se faire des signes d’yeux ; mais leur conjuration était si naïve et si gauche, que je l’aperçus aussitôt. Je riais en moi-même pendant toute la soirée, en voyant comment, après chaque nouveau morceau, ils s’efforçaient de se retenir et faisaient exprès, à haute voix, des remarques sur mes défauts. Mais ils ne purent pas se contenir longtemps et B..., de nouveau, tout ému de joie, ne put s’empêcher de se trahir. Je ne m’étais jamais doutée qu’il m’aimât autant.* Pendant toute la soirée, ce fut la conversation la plus amicale, la plus délicieuse. B... racontait des anecdotes sur des chanteurs et des artistes connus, puis il parla avec enthousiasme, presque avec adoration d’un artiste. Ensuite la conversation tourna sur moi, sur mon enfance, sur le prince et sa famille, dont j’avais si peu entendu parler depuis notre séparation. Alexandra Mikhaïlovna savait elle-même très peu de choses à leur sujet. B… était le mieux renseigné, parce qu’il était allé plusieurs fois à Moscou ; mais ici la conversation prit un ton mystérieux, incompréhensible pour moi. Deux ou trois observations se rapportant au prince me frappèrent particulièrement. Alexandra Mikhaïlovna s’informa de Catherine ; mais B... ne pouvait rien dire de particulier à son sujet et même, avec intention, se taisait. Cela me frappa. Non seulement je n’avais pas oublié Catherine, non seulement mon ancienne affection pour elle ne s’était pas éteinte, mais, au contraire, je ne pouvais même penser qu’un changement ait pu se produire en Catherine. La séparation, ces longues années vécues dans l’isolement, pendant lesquelles nous n’avions eu aucune nouvelle l’une de l’autre, la différence de notre éducation, de nos caractères m’échappaient. Enfin, Catherine ne m’avait jamais quittée en pensée. Elle me semblait vivre toujours avec moi, surtout dans mes rêves, dans mes romans ; dans mes aventures fantastiques, nous marchions ensemble, la main dans la main ; m’imaginant être l’héroïne de chaque roman que je lisais, je plaçais aussitôt près de moi cette amie de mon enfance et je dédoublais le roman en deux parties dont l’une était créée par moi, tout en pillant effrontément mes auteurs favoris.

Enfin, dans notre conseil de famille il fut décidé qu’on ferait venir un professeur de chant. B... nous recommanda le plus connu, le meilleur. Le lendemain, l’Italien D... se présenta chez nous. Il me fit chanter et se montra de l’avis de son ami B... ; mais il déclara qu’il me serait beaucoup plus profitable d’aller travailler à son cours avec ses autres élèves, que l’émulation et les multiples occasions de m’instruire seraient favorables au développement de ma voix. Alexandra Mikhaïlovna accepta et, à partir de ce jour, trois fois par semaine, je me rendis au cours, à huit heures du matin, accompagnée d’une bonne.

Je raconterai maintenant un événement qui fit sur moi une très grande impression, et marqua pour moi une nouvelle période de mon existence.

J’avais alors seize ans passés. En moi, tout d’un coup, se montrait une apathie incompréhensible. Tous mes rêves, tout mes enthousiasmes, mes rêveries même avaient disparu. Une froide indifférence avait remplacé l’ancienne ardeur de mon âme ; mon art lui-même avait perdu de son attrait et je le négligeais. Rien ne me distrayait plus, à tel point que je ressentais même de l’indifférence pour Alexandra Mikhaïlovna. Mon apathie était interrompue par des tristesses sans cause et des larmes. Je recherchais la solitude. À ce moment un événement étrange bouleversa mon âme jusqu’au fond et changea cette torpeur en une vraie tempête. Voici ce qui se passa.

 

VII

J’étais entrée dans la bibliothèque (cela restera toujours pour moi une minute mémorable), où j’avais pris un roman de Walter Scott, Les eaux de Saint-Ronan, le seul l’ouvrage de cet auteur que je n’avais pas encore lu. Je me rappelle qu’une tristesse sans objet me tourmentait ; c’était comme une sorte de pressentiment. J’avais envie de pleurer. La chambre était très éclairée par les rayons obliques du soleil couchant. Tout était silencieux. Dans les chambres voisines, pas âme qui vive : Piotr Alexandrovitch n’était pas à la maison et Alexandra Mikhaïlovna était malade et couchée. Je pleurais. Ayant ouvert le livre sur la deuxième partie, je le feuilletais en tâchant de trouver un sens aux phrases qui passaient devant mes yeux. J’avais l’air de deviner, comme on s’amuse à le faire en ouvrant un livre au hasard. Je me rappelle que je venais précisément de fermer le volume pour l’ouvrir ensuite au hasard, afin de lire, en pensant à mon avenir, la page qui s’ouvrirait. Ayant ouvert le livre, j’aperçus une feuille de papier à lettre pliée en quatre, et très serrée, comme si elle avait été mise dans ce volume depuis plusieurs années et oubliée là. Avec une grande curiosité je me mis à examiner ma trouvaille. C’était une lettre sans adresse et signée des deux initiales S. O. Mon attention redoubla ; j’ouvris la lettre, dont les feuillets étaient presque collés et qui, à cause de son long séjour entre les pages, avait laissé sur celles-ci un rectangle clair. Les plis de la lettre étaient jaunis ; on voyait qu’autrefois on l’avait lue souvent et qu’on la gardait comme un trésor. Quelques mots frappèrent mes regards, et mon cœur battit d’émotion. Je retournais cette lettre dans ma main comme pour retarder exprès le moment de la lecture. Je la portai fortuitement à la lumière. Oui, il y avait sur ces lignes des traces de larmes ; elles avaient fait des taches sur le papier, et, par endroits, effacé les caractères. De qui étaient ces larmes ? Enfin n’y tenant plus, je lus la moitié de la première page et un cri d’étonnement s’échappa de ma poitrine. Je remis le livre à sa place, refermai la bibliothèque, et, la lettre cachée dans mon corsage, je courus chez moi. Je m’enfermai dans ma chambre et commençai à relire de nouveau la lettre. Mon cœur battait si fort que les mots dansaient devant mes yeux. Il me fallut longtemps pour commencer à comprendre. Cette lettre me découvrait une partie du mystère. Elle me frappa comme la foudre, car j’avais reconnu à qui elle était adressée. Je savais qu’en lisant cette lettre je commettais presque un crime, mais c’était plus fort que moi. La lettre était adressée à Alexandra Mikhaïlovna. Je comprenais vaguement ce qu’elle contenait et, pendant longtemps, elle obséda péniblement ma pensée. Depuis ce jour commença pour moi comme une nouvelle vie. Mon cœur venait d’être révolté pour longtemps, presque pour toujours. J’avais juste deviné mon avenir.

Cette lettre était une dernière, une déchirante lettre d’adieu. Quand je la relus, je sentis un tel serrement de cœur, comme si j’avais moi-même tout perdu, comme si tout s’était enfui de moi, mes rêves et mes espoirs, comme si rien ne me restait plus sauf cette vie qui ne m’était plus nécessaire. Qui donc était celui qui avait écrit cette lettre ? quelle avait été sa vie ensuite ? Dans la lettre il y avait tant d’allusions qu’on ne pouvait s’y tromper ; en même temps elle contenait tant de questions qu’on ne pouvait ne pas se perdre en conjectures. Mais je ne m’y trompai guère. En outre le style de la lettre révélait beaucoup de choses ; il dévoilait le caractère de cette liaison qui avait broyé deux cœurs. Voici cette lettre, je la cite presque mot pour mot :

« Tu as dit que tu ne m’oublierais pas. Je te crois, et désormais, toute ma vie est dans ces paroles. Il faut nous séparer ; notre heure a sonné ! Je le savais depuis longtemps, ma douce belle, mais je ne l’ai compris que maintenant. Pendant tout notre temps, pendant tout le temps que tu m’as aimé, mon cœur souffrait pour notre amour, et, le croiras-tu, maintenant je me sens plus léger ! Je savais depuis longtemps que cela aurait une fin, que c’était fatal qu’il en fût ainsi ! Écoute-moi, Alexandra, nous étions inégaux et, moi, je l’ai toujours senti, toujours ! J’étais indigne de toi, et moi seul devais être puni pour le bonheur vécu. Dis, qu’étais-je auprès de toi avant de te connaître ? Mon Dieu ! Voilà déjà deux années écoulées et jusqu’à maintenant je suis comme un homme sans connaissance ; jusqu’aujourd’hui je ne puis pas comprendre pourquoi tu m’as aimé ! Rappelle-toi ce que j’étais en comparaison de toi ! Étais-je digne de toi ? Avais-je quelque mérite particulier ? Devant toi j’étais grossier et gauche, mon air était triste et morne. Je ne désirais pas une autre vie, je n’y pensais pas ; je ne l’appelais pas et ne voulais pas l’appeler. Tout en moi était opprimé et je ne savais rien au monde de plus important que mon travail quotidien, machinal. Je n’avais pas le souci du lendemain, et même à ce souci j’étais indifférent. Autrefois, il y a bien longtemps de cela, j’avais rêvé de quelque chose. J’avais rêvé comme un sot. Mais depuis, bien des jours s’étaient écoulés et je m’étais mis à vivre seul, sévèrement, tranquillement, ne sentant même pas le froid qui glaçait mon cœur. Tous mes rêves s’étaient endormis. Je savais, j’avais décidé que jamais un autre soleil ne paraîtrait pour moi. Je le croyais et ne me révoltais pas, car je savais qu’il en devait être ainsi. Quand tu passas devant moi, je ne compris pas que je pouvais oser lever les yeux sur toi. J’étais comme un esclave devant toi. Mon cœur ne tremblait pas près de toi, ne me disait rien de toi. Il était calme. Mon âme ne reconnaissait pas la tienne, bien qu’elle ressentît de la douceur près de sa sœur merveilleuse. Je le savais, je le sentais soudain. Cela je pouvais le sentir, parce ce que le soleil luit même sur le plus infime des insectes et le réchauffe et le caresse comme la fleur la plus admirable près de laquelle il se trouve. Quand j’appris tout, tu te rappelles ce soir, après les mots qui ont bouleversé mon âme jusqu’au fond, je fus aveuglé, frappé ; tout, s’embrouillait en moi ; et, sais-tu, j’étais si bouleversé que je ne croyais pas t’avoir comprise ! Je ne t’ai jamais parlé de cela, tu ne savais rien.

« Si j’avais pu, si j’avais osé parlé, je t’aurais avoué tout depuis longtemps. Mais je me taisais.

« Mais maintenant je dirai tout, afin que tu saches qui tu quittes, de quel homme tu te sépares. Sais-tu comment d’abord je t’ai comprise ? La passion m’a saisi comme le feu, elle s’est infiltrée dans mon sang comme le poison et a troublé toutes mes pensées, tous mes sentiments. J’étais enivré. J’étais comme étourdi, et à ton amour pur, miséricordieux, j’ai répondu non d’égal à égal, non comme si j’étais digne de ton amour, mais sans comprendre ni sentir. Je ne t’ai pas comprise. Je t’ai répondu comme à la femme qui, à mon point de vue, s’oubliait jusqu’à moi et non comme à celle qui voulait m’élever jusqu’à elle.

« Sais-tu de quoi je t’ai soupçonnée, ce que signifiait, s’oublier jusqu’à moi » ? Mais non, je ne t’offenserai pas par mon aveu. Je te dirai seulement que tu t’es profondément trompée sur moi ! Jamais jamais, je n’aurais pu m’élever jusqu’à toi. Je ne pouvais que te contempler dans ton amour illimité, une fois que je t’eus comprise. Mais cela n’efface pas ma faute. Ma passion rehaussée par toi n’était pas l’amour. L’amour, je ne le craignais pas. Je n’osais pas t’aimer. Dans l’amour il y a réciprocité, égalité ; et j’en étais indigne. Je ne savais pas ce qui était en moi !

« Oh ! comment te raconter cela ? comment me faire comprendre ?... D’abord je n’y croyais pas... Te rappelles-tu quand ma première émotion fut calmée, quand mon regard s’est éclairci, quand ne restait qu’un seul sentiment, le plus pur, alors mon premier mouvement fut l’étonnement, la peur, et tu te rappelles comment en sanglotant soudain je me suis jeté à tes pieds ? Te rappelles-tu comment, confuse, effrayée, les larmes aux yeux, tu me demandais ce que j’avais ? Je me taisais ; je ne pouvais pas te répondre, mais mon âme se déchirait, mon bonheur m’oppressait comme un fardeau insupportable, et mes sanglots disaient en moi : Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je mérité cela, pourquoi ai-je mérité le bonheur ? Oh ! combien de fois, — tu ne le savais pas, — combien de fois, en cachette, ai-je baisé ta robe, car je me savais indigne de toi. Et alors mon cœur battait lentement, fortement, comme s’il voulait s’arrêter pour toujours. Quand je pressais ta main, j’étais tout pâle et tremblant. J’étais gêné par la pureté de ton âme. Oh ! je ne sais pas t’exprimer tout ce qui s’amassait dans mon cœur et que j’ai un tel désir de te dire. Sais-tu que ta tendresse constante envers moi m’était douloureuse ? J’en souffrais. Quand tu m’as embrassé, cela est arrivé une fois et je ne l’oublierai jamais, un brouillard a voilé mes yeux et toute mon âme s’est fondue. Pourquoi ne suis-je pas mort en ce moment, à tes pieds ! Voilà, je te tutoie pour la première fois, bien que depuis longtemps tu me l’aies demandé. Comprends-tu ce que je veux dire ? Je veux te dire tout et je te le dirai. Oui, tu m’aimes, tu m’as aimé comme une sœur aime son frère, tu m’as aimé comme ta créature, parce que tu as ressuscité mon cœur, tu as éveillé mon esprit et tu as versé dans mon âme le doux espoir. Et moi, je ne pouvais pas, je n’osais pas. Jusqu’aujourd’hui jamais je ne t’avais appelée ma sœur, parce que je ne pouvais pas être ton frère, parce que nous ne sommes pas égaux, parce que tu t’es trompée sur moi.

« Mais tu le vois, tout le temps je ne parle que de moi. Même maintenant, dans ce moment de terrible malheur, je ne pense qu’à moi, bien que je sache, cependant, que tu souffres à cause de moi. Oh ! ma chère amie, ne te tourmente pas pour moi ! Si tu savais comme je suis humilié maintenant à mes propres yeux ! Tout s’est découvert ! Et cela a fait tant de bruit ! À cause de moi, on te repoussera, on te jettera à la face le mépris, la raillerie, parce qu’à leurs yeux, je suis si bas ! Oh ! que je suis coupable de ne pas être digne de toi ! Si j’étais quelqu’un d’important, si je leur avais inspiré plus de respect, ils t’auraient pardonné ! Mais je suis bas, je suis nul, ridicule, et rien ne peut être pire que d’être ridicule. Sais-tu dans quelle situation je me trouve maintenant ? Je me raille moi-même et il me semble qu’ils sont dans le vrai, parce que moi-même je me sens ridicule et haïssable. Je le sens. Je hais même ma figure, mes habitudes, mes manières. Je les ai toujours haïes. Oh ! pardonne mon désespoir grossier ! Toi-même m’as habitué à te dire tout. Je t’ai perdue. J’ai attiré sur toi la colère et la raillerie, parce que j’étais indigne de toi.

« Et voilà que cette pensée me tourmente. Elle me ronge le cœur, et il me semble tout le temps que tu aimais en moi non l’homme que je suis, mais celui que tu croyais y trouver ; que tu t’es trompée sur moi. Voilà ce qui m’est insupportable, voilà ce qui me tourmente maintenant jusqu’à la démence.

« Adieu donc, adieu ! Maintenant qu’on sait tout, maintenant que les cris, les déblatérations se donnent carrière (je les ai entendus), maintenant que je me suis humilié à mes propres yeux, que je suis maudit, maintenant il me faut, pour ta tranquillité, fuir, disparaître. On l’exige ainsi. Tu ne me reverras jamais. Il le faut. C’est la destinée ! J’avais trop reçu, c’était une erreur du sort ; maintenant il le répare ; il me retire tout. Mais nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus et nous allons nous séparer jusqu’à la future rencontre. Où se fera-t-elle ? Quand aura-t-elle lieu ? Toute mon âme est pleine de toi. Oh ! pourquoi, pourquoi tout cela ? Pourquoi nous séparons-nous ? Dis-moi, apprends-moi comment déchirer la vie en deux, comment s’arracher le cœur de la poitrine et vivre sans cœur ? Oh ! quand je pense que je ne te verrai plus jamais, jamais ! Mon Dieu, quels cris terribles ils ont poussés ! Comme j’ai peur pour toi ! Je venais de rencontrer ton mari... Tous deux nous sommes indignes de lui, bien que tous deux nous soyons innocents devant lui. Il sait tout, il nous voit, il comprend tout, et, même avant, pour lui tout était clair comme le jour. Il a intercédé héroïquement pour toi. Il te sauvera. Il te défendra contre les clameurs et les cris. Il t’aime et t’estime infiniment. Il est ton sauveur, tandis que moi je m’enfuis ! Je me suis jeté vers lui ; je voulais lui baiser les mains. Il m’a ordonné de partir immédiatement. C’est décidé. On dit qu’à cause de toi il s’est fâché avec eux tous. Là-bas, tous sont contre toi. On lui reproche sa complaisance, sa faiblesse. Mon Dieu, que disent-ils encore de toi ! Ils ne savent pas, ils ne peuvent pas comprendre. Pardonne-leur, ma chérie, comme je leur pardonne, bien qu’ils m’aient pris plus qu’à toi !

« Ma tête s’égare, je ne sais plus ce que je t’écris. Que t’ai-je dit hier en prenant congé ? J’ai tout oublié. J’étais hors de moi ; tu pleurais. Pardonne-moi ces larmes. Je suis si faible. Je voulais te dire encore quelque chose. Oh ! encore une fois baiser tes mains, les couvrir de larmes comme maintenant je couvre de larmes ces pages ; encore une fois être à tes pieds ! S’ils savaient seulement comme ton sentiment était beau. Mais ils sont aveugles, leurs cœurs sont fiers et orgueilleux ; ils ne voient pas et ne verront jamais. Ils ne croiront pas que tu es innocente, si même tout sur la terre le leur criait. Quelle main, la première, te jetterait la pierre ? Oh ! cela ne les gênera pas. Ils jetteront des milliers de pierres, ils les lanceront tous à la fois et se diront sans péchés. Oh ! s’ils savaient ce qu’ils font !... Je suis maintenant au désespoir. Je les calomnie, peut-être, et, peut-être vais-je te communiquer ma crainte. Ne les crains pas ; ne les crains pas, ma chérie ! On te comprendra. Enfin il y a déjà quelqu’un qui t’a comprise : ton mari. Adieu, adieu. Je ne te dis pas merci. Adieu pour toujours.

« s. o. »

Ma confusion était si grande, que je fus longtemps avant de comprendre ce, qui m’était arrivé. J’étais bouleversée et effrayée. La réalité venait de me saisir à l’improviste, au milieu de la vie facile des rêves, où j’étais plongée depuis déjà trois années. Avec crainte, je sentais qu’un grand secret était entre mes mains et que ce secret liait déjà toute mon existence... Comment ? Je l’ignorais encore, mais je sentis que de cette minute, commençait pour moi un nouvel avenir. Maintenant, involontairement, j’étais devenue un membre actif dans la vie et les relations des gens qui, jusqu’à ce jour, constituaient pour moi le monde entier ; et j’avais peur pour moi. Et avec quoi entrais-je dans leur vie, moi étrangère non conviée ? Que leur apportais-je ? Comment se dénoueraient ces liens qui, d’une façon si inattendue, m’attachaient avec le secret des autres ? Comment savoir ? Peut-être mon nouveau rôle serait-il pénible pour eux et pour moi ? Et cependant, je ne pouvais déjà plus me dérober, ne pas accepter ce rôle. Mais qu’adviendrait-il de moi ? Que ferais-je ? Et enfin, qu’avais-je appris ? Des milliers de questions encore obscures et vagues se dressaient devant moi et oppressaient mon cœur. J’étais comme perdue. Je me rappelle qu’à d’autres moments des impressions nouvelles, bizarres, que je n’avais encore jamais éprouvées, m’assaillaient. Je sentais comme quelque chose s’échapper de ma poitrine ; l’angoisse qui remplissait mon cœur disparaissait tout d’un coup, faisant place à quelque chose de nouveau dont je ne savais pas si je devais m’attrister ou me réjouir. Maintenant j’étais comme quelqu’un qui, pour toujours, quitte sa maison, sa vie, jusqu’à ce jour calme, sans nuages, afin d’entreprendre un voyage lointain, inconnu. Pour la dernière fois il regarde autour de lui, en disant mentalement adieu à son passé, cependant qu’un triste pressentiment de l’avenir peut-être sévère, hostile, qui l’attend, s’éveille en son cœur.

Enfin des sanglots convulsifs s’échappèrent de ma poitrine. J’avais besoin de voir, d’entendre quelqu’un, d’embrasser fort, très fort. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas maintenant rester seule. Je courus chez Alexandra Mikhaïlovna et demeurai avec elle toute la soirée. Nous étions seules. Je la priai de ne pas jouer, et, refusai de chanter malgré sa demande. Tout m’était devenu soudain douloureux et je ne pouvais m’arrêter à rien. Il me semble que nous avons pleuré. Je me rappelle seulement que je lui faisais peur. Elle m’exhortait à me calmer, à ne pas me troubler. Elle m’observait anxieusement, me disant que j’étais malade, que je ne devais pas me surmener. Enfin, je la quittai toute bouleversée. J’étais comme en délire et me couchai avec la fièvre. Quelques jours se passèrent avant que je me fusse ressaisie, avant que j’eusse pu voir plus clairement ma situation.

À cette époque nous vivions toutes deux, Alexandra Mikhaïlovna et moi, tout à fait isolées. Piotr Alexandrovitch n’était pas à Pétersbourg. Il avait été appelé pour affaire à Moscou, où il passa trois semaines. Malgré le peu de durée de cette séparation, Alexandra Mikhaïlovna était tombée dans une tristesse effrayante. Parfois elle devenait plus calme, mais s’enfermait seule, car j’étais moi-même un fardeau pour elle. En outre, je recherchais aussi la solitude. Ma tête pleine de brouillard travaillait comme dans un état maladif. Parfois, il me semblait que quelqu’un me raillait doucement, que quelque chose était entré en moi qui me troublait et empoisonnait chacune de mes pensées. Je ne pouvais pas me débarrasser des images pénibles qui paraissaient à chaque instant devant moi et ne me laissaient pas de repos. Je me représentais une souffrance longue, sans issue, le martyre, le sacrifice supporté douloureusement et inutilement. Il me semblait que celui pour qui s’accomplissait ce sacrifice le méprisait et le raillait. Il me semblait voir un criminel pardonner à un juste ses péchés, et mon cœur se déchirait. En même temps, je voulais de toutes mes forces me débarrasser de mon soupçon. Je le maudissais, je me haïssais, parce que mes convictions n’étaient en somme que des pressentiments, parce que je ne pouvais pas justifier mes impressions devant ma conscience. Ensuite j’analysais dans mon esprit certaines phrases, ce dernier cri du terrible adieu. Je me représentais cet homme, l’inférieur, je m’efforçais de pénétrer tout le sens pénible de ce mot, j’étais frappée par cet adieu douloureux : « Je suis ridicule et j’ai honte moi-même de ton choix. » Qui était-ce ? Quels étaient ces gens ? De quoi souffraient-ils ? Qu’avaient-ils perdu ? Je relisais cette lettre dans laquelle s’exprimait tant de désespoir et dont le sens était si bizarre, si indéchiffrable pour moi. Enfin tout cela devait se résoudre d’une façon quelconque, mais pour moi je n’y voyais pas d’issue, ou j’en avais peur.

J’étais tout à fait malade, quand, un jour, le bruit d’une voiture entrant dans notre cour se fit entendre. C’était Piotr Alexandrovitch qui revenait de Moscou. Alexandra Mikhaïlovna, avec un cri de joie, s’élança à la rencontre de son mari ; mais, pour moi, je demeurai sur place comme clouée. Je me rappelle que je fus moi-même effrayée de mon émotion subite. N’y pouvant tenir, je m’enfuis dans ma chambre. Je ne comprenais pas de quoi j’avais soudainement peur. Un quart d’heure après, on m’appela et on me remit une lettre du prince. Dans le salon, je rencontrai un monsieur qui était arrivé de Moscou avec Piotr Alexandrovitch. À quelques mots que j’entendis, je compris qu’il venait s’installer chez nous pour longtemps. C’était le fondé de pouvoir du prince. Il était venu à Pétersbourg pour des affaires importantes concernant la famille du prince et dont s’occupait depuis longtemps Piotr Alexandrovitch. Il me remit la lettre du prince en me disant que la jeune princesse avait aussi voulu m’écrire, qu’elle avait affirmé, encore au dernier moment, que cette lettre serait écrite, mais qu’elle l’avait laissé partir les mains vides en le priant de me dire qu’elle n’avait absolument rien à m’écrire, que dans une lettre on ne pouvait rien dire, qu’elle avait gâché cinq feuilles de papier et les avait déchirées et qu’enfin il fallait renouer amitié pour échanger une correspondance. En outre elle l’avait chargé de m’affirmer que nous nous verrions bientôt. L’étranger répondit à ma question impatiente qu’il était en effet certain que nous nous reverrions prochainement, car la famille ne devait pas tarder à venir à Saint-Pétersbourg. À cette nouvelle, je ne pus contenir ma joie. Je courus dans ma chambre, m’y enfermai et, fondant en larmes, j’ouvris la lettre du prince. Le prince me promettait une prochaine rencontre avec lui et Catherine. Avec un sentiment profond il me félicitait de mon talent et enfin me bénissait pour mon avenir auquel il me promettait de veiller. Je pleurai en lisant cette lettre et à mes douces larmes se mêlait une angoisse si insupportable que, je m’en souviens, j’avais peur pour moi. Je ne savais pas ce qui se passait en moi. Quelques jours s’écoulèrent. Dans la chambre voisine de la mienne, où auparavant se tenait le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, c’était maintenant le nouveau venu qui travaillait chaque matin et souvent le soir après minuit. D’autres fois il s’enfermait dans le cabinet de Piotr Alexandrovitch et tous deux travaillaient ensemble.

Un jour, après le dîner, Alexandra Mikhaïlovna me pria d’aller dans le cabinet de son mari et de lui demander s’il prendrait le thé avec nous. Je ne trouvai pas Piotr Alexandrovitch, mais pensant qu’il n’allait pas tarder à revenir, je restai à l’attendre. À un des murs était appendu son portrait. Je me rappelle que, tout d’un coup, je tressaillis et me mis à l’examiner attentivement. Il était suspendu assez haut ; en outre, dans la chambre il faisait sombre, et, pour le mieux voir, j’avançai une chaise et montai dessus. Je voulais y chercher quelque chose, comme si je devais trouver là la solution de mes doutes. Je me rappelle que j’étais surtout frappée par les yeux du portrait. J’étais frappée aussi du fait que presque jamais je n’avais vu les yeux de cet homme ; il les cachait toujours sous des lunettes.

Encore enfant, par une prévention incompréhensible, bizarre, je n’aimais pas son regard. Mais maintenant cette prévention avait l’air de se justifier. Mon imagination travaillait. Il me sembla tout d’un coup que les yeux du portrait se détournaient avec confusion de mon regard aigu, qu’ils s’efforçaient de l’éviter, que le mensonge et la tromperie se lisaient en eux. Il me semblait avoir deviné et, je ne sais pourquoi, une joie mystérieuse me saisit.

Soudain un cri léger s’échappa de ma poitrine ; j’avais entendu derrière moi un léger bruit. Je me retournai. Devant moi était Piotr Alexandrovitch. Il me regardait attentivement. Il me parut que tout d’un coup il avait rougi. Je rougis à mon tour et descendit de la chaise.

— Que faites-vous ici ? me demanda-t-il d’une voix sévère. Pourquoi êtes-vous ici ?

Je ne savais que répondre. Me remettant un peu, je lui transmis confusément l’invitation d’Alexandra Mikhaïlovna. Je ne me rappelle pas ce qu’il me répondit ni comment je sortis de son cabinet, mais, en arrivant chez Alexandre Mikhaïlovna, j’avais totalement oublié la réponse qu’elle attendait, et, à tout hasard, je lui dis qu’il viendrait.

— Mais qu’as-tu, Niétotchka ? me demanda-t-elle, tu es toute rouge ; regarde-toi dans la glace, qu’as-tu ?

— Je ne sais pas... J’ai marché trop vite, répondis-je.

— Qu’a dit Piotr Alexandrovitch ? demanda-t-elle troublée.

Je ne répondis pas. À ce moment, les pas de Piotr Alexandrovitch se firent entendre et, aussitôt, je sortis du salon. J’attendis dans l’angoisse pendant deux heures. Enfin on vint me chercher de la part d’Alexandra Mikhaïlovna. Elle était silencieuse et préoccupée. Au moment où j’entrai, elle jeta sur moi un regard scrutateur, mais aussitôt baissa les yeux. Il me sembla qu’une gêne se reflétait sur son visage. Bientôt je remarquai qu’elle était de mauvaise humeur ; elle parlait peu, ne me regardait pas et, en réponse aux questions de B... , se plaignait du mal de tête. Piotr Alexandrovitch était plus loquace que jamais, mais il ne causait guère qu’avec B...

Alexandra Mikhaïlovna s’approcha distraitement du piano.

— Chantez-nous quelque chose, dit B... en s’adressant à moi.

— Oui, Annette, chante-nous ton nouvel air, reprit Alexandra Mikhaïlovna, comme si elle était heureuse de ce prétexte.

Je la regardai. Elle m’observait dans une attente inquiète.

Mais je ne savais pas me dominer. Au lieu de m’approcher du piano et de chanter quelque chose, je me sentis gênée, je devins confuse, je ne savais comment me dérober. Enfin, prise de dépit, je refusai net.

— Pourquoi ne veux-tu pas chanter ? dit Alexandra Mikhaïlovna en me considérant gravement et jetant en même temps un regard furtif sur son mari.

Ces deux regards mirent le comble à ma nervosité. Je me levai de table très troublée, mais déjà sans rien dissimuler et tremblant d’une émotion incompréhensible, je répétai avec chaleur que je ne voulais pas, que je ne pouvais pas chanter, que j’étais mal disposée. En disant cela, je les regardais tous deux dans les yeux, mais Dieu sait combien je désirais être en ce moment dans ma chambre et me cacher d’eux tous. B... était étonné. Alexandra Mikhaïlovna, très angoissée, ne disait pas un mot. Mais Piotr Alexandrovitch se leva de sa chaise, prétexta qu’il avait oublié quelque chose à faire et sortit hâtivement de la chambre, en disant d’ailleurs qu’il reviendrait peut-être. Toutefois, à tout hasard, il serra la main de B... en signe d’adieu.

— Qu’avez-vous enfin ? demanda B... Vous avez l’air vraiment malade.

— Je suis souffrante, très souffrante, répondis-je impatiemment.

— En effet, tu es pâle et, il y a quelques minutes, tu étais toute rouge, remarqua Alexandra Mikhaïlovna, qui se tut soudainement.

— Assez, dis-je en m’approchant d’elle et la regardant fixement dans les yeux.

Je pris sa main et la baisai. Alexandra Mikhaïlovna me regarda avec une joie visible, naïve.

— Pardonnez-moi d’avoir été si méchante aujourd’hui, lui dis-je avec émotion ; mais vraiment je me sens mal disposée. Ne m’en veuillez pas et laissez-moi me retirer dans ma chambre.

— Nous sommes tous des enfants, dit-elle avec un sourire timide. Moi aussi, je suis une enfant, et même plus enfant que toi, me chuchota-t-elle à l’oreille ; va, porte-toi bien, mais surtout ne te fâche pas contre moi.

— Pourquoi ? demandai-je frappée de cet aveu naïf.

— Pourquoi ? répéta-t-elle toute troublée. Pourquoi ? Tu vois, Niétotchka, je dis des sottises. Tu es plus intelligente que moi. Je ne suis qu’une enfant.

— Eh bien, au revoir, prononçai-je très touchée, ne sachant que lui dire.

Je l’embrassai encore une fois et sortis hâtivement de la chambre. Je ressentais du dépit et de la tristesse ; en outre j’étais fâchée contre moi d’être ainsi imprudente et de ne pas savoir me contenir. J’étais honteuse jusqu’aux larmes, je ne savais trop de quoi, et je m’endormis profondément triste. Le matin en m’éveillant, ma première pensée fut que toute la soirée de la veille était un cauchemar, un mirage, que nous n’avions fait que nous mystifier les uns les autres, que nous avions pris au sérieux des bagatelles, et que tout cela provenait de notre inexpérience, de notre manque d’habitude à recevoir les impressions extérieures. Je sentais que toute la faute venait de cette lettre qui enflammait trop mon imagination et je décidai qu’il valait mieux désormais ne plus penser à tout cela. Ayant ainsi calmé avec une facilité apparente toute mon angoisse, et convaincue que j’exécuterais avec la même facilité ce que j’avais résolu, je devins plus calme et allai prendre ma leçon de chant tout à fait gaie. L’air du matin me rafraîchit définitivement la tête. J’aimais beaucoup ces sorties matinales chez mon professeur. C’était si agréable de traverser la ville qui, vers neuf heures du matin, était déjà toute animée et reprenait sa vie coutumière. Nous traversions ordinairement les rues les plus animées, les plus grouillantes, et cette partie de ma vie artistique me plaisait infiniment ; le contraste entre les petites choses de chaque jour et l’art qui m’attendait à deux pas de là au troisième étage d’une immense maison pleine de locataires du haut en bas, qui, me semblait-il, ne s’intéressaient nullement à l’art, ce contraste était très amusant. Moi, avec ma musique sous le bras parmi ces passants affairés, la vieille Natalie qui m’accompagnait et dont je me demandais souvent à quoi elle pouvait penser, enfin mon professeur, moitié italien, moitié français, un original parfois enthousiaste, plus souvent pédant, et presque toujours avare, tout cela me distrayait et m’amenait à me réjouir ou à réfléchir. En outre, bien que timidement, j’aimais mon art ; avec un espoir passionné, je bâtissais des châteaux en Espagne ; je me représentais un avenir merveilleux et souvent, en rentrant, j’étais toute enflammée par ma propre fantaisie. En un mot, pendant ces heures, j’étais presque heureuse.

J’étais précisément dans une telle disposition quand, à dix heures, je revins de ma leçon à la maison. J’avais oublié tout, et je me rappelle que je rêvais joyeusement à quelque chose. Mais tout à coup, en montant l’escalier, je tressaillis comme sous une brûlure. La voix de Piotr Alexandrovitch, qui en ce moment descendait l’escalier, retentissait. Le sentiment désagréable qui s’empara de moi était si grand, le souvenir de la veille me frappa si vivement, que je ne pus dissimuler ma gêne. Je le saluai, mais probablement mon visage était-il très expressif, car il s’arrêta devant moi, étonné. Ayant remarqué son mouvement, je rougis et montai rapidement. Il murmura quelque chose derrière moi et continua son chemin.

J’étais prête à pleurer de dépit et ne pouvais comprendre ce qui se passait. Toute la matinée je fus toute désorientée, ne sachant à quoi me résoudre pour en finir avec tout cela. Mille fois je me donnai la parole d’être plus sage et mille fois la crainte s’emparait de moi. Je sentais que je haïssais le mari d’Alexandra Mikhaïlovna et, en même temps, j’étais inquiète à mon sujet.

Cette fois, je devenais sérieusement malade et ne pouvais me ressaisir. J’en voulais à tout le monde. Je restai chez moi toute la matinée et n’allai même pas chez Alexandra Mikhaïlovna. Ce fut elle qui vint me trouver. Quand elle me vit, elle faillit pousser un cri. J’étais si pâte que, me regardant dans le miroir, je me fis peur. Alexandra Mikhaïlovna resta avec moi une heure entière, me soignant comme un enfant.

Mais j’étais si triste de ses attentions, ses caresses m’étaient si pénibles, je souffrais tant en la regardant, que je la priai enfin de me laisser seule. Elle s’en alla très inquiète pour moi. Enfin mon angoisse se résolut dans une crise de larmes. Vers le soir, je me sentis mieux. Je me sentais mieux parce que j’étais décidée d’aller chez Alexandra Mikhaïlovna, de me jeter à ses genoux, de lui rendre la lettre qu’elle avait perdue, de lui avouer tout, d’avouer toutes les souffrances que j’avais endurées, tous mes doutes, et de l’embrasser de tout mon amour infini pour elle, de lui dire que j’étais son enfant, son amie, que mon cœur lui était ouvert, qu’elle n’avait qu’à regarder pour voir toute l’affection ardente, inébranlable, qu’il contenait pour elle. Mon Dieu ! je savais, je sentais que j’étais la dernière personne à qui elle pût ouvrir son âme ; mais d’autant plus sûr me paraissait le salut, je comprenais, bien que vaguement, son angoisse et mon cœur était plein d’indignation à l’idée qu’elle pouvait rougir devant moi, devant mon jugement... Voilà ce que je voulais lui dire en pleurant à ses pieds. Le sentiment de la justice s’était révolté en moi. Je ne sais pas ce que j’aurais fait ; je ne me suis ressaisie qu’après, quand un hasard nous eut sauvées, elle et moi, de notre perte, en m’arrêtant dès le premier pas.

Voici ce qui arriva. J’étais déjà près de sa chambre, quand, d’une porte latérale, sortit Piotr Alexandrovitch. Il ne m’avait pas aperçue et me dépassa. Il allait aussi chez Alexandra Mikhaïlovna. Je m’arrêtai comme étourdie. C’était le dernier des hommes que je devais rencontrer en ce moment. Je voulais m’en aller, mais la curiosité me cloua sur place. Il s’était arrêté devant la glace, réparant ses cheveux et, à mon grand étonnement, soudain, je l’entendis chantonner. Immédiatement un souvenir lointain de mon enfance me revint à la mémoire. Pour faire comprendre l’étrange impression que je ressentis alors, je dirai quelques mots de ce souvenir. La première année de mon séjour dans cette maison, un événement m’avait frappée profondément : ce fut seulement maintenant que ma conscience s’éclaira, parce que ce fut seulement maintenant que je compris l’origine de l’antipathie inexplicable que m’inspirait cet homme. J’ai déjà mentionné que sa présence m’était pénible. J’ai déjà dit quelle expression attristante produisaient sur moi son air soucieux et renfrogné, l’expression de son visage souvent morose, quel poids je sentais après les heures passées avec lui autour de la table à thé d’Alexandra Mikhaïlovna, et enfin quelle angoisse remplissait mon cœur quand, deux ou trois fois, j’avais été témoin des scènes bizarres, violentes dont j’ai parlé au commencement. Il m’arrivait alors de me trouver avec lui, comme maintenant, dans la même chambre, à la même heure, quand il se rendait comme moi chez Alexandra Mikhaïlovna. J’éprouvais une timidité enfantine en me rencontrant seule avec lui, aussi je me blottissais dans un coin, comme une coupable, en priant Dieu qu’il ne me remarquât point. De même que maintenant, il s’arrêtait devant la glace et je tressaillais d’un sentiment vague, qui n’avait rien d’enfantin. Il me semblait qu’il transformait son visage. Du moins je voyais clairement un sourire sur son visage avant qu’il s’approchât de la glace. Je voyais son sourire, que je ne voyais jamais à un autre moment, car (je me rappelle que cela me frappait le plus) il ne souriait jamais en présence d’Alexandra Mikhaïlovna. Tout d’un coup, à peine avait-il jeté un regard dans le miroir, que son visage se transformait complètement. Le sourire disparaissait comme par enchantement et une expression d’amertume, d’un sentiment qui avait l’air de se faire jour irrésistiblement, qu’on ne pouvait cacher par n’importe quel effort, paraissait sur ses lèvres ; un pli soucieux, barrait son front et rapprochait les sourcils ; le regard se cachait sous les lunettes ; en un mot, en un instant, comme par ordre, il devenait un tout autre homme. Je me rappelle qu’encore enfant je tremblais de la peur de comprendre ce que je voyais et depuis, cette impression pénible, désagréable ne s’effaça pas de mon cœur. Après s’être regardé une minute dans la glace, il inclinait la tête, se courbait, comme il faisait ordinairement quand il se présentait devant Alexandra Mikhaïlovna, et, sur la pointe du pied, entrait dans la chambre.

C’est ce souvenir qui venait de me frapper. Alors, comme maintenant, il se croyait seul quand il s’arrêtait devant la glace. Maintenant, comme alors, avec une impression désagréable, je me trouvais non loin de lui. Mais quand j’entendis ce chant (ce qu’on ne pouvait attendre de lui) qui me frappait d’une façon si inattendue, je demeurai clouée sur place, et, au même moment, la ressemblance me rappela une scène de mon enfance. Tous mes nerfs tressaillirent et, en réponse à cette malheureuse chanson, j’éclatai d’un tel rire que le pauvre chanteur poussa un cri, bondit à deux pas de la glace et, pâle comme un mort, comme s’il avait été pris en flagrant délit, il me regarda plein d’horreur, d’étonnement et de fureur. Son regard agit sur moi maladivement. J’y répondis par un rire nerveux, bien en face, et, sans cesser de rire, j’entrai chez Alexandra Mikhaïlovna.

Je savais qu’il était derrière la portière, qu’il hésitait à entrer, que la fureur et la crainte l’avaient cloué sur place, et avec une impatience provocante j’attendais ce qu’il allait décider. J’étais prête à parier qu’il n’entrerait pas et j’aurais gagné. Il ne vint qu’une demi-heure plus tard. Alexandra Mikhaïlovna, pendant un bon moment, me regarda très étonnée. Mais elle avait beau me demander ce que j’avais, je ne pouvais lui répondre : j’étouffais. Enfin elle comprit que j’avais une crise de nerfs et me regarda inquiète. Quand je fus un peu calmée, je pris ses mains et me mis à les baiser. C’est alors seulement que je me ressaisis.

Piotr Alexandrovitch entra.

Je le regardai furtivement. Il avait l’air comme si rien ne s’était passé entre nous, c’est-à-dire qu’il était sévère et morne comme toujours ; mais à la pâleur de son visage et au léger tremblement de ses lèvres, je compris qu’il dissimulait avec peine son émotion. Il salua froidement Alexandra Mikhaïlovna et s’assit silencieusement à sa place. Sa main tremblait quand il prit une tasse de thé. J’attendais l’explosion et la peur me saisit. Je voulais m’en aller, mais ne me décidais pas à abandonner Alexandra Mikhaïlovna dont le visage pâlissait en regardant son mari. Elle aussi pressentait quelque chose de mauvais. Enfin ce que j’attendais avec une telle crainte arriva. Au milieu du profond silence, je levai les yeux et rencontrai les lunettes de Piotr Alexandrovitch dirigées de mon côté. C’était si inattendu que je tressaillis et faillis pousser un cri. Je baissai les yeux. Alexandra Mikhaïlovna remarqua ce mouvement.

— Qu’avez-vous ? Pourquoi avez-vous rougi ? éclata la voix grossière et rude de Piotr Alexandrovitch.

Je ne répondis rien. Mon cœur battait si fort que je ne pouvais prononcer un mot.

— Pourquoi a-t-elle rougi ? Pourquoi rougit-t-elle toujours ? demanda-t-il en s’adressant à Alexandra Mikhaïlovna et me désignant avec effronterie.

L’indignation me coupait la respiration. Je jetai un regard sur Alexandra Mikhaïlovna. Elle me comprit. Ses joues pâles s’empourprèrent.

— Annette, me dit-elle d’une voix ferme, que je n’attendais pas d’elle, va dans ta chambre, et dans un instant j’irai t’y rejoindre et nous passerons la soirée ensemble...

— Je vous demande si vous m’avez entendu ou non ? interrompit Piotr Alexandrovitch, en élevant encore la voix et comme s’il n’entendait pas ce que disait sa femme. Pourquoi rougissez-vous quand vous me rencontrez ? Répondez...

— Pourquoi la faites-vous rougir et moi aussi ? répondit Alexandra Mikhaïlovna d’une voix entrecoupée d’émotion.

Je regardai avec étonnement Alexandra Mikhaïlovna. La véhémence de son observation me fut au premier moment incompréhensible.

— C’est moi qui vous, fais rougir ? Moi, répondit Piotr Alexandrovitch, qui lui aussi parut étonné, en appuyant particulièrement sur le mot moi. C’est à cause de moi que vous rougissez ? Mais est-ce que je puis vous faire rougir pour moi ? Qui de nous deux doit rougir, vous ou moi ? Qu’en pensez-vous ? Cette phrase si claire pour moi était prononcée d’un ton si persifleur que je poussai un cri et me jetai vers Alexandra Mikhaïlovna. L’étonnement, la souffrance, le reproche, l’horreur se reflétaient sur son visage pâle comme la mort. Je regardai Piotr Alexandrovitch en joignant les mains d’un air suppliant. Il semblait s’être déjà ressaisi ; mais la fureur qui lui avait arraché cette phrase n’était pas encore passée. Cependant quand il remarqua ma supplication muette, il se troubla. Mon geste disait clairement que je savais beaucoup de choses qui étaient secrètes entre eux et que j’avais bien compris ses paroles.

— Annette, allez dans votre chambre, répéta Alexandra Mikhaïlovna d’une voix faible, mais ferme, en se levant. J’ai besoin de causer avec Piotr Alexandrovitch.

Elle paraissait calme, mais je redoutais davantage ce calme que n’importe quelle émotion. Je faillis ne pas écouter ses paroles et rester là. Je tendais toutes mes forces pour lire sur son visage ce qui se passait en ce moment dans son âme. Il me semblait qu’elle n’avait compris ni mon geste ni mon exclamation.

— Voilà ce que vous avez fait, prononça Piotr Alexandrovitch en méprenant par le bras et m’indiquant sa femme.

Mon Dieu ! je n’avais jamais vu un pareil désespoir que celui que je lisais maintenant sur ce visage. Il me prit par le bras et me poussa hors de la chambre. Je les regardai une dernière fois. Alexandra Mikhaïlovna restait debout accoudée à la cheminée, la tête serrée dans ses deux mains. Toute l’attitude de son corps décelait une souffrance intolérable. Je saisis la main de Piotr Alexandrovitch et la serrai fortement.

— Au nom de Dieu ! Au nom de Dieu, ayez pitié ! prononçai-je d’une voix entrecoupée.

— N’ayez pas peur ; n’ayez pas peur, dit-il en me regardant étrangement. Ce n’est rien, c’est une crise. Allez, allez.

Arrivée dans ma chambre, je me jetai sur le divan et cachai mon visage dans mes mains. Je restai ainsi trois mortelles heures. Enfin, n’y tenant plus, j’envoyai demander si je pouvais venir près d’Alexandra Mikhaïlovna. Ce fut Mme Léotard qui m’apporta la réponse. Piotr Alexandrovitch me faisait dire que la crise était passée, qu’il n’y avait pas de danger, mais qu’Alexandra Mikhaïlovna avait besoin de repos.

Je ne me couchai pas avant trois heures du matin. Je réfléchissais tout le temps en marchant de long en large dans ma chambre. Ma situation était plus difficile que jamais, mais je me sentais plus calme, peut-être parce que je me sentais la plus coupable. Je me mis au lit en attendant avec impatience le lendemain.

Mais le lendemain, à mon triste étonnement, je remarquai chez Alexandra Mikhaïlovna une froideur inexplicable. D’abord il me sembla que cette pure et noble créature souffrait de rester en ma compagnie après la scène de la veille avec son mari, scène dont involontairement, j’avais été témoin ; je savais qu’elle était capable de rougir devant moi et même de me demander pardon, si la malheureuse scène d’hier avait offensé mon cœur. Mais bientôt je remarquai en elle un autre souci et un dépit qui se manifestait très gauchement. Tantôt elle me répondait froidement, sèchement, tantôt on discernait dans ses paroles un sens particulier, tantôt enfin, tout d’un coup, elle devenait avec moi très tendre comme si elle se fût reproché cette sévérité qui ne pouvait pas être dans son cœur, et ses douces paroles résonnaient comme un reproche. Enfin je lui demandai nettement si elle n’avait pas quelque chose à me dire. Ma brusque question tout d’abord la troubla un peu, mais aussitôt, levant sur moi ses grands yeux doux et me regardant avec un sourire tendre, elle me dit :

— Ce n’est rien, Niétotchka. Seulement, sais-tu, ta question a été si inattendue que cela m’a troublée un peu. C’est parce ta question a été si brusque, je t’assure. Mais écoute-moi, mon enfant, et dis-moi la vérité : As-tu sur le cœur quelque chose qui t’aurait fait te troubler si l’on t’avait interrogée aussi brusquement et à l’improviste ?

— Non, répondis-je en la regardant d’un œil clair.

— C’est bien ! Si tu savais, mon amie, comme je te suis reconnaissante pour cette belle réponse. Non que je puisse le soupçonner de quelque chose de mauvais, ça jamais ! Je ne me pardonnerais pas une pareille pensée. Mais écoute : quand je t’ai prise, tu étais une enfant, et maintenant tu as dix-sept ans. Tu vois que je suis malade, je suis moi-même comme une enfant, qu’il faut soigner encore. Je n’ai pas pu remplacer une mère, bien que je t’aime autant. Si maintenant quelque chose me tourmente ce n’est certainement pas toi qui en es coupable, mais moi. Pardonne-moi donc cette question, et aussi pardonne-moi si, involontairement, je n’ai pas tenu toutes les promesses que j’avais faites à toi et à mon père quand je t’ai prise avec moi. Cela m’a souvent inquiétée, ma chérie.

Je l’embrassai et pleurai.

— Je vous remercie, je vous remercie pour tout ! dis-je, mais ne parlez pas ainsi. Vous avez été pour moi plus qu’une mère. Que Dieu vous bénisse pour tout ce que vous deux, vous et le prince, avez fait pour moi, pauvre abandonnée. Ma chérie, ma chérie !

— Assez, Niétotchka, assez ! Embrasse-moi, comme ça, très fort ! Vois-tu, Dieu sait pourquoi, mais il me semble que c’est pour la dernière fois que tu m’embrasses.

— Non, non ! m’écriai-je en sanglotant comme une enfant. Non, cela ne sera pas. Vous serez heureuse. Croyez-moi, nous serons heureux.

— Je te remercie de m’aimer ainsi. Maintenant près de moi il y a peu de gens qui m’aiment. Tous m’ont abandonnée.

— Qui vous a abandonnée ? Lesquels ?

— Autrefois il y avait d’autres personnes auprès de moi... Tu ne sais pas, Niétotchka... Ils m’ont tous abandonnée... Tous se sont évanouis comme des visions... Et je les ai tellement attendus... Toute ma vie je les ai attendus... Regarde, Niétotchka, tu vois quel sombre automne, bientôt il neigera, et, avec la première neige, je mourrais. Oui... Mais je ne suis pas triste... Adieu...

Son visage était pâle et maigre, ses joues étaient rouges, ses lèvres tremblaient, un feu intérieur les desséchait.

Elle s’approcha du piano, et prit quelques accords. À ce moment une corde se cassa et s’éteignit dans un son tremblant et prolongé.

— Tu entends, Niétotchka, tu entends, dit-elle tout d’un coup d’une voix inspirée, en indiquant le piano. Cette corde était trop tendue, elle n’a pu le supporter et elle s’est brisée... Tu entends comme le son s’éteint plaintivement !...

Elle parlait avec difficulté. Le mal sourd, intérieur, se reflétait sur son visage. Ses yeux se remplirent de larmes.

— Eh bien, Niétotchka, assez, mon amie, assez. Amène les enfants.

Je les lui amenai. Elle avait l’air de se reposer en les regardant. Au bout d’une heure, elle les laissa partir.

— Quand je mourrai, tu ne les abandonneras pas, Annette, me dit-elle à voix basse comme si elle craignait qu’on ne nous écoutât.

— Assez, vous me tuerez !

Je ne trouvais rien de plus à répondre.

— Je plaisantais, dit-elle après un court silence, et en souriant elle ajouta : Et toi, tu l’as cru ? Parfois je dis Dieu sait quoi. Je suis maintenant comme une enfant ; il faut tout me pardonner...

Elle me regarda timidement comme si elle avait peur de prononcer quelque chose. Ce quelque chose, je l’attendais.

— Prends garde... Ne l’effraye pas, dit-elle enfin, les yeux baissés, une légère rougeur sur son visage, et si bas que je l’entendais à peine.

— Qui ? demandai-je étonnée.

— Mon mari... Peut-être lui raconteras-tu tout...

— Pourquoi ? Pourquoi ? répétai-je de plus en plus étonnée.

— Non, ce n’est rien, assez ; je plaisantais...

Mon cœur se serrait de plus en plus.

— Seulement, écoute, tu les aimeras quand je serai morte, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle sérieusement et de nouveau d’un air mystérieux. Tu les aimeras comme tu aimerais tes propres enfants. Rappelle-toi que je t’ai toujours regardée comme ma fille et n’ai fait aucune différence entre toi et les miens.

— Oui, oui, répondis-je, ne sachant ce que je disais, étouffée par les larmes et l’angoisse.

Un baiser brûlant sur ma main me surprit avant que j’aie eu le temps de la retirer.

« Qu’a-t-elle ? Que pense-t-elle ? Qu’y a-t-il eu hier entre eux ? » me passa-t-il en tête.

Un instant après elle se plaignit de la fatigue.

— Je suis malade déjà depuis longtemps, seulement je ne voulais pas vous effrayer, vous deux, dit-elle. Vous deux m’aimez, n’est-ce pas ? Au revoir, Niétotchka, laisse-moi. Seulement, ce soir, ne manque pas de venir. Tu viendras ?

Je le lui promis, mais j’étais heureuse de m’en aller, je n’en pouvais supporter davantage. La pauvre ! la pauvre ! Cette longue souffrance que je connaissais maintenant toute, cette vie sans lumière, cet amour timide, et encore elle avait l’air d’une criminelle, elle avait peur du moindre reproche, elle s’était forgé une nouvelle douleur, et s’était déjà soumise à elle, s’y était déjà résignée !...

Le soir, au crépuscule, profitant de l’absence d’Ovroff (le nouveau venu de Moscou), j’entrai dans la bibliothèque. Là j’ouvris une armoire et commençai à chercher parmi les livres quelque chose pour lire à haute voix à Alexandra Mikhaïlovna. Je voulais la distraire de ses idées noires, et choisir quelque chose de gai... Je cherchai longtemps et distraitement ; la nuit tombait, et mon angoisse grandissait. Dans mes mains se trouvait de nouveau le livre ouvert à la même page sur laquelle je voyais les traces de la lettre qui, maintenant, ne me quittait pas, de cette lettre renfermant un secret à dater de la connaissance duquel mon existence avait l’air de se briser... « Qu’adviendra-t-il de nous ? pensais-je. Le nid où j’ai été si heureuse, où j’ai eu si chaud se vide, l’esprit pur et clair qui veilla sur ma jeunesse me quitte. Que sera l’avenir ? »

J’oubliais momentanément tout mon passé, qui maintenant était si cher à mon cœur, comme pour mieux prévoir l’avenir inconnu qui me menaçait... Je me rappelle cette minute comme si je la vivais de nouveau, si fortement elle se grava dans ma mémoire.

Je tenais dans mes mains la lettre et le livre ouvert ; mon. visage était mouillé de larmes. Soudain, j’eus un frisson de peur : j’entendais une voix que je connaissais. Au même moment, je sentis qu’on arrachait la lettre de ma main. Je poussai un cri et me retournai. Piotr Alexandrovitch était devant moi. Il me saisit par le bras, me maintenant fortement sur place. Le bras droit tendu vers la lumière, il tâcha de lire la lettre. Je poussai un cri. Plutôt mourir que laisser cette lettre entre ses mains. À son sourire triomphant, je compris qu’il avait pu lire les premières lignes. Je perdais la tête. Je me précipitai sur lui sans savoir ce que je faisais et lui arrachai la lettre des mains. Tout cela se passa si vite que je ne comprenais pas moi-même comment la lettre se trouvait de nouveau en ma possession. Mais remarquant son intention de me la reprendre, je la cachai hâtivement dans mon corsage, et reculai de trois pas. Pendant une demi-minute nous nous regardâmes l’un l’autre en silence. Je frissonnais encore de peur. Lui, pâle, les lèvres tremblantes, bleuies de colère, rompit le premier le silence.

— Assez, dit-il d’une voix sourde d’émotion. Vous ne voulez pas, je pense, que j’emploie la violence. Alors donnez-moi cette lettre de bonne volonté.

Ce fut seulement alors que je me ressaisis. L’offense, la honte, l’indignation contre sa brutalité m’avaient bouleversée. Des larmes brûlantes coulaient sur mes joues empourprées. Je tremblais toute d’émotion, et, pendant un certain temps, il me fut impossible de prononcer un mot.

— Avez-vous entendu ? dit-il en faisant deux pas en avant.

— Laissez-moi ! Laissez-moi ! m’écriai-je en m’éloignant de lui. Vous avez agi bassement, vous vous êtes oublié. Laissez-moi passer !

— Comment ! Qu’est-ce que cela signifie ! Et vous osez encore prendre ce ton... après que vous... Donnez-moi cette lettre, vous dis-je.

Il avança encore vers moi ; mais ayant jeté un regard sur moi, il vit dans mes yeux tant de résolution qu’il s’arrêta comme s’il avait réfléchi.

— Bon, dit-il enfin sèchement, comme s’il avait pris une décision. Cela viendra à son tour, mais d’abord...

Il jeta un regard circulaire.

— Vous... Qui vous a laissé entrer dans la bibliothèque ? Pourquoi cette armoire est-elle ouverte ? Où avez-vous pris la clef ?

— Je ne répondrai pas, dis-je. Je ne puis pas parler avec vous... Laissez-moi ! Laissez-moi !

J’avançai vers la porte.

— Permettez, dit-il en me prenant la main ; vous ne vous en irez pas comme cela...

Sans mot dire, j’arrachai ma main et de nouveau fis un mouvement vers la porte.

— C’est bon. Mais cependant je ne puis pas vous permettre de recevoir, dans ma maison, des lettres de vos amants !

Je poussai un cri et le regardai comme une folle.

— C’est pourquoi...

— Arrêtez ! m’écriai-je. Comment pouvez-vous... Comment avez-vous osé me parler ainsi ?... Mon Dieu ! mon Dieu !

— Quoi ! Quoi ! Vous menacez encore ?

Je le regardai, pâle, folle de désespoir.

Cette scène entre nous était arrivée au dernier degré de haine. Je le suppliais par mon regard de ne pas continuer. J’étais prête à pardonner l’offense, pourvu qu’il s’arrêtât. Il me regardait fixement, et, visiblement, hésitait.

— Ne me poussez pas à bout ! murmurai-je effrayée.

— Non, il faut en finir avec cela, dit-il enfin comme se ressaisissant. J’avoue que ce regard me fait hésiter, ajouta-t-il avec un sourire étrange, mais, malheureusement c’est clair, j’ai pu lire le commencement de la lettre, c’est une lettre d’amour... Non, vous ne me dissuaderez pas. Si j’ai pu douter un moment, cela prouve seulement qu’à toute vos belles qualités je dois ajouter la capacité de mentir merveilleusement. C’est pourquoi je répète...

À mesure qu’il parlait, la colère déformait de plus en plus son visage. Il pâlissait, ses lèvres tremblaient, de sorte que les dernières paroles, il les prononça avec beaucoup de difficulté. La nuit tombait. J’étais sans défense, seule devant un homme qui pouvait insulter une femme. Enfin tout était contre moi. Je souffrais de honte, je ne pouvais pas comprendre la colère de cet homme. Sans lui répondre, hors de moi de peur, je me jetai hors de la bibliothèque et ne m’arrêtai qu’au seuil de la chambre d’Alexandra Mikhaïlovna. À ce moment j’entendis des pas. Déjà j’allais entrer, quand tout d’un coup je m’arrêtai comme frappée de la foudre.

« Que va-t-il arriver avec elle ? pensai-je. Cette lettre ! Non, tout plutôt que ce dernier coup dans son cœur ! »

Et je fis un pas en arrière. Mais il était trop tard. Il était près de moi.

— Allons où vous voudrez ; seulement pas ici, pas ici, chuchotai-je en lui saisissant le bras. Ayez pitié d’elle ! Je retournerai dans la bibliothèque, si vous le voulez...Vous la tuerez !

— C’est vous qui la tuerez, répondit-il en m’écartant.

Tout mon espoir s’évanouit. Je compris qu’il voulait précisément transporter toute la scène chez Alexandra Mikhaïlovna.

— Au nom de Dieu ! dis-je en le retenant de toutes mes forces.

Mais à ce moment, la portière se souleva et Alexandra Mikhaïlovna se trouva devant nous. Elle regardait étonnée ; son visage était plus pâle encore que de coutume ; ses jambes la portaient à peine. On voyait qu’elle avait fait de grands efforts pour venir jusqu’à nous quand elle avait entendu nos voix.

— Qu’y a-t-il ? De quoi parliez-vous ? demanda-t-elle en nous regardant avec étonnement.

Le silence dura quelques instants. Elle était pâle comme une morte. Je me jetai vers elle, l’embrassai fortement et l’entraînai dans son boudoir.

Piotr Alexandrovitch nous suivit. Je cachai mon visage sur la poitrine d’Alexandra Mikhaïlovna et l’embrassai de plus en plus fort.

— Qu’as-tu ? Qu’avez-vous ? demanda-t-elle pour la seconde fois.

— Demandez-le-lui. Hier vous l’avez défendue si chaleureusement ! dit Piotr Alexandrovitch en tombant lourdement dans un fauteuil.

J’étreignais de plus en plus fort Alexandra Mikhaïlovna.

— Mon Dieu ! Qu’y a-t-il donc ? prononça-t-elle terriblement effrayée. Vous êtes si surexcités tous les deux. Elle tremble, elle pleure... Annette, dis-moi ce qui s’est passé entre vous ?

— Non, permettez, moi d’abord... dit Piotr Alexandrovitch en s’approchant de nous. Il me prit par le bras et m’éloigna d’Alexandra Mikhaïlovna.

— Restez ici, dit-il en m’indiquant le milieu de la chambre. Je veux vous juger devant elle qui vous a tenu lieu de mère. Et vous, calmez-vous, et asseyez-vous, ajouta-t-il en aidant Alexandra Mikhaïlovna à s’asseoir dans un fauteuil. Je regrette de ne pouvoir vous délivrer de cette pénible explication, mais elle est nécessaire.

— Mon Dieu ! Que peut-il y avoir ! prononça Alexandra Mikhaïlovna affreusement angoissée et portant son regard tantôt sur moi, tantôt sur son mari.

Je me tordais les mains, pressentant le moment fatal. De lui je n’attendais plus de pitié.

— En un mot, poursuivit Piotr Alexandrovitch, je voudrais que vous fussiez juge avec moi... Toujours (c’est une de vos fantaisies), toujours vous aviez pensé, mais, je ne sais comment m’exprimer... je rougis de telles suppositions... en un mot, vous la défendiez, vous m’accusiez d’une sévérité déplacée, vous faisiez allusion à un autre sentiment qui, soi-disant, provoquait cette sévérité, vous... Mais je ne sais pas pourquoi je ne surmonterais pas mon embarras à l’idée de vos suppositions, pourquoi je ne parlerais pas ouvertement, devant elle... En un mot, vous...

— Oh ! vous ne ferez pas cela ! Non, vous ne le direz pas !.. s’écria Alexandra Mikhaïlovna toute émue, rouge de honte. Non, vous aurez pitié d’elle. C’est moi qui ai imaginé tout cela ! Maintenant je n’ai plus aucun soupçon. Pardonnez-moi ! Excusez-moi ! Je suis malade, il faut me pardonner. Mais seulement ne lui dites pas... Non... Annette, dit-elle en avançant vers moi, Annette, va-t’en d’ici, plus vite, plus vite. Il plaisantait... C’est moi qui suis coupable de tout cela... C’est une plaisanterie déplacée...

— En un mot vous étiez jalouse d’elle, dit Piotr Alexandrovitch, jetant ses paroles sans pitié en réponse à sa supplication.

Elle poussa un cri, pâlit et s’appuya à un siège, ses jambes ne pouvant plus la soutenir.

— Que Dieu vous pardonne, prononça-t-elle enfin d’une voix faible. Pardonne-moi, Niétotchka ; pardon pour lui... C’est moi qui suis coupable de tout cela... j’étais malade et...

— Mais c’est de la tyrannie ! C’est une honte, une lâcheté ! m’écriai-je folle de rage, comprenant enfin tout, comprenant pourquoi il avait voulu me juger devant sa femme. C’est digne de mépris, vous...

— Annette ! s’écria Alexandra Mikhaïlovna, terrifiée, en me saisissant la main.

— Comédie, comédie et rien de plus ! prononça Piotr Alexandrovitch très ému. Comédie, vous, dis-je, continua-t-il en regardant fixement sa femme. Et dans cette comédie, la seule bernée, c’est vous. Croyez que nous..., prononça-t-il en suffoquant et en me désignant, croyez, que nous n’aurons pas peur de pareilles explications. Croyez que nous ne sommes déjà plus si chastes... pour nous offenser, rougir, et nous boucher les oreilles, quand on nous parle de choses pareilles. Excusez, je m’exprime nettement, grossièrement peut-être, mais il le faut ainsi... Êtes-vous sure, madame, de la bonne conduite de cette... demoiselle ?

— Mon Dieu ! qu’avez-vous ? Vous vous oubliez, prononça Alexandra Mikhaïlovna médusée, morte de peur.

— Je vous prie..., pas de phrases, continua d’un ton méprisant Piotr Alexandrovitch. Je n’aime pas cela. La chose est simple, vulgaire, nullement compliquée. Je vous interroge sur sa conduite. Connaissez-vous...

Mais je ne le laissai pas achever. Le saisissant par le bras, je le tirai violemment de côté ; encore un moment et tout pouvait être perdu.

— Ne parlez pas de la lettre, chuchotai-je rapidement, vous la tueriez sur le coup. Elle ne peut pas me juger, parce que je sais tout... Comprenez-vous, je sais tout !

Il me regarda fixement, avec une curiosité sauvage, et se troubla. Le sang lui monta au visage.

— Je sais tout, tout, répétai-je.

Il hésitait encore. La question était au bout de ses lèvres. Je le prévins.

— Voici, ce qu’il y a eu, dis-je à haute voix, très vite, en m’adressant à Alexandra Mikhaïlovna, qui nous regardait très étonnée. Je suis seule coupable. Il y a déjà quatre ans que je vous trompe. Je me suis approprié la clef de la bibliothèque et pendant quatre ans j’ai lu en cachette. Piotr Alexandrovitch m’a surprise lisant un livre qui... ne pouvait pas, ne devait pas être entre mes mains. Dans sa crainte pour moi, il a exagéré le danger à vos yeux. Mais je ne me justifie pas. Je suis coupable. La tentation était plus forte que moi et, ayant commis cette faute une fois, j’ai eu honte ensuite d’avouer mon acte. Voilà tout, presque tout ce qui s’est passé entre nous...

— Bien imaginé ! chuchota près de moi Piotr Alexandrovitch.

Alexandra Mikhaïlovna m’écoutait avec une attention profonde, mais la méfiance se reflétait sur son visage. Elle regardait à tour de rôle tantôt moi, tantôt son mari. Le silence s’établit. Je respirais à peine. Elle inclina la tête sur sa poitrine et ferma les yeux, pesant évidement chacun des mots que j’avais prononcés. Enfin elle releva la tête et me regarda fixement.

— Niétotchka, mon enfant, je sais que tu ne sais pas mentir, prononça-t-elle. C’est tout ce qui s’est passé, absolument tout ?

— Tout, répondis-je.

— Est-ce tout ? demanda-t-elle à son mari.

— Oui, tout, dit-il avec effort, tout.

Je respirai.

— Tu me donnes ta parole, Niétotchka ?

— Oui, répondis-je sans hésiter.

Mais je ne pus m’empêcher de regarder Piotr Alexandrovitch. Il souriait en m’entendant donner ainsi ma parole. Je rougis et mon trouble n’échappa point à la pauvre Alexandra Mikhaïlovna. Une angoisse indicible se reflétait sur son visage.

— C’est bien, dit-elle tristement. Je vous crois. Je ne puis pas ne pas vous croire.

— Je pense que cet aveu suffit, prononça Piotr Alexandrovitch. Vous avez entendu ?

Alexandra Mikhaïlovna ne répondit point. La scène devenait de plus en plus pénible.

— Demain même je réviserai tous les livres, continua Piotr Alexandrovitch. Je ne sais pas ce qu’il y avait encore là-bas, mais...

— Et quels livres a-t-elle lus ? demanda Alexandra Mikhaïlovna.

— Quels livres ? Répondez, vous, dit-il en s’adressant à moi. Vous savez mieux expliquer. Expliquez, dit-il avec un sourire retenu.

J’étais confuse et ne pouvais prononcer une parole. Alexandra Mikhaïlovna rougit et baissa les yeux. Un long silence suivit. Piotr Alexandrovitch marchait à travers la chambre.

— Je ne sais ce qu’il y a eu entre vous, commença enfin Alexandra Mikhaïlovna, en prononçant craintivement chaque mot, mais si ce n’est que cela, continua-t-elle, si ce n’est que cela... je ne comprends pas pourquoi nous tous devons être si tristes et si désespérés. C’est moi en cela qui suis la plus coupable, moi seule, et cela me tourmente. J’ai négligé son éducation, et c’est moi qui dois répondre pour tout. Elle doit me pardonner ; je m’accuse et n’ose la blâmer. Mais, de nouveau, pourquoi devons-nous désespérer ? Le danger est passé. Regardez-la, dit-elle en s’animant de plus en plus et jetant un regard scrutateur sur son mari. Regardez-la. Cet acte imprudent a-t-il eu des conséquences quelconques ? Est-ce que je ne la connais pas, elle, mon enfant, ma fille ? Est-ce que je ne sais pas que son cœur est pur et noble, que dans cette jolie tête, continua-t-elle en me caressant et m’attirant vers elle, l’esprit est clair et que sa conscience a peur du mensonge ? Assez, mes amis, assez. Sûrement quelque chose d’autre s’est glissé entre nous et a mis sur nous son ombre hostile, mais nous en triompherons par l’amour, par l’accord. Peut-être y a-t-il entre nous trop de choses qui n’ont pas été dites, et la faute m’en est-elle imputable. C’est moi la première qui me suis cachée de vous ; c’est moi qui ai eu Dieu sait quels soupçons... Mais... Si nous nous sommes expliqués un peu, vous deux devez me pardonner, parce que... parce qu’enfin il n’y a pas grand péché dans ce que j’ai soupçonné...

Après avoir dit cela, elle regarda son mari timidement, en rougissant, et, angoissée, attendit ses paroles. À mesure qu’il l’écoutait, un sourire moqueur se montrait sur ses lèvres. Il cessa de marcher et s’arrêta droit devant elle. Il semblait jouir de sa confusion.

Ce regard fixé sur elle la troubla. Il attendit un moment comme se demandant ce qui allait se passer ensuite. La gêne d’Alexandra Mikhaïlovna redoublait. Enfin il interrompit la pénible scène d’un rire long et moqueur.

— Je vous plains, pauvre femme, dit-il enfin sérieusement, en cessant de rire. Vous avez assumé une tâche au-dessus de vos forces. Qu’avez-vous voulu ? Vous avez voulu me pousser, par cette réponse, m’accabler de nouveaux soupçons ou mieux de vieux soupçons que vous avez mal cachés dans vos paroles. Le sens de vos paroles dit qu’il n’y a pas à se fâcher contre elle, qu’elle est très bonne même après la lecture de livres immoraux, dont la morale, il me semble, a déjà porté quelques fruits, et qu’enfin vous-même vous portez garante pour elle, n’est-ce pas ? Puis, après avoir expliqué cela, vous faites allusion à quelque chose d’autre. Il vous semble que ma méfiance et ma sévérité partent d’un autre sentiment. Hier vous avez même fait une allusion... Je vous en prie, ne m’interrompez pas, j’aime à parler nettement. Hier, vous avez fait allusion que chez certaines personnes l’amour ne peut se manifester autrement que par de la dureté, des soupçons, des persécutions. Je ne me rappelle pas bien si ce sont exactement ces termes que vous avez employés hier... je vous en prie, ne m’interrompez pas. Je connais bien votre pupille, elle peut tout entendre. Je vous répète, pour la centième fois, tout. Vous êtes trompée. Mais je ne sais pas pourquoi il vous plaît d’insister tant pour faire de moi un homme pareil, pourquoi vous voulez m’affubler de ce vêtement grotesque. Ce n’est pas de mon âge, l’amour pour cette fille. Et enfin, croyez-moi, madame, je connais mon devoir et je sais ce que j’ai dit autrefois : que le crime restera toujours le crime, que le péché restera toujours le péché... Mais assez, assez, et que je n’entende plus parler de ces vilenies.

— Eh bien, soit, que je supporte tout cela seule, prononça-t-elle enfin en sanglotant et en m’embrassant. Que mes soupçons soient honteux ! Mais toi, ma pauvre petite, pourquoi es-tu condamnée à écouter de pareilles offenses ? Et je ne puis pas te défendre. Je n’ai pas le droit de parler. Mon Dieu ! Non, je ne puis pas me taire, monsieur ! Je ne supporterai pas cela ! Votre conduite est folle.

Alexandra Mikhaïlovna pleurait.

— Assez, assez, chuchotai-je en essayant de calmer son émotion, et craignant que ce coup cruel ne lui fit perdre patience.

— Mais, femme aveugle ! s’écria-t-il ; vous ne savez donc pas, vous ne voyez donc pas...

Il s’arrêta un moment.

— Allez-vous en ! dit-il en s’adressant à moi et arrachant ma main de celle d’Alexandra Mikhaïlovna. Je ne vous permettrai pas de toucher ma femme. Vous la souillez, vous l’offensez par votre présence. Moi aussi, s’écria-t-il, je dirai tout, tout. Écoutez, continua-t-il en s’adressant à Alexandra Mikhaïlovna. Écoutez...

— Taisez-vous ! m’écriai-je en m’avançant. Taisez-vous !

— Écoutez...

— Taisez-vous au nom...

— Au nom de quoi, mademoiselle ? m’interrompit-il vivement en me regardant dans les yeux. Au nom de quoi ? Sachez donc que j’ai arraché de ses mains la lettre de son amant ! Voilà ce qui se passe dans notre maison ; voilà ce qui se fait près de vous ; voilà ce que vous n’avez pas vu et n’avez pas remarqué.

Je me soutenais à peine. Alexandra Mikhaïlovna était pâle comme une morte.

— Ce n’est pas possible ! murmura-t-elle d’une voix à peine perceptible.

— Je l’ai vue, cette lettre, madame, je l’ai tenue entre mes mains ; j’en ai lu les premières lignes, et ne m’y suis pas trompé. La lettre était de son amant ! Elle me l’a arrachée des mains ; maintenant c’est elle qui a cette lettre. C’est clair, il n’y a pas le moindre doute, et si vous doutez encore, vous n’avez qu’à la regarder.

— Niétotchka ! s’écria Alexandra Mikhaïlovna en se jetant vers moi... Non, non ! Ne parle pas, ne parle pas ! Je ne veux pas savoir comment cela est arrivé !... Mon Dieu ! Mon Dieu !

Elle sanglotait et restait le visage dans ses mains.

— Mais non ! Ce n’est pas possible ! s’écria-t-elle de nouveau. Vous vous êtes trompé. J’ai... Je sais ce que cela signifie, prononça-t-elle en regardant fixement son mari

— Tu ne me tromperas pas, toi, tu ne peux pas me tromper ! Raconte-moi tout sans rien cacher. Il s’est trompé, n’est-ce pas ? Il a vu autre chose. Il est aveuglé, n’est-ce pas ? Écoute, Annette, mon enfant, pourquoi ne pas me dire tout...

— Répondez, répondez donc ! dit Piotr Alexandrovitch. Répondez. Ai-je vu ou non la lettre dans vos mains ?

— Oui, répondis-je, étouffant d’émotion.

— C’est une lettre de votre amant ?

— Oui.

— Votre liaison dure encore ?...

— Oui, oui, oui, dis-je, ne comprenant rien et répondant affirmativement à toutes ses questions pour mettre fin à cette torture.

— Vous avez entendu ! Eh bien, que dites-vous maintenant ? Croyez-moi, votre cœur est trop bon, trop confiant, ajouta-t-il en prenant là main de sa femme. Vous voyez maintenant qui est cette... demoiselle. Il y a longtemps que j’avais remarqué tout cela et je suis heureux de vous l’avoir enfin montrée telle qu’elle est. Il m’était pénible de la voir près de vous, dans vos bras, à notre table, enfin dans ma maison... Votre aveuglement me révoltait. Voilà pourquoi, et uniquement pourquoi, je faisais attention à elle : je la surveillais. C’est cette attention que vous avez remarquée et Dieu sait quels soupçons vous avez conçus. Mais maintenant la situation est claire, tout doute est dissipé, et demain, mademoiselle, demain même, vous ne serez plus dans cette maison, termina-t-il en s’adressant à moi.

— Attendez ! dit Alexandra Mikhaïlovna en se levant de son siège. Je ne crois pas à toute cette histoire... Ne me regardez pas si terriblement et ne vous moquez point de moi... Annette, mon enfant, viens près de moi ; donne-moi la main. Nous tous sommes des pécheurs, dit-elle d’une voix tremblante et regardant humblement son mari. Et qui de nous peut refuser une main secourable ?... Donne-moi la main, Annette, ma chère enfant. Je ne suis ni plus digne, ni meilleure que toi ; tu ne peux m’offenser par ta présence, parce que moi aussi, je suis une pécheresse...

— Madame ! s’écria Piotr Alexandrovitch étonné, madame ! Retenez-vous... n’oubliez pas...

— Je n’oublie rien. Ne m’interrompez pas et laissez-moi achever. Vous avez vu entre ses mains une lettre, vous l’avez même lue. Vous dites, et elle l’avoue, que c’est une lettre de celui qu’elle aime. Mais est-ce que cela prouve qu’elle soit criminelle ? Est-ce que cela vous permet de la traiter ainsi devant votre femme ? Oui, monsieur, est-ce que vous savez comment cela s’est passé ?

— Alors il ne me reste qu’à lui demander pardon ! C’est ce que vous voulez ? s’écria Piotr Alexandrovitch. J’ai perdu patience en vous écoutant. Pensez à ce que vous dites ! Savez-vous de quoi vous parlez ? Savez-vous qui vous défendez ? Je vois tout...

— Et vous ne voyez pas le principal, parce que la colère et l’orgueil vous aveuglent. Vous ne voyez pas ce que je défends et de quoi je veux parler. Ce n’est pas le vice que je défends, mais n’avez-vous donc pas compris que peut-être cette enfant est innocente ? Oui, je ne défends pas le vice. Oui, si elle était épouse, mère, et avait oublié ses devoirs, alors je serais d’accord avec vous. Vous voyez que je ne me ménage pas. Mais si elle a reçu cette lettre sans penser à mal ? Si elle a été entraînée par un sentiment inexpérimenté et que personne n’ait été là pour la retenir ? Si c’est moi qui suis la principale coupable, parce que je n’ai pas surveillé son cœur ? Si cette lettre est la première ? Si avec vos soupçons grossiers vous avez souillé son plus cher sentiment ? Si vous avez sali son imagination par vos remarques cyniques sur cette lettre ? Si vous n’avez pas vu cette pudeur, virginale qui brille sur son visage, et que je vois maintenant, que j’ai vue quand elle, souffrant, ne sachant que dire, répondait par l’aveu à vos questions inhumaines ?... Oui, oui, c’est inhumain, c’est cruel, je ne vous reconnais pas... Je ne vous pardonnerai jamais cela, jamais, jamais...

— Mais ayez pitié de moi ! Ayez pitié de moi ! m’écriai-je en la serrant dans mes bras. Croyez-moi, ne me repoussez pas !...

Je tombai à genoux devant elle.

— Si enfin, continua-t-elle d’une voix entrecoupée, si enfin je n’étais pas près d’elle, et si vous l’aviez effrayée par vos paroles au point que la pauvre enfant se croie coupable ; si vous aviez troublé sa conscience, son âme et le repos de son cœur ?... Mon Dieu ! Vous avez voulu la chasser de la maison ! Mais savez-vous envers qui on agit de la sorte ? Savez-vous que si vous la chassez, vous nous chasserez toutes deux, elle et moi ? Vous m’avez entendu, monsieur...

Ses yeux brillaient, sa poitrine haletait, son excitation arrivait au paroxysme.

— Assez, madame, je vous ai entendue. Assez ! s’écria enfin Piotr Alexandrovitch. Assez ! Je sais qu’il existe des passions platoniques, je le sais pour mon malheur, madame, et si vous vous sentez coupable, si vous avez quelque faute sur la conscience, ce n’est pas à moi, madame, à vous le rappeler. Si enfin l’idée de quitter ma maison vous plaît... alors il me reste à vous dire que vous avez eu tort de ne pas mettre à exécution ce projet quand le moment était opportun de le faire, il y a de cela... Si vous l’avez oublié, je vous rappellerai combien d’années...

Je regardai Alexandra Mikhaïlovna. Elle s’appuyait sur moi, ses yeux étaient mi-clos ; encore un moment et elle allait tomber sans connaissance.

— Au nom de Dieu ! Cette fois ayez pitié d’elle ! Ne prononcez pas un mot de plus ! m’écriai-je, oubliant qu’ainsi je me trahissais.

Mais il était déjà trop tard. Un faible cri répondit à mes paroles, et la pauvre femme évanouie s’affaissa sur le sol.

— Tuée ! Vous l’avez tuée ! dis-je. Appelez les gens. Sauvez-la, si vous pouvez. Je vous attends dans votre cabinet. J’ai besoin de vous parler. Je vous dirai tout.

— Mais quoi, quoi ?

— Après.

La syncope et la crise durèrent deux heures. Toute la maison était en émoi. Le docteur hochait la tête. Au bout de ces deux heures, j’allai dans le cabinet de travail de Piotr Alexandrovitch. Il venait de quitter sa femme ; il marchait de long en large et se mordait les ongles jusqu’au sang. Il était pâle ; jamais je ne l’avais vu ainsi.

— Que voulez-vous me dire ? fit-il d’une voix rauque.

— Voici la lettre que vous m’avez arrachée. La reconnaissez-vous ?

— Oui.

— Prenez-la.

Il prit la lettre. Je l’observais attentivement. Au bout de quelques minutes il tourna rapidement la quatrième page et lut la signature. Je vis comment le sang lui monta au visage.

— Qu’est-ce que cela ? me demanda-t-il profondément étonné.

— Il y a trois ans que j’ai trouvé celle lettre dans un livre. J’ai compris qu’elle y avait été oubliée. Je l’ai lue et j’ai tout appris. Depuis, cette lettre ne m’a pas quittée, parce que je n’avais à qui la remettre. À elle, je ne pouvais pas. À vous... Mais vous ne pouvez ignorer le contenu de celle lettre et toute cette triste histoire... Pourquoi avez-vous feint, je ne sais pas ; je ne puis pas encore pénétrer votre âme obscure. Vous vouliez garder une supériorité sur elle ; mais pourquoi ? Pour triompher de l’imagination troublée d’une malade, pour lui prouver qu’elle s’était trompée, que vous étiez plus irréprochable qu’elle ? Et vous avez atteint votre but : son soupçon était l’idée fixe d’un esprit qui s’éteint ; c’était peut-être la dernière plainte d’un cœur brisé contre l’injustice d’un arrêt humain. « Quelle importance que vous l’ayez aimée ! » Voilà ce qu’elle disait, ce qu’elle voulait vous prouver. Votre orgueil, voire égoïsme jaloux furent sans pitié ! Adieu. Je n’ai pas besoin d’explications. Mais prenez garde, maintenant je vous connais, ne l’oubliez pas.

J’allai dans ma chambre, me rendant à peine compte de ce qui s’était passé. Ovroff, le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, m’arrêta près de la porte.

— Je désirerais vous parler, dit-il en me saluant respectueusement.

Je le regardai, comprenant à peine ce qu’il me disait.

— Plus tard. Excusez-moi… Je suis souffrante, dis-je enfin en passant devant lui.

— C’est bon. À demain, dit-il, en me saluant avec un sourire ambigu.

Mais peut-être ne fut-ce chez moi qu’une impression.

Tout cela avait passé devant mes yeux comme dans un brouillard.

 

FIN

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource et sur le site de la Bibliothèque le 15 janvier 2011.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.