LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Fyodor Dostoïevski

(Достоевский Фёдор Михайлович)

1821 — 1881

 

 

 

 

LE GRAND INQUISITEUR

(Великий инквизитор)

 

 

 

1880

 

 

 

 

 

 

Traduction de Victor Derély parue dans la Revue contemporaine, 1886.

 


Ces pages sont empruntées au dernier roman de Dostoïevski, Les Frères Karamasoff, dont elles constituent l’épisode le plus saisissant. L’un des personnages du roman, le littérateur Ivan Karamasoff raconte à son frère Aliocha, qui lui fait des objections, le sujet d’une sorte de poème théologique : Le Christ en Espagne.

Il a désiré se montrer, ne fût-ce qu’un instant, au peuple, à cette multitude malheureuse, souffrante, plongée dans l’infection du péché, mais qui L’aime d’un amour enfantin. L’action se passe en Espagne, à Séville, à l’époque la plus terrible de l’Inquisition, lorsque chaque jour on faisait, pour la plus grande gloire de Dieu :

 

Des autodafés magnifiques

De ces sacripants d’hérétiques.

 

Oh, sans doute, ce n’est point la venue qu’il opérera, selon sa promesse, à la fin des temps, dans toute sa gloire céleste, et qui sera soudaine « comme l’éclair qui brille depuis l’Orient jusqu’à l’Occident ». Non, Il a voulu, ne fût-ce qu’un instant, visiter ses enfants, et Il a choisi justement le lieu où flambaient les bûchers des hérétiques. Mû par son infinie pitié, Il vient encore une fois parmi les hommes, sous cette même forme humaine qu’il a revêtue durant trente-trois années quinze siècles auparavant. Il descend dans les « rues brûlantes » d’une ville méridionale où, la veille précisément, dans un « autodafé magnifique », en présence du roi, des grands, des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, devant toute la population de Séville, le cardinal grand inquisiteur a brûlé en une seule fois près d’une centaine d’hérétiques ad majorem gloriam Dei. Il apparaît modestement. Il ne cherche point à attirer l’attention, et voilà que — chose étrange — tous Le reconnaissent. Ce pourrait être une des plus belles pages du poème, si je parvenais à bien expliquer le pourquoi de cette reconnaissance. Le peuple entraîné vers Lui par une force invincible L’entoure, se presse sur son passage, se met à sa suite. Silencieusement, il traverse les rangs de la foule avec un doux sourire qui exprime une infinie compassion. Un soleil d’amour embrase son cœur, ses yeux lancent des rayons de Lumière, de Science et de Force qui, en tombant sur les hommes, éveillent chez ceux-ci une réciprocité d’amour. Il leur tend les bras. Il les bénit ; de son contact, du contact même de ses vêtements se dégage une vertu curative. Parmi les personnes présentes se trouve un vieillard, aveugle depuis son enfance. « Seigneur », s’écrie-t-il, « guéris-moi, et je Te verrai ! » Il tombe comme une écaille de ses yeux et l’aveugle Le voit. Le peuple pleure et baise la terre sur laquelle Il marche. Les enfants jettent des fleurs devant Lui, ils chantent et lui crient : « Hosannah ! » « C’est Lui, c’est Lui-même ! » répète tout le monde, « ce doit être Lui, ce ne peut être que Lui. » Il s’arrête sur le parvis de la cathédrale de Séville au moment même où un petit cercueil blanc est porté dans le temple, au milieu des lamentations : dans cette bière ouverte repose une enfant de dix-sept ans, la fille d’un des notables de la ville. Le petit cadavre est couché sur des fleurs. « Il ressuscitera ton enfant », crie-t-on dans la foule à la mère en pleurs. L’ecclésiastique venu à la rencontre du cercueil regarde d’un air étonné et fronce le sourcil. Mais soudain la mère éplorée de la défunte fait entendre sa voix : « Si c’est Toi, ressuscite mon enfant ! » s’écrie-t-elle, en se prosternant à ses pieds. Le cortège s’arrête, on dépose le cercueil sur le parvis, devant Lui. Il le considère avec une expression de pitié et une fois encore ses lèvres prononcent doucement : « Tâlipha Koumi — lève-toi, jeune fille ! » La morte se soulève dans le cercueil, s’assied, sourit ; ses yeux s’ouvrent et elle promène autour d’elle un regard étonné. Elle tient dans les mains le bouquet de roses blanches avec lequel on l’a ensevelie. Le peuple est saisi de stupeur, on n’entend que des cris, des sanglots. Et voilà que dans ce moment même passe tout à coup sur la place, près de la cathédrale, le grand inquisiteur en personne. C’est un vieillard presque nonagénaire, à la taille haute et droite, au visage d’une maigreur ascétique ; ses yeux sont profondément enfoncés dans leurs orbites, mais l’âge n’en a pas encore éteint la flamme. Oh ! il ne porte plus maintenant le superbe costume de cardinal qu’il offrait hier à l’admiration du peuple, pendant qu’on brûlait les ennemis de l’église romaine, — non, dans l’instant présent il n ;a sur lui que sa vieille et grossière soutane de moine. Ses sombres collaborateurs et les estafiers du Saint-Office le suivent à distance respectueuse. Il s’arrête en face de la foule et observe de loin. Il a tout vu, il a vu qu’on déposait le cercueil aux pieds de l’Étranger, il a vu la résurrection de la jeune fille, et son visage s’est assombri. Il fronce ses épais sourcils blancs et son regard brille d’un éclat sinistre. Il tend le doigt et ordonne aux estafiers de Le saisir. Sa puissance est telle, il a si bien habitué le peuple à lui obéir en tremblant, qu’aussitôt la foule s’écarte devant les sbires ; au milieu d’un silence de mort, ceux-ci mettent la main sur Lui et L’emmènent. La multitude, comme un seul homme, se courbe jusqu’à terre devant le vieil inquisiteur qui la bénit, silencieusement et continue son chemin. Les estafiers conduisent le Captif à la prison de la Sainte-Inquisition où ils L’enferment dans une étroite et obscure cellule. La journée se passe ; arrive la nuit, une nuit de Séville, sombre, chaude, étouffante. L’odeur des lauriers et des citronniers remplit l’atmosphère. Au milieu des ténèbres, la porte de fer du cachot s’ouvre tout à coup, livrant passage au grand inquisiteur lui-même. Une lampe à la main, le vieillard s’avance lentement. Il est seul, la porte se referme aussitôt sur lui. Il s’arrête à l’entrée et longtemps, pendant une ou deux minutes, il contemple le visage du Prisonnier. À la fin il s’approche doucement, pose la lampe sur la table et Lui parle :

— C’est Toi ? Toi ?

Mais, sans attendre la réponse, il se hâte de poursuivre :

— Ne réponds pas, tais-Toi. D’ailleurs, que pourrais-Tu dire ? Je sais trop bien ce que Tu dirais. Mais Tu n’as pas le droit d’ajouter quoi que ce soit à ce qui a été dit déjà par Toi auparavant. Pourquoi donc es-Tu venu nous déranger ? Car Tu es venu nous déranger, et Tu ne l’ignores pas. Mais sais-Tu ce qui arrivera demain ? Je ne sais qui Tu es et ne veux pas savoir si Tu es Lui ou seulement son image, mais, quoi qu’il en soit, demain je Te condamnerai et Te ferai périr dans les flammes, comme le plus pervers des hérétiques ; et ce même peuple qui aujourd’hui a baisé Tes pieds, demain, sur un signe de moi, s’empressera d’apporter des fagots à Ton bûcher, — sais-Tu cela ? Oui, Tu le sais peut-être, ajoute-t-il d’un air pensif, en tenant toujours ses yeux attachés sur le visage de son prisonnier.

— Je ne comprends pas du tout ce que c’est que cela, Ivan, observa en souriant Aliocha qui jusqu’alors avait écouté sans rien dire : — est-ce une fantaisie, ou une erreur du vieillard, quelque impossible quiproquo ?

Ivan se mit à rire.

— Accepte la dernière hypothèse, si le réalisme contemporain t’a gâté à un tel point que tu ne puisses rien supporter de fantastique : tu veux que ce soit un quiproquo, va pour un quiproquo. D’ailleurs, c’est bien naturel, poursuivit-il avec un nouveau rire, — le vieillard est nonagénaire et son idée a pu le rendre fou depuis longtemps. Il se peut que le prisonnier l’ait frappé par son extérieur. Enfin ce peut n’être qu’un pur délire, le rêve d’un vieillard de quatre-vingt-dix ans qui touche à sa dernière heure, et dont l’imagination est encore échauffée par le spectacle de la veille : l’autodafé de cent hérétiques. Mais, fantaisie ou quiproquo, qu’est-ce que cela nous fait ? Il n’y a ici qu’une chose importante, c’est que le vieillard parle et révèle à haute voix ce qu’il a tu pendant quatre-vingt-dix ans.

— Et le captif reste silencieux ? Il se borne à le regarder sans dire un seul mot ?

— Mais, dans tous les cas, Il doit se taire, reprit gaiement le narrateur. — Le vieillard même lui fait observer qu’il n’a pas le droit d’ajouter une syllabe à ce qui a déjà été dit. Si tu veux, c’est là le trait le plus fondamental du catholicisme romain, à mon avis, du moins : « Tout, dit-il, a été transmis par Toi au pape ; tout, par conséquent, appartient maintenant au pape, donc nous n’avons que faire de Ta présence, ne viens pas nous déranger ». C’est dans ce sens que parlent et écrivent les jésuites. Moi-même j’ai lu cela dans leurs théologiens. « As-Tu le droit de nous annoncer un seul des secrets du monde d’où Tu es venu ? » — Lui demande mon vieillard, et il fait lui-même la réponse : — « Non, Tu n’en as pas le droit, puisque agir ainsi, ce serait ajouter à ce qui a été déjà dit auparavant et ôter aux hommes cette liberté dont Tu soutenais si ardemment la cause quand Tu étais sur la terre. Tout ce que Tu révélerais de nouveau porterait atteinte à la liberté de la foi chez les hommes, car cette révélation leur apparaîtrait comme un miracle, et autrefois, il y a quinze siècles, rien ne T’était plus cher que la liberté de leur foi. N’est-ce pas Toi qui alors disais si souvent : « Je veux vous rendre libres » ? Mais voilà que maintenant Tu as vu ces hommes « libres », ajoute brusquement le vieillard avec un sourire méditatif. — Oui, cette affaire nous a coûté cher, continue-t-il en le regardant sévèrement, — mais enfin nous l’avons achevée, en Ton nom. Pendant quinze siècles cette liberté nous a donné bien du mal, mais à présent, c’est fini, bien fini. Tu ne le crois pas ? Tu jettes sur moi un doux regard et Tu ne me fais même pas l’honneur de T’indigner ? Mais sache que jamais ces gens ne se sont crus plus complètement libres qu’aujourd’hui, et pourtant eux-mêmes nous ont apporté leur liberté et l’ont déposée humblement à nos pieds. Mais c’est nous qui avons fait cela ; était-ce cela, était-ce une pareille liberté que Tu voulais ? »

— Voilà encore une chose que je ne comprends pas, interrompit Aliocha, — il fait de l’ironie, il plaisante ?

— Pas du tout. Il considère précisément comme un mérite pour lui et pour les siens d’avoir enfin supprimé la liberté, en vue de rendre les hommes heureux. « Car maintenant pour la première fois (il parle, bien entendu, de l’époque où s’est établie l’inquisition) il est devenu possible de songer un peu au bonheur des hommes. L’être humain a été créé rebelle ; est-ce que des rebelles peuvent être heureux ? On T’avait prévenu, Lui dit-il. ce ne sont pas les avertissements et les conseils qui T’ont manqué, mais Tu ne les as pas écoutés. Tu as repoussé le seul moyen par lequel on pût rendre les hommes heureux ; mais, par bonheur, en T’en allant, Tu nous as légué la besogne. Tu as promis, Tu as donné Ta parole, Tu nous as conféré le droit de lier et de délier, et, sans doute Tu ne peux plus maintenant penser à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-Tu venu nous déranger ? »

— Et que signifient ces mots : « Ce ne sont pas les avertissements et les conseils qui T’ont manqué » ? demanda Aliocha.

— Tu vas le voir, la suite du discours l’explique :

« L’esprit terrible et intelligent, l’esprit de la négation et du néant, continue le vieillard, — le grand esprit T’a parlé dans le désert et les livres nous racontent qu’il T’a « tenté ». Est-ce vrai ? Et pouvait-on dire quelque chose de plus vrai que ce qu’il T’a annoncé dans les trois questions ou, pour employer le langage de l’Écriture, dans les trois « tentations » que Tu as repoussées ? Si jamais il s’est accompli sur la terre un miracle authentique, foudroyant, c’est ce jour-là, le jour des trois tentations. Le fait seul que ces trois questions ont été posées est par lui-même un miracle. Admettons par simple hypothèse que ces trois questions du terrible esprit aient complètement disparu des livres, et qu’il faille les inventer, les imaginer de nouveau pour les y replacer ; supposons que dans ce but on réunisse tous les sages de la terre — hommes d’État, princes de l’Église, savants, philosophes, poètes, et qu’on leur dise : imaginez, composez trois questions qui non-seulement correspondent à la grandeur de l’événement, mais, de plus, expriment en trois mots, en trois phrases humaines, toute l’histoire future du monde et de l’humanité, — penses-Tu que ce congrès de toutes les intelligences de la terre pourrait inventer quoi que ce soit d’aussi fort et d’aussi profond que les trois questions qui T’ont été posées alors dans le désert par le puissant et intelligent esprit ? Rien que d’après ces trois merveilleuses questions, on peut déjà comprendre que ce n’est pas à un esprit humain, contingent, que Tu as eu affaire, mais à l’esprit éternel, absolu. Car dans ces trois questions est, pour ainsi dire, condensée et prédite toute l’histoire ultérieure de l’humanité ; ce sont comme les trois formes dans lesquelles se concrètent toutes les insolubles contradictions historiques de la nature humaine sur toute la terre. Alors cela ne pouvait pas être encore aussi évident, parce que l’avenir était inconnu, mais maintenant que quinze siècles se sont écoulés, nous voyons que tout a été si bien deviné et prévu dans ces trois questions, qu’on ne peut rien y ajouter, rien en retrancher.

Décide donc Toi-même qui avait raison : Toi ou celui qui T’a interrogé alors ? Rappelle-Toi la première question ; en voici le sens, sinon le texte : « Tu veux aller dans le monde et y aller les mains vides, promettant une liberté que dans leur bêtise et leur perversité innées ils ne peuvent même pas comprendre, dont ils ont une peur affreuse, — car pour l’homme et pour la société humaine il n’y a jamais rien eu de plus insupportable que la liberté ! Mais vois-Tu ces pierres dans ce désert aride et nu ? Change-les en pains, et l’humanité courra derrière Toi, comme un troupeau, reconnaissante et soumise, quoique tremblant toujours que Tu ne retires Ta main et que Tes pains ne lui soient ôtés. » Mais Tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté et Tu as repoussé cette proposition, car que deviendrait la liberté, as-Tu pensé, si l’obéissance était achetée par des pains ? Tu as répondu que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-Tu qu’au nom de ce même pain terrestre l’esprit de la terre se dressera contre Toi, qu’il Te livrera bataille, qu’il Te vaincra, et que tous le suivront en s’écriant : « Qui est semblable à cette bête ? Elle nous a donné le feu du ciel ! » Sais-Tu que des siècles passeront et que l’humanité proclamera par la bouche de ses savants et de ses sages qu’il n’y a pas de crime et, par conséquent, pas de péché, qu’il n’y a que des affamés ? « Nourris-les et alors demande-leur des vertus ! » Voilà ce que la science et la sagesse humaine écriront sur le drapeau qu’elles lèveront contre Toi et par lequel Ton temple sera renversé. À la place de cet édifice il s’en fondera un autre, une nouvelle tour de Babel qui, sans doute, ne sera pas plus achevée que ne l’a été la première, mais Tu aurais pu en prévenir l’édification et épargner aux hommes mille ans de souffrances, — car ils viendront à nous après avoir, pendant mille ans, peiné à construire leur tour ! Alors de nouveau ils nous chercheront sous terre, dans les catacombes où nous nous cacherons (car nous serons encore persécutés et martyrisés), ils nous trouveront et crieront vers nous : « Nourrissez-nous, car ceux qui nous avaient promis le feu du ciel ne nous l’ont pas donné ». Et alors nous achèverons leur tour, car celui-là l’achèvera qui les nourrira, et nous seuls les nourrirons, en Ton nom : nous leur dirons faussement que c’est en Ton nom. Oh, jamais, jamais ils ne se nourriront sans nous ! Aucune science ne leur donnera du pain, aussi longtemps qu’ils resteront libres, mais, en fin de compte, ils déposeront leur liberté à nos pieds et ils nous diront : « Asservissez-nous, pourvu que vous nous donniez à manger ». Eux-mêmes finiront par comprendre que la liberté est incompatible avec le pain terrestre en abondance suffisante pour chacun, parce que jamais, jamais ils ne sauront faire le partage entre eux ! Ils se convaincront aussi qu’ils ne pourront jamais être libres, attendu qu’ils sont faibles, vicieux, nuls et mutins. Tu leur as promis le pain du ciel, mais, je le répète, peut-il entrer en comparaison avec celui de la terre, aux yeux de la race humaine qui est faible, qui est éternellement vicieuse et ignoble ? Et si, au nom du pain céleste, Tu attires à Toi des prosélytes par milliers et par dizaines de milliers, que deviendront ces millions, ces dizaines de millions, qui ne seront pas capables de mépriser le pain de la terre pour celui du ciel ? Ou bien n’aimes-Tu que les grands et les forts qui se comptent par dizaines de mille ; et les autres, nombreux comme les sables de la mer, ces êtres faibles mais qui T’aiment, les regardes-Tu seulement comme des matériaux pour les grands et les forts ? Non, à nous les faibles aussi sont chers. Ils sont vicieux et insubordonnés, mais à la fin ils ne laisseront pas de devenir obéissants. Ils nous admireront et nous regarderont comme des dieux parce que, en nous mettant à leur tête, nous aurons consenti à supporter le poids de la liberté et à régner sur eux, — tant, à la fin, ils auront peur d’être libres ! Mais nous dirons que nous sommes Tes disciples et que nous régnons en Ton nom. Nous les tromperons encore, car nous ne Te laisserons pas approcher de nous. Dans cette imposture consistera notre souffrance à nous autres, attendu que nous devrons mentir. Voilà ce que signifiait la première question dans le désert, et voilà ce que Tu as repoussé au nom de la liberté que Tu mettais au-dessus de tout. Et pourtant dans cette question était renfermé le grand secret de ce monde. En acceptant les « pains », Tu aurais répondu à l’éternelle et unanime préoccupation de l’humanité : — « devant qui s’incliner ? »

Il n’y a pas de souci plus constant et plus douloureux pour l’homme laissé libre, que de chercher au plus tôt un objet de vénération. Mais l’homme veut s’incliner devant ce qui est incontestable, devant ce qui réunit tous les humains dans un commun respect, car l’effort de ces lamentables créatures consiste à chercher non l’objet d’un culte particulier à moi ou à un autre, mais un être en qui tous croient, devant qui tous s’inclinent également. Ce besoin de l’universalité dans l’adoration est le principal tourment de l’homme individuel aussi bien que de l’humanité tout entière depuis le commencement des siècles. C’est pour réaliser cette adoration universelle qu’ils se sont exterminés par le glaive. Ils ont créé des dieux et ils se sont dit les uns aux autres : « Abandonnez vos dieux et venez adorer les nôtres, sinon mort à vous et à vos dieux ! » Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde, et lorsque les dieux auront disparu de la terre, ce sera la même chose : l’humanité se prosternera devant des idoles. Tu savais, Tu ne pouvais ignorer ce secret fondamental de la nature humaine, mais Tu as repoussé le drapeau qu’on Te mettait dans la main et qui seul T’aurait assuré sans conteste l’hommage de tous les hommes, — le drapeau du pain terrestre ; Tu l’as repoussé au nom de la liberté et du pain céleste. Regarde ce que Tu as fait ensuite. Et encore toujours au nom de la liberté ! Il n’y a pas, Te dis-je, de souci plus douloureux pour l’homme que de trouver à qui déléguer au plus tôt ce don de la liberté avec lequel vient au monde cette malheureuse créature. Mais celui-là seulement s’empare de la liberté des hommes, qui tranquillise leur conscience. Le pain Te fournissait un drapeau incontestable. Devant celui qui lui donnera le pain, l’homme s’inclinera, parce qu’il n’y a rien de plus indiscutable que le pain ; mais si en même temps quelqu’un, en dehors de Toi, s’empare de la conscience humaine, — oh, alors l’homme abandonnera même Ton pain pour suivre celui qui séduira sa conscience. En cela Tu avais raison. Car le secret de l’existence humaine ne consiste pas seulement à vivre, mais à avoir un motif de vivre. Si l’homme ne se représente pas fortement pourquoi il doit vivre, il ne consentira pas à vivre et se détruira plutôt que de rester sur la terre, lors même qu’il aurait autour de lui la plus grande quantité de pains. Tu as compris cela, mais quel parti as-Tu tiré de cette vérité ? Au lieu de confisquer la liberté des hommes, Tu l’as rendue plus large encore ! Ou bien as-Tu oublié que l’homme préfère la tranquillité, la mort même, au libre choix dans la connaissance du bien et du mal ? Rien ne séduit plus l’homme que la liberté de sa conscience ; rien aussi ne le tourmente davantage. Et voilà qu’au lieu de principes fermes, destinés à calmer la conscience humaine une fois pour toutes, Tu as pris tout ce qu’il y a d’extraordinaire, de conjectural, d’indéterminé, tout ce qui dépasse les forces des hommes, et, ce faisant, Tu as agi comme si Tu ne les aimais pas, Toi qui es venu donner Ta vie pour eux ! Au lieu de confisquer la liberté humaine, Tu l’as élargie et Tu as introduit pour toujours de nouveaux éléments de souffrance dans le domaine moral de l’homme. Tu désirais que celui-ci T’aimât d’un libre amour, qu’il Te suivît librement, séduit, subjugué par Toi. Au lieu de la dure loi ancienne, il devait d’un cœur libre décider désormais lui-même ce qui est bon et ce qui est mauvais, n’ayant devant lui pour se guider que Ton image, mais comment n’as-Tu pas pensé qu’il finirait par repousser et par contester même Ton image et Ta vérité, s’il était chargé d’un fardeau aussi terrible que la liberté du choix ? Ils s’écrieront à la fin que la vérité n’est pas en Toi, car il était impossible de les laisser dans l’embarras et dans la perplexité plus que Tu ne l’as fait, en leur léguant tant de soucis et de problèmes insolubles... Ainsi Tu as Toi-même préparé la ruine de Ton empire et Tu ne dois en accuser personne. Et pourtant était-ce cela qu’on T’avait proposé ? Il y a sur la terre trois forces qui seules peuvent soumettre à jamais la conscience de ces faibles insurgés, et cela pour leur bien, — ce sont : le miracle, le mystère et l’autorité. Tu les as écartées toutes trois. Le terrible et malin esprit T’a placé sur le faîte du temple et T’a dit : « Veux-Tu savoir si Tu es le Fils de Dieu, jette-Toi en bas, car il est dit de Lui que les anges le prendront avant qu’il ne touche la terre, et qu’il ne Lui arrivera aucun mal. Tu sauras alors si Tu es le Fils de Dieu et Tu prouveras quelle est Ta foi dans Ton Père. » Après avoir entendu ces paroles, Tu as repoussé la proposition et Tu ne t’est pas jeté en bas du temple. Oh, sans doute, Tu as agi en cette circonstance avec la sublime fierté d’un dieu, mais les hommes, cette race d’impuissants révoltés, sont-ce des dieux ? Tu as compris alors qu’au moindre pas, au premier mouvement fait pour Te jeter en bas du temple, Tu tenterais Dieu aussitôt, Tu perdrais Ta foi en lui, et Tu Te briserais sur le sol que Tu étais venu sauver, ce qui remplirait de joie l’esprit tentateur. Mais, je le répète, y a-t-il beaucoup d’êtres comme Toi ? Et as-Tu pu admettre un seul instant que les hommes seraient capables de résister à une pareille tentation ? La nature humaine a-t-elle été créée telle qu’elle puisse repousser le miracle et se contenter de la libre décision du cœur dans ces terribles moments de la vie où les questions les plus fondamentales et les plus poignantes se posent devant l’âme ? Oh ! Tu savais que Ton héroïque détermination serait conservée dans les livres, qu’elle parviendrait au plus lointain des âges et aux dernières limites de la terre, et Tu espérais qu’en T’imitant, l’homme aussi resterait avec Dieu sans avoir besoin du miracle. Mais Tu ignorais que, sitôt que l’homme repousse le miracle, il repousse du même coup Dieu, car il cherche moins Dieu que le miracle. Et comme l’homme n’est pas de force à se passer de miracles, il en produit une foule de nouveaux qui sont son œuvre, il s’incline devant les prodiges des magiciens, devant les enchantements des sorcières, fût-il cent fois révolté, hérétique et athée. Tu n’es pas descendu de la croix quand on Te criait par dérision : « Descends de la croix, et nous croirons que c’est Toi ». Tu n’es pas descendu, toujours parce que Tu ne voulais pas asservir l’homme par le miracle, parce qu’il Te fallait une foi libre et non arrachée au moyen du merveilleux. Tu désirais un amour libre et non les transports serviles d’un esclave devant la puissance qui l’a terrifié une fois pour toutes. Mais ici encore Tu T’es fait une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves, quoiqu’ils aient été créés rebelles. Regarde et juge, voilà que quinze siècles se sont écoulés, jette les yeux sur eux : qui as-Tu élevé jusqu’à Toi ? Je le jure, l’homme a été créé plus faible et plus bas que Tu ne le pensais ! Peut-il, peut-il accomplir ce que Tu as accompli ? Ayant pour lui tant d’estime, Tu as agi comme si Tu avais cessé de compatir à ses misères, car Tu as trop exigé de lui, — Toi pourtant qui l’as aimé plus que Toi-même ! L’estimant moins, Tu aurais moins exigé de lui et Tu lui aurais ainsi donné une plus grande marque d’amour, car son fardeau eût été plus léger. Il est faible et lâche. Qu’importe que maintenant il s’insurge partout contre notre autorité et s’enorgueillisse de sa révolte ? C’est l’orgueil d’un enfant et d’un écolier. Ce sont de petits enfants qui se soulèvent contre leur pion et le mettent à la porte de la classe. Mais la mutinerie de ces gamins aura un terme, elle leur coûtera cher. Ils renverseront les temples et ensanglanteront le sol. Mais ces enfants imbéciles finiront par comprendre que tout en étant des révoltés, ils sont des révoltés impuissants, incapables de supporter leur propre révolte. Versant de sottes larmes, ils sentiront enfin que celui qui les a créés rebelles a voulu sans doute se moquer d’eux. Ils diront cela dans leur désespoir et cette parole sera un blasphème qui les rendra encore plus malheureux, car la nature humaine ne supporte pas le blasphème et, au bout du compte, elle-même le châtie toujours. Ainsi l’inquiétude, la perplexité et le malheur, — voilà le partage actuel des hommes après que Tu as tant souffert pour leur liberté ! Ton grand prophète, dans sa vision allégorique, dit qu’il a vu tous ceux qui avaient part à la première résurrection et que, pour chaque génération, ils étaient douze mille. Mais s’il y en avait tant, c’étaient, pour ainsi dire, des dieux et non des hommes. Ils ont porté Ta croix, ils ont vécu des dizaines d’années dans un désert aride et nu, se nourrissant de sauterelles et de racines, — et, certes, Tu peux avec orgueil montrer ces enfants de la liberté, du libre amour, qui ont volontairement, magnifiquement fait abnégation d’eux-mêmes en Ton nom. Rappelle-Toi pourtant qu’ils n’étaient que quelques milliers et que c’étaient presque des dieux, mais le reste ? Est-ce leur faute, aux autres, aux faibles humains, s’ils n’ont pas pu supporter la même chose que les forts ? Est-ce la faute de l’âme faible si elle n’est pas capable de renfermer des dons si terribles ? Et se peut-il que réellement Tu ne sois venu que pour les élus ? S’il en est ainsi, il y a là un mystère et nous ne pouvons le comprendre. Mais si c’est un mystère, nous aussi avions le droit de prêcher le mystère, d’enseigner aux hommes que l’important n’est ni l’amour, ni la libre décision de leurs cœurs, mais le mystère, auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même à l’encontre de leur conscience. C’est aussi ce que nous avons fait. Nous avons corrigé Ton œuvre et l’avons fondée sur le miracle, le mystère, et l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau conduits comme un troupeau et de se voir enfin arracher du cœur le présent fatal qui leur avait causé tant de souffrances. Parle, avons-nous eu raison d’enseigner et d’agir de la sorte ? Se peut-il que nous n’aimions pas l’humanité, nous qui avons eu de sa faiblesse une conscience si émue, nous qui avons affectueusement allégé son fardeau, nous qui, par égard pour sa fragile nature, l’avons même autorisée à pécher, pourvu qu’elle nous en demandât la permission ? Et pourquoi gardes-Tu le silence, pourquoi Te bornes-Tu à fixer sur moi le regard pénétrant de Tes doux yeux ? Fâche-Toi, je ne veux pas de Ton amour, parce que moi-même je ne T’aime pas. Et pourquoi me cacherais-je de Toi ? Ne sais-je pas à qui je parle ? Ce que j’ai à Te dire T’est déjà connu, je lis cela dans Tes yeux. Et je Te cacherais notre secret ? Peut-être veux-Tu précisément l’entendre de ma bouche, eh bien, écoute : Nous ne sommes pas avec Toi, mais avec lui, voilà notre secret ! Il y a longtemps déjà, il y a huit siècles que nous ne sommes plus avec Toi mais avec lui. Depuis juste huit siècles, nous avons reçu de lui ce que Tu avais repoussé avec indignation, ce dernier don qu’il T’a offert, en Te montrant tous les royaumes terrestres : nous avons reçu de lui Rome et le glaive de César et nous nous sommes déclarés les seuls maîtres de la terre, quoique jusque présent nous n’ayons pas encore pu achever entièrement notre œuvre. Mais à qui la faute ? Oh, cette affaire n’en est qu’au début, mais elle est commencée. Son achèvement se fera encore longtemps attendre et la terre souffrira encore longtemps, mais nous atteindrons notre but, nous serons Césars, et alors nous penserons au bonheur universel des hommes.

Et pourtant, Toi aussi, Tu aurais pu alors prendre le glaive de César. Pourquoi as-Tu refusé ce dernier don ? En acceptant le troisième conseil du puissant esprit, Tu aurais fourni à l’homme tout ce qu’il cherche sur la terre, savoir : devant qui s’incliner, à qui remettre sa conscience et enfin comment s’unir pour ne former tous ensemble qu’une même fourmilière, car le besoin de l’union universelle est le troisième et dernier tourment des hommes. Toujours l’humanité dans son ensemble a tendu à l’unité mondiale. Il y a eu plusieurs grands peuples, dont l’histoire a été glorieuse, mais ces peuples ont été d’autant plus malheureux qu’ils se sont élevés plus haut, car ils sentaient plus fortement que les autres le besoin de l’union universelle des hommes. Les grands conquérants, les Timour et les Gengis-Khan ont parcouru la terre comme un ouragan dévastateur, mais eux aussi, sans en avoir conscience, exprimaient cette même tendance du genre humain vers l’unité. En prenant le monde et la pourpre de César, Tu aurais fondé l’empire universel et donné la paix à toute l’humanité. Car à qui appartient-il de régner sur les hommes, sinon à ceux qui sont maîtres de leur conscience, et dans les mains de qui se trouvent leurs pains ? Nous avons aussi pris le glaive de César ; ce faisant, sans doute, nous T’avons repoussé et nous sommes allés à lui. Oh ! il se passera encore des siècles de libertinage intellectuel, de science et d’anthropophagie, car après avoir commencé par élever leur tour de Babel sans nous, ils finiront par l’anthropophagie. Mais alors aussi la bête s’approchera de nous en rampant, léchera nos pieds et les arrosera de larmes sanglantes. Et nous nous assiérons sur la bête, et nous élèverons en l’air une coupe, et sur cette coupe sera écrit : « Mystère ! » Mais aussi alors, alors seulement commencera pour les hommes le règne de la paix et du bonheur. Tu T’enorgueillis de Tes élus, mais Tu n’as qu’une élite, tandis que nous donnerons le repos à tous. Et que dis-je ? Même parmi cette élite, parmi ces forts qui auraient pu devenir des élus, combien se sont à la fin fatigués de T’attendre, combien ont porté et porteront encore sur un autre terrain les forces de leur esprit et la chaleur de leur cœur, combien finiront par lever contre Toi-même leur libre drapeau ! Mais c’est Toi-même qui as arboré ce drapeau. Avec nous, tous seront heureux, ils cesseront de se révolter et de s’exterminer les uns les autres, comme ils le font partout avec Ta liberté. Oh, nous leur persuaderons qu’ils ne seront libres que du jour où ils auront déposé leur liberté entre nos mains. Eh bien, en parlant ainsi, mentirons-nous ou dirons-nous la vérité ? Eux-mêmes se convaincront de la vérité de nos paroles, car ils se rappelleront à quelles terreurs d’esclaves, à quelles perplexités Ta liberté las a conduits. L’indépendance, la libre pensée et la science les égareront dans de telles ténèbres, les placeront devant de tels prodiges, devant des énigmes si insolubles, que, parmi eux, plusieurs, les indociles et les farouches, mettront eux-mêmes fin à leurs jours, d’autres, indociles mais faibles, s’égorgeront mutuellement, et le reste, le troupeau des lâches et des malheureux se traînera à nos pieds en criant : « Oui, vous aviez raison, vous seuls possédiez son secret, et nous revenons à vous, sauvez-nous de nous-mêmes ». Sans doute, lorsqu’ils recevront de nous des pains, ils verront clairement que ces pains obtenus par leur effort, nous les leur prenons pour les leur partager, sans aucun miracle ; ils verront que nous n’avons pas changé des pierres en pains ; mais ce qui, en vérité, leur fera plus de plaisir que le pain même, ce sera de le recevoir de nous ! Car ils se souviendront fort bien qu’autrefois, sans nous, le pain qu’ils s’étaient procuré se changeait dans leurs mains en pierre, et ils remarqueront que depuis leur retour à nous ces pierres dans leurs mains redeviennent des pains. Ils apprécieront une fois pour toutes l’importance de la soumission ! Et tant que les hommes n’auront pas compris cela, ils seront malheureux. Qui, dis-moi, a le plus contribué à cette inintelligence ? Qui a divisé le troupeau et l’a dispersé dans des chemins inconnus ? Mais le troupeau se reformera, il rentrera dans l’obéissance et ce sera pour toujours. Alors nous donnerons aux hommes un bonheur tranquille et humble, le bonheur qui convient à de faibles créatures. Oh ! nous leur persuaderons aussi de ne pas s’enorgueillir, car Tu les as élevés et par là Tu leur as enseigné l’orgueil ; nous leur prouverons qu’ils sont faibles, qu’ils ne sont que de chétifs enfants, mais que le bonheur des enfants est plus doux que tout autre. Ils deviendront timides, ils tiendront leurs yeux fixés sur nous et, dans la frayeur, se serreront contre nous, comme des poussins s’abritent sous l’aile de leur mère. Ils éprouveront devant nous de l’étonnement, de la terreur, et penseront, non sans fierté, que nous sommes bien forts et bien intelligents pour avoir pu dompter tant de millions de rebelles invétérés. L’appréhension de notre colère les fera trembler, leurs esprits seront craintifs, leurs yeux pleureront aisément, comme ceux des enfants et des femmes ; mais avec quelle facilité, sur un signe de nous, ils passeront à la gaieté, au rire, à la joie sereine et enfantine ! Oui, nous les forcerons à travailler, mais, dans leurs heures de loisir, nous leur organiserons une vie comme un jeu d’enfants, avec des chansons, des danses, des chœurs innocents. Oh ! nous leur permettrons même le péché, ils sont faibles et débiles ; ils nous aimeront, comme des enfants, parce que nous leur permettrons de pécher. Nous leur dirons que tout péché, commis avec notre permission, sera racheté, et nous leur permettrons de pécher parce que nous les aimons ; quant au châtiment de ces péchés, eh bien, nous le prendrons sur nous. Et ils nous adoreront comme des bienfaiteurs, parce que nous aurons pris devant Dieu la responsabilité de leurs fautes. Et ils n’auront rien de caché pour nous. Suivant qu’ils seront plus ou moins obéissants, nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leurs femmes et leurs maîtresses, d’avoir des enfants ou de ne pas en avoir, — et ils se feront une joie de nous obéir. Les plus pénibles secrets de leur conscience, — tout, tout, ils viendront nous l’apporter, et nous déciderons tout, et ils accepteront notre décision avec allégresse, parce qu’elle les délivrera des cruels soucis qu’engendre aujourd’hui pour eux la nécessité de se décider librement et par soi-même. Et tous seront heureux, tous ces millions d’êtres, sauf une centaine de mille qui les dirigera. Nous, en effet, nous, les dépositaires du secret, serons seuls malheureux. Les heureux enfants se compteront par milliers de millions et il y aura cent mille martyrs qui auront pris sur eux la malédiction de la connaissance du bien et du mal. Ils mourront paisiblement, ils s’éteindront doucement en Ton nom, et par delà la tombe ils ne trouveront que la mort. Mais nous conserverons le secret, et, pour leur bonheur même, nous les leurrerons d’une récompense éternelle dans le ciel. Car, à supposer même qu’il y ait quelque chose dans l’autre monde, certes ce n’est pas pour des êtres comme eux. On dit, on prophétise que Tu viendras, que Tu vaincras de nouveau, que Tu arriveras entouré de Tes élus, de Tes fiers héros, mais nous dirons qu’ils n’ont sauvé qu’eux-mêmes, tandis que nous avons sauvé tout le monde. On dit que la fornicatrice assise sur la bête et tenant dans ses mains le mystère sera déshonorée, que les faibles se révolteront de nouveau, déchireront sa pourpre et mettront à nu son corps impur. Mais alors je me lèverai et je Te montrerai les milliers de millions d’heureux enfants qui n’ont pas connu le péché. Et nous qui, pour leur bonheur, aurons assumé leurs fautes, nous nous lèverons devant Toi et nous dirons : « Juge-nous, si Tu le peux et si Tu l’oses ». Sache que je ne Te crains pas. Sache que moi aussi j’ai été dans le désert, que moi aussi je me suis nourri de sauterelles et de racines, que moi aussi j’ai béni la liberté donnée par Toi aux hommes, et que je me préparais à être compté au nombre de Tes élus, au nombre des puissants et des forts. Mais je me suis réveillé de ce rêve et je n’ai pas voulu me mettre au service d’une folie. Je suis allé me joindre au groupe de ceux qui ont corrigé Ton œuvre. J’ai quitté les fiers et suis revenu vers les humbles pour faire le bonheur de ces humbles. Ce que je Te dis se réalisera et notre empire s’élèvera. Je Te le répète, demain Tu verras, sur un signe de moi, ce troupeau obéissant apporter des charbons brûlants au bûcher sur lequel je Te ferai périr parce que Tu es venu nous déranger. Si en effet quelqu’un a mérité plus que personne notre bûcher, c’est Toi. Demain je Te brûlerai. Dixi. »

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 21 août 2011.

 

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