LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

Fyodor Dostoïevski

(Достоевский Фёдор Михайлович)

1821 – 1881

 

 

 

 

HUMILIÉS ET OFFENSÉS

(Униженные и оскорблённые)

 

 

 

1861

 

 

 

 

 


Traduction de Ed. Humbert, Paris, Plon, 1884.

 


TABLE

PREMIÈRE PARTIE.. 3

I. 3

II. 18

III. 22

IV.. 26

V.. 35

VI. 41

VII. 51

VIII. 55

IX.. 65

X.. 75

XI. 82

XII. 88

XIII. 98

XIV.. 106

XV.. 111

DEUXIÈME PARTIE.. 125

I. 125

II. 139

III. 156

IV.. 164

V.. 172

VI. 184

VII. 191

VIII. 200

IX.. 210

X.. 219

XI. 230

TROISIÈME PARTIE.. 244

I. 244

II. 253

III. 269

IV.. 277

V.. 284

VI. 297

VII. 315

VIII. 319

IX.. 324

X.. 340

QUATRIÈME PARTIE.. 369

I. 369

II. 372

III. 382

IV.. 390

V.. 405

VI. 421

VII. 441

VIII. 454

IX.. 467

ÉPILOGUE. DERNIERS SOUVENIRS. 472

 

PREMIÈRE PARTIE

I

L’année passée, le 22 mars au soir, il m’est arrivé quelque chose d’extrêmement singulier. J’avais parcouru la ville toute la journée à la recherche d’un logement. Le mien était humide, j’y avais attrapé une mauvaise toux et j’avais déjà voulu le quitter en automne ; mais la chose avait traîné jusqu’au printemps. J’avais donc cherché toute la journée, sans rien trouver : il me fallait avant tout un logement bien aéré ; il pouvait n’avoir qu’une seule chambre, à la rigueur ; mais elle devait être spacieuse ; en même temps, le loyer devait en être modeste.

J’ai remarqué que dans un logement étroit les idées sont mal à l’aise, et j’ai toujours aimé aller et venir par la chambre en méditant mes nouvelles. Et puisque je parle de mes nouvelles, j’ajouterai que j’ai toujours trouvé plus de charme à les rêver qu’à les écrire. Et pourtant je ne suis pas paresseux. D’où cela peut-il bien venir ?

Dès le matin, je m’étais senti indisposé, et, vers le soir, mon état avait encore empiré : j’avais la fièvre, et comme j’avais été tout le jour à courir, j’étais harassé de fatigue en arrivant quelques instants avant le coucher du soleil à la perspective de Vosnessensky.

J’aime le soleil de mars à Pétersbourg, à son coucher surtout, par une belle soirée sereine et par un temps de gel. La rue tout entière, inondée de flots de lumière, s’illumine tout à coup ; les maisons semblent soudain lancer des éclairs, et leurs couleurs gris, jaune, vert sale, perdent en un clin d’œil leur aspect sinistre. Une clarté se fait dans l’âme, un frisson court dans les veines, et vous vous réveillez en sursaut, comme si quelqu’un vous touchait au coude. Nouveau spectacle, nouvelles idées ! Oh ! puissance merveilleuse d’un rayon de soleil sur l’âme humaine !

Cependant le soleil s’était couché, le gel augmentait et commençait à piquer le nez ; l’ombre devenait plus épaisse, et le gaz brillait à l’intérieur des magasins. Arrivé à la hauteur de la confiserie Müller, je demeurai tout à coup comme cloué sur place et me mis à regarder de l’autre côté de la rue, avec le pressentiment que quelque chose d’extraordinaire allait se passer ; et en effet, au même instant, j’aperçus sur le trottoir opposé un vieillard et un chien. Mon cœur se serra sous le coup d’une sensation désagréable, sans que je pusse définir moi-même de quel genre elle était.

Je ne suis pas un mystique, je n’ajoute presque aucune foi aux pressentiments ni à la divination ; cependant il m’est arrivé, comme à d’autres, certains événements assez difficiles à expliquer. Ce vieillard, par exemple, pourquoi ai-je senti à son aspect qu’il m’arriverait ce soir-là quelque chose qui ne se produit pas tous les jours ? Du reste, j’étais malade, et les sensations maladives sont presque toujours trompeuses.

Le vieillard se dirigea vers la confiserie ; il avançait d’un pas lent et incertain, déplaçant ses jambes comme des morceaux de bois, sans les ployer ; il était courbé et frappait de sa canne les pierres du trottoir. De ma vie je n’avais vu figure si étrange, et toutes les fois qu’il m’était arrivé de le rencontrer chez Müller, il m’avait douloureusement impressionné. Sa taille haute, son dos voûté, son visage de quatre-vingts ans qui avait quelque chose de cadavéreux, son vieux paletot, déchiré aux coutures, son chapeau rond, froissé, pouvant bien avoir vingt ans de service, et couvrant sa tête dénudée, qui avait conservé sur la nuque une touffe de cheveux jadis blancs, et jaunâtres aujourd’hui, ses mouvements d’automate, tout cela frappait involontairement ceux qui le rencontraient pour la première fois. C’était, en effet, quelque chose d’étrange que de voir ce vieillard se survivant, pour ainsi dire, seul, sans surveillance, et ressemblant à un fou échappé à ses gardiens. Il était d’une maigreur inouïe, il n’avait pour ainsi dire plus de corps : on aurait dit une peau tendue sur des os. Ses yeux grands, mais ternes, enchâssés dans une sorte de cercle bleuâtre, regardaient constamment droit devant eux, jamais de côté et sans rien voir, j’en suis sûr, car il m’était arrivé plus d’une fois de constater que même en vous regardant il marchait droit à vous, comme s’il eût devant lui un espace vide.

Aucun des habitués de la confiserie ne s’était jamais décidé à lui adresser la parole, et lui-même n’avait jamais dit un mot à personne.

Pourquoi vient-il chez Müller ? Qu’y vient-il faire ? pensais-je, alors que debout de l’autre côté de la rue, je ne pouvais en détacher mon regard. Et je sentais naître en moi un certain dépit, conséquence du malaise et de la fatigue. À quoi peut-il bien penser ? me disais-je ; que peut-il y avoir dans sa tête ? Pense-t-il seulement encore ? Toute expression semble être morte à jamais sur ce visage. Où a-t-il pris ce vilain chien qui ne le quitte pas et qui paraît être une partie intégrante et inséparable de son maître, auquel il ressemble si fort ?

Ce malheureux chien paraissait avoir quatre-vingts ans, lui aussi. D’abord il avait l’air d’être plus vieux que ne le fut jamais aucun quadrupède de son espèce, et puis, je ne sais pourquoi, la première fois que je le vis, il me vint l’idée que ce chien ne pouvait pas être semblable à tous les autres, que c’était un chien extraordinaire, qu’il devait sûrement y avoir en lui quelque chose de fantastique, d’ensorcelé, que c’était un Méphistophélès sous une forme canine, et que son sort était lié au sort de son maître par quelque lien mystérieux, inconnu. Il était maigre comme un squelette ou, pour mieux dire, comme son maître. Si vous l’aviez vu, vous auriez parié comme moi qu’il n’avait plus mangé depuis des années. Il était tout pelé ; sa queue, accrochée au corps comme un morceau de bois, était serrée entre ses jambes décharnées, et ses longues oreilles pendaient tristement autour de sa tête toujours baissée. De ma vie je n’avais vu une bête aussi vilaine. Quand ils cheminaient tous deux par les rues, le maître en avant, suivi de son chien dont le museau collait aux basques de son habit, leur démarche et tout leur aspect semblaient dire à chaque pas : Oh ! les vieux que nous sommes ! Dieu ! que nous sommes vieux !

Un jour, il m’était venu l’idée que le vieillard et son chien s’étaient détachés d’une page d’Hoffmann, illustrée par Gavarni, et qu’ils couraient le monde en guise d’affiche ambulante de l’éditeur.

Je traversai la rue et j’entrai chez le confiseur.

La conduite du vieillard dans l’établissement était étrange au plus haut degré, et Müller, debout derrière son comptoir, faisait depuis quelque temps une grimace de mécontentement à l’arrivée de ce visiteur peu désiré. Ce singulier habitué ne consommait jamais rien ; il s’en allait tout droit s’asseoir dans le coin où se trouvait le poêle, et si cette place était occupée, il restait quelques instants debout dans une perplexité stupide en face de celui qui la lui avait prise, et s’en allait ensuite, avec un air désappointé, à l’autre coin, près de la fenêtre. Là, il prenait une chaise, s’asseyait lentement, ôtait son chapeau et le posait sur le plancher auprès de lui ; il mettait sa canne à côté du chapeau, après quoi, renversé sur le dossier de sa chaise, il demeurait immobile pendant trois ou quatre heures. Jamais on ne lui voyait un journal en main, il ne prononçait pas un mot, pas un son. Il restait assis, regardant fixement de ses yeux ternes et inanimés ; on aurait parié qu’il ne voyait ni n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui. Son chien tournait deux ou trois fois sur place et se couchait tout morne à ses pieds ; il enfonçait son museau entre les bottes de son maître, poussait un profond soupir et, étendu de tout son long sur le plancher, restait immobile, comme s’il avait cessé de vivre pour toute la soirée. On aurait dit que ces deux créatures, mortes depuis longtemps, renaissaient tous les soirs au coucher du soleil, uniquement pour venir à la confiserie Müller remplir quelque obligation mystérieuse, inconnue de tous. Lorsqu’il était ainsi resté trois ou quatre heures, le vieillard se levait, reprenait son chapeau et sa canne, et se mettait en marche pour rentrer chez lui. Le chien se levait à son tour, et, la tête basse, la queue serrée entre les jambes, suivait machinalement son maître.

Les habitués de la confiserie, presque tous Allemands, faisaient leur possible pour éviter le vieillard et tâchaient de ne pas s’asseoir dans son voisinage, afin de lui marquer leur dégoût ; mais lui ne s’en apercevait pas.

J’allais chez Müller, les premiers jours du mois, lire les revues russes.

Lorsque j’entrai ce soir-là dans la confiserie, je trouvai le vieillard déjà installé près de la fenêtre, et son chien, comme d’habitude, étendu à ses pieds. Je m’assis en silence dans un coin et me posai mentalement cette question : Pourquoi suis-je venu ici, où je n’ai absolument rien à faire et alors que je suis malade et que je ferais mieux de rentrer prendre le thé et me coucher ? Ne suis-je en définitive ici que pour regarder ce vieillard ? Le dépit s’empara de moi. Que me fait ce vieillard ? pensai-je en me rappelant la sensation de malaise qu’il avait produite sur moi dans la rue. D’où me vient cette humeur fantasque, cette inquiétude que la moindre bagatelle fait naître en moi depuis quelque temps, qui me trouble et m’empêche d’envisager la vie avec lucidité, humeur que m’a déjà signalée un critique, qui est aussi un penseur, dans son compte rendu de ma dernière nouvelle ? Tout en faisant ces réflexions et me dépitant, je n’en restais pas moins à ma place, et le mal m’accablait de plus en plus ; enfin, je sentis que quitter la chambre doucement chauffée me serait trop pénible, je pris un journal français, je lus deux ou trois lignes et m’assoupis.

Au bout d’une demi-heure à peu près, un violent frisson me réveilla. Il fallait décidément aller à la maison. Mais une scène muette qui se jouait en ce moment dans la chambre m’arrêta encore une fois. J’ai déjà dit que le vieillard, aussitôt assis sur sa chaise, fixait son regard sur un point quelconque et ne l’en détournait plus de toute la soirée. Il m’était arrivé de me trouver sous ce regard stupidement opiniâtre qui ne discernait rien ; c’était une sensation désagréable, insupportable même, et ordinairement je changeais de place le plus tôt possible. Pour le quart d’heure, la victime du vieillard était un petit Allemand rondelet et propret, dont le visage d’une rougeur extraordinaire était encadré dans un col fortement empesé ; c’était un marchand de Riga, de passage à Pétersbourg, qui se nommait, ainsi que je l’appris plus lard, Adam Ivanitch Schultz, un ami intime de Müller ; il ne connaissait pas encore le vieillard. Il se délectait à la lecture du Barbier du village, lorsque, tout en dégustant son punch, il leva la tête et aperçut ce regard braqué sur lui. Adam Ivanitch était d’une susceptibilité extrême, comme le sont d’ailleurs tous les Allemands de distinction. Il trouva étrange et offensant d’être regardé avec une pareille fixité et sans plus de cérémonie. Avec une indignation contenue il détourna les yeux de cet hôte sans délicatesse, marmotta quelque chose entre ses dents et se cacha derrière son journal ; il regarda encore une fois : même obstination dans ces yeux, même absence d’idée dans ce regard. Adam Ivanitch se tut encore. Mais la troisième fois, il éclata et se crut obligé de défendre sa dignité et de ne pas laisser compromettre en présence d’un public distingué la belle ville de Riga, dont il se considérait probablement comme le représentant. Il jeta son journal sur la table avec un geste d’impatience et frappa énergiquement de la baguette à laquelle ce journal était fixé, puis, emporté par le sentiment de sa dignité personnelle, tout rouge de punch et d’amour-propre, il fixa à son tour ses petits yeux enflammés sur le déplaisant vieillard. On aurait dit que c’était à qui des deux l’emporterait par la force magnétique de son regard, et qu’ils attendaient qui serait le premier à se troubler et à baisser pavillon. Le bruit produit par le choc de la baguette sur la table et la pose excentrique qu’avait prise Adam Ivanitch avaient attiré sur eux l’attention de tous. Chacun avait aussitôt interrompu son occupation pour observer avec une curiosité grave et silencieuse les deux champions. La scène devenait extrêmement comique. Mais le magnétisme provocateur des petits yeux d’Adam Ivanitch, qui était devenu cramoisi, se dépensait en pure perte : le vieillard continuait à regarder fixement M. Schultz furieux et ne remarquait pas qu’il devenait l’objet de la curiosité générale, pas plus que s’il eût été dans la lune. À la fin, la patience d’Adam Ivanitch se trouva poussée à bout, et il éclata.

— Pourquoi me regardez-vous avec tant d’attention ? s’écria-t-il en allemand, d’une voix aigre et perçante, et d’un air menaçant.

Mais son adversaire ne sortit pas plus de son mutisme que s’il n’eût ni compris ni entendu la question, et Adam Ivanitch se décida à lui parler russe.

— Je vous demande pourquoi vous me regardez avec tant d’obstination, cria-t-il avec une colère redoublée et en très-mauvais russe.

Le vieillard ne bougea pas. Un murmure désapprobatif s’éleva dans l’assistance. Müller, attiré par le bruit, entra dans la salle. Mis au courant de l’affaire, il pensa que le vieillard était sourd et se pencha jusqu’à son oreille.

— M. Schultz vous a prié de ne pas le regarder avec tant d’obstination, proféra-t-il le plus haut qu’il put en écarquillant les yeux devant l’incompréhensible visiteur.

Celui-ci tourna machinalement son regard vers Müller, et sa figure, jusque-là immobile, exprima tout à coup le trouble et l’inquiétude. En proie à une violente agitation, il se baissa en geignant vers son chapeau, le saisit vivement, ainsi que sa canne, se leva de sa chaise, et, avec un sourire piteux, le sourire humilié du pauvre que l’on chasse de la place qu’il a prise par erreur, il se disposa à quitter la chambre. Il y avait dans la précipitation humble et soumise du vieillard infirme quelque chose de si pitoyable, quelque chose qui serrait tellement le cœur, que tous les assistants, à commencer par Adam Ivanitch, se radoucirent aussitôt. Il était clair que non-seulement le vieillard n’était pas capable d’offenser qui que ce fût, mais qu’il comprenait lui-même qu’il pouvait être chassé de partout à chaque instant, comme un mendiant.

Müller était un homme bon et compatissant.

— Non, non, dit-il en lui frappant familièrement sur l’épaule en guise d’encouragement, non, non, restez assis. Seulement M. Schultz vous prie vivement de ne pas le regarder ainsi.

Mais le pauvre vieux ne comprit pas cette fois non plus ; son agitation ne fit que s’accroître, il se baissa pour ramasser son mouchoir, un mouchoir bleu, vieux et troué, qui venait de tomber de son chapeau, et il appela son chien, qui, couché sur le plancher, ses deux pattes de devant serrées contre son museau, ne bougeait pas et paraissait profondément endormi.

— Azor, Azor, bégaya le vieillard d’une voix tremblante et cassée, Azor !

Azor ne bougea pas.

— Azor, Azor ! répéta le vieillard avec anxiété, et il toucha du bout de sa canne le chien, qui resta dans la même posture.

La canne s’échappa de ses doigts. Il se courba, se mit à genoux, et, des deux mains, il souleva le museau d’Azor. Pauvre Azor ! il était mort ! mort sans qu’on eut rien entendu, aux pieds de son maître, de vieillesse peut-être, et peut-être aussi de faim. Le vieillard le considéra un instant, consterné, comme s’il ne comprenait pas qu’il fut mort, puis il se pencha lentement sur son vieux serviteur, son vieil ami, et pressa sa figure pale contre ce museau sans vie. Il s’écoula une minute de silence ; nous étions tous remués... Enfin le pauvre homme se releva. Il était d’une pâleur extrême et tremblait comme sous le frisson de la fièvre.

— On peut le faire empailler, dit Müller avec l’accent de la compassion et le désir d’apporter quelque consolation à la souffrance du vieillard. On peut très-bien l’empailler. Féodor Karlovitch Kruger excelle à empailler ; Féodor Karlovitch Kruger est un véritable maître pour empailler, répéta-t-il en ramassant sur le plancher le chapeau du vieillard et en le lui donnant.

— Oui, je sais très-bien empailler, reprit modestement M. Kruger lui-même, en s’avançant au premier plan. C’était un long, maigre et brave Allemand, qui avait les cheveux roux et ébouriffés, et un nez crochu surmonté de lunettes.

— Féodor Karlovitch Kruger a beaucoup de talent pour empailler toutes sortes d’animaux, ajouta Miiller, qui commençait à s’enthousiasmer de son idée.

— Oui, j’ai du talent pour empailler toutes sortes d’animaux, répéta M. Kruger, et je veux empailler votre chien gratis, pour rien, ajouta-t-il dans un accès de libéralité.

— Non pas, c’est moi qui vous payerai pour empailler le chien, s’écria M. Schultz, dont la rougeur redoublait et qui, se considérant comme innocemment cause de tout le malheur, s’enflammait à son tour de générosité.

Le vieillard entendait tout cela évidemment sans y rien comprendre et continuait de trembler de tous ses membres.

— Attendez, vous boirez un verre de bon cognac, s’écria Müller, voyant que son énigmatique visiteur voulait à toute force s’en aller.

On apporta le cognac ; le vieillard le prit machinalement, mais sa main tremblait, et avant qu’il eût eu le temps de le porter à ses lèvres, il avait déjà répandu la moitié du contenu, et il remit le verre sur le plateau sans en avoir bu une seule goutte. Puis il fit un sourire étrange qui ne s’accordait nullement avec les circonstances, et, d’un pas inégal et précipité, il sortit de la confiserie, laissant Azor sur la place. Tout le monde resta stupéfait, et quelques exclamations se firent entendre.

— Sapristi ! voilà une drôle d’histoire ! s’écrièrent les Allemands, en se regardant avec de grands yeux.

Je me jetai à la poursuite du vieillard. À quelques pas de la confiserie, à droite, il y avait une ruelle étroite et sombre, bordée de hautes maisons. Je pressentis qu’il avait pris par là. Le second bâtiment à droite était une maison en construction, entourée d’échafaudages. La clôture et le trottoir en planches qui l’entouraient s’avançaient presque jusqu’au milieu de la ruelle. J’aperçus le vieillard dans l’angle sombre formé par la clôture et la maison voisine ; il était assis sur le trottoir, et, les coudes appuyés sur ses genoux, il soutenait sa tête de ses deux mains. Je m’assis à côté de lui.

— Allons ! lui dis-je, ne sachant guère par quoi commencer, ne vous désolez pas à cause de votre Azor. Venez, je vous conduirai chez vous. Remettez-vous. Je vais prendre un fiacre. Où demeurez-vous ?

Il ne répondit rien. Je ne savais que faire. La ruelle était déserte. Tout à coup il me saisit la main.

— J’étouffe ! dit-il d’une voix enrouée et faible, j’étouffe !

— Venez, je vous conduirai chez vous, m’écriai-je en le soulevant de force : vous prendrez du thé et vous vous mettrez au lit... Je vais appeler un fiacre, je vous amènerai un médecin... de mes amis...

Je ne me rappelle plus ce que je lui dis encore. Il fit des efforts pour se lever ; mais lorsqu’il le fut à demi, il retomba et se mit de nouveau à marmotter quelque chose, de cette même voix enrouée, étouffée. Je me penchai encore davantage sur lui et j’écoutai.

— Vassili-Ostrow, râle le vieillard, sixième ligne... si...xiè... me... li...gne...

Et il se tut.

— Vous demeurez à Vassili-Ostrow ? Mais ce n’est pas de ce côté que vous alliez ; il faut aller par là. Venez, je vous y conduirai...

Il ne bougeait pas. Je lui pris la main : elle retomba inerte, Je regardai le visage, je le touchai... Il était mort ! je croyais rêver !...

Cet événement me donna beaucoup d’embarras et d’ennuis, pendant lesquels ma fièvre passa d’elle-même. On trouva le logement du vieillard, qui demeurait non à Vassili-Ostrow, mais à deux pas de l’endroit où il avait rendu le dernier soupir, dans la maison Klugen, au cinquième étage, sous les combles ; il avait une petite antichambre et une grande chambre extrêmement basse et pourvue de trois fentes en guise de fenêtres. Le vieillard avait vécu là dans une effroyable misère. Pour tous meubles il n’y avait qu’une table, deux chaises et un vieux canapé, dur comme pierre, d’où s’échappaient des fils de tille qui pendaient tout autour ; et à la fin il se trouva encore que ce misérable mobilier appartenait au maître de la maison. On voyait que le poêle n’avait pas été chauffé depuis longtemps, et l’on ne trouva pas non plus de chandelle. Probablement qu’il n’avait imaginé d’aller chez Müller que dans l’unique but d’être assis à la lumière et au chaud. Sur la table il y avait une cruche en terre qui était vide et un vieux croûton de pain tout sec. On ne trouva pas un kopeck ; il n’y avait pas même de linge pour le changer avant de l’enterrer, et quelqu’un donna une chemise. Il était clair qu’il ne pouvait pas vivre ainsi complètement seul ; il fallait bien que quelqu’un vînt le voir, ne fût-ce que rarement. Son passe-port était dans le tiroir de la table. Le défunt était étranger, mais naturalisé sujet russe ; il s’appelait Jérémie Smith, était mécanicien de son état et âgé de soixante-dix-huit ans. Sur la table il y avait deux livres : un abrégé de géographie et un Nouveau Testament en langue russe, les marges couvertes de barres au crayon et de marques faites avec l’ongle ; j’achetai ces deux livres. On interrogea les voisins, le propriétaire de la maison ; ils ne savaient à peu près rien. Il y avait une foule de locataires, presque tous des ouvriers ou des Allemandes qui tenaient des garnis avec pension et service. L’intendant, qui était un homme de la bonne société, ne put pas non plus rien dire de son ex-locataire, sinon que le logement se louait six roubles par mois, que le défunt l’avait habité pendant six mois, mais qu’il n’avait pas payé son dernier terme, de sorte qu’on aurait été obligé de lui donner congé. On s’informa si quelqu’un venait le voir, mais personne ne put donner une réponse satisfaisante à cet égard. La maison était grande ; il venait beaucoup de gens dans cette arche de Noé, et il était difficile de se les rappeler tous. Le portier, qui avait servi pendant à peu près cinq ans dans la maison et qui aurait pu sans doute donner quelques renseignements, était parti pour son village quinze jours auparavant, et avait laissé à sa place son neveu, jeune garçon qui ne connaissait pas encore la moitié des habitants de la maison.

Je ne sais pas au juste à quoi aboutirent alors toutes ces informations, mais enfin le vieillard fut enterré. Malgré toutes sortes d’autres embarras, j’allais tous les jours à Vassili-Ostrow, à la sixième ligue, et à peine y étais-je arrivé que je riais de moi-même : que pouvais-je voir dans la sixième ligne, sauf une rangée de maisons ? Mais, pensais-je, pourquoi le vieillard a-t-il parlé au moment de mourir de la sixième ligne et de Vassili-Ostrow ? Battait-il la campagne ?

J’allai voir son logement devenu libre, il me plut et je le pris. Ce qui m’y convenait surtout, c’était la grandeur de la chambre ; cependant elle était si basse que dans les premiers temps il me semblait continuellement que j’allais atteindre le plafond avec la tête. Du reste, je m’y habituai bientôt ; il n’y avait pas moyen de trouver mieux pour six roubles par mois, et ce qui me plaisait surtout, c’est qu’il était tout à fait indépendant. Il ne me restait plus qu’à m’arranger pour le service, et le portier me promit de venir au moins une fois par jour dans le commencement et de me servir dans les occasions extraordinaires. Je pensais aussi que quelqu’un viendrait demander des nouvelles du vieillard ; mais il y avait déjà cinq jours qu’il était mort, et personne n’était encore venu.

 

 

II

À cette époque, c’est-à-dire il y a un an, j’étais collaborateur de divers journaux, auxquels je fournissais de petits articles, et j’étais persuadé que je parviendrais à écrire un bel ouvrage de longue haleine, et pour l’heure je travaillais à un grand roman ; ces beaux projets n’en ont pas moins abouti à ce que je me trouve à présent... couché sur un lit d’hôpital et, à ce qu’il me semble, en train de mourir. Et si la fin est proche, à quoi bon écrire ces souvenirs ?

Cette pénible et dernière année de ma vie vient, malgré moi et sans cesse, se dresser devant ma mémoire. Je vais maintenant tout écrire, car je crois que si je n’ai pas recours à cette occupation, je mourrai d’ennui. Toutes ces impressions passives jettent mon âme dans une agitation qui va jusqu’à la douleur, jusqu’au tourment. Elles prendront sous ma plume un caractère plus calme, mieux ordonné ; elles ressembleront moins à un mauvais rêve, à un cauchemar, je le pense du moins. L’action mécanique d’écrire a sa valeur : elle tranquillise, refroidit ; elle réveille mes anciennes habitudes d’auteur et transforme mes souvenirs et mes visions maladives en objet palpable, en travail... Oui, c’est là une heureuse idée. Si je meurs, l’infirmier héritera de mes mémoires ; il pourra en boucher les fentes des doubles croisées quand viendra l’hiver.

J’ai commencé ma narration par le milieu, je ne sais trop pourquoi. Puisqu’il s’agit maintenant de tout écrire, il faudra remonter au commencement. Donc, recommençons. Du reste, mon autobiographie ne sera pas longue.

Je suis né, non pas à Pétersbourg, mais bien loin de cette ville, dans le gouvernement de ***. Mes parents étaient, je suppose, de braves gens ; quoi qu’il en soit, ils me laissèrent orphelin alors que j’étais encore petit, et je grandis dans la maison de Nicolas Serguéitch Ikhméniew, petit propriétaire, qui me recueillit par pitié. Il n’avait qu’une fille, Natacha, de trois ans plus jeune que moi, et nous grandîmes ensemble comme frère et sœur.

Oh ! beaux jours de mon enfance ! Quelle folie de ne regretter que vous à vingt-cinq ans ! quelle folie à l’heure de la mort de ne se ressouvenir que de vous avec transport et reconnaissance ! Le soleil était si brillant, si différent du soleil de Pétersbourg, et nos petits cœurs battaient si vifs, si joyeux ! Alors nous étions entourés de champs et de forêts, et non pas, comme à présent, d’un entassement de pierres inanimées. Quelles merveilles que le jardin et le parc de Vassilievskoé, propriété dont Nicolas Serguéitch était intendant ! Natacha et moi, nous nous promenions dans le jardin et dans la grande forêt humide qui s’étendait plus loin et dans laquelle nous nous perdîmes un jour !...

Heureux jours ! La vie nous apparaissait pour la première fois, pleine de mystère et d’attrait, et il était si doux d’apprendre à la connaître ! Il nous semblait que quelque être mystérieux et ignoré de nous vivait derrière chaque buisson, derrière chaque arbre : le monde des contes se fondait dans le monde réel, et quelquefois, alors que les vapeurs du soir devenaient plus épaisses dans les profondes vallées, Natacha et moi, debout au bord du gouffre, nous tenant par la main, nous regardions avec une curiosité pleine de crainte dans la profondeur, et nous nous attendions à ce que tout à coup quelqu’un en sortirait ou nous répondrait du milieu du brouillard, du fond du précipice, et que les contes de notre nourrice se trouveraient être la pure vérité. Une fois, plus tard, bien plus tard, je rappelai à Natacha le jour où l’on nous apporta les Premières Lectures de l’enfance, et comme nous nous enfuîmes aussitôt dans le jardin, vers le petit étang, où se trouvait sous un vieil érable au feuillage touffu un banc de gazon, notre place favorite, et comme nous nous mîmes aussitôt à lire Alphonse et Dalinde, un conte de fées. À présent encore, il m’est impossible de penser à ce conte sans éprouver une émotion étrange, et l’année dernière, lorsque que je citai à Natacha les deux premières lignes de cette légende : « Alphonse, le héros de mon histoire, naquit en Portugal ; Don Ramir, son père, etc. », les larmes me vinrent aux yeux. Cela me donnait sans doute un air terriblement sot, car Natacha ne put réprimer un sourire qui contrastait avec mon enthousiasme. Mais elle s’en aperçu aussitôt, et pour me consoler elle se mit à évoquer le passé avec moi, et comme elle parlait, l’émotion la gagna aussi. Quelle agréable soirée nous passâmes à fouiller dans ces souvenirs ! Et le jour où l’on m’envoya en pension, dans le chef-lieu du gouvernement ! grand Dieu ! comme elle pleura ! Et notre dernière séparation, lorsque je quittai définitivement Vassilievskoé au sortir de ma pension, pour aller continuer mes études à l’Université de Saint-Pétersbourg ! J’avais dix-sept ans, elle entrait dans sa quinzième année. Elle m’a dit depuis que j’étais à cette époque long, mince et si mal bâti qu’on ne pouvait me regarder sans rire. Au moment des adieux, je la pris à part pour lui dire quelque chose d’une effroyable importance ; mais ma langue resta muette et paralysée, et nous n’eûmes aucune conversation ; je ne savais que dire, et elle ne m’aurait peut-être pas compris. Je pleurai à chaudes larmes, et je partis sans avoir rien dit. Nous ne nous revîmes que longtemps après, il y a deux ans de cela, à Saint-Pétersbourg, où son père avait transporté son domicile afin de pouvoir s’occuper d’un procès ; c’était juste au moment où je venais de me lancer dans la littérature.

 

 

 

 

III

 

Nicolas Serguéitch Ikhméniew appartenait à une bonne famille à peu près ruinée. À la mort de ses parents, il avait hérité d’une assez belle propriété et de cent cinquante âmes. À vingt ans il était entré dans les hussards, et il avait déjà six ans de service, lorsque, un malheureux soir, il perdit au jeu tout ce qu’il possédait. Il ne dormit pas de toute la nuit ; le lendemain il reparut à la table de jeu, et risqua sur une carte son cheval, qui seul lui restait encore. Sa carte gagna, puis une autre et une troisième, et une demi-heure après, il était rentré en possession de cinquante âmes et de la petite terre d’Ikhméniewskoé. Il cessa de jouer et demanda sa retraite, qu’il obtint deux mois plus tard, avec le grade de lieutenant ; il se rendit alors dans sa petite propriété. Il ne parlait jamais de cet événement, et, malgré sa bonté de cœur bien connue, il se serait certainement brouillé avec celui qui aurait osé le lui rappeler. Il s’occupa assidûment d’économie rurale et épousa quelques années plus tard une demoiselle de petite noblesse, Anna Andréievna Choumilow, qui était pauvre et ne lui apportait aucune dot, mais qui avait fait son éducation dans un pensionnat distingué du chef-lieu, chez madame de Mont-Revêche, une émigrée ; ce dont elle resta fière toute sa vie, quoique personne n’ait jamais su ni pu deviner en quoi avait consisté cette éducation.

Nicolas Serguéitch devint excellent agronome, et ses voisins le prenaient pour modèle.

Il vivait ainsi tranquillement depuis plusieurs années, lorsqu’un beau jour le prince Pierre Alexandrovitch Valkovsky, voisin de campagne de la propriété, Vassilievskoé, comptait neuf cent âmes, arriva de Saint-Pétersbourg.

Son arrivée fit sensation dans la contrée. Quoiqu’il ne fût plus de la première jeunesse, le prince n’était pas encore âgé ; il avait un grade assez élevé, des relations influentes ; il était bel homme, riche et veuf, ce qui le rendait particulièrement intéressant aux yeux de toutes les mamans et de toutes les demoiselles à marier du canton. On parlait du brillant accueil que lui avait fait le le gouverneur de la province dont il se trouvait être quelque peu parent, on racontait que son amabilité avait tourné la tête à toutes les dames, et ainsi de suite. Bref, c’était un de ces brillants représentants de la haute société pétersbourgeoise qui ne font que de rares apparitions en province et qui produisent un effet extraordinaire toutes les fois qu’ils s’y montrent.

Et pourtant le prince n’était rien moins qu’aimable, surtout envers ceux dont il n’avait pas besoin ou qu’il considérait comme tant soit peu au-dessous de lui, et il n’avait pas jugé nécessaire de faire connaissance avec ses voisins de campagne, ce qui lui avait aussitôt valu une quantité d’ennemis. Aussi quel ne fut pas l’étonnement général lorsqu’il s’avisa d’aller faire visite à Nicolas Sersguéitch ! il est vrai que celui-ci était son plus proche voisin.

La venue du prince fut un événement dans la maison des Ikhméniew : les deux époux furent dès le premier jour sous le charme, surtout Anna Andréievna, dont l’enthousiasme ne connut bientôt plus de bornes. Au bout de très-peu de temps le prince était chez eux sans cérémonie, venait les voir tous les jours, les invitait, plaisantait, racontait des anecdotes, chantait et jouait sur leur méchant piano. Les Ikhméniew ne pouvaient assez le voir : comment avait-on pu dire d’un homme si aimable, si agréable, qu’il était fier et égoïste, ainsi que tous les voisins se plaisaient encore à le répéter ? Le prince avait décidément plu à Nicolas Serguéitch, nature simple, droite, noble et désintéressée. Au surplus, tout s’expliqua bientôt. Le prince était venu à Vassilievskoé pour mettre à la porte son intendant, un débauché allemand, homme plein d’ambition, avec de respectables cheveux blancs, des lunettes et un nez aquilin, qui pillait sans vergogne et qui avait fait mourir sous les coups plusieurs paysans.

Ce misérable jeta des cris de paon ; pris enfin en flagrant délit, il joua l’offensé, parla beaucoup de l’honnêteté allemande, mais n’en fut pas moins ignominieusement chassé. Le prince avait besoin d’un intendant et son choix tomba sur Nicolas Serguéitch, administrateur hors ligne et honnête homme dans toute la force du terme, au vu et au su de tout le monde.

Le prince aurait désiré que Nicolas Serguéitch s’offrit lui-même en qualité d’intendant ; mais cela n’ayant pas eu lieu, il se décida un beau matin à lui en faire la proposition de la manière la plus amicale sous forme d’une humble requête. Ikhméniew refusa d’abord, mais les appointements, qui étaient considérables, séduisirent Anna Andréievna, et l’amabilité redoublée du solliciteur vint dissiper les dernières hésitations, de sorte que le prince atteignit son but.

Il faut croire qu’il excellait à connaître les hommes ; le court espace de temps qu’il passa avec Ikhméniew lui avait suffi pour savoir d’une manière certaine à qui il avait affaire et pour comprendre qu’il fallait se l’attacher par des rapports d’amitié, par le cœur, faute de quoi l’argent ne ferait pas grand’chose. Il avait besoin d’un intendant en qui il pût avoir une aveugle confiance, afin de n’être plus jamais obligé de revenir à Vassilievskoé.

Le charme qu’il exerçait sur Ikhméniew était si puissant que celui-ci crut sincèrement à son amitié ; Ikhméniew était une de ces excellentes natures russes, douées d’une pointe de naïveté, romanesques, qui s’attachent facilement à des êtres souvent indignes d’elles, qui se donnent cœur et âme, et poussent quelquefois le dévouement jusqu’au ridicule.

Plusieurs années s’étaient écoulées ; les terres du prince étaient dans un état florissant ; le propriétaire et son intendant n’avaient jamais eu le moindre désagrément ensemble, et leurs relations se bornaient à de sèches correspondances d’affaires. Le prince, qui n’intervenait en aucune manière dans les arrangements que Nicolas Serguéitch trouvait bon de prendre, lui donnait parfois des conseils qui étonnaient Ikhméniew par leur caractère pratique et entendu. Il était évident que non-seulement le prince n’aimait pas les dépenses superflues, mais qu’il savait chercher son profit. Cinq ans après sa visite à Vassilievskoé, il envoya à Nicolas Serguéitch une procuration pour l’achat d’une autre terre située dans le même gouvernement : c’était une magnifique propriété de quatre cents âmes. Nicolas Serguéitch fut transporté d’admiration. Il s’intéressait aux succès du prince, à la réussite de ses projets, à son avancement, comme s’il se fût agi de son propre frère. Mais son enthousiasme fut au comble, lorsque, dans des circonstances que je vais raconter, le prince témoigna à son intendant une confiance vraiment extraordinaire.

 

 

IV

 

J’ai déjà dit que le prince était veuf. Tout jeune encore il avait fait un mariage d’argent ; sa famille, qui avait toujours habité Moscou, était totalement ruinée, et ses parents ne lui avaient rien laissé que la terre de Vassilievskoé, grevée de plusieurs hypothèques et ne représentant qu’une dette énorme ; de sorte que, lorsqu’à l’âge de vingt-deux ans il se vit contraint de prendre du service dans une chancellerie quelconque de Moscou, il ne lui restait pas un sou vaillant, et il faisait son entrée dans la vie comme le chétif rejeton d’une antique souche : son mariage avec la fille plus que mûre d’un fermier des eaux-de-vie le sauva.

Quoique le fermier des eaux-de-vie l’eût trompé sur la dot, comme on pouvait s’y attendre, il lui fut possible de racheter avec l’argent de sa femme la terre de ses ancêtres et de reprendre pied. La fille du marchand savait à peine écrire, n’était pas en état de lier deux mots, était laide et n’avait qu’un seul mérite : elle était bonne et douce. Le prince sut parfaitement tirer parti de ces qualités. Après un an de mariage, il laissa sa femme, qui venait de lui donner un fils, à Moscou, sous la garde de son beau-père, et lui-même alla occuper dans le gouvernement de ... un poste assez en vue, qu’il avait obtenu à force de sollicitations et grâce à la protection d’un parent influent. Il avait soif de distinctions ; il était dévoré du désir de s’élever, de faire carrière, et comme il calculait qu’à cause de sa femme il ne pourrait vivre ni à Pétersbourg, ni a Moscou, il résolut, en attendant mieux, de débuter en province.

Il traitait sa femme avec une grossièreté extrême ; on racontait que pendant la première année de leur mariage, il avait failli la tuer. Ces bruits révoltaient Nicolas Serguéitch, qui prenait chaleureusement son parti, et le déclarait incapable de toute action vile. Enfin, sept ans après, le prince, devenu veuf, partait pour Saint-Pétersbourg.

Son arrivée fit quelque sensation dans la capitale. Jeune encore, beau, riche, doué d’une foule de brillantes qualités, incontestablement spirituel, plein de goût, d’une gaieté intarissable, il fit son apparition, non pas comme un homme qui vient chercher protection et fortune, mais avec aplomb. Il possédait, disait-on, un certain prestige qui subjuguait et forçait l’admiration. Il plaisait excessivement aux femmes, et une liaison avec une belle mondaine lui avait valu la gloire d’un scandale. Il semait l’argent sans regret, lui jusque-là d’une économie frisant l’avarice ; il perdait au jeu, lorsqu’il jugeait utile de perdre, et cela sans que son visage trahit la moindre émotion, et quelque grande que fût la somme perdue.

Le comte Naïnsky, un parent haut placé, qui n’aurait pas daigné le remarquer s’il fût venu en vulgaire solliciteur, fut frappé de ses succès dans la société ; il jugea possible et convenable de porter sur lui son attention et lui fit l’ honneur de prendre en sa maison son fils, âgé de sept ans, pour l’élever. C’est justement à cette époque que correspond le voyage du prince à Vassilievskoé et le temps où il fit connaissance avec les Ikhméniew.

Par l’entremise du comte le prince obtint un poste important auprès d’une des premières ambassades et partit pour l’étranger.

Certains bruits avaient couru sur son compte ; mais ils étaient toujours restés enveloppés de quelque obscurité : on avait parlé d’un événement désagréable qui lui serait arrivé à l’étranger ; mais personne n’aurait pu dire en quoi il consistait. On ne savait qu’une chose, c’est qu’il s’était trouvé subitement en état d’acheter quatre cents âmes, ce que j’ai déjà dit plus haut.

Au bout de quelques années, il rentra en Russie avec un rang élevé, et fut immédiatement revêtu d’un emploi considérable à Pétersbourg. On raconta à Ikhméniew qu’il allait faire un second mariage et s’allier à une maison puissante et riche. Nicolas Serguéitch se frottait les mains de satisfaction.

J’étais alors à Pétersbourg en train de faire mes études à l’université ; Ikhméniew m’écrivit tout exprès pour savoir si ces bruits de mariage étaient fondés. Il écrivit aussi au prince pour me recommander à lui ; mais sa lettre demeura sans réponse. De mon côté, tout ce que je parvins à savoir, c’est que son fils, élevé d’abord dans la maison du comte Naïnsky et plus tard au lycée impérial, venait de terminer ses études à l’âge de dix-neuf ans. Je l’écrivis à Ikhméniew, et j’ajoutai que le prince aimait son fils, le gâtait, et formait déjà pour lui des projets d’avenir, ce que je tenais d’un camarade d’université qui connaissait le jeune homme.

Un beau matin, Ikhméniew reçut une lettre qui l’étonna extrêmement...

Le prince, qui jusque-là s’était mis vis-à-vis de son intendant sur un pied purement officiel, écrivait tout à coup d’un ton franc et amical au sujet de ses affaires de famille : il se plaignait de son fils, dont la conduite lui causait beaucoup de chagrin : il disait que, quoiqu’il ne convînt pas de donner à quelques polissonneries d’un garçon de cet âge (il s’efforçait évidemment d’atténuer la chose) plus d’importance qu’elles n’en méritaient, il avait résolu de le punir, de l‘effrayer et, à cet effet, de l’envoyer passer quelque temps à la campagne, sous la garde tutélaire d’Ikhméniew. Le prince s’en remettait complètement à son honorable et excellent ami, ainsi qu’à son épouse, et les priait tous deux d’admettre son étourdi de fils dans leur famille, de lui faire entendre, dans la solitude, la voix de la raison, de l’aimer, si c’était possible, mais surtout de le corriger de sa légèreté de caractère et de lui inculquer les principes salutaires et rigoureux si indispensables dans la vie.

Le jeune prince arriva et fut accueilli comme un fils. Nicolas Serguéitch l’aima bientôt autant que sa Natacha ; et plus tard, après sa rupture avec le père, il se ressouvenait parfois avec joie de son Aliocha, ainsi qu’il avait coutume d’appeler le prince Alexis Pétrovitch.

C’était d’ailleurs un charmant garçon : joli, faible et nerveux comme une femme, en même temps plein de gaieté et de naïveté, doué d’une âme franche et accessible aux plus nobles sentiments, d’un cœur aimant, droit et reconnaissant, il devint l’idole des Ikhméniew.

Il était encore tout à fait enfant, malgré ses vingt ans, et l’on ne s’expliquait guère la raison pour laquelle son père, qui l’aimait beaucoup, disait-on, avait pu l’exiler. Il aurait, disait-on, mené à Pétersbourg une vie oisive et étourdie, et avait refusé d’entrer au service, ce qui avait fait beaucoup de chagrin à son père.

Ikhméniew ne lui fit aucune question, le prince ayant évidemment voulu taire dans sa lettre les véritables raisons de l’exil de son fils. D’après certains bruits, celui-ci se serait rendu coupable d’une étourderie impardonnable. On parlait d’une liaison, d’une provocation, d’une perte de jeu invraisemblable, même d’une somme d’argent qui n’appartenait pas au jeune homme et qu’il aurait dépensée. D’autres attribuaient la résolution prise par le prince à des considérations particulières, à un calcul d’égoïsme personnel.

Nicolas Serguéitch repoussait tous ces rapports avec indignation, d’autant plus que le jeune homme était extrêmement attaché à son père, qu’il n’avait presque pas connu pendant son enfance et son adolescence, mais dont il ne parlait qu’avec transport et auquel il était entièrement soumis.

Aliocha parlait aussi parfois d’une comtesse, de rivalité entre son père et lui : il paraît que le fils avait été vainqueur dans cette lutte, ce qui avait furieusement fâché son père ; Aliocha racontait cette histoire avec animation, avec une gentillesse enfantine, un rire sonore et joyeux ; mais Ikhméniew l’interrompait dès les premiers mots. Aliocha confirma la nouvelle des projets de mariage de son père.

Il avait déjà passé environ un an en exil, écrivait de temps à autre à son père des lettres respectueuses et raisonnables, et s’était à la fin si bien acclimaté à Vassilievskoé que, lorsqu’au printemps le prince arriva lui-même pour affaires, ce dont il avait prévenu Ikhméniew, le proscrit le supplia de lui permettre de rester encore le plus longtemps possible, assurant qu’il se sentait une véritable vocation pour la vie de campagne.

Toutes les actions, tous les entraînements d’Aliocha provenaient de son impressionnabilité excessive et nerveuse, de son cœur bouillant, de sa légèreté, qui allait quelquefois jusqu’à l’absurde ; d’une disposition extraordinaire à subir toute influence extérieure et d’une absence complète de volonté.

Le prince accueillit la demande de son fils avec quelque défiance...

Ikhméniew avait peine à reconnaître son ancien ami : le prince était complètement changé. Il était tout à coup devenu chicaneur, et dans l’examen des comptes il se montra dégoûtamment avide, avare et méfiant. Cela chagrina fort l’excellent Ikhméniew, qui d’abord n’y croyait pas. Cependant tout allait au rebours de ce qui avait eu lieu la fois précédente, quatorze ans auparavant : il fit connaissance avec tous ses voisins, les plus importants, bien entendu, et ne mit pas les pieds chez Ikhméniew, qu’il traita comme un inférieur.

Tout à coup survint un événement inconcevable : sans la moindre cause apparente, il y eut entre Ikhméniew et le prince une scène orageuse ; des paroles violentes furent échangées, des mots offensants prononcés de part et d’autre. Ikhméniew partit indigné ; mais l’affaire n’en resta pas là. Des commérages odieux se répandirent soudain dans tout le canton : Ikhméniew, après avoir bien étudié le caractère du jeune prince, avait formé le dessein de profiter de ses défauts ; sa fille Natacha (qui avait déjà dix-sept ans) avait su se faire aimer de cet adolescent, et tout en feignant de ne s’apercevoir de rien, les parents avaient favorisé cet amour ; Natacha, fille rusée et dépravée, avait complètement ensorcelé le jeune homme, qui, grâce à ses soins, n’avait pas vu, pendant presque toute une année, une seule des filles de distinction qui mûrissaient à foison dans les respectables familles des propriétaires voisins.

On allait jusqu’à assurer que les amants étaient déjà convenus d’aller se marier au village de Grigoriévo, à quinze verstes de Vassilievskoé, soi-disant à l’insu des parents de la demoiselle, lesquels cependant connaissaient jusqu’aux moindres détails de l’affaire et guidaient leur fille par leurs abominables conseils. Bref, un gros volume n’aurait pas suffi pour enregistrer tous les cancans que les commères des deux sexes du district réussirent à mettre en circulation.

Mais ce qu’il y avait de plus étonnant, c’est que le prince y ajoutait pleine et entière foi, si bien qu’il n’était venu à Vassilievskoé qu’à la suite d’un rapport anonyme qui lui avait été envoyé à Pétersbourg.

Certes, tous ceux qui connaissaient un peu Ikhméniew auraient dû, il semble, refuser de croire un mot de toutes ces accusations ; cependant, comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, chacun s’agita, causa, censura, branla la tête et... prononça un jugement sans appel.

Ikhméniew avait trop de fierté pour justifier sa fille en face des commères, et il défendit sévèrement à sa femme d’entrer en quelque explication que ce fut avec les voisins. Natacha, si cruellement calomniée, ne sut pas pendant près d’une année le premier mot de ces mensonges et de ces calomnies, et elle continua d’être gaie et innocente comme une enfant de douze ans.

Pendant ce temps, la querelle s’envenimait de plus en plus. Les officieux ne s’endormaient pas. Il se trouva des dénonciateurs et des témoins qui réussirent à prouver au prince que la manière dont Ikhméniew avait administré ses propriétés était loin de pouvoir offrir un modèle d’honnêteté. On alla même jusqu’à affirmer que trois ans auparavant, lors de la vente d’une forêt, Ikhméniew avait empoché douze mille roubles, ce qu’on pouvait établir par les témoignages les plus évidents, les plus légaux, et cela d’autant plus facilement que, n’ayant aucune procuration du prince pour cette opération, il avait agi de sa propre initiative, et avait su convaincre après coup le prince de la nécessité de cette vente, pour laquelle il avait porté en compte une somme de beaucoup inférieure à celle qu’il avait reçue en réalité.

C’étaient là de pures calomnies, ce fut prouvé plus tard ; mais le prince crut tout, et en présence de témoins il traita Ikhméniew de voleur. Celui-ci ne supporta pas un pareil affront et répliqua sur le même ton ; une scène effroyable suivit, et l’on entama un procès.

Ikhméniew vit bientôt sa cause perdue ; il lui manquait certains papiers, et, avant tout, des protections ; il était totalement inexpérimenté dans la marche de pareilles affaires : il perdit donc son procès, et sa propriété fut mise sous séquestre.

Le vieillard exaspéré quitta tout et transporta son domicile à Pétersbourg, afin de s’occuper de son affaire ; il laissa dans sa terre un homme entendu en qui il avait pleine confiance et alla s’établir dans la capitale.

Le prince s’aperçut bientôt, j’en suis sûr, qu’il avait gratuitement insulté Ikhméniew ; mais l’offense avait été si violente de part et d’autre qu’il n’y avait plus place pour une parole de conciliation, et le prince, irrité, fit tous ses efforts pour faire tourner la chose à son profit, ce qui équivalait à enlever à son ancien intendant son dernier morceau de pain.

 

 

V

 

Les Ikhméniew vinrent donc à Saint-Pétersbourg. Je ne décrirai pas ma rencontre avec Natacha, que pendant ces quatre années de séparation je n’avais pas oubliée un instant. Je ne me rendais pas bien compte du sentiment que produisait en moi son souvenir ; mais en la revoyant, ma première pensée fut qu’elle m’était adjugée par le sort.

Il me sembla d’abord qu’elle s’était peu développée, et qu’elle était restée la même fillette d’avant notre séparation. Mais par la suite je découvris chaque jour en elle quelque chose de nouveau, que j’avais totalement ignoré jusqu’alors, comme si elle me l’eût caché à dessein, comme si la jeune fille avait voulu se dissimuler à mes yeux... et quelles jouissances pour moi que ces découvertes !

Pendant les premiers temps de son séjour dans la capitale, Ikhméniew était irritable, bilieux ; son affaire n’allait pas bien, il s’emportait, s’indignait, se plongeait dans ses paperasses et ne se souciait guère de nous.

Anna Andréievna, sa femme, était comme perdue et ne savait que devenir ; Pétersbourg lui faisait peur ; elle soupirait, tremblait, pleurait les lieux où elle avait vécu jusqu’alors, gémissait de ce que Natacha était en âge de se marier et qu’il n’y avait personne qui pensât à elle ; elle se laissait aller à une étrange franchise envers moi, faute d’avoir quelqu’un de mieux qualifié pour recevoir ses confidences.

Je venais d’achever mon premier roman, celui qui commença ma carrière littéraire et que, comme débutant, je ne savais où placer. Je n’en avais pas dit un mot aux Ikhméniew, qui étaient prêts à se brouiller avec moi parce que je vivais dans l’oisiveté, c’est-à-dire sans emploi et sans rien faire pour en obtenir un. Mon père adoptif me l’avait amèrement reproché, et comme ses reproches étaient dictés par l’affection paternelle, j’eus honte de lui avouer de quoi je m’occupais. En effet, comment lui déclarer tout droit que je ne voulais pas être fonctionnaire et que je faisais des romans ? Je le trompai donc en lui disant que je ne trouvais pas de place, quoique je fisse tout ce qui était en mon pouvoir pour en obtenir une. Du reste, il n’avait guère le temps de me contrôler.

Un jour, Natacha, qui avait entendu un de nos entretiens, me prit à part et, les larmes aux yeux, me supplia de penser à mon avenir ; elle m’interrogea, cherchant à savoir à quoi je passais mon temps, et comme je ne m’ouvris pas à elle non plus, elle me fit jurer que je ne me rendrais pas malheureux par ma paresse et mon oisiveté. Je ne lui avouai pas mon genre de travail, et pourtant je suis sûr qu’un seul mot d’encouragement venant de sa part m’aurait causé plus de joie que les jugements les plus flatteurs que j’ai entendus par la suite.

Enfin mon roman parut. Longtemps déjà avant sa publication, on en avait parlé dans le monde littéraire. B... s’était réjoui comme un enfant en lisant mon manuscrit.

Si jamais j’ai été heureux, ce n’est point pendant les premiers moments d’ivresse de mes succès, mais lorsque je n’avais encore ni lu ni montré mon ouvrage à personne, pendant ces longues nuits passées au milieu de rêves et d’espérances enthousiastes, lorsque, travaillant avec passion, je vivais avec les personnages que j’avais créés, comme avec des parents, avec des êtres qui existaient véritablement : je les aimais, je prenais part à leur joie et à leur tristesse, et quelquefois même il m’est arrivé de verser de vraies larmes sur le peu de sagacité d’un de mes héros.

Je ne saurais décrire la joie que ressentirent le vieux Ikhméniew et sa femme au bruit de mes succès ; leur premier sentiment fut la surprise. Anna Andréievna ne voulait pas croire que ce nouvel écrivain, dont tout le monde faisait l’éloge, fût... ce même Vania qui, etc., etc., et elle se mettait à branler la tête. Le vieillard fut encore plus longtemps à se rendre, et lorsque les premiers bruits arrivèrent à son oreille, il fut tout effrayé ; il me dit que je perdais toutes chances de faire carrière au service de l’État et me parla de la vie déréglée que mènent la plupart des écrivains.

Mais des appréciations favorables qui parurent dans des journaux et quelques paroles élogieuses qu’il entendit prononcer sur mon compte par des gens en qui il avait une confiance frisant la vénération, le firent changer d’opinion. Lorsqu’il vit que j’avais de l’argent et qu’il sut comment le labeur littéraire peut être rétribué, ses derniers scrupules s’évanouirent. Prompt à passer du doute à la plus entière confiance, joyeux comme un enfant à cause de mes succès, il s’abandonna tout à coup aux plus folles espérances, aux rêves les plus éblouissants sur mon avenir. Chaque jour il créait pour moi quelque nouvelle carrière et faisait quelque nouveau projet, et Dieu sait ce que ces projets n’embrassaient pas ! Il commença même à me témoigner une certaine déférence que je ne lui avais pas inspirée auparavant.

Pourtant ses doutes revenaient parfois tout à coup l’assiéger au beau milieu de ses fantaisies enthousiastes et le déconcertaient entièrement. Être auteur, poëte ! quelle singulière chose ! Les poëtes avaient-ils jamais fait leur chemin ? arrivaient-ils aux honneurs ? Il n’y avait guère à attendre de tous ces gratte-papier.

Ces perplexités et ces doutes lui venaient le plus souvent à l’heure du crépuscule ; il était alors particulièrement nerveux, impressionnable et soupçonneux. Natacha et moi, nous le savions et nous nous en amusions d’avance. Je m’efforçais de l’amener à une appréciation moins pessimiste en lui racontant quelque anecdocte sur Soumarokow, qui avait été fait général[1] ; Derjavine, qui avait reçu une tabatière pleine de pièces d’or ; je lui disais que l’impératrice Catherine avait fait une visite à Lomonossow, je lui parlais de Pouschkine, de Gogol.

— Je sais, mon ami, je sais tout cela, répondait-il, quoique peut-être il entendît ces histoires pour la première fois de sa vie. Quant à toi, ce qui me console un peu, c’est que ton fricot n’est pas écrit en vers. Les vers, mon cher, c’est absurde, ne me contredis pas, et crois-en un vieillard qui te veut du bien, c’est du temps perdu ! Que les collégiens fassent des vers, passe encore ; mais un jeune homme de ton âge, ça le mène tout droit à la maison des fous.

Pouschkine est un grand homme, personne ne dit le contraire ! Mais des vers et rien de plus ; tout cela est bien éphémère ! Du reste, je l’ai peu lu. La prose, с’est une autre affaire ; l’écrivain peut instruire, il peut parler d’amour de la patrie, de vertu... Je ne sais pas bien m’expliquer, mais tu me comprends. C’est l’amitié qui me fait parler. Du reste, voyons ce que tu vas nous lire, dit-il comme conclusion et d’un ton protecteur, le jour où j’avais enfin pu apporter mon ouvrage. Nous étions tous réunis, après le thé, autour d’une table ronde. Lis donc un peu ce que tu as griffonné là, ajouta-t-il, tu as fais beaucoup parler de toi ! Voyons ce que c’est.

Je me disposai à lire. Mon roman avait paru le jour même, et aussitôt que j’en avais eu un exemplaire, j’étais accouru chez les Ikhméniew. Que j’avais été chagriné de ne pas pouvoir leur lire plus tôt ! Mais le manuscrit était déjà entre les mains de l’éditeur. Natacha en avait pleuré de dépit, elle m’avait fait une querelle et m’avait reproché que des étrangers liraient mon roman avant elle...

Enfin, nous voilà établis tous ensemble ; le père prend un air extraordinairement sérieux. Il se prépare porter le jugement le plus sévère, il veut s’assurer par lui-même, se faire une conviction.

La vieille dame, elle aussi, avait l’air plus solennel que de coutume ; elle avait même failli mettre un nouveau bonnet tout exprès pour la lecture. Depuis longtemps elle s’apercevait que je regardais sa chère Natacha avec un amour infini, que mon esprit était occupé d’elle, que ma vue se troublait lorsque je lui parlais, et que Natacha à son tour me regardait d’un regard plus brillant qu’autrefois. Le temps était enfin arrivé où le succès venait réaliser mes espérances dorées et m’apporter le bonheur.

Elle avait remarqué aussi que son mari s’était mis depuis quelque temps à me louer d’une manière excessive et à porter d’une façon toute particulière ses regards sur sa fille et sur moi... et soudain elle était prise de frayeur : je n’étais ni comte, ni prince, ni duc régnant ; si du moins j’avais été, faute de mieux, conseiller de collège sortant de l’école de droit, jeune, décoré et beau garçon ! Quand elle était en train de faire des souhaits, elle n’aimait pas s’arrêter à mi-chemin.

 

 

VI

 

Je lus mon roman en une seule séance, qui se prolongea jusqu’à deux heures du matin. Le vieillard avait d’abord froncé les sourcils : il s’attendait à quelque chose d’une hauteur inaccessible, que lui-même n’aurait peut-être pas été en état de comprendre, mais, dans tous les cas, à quelque chose d’élevé ; au lieu de cela, il trouvait tout à coup des événements de tous les jours et tout à fait connus, de point en point les mêmes faits qui se passent constamment autour de nous. Si encore j’avais eu pour héros une illustration ou un homme méritant un intérêt particulier, quelque personnage historique, comme Roslavliew ou bien Youri Miloslavsky ; mais non, je mettais en scène un pauvre diable d’employé, obscur et passablement niais, dont la redingote râpée perdait ses boutons, et tout cela simplement, dans le langage que nous parlons ordinairement nous-mêmes. C’était vraiment singulier ! Anna Andréievna regardait son mari d’un œil interrogateur et un peu boudeur, comme si elle s’était sentie blessée. Était-ce bien la peine d’imprimer et de lire pareilles misères, et qui plus est, de les acheter ? semblait-elle dire. Natacha était tout attention ; elle écoutait avec avidité, ne me quittait pas du regard, et à chaque mot que je prononçais, ses jolies lèvres remuaient avec les miennes. Eh bien, je n’étais pas arrivé à la moitié que je leur arrachais des larmes. La mère pleurait sincèrement, elle compatissait de toute son âme aux malheurs de mon héros et aurait naïvement voulu lui venir en aide, à juger par ses exclamations. Ikhméniew avait renoncé à ses rêves de grandeur et d’élévation. « Du premier mot, me dit-il, on voit que ce sera du pain bien long ; ce n’est pas mal ; une simple petite historiette, mais qui vous empoigne ; aussi toutes les circonstances accessoires sont-elles faciles à comprendre et à garder en mémoire, et l’on voit que le plus obscur des hommes est toujours un homme et porte le nom de frère. »

Natacha écoutait, pleurait et, à la dérobée, sous la table, me serrait la main avec force. La lecture achevée, elle se leva les joues en feu et les yeux gonflés de larmes ; elle saisit tout à coup ma main, la porta à ses lèvres et s’enfuit en courant hors de la chambre. Le père et la mère échangèrent un regard.

— Hem ! quelle exaltée ! fit le vieux. Il n’y a pas de mal à cela, c’est une brave jeune fille..., ajouta-t-il en jetant un regard distrait sur sa femme, comme avec l’intention de justifier sa fille et moi-même en même temps. Mais Anna Andréievna, malgré l’émotion qu’elle avait éprouvée pendant la lecture, avait l’air moins enthousiaste. En la regardant, je me rappelai ce passage d’un de nos auteurs :

— Alexandre de Macédoine est un héros, d’accord ; mais ce n’est pas une raison de casser les chaises.

Natacha ne tarda pas à rentrer, joyeuse et heureuse, et en passant près de moi, elle me pinça légèrement. Ikhméniew se mit sérieusement à l’appréciation de mon ouvrage, mais sa joie lui fit oublier son caractère emprunté, et il ne tarda pas à s’enthousiasmer.

— C’est beau ! mon cher Vania, c’est très-beau ! tu m’as soulagé, tu m’as soulagé plus que je ne l’aurais attendu. Ce n’est pas élevé, ce n’est pas grand, évidemment... J’ai là Moscou sauvée... eh bien , dès les premières lignes on se sent enlevé dans les airs comme un aigle... tandis que chez toi c’est plus simple, plus facile à saisir. Ce qui me plaît, c’est justement que c’est plus compréhensible, plus proche ; il me semble que c’est à moi-même que tout cela est arrivé. Et à quoi bon ces choses sublimes qu’on ne comprend pas ? Cependant, tu ne ferais pas mal de changer un peu ton style ; je t’accorde tout éloge, mais tu diras ce que tu voudras, cela, manque un peu d’élévation... Du reste, il est déjà trop tard à présent : c’est imprimé. Peut-être pour la seconde édition... Qui sait ? il y aura peut-être une seconde édition... et de nouveau de l’argent... hem !

— Est-il vrai, Ivan Pétrovitch, que cela vous rapporte beaucoup ? demanda Anna Andréievna. Plus je vous regarde, et plus ça me semble incroyable. Ah ! mon Dieu ! à quoi l’on peut dépenser son argent !

— Vois-tu, Vania, continua Ikhméniew s’animant de plus en plus, cela ne vaut pas le service de l’État, mais pourtant c’est une carrière. Des gens haut placés te liront. Tu dis que Gogol avait une pension et qu’on l’envoya à l’étranger. Et qui sait si toi-même... ? Hé ? ou bien est-ce encore trop tôt ? qu’en dis-tu ? c’est peut-être encore trop tôt ; il te faudra encore écrire autre chose. Dans ce cas, écris, mon ami, écris vite, vite ! Ne t’endors pas sur tes lauriers. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.

Il disait cela d’un air convaincu, avec une telle bonté de cœur, que je n’eus pas le courage de l’arrêter et de refroidir son enthousiasme.

— On te donnera une tabatière, reprit-il un instant après. Pourquoi pas ? pour t’encourager. Et qui sait ? peut-être seras-tu invité à la cour, ajouta-t-il à demi-voix et d’un air grave et en clignotant de l’œil gauche ; non ? c’est encore trop tôt pour arriver à la cour.

— Bon ! les voilà déjà à la cour, dit la mère avec quelque humeur.

— Vous allez bientôt me faire général, répondis-je en riant de tout mon cœur. Le vieux se mit aussi à rire : il était tout content.

— Mon général, ne voulez-vous pas manger un morceau ? dit Natacha, qui pendant ce temps avait préparé le souper.

Elle partit d’un éclat de rire et se jeta dans les bras de son père.

— Cher, excellent père ! s’écria-t-elle tout émue.

— Assez, assez, dit Ikhméniew gagné aussi par l’émotion ; bon, bon, je plaisantais. Général ou non, allons souper. Quel cœur sensible ! ajouta-t-il en frappant légèrement de la main les joues couvertes de rougeur de sa Natacha. D’ailleurs, vois-tu, Vania, c’est mon amitié pour toi qui me fait parier ainsi. Mettons que tu ne deviennes pas général, tu n’en es pas moins un homme connu ! un auteur !

— À présent, papa, on dit écrivain.

— Et non pas auteur ? Je l’ignorais. Bien, admettons écrivain ; mais j’ai voulu dire que si l’on ne devient pas gentilhomme de la chambre pour avoir écrit un roman (il ne faut pas y penser, c’est clair), on peut toujours arriver à être quelqu’un ; on peut être attaché à une ambassade, être envoyé à l’étranger, en Italie, pour raison de santé ou bien pour se perfectionner dans l’étude de l’art, ou encore recevoir un subside en argent. Naturellement, il faut que tout cela soit de ton côté, en tout bien tout honneur, que tu n’obtiennes argent ou distinctions que par ton travail et non par protection...

— Et alors tu ne deviendras pas fier, au moins, ajouta Anna Andréievna en riant.

— Non, papa, reprit Natacha, donnez-lui plutôt une étoile sur la poitrine ; attaché d’ambassade, quelle misère !

Elle me pinça le bras encore une fois.

— La voilà de nouveau qui se moque de moi, s’écria le vieillard en jetant un regard d’orgueil sur Natacha, dont les joues étaient en feu et dont les yeux brillaient comme deux étoiles. Je suis peut-être allé un peu trop loin, mes enfants ; j’ai toujours été ainsi ; et pourtant, vois-tu, Vania, quand je te regarde, je ne trouve en toi rien d’extraordinaire...

— Ah ! mon Dieu ! Comment voulez-vous donc qu’il soit, papa ?

— Mais non, ce n’est pas ce que je veux dire ; je veux dire que je ne trouve absolument rien de poétique dans ta figure... tu sais, on dit qu’ils sont pâles, les poëtes, et puis, ils ont les cheveux ainsi, et les yeux ainsi, quelque chose... tu sais... un Gœthe ou un autre... j’ai lu ça dans un almanach. Mais quoi ! ai-je dit quelque sottise ? Voyez-vous, la friponne, qui s’égaye à mes dépens ! Mes amis, je ne suis pas lettré, mais j’ai du sentiment. Et quant à la figure, il n’y a pas de mal ; pour moi, ta figure est bien, elle me plaît beaucoup... Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Être honnête homme, homme de cœur, voilà le principal. Mène une vie honnête et n’aie pas une trop haute opinion de toi ! Un bel avenir t’attend. Acquitte-toi de ta mission : voilà ce que j’ai voulu dire, juste ce que j’ai voulu dire !

Quel heureux temps ! Je passais chez les Ikhméniew toutes mes soirées, tous mes moments de liberté. J’apportais au vieux des nouvelles du monde littéraire, des écrivains auxquels tout à coup, je ne sais pourquoi, il avait commencé à s’intéresser ; il se mit même à lire les articles d’un critique, dont je lui avais beaucoup parlé et qu’il ne comprenait guère, mais qu’il louait fort.

La vieille maman nous surveillait, Natacha et moi, mais nous avions su mettre sa vigilance en défaut ; nos cœurs s’étaient compris, elle m’avait avoué son amour ; les vieux parents le surent, conjecturèrent, réfléchirent, et la mère allait branlant la tête ; elle manquait de confiance.

— Vous avez eu un beau succès, me disait-elle ; mais si la prochaine fois vous ne réussissiez pas, ou s’il arrive quelque chose d’autre, que ferez-vous ? Si du moins vous aviez un emploi !

— Quant à moi, voici mon opinion, ajouta le vieillard après avoir réfléchi un moment ; j’ai vu, je me suis aperçu et, je l’avoue, je me suis même réjoui de voir que toi et Natacha... Eh ! quel mal y aurait-il ? Mais vous êtes encore très-jeunes, ma femme a raison. Attendons : tu as du talent, beaucoup de talent, j’en conviens ; mais on allait trop loin quand on a crié au génie. Donc, tu as du talent (je viens de lire encore aujourd’hui une critique qui te malmène joliment) ; mais ça ne veut rien dire. Le talent, vois-tu, ce n’est pas encore des capitaux à la banque, et vous êtes pauvres tous deux. Attendons un an, un an et demi ; si tu vas bien, si tu t’affermis dans ta voie, Natacha est à toi ; si tu ne réussis pas, juge toi-même... Tu es honnête homme, réfléchis...

Voilà à quoi nous en étions restés, et voici à quoi nous en étions un an après.

Oui, c’était presque juste un an plus tard. Par une belle et claire journée de septembre, vers le soir, malade, et le désespoir dans l’âme, j’entrai chez mes vieux amis et je tombai sur une chaise à demi évanoui, si bien qu’ils en furent tout effrayés.

Et si la tête me tournait alors, et si j’avais le cœur plein d’angoisse, ce n’était point parce que j’étais venu dix fois jusqu’à leur porte et que dix fois je m’en étais retourné, ce n’était point parce que je n’avais pas encore réussi dans ma carrière et que je n’avais encore ni gloire, ni argent, que je n’étais pas attaché d’ambassade, et que j’étais encore bien loin du moment où l’on m’enverrait restaurer ma santé en Italie ; c’était parce qu’on peut vivre dix années en une et qu’en cette année-là ma Natacha avait, elle aussi, vécu dix ans. Un abîme s’était ouvert entre elle et moi...

La vieille maman me regardait avec une compassion peu dissimulée, trop empressée même, et semblait se dire : Voilà à qui j’aurais donné ma fille !

— Prendrez-vous une tasse de thé, Ivan Pétrovitch ? (Le samovar bouillait sur la table.) Comment allez-vous ? êtes-vous toujours malade ? me demanda-t-elle d’un ton plaintif, qui résonne encore à mon oreille.

Pendant qu’elle me parlait, ses yeux trahissaient de tout autres soucis, les mêmes sans doute que ceux qui assombrissaient le visage de son mari, assis immobile et perdu dans ses pensées. Ils avaient de vives inquiétudes sur l’issue de leur procès avec le prince. Cela rendait le vieillard presque malade.

Le jeune prince, cause première de tout ce procès, avait trouvé quelques mois auparavant une occasion de venir les voir ; le vieux Ikhméniew, qui aimait son Aliocha comme un fils, qui parlait presque chaque jour de lui, l’avait accueilli avec joie. Sa femme s’était rappelé Vassilievskoé et s’était mise à pleurer. Les visites du jeune homme n’avaient pas tardé à devenir plus fréquentes, et Ikhméniew, qui était l’honnêteté, la franchise, la droiture mêmes, avait repoussé avec indignation toutes les mesures de précaution ; plein d’une noble fierté, il n’avait pas même voulu penser à ce que dirait le prince, dont les absurdes soupçons ne lui semblaient mériter que le mépris, s’il venait à savoir que son fils était reçu dans sa maison.

Les visites du jeune prince devinrent presque journalières : il passait des soirées entières avec les vieux époux, heureux d’être avec lui, et ne s’en allait que longtemps après minuit.

Le père fut naturellement instruit de tout, et cela donna naissance aux plus abominables commérages. Il écrivit à Nicolas Serguéitch une lettre d’injures, sur le thème d’autrefois, et défendit catégoriquement à son fils de voir les Ikhméniew. C’était juste quinze jours avant ma visite.

Le vieillard était dans une terrible affliction. Sa Natacha, cette enfant si pure, si innocente, on l’impliquait de nouveau dans cette sale calomnie ! Son nom était insulté par cet homme qui l’avait si horriblement outragé, lui !... Et il fallait supporter tout cela sans exiger satisfaction! Les premiers jours, le désespoir le rendit malade. Cette histoire avec tous ses détails était parvenue jusqu’à moi ; quoique malade et abattu par le chagrin, je n’eusse pas été chez eux pendant trois semaines. Mais je savais... Non ! je ne faisais encore que pressentir ; je savais, mais je n’osais pas croire qu’il y avait encore autre chose, qui devait les inquiéter plus que tout au monde, et je les regardais avec une poignante anxiété.

C’était un supplice ! j’avais peur de deviner, j’avais peur de croire, et je souhaitais de toutes les forces de mon âme d’éloigner le fatal moment. Et pourtant c’était pour elle que j’étais venu, je sentais que quelque chose m’attirait auprès d’elle ce soir-là !

— En effet, dit le vieux Ikhméniew comme réveillé tout à coup ; as-tu été malade, qu’on ne t’a pas vu depuis si longtemps ? J’ai des reproches à me faire ; je voulais aller te voir, mais il y a toujours eu... Et il retomba dans ses réflexions.

— J’ai été un peu indisposé, répondis-je.

— Hem ! indisposé ! répéta-t-il au bout de quelques minutes, indisposé, je t’ai déjà dit de faire bien attention, tu n’as pas voulu m’écouter! Cher Vania, de temps immémorial la muse a été reléguée au galetas, crevant de faim, et l’on voit qu’elle continue d’y être.

Il n’était pas de bonne humeur, le vieux.

Il fallait qu’il fût blessé au cœur, pour me parler ainsi. Je me mis à le considérer. Son visage était jaune, ses yeux exprimaient la perplexité; on y lisait une pensée, une question qu’il n’avait pas la force de résoudre. Il était violent et bilieux plus que de coutume. Sa femme le regardait avec inquiétude et en branlant la tête; elle profita d’un moment où il se tourna pour me faire un signe à la dérobée.

— Comment se porte Nathalia ? demandai-je. N’est-elle pas à la maison ?

— Si, elle est à la maison, dit la mère, que ma question parut embarrasser. Elle va venir et pourra se donner le plaisir de vous regarder. Croyez-vous que ce soit une plaisanterie ! voilà trois semaines que vous ne vous êtes vus ! Elle aussi est changée... c’est à n’y rien comprendre; on ne sait ce qu’elle a, si elle est en bonne santé ou malade. Dieu lui vienne en aide, ajouta-t-elle en jetant sur son mari un regard craintif.

— Mais, non! ce n’est rien, répliqua celui-ci d’une voix contrainte et saccadée, elle n’est pas malade. C’est de son âge, voilà tout. Qui peut comprendre quelque chose à ces chagrins, à ces caprices de jeune fille ?

— Bien ! voilà que tu parles déjà de caprices, répliqua la mère.

Le vieillard se tut et se mit à tambouriner sur la table. Y aurait-il déjà eu quelque chose entre eux ? me dis-je tout pensif.

— Et chez vous, quoi de neuf? reprit Ikhméniew un instant après. B... s’occupe-t-il toujours de critique ?

— Oui, il continue d’écrire, répondis-je.

— Ah! Vania, dit-il comme conclusion en agitant ses bras, à quoi sert toute cette critique ?

La porte s’ouvrit, et Natacha parut.

 

 

VII

 

Elle entra son chapeau à la main ; elle alla le poser sur le piano, puis s’avança vers moi et me tendit la main sans dire un mot. Un léger tressaillement agitait ses lèvres ; elle parut vouloir me dire quelque chose, une formule de politesse ; mais elle se tut.

Il y avait trois semaines que nous ne nous étions vus, et je fus effrayé du changement qui s’était opéré en elle ! Mon cœur se serra à la vue de ces joues pâles et creuses, de ces lèvres brûlées par la fièvre, et de ces yeux qui de dessous leurs cils sombres étincelaient d’un feu ardent et comme d’une résolution passionnée.

Mais qu’elle était belle ! Jamais je ne l’avais vue aussi belle que ce jour fatal. Était-ce bien cette Natacha qui, il y avait à peine un an, ne me quittait pas des yeux et dont les lèvres s’agitaient avec les miennes pendant la lecture de mon roman, qui insouciante riait et plaisantait avec son père et moi pendant le souper ? Était-ce cette même Natacha qui, dans la chambre voisine, les yeux baissés et les joues brûlantes de rougeur, m’avait dit : Oui !... La voix basse et grave d’une cloche qui appelait aux vêpres se fit entendre. La jeune fille tressaillit, et la mère se signa.

— On sonne les vêpres, Natacha, tu voulais y aller. Vas-y, va prier, mon enfant. Ce n’est pas loin, et ça te fera une petite promenade ; tu es toujours enfermée ! Tu es si pâle ! on dirait que quelqu’un t’a jeté un sort !

— Je n’irai... peut-être pas... aujourd’hui, dit-elle lentement et tout bas, presque en chuchotant. Je... ne me sens... pas bien. Et elle devint pâle comme une morte.

— Pourquoi n’irais-tu pas ? Tu voulais, il y a un instant, ta as déjà pris ton chapeau. Va prier, ma petite Natacha, va demander à Dieu qu’il te donne la santé, continua la mère d’un ton d’encouragement.

— Mais, oui, va donc ; et en même temps tu prendras un peu l’air, ajouta le vieillard en jetant, lui aussi, un regard inquiet sur le visage de sa fille. Ta mère a raison, Vania t’accompagnera.

Je vois encore le sourire amer qui passa sur les lèvres de Natalie. Elle alla prendre son chapeau et le mit ; sa main tremblait. Tous ses mouvements étaient comme instinctifs, elle semblait agir sans se rendre compte de ce qu’elle faisait. Le père et la mère la regardaient avec étonnement.

— Adieu, dit-elle d’une voix qu’on distinguait à peine.

— Pourquoi dire adieu, mon ange ? dit la mère, tu ne resteras pas longtemps ; le voyage n’est pas long. Tu auras au moins été un peu à l’air ; vois comme tu es pâlotte. Ah ! mon Dieu, j’ai oublié… (j’oublie pourtant tout !) je t’ai achevé le sachet, j’ai cousu une prière dedans, mon ange ; une nonne de Kiew m’a montré l’année passée comment il fallait faire ; une prière efficace, Natacha ! Mets-le, mon enfant, peut-être le bon Dieu t’enverra-t-il la santé. Nous n’avons que toi !

Et elle tira de sa boîte à ouvrage la croix d’or que Natacha portait au cou ; le sachet qu’elle venait d’achever était suspendu au même ruban.

— Dieu t’accorde la santé ! dit-elle en lui passant le ruban autour du cou et en faisant le signe de la croix ; il fut un temps où je faisais ainsi tous les soirs, avant ton sommeil, je disais une prière, et tu la répétais avec moi ; mais maintenant tu n’es plus la même, et le bon Dieu ne te donne pas le calme de l’esprit. Ah ! Natacha ! Natacha ! Mes prières maternelles ne te sont d’aucun secours ! Et elle se mit à pleurer.

Natacha baisa en silence la main de sa mère et fit un pas dans la direction de la porte ; mais, tout à coup, elle se retourna brusquement et s’approcha de son père, la poitrine tout agitée.

— Mon père, vous aussi, bénissez votre fille, dit-elle d’une voix étouffée, et elle tomba à genoux devant lui.

Nous étions tous dans un trouble étrange à cause de cette conduite si inattendue et par trop solennelle. Le père la regarda un instant tout éperdu.

— Natacha ! ma chère enfant, ma chère petite fille ! ma fille bien-aimée ! qu’as-tu donc ? s’écria-t-il enfin, en laissant couler ses larmes. Quel chagrin as-tu ? Pourquoi pleures-tu jour et nuit ? car, je m’en aperçois bien, je ne dors pas non plus et je t’entends bien. Dis-moi tout, Natacha. Confie tes chagrins à ton vieux père, et nous… Il n’acheva pas, il la prit et la serra dans ses bras. Elle se pressa convulsivement sur la poitrine du vieillard en cachant sa tête sur son épaule.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ; seulement, je suis un peu indisposée, dit-elle étouffée par les larmes qu’elle retenait.

— Que Dieu te donne sa bénédiction comme je te donne la mienne, ma chère, ma précieuse enfant ! dit le père. Qu’il t’envoie désormais la paix de l’âme et te garde de tout mal. Prie Dieu, ma chérie, afin que ma prière de pécheur arrive jusqu’à lui.

— Et que ma bénédiction t’accompagne, ajouta la mère en fondant en larmes.

— Adieu ! murmura Natacha d’une voix faible.

Arrivée à la porte, elle s’arrêta, les regarda encore une fois, sembla vouloir dire quelque chose, mais n’en trouva pas la force, et sortit rapidement de la chambre. Je me précipitai après elle, avec le pressentiment de quelque malheur.

 

 

VIII

Elle marchait en silence, rapidement, la tête baissée et sans me regarder. Mais arrivée au bout de la rue, sur le quai de la Neva, elle s’arrêta tout à coup et me prit par la main.

— J’étouffe, dit-elle, j’étouffe !…

— Retournons à la maison, Natacha, m’écriai-je tout effrayé,

— Est-ce que tu ne vois pas que je m’enfuis pour ne pas revenir ? dit-elle en me regardant avec une angoisse inexprimable.

Le cœur me manqua. Je pressentais tout cela, mais ses paroles me firent l’effet de la foudre.

Nous cheminions tristement sur le quai. J’étais hors d’état de parler, je faisais des efforts pour penser ; j’étais complètement perdu. La tête me tournait. Cela me semblait si monstrueux, si impossible !

— Tu me trouves bien coupable, Vania, dit-elle enfin.

— Non, mais… je n’y crois pas ; cela ne peut pas être !… lui dis-je, sans savoir ce que je disais.

— Et pourtant cela est ! Je les quitte, et je ne sais ce qu’ils deviendront, je ne sais ce que je deviendrai moi-même.

— Tu vas chez lui.

— Oui, répondit-elle.

— Mais c’est impossible ! m’écriai-je avec exaltation ; tu sais que c’est impossible, Natacha, ma pauvre Natacha ; mais c’est insensé ! Tu les tues, eux, et tu cours à ta perte ! Ne le sais-tu pas, Natacha ?

— Je le sais ; mais je n’y puis rien, ce n’est pas ma volonté, dit-elle, et ses paroles trahissaient autant de désespoir que si elle eût marché au supplice.

— Retourne, retourne pendant qu’il est encore temps, suppliai-je avec toute l’insistance dont j’étais capable, quoique je reconnusse l’inutilité et l’absurdité de mes exhortations. As-tu pensé à ton père ? Tu sais bien que son père à lui est l’ennemi du tien, qu’il l’a insulté, qu’il l’a accusé de l’avoir volé, qu’il l’a appelé voleur !… Tu sais qu’ils sont en procès… Et quoi ! c’est encore la dernière raison. Mais ne sais-tu pas, Natacha ! Si, bon Dieu ! tu le sais bien ! tu sais qu’il a soupçonné tes parents de t’avoir, eux-mêmes, à dessein, fait lier avec Aliocha, lorsqu’il était chez vous à la campagne. Souviens-toi combien ton père a souffert de ces calomnies ! Ses cheveux ont blanchi ! Je ne te parle même pas de ce qu’il leur en coûtera de te perdre, toi, leur trésor, tout ce qui leur est resté dans leur vieillesse, tu le sais bien toi-même ; mais souviens-toi que ton père te croit innocente et calomniée par ces gens hautains. L’ancienne animosité s’est rallumée depuis que vous avez reçu Aliocha dans votre maison. Son père a de nouveau insulté le tien, la colère bout encore dans l’âme du vieillard depuis cette nouvelle injure, et tout à coup, tout cela, toutes ces accusations se trouveront justifiées ! Tous ceux qui ont connaissance de la chose vont maintenant excuser le prince pour t’accuser, toi et ton père ! Que deviendra-t-il ? Il en mourra ! C’est la honte, l’infamie, et de qui vient le coup ? De toi, de sa fille, de son unique, de sa précieuse enfant ! Et ta mère ? Crois-tu qu’elle survive au vieillard ? Natacha, Natacha ! que fais-tu ? reviens à toi ! retournons.

Elle se tut. Je lus une douleur si intense, une si grande souffrance dans son regard, que je compris, même en faisant complète abstraction de ce que je venais de lui dire, combien son cœur saignait. Je compris ce que lui avait coûté la résolution qu’elle avait prise et combien je venais de la torturer, de la déchirer par mes inutiles et tardives représentations ; pourtant je ne pus m’empêcher de poursuivre.

— Il y a un instant, tu disais à ta mère que, peut-être, tu ne sortirais pas, que tu n’irais pas à l’église. Tu avais donc le désir de rester, tu n’étais pas entièrement décidée ?

Elle sourit avec amertume. Pourquoi lui demandais-je cela ? Je pouvais bien voir que c’était irrévocablement résolu. Je ne me possédais plus.

— L’aimes-tu si fort ? m’écriai-je le cœur plein d’effroi et sans comprendre ma question.

— Que veux-tu que je te réponde, Vania ? tu le vois : il m’a dit de venir, et je suis venue et l’attends.

— Mais écoute, au moins, recommençai-je en me rattrapant à une paille ; tout peut encore se réparer, s’arranger autrement, tout autrement. Rien ne te force à quitter la maison, je te dirai comment il faut faire, ma Natacha chérie. Je vous arrangerai tout, tout, et des rendez-vous et… tout. Mais ne déserte pas la maison ! Je vous ferai parvenir vos lettres, pourquoi ne le ferais-je pas ? Cela vaudra mieux que ce que tu veux faire à présent. Je saurai tout arranger, vous serez contents ; tu verras… Du moins tu ne ta perdras pas, chère Natacha, car… tu te perds, tu te perds sans espoir ! Veux-tu, Natacha, tout ira bien et heureusement, et vous vous aimerez tant que vous voudrez. Et quand vos pères auront cessé de se quereller (car ils cesseront bien tôt ou tard), vous…

— Assez, Vania, arrête, interrompit-elle en me serrant la main avec force et en souriant à travers ses larmes. Mon bon, mon cher Vania, tu es si bon, si honnête ! Et tu ne dis pas un mot de toi ! Je t’ai trahi, et tu as tout pardonné, et tu ne penses plus qu’à mon bonheur ! Tu nous feras parvenir nos lettres !…

Elle se mit à pleurer.

— Je sais combien tu m’as aimée, combien tu m’aimes encore jusqu’à présent, et tu ne m’as pas fait un reproche, tu ne m’as pas dit une parole amère. Et moi, moi ! grand Dieu ! que je suis coupable envers toi ! Tu te souviens du temps que nous avons passé ensemble. Ah ! mieux vaudrait que je ne l’eusse jamais connu, jamais rencontré, lui ! J’aurais été heureuse avec toi, mon bon ami !… je ne te vaux pas ! Pourquoi te rappeler notre bonheur passé ? pourquoi raviver ce souvenir ? Tu as été trois semaines sans venir ; eh bien ! je le jure, il ne m’est pas venu une seule fois l’idée que tu pourrais me maudire et me haïr. Je savais que tu ne venais pas pour ne pas être un obstacle, un reproche ! Qu’il devait t’être pénible de nous voir ! Et pourtant, comme je t’attendais ! J’aime Aliocha d’un amour insensé, mais il me semble que je t’aime encore davantage, comme mon ami. Je ne saurais vivre sans toi, tu m’es nécessaire, il me faut ton cœur d’or… Oh ! quel temps pénible, plein d’amertume, s’approche ! Elle fondit en larmes.

— Quel besoin j’avais de te voir ! reprit-elle en étouffant ses larmes. Tu as maigri, tu es pâle, tu as été malade, Vania. Je ne te l’ai pas même demandé, je ne parle que de moi ; que fais-tu ? Ton roman avance-t-il ?

— Au diable mes romans ! Dis-moi plutôt si Aliocha a exigé que tu t’enfuies…

— Non, c’est plutôt moi. Il m’a dit… c’est vrai… et moi… Tiens, je vais tout te raconter : on veut le marier avec une fille de famille immensément riche : son père, tu connais l’intrigant, veut absolument qu’il l’épouse, il mettra tout en œuvre, car pareille occasion ne se présente pas deux fois. Hautes relations, fortune colossale… et de plus jolie, bien élevée et un ange de bonté. Aliocha lui-même est séduit, et, comme son père tient à se débarrasser de lui le plus tôt possible, pour se marier lui-même, il veut, coûte que coûte, rompre notre liaison. Il craint l’influence que j’ai sur son fils.

— Est-ce qu’il connaît vos relations ? dis-je en l’interrompant.

— Il sait tout.

— Qui le lui a appris ?

— Aliocha lui a tout raconté.

— Bon Dieu ! Qu’est-ce que cela signifie ? il raconte tout à son père, et à quel moment !…

— Ne le blâme pas, ne te moque pas de lui. Il serait injuste de le juger comme on jugerait tout autre. C’est un enfant, qui a été élevé tout autrement que toi et moi. Crois-tu qu’il ait conscience de ce qu’il fait ? La première impression, la première influence venue suffit pour le distraire de tout ce à quoi il jurait d’appartenir un instant auparavant. Il manque totalement de caractère. Il se livre à vous, et, le même jour, avec la même bonne foi, il s’abandonne à un autre, et il est le premier à venir vous le raconter. Il peut commettre une mauvaise action, et l’on ne sait si l’on doit le blâmer ou le plaindre. Il est même capable d’abnégation ; mais cela ne dure que jusqu’à la prochaine impression, et, de nouveau, tout est oublié. Ainsi il m’oubliera si je ne suis pas constamment auprès de lui.

— Ce mariage n’est peut-être qu’un faux bruit. Comment veut-on qu’il se marie ? c’est encore un enfant.

— Le père a ses calculs personnels, te dis-je.

— Comment sais-tu que sa fiancée est si jolie et qu’elle lui plait ?

— C’est lui qui me l’a dit.

— Comment ! il t’a dit qu’il pouvait en aimer une autre, et en même temps il te force à tout lui sacrifier !

— Non, non ! Tu le connais mal, tu l’as trop peu vu ; il faut mieux le connaître pour le juger ; il n’y a pas de cœur plus droit et plus pur que le sien. En vaudrait-il mieux s’il mentait ? Qu’il ait pu être séduit, ce n’est pas étonnant : s’il restait huit jours sans me voir, il m’aurait oubliée et en aimerait une autre ; mais dès qu’il me reverrait, il serait de nouveau à mes pieds. Il est heureux qu’il ne me cache rien, sinon je mourrais de jalousie. Mon parti est pris : si je ne suis pas constamment auprès de lui, il cessera de m aimer, il m’oubliera et m’abandonnera : je le connais. Toute autre peut le séduire. Et que deviendrais-je alors ? J’en mourrais. Qu’importe ? la mort serait un bonheur pour moi. Mais vivre sans lui, c’est mille fois plus affreux que la mort, que les tourments ! Oh ! Vania, Vania ! Tu comprends bien qu’il faut que je l’aime pour que je quitte ainsi mon père et ma mère ! Ne me raisonne pas : c’est décidé ! Il faut qu’il soit auprès de moi, à toute heure, à tout instant, je ne puis retourner en arrière. Je sais que je me perds et que j’en perds d’autres avec moi… Ah ! Vania, reprit-elle soudain toute frissonnante, si vraiment il ne m’aimait déjà plus ! Si ce que tu viens de dire était vrai, s’il ne faisait que me tromper (je n’avais rien dit de semblable), s’il n’était droit et sincère qu’en apparence, si réellement il était méchant et vaniteux ! Voilà que je le défends contre toi au moment où peut-être il est avec une autre, et rit en lui-même, tandis que moi, vile créature, j’ai tout abandonné et vais le cherchant par les rues… Oh ! Vania !

Et elle laissa échapper des gémissements si douloureux, que j’en fus effrayé. Je compris qu’elle n’avait plus aucun empire sur elle-même. La jalousie la plus aveugle, la plus insensée, pouvait seule la pousser à une résolution aussi folle. Jaloux à mon tour, je ne pus me faire violence et me laissai entraîner par un vilain sentiment.

— Je ne comprends pas que tu puisses l’aimer après ce que tu viens de me dire de lui. Tu ne l’estimes pas, tu ne crois pas à son amour, et tu cours à lui, et lui sacrifies la vie de tous ceux qui te sont chers. Que faites-vous ? Vous vous préparez l’un à l’autre une vie pleine d’amertume. Tu es aveugle ! Je ne comprends pas un pareil amour.

— Oui, je l’aime en insensée, répondit-elle, pâle d’angoisse et de douleur. Je ne t’ai jamais aimé ainsi, Vania. Je vois bien que j’ai perdu la raison, que je ne devrais pas l’aimer ainsi… Je sens et j’ai senti depuis longtemps, même dans les moments les plus heureux, que je n’aurais que peine et tourment. Mais qu’y puis-je, si les tourments qui me viennent de lui sont du bonheur pour moi ? Je sais d’avance ce qui m’attend et ce que j’aurai à souffrir. Il m’a juré de m’aimer, il m’a fait toutes les promesses, et je n’ai aucune foi en ses promesses ; je n’y crois pas, et je n’y croyais pas auparavant, alors même que je savais qu’il ne me mentait pas et qu’il n’était pas capable de mentir. Je lui ai dit, de mon plein gré, que je ne veux le lier en rien. Personne n’aime les liens, et je suis la première à les haïr. Et pourtant je suis heureuse d’être son esclave, son esclave volontaire, de tout souffrir de lui, pourvu qu’il soit avec moi, que je puisse le voir, le regarder. Il me semble que je pourrais lui permettre d’en aimer une autre, pourvu que je fusse là, à son côté… Quelle bassesse ! n’est-ce pas, Vania ? s’écria-t-elle tout à coup en me regardant d’un regard enflammé. Je sais que c’est une bassesse, et cependant, s’il m’abandonnait, je courrais après lui jusqu’au bout du monde, même s’il me repoussait, s’il me chassait. Tu m’exhortes à renoncer à ma résolution, à retourner en arrière. À quoi cela servirait-il ? Je m’en irais demain ; s’il me le dit, j’irai, il n’a qu’à m’appeler, à me siffler comme son chien, je le suivrai… Je ne crains pas les tourments, s’ils viennent de lui ! je saurai que ma douleur vient de lui… Ah ! Vania, j’ai honte de ce que je te dis !

— T’a-t-il dit qu’il voulait t’épouser ?

— Il me l’a promis, il a tout promis. Il m’a dit que nous irions demain, sans bruit, nous marier hors de la ville ; mais il ne sait pas lui-même ce qu’il fait ; il ne sait peut-être pas comment on fait pour se marier. Quel singulier mari ! Et si nous nous mariions, il me le reprocherait plus tard… Je ne veux pas qu’il ait jamais quelque reproche à me faire. Je n’exige rien de lui. S’il doit être malheureux pour m’avoir épousée, pourquoi ferais-je son malheur ?

— Et maintenant, tu vas tout droit chez lui ?

— Non, il a promis de venir me prendre ici.

Elle regarda avec impatience au loin ; mais on ne voyait personne.

— Et il n’est pas encore arrivé ! Tu es la première au rendez-vous ! m’écriai-je indigné.

Mon exclamation la fit tressaillir, et son visage prit une expression de souffrance.

— Il ne viendra peut-être pas du tout, dit-elle avec un amer sourire. Il m’a écrit, avant-hier, que si je ne lui promettais pas de venir, il serait obligé de remettre à plus tard notre fuite et notre mariage, et que son père l’emmènerait chez sa fiancée. Vania ! s’il était auprès d’elle !

Je ne répondis pas ; elle me serrait la main avec force, et ses yeux étincelaient.

— Il est auprès d’elle, reprit-elle si bas que je l’entendis à peine. Il espérait que je ne viendrais pas, pour pouvoir aller chez elle et dire ensuite que c’était ma faute, que malgré son avis je n’étais pas venue. Je suis un ennui pour lui, et il m’abandonne. Oh ! mon Dieu ! folle que je suis ! Il me l’a dit, la dernière fois, que je l’ennuyais. Pourquoi est-ce que je l’attends ?

— Le voilà ! m’écriai-je tout à coup en l’apercevant de loin sur le quai.

Natacha frissonna, poussa un cri, à la vue d’Aliocha, puis elle lâcha ma main et courut à sa rencontre ; la rue était presque déserte. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre : Natacha riait et pleurait tout à la fois. Ses joues étaient devenues écarlate ; elle était comme clouée sur place. Aliocha m’aperçut et s’approcha de moi.

 

 

IX

Je le regardai comme si je le voyais pour la première fois, quoique je l’eusse vu souvent ;je cherchai son regard comme s’il eût dû dissiper toutes mes angoisses, et m’expliquer comment un enfant tel que lui avait pu ensorceler Natacha, lui inspirer un amour si insensé, un amour qui lui faisait oublier ses premiers devoirs, et sacrifier follement tout ce qu’elle avait eu de sacré jusqu’alors.

Il me serra les mains avec force, et son regard doux et serein m’alla au cœur. Je sentis que je pouvais m’être trompé sur son compte, par la seule et unique raison qu’il était mon ennemi.

Il était grand, mince, bien proportionné ; il avait le visage ovale, toujours pâle, les cheveux blonds, de grands yeux bleus, doux et rêveurs, qui étincelaient par moments de la joie la plus naïve, la plus enfantine. Ses lèvres vermeilles et charnues, admirablement bien dessinées, avaient presque constamment un certain pli sérieux, et le sourire qui y apparaissait tout à coup était si naïf et si ingénu que, de quelque humeur qu’on fut, on ressentait le besoin d’y répondre par un sourire. Sa mise était toujours élégante, et cette élégance, qu’il avait en toutes choses, ne lui coûtait aucun effort.

Il avait, il est vrai, certaines vilaines manières, certaines mauvaises habitudes de bon ton : de l’étourderie, de la suffisance et une impertinence pleine de politesse. Mais, doué d’une simplicité et d’une sérénité d’âme très-grandes, il était le premier â avouer ses défauts et à les tourner en ridicule. Je ne crois pas qu’il fût en état de mentir, même en plaisantant, ou, s’il mentait, il ne s’en apercevait pas. L’égoïsme même avait chez lui quelque chose d’attrayant, justement peut-être parce qu’il le montrait franchement : il était exempt de dissimulation.

Faible, confiant et timide de cœur, il n’avait aucune volonté. L’offenser, le tromper aurait fait peine ; ç’aurait été un péché comme tromper ou offenser un petit enfant. D’une naïveté incroyable pour son âge, il ne savait presque rien de la vie ; du reste, je crois qu’il n’en aurait pas su davantage à quarante ans. Il y a des gens qui semblent condamnés à attendre éternellement leur majorité. Personne, je crois, ne pouvait s’empêcher de l’aimer : il savait vous prendre par ses caresses d’enfant. Natacha avait dit vrai : sous une influence quelconque, il était capable de faire une action mauvaise, mais je crois qu’il serait mort de repentir en apprenant les conséquences de cette action.

Natacha sentait instinctivement qu’elle serait sa souveraine, sa dominatrice, et qu’il finirait par être sa victime. Elle avait l’avant-goût du délice qu’il y a d’aimer jusqu’à la folie et de tourmenter jusqu’à la douleur celui que l’on aime, justement parce qu’on l’aime, et c’est pour cela peut-être qu’elle se hâtait de se sacrifier la première.

Ses yeux étincelaient d’amour, et il regardait dans une sorte d’extase Natacha, qui avait tout oublié : parents, adieux, soupçons jaloux… : elle était heureuse.

— Vania, s’écria-t-elle, je lui faisais tort, je ne suis pas digne de lui ! Oublie ma mauvaise pensée. Puis elle le regarda avec un amour indicible et ajouta : J’ai cru que tu ne viendrais pas. Aliocha lui baisa la main, puis s’adressant à moi :

— Il y a longtemps que je voulais vous embrasser comme un frère, me dit-il. Que de choses elle m’a dites de vous ! Nous nous sommes peu vus, nous nous sommes à peine parlé. Soyons amis et… pardonnez-nous, ajouta-t-il à demi-voix et en rougissant.

— Oui, oui, reprit Natacha, il est à nous, c’est un ami, un frère ; il nous a déjà pardonné, et nous ne saurions être heureux sans lui. Je te l’ai déjà dit. Ah ! que nous sommes cruels ! Vania, reprit-elle avec un tremblement dans la lèvre, retourne chez nous, auprès d’eux, ils connaissent si bien ton cœur d’or que, lors même qu’ils ne me pardonneront pas, quand ils verront que tu as pardonné, toi, ils s’apaiseront peut-être un peu envers moi. Dis-leur tout, avec des paroles que tu tireras de ton cœur… Défends-moi, sauve-moi ; dis-leur toutes les causes telles que tu les as comprises. Je ne me serais peut-être pas décidée si tu n’étais pas venu aujourd’hui ! En te voyant, j’ai eu l’espoir que tu saurais le leur annoncer d’une manière qui rendrait un peu moins rude la première épouvante. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Dis-leur de ma part, Vania, que je sais que le pardon est impossible : ils pardonneraient, que Dieu ne pardonnerait pas ; et dussent-ils me maudire, je ne les en bénirai pas moins ; je prierai pour eux toute ma vie. Mon cœur est tout entier auprès d’eux. Ah ! pourquoi ne pouvons nous pas tous être heureux ? Pourquoi ?… Mon Dieu, qu’ai-je fait ? s’écria-t-elle tout à coup, comme si elle fût revenue à elle, et elle se couvrit le visage de ses mains. Aliocha la prit et la serra dans ses bras, et nous gardâmes le silence pendant quelques minutes.

— Et vous avez pu exiger un pareil sacrifice ? m’écriai-je en jetant à Aliocha un regard de reproche.

— Ne me condamnez pas, répliqua-t-il, tous ces malheurs ne dureront qu’un instant, j’en suis intimement persuadé. Il ne faut qu’un peu de fermeté pour supporter cet instant ; Natacha pense de même. Vous savez que la cause de tout, c’est cet orgueil de famille, ces querelles dont on aurait si bien pu se passer, ces procès… Mais… (j’y ai longuement réfléchi, je vous assure)… tout cela prendra fin, nous serons de nouveau tous réunis, et nos parents nous voyant si heureux se réconcilieront avec nous. Qui sait si notre mariage ne sera pas le commencement de leur réconciliation ? Je crois qu’il n’en saurait être autrement. Qu’en pensez-vous ?

— Vous parlez de mariage ; mais quand vous marierez-vous ? demandai-je en regardant Natacha.

— Demain ou après-demain, au plus tard ; je ne le sais pas encore bien moi-même, et je n’ai encore rien arrangé, c’est vrai. Je pensais que Natacha ne viendrait peut-être pas aujourd’hui. Outre cela, mon père voulait me conduire ce soir chez ma fiancée (vous savez qu’on veut me marier, Natacha vous l’a dit, n’est-ce pas ? Mais moi, je ne veux pas). Ainsi, je ne pouvais compter sur rien d’une manière certaine. Dans tous les cas, nous nous marierons après-demain. C’est, du moins, ce qu’il me semble, car cela ne peut pas être autrement. Demain nous partons par la route de Pskow ; j’ai un de mes camarades d’études du lycée, un excellent garçon, qui demeure par là. Nous trouverons un prêtre dans le village voisin ; du reste, je ne sais pas pour sûr s’il y en a un. Il m’aurait fallu m’informer d’avance, mais je n’ai pas eu le temps… Mais c’est là un détail. Nous pouvons en faire venir un d’un village voisin, n’est-ce pas ? Il est dommage que je n’aie pas eu le temps d’écrire quelques lignes, j’aurais dû prévenir… Mon ami n’est peut-être pas chez lui en ce moment… Bah ! peu importe ! Pourvu qu’on ait de la résolution, le reste ira de soi. En attendant, jusqu’à demain, Natacha restera chez moi. J’ai loué un appartement que nous habiterons à notre retour, car vous comprenez que je ne veux pas retourner demeurer chez mon père. Vous viendrez nous voir, mes anciens camarades du lycée viendront, nous aurons des soirées…

Je le regardais avec angoisse ; le regard de Natacha semblait implorer pour lui ; elle suivait ses paroles avec un sourire triste, et en même temps elle l’admirait comme on admire un petit enfant, gentil et joyeux, dont on écoute le babil vide de sens, mais plein de gentillesse. Quant à moi, je le regardais d’un air de reproche, et je ressentais un intolérable chagrin.

— Mais, lui demandai-je, êtes-vous sûr que votre père pardonnera ?

— Certainement ; il n’aura pas d’autre alternative. Pour commencer, il me maudira, je le sais, et cela se comprend. Il est sévère. Il s’adressera peut-être à la justice, il voudra faire usage de son autorité paternelle. Mais tout cela ne sera pas sérieux. Il m’aime à la folie, il se fâchera d’abord, et pardonnera ensuite. Alors tout le monde se réconciliera. et nous serons tous heureux, et son père à elle aussi.

— Et s’il allait ne pas pardonner ? Y avez-vous pensé ?

— Il pardonnera, c’est certain, mais peut-être pas de si tôt. Eh quoi ! je lui prouverai que j’ai du caractère. Il ne fait que me reprocher d’en manquer, de n’être qu’un étourdi ; il verra si je suis étourdi ou non. Ce n’est pas une plaisanterie : quand on est marié… on n’est plus un petit garçon… je voulais dire, je veux être comme les autres… comme les hommes mariés. Je vivrai de mon travail. Natacha dit que ça vaut mieux que de vivre aux dépens d’autrui, ainsi que nous autres nous le faisons. Si vous saviez que de bonnes choses elle me dit que je n’aurais jamais su trouver ! je n’ai pas été élevé dans ces idées-là. Je sais bien que je suis étourdi et que je ne suis presque capable de rien ; mais il m’est venu il y a trois jours une merveilleuse idée. Quoique le moment ne soit pas bien choisi, je vous la dirai, car il faut aussi que j’en fasse part à Natacha ; vous nous conseillerez. Voici ce que c’est : je veux écrire comme vous des nouvelles pour les journaux. Vous m’aiderez à m’entendre avec les rédacteurs, n’est-ce pas ? je compte sur vous. La nuit dernière j’ai médité un roman, et cela peut donner quelque chose d’assez joli ; mon sujet est emprunté à une comédie de Scribe… Maïs je vous raconterai cela plus tard. Le principal, c’est que cela rapporte de l’argent… on vous paye vos écrits, n’est-ce pas ?

Je ne pus retenir un sourire.

— Vous riez, s’écria-t-il en riant lui-même ; ne croyez pas que je sois ce que je parais être, dit-il avec une inconcevable naïveté ; je vous assure que j’ai à un degré extrême le don de l’observation, vous verrez vous-même. Pourquoi ne pas essayer ? Qui sait ?… Du reste, peut-être avez-vous raison, je ne sais rien de la vie réelle, Natacha me l’a déjà dit, et tout le monde aussi ; quel écrivain ferais-je ? Riez, riez, corrigez-moi : faites-le pour elle, puisque vous l’aimez. Vraiment, je suis loin de la valoir, je le sens ; cela me pèse, et je ne sais comment j’ai pu lui inspirer un pareil amour. Il me semble que je donnerais ma vie pour elle ; jusqu’ici, je n’ai eu aucune crainte, et je commence à avoir peur. Que faisons-nous ? Grand Dieu ! est-il possible que l’homme entièrement adonné à son devoir manque, comme par un fait exprès, de savoir-faire et de fermeté pour remplir ce devoir ?? Venez à notre aide, vous le seul ami que nous ayons. Moi-même, je ne sais rien de rien. Pardonnez-moi de tant compter sur vous : je sais que vous êtes un noble cœur et que vous êtes beaucoup meilleur que moi ; mais soyez sûr que je saurai devenir digne d’elle et de vous.

Il me serra de nouveau la main. Son regard exprimait les plus grands et les plus beaux sentiments. Il me tendait la main avec tant de confiance ! il était si sur de mon amitié !

— Elle m’aidera à me corriger, reprit-il. N’ayez pas trop mauvaise opinion de nous et ne vous affligez pas trop. Je suis plein d’espoir, et au point de vue matériel nous serons complètement assurés. Si, par exemple, mon idée de roman ne réussit pas, je puis, à la rigueur, donner des leçons de musique. Je n’aurai pas honte de vivre de mon travail, j’ai à cet égard des idées tout à fait modernes. Puis j’ai quantité de bibelots qui ne servent à rien. Je les vendrai, et nous aurons là de quoi vivre, Dieu sait combien de temps. Enfin, au pis aller, je puis entrer dans l’administration ; mon père en sera enchanté, il m’a assez persécuté pour m’y forcer ; mais j’ai toujours allégué que j’étais d’une santé trop délicate. D’ailleurs, je suis inscrit quelque part au service. Lorsqu’il verra que mon mariage m’a profité, m’a rendu plus sérieux, plus posé, et que je suis effectivement entré au service, il s’en réjouira et me pardonnera.

— Mais avez-vous réfléchi à ce qui va arriver entre votre père et le sien ? Que pensez-vous qui ait lieu ce soir chez eux ? ajoutai-je en lui montrant Natacha, pâle comme une morte à l’ouïe de mes paroles. J’étais impitoyable.

— Vous avez raison, dit-il, c’est affreux ; j’y ai déjà pensé, j’en suis navré… mais que faire ? Si du moins ses parents nous pardonnaient ! Je les aime tant, si vous saviez ; ils m’ont traité comme leur fils, et voilà comment je les récompense !… Oh ! ces querelles, ces procès ! Et pour quelle raison se querellent-ils ? Nous nous aimons tant ! et nous nous querellons. S’ils pouvaient se réconcilier ! vraiment, ils devraient bien le faire : tout serait fini. Vos paroles me font un étrange effet. Natacha, c’est effrayant, ce que nous faisons. Je l’ai déjà dit avant… C’est toi qui insistes… Mais, voyez, Vania, tout cela peut tourner pour le mieux, ne le croyez-vous pas ? Il faudra bien qu’ils finissent par se réconcilier ! C’est nous qui les réconcilierons : ils ne pourront pas résister à notre amour. Vous ne sauriez croire combien mon père a parfois bon cœur ; si vous saviez avec quelle tendresse il m’a parlé ce matin, comme il s’est efforcé de me persuader ! Et maintenant je vais contre sa volonté, c’est bien triste, et tout cela à cause de quelques vilains préjugés ! C’est tout bonnement de la folie : il suffirait qu’il la regardât bien et qu’il fût avec elle une demi-heure, pour qu’il donnât son consentement à tout, ajouta-t-il en fixant sur Natacha un regard plein de tendresse et de passion.

— Je me suis représenté mille fois avec délices, continua-t-il en reprenant son bavardage, combien il l’aimera lorsqu’il la connaîtra et combien elle les étonnera tous. Aucun d’eux n’a jamais vu une jeune fille semblable à elle. Mon père la juge comme la première intrigante venue. La réhabiliter dans son honneur est un devoir pour moi, et je saurai le remplir. Ah ! Natacha ! tout le monde t’aimera, ajouta-t-il triomphant ; tout le monde ! qui pourrait ne pas t’aimer ? ajouta-t-il avec enthousiasme… Et puis avons-nous besoin de beaucoup pour être heureux ? Je suis sûr que cette journée nous apportera à tous bonheur, paix et réconciliation. Que cette journée soit bénie ! N’est-ce pas, Natacha ? Mais qu’as-tu donc, mon Dieu ?

Elle semblait insensible et plongée dans une espèce d’assoupissement, dont les exclamations d’Aliocha la tirèrent tout à coup ; elle regarda tout autour d’elle et se jeta dans mes bras. Elle tira une lettre de sa poche et me la remit brusquement comme à l’insu d’Aliocha. C’était une lettre pour les siens, elle l’avait écrite la veille, elle me la remit en me jetant un regard désespéré que je vois encore aujourd’hui. L’effroi me saisit, moi aussi, je compris que ce n’était qu’en ce moment qu’elle sentait toute l’horreur de sa conduite ; elle voulut me dire quelque chose ; elle commença même, mais ses forces la trahirent, et je n’eus que le temps de la soutenir. Aliocha était pâle de frayeur, il lui frottait les tempes, lui baisait les mains ; au bout de quelques minutes elle reprit connaissance.

La voiture de louage qui avait amené Aliocha stationnait à quelque distance ; il la fit avancer. Quand nous l’y eûmes assise, elle saisit ma main et l’arrosa de larmes brûlantes. La voiture partit ; je restai longtemps cloué sur la place ; tout mon bonheur venait de s’abîmer, et ma vie était brisée… je repris lentement, pour retourner chez les vieux parents, le chemin par lequel nous étions venus. Je ne savais comment j’entrerais, ce que je dirais ; mes pensées étaient comme engourdies, mes jambes se dérobaient sous moi..…

C’est là l’histoire de mon bonheur ; c’est ainsi que finit mon amour !

 


X

Cinq jours après la mort de Smith, je m’installai dans son logement ; ce fut pour moi une journée d’une tristesse insupportable ; le temps était froid, et une pluie mêlée de neige tomba toute la journée ; sur le soir seulement, le soleil se montra un instant, et un rayon égaré vint, sans doute par curiosité, regarder dans ma chambre. Je commençais à regretter d’être venu me loger là : ma chambre était grande, mais si basse, si enfumée, si imprégnée d’une odeur de renfermé et si désagréablement vide, malgré mes quelques meubles !

Je passai la matinée à mettre de l’ordre dans mes papiers, qu’à défaut de portefeuille j’avais transportés dans une taie d’oreiller. Puis je me mis à écrire ; mais la plume m’échappait des doigts ; j’avais la tête remplie d’autres choses…

Je jetai ma plume et m’approchai de la fenêtre. Il commençait à faire sombre, et ma tristesse ne faisait que s’accroître : diverses pensées pénibles venaient m’assiéger. J’avais le sentiment que je finirais par succomber dans cette immense ville. Le printemps approchait. Je reviendrais à la vie, pensais-je, si je pouvais m’arracher à ma carapace et m’en aller respirer la fraîche odeur des champs et des bois, que je n’ai pas vus depuis si longtemps…

Quel charme ce serait si je pouvais, par quelque enchantement ou par quelque miracle, oublier entièrement tout ce qui s’était passé, tout ce que j’avais vécu pendant les dernières années, et, l’esprit libre et frais, recommencer de vivre avec de nouvelles forces ! S’il le fallait, me disais-je enfin, j’entrerais dans la maison des fous, pour me retourner la cervelle et la disposer d’une autre façon, et me guérir ensuite. J’avais soif de vivre et de croire en la vie !… Je partis d’un éclat de rire ! Et après ma sortie de la maison des fous, que ferais-je ? Me remettrais-je à écrire des romans ?…

Je rêvais et m’affligeais, et, en attendant, le temps passait. La nuit tombait. J’avais promis à Natacha d’aller la voir ce soir-là ; elle m’en avait instamment prié par un billet qu’elle m’avait écrit la veille. Je me levai et me préparai à sortir, car je sentais le besoin de m’arracher de quelque manière que ce fût à ce triste logis.

À mesure que l’obscurité augmentait, ma chambre me semblait devenir de plus en plus vaste. Je m’imaginai que chaque nuit je verrais Smith ; il serait là, immobile, assis à me regarder, comme il avait regardé à la confiserie Ivan Adamovitch, et Azor serait couché à ses pieds. J’en étais là de mes rêveries lorsqu’il m’arriva un fait qui m’a laissé une profonde impression.

J’avoue tout franchement que, soit que mes nerfs fussent détraqués, soit à cause des nouvelles impressions que produisait sur moi mon logement, soit à la suite du spleen qui m’avait pris pendant les derniers temps, je tombais peu à peu et par degrés, aussitôt que le crépuscule commençait, dans cette disposition de l’âme dans laquelle je me trouve si souvent la nuit, à présent que je suis malade, disposition que j’appellerai frayeur mystique. C’est la crainte la plus douloureuse de quelque chose que je ne saurais préciser, de quelque chose que je ne conçois pas, qui n’existe pas dans l’ordre des choses, mais qui peut certainement se réaliser à chaque instant, comme une ironie jetée à tous les arguments de la raison ; cette crainte se présente à moi et se dresse devant moi comme un fait irréfutable, affreux, difforme et inexorable ; elle s’accroît de plus en plus malgré tous les témoignages du jugement, de sorte qu’à la fin, l’esprit, malgré qu’il acquière pendant ces moments-là peut-être encore plus de lucidité, n’en perd pas moins toute faculté de s’opposer à ces sensations. Il n’est plus obéi, il est inutile, et cette division en deux vient encore augmenter la douleur craintive de l’attente.

J’étais debout devant ma table, tournant le dos à la porte, et j’allais prendre mon chapeau, lorsqu’il me vint tout à coup l’idée qu’au moment où je me retournerais je verrais immanquablement Smith : il ouvrirait la porte sans bruit, resterait sur le seuil et regarderait tout autour de la chambre ; puis, doucement, en baissant la tête, il viendrait se poster devant moi, attacherait sur moi son regard terne, et soudain me rirait au nez d’un long rire, à peine perceptible, qui agiterait longtemps son corps. Cette vision se peignit tout à coup avec une clarté et une précision extrêmes dans mon imagination, en même temps que s’emparait de moi la certitude la plus complète, la plus irréfutable, que tout cela avait lieu infailliblement, inévitablement, que si je ne le voyais pas, ce n’était que parce que je tournais le dos à la porte et que, en réalité, dans ce moment la porte s’ouvrait. Je me retournai brusquement, et… la porte s’ouvrait en effet doucement, sans bruit, ainsi que je me l’étais représenté une minute auparavant. Je poussai un cri. Pendant un instant personne ne se montra, comme si la porte se fut ouverte d’elle-même ; tout à coup une créature étrange parut sur le seuil, je vis des yeux qui, autant que je pouvais distinguer dans l’obscurité, me regardaient, fixes et opiniâtres. Un froid glacial parcourut mes membres. Je reconnus avec épouvante que c’était un enfant, une petite fille, et si c’avait été Smith lui-même, il ne m’aurait peut-être pas autant effrayé que cette apparition étrange, inattendue, d’un enfant inconnu dans ma chambre à cette heure et à pareil moment. Elle avait ouvert la porte doucement et lentement, comme si elle avait eu peur d’entrer. Elle s’arrêta sur le seuil et me regarda avec stupéfaction ; enfin elle fit deux pas en avant et s’arrêta devant moi, sans avoir encore dit un seul mot.

Je la considérai de plus près : c’était une petite fille de douze à treize ans, maigre et pâle comme si elle venait de faire une cruelle maladie ; ses yeux grands et noirs brillaient d’autant plus. De la main gauche elle retenait un vieux mouchoir troué, qui recouvrait sa poitrine toute tremblante du froid du dehors ; ses vêtements n’étaient que des haillons, ses cheveux noirs étaient délissés et en désordre. Nous restâmes ainsi à nous regarder une ou deux minutes.

— Où est grand-papa ? demanda-t-elle enfin d’une voix enrouée et faible comme si elle avait eu la poitrine ou la gorge malade.

Ma frayeur mystique s’évanouit à cette question. On venait demander Smith ; ses traces apparaissaient tout à coup de cette manière inattendue.

— Ton grand-papa ! mais il est mort, dis-je brusquement, sans réfléchir à ma réponse, que je regrettai aussitôt.

Elle resta à peu près une minute dans sa première position et se mit tout à coup à trembler si fort que je crus qu’elle allait avoir une attaque de nerfs ; je me hâtai de la soutenir pour l’empêcher de tomber. Au bout de quelques minutes, elle se trouva mieux, quoiqu’il fût visible qu’elle faisait des efforts surhumains pour maîtriser son émotion.

— Pardonne-moi, pardonne-moi, ma petite-fille, pardonne-moi, mon enfant, lui dis-je ; je te l’ai annoncé ainsi brusquement, ce n’est peut-être pas lui… pauvre petite !… qui cherches-tu ? le vieillard qui demeurait ici ?

— Oui, murmura-t-elle avec peine, en me regardant tout anxieuse.

— S’appelait-il Smith ?

— Oui !

— Alors c’est lui !… oui, il est mort… Mais ne pleure pas, mon enfant. Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ? D’où viens-tu à présent ? On l’a enterré hier ; il est mort tout à coup, subitement… tu es sa petite-fille ?

Elle ne répondait pas à mes questions rapides et sans ordre ; elle se retourna sans rien dire et sortit doucement de la chambre. J’étais si abasourdi que je ne fis rien pour la retenir. Elle s’arrêta encore une fois sur le seuil et, à moitié tournée de mon côté, elle demanda :

— Azor est-il aussi mort ?

— Oui, il est mort aussi, répondis-je, surpris de l’étrangeté de la question. On aurait dit qu’elle était persuadée qu’Azor devait nécessairement mourir en même temps que le vieillard. Elle sortit de la chambre et forma la porte sur elle.

Une minute après, je me mis à sa poursuite, très-fâché de l’avoir laissée partir. Elle était sortie si doucement que je ne l’avais pas entendue ouvrir la porte qui donnait sur l’escalier. Elle n’a pas encore eu le temps de descendre, pensai-je, et je me mis à écouter sur le palier. Mais tout était silencieux, et l’on n’entendait pas le moindre bruit ; seulement une porte d’un étage inférieur se ferma, et tout retomba dans le silence.

Je courus en bas. L’escalier, à partir de mon logement, entre le cinquième et le quatrième, était un escalier tournant ; mais depuis le quatrième il descendait tout droit. Il était sale, noir et sombre, un de ces vieux escaliers qu’on trouve ordinairement dans les grandes constructions divisées en petits logements. À cette heure, il y régnait l’obscurité la plus complète. Je descendis jusqu’au quatrième, je m’arrêtai, et il me vint tout à coup à l’idée qu’il y avait là, sur le palier, quelqu’un qui se cachait. Je me mis à chercher en tâtonnant, la petite était là, dans le coin, la figure tournée contre la muraille, et pleurait en silence.

— Pourquoi as-tu peur ? lui dis-je. Je t’ai effrayée, j’ai eu tort. Ton grand-père, quand il est mort, a parlé de toi ; c’a été sa dernière parole… Il est resté ici des livres, sans doute les siens. Comment t’appelles-tu ? Où demeures-tu ? Il a dit que tu demeurais à la sixième ligne…

Mais je n’achevai pas. Elle poussa un cri, arraché sans doute par l’idée que je savais où elle demeurait, me repoussa de sa main amaigrie, et se mit à descendre précipitamment l’escalier. Je la suivis, j’entendais le bruit de ses pas ; tout à coup ce bruit cessa… Quand j’arrivai en bas, elle avait disparu. J’allai jusqu’au bout de la rue, mais mes recherches furent vaines. Elle se sera cachée quelque part dans l’escalier, me dis-je.

 

 

XI

Tout à coup je me heurtai à un passant qui, la tête baissée et plongé dans ses rêveries, marchait d’un pas rapide. Mon étonnement fut grand lorsque je reconnus Ikhméniew. Ce soir-là était pour moi celui des rencontres inattendues. Ikhméniew avait été pris trois jours auparavant d’une forte indisposition, et tout à coup je le trouvais dans la rue par un si vilain temps, lui qui ne sortait presque jamais le soir, et qui était devenu encore plus casanier depuis le départ de Natacha. Il eut l’air d’être plus content que d’habitude de me voir ; on aurait dit un homme qui vient enfin de trouver un ami avec lequel il peut échanger ses idées ; il me prit la main, la serra avec force et, sans me demander où j’allais, m’entraîna avec lui.

Il avait quelque chose d’alarmé, de pressé, d’impétueux : Où a-t-il bien pu aller ? pensais-je. Le lui demander eût été inutile : il était devenu horriblement défiant et voyait parfois une allusion blessante ou une offense dans la question ou la remarque la plus naturelle.

Je le regardai à la dérobée : il avait beaucoup maigri, il n’était pas rasé, et son visage avait quelque chose de maladif. Ses cheveux, devenus tout à fait blancs, s’échappaient de son chapeau froissé et pendaient en longues mèches sur le col de son vieux paletot usé.

J’avais déjà remarqué précédemment qu’il avait des moments d’absence ; il lui arrivait d’oublier qu’il était seul dans la chambre et de se mettre à se parler à lui-même tout en gesticulant des mains. Il faisait alors peine à voir.

— Où vas-tu ? me demanda-t-il ; moi, je suis sorti pour mes affaires. Ça va-t-il mieux ?

— C’est à moi de m’informer de votre santé, répondis-je ; tout dernièrement encore vous étiez malade, et vous sortez !

Il ne répondit pas plus que s’il n’eût pas entendu.

— Comment va Anna Andréievna ?

— Elle va bien, elle va bien… quoiqu’elle soit aussi un peu indisposée. Je la trouve triste, chagrine… elle a parlé de toi à plusieurs reprises : pourquoi ne viens-tu pas nous voir ? C’est peut-être chez nous que tu allais à présent ? Non ? Je t’empêche peut-être ; est-ce que je te détourne de ton chemin ? demanda-t-il en me regardant d’un œil méfiant. Je me hâtai donc de lui dire que j’allais justement faire une visite à Anna Andréievna, quoique je fusse persuadé que je serais en retard et n’aurais peut-être pas le temps d’aller chez Natacha.

— Voilà qui est très-bien, dit-il tranquillisé par ma réponse, c’est très-bien… et puis il se tut, pensif.

— Oui, c’est très-bien, répéta-t-il machinalement au bout de quelques minutes, comme se réveillant d’une profonde rêverie. Hem !… vois-tu, Vania, tu a toujours été pour nous comme un fils, Dieu ne nous a pas accordé de fils… mais il t’a envoyé à nous : j’ai toujours pensé ainsi, et ma vieille compagne aussi… oui ! Et tu as toujours été respectueux et tendre comme un fils bon et reconnaissant. Que Dieu t’en récompense par ses bénédictions, Vania, qu’il te bénisse comme nous deux vieux, nous te bénissons et nous t’aimons !…

Sa voix tremblait ; il se tut une minute.

— As-tu été malade ? Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir nous voir ?

Je lui racontai l’histoire de Smith, en m’excusant sur ce que cette affaire m’avait retenu ; j’ajoutai que j’avais manqué faire une maladie, et que tous les tracas que j’avais eus m’avaient empêché d’aller jusqu’à Vassili-Ostrow (c’est dans ce quartier qu’il demeurait). Je fus sur le point de laisser échapper que j’avais, malgré tout cela, trouvé l’occasion d’aller voir Natacha ; heureusement je m’arrêtai à temps.

L’histoire de Smith l’intéressa vivement, il suivit mon récit avec attention. Lorsqu’il apprit que mon nouveau logis était humide, plus mauvais peut-être encore que l’ancien, et qu’il coûtait six roubles par mois, il s’échauffa. Il était devenu excessivement impatient et emporté. Sa femme seule pouvait le calmer dans ces moments, et encore n’y parvenait-elle pas toujours.

— Hem !… c’est toujours ta littérature, Vania, s’écria-t-il avec irritation : elle t’a mené au galetas et elle te conduira au cimetière ! Je te l’ai déjà dit, je te l’ai prédit… Et B… fait-il toujours de la critique ?

— Il est mort de la phthisie ; je croyais vous l’avoir déjà dit.

— Il est mort ! Hem… il est mort ! Oui, ce devait être ainsi. A-t-il laissé quelque chose à sa femme et à ses enfants ? Tu m’as dit, je crois, qu’il avait une femme… Pourquoi ces gens-là se marient-ils ?

— Il n’a rien laissé, répondis-je.

— Voilà ce que c’est ! s’écria-t-il avec autant d’emportement que s’il se fût agi d’un parent, d’un proche, de son propre frère. Vois-tu, Vania, je pressentais d’avance qu’il finirait ainsi. Il n’a rien laissé ! c’est facile à dire ! Hem !… mais la renommée. Il aurait même acquis une renommée impérissable, cela n’apaise pas la faim… Et pour toi aussi, Vania, j’ai tout deviné, mon cher ; je t’ai loué, mais, en moi-même, je devinais tout. Il est donc mort. Et comment ne pas mourir ? La vie est si belle… ce séjour est si beau… regarde !

Et d’un geste brusque, involontaire, de la main il me montra la vaporeuse perspective qu’offrait la rue faiblement éclairée par des réverbères perdus dans le brouillard humide, les maisons sales, les dalles mouillées du trottoir qui brillaient et les passants tristes, maussades et trempés par la pluie ; le tableau était couronné par la sombre coupole du ciel de Pétersbourg, qu’on aurait dit imbibé d’encre de Chine.

Nous arrivâmes sur la place : devant nous s’élevait dans les ténèbres la statue de l’empereur Nicolas éclairée d’en bas par les becs de gaz, et plus loin, derrière, se dressait la noire et immense masse de la cathédrale de Saint-Isaac, qui ne se détachait qu’en contours vagues sur le sombre coloris du ciel.

— Tu disais, Vania, que c’était un homme bon, généreux, sympathique, sensible, un homme de cœur. Et, tu vois, ils sont tous ainsi, tes gens sympathiques. La seule chose qu’ils sachent, c’est de multiplier les orphelins ! Hein… oui, et il devait être content de mourir !… Eh ! eh ! eh ! Plutôt s’en aller d’ici, aller où l’on voudra, même en Sibérie !… Que veux-tu, petite ? demanda-t-il tout à coup en voyant devant lui, sur le trottoir, une petite fille qui mendiait.

C’était une petite fille de sept à huit ans tout au plus, couverte de guenilles ; ses petits pieds sans bas étaient chaussés de souliers troués ; elle s’efforçait de couvrir son petit corps tremblant de froid d’un semblant de vieille robe sans taille beaucoup trop étroite depuis longtemps. Son visage amaigri, pâle et maladif était tourné vers nous ; elle nous regardait, craintive et silencieuse, et nous tendait, avec une sorte de peur de refus pleine de résignation, sa petite main tremblante. Le vieillard, en la voyant, fut saisi d’un tel tremblement et se retourna si vivement vers elle qu’il l’effraya. Elle tressaillit et s’éloigna de lui.

— N’aie pas peur, petite, s’écria-t-il, tu demandes l’aumône ? Oui ? tiens, tiens, voilà… tiens !

Et, se démenant et tremblant d’émotion, il se mit à chercher dans sa poche, d’où il sortit deux ou trois pièces de monnaie. Mais cela lui parut trop peu, il tira de son porte-monnaie un rouble en papier, tout ce qu’il contenait, et le mit dans la main de la mendiante.

— Que Notre-Seigneur Jésus te garde, petite !… que les anges de Dieu te conduisent !

Et de sa main tremblotante il fit plusieurs fois le signe de la croix sur la malheureuse ; mais soudain, s’apercevant que j’étais là et que je le regardais, il fronça les sourcils et continua son chemin à grands pas.

— Vois-tu, Vania, commença-t-il après un silence plein de dépit qui dura assez longtemps, je ne puis voir ces innocentes petites créatures grelottant dans les rues… par la faute de leurs maudits pères et mères. Mais quelle mère pourrait envoyer une enfant comme celle-là pour une chose si affreuse, si elle n’était elle-même misérable !… Elle a sans doute encore là-bas, dans un coin, d’autres petits orphelins, celle-ci sera l’aînée : elle-même, elle est malade, la vieille ; et… hem ! ce ne sont pas des enfants de prince. Il y a beaucoup d’enfants dans le monde, Vania… qui ne sont pas fils de prince ! hem !

Et il se tut quelques instants.

— Vois-tu, Vania, j’ai promis à ma femme, reprit-il, troublé et s’embrouillant un peu, je lui ai promis… ou plutôt nous avons décidé, elle et moi, d’adopter une orpheline… la première venue… naturellement pauvre et encore toute petite. Nous nous ennuyons, nous deux vieux, comme ça tout seuls. Hem !… Mais elle s’est mise à me faire des objections. Parle-lui, je t’en prie, de toi-même sans que cela paraisse venir de moi… raisonne-la… tu comprends ? Il y a longtemps que je voulais t’en prier… te demander de l’y faire consentir ; moi-même, cela m’est pénible, très-pénible ; mais à quoi bon en parler ? Qu’ai-je affaire d’avoir une petite fille ? Je n’en ai aucun besoin : ce serait pour entendre une voix d’enfant… et rien que pour ma vieille femme, pour la distraire un peu… Mais nous n’arriverons jamais ; prenons un fiacre : elle attend sans doute avec impatience. Il était sept heures et demie quand nous arrivâmes.

 

 

XII

Les époux Ikhméniew s’aimaient beaucoup : une longue habitude les avait attachés l’un à l’autre. Cela n’empêchait pas pourtant que le mari ne fût et n’eût été, même dans des temps plus heureux, parfois peu expansif vis-à-vis de sa compagne : il allait même quelquefois jusqu’à la brusquerie. Certaines natures délicates et sensibles sont dominées par une chaste retenue qui les empêche de donner essor à leurs sentiments pour une personne aimée, non seulement en public, mais aussi et peut-être encore davantage dans l’intimité. Tel avait toujours été le vieux Ikhméniew à l’égard de sa femme ; il l’estimait et l’aimait quoiqu’elle n’eût guère d’autre mérite que d’être bonne, qu’elle ne sût rien d’autre que l’aimer, et que parfois même, dans sa simplicité, son amour pour lui fût trop expansif. Leur affection s’était encore accrue après le départ de Natacha : le sentiment qu’ils étaient désormais seuls les tourmentait, et malgré les moments où le mari était sombre et morose, ils ne pouvaient se quitter sans peine et sans chagrin pour quelques heures.

Ils semblaient avoir fait un accord tacite de ne jamais parler de leur fille. La mère n’osait pas même faire allusion à la fugitive en présence de son mari, quoique cela lui fût extrêmement pénible ; son cœur avait déjà depuis longtemps pardonné, et il s’était établi entre nous une sorte de convention qu’à chacune de mes visites je lui donnerais des nouvelles de son enfant chérie, toujours présente à son esprit. Elle était malade lorsqu’elle restait quelque temps sans nouvelles, et quand je lui en apportais, elle s’intéressait aux moindres détails, me questionnait, fiévreuse, et mes récits la soulageaient ; elle faillit mourir de frayeur une fois que Natacha était tombée malade et fut sur le point d’aller la voir.

Elle avait des jours où elle se chagrinait, pleurait, nommait sa fille des noms les plus doux, se plaignait amèrement de son mari ; puis elle parlait en sa présence d’orgueil et de dureté de cœur ; elle allait même jusqu’à dire que Dieu ne pardonnerait pas à ceux qui n’auraient pas voulu pardonner ; mais elle n’osait pas aborder la question plus directement.

Dans ces moments, le vieux devenait triste et morne, il fronçait les sourcils sans rien dire ou bien mettait la conversation sur un autre sujet, d’autres fois il nous laissait et rentrait dans sa chambre, de sorte que la bonne femme pouvait déverser son chagrin en larmes et en lamentations. Il nous laissait seuls à chacune de mes visites et prenait à peine le temps de me saluer, de sorte que je pouvais dire à la mère ce que je savais de sa fille.

Il ne manqua pas de faire ce jour-là selon son habitude.

— Je suis trempé, dit-il à peine entré ; je m’en vais un peu chez moi. Assieds-toi, Vania. Il te racontera l’histoire qui lui est arrivée à propos de son nouveau logement, ajouta-t-il en s’adressant à sa femme. Je reviens dans un instant…

Il nous quitta précipitamment et avec une espèce de fausse honte de nous avoir mis en communication, et comme dépité de son manque de fermeté et de sa condescendance.

— Voilà comme il fait toujours, me dit la pauvre Anna Andréievna ; et pourtant il sait bien que nous comprenons le manège. Pourquoi ruse-t-il avec nous ? Suis-je pour lui une étrangère ? Et ma Natacha, il pourrait lui pardonner, il le voudrait peut-être. Dieu seul peut lire dans sa pensée. La nuit, je l’entends pleurer. Mais quand il n’est plus seul, il est de pierre, l’orgueil le retient. Dis-moi vite d’où il vient.

— J’allais vous le demander…

— J’ai été effrayée quand je l’ai vu sortir par un pareil temps. Il faut qu’il ait quelque chose de bien important, me disais-je, et que pourrait-il avoir, sinon ce que vous savez ? Je crains, je n’ai pas le courage de le questionner, je vis dans des transes continuelles pour elle et pour lui. Je me dis qu’il est peut-être auprès d’elle, qu’il a résolu de pardonner. Il sait tout, même les choses les plus récentes, comment ? je l’ignore. Il s’est beaucoup tourmenté hier et aujourd’hui. Vous ne dites rien ? Est-il encore arrivé quelque chose là-bas ? Je vous ai attendu comme le Messie. Dites, est-ce que le scélérat abandonnerait Natacha ?

Je racontai ce que je savais avec la franchise dont j’usais d’ordinaire, et je lui dis qu’en effet il se préparait quelque chose comme une rupture, qu’il y avait des dissentiments plus sérieux qu’auparavant, et que Natacha m’avait écrit pour me supplier d’aller la voir ce soir même, ce qui faisait que je ne serais pas venu la voir, elle, si son mari ne m’avait amené.

Je lui expliquai que la situation était critique : le prince, de retour de voyage, avait énergiquement entrepris son fils, et celui-ci paraissait avoir moins de répulsion pour la fiancée qu’on lui destinait ; on disait même qu’il en était amoureux. Natacha avait écrit dans un moment d’extrême agitation : elle disait que la soirée de ce jour devait décider de tout. Que signifiait cela ? Je n’en savais rien. C’est pourquoi je n’avais qu’à me rendre auprès d’elle à l’heure fixée, et je n’avais pas de temps à perdre.

— Va vite, cher ami, vas-y sans faute ; dès qu’il sera revenu, tu prendras une tasse de thé… Ah ! on n’apporte pas la bouilloire. Matriona ! et le samovar, coquine !… C’est entendu, tu vas prendre une tasse, puis trouve un prétexte plausible et te sauve. Et ne manque pas de venir tout me raconter demain, de bonne heure. Grand Dieu ! s’il allait lui arriver quelque nouveau malheur !

Mon mari est au courant de tout ce qui se passe, je le sens. Aujourd’hui, il est de mauvaise humeur, il a failli se fâcher et crier contre moi. Après avoir dîné, il est rentré dans sa chambre, soi-disant pour se reposer : mais par le trou de la serrure je l’ai vu priant à genoux devant l’image. Après le thé, au lieu de se coucher, il a pris son chapeau et s’en est allé. Je n’ai pas osé lui demander où il allait : il se serait mis à crier ; il crie souvent, contre Matriona, et aussi quelquefois contre moi ; quand il commence à crier, je sens mes jambes s’engourdir, il me semble qu’on m’arrache le cœur. Peux-tu me montrer ce que Natacha t’a écrit ?

Je lui montrai le billet que j’avais reçu. La pauvre femme avait une pensée qu’elle caressait secrètement au fond de son cœur : c’était qu’Aliocha, qu’elle appelait tour à tour scélérat, sans cœur, sot petit garçon, finirait pourtant par épouser Natacha, et que son père, le prince Pierre Alexandrovitch, donnerait son consentement. Elle s’était trahie plusieurs fois en ma présence, mais pour rien au monde elle ne se serait risquée à formuler cet espoir en présence d son mari. Il aurait maudit Natacha, je crois, et il l’aurait bannie à tout jamais de son cœur le jour où il aurait cru cette union possible. Telle était notre opinion à tous : il attendait sa fille, son âme soupirait après elle ; mais il l’attendait seule, repentante, et ayant arraché de son cœur jusqu’au souvenir de son amant. C’était la condition absolue du pardon.

— Ce vilain petit garçon n’a pas plus de caractère que de cœur, je l’ai toujours dit, reprit Anna Andréievna : ils l’ont mal élevé, ils en ont fait un écervelé. Il va l’abandonner. Que deviendra-t-elle, la pauvre enfant ? Et qu’est-ce qu’il a donc trouvé de si extraordinaire dans l’autre ? c’est étonnant !

— On la dit charmante, et Natacha, elle aussi…

— Tais-toi !… Charmante ! pour vous autres griffonneurs de papier, le premier jupon venu est charmant. Si Natacha le dit, c’est pure noblesse d’âme. Elle ne sait pas le tenir, elle lui passe tout. Que de fois déjà il l’a trahie ! Le scélérat, le sans cœur ! L’épouvante m’accable quand je les vois tous dévorés d’orgueil. Si du moins le mien pouvait vaincre son ressentiment, s’il lui pardonnait, à ma colombe, s’il la ramenait ! Comme je l’embrasserais ! comme je la regarderais ! A-t-elle maigri ?

— Oui, passablement.

— Pauvre tourterelle ! Oh ! je suis bien malheureuse !… Jour et nuit je ne fais que pleurer… je te dirai plus tard… Que de fois j’ai été sur le point de lui demander de pardonner ! mais le cœur m’a manqué à la pensée qu’il se fâcherait et qu’il la maudirait. Ce serait épouvantable ! Dieu châtie l’enfant que son père a maudit ! Trembler constamment, voilà ma vie !… Et toi, qui as grandi dans notre maison, qui n’as eu de nous tous que des caresses, comment peux-tu penser qu’elle est charmante, l’autre ? Je sais de quoi il retourne ; une connaissance de notre Matriona, qui demeure chez le prince, m’a expliqué tous les tenants et aboutissants de la chose. Le père d’Aliocha a eu une liaison inavouable avec une comtesse qui lui a longtemps reproché de ne pas tenir la promesse qu’il lui avait faite de l’épouser ; mais il a toujours su se tirer d’affaire. Cette comtesse se distinguait déjà du vivant de son mari par sa honteuse conduite. Devenue veuve, elle partit pour l’étranger, et en avant, Italiens et Français ! on dit même qu’elle trouva quelques barons, et c’est là-bas qu’elle a raccroché le père d’Aliocha, le prince Alexandrovitch. La comtesse a une belle-fille que son mari avait eue d’un premier mariage, et pendant que la belle-mère gaspillait sa fortune, la petite grandissait, et les deux millions que son père, fermier des eaux-de-vie, avait placés pour elle au mont-de-piété s’accroissaient aussi.

On dit qu’elle a maintenant trois millions ; le prince, qui n’est pas manchot, s’est dit : Marions Aliocha ! (Pas assez bête pour laisser échapper une si belle occasion.) Un de leurs parents, un comte, homme haut placé, est aussi d’accord : trois millions ! ce n’est pas une bagatelle ! Fort bien, dit-il, adressez-vous à la comtesse. Mais celle-ci n’entend pas de cette oreille et fait des pieds et des pains contre ce mariage. Il paraît que c’est une femme sans principes, et d’une insolence ! Elle n’est pas reçue partout, ici ; ce n’est pas comme à l’étranger. Pas de ça, dit-elle au prince, tu vas m’épouser, et Aliocha n’aura pas ma belle-fille. (Quant à celle-ci, il paraît qu’elle chérit sa belle-mère, et qu’elle lui est soumise en toutes choses : c’est, dit-on, un ange de douceur.) Comtesse, réplique le prince, du calme : tu as mangé ta fortune et tu es criblée de dettes. Si ta belle-fille épouse Aliocha, ils feront un couple des mieux assortis : c’est une innocente, et le mien est un grand benêt : nous les prenons sous notre direction, nous les tenons sous notre tutelle, et tu ne manqueras pas d’argent. Mais à quoi te servirait de m’épouser ? C’est un malin, un franc-maçon. Il y a six mois, la comtesse ne voulait pas ; à présent, on dit qu’ils ont fait ensemble un voyage à Varsovie et qu’ils sont d’accord. Voilà ce que je tiens de bonne source.

Ce récit était entièrement conforme à tout ce qu’Aliocha m’avait raconté, tout en jurant ses grands dieux que jamais il ne ferait un mariage d’argent. Cependant les qualités de Catherine Féodorovna l’avaient séduit. Il savait encore par lui que, bien qu’il démentit, afin de ne pas irriter la comtesse avant le temps, les bruits de mariage qui circulaient sur son compte, le prince avait vraiment l’intention de se marier. Aliocha chérissait son père et croyait en lui comme en un oracle.

— Elle n’est pas comtesse, tu sais, ta charmante ! reprit la bonne femme encore exaspérée des quelques mots d’éloge que j’avais dits sur la future fiancée. Natacha serait un meilleur parti pour lui ; elle est noble, d’ancienne noblesse, tandis que l’autre est fille d’un fermier des eaux-de-vie ! Hier au soir (j’ai oublié de te le dire), mon vieux a ouvert le coffre dans lequel il serre ses papiers, et il a passé sa soirée à ranger nos vieux parchemins. Il était là assis tout sérieux ; moi, je tricotais et n’osais pas le regarder : il s’aperçoit que je ne dis rien, et le voilà qui se fâche, il m’appelle et se met à m’expliquer notre généalogie ; eh bien ! la noblesse des Ikhméniew date du règne d’Ivan le Terrible, et les Choumilow étaient déjà connus du temps d’Alexis Mikhaïlovitch : nous avons tous les documents, et Karamsine en fait mention dans son histoire. Tu vois, mon cher ami, que sous ce rapport on en vaut bien d’autres. Je n’ai d’abord pas compris ce qu’il avait dans l’idée en m’expliquant cela : il est probablement blessé de leur mépris pour Natacha. Ils n’ont d’autre avantage sur nous que leur richesse. Eh bien ! que ce brigand de prince coure après la fortune ! C’est un sans cœur, une âme cupide, chacun le sait ; on dit qu’il est secrètement entré dans l’Ordre des Jésuites, à Varsovie. Est-ce vrai ?

— Quelle absurdité ! répondis-je frappé, cependant de la persistance de ce bruit. Mais Ikhméniew compulsant ses parchemins, cela était étrange ; jamais auparavant il n’avait tiré gloire de sa généalogie.

— Ce sont tous des scélérats, des sans cœur, poursuivit-elle. Et ma pauvre petite colombe, que fait-elle ? elle se désole, elle pleure ! Ah ! il est temps que tu ailles la voir. Matriona, Matriona ! coquine de servante ! Est-ce qu’ils ne lui font pas des affronts ? dis, Vania.

Que pouvais-je lui répondre ? Elle se mit à pleurer ; je lui demandai quel était le nouveau malheur auquel elle avait fait allusion un moment auparavant.

— Ah ! cher ami, je ne suis pas encore au bout de mes misères ! J’avais un médaillon en or, avec le portrait de ma Natacha alors qu’elle était encore petite ; elle avait alors huit ans, mon petit ange. C’est un peintre de passage qui l’avait fait… un bon peintre, il l’avait représentée en Amour, ses petits cheveux blonds tout frisés, et une chemise de mousseline à travers laquelle on la voyait toute petite ; elle était si jolie, si jolie qu’on ne pouvait se rassasier de la regarder. J’aurais voulu qu’il lui mit de petites ailes, mais il refusa. Eh bien, cher ami, après toutes les horreurs que nous avons eu à souffrir, j’avais tiré ce médaillon de ma cassette, et je le portais à mon cou, avec ma croix, et je tremblais que mon mari ne le vit ; tu sais qu’il a fait jeter et brûler tout ce qui était resté d’elle. Je pouvais au moins la regarder et pleurer ; c’était toujours un soulagement ; quand j’étais seule, je lui parlais, je la bénissais le soir avant de m’endormir. Je lui faisais des questions, et il me semblait qu’elle me répondait. J’étais heureuse qu’il ne sût rien de cela ; hier matin, plus de médaillon !… Mon cœur s’est glacé. J’ai cherché, cherché, cherché… Perdu, complètement perdu ! Où a-t-il dû passer ? J’ai tout retourné… Quelqu’un doit l’avoir trouvé ; mais qui aurait pu le trouver, sinon Matriona ou lui ? Ce n’est pas Matriona ; elle me l’aurait rendu ; elle m’est dévouée corps et âme… (Matriona ! apporteras-tu bientôt la bouilloire ?) Alors je me dis : Si c’est lui qui l’a trouvé, qu’arrivera-t-il ? Et je suis là à me chagriner, à pleurer, pleurer sans pouvoir arrêter mes larmes. Lui, il est affable, caressant ; il me regarde tristement comme s’il savait pourquoi je pleure, comme si je lui faisais pitié. C’est lui qui aura trouvé le médaillon, il l’aura anéanti : il en est bien capable quand il est en colère, et maintenant il en a du regret. J’en ai pleuré toute la nuit. Cela présage certainement quelque malheur ! Je ne fais que pleurer, et je t’attendais, mon cher, mon bon ami, comme un ange du bon Dieu, pour me soulager au moins un peu le cœur.

Et elle se mit à sangloter.

— Ah ! oui, j’oubliais encore de te demander quelque chose ; t’a-t-il dit qu’il voulait adopter une petite fille ?

—Oui, il m’en a parlé, il m’a dit que c’était décidé entre vous.

— Je n’y songe même pas, mon ami, non ! elle ne ferait que me rappeler notre malheur. Hors ma Natacha, je ne veux personne. Je n’ai eu qu’une fille, je n’en aurai pas d’autre. D’où lui vient cette idée ? Il pense peut-être que cela me consolera ; c’est parce qu’il me voit pleurer ; ou bien veut-il chasser entièrement son enfant de son souvenir en s’attachant à une autre ? T’a-t-il parlé de moi ? L’as-tu trouvé sombre, fâché ?… Chut ! le voici… Tu me diras, après… et surtout n’oublie pas de venir demain…

 

 

XIII

Ikhméniew entra. Il nous jeta un regard scrutateur et s’assit.

— Et le samovar ? demanda-t-il ; pourquoi ne l’apporte-t-on pas ?

— On va l’apporter, mon ami, on va l’apporter, se hâta de répondre Anna Andréievna.

Matriona n’eut pas plus tôt vu Ikhméniew qu’elle parut avec la bouilloire, comme si elle eût attendu son arrivée pour l’apporter. C’était une vieille servante, éprouvée et dévouée, mais la grogneuse la plus capricieuse et la plus entêtée qui fût au monde.

— Hem !… ce n’est pas gai de rentrer trempé, et elles sont là qui ne veulent pas vous préparer le thé, grommela le vieillard.

Sa femme me jeta un regard significatif. Ikhméniew n’aimait pas ces clignements d’yeux à la dérobée, et bien qu’il s’efforçât de ne pas nous regarder, sa mine montra qu’il avait tout remarqué.

— Je suis sorti pour affaires, Vania, dit-il tout à coup. C’est une vilenie ! Ils me condamnent sur toute la ligne !Je n’ai pas de preuves, vois-tu ; il me faudrait des papiers que je n’ai pas, l’enquête a été faite d’une manière injuste et partiale… Ah !

Il parlait de son procès. Ne sachant guère que lui répondre, je me taisais, et il me regarda d’un air défiant.

— Bah ! s’écria-t-il tout à coup, comme agacé de notre silence, le plus tôt sera le mieux ! Ils auront beau me condamner, ils ne feront pas de moi un malhonnête homme. Ma conscience est pour moi ; qu’ils me condamnent tant qu’ils voudront. Au moins ce sera fini. Quand ils m’auront ruiné, ils me laisseront en paix… Je lâche tout et je m’en vais en Sibérie.

— Grand Dieu ! où veut-il aller ? pourquoi si loin ? ne put s’empêcher de s’écrier Anna Andréievna.

— Et de quoi sommes-nous près ici ? demanda-t-il rudement et comme satisfait qu’on lui donnât la réplique.

— Mais… des gens…, répondit Anna Andréievna, en me jetant un regard plein d’anxiété.

— De quelles gens ? cria-t-il en nous regardant tour à tour d’un œil irrité, des voleurs, des calomniateurs, des Judas ?… Il y en a partout, sois sans inquiétude, nous en trouverons aussi en Sibérie. Du reste, si tu ne veux pas venir avec moi, tu peux rester, je ne te force pas.

— Mais, mon bon Nicolas, pour qui resterais-je ici, sans toi ? s’écria la pauvre bonne vieille. Hors toi, tu sais bien que je n’ai au monde per…

Elle s’embrouilla et me regarda tout effrayée, comme implorant mon secours ; mais le vieillard était irrité ; tout l’exaspérait ; il n’y avait pas moyen de le contredire.

— Calmez-vous, Anna Andréievna, lui dis-je : il ne fait pas si mauvais en Sibérie qu’on le pense. S’il vous arrive quelque malheur, si vous êtes forcés de vendre votre propriété, le projet de Nicolas Serguéitch est excellent. Il trouvera facilement une bonne place en Sibérie, et…

— À la bonne heure ! Voilà qui s’appelle parler. C’est à quoi j’ai pensé : je lâche tout et je pars !

— Voilà certainement à quoi je ne m’attendais pas de ta part, s’écria Anna Andréievna en joignant les mains. Ni de toi non plus, Vania !… Tu n’as pourtant jamais rien eu de nous que des caresses, et voilà que…

— Ah ! ah ! ah ! Et qu’est-ce que tu attendais donc ? De quoi veux-tu que nous existions ici ? penses-y un peu : notre argent est mangé, nous en sommes à nos derniers kopecks. Tu ne me conseilleras peut-être pas de m’en aller chez le prince Pierre Alexandrovitch et de lui demander pardon ?

En entendant le nom du prince, la bonne vieille se mit à trembler d’épouvante. Sa cuiller lui échappa des mains et frappa bruyamment sa soucoupe.

— C’est une idée ! reprit Ikhméniew, s’échauffant lui-même avec une joie maligne, qu’en dis-tu, Vania ? n’est-ce pas qu’il m’y faut aller ? Pourquoi partir pour la Sibérie ? Je m’en vais plutôt demain m’habiller, me peigner, me bichonner. Anna Andréievna me préparera une chemisette neuve (il faut ça pour aller chez un si haut personnage), j’achète des gants pour être tout à fait de bon ton, et j’arrive chez sa très-haute Excellence : Seigneur ! Excellence, mon bienfaiteur, mon père ! fais grâce et miséricorde ! donne-moi un morceau de pain ! j’ai une femme et des enfants, de petits enfants !… Est-ce bien ainsi, Anna Andréievna ? est-ce là ce que tu veux ?

— Je ne veux rien, je n’ai fait que parler sans y penser, par bêtise ; pardonne-moi si je t’ai fait de la peine ; mais ne crie pas, dit-elle d’un ton suppliant.

Je suis persuadé qu’il avait l’âme navrée à la vue des larmes et de l’effroi de sa pauvre compagne, qu’il souffrait autant qu’elle et peut-être davantage ; mais il ne se possédait plus. C’est ce qu’on peut observer chez des natures excellentes, mais nerveuses : malgré toute leur bonté, elles se laissent parfois entraîner jusqu’à trouver une jouissance dans leur affliction et dans leur colère, qui se fait jour, coûte que coûte, fût-ce même en offensant un être entièrement innocent, et de préférence celui qui leur tient de plus près. Les femmes, par exemple, éprouvent parfois le besoin de se sentir malheureuses, offensées, alors qu’il n’y a ni offense, ni malheur. En cela beaucoup d’hommes ressemblent à des femmes, et même des hommes qui sont loin d’être faibles. Le vieux Ikhméniew sentait le besoin de quereller, quoiqu’il en souffrit lui-même.

Il me vint en ce moment l’idée qu’il avait peut-être vraiment fait ce jour-là une tentative dans le genre de celle que soupçonnait Anna Andréievna. Dieu lui avait peut-être suggéré une bonne pensée, il avait peut-être voulu aller auprès de Natacha et s’était ravisé en route, ou quelque chose était venu se mettre à la traverse, et il était rentré chez lui irrité, brisé, honteux de ses sentiments de tantôt, cherchant sur qui déchaîner la colère que lui inspirait sa propre faiblesse et choisissant justement celle qu’il soupçonnait le plus de former les mêmes vœux. Il se peut que désirant pardonner à sa fille, il s’était justement représenté l’extase et la joie de sa pauvre femme, et, en face d’un échec, il était naturel qu’elle fût la première à en pâtir.

Cependant il fut touché de la voir devant lui tremblante de frayeur ; il eut honte de sa colère et se contint un instant. Nous gardions le silence ; j’évitais son regard. Mais ce bon mouvement fut court. Il fallait que l’orage éclatât : il fallait une explosion, peut-être une malédiction…

— Vois-tu, me dit-il tout à coup, je n’aurais pas voulu, je regrette d’être obligé à parler ; mais le temps est venu où il faut m’expliquer ouvertement, sans ambages, comme il sied à tout homme droit ; tu me comprends. Je suis bien aise que tu sois là pour que je puisse dire tout haut et en ta présence, afin que d’autres le sachent aussi, que toutes ces sottises, ces pleurs, ces soupirs, ces lamentations commencent à m’ennuyer. Ce que j’ai arraché de mon cœur en le déchirant et en le faisant saigner, peut-être, n’y rentrera jamais. Ce que j’ai dit, je le ferai. Je parle des événements d’il y a six mois, tu me comprends, et je le fais d’une manière directe, farouche, pour que tu ne puisses en aucune manière te méprendre sur le sens de mes paroles, ajouta-t-il en tournant vers moi ses yeux enflammés et en évitant les regards épouvantés de sa femme. Je ne veux plus de ces absurdités !… Ce dont j’enrage, c’est qu’ils me prennent pour un sot, pour un pleutre, et qu’ils me prêtent une faiblesse et une bassesse que je n’ai pas… c’est qu’ils croient que je suis fou de chagrin.. C’est absurde !… j’ai extirpé de mon cœur mes anciens sentiments, je les ai oubliés ! le souvenir n’existe plus pour moi !… non, non, non, non ! Il se leva de sa chaise et frappa du poing sur la table.

— Nicolas Serguéitch ! ayez pitié d’Anna Andréievna ! Voyez dans quel état vous la mettez, m’écriai-je indigné. Mais c’était verser de l’huile sur le feu.

— De la pitié ! continua-t-il tremblant de colère ; en a-t-on pour moi ? Non ! point de pitié, puisque à mon foyer il s’ourdit un complot contre moi en faveur d’une fille dépravée, digne de tous les châtiments et de toutes les malédictions !…

— Cher Nicolas Serguéitch, ne la maudis pas !… tout, tout excepté cela ! ne maudis pas ta fille ! s’écria Anna Andréievna.

— Je la maudis ! répéta le vieillard en criant encore plus fort, je la maudis, parce qu’on exige de moi, qui suis offensé, outragé, que j’aille chez cette maudite et que je lui demande pardon ! Oui, oui, c’est ainsi ! C’est avec cela qu’on me tourmente constamment, jour et nuit, chez moi, dans ma maison, par des larmes, par des soupirs, par de sottes allusions ! on veut m’attendrir, m’apitoyer !… Regarde, regarde, Vania, ajouta-t-il en tirant à la hâte et d’une main tremblante des papiers de la poche de son habit, voici les copies de notre affaire ; il en résulte que je suis un fourbe, un voleur, que j’ai dévalisé mon bienfaiteur !… Je suis déshonoré, je suis diffamé à cause d’elle, tiens, vois, vois !…

Et il jeta pêle-mêle différents papiers sur la table. Dans sa précipitation il arracha de sa poche tout ce que sa main put y saisir, et tout à coup quelque chose de sonore et de lourd tomba sur la table… Anna Andréievna poussa un cri. C’était le médaillon qu’elle avait perdu !

Je pouvais à peine en croire mes yeux. Le vieillard frissonna. Le sang lui monta à la tête et colora ses joues. Sa femme était debout devant lui, les mains jointes, et le regardait d’un œil suppliant. La joie et la sérénité de l’espérance rayonnaient sur son visage. Cette rougeur, cette confusion du vieillard… Elle comprenait maintenant comment son médaillon avait disparu !

Elle comprenait que c’était lui qui l’avait trouvé, qu’il en avait été réjoui et que, peut-être, tremblant de plaisir, il l’avait jalousement caché à tous les regards, que seul en secret il avait contemplé avec un amour infini et sans pouvoir s’en rassasier le petit visage de son enfant bien-aimée, que peut-être, lui aussi, il s’était enfermé comme elle l’avait fait, la pauvre mère, pour s’entretenir avec sa Natacha chérie, pour lui faire lui-même des questions et y répondre, que la nuit, tourmenté, plein d’angoisse, la poitrine gonflée de sanglots, il avait peut-être couvert de baisers ces traits adorés, et qu’alors, au lieu de maudire, il avait appelé le pardon et la bénédiction céleste sur celle qu’en présence de tous il voulait renier et maudire. — Cher, cher ami ! tu l’aimes toujours ; s’écria Anna Andréievna, incapable de se contenir plus longtemps devant ce père courroucé qui venait de lui maudire sa Natacha.

À peine le vieillard eût-il entendu ce cri, que la colère étincela dans son regard : il saisit le médaillon, le jeta avec force contre le plancher et se mit à le piétiner avec rage.

— Qu’elle soit maudite à jamais, cria-t-il en râlant, à jamais, à jamais !

— Seigneur, mon Dieu ! s’écria la vieille ; elle ! elle ! ma Natacha ? son petit visage, il le foule aux pieds ! Tyran ! homme cruel ! orgueilleux au cœur de pierre !

En entendant les gémissements de sa femme, l’insensé vieillard s’arrêta, épouvanté de ce qu’il venait de faire. Il prit le médaillon et se précipita hors de la chambre ; mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il s’affaissa sur ses genoux, appuya ses mains sur un canapé qui se trouvait devant lui, et, à bout de forces, il y laissa retomber la tête.

Il pleurait comme un enfant. Les sanglots le suffoquaient, sa poitrine semblait vouloir éclater. En quelques secondes le terrible vieillard était devenu plus faible qu’un petit enfant. Oh ! il n’était plus en état de maudire, il n’avait plus honte devant nous, et dans un transport d’amour convulsif, il couvrit d’innombrables baisers ce portrait qu’il venait de rouler aux pieds. Toute sa tendresse pour sa fille, si longtemps emprisonnée dans son cœur, s’échappait avec une force irrésistible, et la violence du transport avait brisé tout son être.

— Pardonne, pardonne ! s’écria en sanglotant Anna Andréievna, et elle se pencha vers lui et l’embrassa. Permets-lui de revenir. Au jour du jugement, Dieu te tiendra compte de ton humilité et de ta clémence !…

— Non, non, jamais ! hurla-t-il d’une voix râlante et étranglée, jamais ! jamais !…

 

 

XIV

Ce ne fut que tard dans la soirée que j’arrivai chez Natacha. Elle demeurait alors au quai de la Fontanka, près du pont Séménow, au quatrième d’une grande maison malproprement tenue. Pendant les premiers temps après sa fuite hors de la maison paternelle, elle avait habité avec Aliocha un gentil logement, au troisième étage d’une maison située dans la Liteine. Mais les ressources du jeune prince avaient bientôt été épuisées ; il ne s’était pas fait maître de musique, avait fait des dettes comparativement énormes. Tout l’argent qu’il s’était procuré avait passé en frais d’installation et en cadeaux à Natacha, qui avait en vain protesté, réprimandé, pleuré même. Il se délectait une semaine d’avance à l’idée d’un présent à lui porter et à l’accueil qu’elle lui ferait, c’était pour lui une véritable fête ; aussi les réprimandes et les larmes de Natacha le jetaient dans une tristesse et un abattement qui faisaient peine à voir ; par la suite ils eurent de ce chef des scènes de reproches de toutes sortes, de chagrins et de querelles. Aliocha dépensait en outre beaucoup à l’insu de Natacha : il se laissait entraîner par d’anciens camarades d’études, il la trompait, allait voir une Joséphine ou une Bertha quelconque. Cependant il l’aimait toujours beaucoup ; son amour pour elle tenait du tourment : souvent il venait me voir triste et chagrin ; il me disait qu’il ne valait pas le petit doigt de Natacha, qu’il était grossier et méchant, incapable de la comprendre et indigne de son amour.

Il me confessait en pleurant ses escapades, me suppliait de n’en rien dire à Natacha et me priait de l’accompagner chez elle, m’assurant qu’il n’oserait pas la regarder après tous ses forfaits, si je n’étais pas avec lui. Du premier regard Natacha voyait de quoi il s’agissait. Elle était affreusement jalouse, et pourtant, chose difficile à expliquer, elle lui pardonnait toujours toutes ses fredaines. Voici comment les choses allaient ordinairement ; Aliocha parlait avec timidité et la regardait d’un air tendre. Elle devinait aussitôt qu’il était coupable ; mais elle n’en laissait rien paraître, ne lui adressait aucune question, mais redoublait de caresse et devenait plus tendre ; ce n’était point là un jeu ou une ruse étudiée, non ! pour cette belle âme, pardonner était une jouissance infinie : elle semblait trouver un charme particulier, raffiné, dans le procès même du pardon. Il est vrai qu’il ne s’agissait encore alors que d’une Joséphine quelconque.

En la voyant douce et clémente, Aliocha n’y tenait plus et commençait aussitôt sa confession, sans être interrogé, uniquement pour se soulager le cœur, pour « être comme avant », selon son expression. Quand elle avait pardonné, ses transports ne connaissaient plus de bornes, il pleurait d’attendrissement, la prenait dans ses bras et la couvrait de baisers. Il était ensuite d’une gaieté intarissable et racontait ses aventures avec la naïveté d’un enfant, riait aux éclats, comblait Natacha d’éloges et de bénédictions, et la soirée se terminait heureuse et gaie.

Quand il fut à bout de son argent, il vendit différents objets. Sur les insistances de Natacha, ils prirent un logement plus petit et à meilleur marché. La vente des effets allait son train : Natacha vendit même des robes et chercha de l’ouvrage ; lorsque Aliocha l’apprit, il fut au désespoir : il se maudit, s’écria qu’il se méprisait lui-même, et ne fit cependant rien pour arranger les affaires. Dans les derniers temps, toutes autres ressources se trouvant épuisées, il ne restait plus que l’ouvrage, dont la rétribution était d’une modicité extrême.

Ils avaient d’abord demeuré ensemble, ce qui avait produit une sérieuse querelle entre Aliocha et son père. Le dessein que celui-ci avait de marier son fils avec la belle-fille de la comtesse n’existait alors qu’à l’état de projet ; mais le prince y travaillait avec beaucoup d’ardeur, il conduisait Aliocha chez celle qui devait être sa promise, l’exhortait à faire tout ce qui dépendrait de lui pour lui plaire, s’efforçait de le convaincre par la rigueur et par le raisonnement ; mais les choses s’étant gâtées à cause de la comtesse, le prince avait de nouveau fermé les yeux sur la liaison de son fils et résolu de laisser agir le temps ; il connaissait suffisamment l’étourderie et la légèreté du jeune homme pour avoir la conviction que son amour ne tarderait pas à se refroidir. Il avait même cessé de s’inquiéter de la possibilité d’un mariage entre son fils et Natacha. De leur côté, les amants avaient remis la chose jusqu’à formelle réconciliation entre leurs parents. Quelques paroles qu’Aliocha avait un jour laissées échapper me donnèrent l’idée que son père trouvait peut-être un certain plaisir à toute cette histoire : ce qui lui plaisait, c’était l’abaissement d’Ikhméniew. Il continuait pour la forme de témoigner à son fils du mécontentement, il réduisit la somme, assez mince déjà, qu’il lui allouait mensuellement (il était excessivement ladre envers lui), et le menaça de la retrancher tout à fait ; il poursuivait toujours et sans relâche les projets de mariage pour son fils.

Celui-ci était certainement trop jeune pour se marier ; mais la fiancée était si riche qu’il était impossible de manquer une si belle occasion. Le prince fut désagréablement surpris de la persistance des sentiments du jeune homme, et, assiégé de craintes, il lui ordonna sévèrement de rompre avec Natacha ; mais il s’avisa bientôt d’un bien meilleur moyen, qui fut de conduire Aliocha chez la comtesse.

Catherine, la belle-fille de la comtesse, quoique presque encore enfant, était réputée pour sa beauté ; c’était un excellent cœur, une âme sereine et chaste ; elle était gaie, spirituelle et sensible.

Le prince ne s’était pas trompé. Aliocha, pour qui Natacha n’avait plus l’attrait de la nouveauté, fut effectivement sous le charme.

Le prince se montra alors très-affable pour son fils (sauf, toutefois, la question d’argent). Aliocha sentait bien qu’une résolution inflexible, irrévocable, se cachait sous toutes ces caresses ; il en éprouvait du chagrin, mais bien moins que s’il n’eût pas vu chaque jour Catherine Féodorovna.

Depuis cinq jours il ne s’était pas montré chez Natacha ; je le savais et, tout en me rendant chez elle au sortir de chez les Ikhméniew, je me demandais avec inquiétude ce qu’elle pouvait avoir à me dire. J’aperçus de loin une bougie sur sa fenêtre, signal convenu pour m’annoncer qu’elle avait absolument besoin de me voir ; comme je passais presque tous les jours devant chez elle, je pouvais toujours savoir si elle m’attendait et si elle avait besoin de moi. Elle mettait souvent la lumière sur la fenêtre depuis quelque temps !…

 

 

XV

Elle était seule, et se promenait en long et en large dans la chambre, les bras croisés et plongée dans une profonde rêverie. Le samovar était sur la table et s’était depuis longtemps éteint en m’attendant. Elle sourit et me tendit la main en silence ; son visage pâli exprimait la maladie, et son sourire était tendre et résigné. Ses yeux bleus et sereins me parurent plus grands qu’à l’ordinaire, ses cheveux plus épais ; sans doute l’effet de la pâleur et de la maladie.,

— J’ai cru que tu ne viendrais pas, dit-elle ; j’allais envoyer Mavra pour savoir si tu n’étais pas malade.

— Non, je ne suis pas malade, j’ai été retenu, je te dirai cela après. Qu’y a-t-il de nouveau ?

— Rien, répondit-elle en feignant la surprise. Pourquoi cette question ?

— Parce que tu m’as écrit de venir juste à l’heure indiquée.

— Ah ! oui, c’est que je pensais qu’il viendrait.

— Comment ! il n’est toujours pas venu ?

— Non, et je me disais que s’il ne venait pas, il me faudrait te consulter, ajouta-t-elle après un moment de silence.

— Et tu l’attendais ce soir ?

— Non, je ne l’attendais pas ; le soir, il est là-bas.

— Penses-tu qu’il ne viendra plus ?

— Non, je suis sûre qu’il reviendra, répondit-elle, en me regardant avec un sérieux tout particulier.

La rapidité avec laquelle mes questions se succédaient lui déplaisait. Nous gardâmes un moment le silence, tout en continuant d’aller et venir par la chambre.

— Je suis là depuis longtemps à t’attendre, reprit-elle en souriant de nouveau, et sais-tu ce que je faisais ? Je me promenais en récitant des vers… Et elle se mit à dire une poésie pleine de tristesse et de mélancolie.

— Cher Vania… reprit-elle après quelques minutes de silence ; mais elle s’arrêta tout à coup, comme si elle avait oublié ce qu’elle voulait dire ou qu’elle n’eût rien à dire.

Nous continuions notre promenade. Je remarquai qu’elle avait allumé la lampe suspendue devant l’image, quoique nous ne fussions pas à la veille d’une fête. Depuis quelque temps, elle donnait dans la dévotion.

— Mais assieds-toi, Vania, tu dois être fatigué. Veux-tu du thé ?

— Merci, j’en ai déjà pris,

— D’où viens-tu si tard ?

— Je viens de chez eux. (C’est ainsi que nous nous désignions ses parents.)

— De chez eux ? Comment as-tu encore trouvé le temps de venir me voir ? T’avaient-ils invité ?

Elle me fit subir un véritable interrogatoire. Je lui racontai ma rencontre avec le vieillard, ma conversation avec sa mère, la scène du médaillon, sans omettre aucun détail ; car je ne lui cachais jamais rien. Elle m’écoutait, fiévreuse, buvant mes paroles, et les yeux gonflés de larmes ; la scène du médaillon la jeta dans une violente émotion.

— Penses-tu vraiment qu’il ait voulu venir ici ? me demanda-t-elle après un moment de silence.

— Je ne sais, Natacha, je n’en ai pas la moindre idée. Je suis sûr qu’il t’aime et qu’il souffre de t’avoir perdue ; mais qu’il ait voulu venir te voir, ça…

— Et il a baisé le médaillon ? interrompit-elle. Et que disait-il ?

— Ce n’étaient que des paroles entrecoupées, des exclamations ; il te donnait les noms les plus tendres, t’appelait.

— Il m’a appelée !

Elle se mit à pleurer en silence.

— Pauvres parents ! dit-elle. S’il est instruit de tout, ajouta-t-elle après un moment de silence, ce n’est pas étonnant. Il a aussi appris beaucoup de choses sur le père d’Aliocha.

— Natacha, lui dis-je timidement, viens-y avec moi, veux-tu ?

— Quand cela ? s’écria-t-elle en pâlissant et en se soulevant de son fauteuil. Non, reprit-elle en me mettant les deux mains sur les épaules et avec un sourire plein de tristesse ; non, cher ami ; tu y reviens tous les jours, n’en parlons plus… cela vaudra mieux.

— Cela ne finira donc jamais ! m’écriai-je désolé. As-tu trop d’orgueil pour faire le premier pas ? Ton père n’attend peut-être que cela pour pardonner… C’est à toi de commencer, c’est toi qui l’as offensé ! Respecte sa fierté, elle est juste, elle est naturelle ! Viens ! il te pardonnera sans condition.

— Sans condition ! ce n’est pas possible ; ne me fais pas de reproches inutiles. J’y ai pensé, j’y pense jour et nuit. Depuis que je les ai quittés, il ne s’est peut-être pas passé un seul jour sans que je n’y aie pensé. Et que de fois nous en avons parlé ensemble ! Tu sais bien que c’est impossible.

— Pourtant…

— Non, mon ami, je ne puis. Je ne ferais que l’irriter encore plus. On ne saurait ressusciter ce qui est mort sans retour. On ne saurait faire revivre ces heureux jours de mon enfance que j’ai passés avec eux. Quand même mon père me pardonnerait, il ne me reconnaîtrait plus à présent. Il aimait en moi la petite fille, l’enfant ; il s’extasiait sur ma naïveté, il me passait la main dans les cheveux comme lorsque j’étais une petite fille de sept à huit ans, et que, assise sur ses genoux, je lui chantais mes chansons enfantines. Depuis le jour de ma naissance jusqu’à celui où je les ai quittés, il n’a pas manqué un soir de venir près de mon lit pour me bénir avant mon sommeil. Quelque temps avant nos malheurs, il m’avait acheté des boucles d’oreilles ; il en faisait un secret, il se réjouissait d’avance à l’idée de la joie que j’aurais, et il se fâcha terriblement contre tout le monde et contre moi la première, lorsque je lui dis que je savais tout. Quelques jours avant mon départ, me voyant triste, il était chagriné lui-même au point d’en être malade, il imagina de me mener au théâtre pour me distraire. Vraiment ! il pensait me guérir par ce moyen ! Je le répète, il a connu et aimé la petite fille, et ne voulait pas même penser qu’un jour viendrait où elle serait femme… Cela ne lui est pas venu à l’esprit. Si je retournais à la maison, il ne me reconnaîtrait pas. S’il pardonnait, qui retrouverait-il aujourd’hui ? Je ne suis plus la même, je ne suis plus enfant, j’ai trop vécu. Si même il trouvait plaisir en moi, il n’en soupirerait pas moins après le bonheur passé, il ne s’en affligerait pas moins de ce que je ne suis plus du tout celle qu’il aimait jadis. Et ce qui a été autrefois nous semble meilleur ! le souvenir en est un supplice ! Oh ! que le passé est beau ! s’écria-t-elle avec transport et s’interrompant elle-même par ce cri que la douleur arrachait à son cœur.

— Tout ce que tu dis là est vrai, Natacha. Il lui faut maintenant apprendre à te connaître et à t’aimer de nouveau. Le principal, c’est qu’il te connaisse, il t’aimera bien ensuite, va !

— Vania ! ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ; l’amour paternel, lui aussi, a sa jalousie : il est offensé de ce qu’il n’a rien vu, rien remarqué depuis le commencement de mes relations avec Aliocha jusqu’au dénoûment. Il n’a pas eu un pressentiment, et ce qui l’afflige le plus, c’est ma dissimulation, mon ingratitude, c’est que je ne lui aie pas confessé chaque mouvement de mon cœur, que j’aie, au contraire, tout recelé en moi, et me sois cachée à lui, et tu peux être sûr qu’il est en secret encore plus blessé, plus offensé de cela que de ma fuite. Admettons qu’il m’accueille à présent avec un amour et une tendresse de père, il n’en resterait pas moins un germe d’inimitié. Au bout de deux ou trois jours viendraient les mortifications, les doutes, puis les reproches. D’ailleurs, il ne pardonnera pas sans condition. Il me demanderait un dédommagement que je ne saurais lui donner : il voudrait que je maudisse mon passé, que je maudisse Aliocha et que je me repentisse de mon amour pour lui ; il voudrait faire revivre ce qui est mort à jamais et effacer de notre vie les derniers six mois. Mais moi, je ne maudirai personne, je ne puis me repentir… Ce qui a été devait être… Non, Vania, c’est impossible. Le temps n’est pas encore venu.

— Et quand viendra-t-il ?

— Je ne sais… Il faut achever de souffrir pour notre bonheur futur, l’acheter au prix de nouveaux tourments. La souffrance purifie tout…

Je la regardai tout pensif, sans rien dire.

— Qu’as-tu à me regarder ainsi, Aliocha ?… je voulais dire Vania, reprit-elle en souriant avec amertume. Que fais-tu à présent ? Comment vont les affaires ?

— Toujours la même chose : j’écris mon roman ; je n’avance qu’avec peine, ça ne va pas comme je voudrais : l’inspiration a tari. Je pourrais bien écrire à la diable, je ferais peut-être même quelque chose d’assez intéressant ; mais je ne voudrais pas gâter une bonne idée. C’est une de ces idées qui plaisent. Il faudra pourtant avoir fini pour le terme fixé par la rédaction.

— Pauvre travailleur ! Je crois sérieusement que tu es malade : tu as les nerfs détraqués. N’as-tu pas revu Smith ? tu as des visions si étranges ! Ton logement est malsain, humide, n’est-ce pas ?

— Oui, il m’y est encore arrivé ce soir une… du reste, je te conterai cela plus tard, ajoutai-je en voyant qu’elle ne m’écoutait pas.

— Comment ai-je pu partir de chez eux ? reprit-elle interrompant sa rêverie, c’est la fièvre qui me faisait agir… Je t’ai demandé de venir pour te dire que je le quitte.

— Tu le quittes ou tu l’as quitté ?

— Il faut en finir, c’est assez de cette vie. Je t’ai appelé pour te dire tout ce que j’ai sur le cœur, tout ce que je t’ai caché jusqu’à présent. Elle commençait toujours ainsi lorsqu’elle voulait me faire quelque confidence, et presque toujours il se trouvait que je connaissais son secret depuis longtemps.

— Ah ! Natacha, je t’ai déjà entendue mille fois parler de la sorte. C’est quelque chose d’étrange que votre liaison : il n’y a rien de commun entre vous. Il est clair que vous ne pouvez continuer de vivre ensemble. Mais… auras-tu la force de le quitter ?

— Jusqu’à présent, ce n’était qu’un projet ; maintenant ma résolution est prise. Je l’aime d’un amour infini, et pourtant je suis sa plus grande ennemie et je ruine son avenir. Je veux lui rendre sa liberté. Il ne peut m’épouser ; il n’est pas assez fort pour aller contre le gré de son père. Je ne veux pas non plus le tenir lié, et je suis même bien aise qu’il se soit épris de la fiancée qu’on lui donne : la séparation lui sera moins pénible. Il est de mon devoir d’agir ainsi. Puisque je l’aime, il faut que je lui sacrifie tout, pour lui prouver mon amour. Ne penses-tu pas comme moi ?

— Mais pourras-tu le persuader ?

— Je n’essayerai pas de le faire. S’il entrait en ce moment, je serais pour lui comme toujours. Mais il faut trouver un moyen qui lui permette de me quitter sans remords. C’est là ce qui me tourmente, Vania ; aide-moi, ne peux-tu rien me conseiller ?

— C’est bien difficile ; tu connais bien son caractère. Voilà cinq jours qu’il n’est pas venu : supposons qu’il t’a définitivement quittée ; tu n’as qu’à lui écrire que tu ne veux plus de lui, et tu le verras accourir sur-le-champ.

— Pourquoi le hais-tu, Vania ?

— Moi !

— Oui, toi, toi ! Tu le hais ! tu ne saurais parler de lui qu’avec un sentiment de haine, de vengeance, et je t’ai vu mille fois trouver un plaisir extrême à le noircir, oui, à le noircir !

— Tu me l’as répété mille fois, Natacha ; parlons d’autre chose.

— Je voudrais bien déménager d’ici, reprit-elle après un moment de silence. Vania, ne sois pas fâché.

— Je ne suis pas fâché. À quoi te servirait de déménager ? Il saurait bien te trouver.

— Qui sait ? l’amour est puissant : son nouvel amour peut le retenir. S’il revient à moi, ce ne sera que pour un instant. Qu’en penses-tu ?

— Je n’en sais rien, Natacha : en lui tout est inexplicable : il veut épouser l’autre et continuer de t’aimer ; je ne sais comment il accorde cela.

— Si j’étais sûre qu’il l’aime, je me déciderais… Vania ! ne me cache rien. Tu sais peut-être quelque chose que tu ne dis pas, ajouta-t-elle en me jetant un regard inquiet et scrutateur.

— Absolument rien, chère amie, je te jure : j’ai toujours été franc envers toi. Du reste, il n’est peut-être pas aussi amoureux de la belle-fille de la comtesse que nous le pensons. Ce n’est qu’un entraînement passager, peut-être.

— Vraiment ! Mon Dieu ! si je pouvais le savoir positivement ! Oh ! que je voudrais le voir en ce moment, rien qu’une minute ! Je lirais tout sur son visage. Et il ne vient pas ! il ne vient pas !

— Est-ce que tu l’attendrais, Natacha ?

— Non, il est chez elle, je le sais, j’ai envoyé aux informations. Que je voudrais la voir, elle… Écoute, Vania, c’est absurde, mais ne me serait-il pas possible de la voir ? ne pourrais-je pas la rencontrer quelque part, qu’en dis-tu ?

— À quoi cela servirait-il ?

— Si je la voyais, ce serait assez : je devinerais le reste. Ma tête se perd ! je suis ici à aller et venir par la chambre, seule, toujours seule avec mes pensées ; les idées tourbillonnent dans ma tête. Quel tourment ! Je me suis demandé si tu ne pourrais pas faire sa connaissance. Tu m’as dit que la comtesse avait fait l’éloge de ton roman, tu vas parfois dans un salon où elle va aussi. Tâche de lui être présenté. Tu pourrais me dire ensuite tout ce que je voudrais savoir.

— Nous en reparlerons, chère amie. Crois-tu que tu aurais assez de force pour rompre ?

— Oui, j’en aurai assez, dit-elle tout bas… Tout pour lui ! ma vie pour lui ! Mais ce qui est plus fort que moi, c’est l’idée qu’il est en ce moment auprès d’elle, qu’il m’oublie, qu’il est assis à côté d’elle, à raconter, à rire, comme il a si souvent été assis là… tu te rappelles… et qu’il ne lui vient pas à l’idée que je suis ici… avec toi…

Elle n’acheva pas et me regarda avec désespoir.

— Mais comment, Natacha, tu viens de dire…

— Que nous soyons ensemble, puis nous nous séparerons, s’écria-t-elle avec un regard étincelant. Je l’accompagnerai de mes bénédictions. Mais, Vania, quel tourment de penser qu’il m’oublie, lui, le premier… Ah ! quel supplice ! Je ne me comprends pas moi-même ; je ne puis accorder la raison et la réalité. Que vais-je devenir ?

— Calme-toi, Natacha ! calme-toi !…

— Et il y a cinq jours que cela dure. À toute heure, à chaque minute… que je dorme… que je rêve… je ne pense qu’à lui, toujours à lui… Viens ! je veux y aller, mène-moi !…

— Calme-toi, Natacha.

— Non, viens ! C’est pour cela que je t’attendais, Vania ; voilà trois jours que j’y pense, c’est l’affaire dont je te parlais dans mon billet… Il faut que tu m’y mènes, tu ne saurais me refuser cela… Je t’attends… depuis trois jours… là-bas… ce soir… il y est… viens !

Elle était comme égarée. J’entendis du bruit dans l’antichambre : il me sembla que Mavra se disputait avec quelqu’un.

— Chut, Natacha ! Quelqu’un vient. Écoute !

Un sourire incrédule se dessina sur son visage, qui devint d’une pâleur de mort. Elle écouta.

— Grand Dieu ! Qui est-ce ? dit-elle d’une voix faible. Elle voulut me retenir, mais je me précipitai dans l’antichambre. J’avais deviné ! C’était Aliocha ! Il parlementait avec Mavra, qui d’abord ne voulait pas le laisser entrer.

— D’où est-ce que nous sortons ? lui demandait-elle. Où avons-nous rôdé ? Va, va ! tu ne m’amadoueras pas, moi ! Entre donc ! nous allons voir ce que tu as à répondre.

— Je n’ai peur de personne, répartit Aliocha, passablement embarrassé.

— Eh bien, va ! tu es joliment leste.

— Certainement que j’irai. Ah ! vous voilà aussi, fît-il en m’apercevant ; comme ça se rencontre bien ! maintenant comment vais-je faire ?…

— Entrez tout simplement, lui dis-je ; que craignez-vous ?

— Rien, je vous assure ; car, ma foi, ce n’est pas ma faute. Vous ne croyez pas ? Vous verrez. Natacha ! puis-je entrer ? demanda-t-il avec une assurance affectée en s’arrêtant devant la porte.

Personne ne répondit.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Mais rien, répondis-je, elle était là tout à l’heure ; serait-il arrivé…

Il ouvrit doucement la porte et jeta un regard discret dans la chambre. Il n’aperçut pas d’abord Natacha, qui, plus morte que vive, semblait s’être cachée dans une encoignure entre l’armoire et la fenêtre. Il s’approcha d’elle et la salua d’une voix timide et en la regardant avec inquiétude.

Elle était affreusement troublée ; on aurait dit que c’était elle qui était la vraie coupable.

— Natacha ! écoute, dit-il éperdu. Tu crois sans doute que je suis coupable… Non, je ne le suis pas ; tu vas voir, je vais te raconter…

— Mais pourquoi cela ? murmura-t-elle. C’est inutile… donne-moi la main, et que ce soit fini… comme toujours… Elle sortit de sa cachette, les joues rouges et les yeux baissés, comme si elle eût craint de regarder son amant.

—Grand Dieu ! s’écria celui-ci avec ravissement. Si j’étais coupable, je crois que je n’oserais pas même la regarder, après cela. Voyez ! continua-t-il en se tournant vers moi, voyez : elle me croit coupable, tout parle contre moi, les apparences me condamnent ! Je reste cinq jours sans venir ! on lui dit que je suis chez ma fiancée… Eh bien ! elle m’a déjà pardonné ! Donnons-nous la main, et que ce soit fini !... Natacha ! mon amour, mon ange ! Je suis innocent, sache-le ; je n’ai pas ça à me reprocher !

— Mais… tu devrais maintenant être là-bas… ils t’attendaient… comment se fait-il que tu sois ici ?… quelle heure est-il ?…

— Dix heures et demie ! J’en viens… J’en viens… J’ai dit que j’étais indisposé, et je suis parti ; c’est la première fois pendant ces cinq jours que je suis libre, que j’ai pu m’échapper de chez eux pour venir auprès de toi. J’aurais pu venir plus tôt, c’est vrai ; mais c’est à dessein que je ne l’ai pas fait ; tu sauras pourquoi, c’est pour te l’expliquer que je suis venu ; mais je te jure que cette fois je n’ai rien, absolument rien à me reprocher.

Natacha leva les yeux sur lui. Le regard du jeune homme était si sincère, son visage si honnête, si radieux, qu’il était impossible de douter de ses paroles. Je m’attendais à les voir se jeter dans les bras l’un de l’autre, car j’avais été plus d’une fois témoin de scènes de réconciliation ; mais Natacha, comme suffoquée par le bonheur, laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit tout à coup à pleurer en silence. Aliocha ne put plus se retenir. Il se précipita délirant à ses pieds, et se mit à lui baiser les mains et les genoux. Natacha chancela, j’approchai un fauteuil, et elle s’y laissa tomber.

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

I

Un instant après, nous riions comme des fous.

— Mais laissez-moi vous raconter, s’écriait Aliocha, dont la voix sonore couvrit nos rires. J’ai des choses des plus intéressantes à vous dire. Finissez donc !

Il brûlait de nous communiquer ses importantes nouvelles. Mais sa gravité étudiée lui donnait un air si drôle que nous fûmes pris de fou rire, et plus il se fâchait, moins nous étions en état de le retenir. Son dépit, son désespoir enfantin, nous mirent dans cet état d’esprit où il suffit d’un geste du petit doigt pour vous forcer à vous tordre de rire.

À la fin, Natacha, s’apercevant que notre rire dépitait Aliocha, parvint à reprendre son sérieux.

— Nous sommes prêts à t’entendre, dit-elle.

— Je vais vous raconter tout ce qui a eu lieu et tout ce qui aura lieu, car je le sais déjà. Je vois, chers amis, que vous voudriez savoir où j’ai passé ces cinq jours, et je veux vous le raconter, mais vous ne me laissez pas commencer. D’abord, Natacha, sache que je te trompais, et depuis longtemps déjà ; voilà justement le principal.

— Tu me trompais !

— Oui, depuis un mois, je puis maintenant parler franchement. Il y a un mois, mon père m’a écrit une longue, longue épître, dont je ne vous ai rien dit. Il m’annonçait tout simplement, et d’un ton si sérieux que j’en fus effrayé, il m’annonçait que mon mariage était une affaire arrangée, que ma fiancée était charmante, que, tout indigne d’elle que j’étais, je devais l’épouser, et que, pour m’y préparer, la première chose que j’avais à faire, c’était d’oublier toutes les folies dont j’avais la tête farcie, etc., etc…. Ce qu’il entend par folies, c’est connu. Eh bien ! cette lettre, je vous en ai fait mystère.

— Pas le moins du monde, interrompit Natacha ; tu nous as tout raconté, dès le premier jour. Je te vois encore, tournant autour de moi, tendre et caressant comme si tu avais quelque chose à te faire pardonner ; et morceau par morceau tu nous as dit tout le contenu de cette lettre.

— Ce n’est pas possible ; je ne vous ai du moins pas dit ce qu’elle contenait de plus important. Peut-être avez-vous deviné quelque chose à vous deux, cela vous regarde : quant à moi, je ne vous ai rien raconté. Je vous ai tout caché, et je souffrais horriblement.

— Mais enfin admettons que je vous ai effectivement tout raconté à cette époque, par fragments (ça me revient à présent). Mais le ton, le ton de la lettre, vous n’en avez rien su, et c’était justement là le principal. Voilà ce que je voulais dire.

— Eh bien ! comment était-il, ce ton ? demanda Natacha.

— Écoute, Natacha, tu as l’air de plaisanter. Ne plaisante pas. Je t’assure qu’il s’agit de choses tout à fait sérieuses. Les bras m’en tombaient ! jamais mon père ne m’avait parlé de la sorte !

— Voyons, raconte un peu. Pourquoi m’as-tu fait mystère de cette lettre ?

— Mais, mon Dieu ! pour ne pas t’effrayer, je pensais pouvoir tout arranger. Donc, après la réception de cette lettre, et aussitôt après l’arrivée de mon père, mes tourments commencèrent. Je m’étais préparé à lui répondre d’une manière claire, sérieuse et ferme ; mais l’occasion ne se présentait pas. Quant à lui, il ne me faisait plus la moindre question, le rusé ! Il avait l’air de croire que l’affaire était arrangée et qu’il ne pouvait y avoir entre nous aucune discussion, ni aucune question à résoudre. Je dis : qu’il ne pouvait y avoir ; quelle présomption ! Il était avec moi si caressant, si tendre, que j’en fus tout bonnement étonné. Quel esprit, Ivan Pétrovitch ! si vous le connaissiez ! Il a tout lu, il connaît tout ; il suffit qu’il vous voie une fois pour qu’il connaisse vos pensées comme les siennes ; c’est sans doute pourquoi on l’a appelé jésuite. Natacha n’aime pas m’entendre faire son éloge. Ne te fâche pas, Natacha ! Donc voilà que… mais, à propos, au commencement il ne me donnait pas d’argent, et hier il m’en a donné. Natacha, mon ange ! notre misère a pris fin ! Tiens, regarde ; tout ce qu’il m’avait retranché de ma pension pour me punir, pendant ces six mois, il me l’a donné hier : regarde un peu, je n’ai pas encore compté ; Mavra, regarde combien nous avons d’argent ; tu n’auras plus besoin d’aller porter des cuillers au mont-de-piété.

Il tira de sa poche un gros paquet de banknotes, plus de mille roubles qu’il jeta sur la table. Mavra regardait satisfaite et lui dit quelques paroles élogieuses ; Natacha le pressa de continuer.

— Voilà donc que je me demandais ce que je devais faire, reprit Aliocha. Faut-il aller contre sa volonté ? me disais-je, et je vous jure que s’il avait été méchant, je n’aurais pas hésité une seconde, je lui aurais dit tout droit que je ne voulais pas, que je n’étais plus un enfant, et, croyez-moi, je lui aurais tenu tête. Mais du moment qu’il prenait la chose ainsi, que lui dire ? Tu as l’air mécontente de moi, Natacha ! Qu’avez-vous à vous regarder ainsi ? Vous vous dites, sans doute : Le voilà pris du premier coup, et il ne lui reste déjà plus un brin de toute sa fermeté. Non pas ; j’en ai plus que vous ne pensez ; et la preuve, c’est que malgré l’embarras de ma position, je me suis dit : C’est ton devoir, il faut que tu lui dises tout ; et j’ai commencé ; je lui ai tout dit, et il m’a écouté jusqu’au bout.

— Que lui as-tu dit en définitive ? demanda Natacha tout inquiète.

— Je lui ai dit que j’avais une fiancée et que je n’en voulais pas d’autre. C’est-à-dire que je ne lui ai pas dit directement, mais je l’y ai préparé, et je lui dirai demain, c’est une chose décidée. Je lui ai dit qu’il était honteux et ignoble d’épouser quelqu’un pour son argent, et que c’était une sottise de notre part de nous considérer comme des aristocrates (je suis franc avec lui comme avec un frère). J’appartiens au tiers état, lui ai-je dit, et le tiers état, c’est l’essentiel. Je suis fier de ressembler à tout le monde et ne veux me distinguer de personne… Je parlais avec une chaleur, un entrain dont j’étais moi-même étonné ; je lui ai prouvé enfin, et même à son point de vue… Je lui ai dit tout droit : Qu’avons-nous de princier ? uniquement notre naissance, mais au fond, quels princes sommes-nous ? Nous ne sommes pas particulièrement riches, et pourtant la richesse, c’est le principal. De nos jours, le prince des princes, c’est Rothschild ; il y a joliment longtemps qu’on n’a plus entendu parler de nous dans le grand monde : le dernier qui ait fait quelque bruit a été mon oncle, Simon Valkovsky, et encore celui-là n’était-il connu qu’à Moscou et pour la seule raison qu’il a dissipé tout ce qui restait à notre famille, trois cents âmes ; et si son père n’avait pas amassé, ses petits-fils en seraient maintenant à bêcher la terre, ainsi qu’on voit tels princes le faire. Nous n’avons donc aucun droit de nous enorgueillir. Bref, je lui ai dit tout ce que j’avais sur le cœur, avec force et avec franchise. Il ne m’a pas répliqué un seul mot, il m’a reproché de délaisser la maison du comte Naïnsky et m’a conseillé de tâcher de me mettre dans les bonnes grâces de la princesse K…, ma marraine, disant que si j’y parvenais, je serais bien accueilli partout, et que ma carrière serait faite, et il était lancé ! Nous rusons tous deux, nous nous épions, nous cherchons à nous attraper.

— Fort bien ; mais cela a-t-il fini ? qu’a-t-il décidé ? Quel bavard tu es pourtant, Aliocha !…

— Ce qu’il a décidé ? Dieu le sait ! Quant à moi, je n’y comprends absolument rien. Mais je ne suis point bavard, je dis les faits : il n’a rien répondu ; il a souri à tous mes raisonnements, comme s’il me plaignait ! Puis il a dit : Je suis tout à fait de ton avis ; allons-nous-en un peu chez le comte Naïnsky, et garde-toi de dire un mot de tout cela ; moi, je te comprends ; mais ils ne te comprendraient pas, eux.

Le comte m’a d’abord reçu froidement et du haut de sa grandeur, il avait l’air d’avoir oublié que j’ai grandi dans sa maison ; il a, ma foi ! fait semblant de recueillir ses souvenirs. Il était simplement fâché contre moi à cause de mon ingratitude ; mais véritablement il n’y a aucune ingratitude de ma part : on s’ennuie tellement chez lui ! Il a également fait un accueil glacial à mon père ; je ne comprends pas qu’il y retourne ; ça me révolte de le voir ainsi ployer l’échine ; je comprends que c’est pour moi qu’il le fait ; mais je trouve que c’est inutile. Je me suis dit que je les roulerais tous, et que je forcerais le comte à m’estimer. Et j’ai atteint mon but ; un seul jour a suffi pour tout changer : le comte est maintenant l’amabilité même, et j’ai fait ça tout seul, par ma seule malice, sans que mon père ait été obligé d’y mettre la main !…

— Tu ferais mieux de nous parler de l’affaire principale, dit Natacha avec impatience, au lieu de nous raconter tes prouesses chez le comte Naïnsky. En quoi peut-il m’intéresser, ton comte Naïnsky ?

— En quoi il peut t’intéresser ? Écoutez, Ivan Pétrovitch. Voici justement l’important de l’affaire. Tu vas voir que tout finira par s’éclaircir, mais il faut me laisser raconter. À la fin (pourquoi ne l’avouerais-je pas ?), il est possible que je sois parfois très-peu, très-peu raisonnable, admettons même (cela s’est vu) tout simplement bête ; mais cette fois, je vous l’assure, j’ai montré beaucoup de ruse, même… de raison.

Natacha n’aimait pas qu’il s’accusât de sottise, et maintes fois elle m’avait boudé parce que je lui avais montré sans cérémonie qu’il avait fait quelque bêtise. C’était le point le plus sensible. Elle ne pouvait souffrir qu’il fût humilié, d’autant moins qu’en son for intérieur elle s’avouait probablement la médiocrité d’esprit de son amant.

— C’est assez, Aliocha ! dit-elle, tu es un peu étourdi, et c’est tout. Pourquoi t’estimerais-tu au-dessous de ta valeur ?

— C’est bon, c’est bon ! Donc, laissez-moi achever. Nous sortons de chez le comte ; mon père était furieux contre moi. Nous allons chez la princesse. Je savais qu’elle était presque tombée en enfance, tellement elle était vieille, qu’elle était sourde et qu’elle a toute une meute de petits chiens. Cela ne l’empêchait pas d’avoir une immense influence dans le monde, de sorte que le comte Naïnsky lui-même faisait antichambre chez elle. En route, j’élabore mon plan de campagne que je base sur la faculté que j’ai d’être aimé de tous les chiens. Vraiment ! j’en ai fait l’observation. Est-ce force magnétique, ou ça vient-il de ce que j’aime les animaux ? Je ne sais… À propos de magnétisme, nous avons été dernièrement chez un médium, nous avons évoqué des esprits ; c’est diantrement curieux ; j’ai évoqué Jules César…

— Ah ! mon Dieu ! Pourquoi justement Jules César ? s’écria Natacha en éclatant de rire. Mais raconte-nous donc ce que tu as fait chez la princesse.

— C’est que vous m’interrompez tout le temps. Nous arrivons donc chez la princesse, et je me mets à faire ma cour à Mimi. C’est une abominable petite chienne, vieille, entêtée et méchante. La princesse en est folle ; elles sont, je crois, aussi vieille l’une que l’autre. Je commence par bourrer Mimi de bonbons ; au bout de dix minutes, je lui avais appris à donner la patte, ce qu’on n’avait pu lui inculquer pendant toute sa longue existence. La princesse était aux anges, elle pleurait de joie : « Mimi sait donner la patte ! » Quelqu’un arrive : « Mimi, donne la patte ! C’est mon filleul qui lui a appris ! » Le comte Naïnsky entre : « Mimi sait donner la patte ! » Et elle me regarde, avec des larmes d’attendrissement. C’est une excellente vieille ; elle me faisait peine. Je continue de la flatter : sur un tabouret, auprès d’elle, je vois le portrait d’une jeune dame, le sien, alors qu’elle était fiancée, il y a quelque soixante ans. Je le prends et, comme je ne savais rien, je m’écrie : Quelle charmante peinture ! quelle idéale beauté ! Pour le coup, la voilà en train de fondre tout à fait ; elle me parle de ceci et de cela, me demande où j’ai fait mes études, chez qui je vais, me dit que j’ai de beaux cheveux, et la voilà partie. De mon côté je l’égaye, je lui raconte une historiette scandaleuse : elle les adore ; aussi s’est-elle contentée de me menacer du doigt, et, du reste, elle a beaucoup ri.

Quand j’ai pris congé d’elle, elle m’a embrassé, elle m’a même fait le signe de la croix sur le front en guise de bénédiction, et elle a demandé ou plutôt exigé que j’aille la distraire tous les jours. Le comte m’a serré la main en me regardant d’un œil langoureux, et mon père, le meilleur, le plus honnête et le plus noble des hommes, mon père, croyez-le ou ne le croyez pas, il pleurait presque de joie pendant que nous retournions à la maison ; il m’a embrassé, m’a fait des révélations si mystérieuses à propos de carrière, de relations, d’argent, de mariage, si mystérieuses que je n’ai pas tout compris. C’est alors qu’il m’a donné de l’argent. Il est certainement le plus noble des hommes, ne pensez pas autrement ; et s’il cherche à m’éloigner de toi, Natacha, c’est qu’il est ébloui par les millions de Catherine, il les veut pour moi seul ; c’est parce qu’il ne te connaît pas qu’il est injuste envers toi. Quel est le père qui ne veut pas le bien de son fils ? Ce n’est pas sa faute s’il s’est accoutumé à voir le bonheur dans la richesse.

— Ainsi, tout ce qui t’est arrivé, c’est que tu as fait ta carrière chez la princesse, c’est en cela que consiste toute ta ruse, n’est-ce pas ? demanda Natacha.

— Comment ! À quoi penses-tu ? Ce n’est que le commencement… j’ai parlé de la princesse parce que c’est par elle que je veux forcer la main à mon père. Quant à l’histoire principale, elle n’a pas encore commencé.

— Mais raconte-la donc !

— Il m’est encore arrivé aujourd’hui une aventure très-étrange et dont je suis encore frappé jusqu’à présent. Il faut vous dire que, bien que notre mariage soit une affaire arrangée entre mon père et la comtesse, il n’y a encore absolument rien eu d’officiel, de sorte que nous pouvons nous séparer à l’instant même, sans qu’il en résulte le moindre scandale. Mais venons-en au principal. Je connaissais déjà Catherine l’année dernière, mais j’étais alors encore enfant, et je ne comprenais pas grand’chose, c’est pourquoi je n’ai alors rien vu en elle…

— C’est plutôt parce que tu m’aimais davantage alors, dit Natacha, tandis qu’à présent…

— N’ajoute pas un mot, Natacha, s’écria Aliocha avec feu ; tu te trompes, tu me fais injure !… Je ne répondrai pas même à ce que tu viens de dire. Écoute-moi jusqu’au bout, et tu verras… Oh ! si tu la connaissais ! Si tu savais quelle âme tendre, sereine, innocente ! Mais tu le sauras ; laisse-moi achever. Il y a quinze jours, lorsque mon père me mena chez Katia, nous nous mîmes, elle et moi, à nous observer réciproquement ; mais je ne me décidai à faire plus intimement connaissance avec elle que le jour où je reçus la fameuse lettre de mon père. Je ne ferai pas son éloge, je dirai seulement qu’elle est une éclatante exception dans le cercle où elle vit. C’est une nature originale, une âme forte et droite, forte particulièrement par sa pureté et sa franchise ; je ne suis auprès d’elle qu’un enfant, un frère cadet, malgré qu’elle n’ait encore que dix-sept ans. Il y a dans son caractère quelque chose de mélancolique et de mystérieux ; elle a quelque chose de craintif, quelque chose d’effrayé. Elle semble avoir peur de mon père, et n’aime pas sa belle-mère, ce que j’avais deviné.

Il y a aujourd’hui quatre jours que, toutes mes observations achevées, mon projet bien arrêté, je résolus de le mettre à exécution, et c’est ce que j’ai fait ce soir même. Je voulais tout raconter à Katia, lui tout avouer, la gagner à notre cause et en finir du coup…

— Que voulais-tu lui raconter ? que voulais-tu avouer ? demanda Natacha tout inquiète.

— Tout, absolument tout, répondit Aliocha, et je bénis le ciel de m’avoir inspiré cette pensée. Je résolus de m’éloigner de vous et de tout terminer à moi seul. Si je vous avais vus, j’aurais hésité, je vous aurais écoutés, et je ne me serais peut-être pas décidé. Mais resté seul, j’ai pris mon grand courage et j’en ai fini ! J’ai décidé que je ne reviendrais auprès de vous qu’avec une solution, et… je l’apporte !

— Quoi ? quoi donc ? comment as-tu fait ? raconte vite !

— Le bonheur a voulu que je fusse seul avec Katia deux heures entières. Je lui ai simplement déclaré qu’en dépit de tous les projets de mariage qu’on faisait pour nous, notre union était une chose totalement impossible, que mon cœur était plein de sympathie pour elle, et qu’elle seule pouvait me sauver. Après cela, je lui ai tout confié. Imagine-toi qu’elle ignorait notre liaison. Si tu avais vu combien elle était émue, effrayée ! elle était toute pâle. Je lui ai raconté notre histoire, comment tu avais quitté tes parents, comment nous avons vécu et dans quels tourments nous sommes, que nous craignons tout et que nous avons recours à elle (car je parlais aussi en ton nom) afin qu’elle prenne elle-même notre parti et qu’elle déclare à sa belle-mère qu’elle ne veut pas m’épouser ; qu’en cela seul est notre salut, et que nous n’avons rien à attendre d’ailleurs. Elle m’écoutait avec intérêt, avec sympathie. Si tu avais vu ses yeux en ce moment ! Toute son âme semblait avoir passé dans son regard. Elle m’a remercié de la confiance que je lui témoignais et m’a promis de nous aider de tout son pouvoir. Elle m’a ensuite questionné sur ton compte, elle m’a dit qu’elle voudrait bien faire ta connaissance, m’a prié de te dire qu’elle t’aimait déjà comme une sœur, de te demander d’en faire autant pour elle, et lorsqu’elle a su que je ne t’avais pas vue depuis cinq jours, elle s’est empressée de m’envoyer auprès de toi…

Natacha était émue.

— Et tu as pu me raconter d’abord tes exploits auprès de ta princesse sourde ! s’écria Natacha d’un ton de reproche. Comment était Katia lorsque tu l’as quittée ? était-elle gaie, contente ?

— Oui… elle était contente d’avoir pu faire une noble action, et en même temps elle pleurait ; car, vois-tu, Natacha, elle m’aime, elle aussi. Elle m’a avoué qu’elle avait déjà commencé de m’aimer, qu’elle voyait peu de monde et que je lui avais plu depuis longtemps ; elle m’a surtout distingué parce que tout ce qui l’entoure n’est que ruse et mensonge, tandis que je lui ai paru sincère et honnête. Puis elle s’est levée et m’a dit : Dieu vous aide, Alexis Pétrovitch… pourtant, j’avais pensé… Elle n’a pas achevé, et s’est enfuie en pleurant. Nous sommes convenus qu’elle déclarera demain à sa belle-mère qu’elle ne veut pas m’épouser, et que moi, de mon côté, je dirai tout à mon père et me montrerai ferme et courageux. Elle m’a reproché de n’avoir pas parlé plus tôt : « Un honnête homme ne doit rien craindre ! » a-t-elle dit. Elle est la noblesse même ! Quant à mon père, elle ne l’aime pas non plus ; elle dit qu’il est rusé et qu’il court après l’argent ; je l’ai défendu, mais elle n’a pas voulu me croire. Si je ne réussis pas demain auprès de mon père (elle est persuadée que j’échouerai), elle est aussi d’avis que dans ce cas je dois avoir recours à la protection de la princesse, à laquelle personne n’osera faire opposition. Nous nous sommes promis d’être désormais frère et sœur. Oh ! si tu savais son histoire, si tu savais combien elle est malheureuse, quel dégoût elle a de la vie qu’on mène dans la maison de sa belle-mère, de cette mise en scène !… Quelle admiration elle aurait pour toi, si elle te voyait, ma Natacha bien-aimée ! Vous êtes créées pour être sœurs : il faut que vous vous aimiez, c’est une pensée qui ne me quitte pas. Je voudrais vous voir ensemble, et être là, à vous regarder. Ne va pas t’imaginer quoi que ce soit, Natacha, et laisse-moi te parler d’elle. Quand je suis avec toi, j’ai le désir de parler d’elle, et avec elle, celui de parler de toi. Tu sais bien que je t’aime plus que toute autre, plus qu’elle… Tu es tout pour moi !

Natacha le regardait d’un œil doux, mais plein de tristesse. Ses paroles semblaient produire sur elle l’effet d’une caresse et en même temps la faire souffrir.

— Il y a déjà trois semaines que j’ai commencé à l’estimer à sa valeur, reprit Aliocha ; j’y allais tous les jours, et, de retour à la maison, je pensais à vous et je vous comparais.

— Et laquelle de nous l’emportait ? demanda Natacha en souriant.

— Quelquefois toi, quelquefois elle. Mais c’est toi qui finissais toujours par avoir l’avantage. Quand je lui parle, je sens que je deviens meilleur… Enfin, demain tout sera décidé.

— Ne la plains-tu pas ? Elle t’aime, dis-tu…

— Je la plains, Natacha ! mais nous nous aimerons bien tous, et puis…

— Et puis… adieu ! murmura tout bas Natacha comme se parlant à elle-même. Aliocha la regarda avec perplexité.

En ce moment, notre conversation fut interrompue de la manière la plus inattendue. Nous entendîmes du bruit dans la pièce qui servait à la fois de cuisine et d’antichambre, et l’instant d’après Mavra ouvrit la porte et se mit à faire différents gestes à l’adresse d’Aliocha.

— On te demande, viens un peu voir, lut dit-elle d’un ton mystérieux.

— Qui peut me demander ? dit Aliocha en nous regardant avec inquiétude. Je suis de retour dans un instant.

C’était le valet de pied du prince. Ce dernier, en retournant chez lui, avait fait arrêter sa voiture devant la maison qu’habitait Natacha, et envoyait savoir si son fils y était.

— C’est singulier, dit Aliocha tout embarrassé. C’est la première fois ; qu’est-ce que cela veut dire ?

Natacha était en proie à la plus grande inquiétude. Tout à coup Mavra ouvrit de nouveau la porte.

— Le voici lui-même, le prince ! dit-elle en chuchotant avec volubilité, et elle disparut aussitôt.

Natacha se leva, toute pâle. Appuyée sur le rebord de la table et en proie à la plus vive agitation, elle fixait son regard sur la porte par laquelle l’hôte inattendu allait entrer.

— Ne crains rien, je suis avec toi et je ne permettrai pas qu’on t’offense, dit Aliocha, qui, malgré son trouble, faisait encore assez bonne contenance.

La porte s’ouvrit, et le prince Valkovsky parut.

 


II

Il nous enveloppa d’un regard rapide, attentif, et dans lequel on ne pouvait encore démêler s’il venait en ami ou en ennemi.

C’était un homme de quarante-cinq ans environ ; ses traits beaux et réguliers changeaient d’expression d’après les circonstances ; et ces variations étaient brusques, complètes, allaient du plus agréable au plus sombre, comme si elles eussent été produites par la détente subite de quelque ressort. L’ovale de son visage un peu brun, ses dents superbes, ses lèvres petites et fines, son nez bien dessiné, droit et un peu allongé, son front haut sur lequel on n’apercevait pas encore la moindre ride, des yeux gris et assez grands, tout cela faisait de lui un bel homme ; et pourtant son visage ne produisait pas une impression agréable. Il repoussait surtout parce qu’il exprimait constamment quelque chose de feint, d’étudié, et vous donnait l’intime conviction que vous ne parviendriez jamais à connaître son expression véritable. En le regardant plus attentivement, vous commenciez à soupçonner sous ce masque permanent je ne sais quoi de méchant, de rusé et d’égoïste au plus haut degré.

Ce qui fixait surtout l’attention, c’étaient ses yeux ; ils étaient gris, mais beaux et largement ouverts. Seuls ils semblaient n’être pas entièrement soumis à sa volonté. Il s’efforçait de les rendre doux et caressants, mais les rayons de son regard se divisaient pour ainsi dire, et parmi ceux qui étaient doux et affables, on en voyait briller qui étaient durs, défiants, scrutateurs, méchants... Il était assez grand, bien proportionné, un peu maigre et loin de paraître son âge. Ses cheveux châtains et fins commençaient à peine à grisonner. Il avait les oreilles, les mains, les pieds d’une finesse surprenante, d’une beauté aristocratique. Il était mis avec une recherche dont certains détails rappelaient le jeune homme, ce qui ne lui allait pas mal, du reste. On aurait dit le frère aîné d’Aliocha.

Il s’avança vers Natacha :

— Ma venue chez vous à pareille heure et sans être annoncée est singulière et en dehors des règles, dit-il ; mais croyez bien que j’ai pleinement conscience de l’excentricité de ma conduite. Je sais que vous avez autant de pénétration que de générosité. Si vous voulez bien m’accorder quelques minutes, je suis persuadé que vous me comprendrez et que vous m’absoudrez.

Il avait prononcé ces paroles poliment, mais avec force et fermeté.

— Veuillez vous asseoir, dit Natacha, qui ne parvenait pas encore à vaincre son agitation et sa frayeur. Il s’inclina légèrement et s’assit.

— Permettez-moi d’abord de dire deux mot à mon fils. Aliocha, continua-t-il, en se tournant vers celui-ci, à peine étais-tu parti sans m’attendre et sans prendre congé, qu’on est venu annoncer que Catherine Féodorovna se trouvait mal. La comtesse s’est aussitôt précipitée pour aller auprès d’elle, mais Catherine Féodorovna est arrivée tout à coup en proie à une vive émotion et à une agitation extraordinaires. Elle nous a déclaré qu’elle ne pouvait pas être ta femme, qu’elle irait au couvent, que tu lui avais avoué ton amour pour Natalie Nicolaïevna et que tu lui avais demandé son appui… Cet aveu si inattendu était, cela va sans dire, le résultat de l’étrange explication que tu as eue avec elle. Figure-toi ma surprise et mon effroi. En passant devant chez vous, continua-t-il en s’adressant à Natacha, j’ai vu vos fenêtres éclairées ; une pensée qui me poursuivait déjà depuis longtemps s’est si complètement emparée de moi que je n’ai pas résisté, et je suis monté, vous saurez tout à l’heure pourquoi ; mais je vous demande d’avance de ne pas vous étonner si mon explication a quelque chose de tranchant. Tout cela est si inattendu…

— J’espère que je comprendrai et que je saurai… apprécier comme je le dois ce que vous direz, répondit Natacha avec hésitation.

— Je compte en effet sur votre pénétration, continua-t-il ; et si je me suis permis de venir, c’est surtout parce que je sais à qui j’ai affaire. Il y a longtemps que je vous connais. Vous savez qu’il y a entre votre père et moi des désagréments qui ne datent pas d’aujourd’hui. Je ne me justifierai pas, j’ai peut-être envers lui plus de torts que je ne l’ai cru jusqu’à présent ; mais s’il en est ainsi, c’est que j’ai été trompé. Je suis méfiant, je le confesse, je soupçonne le mal plutôt que le bien ; c’est là un trait malheureux, qui appartient en propre aux cœurs secs ; je n’ai pas l’habitude de dissimuler mes défauts. J’ai ajouté foi à toutes les calomnies, et lorsque vous avez quitté vos parents, j’ai tremblé pour Aliocha. Mais je ne vous connaissais pas encore, et les informations que j’ai recueillies peu à peu m’ont rendu courage. J’ai observé, étudié, et je me suis enfin convaincu que mes soupçons n’étaient pas fondés. J’ai appris que vous étiez brouillée avec votre famille, et que votre père s’oppose par tous les moyens à votre mariage avec mon fils ; le fait que vous avez sur Aliocha un si grand empire et que vous n’en avez pas profité pour le forcer à vous épouser vous montre sous un aspect extrêmement favorable. Néanmoins, je vous l’avoue franchement, j’avais pris la résolution de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher votre union avec mon fils. Je m’exprime trop sincèrement, je le sais, mais en ce moment la sincérité de ma part est plus nécessaire que toute autre chose ; vous en conviendrez quand vous m’aurez entendu. Bientôt après votre départ de la maison paternelle, je quittai Pétersbourg, et je ne craignais déjà plus pour Aliocha, car je comptais sur votre fierté ; j’avais compris que vous ne vouliez pas ce mariage avant que les inimitiés qui nous divisaient fussent apaisées ; vous ne vouliez pas troubler l’accord qui régnait entre mon fils et moi, car vous compreniez que je ne lui aurais jamais pardonné ; vous ne vouliez pas non plus qu’on dit que vous aviez cherché un fiancé qui fût prince. Vous avez au contraire laissé voir tout votre dédain pour nous, et vous attendiez peut-être le moment où je viendrais moi-même vous demander de nous faire l’honneur d’accorder votre main à mon fils.

Je ne suis pas moins resté obstiné dans ma malveillance. Sans vouloir justifier ma conduite, je ne puis vous cacher les motifs que j’avais d’agir ainsi. Les voici : vous n’appartenez pas à une grande famille et vous n’êtes pas riche ; quoique j’aie quelque fortune, il nous faut plus que nous n’avons ; notre blason est dédoré ; il nous faut des relations influentes et de l’argent, et si la belle-fille de la comtesse ne nous donne pas ces relations, elle est du moins puissamment riche. Si nous avions tardé, il n’aurait pas manqué de se présenter des prétendants qui nous auraient enlevé notre fiancée ; il était impossible de laisser échapper une si belle occasion, et malgré qu’Aliocha soit encore trop jeune, je me décidai à rechercher Catherine Féodorovna pour lui. Je suis franc, vous, le voyez. Libre à vous de regarder avec mépris le père qui avoue lui-même que, poussé par l’intérêt et les préjugés, il a voulu faire commettre à son fils une mauvaise action ; car abandonner une généreuse jeune fille qui a tout sacrifié pour lui et envers laquelle il est si coupable, c’est, une mauvaise action ; encore une fois, je ne me justifie pas. La seconde raison que j’avais de désirer l’union de mon fils avec la belle-fille de la comtesse, c’est que cette jeune fille est digne au plus haut degré d’amour et de considération. Elle est jolie, bien élevée, d’un excellent naturel et pleine d’esprit, quoiqu’elle soit encore enfant en beaucoup de choses. Aliocha manque de caractère, il est étourdi, excessivement peu raisonnable, et tout à fait petit garçon, malgré ses vingt-deux ans ; son seul mérite est peut-être d’avoir le cœur bon, qualité qui, alliée à ses défauts, peut aisément devenir dangereuse.

Depuis longtemps déjà je remarquais que mon influence sur lui allait s’affaiblissant ; l’ardeur des entraînements de la jeunesse prenait le dessus, et l’emportait même sur certaines obligations. Je ne sais si je l’aime trop ; mais j’arrivai à la conviction que, seul, je n’étais pas assez fort pour le conduire : cependant il faut absolument qu’il soit assujetti à une influence constante et bienfaisante. Son naturel soumis, faible, aimant, préfère aimer et obéir à commander, et tel il restera sa vie durant. Vous pouvez vous imaginer combien je fus réjoui quand je rencontrai en Catherine Féodorovna l’idéal que j’avais rêvé. Mais c’était trop tard : – une autre influence régnait déjà sur lui, c’était la vôtre. À mon retour, il y a un mois, je me mis à l’observer, et je trouvai qu’il s’était opéré en lui, à ma grande satisfaction, un notable changement en mieux. Son étourderie, son caractère enfantin étaient demeurés presque les mêmes ; mais certains sentiments élevés s’étaient développés en lui ; il commençait à trouver de l’intérêt à autre chose qu’à des joujoux, à ce qui est grand, noble, honnête ; il lui restait bien encore des idées singulières, inconstantes, absurdes parfois, mais les aspirations, les penchants, le cœur étaient devenus meilleurs, et c’est là la base de tout.

Cet heureux changement, c’est incontestablement à vous qu’il en était redevable, vous avez refait son éducation. Je vous avoue qu’il me vint alors la pensée que vous pouviez mieux que nulle autre faire son bonheur ; mais je la repoussai : je n’en voulais pas, il me fallait vous l’arracher coûte que coûte ; je me mis aussitôt à l’œuvre, et je pensais avoir atteint mon but ; je le croyais encore il y a une heure. Mais ce qui a eu lieu chez la comtesse est soudain venu renverser toutes mes prévisions, et j’ai été frappé surtout par un fait entièrement inattendu : Aliocha s’est montré singulièrement sérieux, et j’ai été surpris de la force, de la persistance, de la vivacité de son attachement pour vous : vous avez décidément refait son éducation, je le répète. Je me suis aperçu que les changements survenus en lui allaient plus loin que je ne le supposais ; il m’a donné aujourd’hui les indices d’une raison que j’étais loin de soupçonner en lui, en même temps qu’il faisait preuve d’une délicatesse de cœur, d’une pénétration extraordinaires. Il a choisi le plus sûr chemin pour sortir d’une situation qu’il trouvait embarrassante ; il a su éveiller la plus noble faculté du cœur humain, celles de pardonner et de rémunérer le mal par la générosité ; il s’est mis au pouvoir d’un être qu’il avait offensé et lui a demandé intérêt et secours ; il a su faire appel à la fierté d’une femme qui l’aimait déjà, en lui confessant qu’elle avait une rivale, et, en même temps qu’il lui inspirait de la sympathie pour cette rivale, il obtenait pour lui le pardon et la promesse de l’amour fraternel le plus désintéressé. Se lancer dans une pareille explication sans blesser, sans offenser, les plus habiles et les plus sages s’en montrent parfois incapables ; il n’y a que les cœurs jeunes, purs et bien dirigés, comme le sien, qui puissent y réussir. Je suis persuadé, Natalie Nicolaïevna, que vous n’avez participé ni en paroles ni en conseils à la démarche qu’il a faite aujourd’hui, et il est même possible que vous n’en ayez eu connaissance qu’à l’instant même et par lui. Me trompé-je ?

— Vous ne vous trompez pas, répondit Natacha, dont les joues brûlaient pendant que ses yeux avaient pris un éclat extraordinaire et comme inspiré.

La dialectique du prince commençait à faire son effet.

— Il y a cinq jours que je n’ai vu Aliocha, ajouta-t-elle. L’idée et l’exécution sont entièrement à lui.

— J’en étais sûr, reprit le prince ; néanmoins cette pénétration inattendue, cette force de résolution, cette conscience de son devoir, cette noble fermeté, tout enfin est un effet de l’influence que vous avez sur lui. J’y réfléchissais tout à l’heure, et je faisais entrer en ligne de compte toutes ces circonstances en retournant chez moi, et, après y avoir bien réfléchi, je me suis senti la force de prendre une résolution. Nos projets d’alliance avec la maison de la comtesse sont anéantis et ne sauraient être repris ; en fût-il même autrement, ils n’en seraient pas moins abandonnés, car je suis convaincu que vous seule pouvez rendre mon fils heureux, que vous seule pouvez être son guide, et que vous avez déjà posé les fondements de son bonheur futur. Je ne vous ai rien caché tout à l’heure, et je ne vous cache rien à présent : j’aime tout ce qui s’appelle carrière, argent, distinctions, rang, quoique, en conscience, je considère une grande partie de tout cela comme des préjugés ; mais ces préjugés, je les aime, et je ne veux pas les fouler aux pieds. Pourtant il est des circonstances qui imposent silence à toutes les considérations, et j’aime ardemment mon fils… Bref, je suis arrivé à la conclusion qu’Aliocha ne doit pas se séparer de vous, parce que, sans vous, il serait perdu. Et, l’avouerai-je ? il y a déjà tout un mois que j’en suis arrivé là, mais ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai reconnu que cette conclusion était la vraie. J’aurais pu venir vous expliquer tout cela demain au lieu de venir vous déranger à minuit ; mais mon empressement doit vous prouver avec quelle ardeur et surtout avec quelle sincérité je me mets à l’œuvre.

Je ne suis pas un enfant, et je ne saurais, à mon âge, me décider à foire une démarche irréfléchie. Cependant je sens qu’il me faudra un certain temps pour vous persuader entièrement de ma sincérité. Je commence donc. Est-il nécessaire que je vous dise pourquoi je suis venu ? Je suis venu remplir un devoir que j’ai envers vous, et… je vous demande solennellement de ne pas abandonner mon fils et de lui accorder votre main. Oh ! ne voyez pas en moi un père sévère, qui a fini par se décider à pardonner à ses enfants et qui condescend généreusement à leur bonheur. Non ! vous me feriez injure. Ne croyez pas non plus que, sachant tout ce que vous avez sacrifié pour mon fils, j’aie été persuadé d’avance de votre consentement ; encore une fois, non ! Je suis le premier à proclamer qu’il ne vous vaut pas et… (il est sincère et bon) il l’avouera, lui aussi. Mais cela ne suffit pas : je me suis senti attiré ici, à cette heure, pour une autre raison encore… je suis venu… (il se leva respectueux et solennel) je suis venu pour devenir votre ami. Je n’ignore pas que je n’ai aucun droit à votre amitié, mais je vous demande de me permettre de tâcher de la mériter.

Respectueusement incliné devant Natacha, il attendait sa réponse. Je l’avais attentivement observé tout le temps qu’il avait parlé, et il s’en était aperçu.

Son langage était froid, mais non sans quelque prétention dialectique ; par moments il affectait même une sorte de négligence de diction. Le ton ne répondait pas toujours à l’élan qui l’avait poussé à venir à une heure aussi indue pour une première visite, et surtout en tenant compte des relations existantes. Quelques-unes de ses paroles étaient évidemment préparées, et, à quelques endroits de son discours, étrange par sa longueur, il avait affecté des airs d’un bonhomme qui s’efforce d’étouffer ses sentiments, qui cherche à s’épancher sous un semblant d’humeur, de négligence et de plaisanterie. Mais ces idées ne me vinrent que plus tard ; je pensais alors tout différemment. Il avait prononcé les derniers mots avec tant d’animation, d’attendrissement, avec une si grande apparence de sincère estime pour Natacha, que nous étions séduits. Quelque chose qui ressemblait à des larmes brilla même dans ses yeux. Le cœur de Natacha était captivé. Elle se leva, et sans proférer un seul mot, en proie à la plus violente émotion, elle lui tendit la main. Il la prit et la baisa avec tendresse et sentiment. Aliocha débordait d’enthousiasme.

— Que t’ai-je dit, Natacha ? s’écria-t-il. Tu ne croyais pas que c’était le plus noble cœur qui fût au monde ! Tu vois » maintenant…

Il se jeta au cou de son père et l’embrassa avec effusion. Celui-ci lui répondit de la même manière, mais il se hâta de mettre un terme à cette scène de sensibilité, comme s’il eut été confus de son attendrissement.

— C’est assez, dit-il en prenant son chapeau ; je me retire. Je vous ai demandé dix minutes, et je suis resté toute une heure, ajouta-t-il en souriant. Mais je pars avec la plus ardente impatience de vous revoir bientôt. Me permettez-vous de venir vous voir aussi souvent qu’il me sera possible ?

— Oh ! oui, oui ! répondit Natacha, le plus souvent que vous pourrez, je voudrais bien vite… vous aimer… ajoutât-elle toute confuse…

— Quelle honnête franchise ! dit le prince en souriant. Que vous êtes loin de ces gens rusés qui trouveraient une simple formule de politesse ! Votre sincérité m’est plus chère que toutes les feintes civilités, et je crains qu’il ne me faille longtemps pour être digne de vôtre amitié !

— Oh ! de grâce ! pas d’éloges ! murmura Natacha toute rougissante. Dieu ! qu’elle était belle en cet instant !

— Restons-en là, conclut le prince ; un dernier mot, cependant. Représentez-vous combien je suis malheureux ! Je ne puis venir ni demain, ni après-demain. J’ai reçu ce soir une lettre qui réclame immédiatement ma participation à une affaire d’une grande importance et me force à quitter Pétersbourg demain matin. Ne croyez pas que je sois venu si tard justement parce que je n’en aurais pas eu le temps ces deux jours. Naturellement vous n’y pensiez pas : voyez comme je suis méfiant ! Pourquoi m’a-t-il semblé que vous deviez avoir cette idée-là ? Cette méfiance m’a beaucoup nui, et toutes mes discussions avec votre famille ne sont peut-être que le résultat de mon pitoyable caractère !… C’est aujourd’hui mardi, j’espère être de retour samedi, et le même jour je viendrai vous voir. Permettez-vous que je vienne passer la soirée avec vous ?

— Certainement, certainement ! s’écria Natacha. Je vous attendrai avec impatience.

— Que je suis aise ! j’apprendrai à mieux vous connaître ! mais… je pars. Je ne puis pourtant pas m’en aller sans vous avoir serré la main, continua-t-il en se tournant tout à coup vers moi. Je vous demande pardon ! nous parlons maintenant à bâtons rompus… J’ai déjà eu plusieurs fois le plaisir de vous rencontrer, et nous avons même été présentés l’un à l’autre ; il m’est infiniment agréable de renouveler connaissance.

— Nous nous sommes rencontrés, cela est vrai, lui répondis-je en prenant la main qu’il me tendait ; mais je ne me rappelle pas que nous ayons fait connaissance.

— Chez le prince de R…, l’année dernière.

— Pardon, je l’avais oublié. Mais je vous assure que cette fois je me souviendrai. Cette soirée restera particulièrement mémorable pour moi.

— Oui, vous avez raison. Et pour moi aussi. Je sais que vous êtes l’ami véritable et sincère de Natalie Nicolaïevna et de mon fils. J’ai l’espoir que vous m’admettrez comme quatrième, ajouta-t-il en s’adressant à Natacha.

— Oui, c’est un véritable ami ! Soyons-le tous ! s’écria Natacha, emportée par la force des sentiments qui remplissaient son cœur. Pauvre fille ! son visage avait rayonné de joie quand elle avait vu que le prince n’oubliait pas de prendre congé de moi. Elle m’aimait tant !

— Je connais beaucoup d’admirateurs de votre talent, continua le prince, et, entre autres, deux admiratrices qui seraient enchantées de vous voir ; je veux dire la comtesse, ma meilleure amie, et sa belle-fille. Me permettrez-vous de vous présenter à ces dames ?

— J’en serai extrêmement flatté, quoique j’aie actuellement peu de connaissances…

— Vous me donnerez votre adresse. Où demeurez-vous ? J’aurai le plaisir…

— Je ne puis pas recevoir chez moi, prince, du moins pas en ce moment.

— Quoique je n’aie aucun droit à une exception, je…

— De grâce ! si vous l’exigez… je serai enchanté… je demeure ruelle… maison Klugen.

— Maison Klugen ! s’écria-t-il, comme frappé de quelque chose. Il y a longtemps ?

— Non, il n’y a pas longtemps, répondis-je en l’observant involontairement. Je loge au n° 44.

— 44 ! Vous… y demeurez seul ?

— Tout à fait seul.

— Ou… i ! C’est que… il me semble que je connais cette maison. C’est encore mieux !… Je passerai sans faute. J’ai quantité de choses à vous dire, et j’attends beaucoup de vous. J’ai un service à vous demander. Je commence bien, vous le voyez. Allons ! au revoir ; encore une fois, votre main.

Il nous serra la main, à son fils et à moi, appliqua encore une fois ses lèvres sur celle de Natacha et sortit.

Nous restâmes tout émus. Ce qui venait de se passer était si inattendu, si inopiné ! Nous sentions que tout était changé ; un clin d’œil avait suffit pour que quelque chose de nouveau, d’inconnu, commençât. Aliocha s’était approché de Natacha, lui baisait les mains en silence, et la regardait, attendant ce qu’elle allait dire.

— Aliocha, mon ami, tu iras, demain chez Catherine Féodorovna, lui dit-elle enfin.

— J’y pensais, répondit-il ; je ne manquerai pas d’y aller,

— Mais il lui sera peut-être pénible de te voir… comment faire ?

— Je ne sais, ma chérie. J’y ai aussi pensé, j’y réfléchirai… il faudra voir… À présent, Natacha, tout est changé pour nous.

Elle sourit et le regarda longtemps avec tendresse.

— Quel tact, quelle délicatesse il a montrés ! Il a vu ton pauvre et misérable logement, et pas un mot…

— De quoi ?

— Mais… de ce qu’il faudrait en prendre un meilleur… ou quelque autre chose… ajouta-t-il en rougissant.

— Allons ! Aliocha ! et à quel propos ?

— Je voulais seulement faire remarquer sa délicatesse. Et comme il a fait ton éloge ! Je te l’avais bien dit ! Il est capable de tout comprendre et de tout sentir ! Quant à moi, il m’a un peu traité en petit garçon ; ils me regardent tous comme un enfant. Bah ! je le suis en effet !

— Tu es un enfant ; mais tu as plus de sagacité que nous tous, mon bon, mon cher Aliocha !

— Il a aussi dit que ma bonté de cœur ne peut que me nuire. Comment cela ? Je ne comprends pas. Mais, dis-moi, Natacha, ne ferai-je peut-être pas bien d’aller vite le rejoindre ? Je viendrai demain de grand matin.

— Va, va, mon ami. C’est une excellente idée. Demain tu viendras le plus tôt possible. À présent tu ne seras plus à courir des cinq journées entières loin de moi, ajouta-t-elle en lui jetant un regard langoureux et malicieux à la fois.

Nous étions tous remplis d’une joie douce et sereine.

— Venez-vous avec moi, Vania ? me dit Aliocha en sortant.

— Non, laisse-le ; il faut que je lui parle, dit Natacha. N’oublie pas ! demain de grand matin !

— De grand matin ! Adieu, Mavra.

Mavra était dans une grande agitation. Elle avait tout entendu, mais n’avait pas tout compris et aurait voulu savoir et interroger. En attendant, elle était sérieuse et rengorgée, devinant, elle aussi, qu’il était survenu un grand changement.

Nous restâmes seuls ; Natacha me prit la main et parait chercher un instant ce qu’elle voulait dire.

— Je suis fatiguée, dit-elle enfin d’une voix faible. Dis-moi, tu iras demain chez nous, n’est-ce pas ?

— Certainement.

— Dis-le à maman, mais pas à mon père.

— Tu sais bien que je ne lui parle jamais de toi.

— C’est vrai. Du reste, il l’apprendra. Tâche de savoir ce qu’il dira, comment il prendra la chose. Penses-tu qu’il me maudisse parce que je me marie ? Serait-ce possible ?

— C’est au prince à tout arranger ; il faut qu’il se réconcilie avec ton père, et tout s’accommodera.

— Ah ! mon Dieu ! Si cela pouvait arriver ! s’écria-t-elle avec l’accent de la prière.

— Sois sans inquiétude, Natacha. Tout ira pour le mieux, c’est évident.

— Vania, que penses-tu du prince ? demanda-t-elle après un moment de silence.

— S’il est sincère, c’est, selon moi, un parfait gentilhomme.

— Que veux-tu dire ? Pourrait-il se faire qu’il ne fût pas sincère ?

— Cela ne me semble pas possible, répondis-je. Puis je me dis, à part moi, que cette pensée lui était également venue. C’était singulier !

— Tu l’as regardé tout le temps… si fixement…

— Oui, il m’a paru un peu étrange.

— À moi aussi. Il a une façon de parler… Je suis fatiguée, mon ami. Laisse-moi et viens me voir demain, en sortant de chez eux. Ah ! dis-moi encore, n’était-ce pas blessant, ce que je lui ai dit, que je désirais l’aimer bien vite ?

— Non… pourquoi aurait-ce été blessant ?

— Et pas non plus trop… sot ? Je lui ai pourtant dit que je ne l’aimais pas encore.

— Nullement, c’était au contraire très-gentil. Tu étais ravissante en ce moment. C’est lui qui sera sot, si du haut de sa grandeur il ne peut pas comprendre cela.

— Tu as l’air fâché contre lui. Ah ! que je suis méchante et méfiante et vaine ! Ne ris pas ; tu sais que je ne te cache jamais rien. Ah ! bon et cher ami ! Si de nouveau je suis malheureuse, si le chagrin revient, tu seras auprès de moi ; peut-être y seras-tu seul ! Comment pourrais-je t’en récompenser ? Vania !… ne me maudis jamais…

Je rentrai chez moi et me couchai. Ma chambre était numide et sombre comme une cave. Je sentais fermenter en moi toutes sortes de pensées et de sentiments, et je fus longtemps sans pouvoir m’endormir,

Mais comme devait rire en ce moment un homme qui s’endormait dans son lit confortable, si toutefois il ne trouvait pas au-dessous de sa dignité de rire de nous ! Il est probable qu’il trouvait cela au-dessous de sa dignité !

 

 

III

Le lendemain matin, vers les dix heures, en sortant de chez moi pour courir à Vassili-Ostrow, chez les Ikhméniew, et de là chez Natacha, je me heurtai sur le seuil de ma porte à ma visiteuse de la veille, la petite fille de Smith. Je fus réjoui de cette rencontre, je ne sais trop pourquoi. Je n’avais pas eu le temps de la considérer bien attentivement la première fois, et elle m’étonna encore plus à la lumière du jour. En effet, il aurait été difficile de trouver une créature plus étrange, plus originale, pour l’extérieur du moins. Petite, avec des yeux noirs et étincelants qui n’avaient rien de russe, une épaisse chevelure noire tout en désordre, un regard muet, mais obstiné et scrutateur, elle aurait frappé l’attention de tout passant qui l’aurait rencontrée dans la rue.

Ce qui surprenait surtout en elle, c’était son regard : il étincelait d’intelligence, et en même temps il était soupçonneux et défiant. De jour, sa robe vieille et tachée ressemblait encore plus que la veille à une guenille. Elle me sembla minée par quelque maladie lente et opiniâtre, qui était en train de détruire graduellement, mais inexorablement, son organisme. Le teint de son visage maigre était d’un jaune basané, il avait quelque chose de bilieux qui n’était pas naturel. Et pourtant, malgré tout le hideux de la misère et de la maladie, elle n’était pas laide : elle avait surtout un beau front large, un peu bas, des lèvres magnifiquement dessinées, avec un pli qui indiquait la fierté et la hardiesse, mais pâles et presque incolores.

— Ah ! c’est toi ! m’écriai-je ; je pensais bien que tu reviendrais. Entre.

Comme la veille, elle franchit lentement le seuil en regardant autour d’elle avec défiance. Elle considéra attentivement la chambre où avait vécu son grand-père, comme si elle cherchait à se rendre compte des changements qu’y ’avait faits le nouveau locataire. Tel était le grand-père, telle est la petite fille, pensai-je à part moi. Elle est peut-être folle ! J’attendais qu’elle dit quelque chose, mais elle continuait de garder le silence.

— Chercher les livres, dit-elle enfin en baissant les yeux.

— Ah ! oui, les livres ; tiens, les voici : je les ai gardés exprès pour toi.

Elle me regarda avec curiosité et tordit la bouche d’une manière singulière, comme si elle voulait esquisser un sourire incrédule. Ce ne fut qu’une seconde, et son visage reprit son expression sévère et énigmatique.

— Grand-papa vous a-t-il parlé de moi ? demanda-t-elle en me regardant de la tête aux pieds avec quelque chose d’ironique.

— Non, il n’a pas parlé de toi, mais il…

— Et comment saviez-vous que je viendrais ? qui vous l’avait dit ? demanda-t-elle brusquement.

— Parce que j’ai pensé que ton grand-père ne pouvait pas vivre seul, abandonné de tous ; il était si vieux, si faible : je me suis dit que quelqu’un venait chez lui. Tiens, voici tes livres. Est-ce que tu t’en sers pour étudier ?

— Non.

— Qu’en fais-tu ?

— Grand-papa me faisait étudier, au commencement, lorsque je venais le voir.

— Et plus tard ?

— J’ai cessé de venir… j’ai été malade. Elle fit mine de s’en aller.

— Qui as-tu ? ton père ? ta mère ? une famille ?

Elle fronça soudain les sourcils et me regarda tout effrayée, puis elle se retourna et sortit doucement de la chambre sans me répondre, tout comme elle avait fait la veille. Je la suivis des yeux avec étonnement ; elle s’arrêta sur le seuil.

— De quoi est-il mort ? demanda-t-elle d’une voix saccadée et en se tournant un peu vers moi, avec le même geste et le même mouvement que je lui avais vu faire le soir d’avant, alors qu’elle me questionnait sur Azor.

Je m’approchai d’elle et lui racontai en quelques mots la mort de son grand-père. Elle m’écouta sans rien dire, la tête baissée et en me tournant le dos. Je lui dis que le vieillard en mourant avait parlé de la sixième ligne. J’ai deviné, ajoutai-je, que c’était là que demeurait quelqu’un qui lui était cher ; voilà pourquoi je m’attendais à ce qu’on viendrait le voir. Il t’aimait sans doute, puisqu’il a pensé à toi à sa dernière heure.

— Non, murmura-t-elle comme malgré elle, il ne m’aimait pas. Elle était extrêmement agitée. Je croyais qu’elle faisait des efforts pour étouffer son émotion, comme par une espèce de fierté ; elle mordait sa lèvre inférieure avec rage, et les battements de son cœur étaient devenus si violents que je les entendais distinctement. Je m’attendais à la voir tout à coup fondre en larmes, comme la première fois ; mais elle se fit violence.

— Où est cette clôture près de laquelle il est mort ?

— Je te la montrerai… quand nous sortirons. Comment t’appelles-tu ?

— C’est inutile.

— Qu’est-ce qui est inutile ?

— C’est inutile, tout est inutile… je ne m’appelle d’aucun nom ! proféra-t-elle d’une voix entrecoupée en faisant un pas pour s’en aller. Je la retins.

— Attends donc, étrange petite fille ! Tu vois que je te veux du bien ; j’ai été attristé hier au soir, en te voyant pleurer, là, au coin, dans l’escalier… Ton grand-père est mort dans mes bras, c’est sûrement à toi qu’il pensait quand il a parlé de la sixième ligne ; c’est comme s’il t’avait confiée à moi. Il m’apparaît dans mon sommeil… je t’ai gardé tes livres… pourquoi es-tu si farouche ? As-tu peur de moi ? Tu es sans doute orpheline ; peut-être es-tu chez des étrangers ; dis-moi, en est-il ainsi ?

Je m’efforçais de la rassurer ; quelque chose m’attirait vers elle ; je ne savais quoi, mais c’était plus que de la pitié. Il me sembla que ce que je venais de lui dire l’avait touchée, son regard avait perdu de sa dureté, mais elle ne tarda pas à retomber dans sa rêverie.

— Hélène, dit-elle tout à coup.

— Tu t’appelles Hélène ?

— Oui…

— Viendras-tu me voir ?

— C’est impossible… je ne sais pas… je viendrai, dit-elle en chuchotant et en hésitant, comme si un combat se fut livré en elle. En ce moment, une horloge sonna quelque part dans un logement voisin. La petite tressaillit, et, me regardant avec une angoisse inexprimable, elle me demanda quelle heure c’était :

— Dix heures et demie, sans doute.

Elle poussa un cri d’effroi et se précipita vers l’escalier ; mais je la retins encore une fois sur le palier.

— Je ne te laisserai pas partir ainsi, lui dis-je. Que crains-tu ? As-tu peur d’arriver trop tard ?.

— Oui, oui, je suis partie sans rien dire ! Laissez-moi ! Elle me battra ! s’écria-t-elle. Et elle s’efforçait de s’échapper de mes mains.

— Écoute donc, lui dis-je ; je vais aussi à Vassili-Ostrow, à la treizième ligne ; je suis en retard, je prendrai un fiacre ; viens avec moi, je te mènerai chez toi, tu y seras plus tôt qu’à pied…

— Vous ne pouvez pas venir chez moi, vous ne pouvez pas, s’écria-t-elle si effrayée que son visage se crispa.

— Je te dis qu’il faut que j’aille à la treizième ligne ; je n’irai pas chez toi, je ne te suivrai pas. Tu y seras plus tôt, viens !

Nous nous hâtâmes de descendre ; je pris le premier fiacre venu, ce que nous appelons communément une guitare… Il fallait qu’elle fût bien pressée, car elle consentit à monter avec moi. Je craignais de l’interroger : elle avait agité les bras et avait voulu se jeter en bas du fiacre, quand je lui avais demandé de qui elle avait une si terrible peur à la maison. Quel mystère y a-t-il là-dessous ? me dis-je.

Elle était mal assise ; chaque cahot la forçait de se retenir à mon paletot de sa main gauche, une main petite, sale et gercée. De l’autre, elle serrait avec force ses livres, auxquels elle semblait tenir beaucoup. En faisant un mouvement pour se mieux asseoir, elle découvrit son pied : ses souliers étaient vieux et troués, et elle n’avait pas de bas. Quoique j’eusse résolu de ne plus l’interroger, je m’écriai :

— Quoi ! tu n’as pas de bas ! Comment peux-tu sortir pieds nus par un temps si humide et si froid ?

— Je n’en ai point.

— Ah ! mon Dieu ! tu ne demeures pourtant pas seule ! Tu aurais dû en demander à quelqu’un, puisqu’il te fallait sortir,

— Je n’en veux pas.

— Mais tu tomberas malade, tu mourras !

— Eh bien ! je mourrai.

Je vis que mes questions l’irritaient, et j’y renonçai.

— Tiens, c’est ici qu’il est mort, lui dis-je en lui montrant la maison devant laquelle le vieillard avait rendu le dernier soupir.

Elle regarda fixement l’endroit, puis elle me dit d’un ton suppliant :

— Pour l’amour de Dieu ! ne me suivez pas. Je viendrai ! Je viendrai aussitôt que je pourrai.

— C’est bon ! je t’ai déjà dit que je n’irais pas chez toi ; mais dis-moi de quoi tu as peur. Tu es sans doute bien malheureuse. Tu me fais tant de peine…

— Je n’ai peur de personne, dit-elle d’une voix irritée.

— Mais pourquoi as-tu dit : Elle me battra ?

— Qu’elle me batte ! s’écria-t-elle. Qu’elle me batte ! qu’elle me batte ! répéta-t-elle. Ses yeux lançaient des éclairs, et sa lèvre tremblait, exprimant un amer dédain.

Nous arrivâmes à Vassili-Ostrow. Elle fit arrêter le fiacre à l’entrée de la sixième ligne, descendit et jeta un regard inquiet autour d’elle.

— Ne vous arrêtez pas, continuez ; je viendrai, je viendrai ! s’écria-t-elle avec une agitation extrême. Allez-vous-en vite, vite !

Je continuai ma route, mais un instant après je quittai mon fiacre et revins sur mes pas. Je pris l’autre côté de la rue, et je la vis qui s’éloignait rapidement : elle n’avait pas encore eu le temps de gagner beaucoup de chemin, quoiqu’elle marchât très-vite ; elle se retournait fréquemment, et s’arrêtait même pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Mais j’eus soin de me cacher sous les portes cochères ; elle ne m’aperçut pas et poursuivit son chemin.

 

 

IV

Elle courait presque. Arrivée enfin à l’autre bout de la rue, elle entra chez un épicier. Je me postai pour la voir sortir, pensant bien qu’elle n’y resterait pas longtemps.

Elle sortit en effet un instant après, sans livres, une écuelle de terre à la main. Elle fit encore quelques pas et disparut sous la porte cochère d’une maison de mauvaise mine : c’était une maison en pierre, petite, vieille, à deux étages, badigeonnée à neuf d’une couleur jaune sale. À l’une des trois fenêtres de l’étage d’en bas, on voyait une petite bière peinte en rouge ; enseigne d’un fabricant de cercueils, qui n’avait pas l’air de faire de brillantes affaires. Les fenêtres de l’étage supérieur étaient carrées, très-petites, et à travers les vitres ternes, vertes et cassées, on apercevait des rideaux d’indienne rose. Je traversai la rue, et je lus sur une plaque de fer fixée au-dessus de la porte cochère : Maison de la bourgeoise Boubnow.

À peine avais-je eu le temps de déchiffrer cette inscription que j’entendis retentir dans la cour de la maison Boubnow des cris perçants bientôt suivis d’une interminable série d’injures, et je vis, dans la cour, sur le perron d’un escalier de bois, une grosse femme, vêtue comme une bourgeoise, avec un bandeau sur la tête et un châle vert sur les épaules. Son visage était rouge et dégoûtant ; ses yeux petits, noyés dans la graisse et injectés de sang, flamboyaient de méchanceté. Malgré l’heure matinale, elle était évidemment ivre. Elle criait contre la pauvre Hélène, debout devant elle comme pétrifiée avec son écuelle à la main. Une autre créature, les habits et les cheveux en désordre, et la figure maquillée de blanc et de rouge, regardait par derrière les épaules de la mégère.

La porte du sous-sol s’ouvrit un instant après, et une autre femme entre deux âges, pauvrement vêtue, mais d’un extérieur agréable et modeste, apparut aussi sur l’escalier ; d’autres locataires, un vieillard tout caduc et une jeune fille, entr’ouvraient leurs portes ; un moujik, robuste et de haute taille, le portier sans doute, était au milieu de la cour, appuyé sur son balai, et observait nonchalamment toute cette scène.

— Ah ! maudite ! ah ! buveuse de sang ! glapissait la femme, lâchant en une salve tous les jurements qui s’étaient amassés en elle, et cela avec une espèce de hoquet pour toute ponctuation, c’est ainsi que tu me récompenses de mes soins, guenille ! Je l’envoie chercher des concombres, et la voilà qui s’échappe ! Mon cœur pressentait qu’elle allait s’évader, quand je l’ai envoyée : il était navré, navré ! Je lui ai déjà arraché hier au soir toute sa tignasse, et la voilà qui s’enfuit de nouveau aujourd’hui. Où peux-tu donc courir ? vagabonde, d’où viens-tu ? Chez qui vas-tu, maudite païenne, chez qui ? vermine, avec tes yeux écarquillés, venin ! chez qui vas-tu ? Parle, pourriture de marais ! parle, ou je t’étouffe sur la place !

Et la furie se jeta sur la pauvre petite ; mais elle s’arrêta tout à coup en voyant la locataire de l’étage d’en bas qui la regardait ; elle se tourna vers elle et poursuivit ses lamentations en criant encore plus qu’auparavant et en agitant ses bras, comme si elle la prenait à témoin du crime monstrueux de sa victime.

— Sa mère a crevé ! vous le savez, bonnes gens ; cette misérable est seule au monde. Je vous la vois sur les bras, pauvres gens qui vous-mêmes n’avez rien à manger ; allons ! que je me dis, il faut faire quelque chose pour être agréable à saint Nicolas ; je prendrai cette orpheline, je la prends ! Et qu’eussiez-vous pensé ? Voilà deux mois que je l’entretiens ; et voilà deux mois qu’elle me boit le sang, qu’elle me mange la chair ! Oh ! la sangsue ! le serpent à sonnettes ! Oh ! diable enragé ! Et elle ne dit mot : battez-la, ne la battez pas, elle se tait ; on dirait qu’elle a la bouche pleine d’eau ! Elle me déchire le cœur et… elle se tait ! Pour qui te comptes-tu, vilaine pimbêche, guenuche, avorton ? Sans moi, tu aurais crevé de faim dans la rue.

— Pourquoi vous échauffez-vous ainsi, Anna Triphonovna ? Qu’a-t-elle de nouveau fait ? demanda la femme.

— Ce qu’elle a fait ? bonne femme, ce qu’elle a fait ? Je ne veux pas qu’on aille contre ma volonté : ne fais pas bien à ta tête, fais plutôt mal d’après la mienne, voilà comme je suis, moi. Elle a failli aujourd’hui me mettre en terre : je l’envoie chercher des concombres, et elle revient au bout de trois heures ! Où est-elle allée ? Quels protecteurs a-t-elle trouvés ? Ne lui ai-je pas fait assez de bien ? J’ai remis à sa païenne de mère une dette de quatorze roubles, je l’ai fait enterrer à mes frais, j’ai pris son petit diablotin pour l’élever, tu le sais, chère bonne femme, tu le sais bien ! N’ai-je pas des droits sur elle, après cela ? Si au moins elle le sentait, mais non, elle fait tout contre moi ! Je voulais son bonheur. Je voulais lui faire porter des robes de mousseline, je lui ai acheté des bottines, je l’ai habillée comme une poupée. Eh bien, bonnes gens, qu’en dites-vous ? En deux jours elle m’a déchiré toute sa robe, elle l’a déchirée en petits morceaux, en loques, et regardez-la à présent. Elle l’a déchirée exprès, je ne mens pas ; je l’ai vu moi-même : Je veux aller en robe d’indienne, qu’elle a dit, et je ne veux pas de robe de mousseline ! Alors, je me suis soulagé le cœur, je l’ai cognée ; puis j’ai fait chercher le médecin, je l’ai payé. Et au lieu de l’étouffer, pur toute punition, je la prive de lait pour une semaine ! je lui ai aussi fait laver les planchers, et elle lave, lave, la charogne ! elle m’échauffe le sang et elle continue de laver ! Alors je me dis : Elle va se sauver de chez moi ; ça n’a pas manqué ! Vous l’avez entendu vous-mêmes, bonnes gens, c’est pour cela que je l’ai battue hier, je m’y suis meurtri les mains. Après ça, je lui enlève ses souliers et ses bas : elle ne pourra pas s’en aller, me dis-je, et la voilà de nouveau partie. Où as-tu été ? dis-le donc ! Chez qui ? parle, graine d’ortie. À qui es-tu allée te plaindre ? Parle donc, bohémienne, parle !

Et dans sa rage elle se jeta sur la petite affolée par la frayeur ; elle s’accrocha à ses cheveux et la renversa par terre. L’écuelle aux concombres vola de côté et se brisa, ce qui augmenta la fureur de la mégère. Elle se mit à frapper sa victime au visage, à la tête ; mais Hélène ne laissait pas échapper un cri, une plainte. Je me précipitai dans la cour, et dans mon indignation je m’élançai tout droit sur la femme ivre de boisson et de colère.

— Que faites-vous ? de quel droit maltraitez-vous ainsi une pauvre orpheline ? m’écriai-je en saisissant cette furie par le bras.

— Qu’est-ce que c’est ? Qui es-tu donc ? se mit-elle à piailler, en lâchant sa proie et en se campant les poings sur les hanches devant moi. Que viens-tu faire dans ma maison ?

— J’ai que vous êtes sans pitié ! m’écriai-je. De quel droit tourmentez-vous ainsi cette pauvre enfant ? Elle n’est pas votre fille, pas même votre fille adoptive, c’est une orpheline !…

— Seigneur Jésus ! qui es-tu donc, toi qui viens te jeter ainsi chez les gens ? Es-tu venu avec elle ? Je vais envoyer chercher le commissaire ! Que veux-tu ? Est-ce peut-être chez toi qu’elle va ? Qui est celui-là qui vient faire du tapage dans une maison étrangère ? Au secours ! au secours ! Elle se jeta sur moi le poing levé ; mais un cri perçant, qui n’avait rien d’humain, retentit. Je me retournai : Hélène gisait sans connaissance par terre et se débattait dans d’horribles convulsions. Sa figure était toute changée, ses traits contractés : elle avait une attaque d’épilepsie. La fille à l’extérieur en désordre et la femme d’en bas accoururent et l’emportèrent.

—Si elle pouvait crever, la maudite ! hurla la grosse femme, c’est la troisième attaque depuis un mois… Loin d’ici, mouchard !… Et elle fit de nouveau mine de se jeter sur moi. Puis s’adressant à son portier : Qu’est-ce que tu fais là planté ? À quoi me sert d’avoir un pareil dvornik ? pourquoi est-ce que je te donne des gages ?

— Va-t’en, va-t’en ! si tu ne veux pas que l’on te caresse la nuque, dit le dvornik comme pour la forme. Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas. Tire ta révérence et file !

Je n’avais rien de mieux à faire, et je m’éloignai, persuadé que mon intervention avait été totalement infructueuse. Mais je sentais l’indignation bouillir en moi. Debout sur le trottoir, en face de la porte cochère, je restai à regarder par le guichet. La grosse femme monta chez elle, et le dvornik, ayant achevé son travail, disparut à son tour. Un instant après, la femme qui avait aidé à transporter Hélène sortit sur le perron et se dirigeait vers son logement lorsqu’elle m’aperçut. Elle s’arrêta et me regarda d’un air intrigué. Son visage, qui respirait la douceur et la bonté, me donna du courage ; je rentrai dans la cour et m’approchai d’elle.

— Permettez-moi de vous demander ce qu’est ici cette petite fille et ce qu’en fait cette méchante femme, lui dis-je. Ce n’est pas pure curiosité de ma part : j’ai rencontré cette pauvre enfant, et il y a une circonstance qui fait que je m’intéresse beaucoup à elle.

— Si vous lui portez de l’intérêt, vous ferez mieux de la prendre chez vous ou de la placer quelque part plutôt que de la laisser se perdre ici, me dit-elle. Il me semble qu’elle avait peur de parler et voulait s’éloigner de moi.

— Mais si vous ne m’instruisez pas, que voulez-vous que je fasse ? Je vous dis que je ne sais rien. C’est sans doute la Boubnow, la propriétaire de la maison, cette vilaine femme.

— Oui, c’est elle.

— Comment la petite fille se trouve-t-elle chez cette enragée ? Sa mère est-elle morte chez elle ?

— Ça devait être ainsi ! Mais cela ne nous regarde pas… Et elle fit de nouveau mine de s’en aller.

— Je vous en prie, je vous ai dit que cela m’intéresse beaucoup. Je pourrai peut-être faire quelque chose. Qu’est-ce que cette petite fille ? qui était sa mère ?

— C’était une étrangère, arrivée ici depuis peu : elle a demeuré chez nous, en bas ; elle était malade, elle est morte étique.

— Elle était sans doute bien pauvre, puisqu’elle n’avait qu’un coin dans un sous-sol.

— Hélas ! la malheureuse ! Elle faisait pitié. Nous avons déjà joliment de peine à vivre, et pourtant elle est restée nous devoir six roubles après les cinq mois qu’elle a demeuré chez nous. Nous l’avons enterrée ; mon mari a fait la bière.

— Et comment se fait-il que la Boubnow dise que c’est elle qui a payé l’enterrement ?

— Ce n’est pas elle qui l’a payé.

— Comment s’appelait-elle ?

— C’est un drôle de nom, sans doute allemand, je ne sais pas le prononcer.

— S’appelait-elle Smith ?

— Non, pas tout à fait ainsi. Anna Tiphonovna a pris l’orpheline chez elle, pour l’élever, qu’elle dit. Mais ce n’est pas bien…

— Elle a sans doute quelque but en vue ?

— Elle fait de vilaines choses, ajouta-t-elle avec quelque hésitation : je ne sais si je dois dire. Ça ne nous regarde pas, nous n’avons rien à voir là dedans…

— Et tu ferais mieux de tenir ta langue à l’attache, dit une grosse voix, qui retentit derrière nous. Je me retournai, et je vis un homme âgé, vêtu d’une robe dé chambre avec un cafetan par-dessus ; c’était le mari de mon interlocutrice.

— Eh ! mon cher monsieur, de quoi aurions-nous à causer avec vous ? Ce n’est pas notre affaire… dit-il en me regardant de travers. Et toi, rentre ! Serviteur, monsieur ; nous sommes fabricants de cercueils. Si vous avez besoin de quelque chose qui concerne le métier, avec plaisir… Mais à, part cela, nous n’avons rien à faire ensemble…

Je m’éloignai tout pensif et en proie à une violente agitation. Je ne pouvais rien faire, et pourtant il m’était pénible de laisser les choses dans le même état. Quelques-unes des paroles de la femme du fabricant de cercueils m’avaient particulièrement frappé ; il y avait sans doute quelque vilenie là-dessous.

Je cheminais la tête basse et plongé dans mes réflexions, lorsque j’entendis mon nom prononcé par une voix égrillarde ; je levai les yeux et trouvai devant moi un homme pris de vin, chancelant sur ses jambes, assez proprement vêtu, mais couvert d’un mauvais manteau et coiffé d’une casquette crasseuse. Cette figure ne m’était pas inconnue ; je me mis à l’examiner, pendant que de son côté il me regardait en faisant de petits yeux et avec un sourire ironique.

— Tu ne me reconnais pas ?

 


V

— Tiens, c’est toi, Masloboïew ! m’écriai-je en reconnaissant tout à coup un ancien camarade de collège. Quelle rencontre inattendue !

— Oui, une drôle de rencontre ! Il y a six ans que nous ne nous sommes vus, c’est-à-dire que nous nous sommes bien rencontrés, mais Votre Excellence n’a pas daigné m’honorer d’un regard. Nous sommes actuellement général… en littérature, s’entend. Et il me regardait avec un sourire moqueur.

— Quant à ça, mon cher Masloboïew, c’est de la frime. D’abord les généraux, même ceux de la littérature, sont faits tout autrement, et puis permets-moi de te dire que je me rappelle en effet t’avoir rencontré, mais que tu as fait semblant de ne pas me voir.

— De vrai ? Mais n’as-tu pas peur de te compromettre ? Je suis un peu,.. Bah ! laissons cette question. Vois-tu, Vania, tu as toujours été un bon diable. Te rappelles-tu cette fois que tu reçus une volée pour moi ? Tu ne dis pas le mot, tu ne me vendis pas, et moi, pour toute reconnaissance, je me moquai de toi toute la semaine. Âme candide ! Embrassons-nous ! (Nous nous embrassâmes.) Voilà déjà plusieurs années que je travaille et que je peine, prenant les jours comme ils viennent, mais je n’ai pas oublié l’ancien temps : ça ne s’oublie pas ! Et toi, que fais-tu ?

— Moi ? Mais je travaille aussi.

Il me regarda avec la tendresse de l’homme affaibli par le vin. C’était, du reste, un excellent garçon.

— Non, Vania, tu n’es pas comme moi ! s’écria-t-il tout à coup d’un ton tragique. Vois-tu, j’ai lu, Vania, j’ai lu, j’ai lu !… Voyons ! sans façons : es-tu pressé ?

— Oui, je suis pressé, et de plus terriblement tracassé par une affaire. Mais dis-moi plutôt où tu demeures, ça vaudra mieux.

— Je te le dirai ; mais ce qui vaudra mieux, c’est ça…

Et il me montra une enseigne à une dizaine de pas de l’endroit où nous étions.

— « Confiseur-restaurateur », continua-t-il ; c’est un simple restaurant ; mais comme il faut un endroit convenable, et de l’eau-de-vie, mon cher, n’en parlons pas ! Elle vient tout droit de Kiew, à pied ! J’en ai bu, j’en ai bu souvent, je la connais ; et du reste on ne se permettrait pas de me donner quelque chose de mauvais : on connaît Philippe Philippitch. Philippe Philippitch, c’est moi ! Je fais la grimace ! Il est onze heures un quart ; eh bien, à onze heures trente-cinq, je te donne ma bénédiction. Nous aurons le temps de tuer le ver. Vingt minutes à ton vieil ami… ça va ?

— Va pour vingt minutes, car, vois-tu, mon cher, je te jure que j’ai à faire…

— Dès que ça va, ça va ! Seulement, un mot avant d’entrer : tu as mauvaise mine : tu as l’air vexé.

— Je le suis.

— Vois-tu, je l’avais deviné. Je me suis fait physionomiste ; c’est une occupation comme une autre. Entrons, et nous causerons. En vingt minutes j’ai le temps d’étrangler l’amiral Tchaïnsky[2] ; je filtrerai un petit verre d’eau-de-vie de bouleau, un second de livèche, puis d’orange amère, ensuite de parfait amour, après quoi j’imaginerai encore quelque chose d’autre. Je bois sec, mon vieux ! Je suis à jeun les jours de fête avant la messe. Quant à toi, si tu ne veux pas boire, tu ne boiras pas, je tiens simplement à t’avoir, toi. Et si tu bois, ce sera magnanime ! Viens. Nous bavarderons un peu, puis nous nous quitterons de nouveau pour une dizaine d’années, car vois-tu, ami Vania, je ne suis pas ton égal.

— C’est bon ! ne dis pas des bêtises, et dépêchons-nous. Je t’ai donné vingt minutes, après quoi tu me lâcheras.

En grimpant l’escalier en bois qui menait au second, nous nous heurtâmes à deux messieurs complètement ivres, qui, lorsqu’ils nous aperçurent, se rangèrent en chancelant.

L’un d’eux était un tout jeune homme imberbe, sauf un semblant de moustache ; son visage exprimait la bêtise portée au plus haut degré. Il était vêtu en dandy, mais d’une manière un peu ridicule : ses habits avaient l’air de n’être pas à lui. Il avait des bagues aux doigts, une épingle à sa cravate ; ses cheveux, drôlement peignés, se relevaient en toupet ; il souriait et riait sans interruption. Son compagnon, homme d’une cinquantaine d’années, gros, ventru, assez négligemment mis, et qui avait aussi une grosse épingle à sa cravate, était chauve, et sa figure était flétrie, grêlée et avinée ; son nez, en forme de bouton, était surmonté d’une paire de lunettes. Son visage exprimait la méchanceté et la sensualité. Ses yeux mauvais et méchants nageaient dans la graisse et avaient l’air de regarder à travers une crevasse. Tous deux ils connaissaient Masloboïew ; car le ventru fit une grimace de dépit, qui ne dura qu’une seconde, il est vrai, et le sourire du plus jeune devint doucereux et servile. Il ôta même sa casquette.

— Faites excuse, Philippe Philippovitch, bredouilla-t-il en regardant avec attendrissement mon compagnon.

— De quoi ?

— De ce que… Et il se donna quelques chiquenaudes sur le cou, près de la gorge, pour indiquer qu’il avait bu copieusement. Mitrochka est aussi là. Il est prouvé, Philippe Philippitch, que c’est un coquin.

— La belle affaire !

— C’est vrai… Mais lui (il montra son compagnon), la semaine dernière, dans un endroit peu comme il faut, grâce à Mitrochka, ils lui ont frotté la frimousse avec de la crème aigre… hi ! hi ! hi !

Son compagnon le poussa du coude avec dépit.

— Si vous vouliez, Philippe Philippitch, nous viderions quelques bouteilles ; oserais-je espérer… ?

— Non, mon vieux, impossible en ce moment, répondit Masloboïew : je ne suis pas libre.

— Hi, hi ! Et moi aussi, j’ai quelque petite affaire, même avec vous…

Son compagnon lui donna de nouveau un coup de coude.

— Nous verrons ça plus tard.

Nous entrâmes dans la première chambre, sur toute la longueur de laquelle s’étendait un buffet assez propre, encombré de hors-d’œuvre, de pâtés, de viandes et de carafons remplis de liqueurs de toutes les couleurs.

Masloboïew me prit brusquement dans un coin :

— Le jeune, me dit-il, c’est Sisobrioukhow, le fils d’un marchand de farine très-connu. Son père lui a laissé cinq cent mille roubles, et maintenant il fait bombance ; il a été à Paris, où il a massacré immensément d’argent, et peut-être a-t-il tout lavé ; depuis, il a hérité de son oncle et il est en train de manger le reste. Dans un an il sera sur la paille. Bête comme une oie, il court les restaurants, les gargotes et les actrices, et veut entrer dans les hussards. L’autre, plus âgé, Archipow, c’est aussi une espèce de marchand ou d’intendant ; il s’est traîné dans les fermages d’eau-de-vie : il a fait deux banqueroutes : c’est un coquin, un fripon et le camarade actuel de Sisobrioukhow, Judas et Falstaf à la fois ; la sensualité dégoûtante de cette créature a parfois certains caprices… Je sais de lui une affaire au criminel. Il a su se dépêtrer. Sous un rapport, je ne suis pas fâché de l’avoir trouvé ici, je l’attendais… Il dépouille Sisobrioukhow ; il connaît toutes sortes de coins, ce qui le rend précieux pour des jeunes gens de ce genre. J’ai un vieux compte à régler avec lui, et Mitrochka, ce beau gars en costume russe, avec cette figure de bohémien, là-bas, près de la fenêtre, a aussi une dent contre lui. Ce Mitrochka fait le maquignon et connaît tous les hussards de la capitale. C’est un filou, mais un filou comme il y en a peu. Avec sa casaque de velours, il a l’air d’un slavophile ; eh bien ! mets-lui un frac et ce qui s’ensuit, mène-le au club anglais, donne-le pour un comte Tambourinow quelconque, il fera sa partie de whist, il causera en grand seigneur, et ils n’y verront que du feu ; il les mettra dedans. Cependant il finira mal. Je disais donc que Mitrochka a une rude dent contre le ventru ; c’est pourquoi il est facile à chauffer ; le ventru lui a enlevé Sisobrioukhow, et ne lui a pas laissé le temps de le plumer. S’ils se sont rencontrés tout à l’heure, il doit y avoir eu quelque chose. Je sais même quoi, et je devine que c’est Mitrochka qui m’a fait savoir qu’Archipow et Sisobrioukhow devaient venir ici, et qu’ils rôdent par là autour, pour quelque vilenie. Je fais mon profit de tout ça, j’ai mes raisons ; mais il ne faut pas que Mitrochka s’en aperçoive ; ne le regarde pas ; quand nous sortirons, il viendra lui-même me dire ce que j’ai besoin de savoir… Et maintenant, viens, entrons dans ce cabinet. Stépan ! Stépan ! dit-il au garçon, tu connais mes goûts.

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! tu vas me servir.

— À l’instant, monsieur.

— Très-bien ! Assieds-toi, Vania ! Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Tu es étonné de me retrouver tel. Il ne faut pas t’étonner. Il y a dans la vie des choses auxquelles on n’a jamais pensé, pas même en rêve, surtout à cette époque où l’on est… oui, où nous étions ensemble à bûcher notre Cornélius Népos. Eh bien ! vois-tu, Vania, crois ceci : Masloboïew a beau être sorti de l’ornière, son cœur est resté le même ; les circonstances seules ont changé, et pour avoir les mains noires, on n’en vaut pas moins qu’un autre. J’avais commencé d’étudier la médecine, puis j’ai voulu me faire maître de langue, enseigner la littérature de ma patrie, j’ai écrit un article sur Gogol ; j’ai pensé aussi à me faire laveur d’or, j’ai été sur le point de me marier : elle était d’accord, quoiqu’il régnât dans la maison une abondance à n’y pas trouver de quoi allécher un chat hors de la chambre : j’allais me rendre à la cérémonie et je faisais des démarches pour emprunter des bottes, vu que les miennes avaient des trous depuis un an et demi déjà, et… je ne me suis pas marié. Elle a épousé un instituteur, et moi, je me suis placé dans une agence. Depuis lors, c’a été une autre chanson. Les années ont passé, et, quoique je ne sois pas à poste fixe, je gagne de l’argent sans trop me fouler la rate : je me laisse graisser la patte et je défends la bonne cause. Brave contre les brebis, et brebis contre les braves ! voilà ma devise. Je sais qu’on ne fait pas une omelette sans casser des œufs, et… mes affaires marchent. Je travaille dans le genre confidentiel, secret… comprends-tu ?

— Tu n’es pourtant pas mouchard ?

— Non, je ne suis pas un limier de police ; mais je m’occupe d’affaires, partie officiellement, partie pour mon compte. Vois-tu, Vania, je bois. Et comme il ne m’est jamais arrivé de noyer complètement ma raison dans l’eau-de-vie, je sais ce qui m’attend. C’est fini : à laver un nègre, on perd son savon. Mais ce qui est sûr, c’est que je ne t’aurais pas abordé aujourd’hui, si je ne sentais pas l’homme en moi. Je ne te vaux pas, et tu as dit vrai, Vania, si je l’ai fait aujourd’hui, c’est parce que j’étais gris. Mais assez causé de moi, parlons plutôt de toi. Eh bien, mon cher, je t’ai lu ! J’ai lu, lu d’un bout à l’autre ; je parle de ton premier-né. Après l’avoir lu, vois-tu, j’ai failli devenir un homme comme il faut. C’était presque fait ; mais j’ai réfléchi, et j’ai préféré rester ce que je suis. Donc…

Il continua encore longtemps, s’attendrissant de plus en plus à mesure qu’il se grisait davantage. Il arriva presque aux larmes. C’avait toujours été un brave garçon, mais fin et développé au-dessus de son âge : rusé, sachant intriguer, s’insinuer, chicaner, déjà sur les bancs de l’école, il était devenu un homme qui ne manquait pas de cœur, et pourtant un homme perdu. Il y a beaucoup de ces gens-là parmi les Russes : ils ont parfois de grandes capacités ; mais celles-ci s’embrouillent, et comme ils sont, en outre, faibles sur certains points et peuvent aller, le sachant et le voulant, contre leur conscience, non-seulement ils se perdent toujours, mais ils le font à bon escient. La faiblesse de Masloboïew, c’était de se noyer dans le vin.

— Maintenant, mon ami, encore un mot, reprit-il. J’ai d’abord entendu retentir ta gloire, puis j’ai lu différentes critiques de ton ouvrage (ne crois pas que je ne lise pas) ; après cela je t’ai rencontré avec des bottes éculées, trottant dans la boue, avec un chapeau tout froissé, j’ai fait toutes sortes de conjectures. Tu fais à présent le métier de journaliste ?

— Oui.

— C’est-à-dire que tu es devenu cheval de fiacre.

— Oui, quelque chose dans ce genre.

— Eh bien ! à cet égard, vois-tu, mon ami, je dis qu’il vaut mieux boire ! Moi, je me grise, je m’étends sur mon canapé (j’en ai un excellent), et je m’imagine que je suis Homère ou Dante, ou bien encore Frédéric Barberousse, car je puis m’imaginer tout ce que je veux ; mais tu ne peux pas te croire Dante ou Barberousse, primo parce que tu veux être toi-même, et secundo parce que tout vouloir t’est interdit, vu que tu es cheval de fiacre. J’ai l’imagination ; toi, tu as la réalité. Écoute, franchement et sans détour, entre frères (autrement j’en serai mortifié pour dix ans), n’as-tu pas besoin d’argent ? J’en ai. Ne fais pas la grimace. Accepte ; tu régleras tes comptes avec tes éditeurs, tu quitteras ton collier, et tu te mettras hors de soucis pour toute une année de ta vie ; tu pourras alors t’emparer d’une idée quelconque et écrire un grand ouvrage ! Hem ! qu’en dis-tu ?

— Merci, Masloboïew ! J’apprécie l’offre fraternelle que tu me fois ; j’irai te voir, et nous en reparlerons. Mais, puisque tu es si franc envers moi, je veux te demander conseil, d’autant plus que je veux passer maître en affaires de ce genre.

Je lui racontai l’histoire de Smith et de sa petite fille, en commençant par la confiserie, et, chose étrange, pendant que je parlais, je crus voir à ses yeux qu’il ne l’ignorait pas entièrement. Je l’interrogeai à cet égard.

— Non, ce n’est pas ça, répondit-il ; du reste, j’ai un peu entendu parler de ce Smith, et je savais qu’un vieillard était mort dans la confiserie. Quant à la dame Boubnow, je sais effectivement quelque chose d’elle ; je l’ai fait financer il y a deux mois : je prends mon bien où je le trouve, c’est la seule ressemblance que j’aie avec Molière. Elle a dû cracher au bassin ; mais je me suis promis que la prochaine fois ce ne serait plus cent roubles, mais cinq cents. C’est une gueuse, qui fait des choses inavouables ; mais elle va quelquefois trop loin dans la vilenie. Ne me prends pas pour un don Quichotte ; le fait est que j’y trouve mon profit, et j’ai été enchanté tout à l’heure de rencontrer Sisobrioukhow. Il est évident que c’est le ventru qui l’a amené ici, et, comme je connais l’industrie à laquelle il se livre de préférence, je conclus que… Mais je le pincerai !… Je suis bien aise que tu m’aies parlé de cette petite, me voici sur une autre piste. Vois-tu, mon cher, je me charge de toutes sortes de commissions, et si tu savais avec quelles gens je suis en relation ! Dernièrement j’ai une petite affaire pour un prince, et une petite affaire comme on ne l’aurait pas attendue de ce personnage. Si tu aimes mieux, je te raconterai l’histoire l’une femme mariée. Viens me voir, mon cher, je t’ai préparé des sujets, et quels sujets ! c’est à n’y pas croire.

— Comment s’appelle ce prince ? demandai-je avec un certain pressentiment.

— Qu’est-ce que ça te fait ? du reste, à ton gré : il s’appelle Valkovsky.

— Pierre ?

— Oui. Tu le connais ?

— Très-peu ; mais j’aurai peut-être à te parler plus d’une fois de ce monsieur, dis-je en me levant. Tu m’as terriblement intéressé.

— Vois-tu, mon vieux, tu peux demander tout ce que tu voudras. Je connais l’art de raconter des contes, mais je sais m’arrêter, tu comprends, n’est-ce pas ? Si j’agissais autrement, j’y perdrais crédit et honneur, en affaires, bien entendu.

— Eh bien ! tu m’en diras autant que l’honneur te le permettra.

J’étais très-agité ; il s’en aperçut.

— Et que dis-tu de mon histoire ? As-tu trouvé quelque chose ?

— Pour ton histoire ? Attends-moi deux minutes ; je vais régler mon compte.

Il s’approcha du comptoir et se trouva tout à coup, comme par hasard, à côté du jeune homme au costume russe. Il le connaissait sans doute plus qu’il ne l’avouait, et ils ne se voyaient certainement pas pour la première fois. Mitrochka était un garçon assez original : casaque de velours sous laquelle on voyait une blouse de soie rouge, ses traits rudes, mais beaux, sa figure juvénile, son teint basané, ses yeux étincelant de hardiesse, tout cela attirait la curiosité et inspirait une certaine sympathie. Ses gestes étaient affectés ; il cherchait à se donner un air affairé, grave et sérieux.

— Vania, me dit Masloboïew en me rejoignant, viens me voir ce soir à sept heures, je pourrai peut-être déjà te dire quelque chose. Moi seul, vois-tu, je n’ai rien à signifier ; jadis, c’était autrement ; mais à présent je ne suis plus qu’un ivrogne, et j’ai renoncé aux affaires. Mais j’ai conservé des relations, je puis par-ci par-là attraper quelque information, flairer à droite et à gauche auprès de gens à l’esprit subtil : c’est ainsi que j’opère ; pendant mes moments de loisir, c’est-à-dire ceux où je ne suis pas gris, je m’occupe bien aussi un peu moi-même, toujours par l’intermédiaire de connaissances… surtout de recherches… Mais en voilà assez, voici mon adresse. Je commence à tourner à l’aigre, je m’en vais encore expédier un verre de liqueur d’or, et je rentre. Je fais un somme, tu arrives, tu fais connaissance avec Alexandra Simonovna, et, si nous avons le temps, nous parlerons poésie.

— Et nous parlerons aussi de l’affaire ?

— Peut-être bien.

— Soit, je viendrai, je n’y manquerai pas.

 


VI

Anna Andréievna. m’attendait depuis longtemps ; le billet de Natacha l’avait intriguée, et elle pensait me voir dès le matin, au plus tard vers les dix heures. Lorsque j’arrivai, à deux heures de l’après-midi, l’impatience de la bonne vieille était devenue de l’angoisse. Outre cela, elle brûlait de me faire part d’un nouveau projet et de me parler de son mari, qui, malgré qu’il fût malade et de mauvaise humeur, était d’une tendresse exceptionnelle. Elle me reçut avec froideur, en pinçant les lèvres et avec une indifférence affectée. Elle semblait vouloir me dire : « Pourquoi es-tu venu ? quel plaisir trouves-tu donc à flâner ainsi tous les jours ? » Mais j’étais pressé, et je lui racontai, sans aucun préambule, la scène de la veille. Quand je lui eus dit la visite du prince et la proposition qu’il avait solennellement faite, sa feinte mauvaise humeur fit place à une joie indescriptible : elle avait tout à fait perdu la tête, se signait, pleurait, s’agenouillait et se prosternait devant l’image, me sautait au cou, m’embrassait et voulut courir faire part de sa joie à son mari.

— Ce sont les humiliations et les offenses qui l’ont fait ce qu’il est, s’écria-t-elle : quand il saura que Natacha reçoit complète satisfaction, tout sera oublié. – J’eus de la peine à la faire changer d’avis. Elle connaissait mal son mari, malgré leurs vingt-cinq ans de mariage. Elle voulait aussi se rendre chez Natacha, mais je lui représentai que Nicolas Serguiévitch ne l’approuverait peut-être pas, et qu’il était à craindre qu’une pareille démarche ne nuisit à la chose. Enfin elle se ravisa, mais elle me retint encore une demi-heure inutilement, répétant toujours la même chose : « Comment vais-je rester maintenant, disait-elle, enfermée avec ma joie entre quatre murs ? » Elle se décida pourtant à me laisser partir, lorsqu’elle sut que Natacha m’attendait.

Elle me congédia avec force signes de croix sur le front, et me chargea de bénédictions pour sa fille. Elle faillit pleurer, lorsque je lui refusai catégoriquement de revenir le soir, à moins de complications inattendues. Je ne vis pas le mari : il n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit, s’était plaint d’un violent mal de tête, de frissons, et dans ce moment il dormait dans son cabinet.

Natacha, elle aussi, m’attendait depuis le matin ; elle allait et venait en long et en large dans la chambre, les bras croisés et plongée dans ses réflexions.

Sans interrompre sa promenade, elle me demanda avec douceur pourquoi j’arrivais si tard ; je lui racontai brièvement les événements de la matinée ; mais elle était préoccupée et ne m’écoutait pas.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? lui demandai-je.

— Rien, répondit-elle d’un air qui me fit deviner qu’il y avait quelque chose qu’elle voulait me raconter, et qu’elle ne me dirait, selon son habitude, qu’au moment où je m’en irais. Je connaissais ce manège, je m’y prêtais même, et j’attendais.

Nous nous entretînmes de la veille ; nous nous accordions complètement dans l’impression que le prince avait produite sur nous ; il nous déplaisait encore plus que la veille. Pendant que nous repassions tous les détails de sa visite, Natacha me dit tout à coup :

— Lorsque quelqu’un déplaît d’abord, c’est presque toujours un indice qu’il deviendra sympathique par la suite, je l’ai remarqué.

— Dieu veuille qu’il en soit ainsi. Au surplus, tout pesé et considéré, le prince, malgré qu’il fasse peut-être le jésuite, n’en consent pas moins vraiment et sérieusement à votre mariage.

Natacha s’était arrêtée au milieu de la chambre et me jetait un regard sévère. Ses traits étaient altérés, et ses lèvres tremblaient.

— Aurait-il pu ruser et mentir dans une circonstance aussi sérieuse ? demanda-t-elle avec un mélange de hauteur et de perplexité.

— C’est justement ce que je me dis.

— Il va sans dire qu’il n’a pas menti, il ne faut pas même penser à pareille chose ; il n’y a aucune raison de le faire. Que serais-je à ses yeux s’il se permettait de se moquer de moi à un tel point ? Un homme ne fait pas un pareil affront !

— Mais non, mais non ! répondis-je ; et je me disais en moi-même : Tu ne penses probablement pas à autre chose qu’à cela à présent, en te promenant par la chambre, ma pauvre amie, et peut-être as-tu encore plus de doutes que moi.

— Ah ! que je voudrais qu’il revint bientôt ! dit-elle. Il voulait passer toute une soirée avec moi… Il faut que ce soit une affaire bien importante pour qu’il ait ainsi tout laissé et qu’il soit parti. Tu ne sais pas ce que c’est ?

— Ma foi ! non. Il fait de l’argent ; on parle d’une entreprise à laquelle il prendrait part. Nous n’entendons rien aux affaires, Natacha.

— Absolument rien. Aliocha m’a parlé d’une lettre qu’il a reçue hier.

— Il est donc venu, Aliocha ?

— Oui, il est venu.

— De bonne heure ?

— À midi : il se lève tard. Il n’est resté qu’un instant : je l’ai expédié chez Catherine Féodorovna ; il ne pouvait faire autrement que d’y aller.

— Est-ce qu’il n’avait pas lui-même l’intention d’y aller ?

— Si, il se proposait…

Elle n’acheva pas. Son visage était triste ; j’aurais bien voulu l’interroger, mais, elle avait des moments où elle n’aimait pas du tout qu’on lui fit des questions.

— Quel étrange garçon ! dit-elle enfin, en tardant légèrement ses lèvres et en évitant mon regard.

— Avez-vous eu quelque chose ?

— Non, rien… Il était très-gentil… Seulement…

—– Le voilà maintenant au bout de tous ses chagrins et de tous ses soucis, ajoutai-je.

Elle me regarda fixement. Peut-être avait-elle envie de me dire que les chagrins et les soucis d’Aliocha n’avaient jamais été bien sérieux ; mais elle crut sans doute trouver cette idée dans mes paroles, et se mit à bouder.

Elle ne tarda pourtant pas à redevenir d’une amabilité inaccoutumée. Je passai plus d’une heure avec elle. Elle était très-inquiète ; le prince lui avait fait peur, elle aurait voulu savoir quelle impression elle avait produite sur lui, si elle avait pris l’attitude qu’elle devait, si elle n’avait pas donné trop librement cours à sa joie, si elle ne s’était pas montrée trop susceptible ou trop indulgente. Ne se moquerait-il pas d’elle ? Ne ressentirait-il pas du mépris pour elle ?… Toutes ces questions la mettaient dans une violente agitation.

— Pourquoi t’inquiéter ainsi parce qu’un méchant homme pourrait penser quelque chose ? Qu’il pense ce qu’il voudra !

— Et pourquoi veux-tu donc qu’il soit méchant ? demandât-elle.

Elle était défiante, mais, chez cette âme d’élite, la défiance provenait d’une source pure. Sa fierté ne pouvait souffrir que ce qu’elle regardait comme au-dessus de tout fût exposé à là risée. Elle n’aurait naturellement répondu que par le mépris au mépris d’un homme vil ; mais, malgré cela, son cœur aurait souffert si quelqu’un se fût moqué de ce qu’elle considérait comme saint, quel que fût d’ailleurs le moqueur. Cela venait de son manque de connaissance du monde, du peu de rapports qu’elle avait eu avec la société, et de ce qu’elle était restée enfermée toute sa vie dans son coin, sans en sortir jamais. Elle avait à un haut degré un penchant qui est l’apanage des cœurs débonnaires et qu’elle tenait peut-être de son père, c’était de louer les hommes outre mesure, de s’exagérer leurs qualités et de les croire meilleurs qu’ils ne sont.

Je me levai pour m’en aller ; Natacha sembla étonnée, et je la vis prête à pleurer, quoiqu’elle m’eût montré depuis le moment de mon arrivée plus de froideur que d’habitude. Elle m’embrassa bien fort et me regarda fixement.

— Aliocha était très-drôle aujourd’hui, me dît-elle. Il était gentil et avait l’air tout heureux ; mais il voltigeait comme un papillon ; il a passé tout le temps à tourner devant la glace. Il est devenu par trop sans façon… il n’est pas resté longtemps. Figure-toi qu’il m’a apporté des bonbons.

— Des bonbons ! c’est très-gentil et ingénu. Ah ! quels drôles de gens vous êtes tous deux ! Vous vous observez, vous vous espionnez, vous cherchez à lire vos secrètes pensées sur le visage, et vous n’y entendez absolument rien ! Lui, il va encore ; il est gai comme auparavant ; mais toi !

Toutes les fois qu’elle se plaignait d’Aliocha, qu’elle voulait me soumettre une question délicate ou me confier quelque secret que je devais comprendre à demi-mot, elle me regardait en me montrant ses petites dents et attendait une réponse qui devait lui soulager le cœur à l’instant même. Je prenais toujours pour ces occasions un ton tranchant et sévère comme si je réprimandais quelqu’un, et cela sans y penser. Ma sévérité et ma gravité venaient à propos : elles avaient plus d’autorité : l’homme sent parfois un besoin irrésistible d’être tancé. Natacha se trouvait généralement consolée et soulagée après une scène de ce genre.

— Vois-tu, Vania, reprit-elle en me posant une main sur l’épaule pendant que d’un regard caressant elle semblait vouloir me disposer en sa faveur, il m’a paru peu pénétré… il se donne des airs de mari ; il semblait vouloir jouer le rôle d’un homme marié depuis dix ans et encore aimable. Il riait, se tournait, posait. Il était pressé d’aller chez Catherine Féodorovna… n’écoutait pas ce que je lui disais, parlait d’autre chose ; tu sais, cette vilaine habitude de la haute société dont nous nous sommes efforcés de le corriger. Bref, il a été si… comment dire ?… si indifférent… Mais comme j’y vais ! Ah ! nous sommes bien exigeants ! quels despotes nous faisons ! Ge n’est qu’à présent que je m’en aperçois. Nous ne pardonnons pas un simple changement de visage, et encore Dieu sait d’où il provient ! Tu avais bien raison de me gronder. C’est ma faute. Nous nous créons des chagrins, puis nous nous plaignons… Merci, Vania, tu m’as réconfortée. Ah ! s’il pouvait venir aujourd’hui ! Mais quoi ! il se fâcherait peut-être à cause de tantôt.

— Comment ! vous avez déjà eu une querelle ! m’écriai-je tout étonné.

— Pas l’ombre ! Seulement j’étais un peu triste, et lui, de gai qu’il était d’abord, il est devenu rêveur ; il m’a semblé qu’il prenait congé de moi froidement. Mais je l’enverrai chercher… Tu devrais bien venir aussi.

— Je viendrai, si toutefois je ne suis pas retenu.

— Qu’est-ce qui pourrait te retenir ?

— Une affaire que je me suis mise sur les bras ! Mais je crois que je pourrai venir.

 

 

VII

À sept heures précises j’étais chez Masloboïew. Il occupait un appartement de trois pièces assez malpropres, mais bien meublées. Il y régnait une certaine aisance et en même temps l’absence la plus complète d’économie.

Une jeune fille qui pouvait avoir dix-neuf ans vint m’ouvrir la porte ; elle était très-jolie, avait des yeux qui exprimaient la bonté et la gaieté ; sa mise était simple, mais gentille et proprette. Je devinai à l’instant que c’était là cette Alexandra Simonovna dont il avait parlé. Lorsque j’eus dit qui j’étais, elle m’annonça que Masloboïew dormait dans sa chambre, mais qu’il m’attendait, et me mena auprès de lui. Masloboïew, couché sur un magnifique canapé, était couvert de son manteau crotté ; sa tête reposait sur un coussin de cuir tout râpé. Il dormait d’un sommeil très-léger, car il se réveilla à mon entrée.

— Ah ! le voilà ! s’écria-t-il. Je viens de te voir en rêve. Cela veut dire qu’il est temps ; en route !

— Où allons-nous ?

— Chez une dame.

— Chez quelle dame ? Pourquoi ?

— Chez madame Boubnow. Quelle belle femme ! poursuivit-il en s’adressant à Alexandra Simonovna, et il fit comme s’il envoyait de la main un baiser au souvenir de la Boubnow.

— Le voilà parti ! encore de ses inventions ! dit Alexandra Simonovna, qui se crut obligée de se fâcher un peu.

— Vous ne vous connaissez pas ? Alexandra Simonovna, je te présente un des généraux de la littérature ; on ne les voit gratis qu’une fois l’an, ces généraux ; le reste du temps, ce n’est qu’en payant.

— Voilà qu’il veut toujours m’attraper. Ne l’écoutez pas, je vous en prie ; il ne fait que se moquer de moi. De quels généraux parle-t-il ?

— Je vous dis justement que ce sont des généraux d’une catégorie à part. Et que Son Excellence ne nous prenne pas pour une sotte ; nous avons plus d’esprit que nous n’en avons l’air.

— Ne l’écoutez pas ! il se moque toujours de moi en présence des gens comme il faut, ce sans vergogne ! Il ferait bien mieux de me mener une fois au théâtre.

— Alexandra Simonovna, aimez vos… Avez-vous oublié ce que vous devez aimer ? Auriez-vous oublié ce tout petit mot, que je vous ai appris ?

— Je ne l’ai certes pas oublié… Une absurdité quelconque !

— Eh bien ! quel est-il, ce petit mot ?

— Il veut me faire rougir en présence d’étrangers ! Il signifie peut-être quelque chose de vilain. Ma langue séchera plutôt que de le prononcer.

— Cela veut dire que vous l’avez oublié.

— Mais non, je ne l’ai pas oublié : pénates ! Aimez vos pénates… quelles idées il lui vient ! il n’y a peut-être jamais eu de pénates, et pourquoi devrais-je les aimer ? Il ment à tour de bras !

— À présent, chez madame Boubnow !…

— Fi donc ! avec ta Boubnow ! Et Alexandra Simonovna indignée quitta la chambre.

— Il est temps, allons ! Alexandra Simonovna, au revoir !

Nous sortîmes.

— D’abord prenons ce fiacre. C’est ça ! Depuis que nous nous sommes quittés, j’ai recueilli quelques données, pas des conjectures, mais des faits précis. Ce ventru est une atroce canaille, un être vil, dégoûtant, plein de lubies et de goûts infâmes, et la Boubnow est déjà connue depuis longtemps pour certaines manœuvres de ce genre. Elle a failli être attrapée dernièrement à propos d’une petite fille appartenant à une honnête famille. Cette robe de mousseline m’inquiétait, d’autant plus que j’avais déjà entendu quelque chose auparavant. Depuis, j’ai eu, par hasard, quelques renseignements qui me semblent sûrs. Quel âge a la petite ?

— Elle peut avoir treize ans, à juger d’après le visage.

— Et peut-être moins, d’après la taille. C’est ainsi qu’elle fait. Selon la nécessité, elle dit onze ou quinze. Et comme la pauvre enfant est sans famille, sans défense, elle…

— Est-ce possible ?

— Et que pensais-tu ? Croyais-tu que c’était par pure commisération que la Boubnow avait pris cette orpheline chez elle ? Si le ventru est déjà par là, la chose est certaine. Ils se sont vus ce matin de bonne heure, on a promis à ce butor de Sisobrioukhow la femme d’un employé qui a rang de colonel d’état-major : les fils de marchands en bamboche s’informent toujours du grade. C’est comme dans la grammaire latine : la signification l’emporte sur la terminaison. Ma foi ! je crois que je suis encore ivre de tantôt. C’est égal ! madame Boubnow, je t’apprendrai à faire de pareilles choses. Elle veut jouer un tour à la police. Blague ! Moi, elle me craint : elle sait que nous avons une histoire à régler… tu comprends.

J’étais abasourdi et n’avais qu’une crainte, celle d’arriver trop tard : je dis au cocher d’accélérer le pas.

— Sois tranquille, les mesures sont prises, me dit Masloboïew. Mitrochka est là ; Sisobrioukhow payera en argent ; le ventru, cette canaille, en nature. Nous avons décidé ça tantôt. Quant à la Boubnow, ça me regarde… ça lui apprendra…

Nous nous arrêtâmes au restaurant ; Mitrochka n’y était pas. Après avoir ordonné au cocher de nous attendre, nous nous rendîmes chez la Boubnow ; Mitrochka était posté près de la porte cochère. Une vive lumière éclairait les fenêtres, et l’on entendait le rire aviné de Sisobrioukhow.

— Ils sont là depuis un quart d’heure, dit Mitrochka. C’est le meilleur moment.

— Mais comment entrerons-nous ?

— Comme hôtes, répliqua Masloboïew. Elle me connaît, et Mitrochka aussi ; tout est fermé, mais pas pour nous. Il frappa doucement ; la porte cochère s’ouvrit aussitôt Le dvornik échangea un regard d’intelligence avec Mitrochka et nous laissa passer. Il nous conduisit sans bruit à un petit escalier, heurta à une porte et dit qu’il était seul ; on ouvrit, et nous entrâmes tous ensemble, pendant qu’il disparaissait.

—Aïe ! qui êtes-vous ? s’écria la Boubnow ivre et les vêtements en désordre, debout dans l’antichambre, une bougie à la main.

— Est-ce que vous ne nous reconnaissez pas, Anna Triphonovna ? vous ne reconnaissez pas vos estimables hôtes ? Qui serait-ce sinon nous ?… Philippe Philippitch.

— Ah ! c’est vous… Comment avez-vous… je… non… veuillez entrer par ici.

Elle était tout effrayée.

— Où ça, par ici ? Derrière cette cloison ?… Non, vous allez nous recevoir mieux que ça ; nous boirons du frappé ; et vous aurez peut-être quelques petites chéries !

En un clin d’œil elle reprit contenance.

— Pour des convives aussi précieux, on en ferait sortir de dessous terre ; on en ferait venir de la Chine.

— Chère Anna Triphonovna ! deux mots : est-ce que Sisobrioukhow est ici ?

— Oui.

— J’ai besoin de lui. Comment se permet-y, le gredin, de foire la noce sans moi ?

— Il ne vous a sûrement pas oublié : il attend quelqu’un, vous sans doute.

Masloboïew poussa une porte, et nous nous trouvâmes dans une chambre de moyenne grandeur à deux fenêtres garnies de pots de géranium ; entre autres meubles il y avait un mauvais piano. Mitrochka avait disparu pendant que nous causions dans l’antichambre. Je sus plus tard qu’il n’était pas entré, mais qu’il avait attendu derrière la porte, pour ouvrir à quelqu’un. La femme fardée aux cheveux mal peignés, que j’avais vue le matin par-dessus l’épaule de la Boubnow, se trouvait être la commère de Mitrochka.

Sisobrioukhow était assis sur un étroit canapé en faux acajou, devant une table ronde sur laquelle il y avait deux bouteilles de Champagne et une bouteille de rhum, des assiettes de bonbons, de pain d’épice et de noix. À côté de lui était assise une hideuse créature d’une quarantaine d’années, marquée de la petite vérole, en robe de taffetas noir et parée de bracelets et d’une broche en cuivre doré. C’était la femme du colonel, évidemment une contre-façon. Sisobrioukhow était ivre et très-gai : le ventru, son compagnon, brillait par son absence.

— Est-ce qu’on agit de la sorte ? hurla Masloboïew ; il vous invite chez Dussaux, et il vient se soûler ici !

— Philippe Philippitch, je suis heureux de vous voir ! bredouilla Sisobrioukhow en se levant pour venir à notre rencontre.

— Tu bois tout seul !

— J’en demande bien pardon.

— Allons, ne t’excuse pas, verse-nous plutôt : nous sommes venus nous amuser avec toi, et j’ai amené un ami, dit-il en me désignant.

— Enchanté ! je veux dire bien heureux… Hi !

— Dire qu’ils appellent ça du Champagne ! dit Masloboïew. C’est du kislistchi[3].

— Vous nous faites injure !

— Si tu n’oses plus te montrer chez Dussaux, pourquoi invites-tu encore les gens ?

— Il vient de raconter qu’il a été à Paris, dit la colonelle, c’est sans doute une craque.

— Fédocia Titichna, c’est blessant ! nous y avons été, nous y fûmes.

— Bon ! qu’est-ce qu’un pareil moujik irait faire à Paris ?

— Nous y fûmes, nous nous y illustrâmes même, Karpe Vassilitch et moi. Vous connaissez Karpe Vassilitch ?

— J’ai bien besoin de connaître ton Karpe Vassilitch…

En ce moment, un cri perçant, un cri terrible retentit dans une pièce dont nous devions être séparés par plusieurs autres chambres. Je tressaillis et poussai aussi un cri : j’avais reconnu la voix d’Hélène. D’autres cris se succédèrent, accompagnés de jurements et de tout un remue-ménage, suivi enfin du bruit clair et sonore de soufflets bien appliqués. C’était Mitrochka qui se payait en nature. Tout à coup la porte s’ouvrit, et Hélène, pâle, les yeux hagards, sa robe de mousseline blanche chiffonnée et déchirée, comme à la suite d’une lutte, se précipita dans la chambre. J’étais en face de la porte ; elle se jeta tout droit sur moi et m’enlaça de ses bras. Tous se levèrent brusquement, saisis de frayeur. On entendait des cris et des gémissements, et une seconde après, Mitrochka parut à la porte, traînant par les cheveux son ennemi ventru qu’il avait mis dans l’état le plus navrant qu’on pût s’imaginer. Il le tira jusqu’au seuil de la porte et nous le lança dans la chambre.

— Le voilà, prenez-le ! cria Mitrochka, le visage radieux.

— Mon cher, me dit Masloboïew, en me mettant la main sur l’épaule, prends le fiacre et emmène la petite ; nous n’avons plus besoin de toi. Nous verrons demain ce qui reste à faire.

Sans me le faire répéter, je conduisis Hélène hors de ce bouge. Je ne sais pas ce qui se passa ensuite ; la Boubnow était comme foudroyée. L’affaire avait été menée si rapidement qu’elle n’avait pas pu s’y opposer : personne ne mit obstacle à mon départ, je trouvai le fiacre qui attendait, et vingt minutes après j’étais chez moi.

Hélène était à demi morte. Je lui dégrafai sa robe, je lui aspergeai la figure avec de l’eau et la couchai sur mon canapé. Elle était secouée par la fièvre. En considérant sa petite figure pâle, ses lèvres incolores, ses cheveux noirs rabattus de côté, mais qui avaient été peignés avec soin, sa toilette, des rubans roses restés encore çà et là sur sa robe, je compris toute cette hideuse histoire.

Pauvre enfant ! La fièvre augmentait. Je résolus de ne pas la quitter et de ne pas aller chez Natacha. De temps à autre elle soulevait ses longs cils et me regardait fixement. Ce ne fut que longtemps après minuit qu’elle s’endormit. Je m’assoupis sur une chaise, auprès d’elle.

 

 

VIII

Je me réveillai de bonne heure. Mon sommeil avait été interrompu presque toutes les demi-heures ; je m’approchai de ma petite malade. Elle avait toujours de la fièvre et un peu de délire, mais vers le matin elle se calma un peu et s’endormit profondément. C’est bon signe, me dis-je. Je résolus de profiter de son sommeil pour courir chez un médecin de ma connaissance, un vieux célibataire, bon comme le pain. De temps immémorial, il demeurait seul avec une vieille ménagère allemande. J’étais chez lui à huit heures, et il me promit de venir à dix.

J’avais grande envie de passer chez Masloboïew, mais je réfléchis qu’il ne serait pas encore levé après les fatigues de la veille, et que si Hélène se réveillait en mon absence, elle s’effrayerait de se trouver chez moi : dans son état, elle ne savait peut-être plus comment elle y était arrivée.

Elle se réveilla au moment où j’entrais dans la chambre, Je lui demandai comment elle se sentait. Ses yeux noirs pleins d’expression restèrent longtemps fixés sur moi. Il me sembla qu’elle se souvenait de tout et qu’elle avait toute sa connaissance. Ne pas répondre était son habitude ; la veille et l’avant-veille, elle n’avait pas non plus répondu à mes questions et m’avait regardé de ce regard fixe et obstiné qui exprimait à la fois la perplexité, la fierté et une curiosité farouche. Maintenant j’y voyais quelque chose de dur et de défiant. Je mis ma main sur son front ; elle l’écarta doucement et sans rien dire de sa petite main amaigrie, et se tourna vers la muraille.

Hélène s’était retournée et suivait tous mes mouvements. Je lui offris du thé, mais pour toute réponse elle se tourna de nouveau vers la muraille.

On aurait dit qu’elle était fâchée contre moi. Singulière enfant !

Mon vieux docteur vint, comme il l’avait promis, à dix heures. Il examina la malade avec son attention tout allemande et me donna le meilleur espoir ; quoiqu’elle eût de la fièvre, il n’y avait rien à craindre. Il ajouta que la petite devait avoir une autre maladie antérieure, des palpitations de cœur peut-être, qu’il faudrait l’observer, mais que, pour le moment, elle ne courait aucun danger. Il prescrivit une potion et des poudres, plutôt par habitude que par nécessité, et se mit, tout en examinant mon logis avec curiosité, à me faire des questions sur sa présence chez moi, mais je lui dis que c’était une longue histoire. Ce petit vieux était affreusement babillard.

Hélène l’étonna beaucoup ; elle retira brusquement sa main pendant qu’il lui tâtait le pouls et ne voulut pas montrer sa langue. Elle ne répondit pas un mot à ses questions ; mais, tout le temps, son regard resta obstinément fixé sur une immense croix de Saint-Stanislas qu’il avait au cou. Je trouvai superflu de lui rien raconter.

— Si vous avez besoin de moi, faites-le-moi savoir, dit-il en partant. Maintenant, il n’y a pas de danger.

Je décidai de ne pas sortir et de quitter ma malade le moins possible jusqu’à sa complète guérison. J’écrivis donc à Natacha que je ne pouvais pas aller la voir, et je mis ma lettre à la boîte en allant à la pharmacie.

Hélène s’était rendormie ; il lui échappait pendant son sommeil de légers gémissements, de petits cris ; tout son corps frissonnait ; elle se réveillait et me jetait des regards irrités, comme si mon attention lui eût été à charge ; ce qui me faisait beaucoup de peine.

Vers onze heures, Masloboïew arriva. Il était préoccupé et distrait, et n’était venu qu’en passant.

— Je pensais bien que tu étais mal logé, me dit-il ; mais je ne m’attendais pas à te trouver dans un pareil coffre ; car c’est un coffre, et non un appartement. Mettons que c’est un détail ; cependant ces ennuis, ces embarras extérieurs ne font que te distraire de ton travail ; j’y réfléchissais pendant que nous allions chez la Boubnow. Moi, vois-tu, mon cher, j’appartiens par ma nature et ma position sociale au nombre de ces gens qui ne font rien de sensé et qui prêchent la raison aux autres. Je viendrai te voir demain ou après-demain, et je t’attends chez moi dimanche matin ; j’espère que ce qui concerne cette petite fille sera terminé jusque-là, et nous parlerons sérieusement, car je vois qu’il faut s’occuper sérieusement de toi. Est-il permis de vivre de la sorte ! Hier, je me suis contenté d’une allusion ; aujourd’hui, je te montrerai la chose au point de vue de la logique. Et enfin, dis-moi si tu crois déshonorant d’accepter pour quelque temps de l’argent de moi.

— Ne te fâche pas, lui dis-je en l’interrompant. Dis-moi, comment les choses ont-elles fini hier ?

— Mais de la manière la plus simple, et nous avons atteint notre but. Tu comprends. Mais je suis pressé, je ne suis entré que pour te dire que j’ai beaucoup à faire, et te demander si tu penses la placer quelque part ou la garder chez toi : il te faut y réfléchir.

— Je ne sais rien encore de certain à cet égard, je t’attendais pour te consulter. Comment la garderais-je chez moi ?

— En qualité de servante.

— Plus bas, elle pourrait nous comprendre ; elle a tressailli en t’apercevant : elle se rappelle sans doute ce qui a eu lieu hier.

Je lui dis quelques mots du caractère de l’enfant. J’ajoutai que je la placerais peut-être chez des connaissances, et je parlai de mes deux vieux amis. Il parut intrigué, et je crus remarquer, non sans surprise, que l’histoire de Natacha ne lui était pas complètement inconnue.

— Il y a longtemps que j’ai entendu parler de ça, par hasard, à propos d’une autre affaire, me dit-il ; tu sais que je connais le prince Valkovsky. C’est une excellente idée que celle de mener la petite chez les deux vieux ; elle te gênerait beaucoup. À propos, il lui faudra un papier, un permis de séjour, je m’en charge. Adieu, viens donc me voir. Que fait-elle à présent ? dort-elle ?

— Je crois.

À peine était-il sorti qu’Hélène m’appela.

— Qui était-ce ? demanda-t-elle. Sa voix tremblait, et elle continuait de me regarder de ce même regard fixe et hardi en même temps.

Je nommai Masloboïew, et je lui dis que c’était par lui que j’avais pu l’arracher de chez la Boubnow, qui avait de lui une sainte terreur. Ses joues se couvrirent d’une vive rougeur, probablement au souvenir de ce qui s’était passé.

— Elle ne viendra pas ici ? me demanda-t-elle en me regardant d’un œil inquiet.

Je la rassurai. Elle garda le silence, me prit la main entre ses petits doigts brûlants ; mais comme si elle s’était ravisée, elle la lâcha aussitôt. Il ne se peut pas qu’elle ressente du dégoût pour moi, pensai-je ; c’est sans doute une manière à elle, ou… ou bien c’est tout simplement que la pauvre enfant a eu tant de malheurs, qu’elle n’a plus confiance en personne.

En retournant à la pharmacie, je passai chez un traiteur et je pris du bouillon ; mais la petite ne voulut rien manger. Je lui donnai sa potion, et je me mis à travailler. Je croyais qu’elle dormait, mais, m’étant retourné subitement, je m’aperçus qu’elle avait soulevé la tête et qu’elle suivait attentivement ce que je faisais. Je feignis de n’avoir rien remarqué.

À la fin, elle s’endormit d’un sommeil paisible, sans délire et sans plaintes. J’étais dans un grand embarras : Natacha, ignorant ce qui me retenait, pouvait être fâchée de ce que je n’allais pas la voir, ainsi que je le lui avais promis, et blessée de ce que je la laissais seule dans le moment où elle avait peut-être le plus besoin de moi.

Je savais encore moins comment je ferais pour m’excuser auprès de la mère. Je réfléchis, et résolus de courir chez l’une et chez l’autre. Mon absence ne durerait que deux heures ; Hélène dormait et ne m’entendrait pas sortir. Je me levai, jetai mon paletot sur mes épaules, pris ma casquette, et j’allais sortir, lorsqu’elle m’appela. J’en fus très-étonné. Avait-elle fait semblant de dormir ?

— Où voulez-vous me placer ? me demanda-t-elle.

Je ne m’attendais pas à cette question faite à brûle-pourpoint, et je ne répondis pas tout de suite.

— Vous avez dit tantôt à votre ami que vous vouliez me placer. Je ne veux aller chez personne.

Je me penchai sur elle ; elle avait de nouveau de la chaleur, la fièvre revenait. Je la rassurai, et lui dis que si elle voulait rester chez moi, je ne la placerais nulle part. Tout en parlant, je quittai mon paletot et ma casquette ; je ne pouvais me décider à la laisser seule.

— Non, allez, dit-elle, devinant que je voulais rester. J’ai sommeil, je vais dormir.

— Mais comment te laisser seule ?… demandai-je avec hésitation. Au surplus, je ne resterai pas longtemps…

— Allez seulement. Si j’étais malade toute une année, seriez-vous obligé de rester tout ce temps sans sortir ? dit-elle en essayant de sourire et en me regardant d’une manière étrange ; on aurait dit qu’elle luttait contre un bon sentiment qui parlait dans son cœur. Pauvrette ! Son bon et tendre petit cœur se montrait à découvert, malgré la haine qui devait déjà s’y être amassée et malgré son apparente insensibilité.

Je courus d’abord chez Anna Andréievna, qui m’attendait avec une impatience fiévreuse et m’accueillit avec force reproches. Elle était dans une inquiétude affreuse. Son mari était sorti. Je pressentais que la vieille femme n’avait pu y tenir, et que par ses allusions accoutumées elle avait tout raconté. Elle me l’avoua presque en me disant qu’elle n’avait pu s’empêcher de partager sa joie avec lui, qu’il était devenu plus noir qu’un nuage, n’avait pas dit un mot et était parti après le dîner. Elle tremblait de frayeur, et elle me conjura d’attendre avec elle le retour de son mari. Je m’excusai et lui dis qu’elle ne me verrait peut-être pas non plus le lendemain, et que j’étais venu l’en prévenir. Pour le coup, nous faillîmes nous quereller ; elle se mit à pleurer et m’accabla d’amers reproches. Mais quand je fus sur le point de la quitter, elle se jeta à mon cou et me conjura de n’être pas fâché contre son orpheline et d’oublier les paroles qu’elle m’avait dites.

Natacha était de nouveau toute seule, et elle me parut moins contente de me voir que la veille ; on aurait dit que je la dérangeais, que je l’ennuyais. Je lui demandai si Aliocha était venu.

— Oui, répondit-elle ; mais il n’est pas resté longtemps ; il a promis de revenir ce soir.

— Et hier au soir ?

— Non. Il a été retenu, ajouta-t-elle avec volubilité. Et toi, que fais-tu ?

Je vis qu’elle voulait changer de sujet de conversation, et qu’elle n’était pas dans son humeur habituelle, et j’en conclus qu’elle avait quelque nouveau chagrin qu’elle ne voulait pas avouer.

Pour répondre à la question qu’elle m’avait adressée sur ce que je faisais, je lui racontai l’histoire d’Hélène. Elle y prit beaucoup d’intérêt.

— Comment as-tu pu la laisser seule ? s’écria-t-elle lorsque j’eus fini.

Je lui expliquai que j’avais craint qu’elle ne fût fâchée ou qu’elle n’eût besoin de moi.

— En effet, dit-elle comme si elle se parlait à elle-même tout en réfléchissant, j’ai en effet besoin de toi. Mais laissons cela pour une autre fois. As-tu été chez eux ?

Je lui racontai ma visite à sa mère.

— Oui, Dieu sait comment mon père prendra toutes ces nouvelles. Du reste, qu’y a-t-il à prendre ?

— Ce qu’il y a, lui dis-je, un pareil changement !

— C’est vrai… Où peut-il être allé ?… Si tu pouvais venir demain ! j’aurai peut-être quelque chose à te dire… mais j’ai conscience de t’importuner ainsi ; maintenant retourne auprès de ta malade : voilà deux heures que tu l’as quittée.

— C’est vrai. Adieu, Natacha. Comment Aliocha était-il aujourd’hui ?

— Comme d’habitude.

— Au revoir, chère amie.

— Au revoir !

Elle me tendit négligemment la main, évitant même mon regard. J’en fus surpris, puis je me dis qu’elle avait beaucoup de choses qui lui trottaient par la tête, et des choses qui étaient loin d’être des plaisanteries. Elle me dira tout demain, pensai-je.

Je retournai tristement à la maison ; il faisait déjà sombre quand j’arrivai. Je trouvai Hélène, assise sur le canapé, la tête penchée sur la poitrine, et plongée dans une profonde rêverie. Elle semblait assoupie. Je m’approchai, elle murmurait quelque chose que je ne compris pas, et il me vint aussitôt l’idée qu’elle avait de nouveau le délire.

— Hélène, mon enfant, qu’as-tu ? lui demandai-je en m’asseyant près d’elle et la prenant par la main.

— Je veux m’en aller d’ici… J’aime mieux aller chez elle, dit-elle sans lever la tête.

— Chez qui veux-tu aller ? lui demandai-je tout étonné.

— Chez elle, chez la Boubnow. Elle dit que je lui dois beaucoup d’argent, qu’elle a fait enterrer maman avec son argent… Je ne veux pas qu’elle insulte maman… Je veux travailler chez elle et la payer par mon travail… Puis je m’en irai de chez elle, mais à présent je veux y retourner.

— Calme-toi, Hélène ; tu ne peux pas y aller, lui répondis-je, elle te tourmenterait, elle te perdrait…

— Qu’elle me perde ! qu’elle me tourmente ! reprit-elle avec feu. Une mendiante me l’a dit. Je suis pauvre, je veux être pauvre ; je serai pauvre toute ma vie ; ma mère me l’a ordonné, quand elle est morte. Je travaillerai… Je ne veux pas cette robe…

— Je t’en achèterai demain une autre et je t’apporterai tes livres. Tu demeureras avec moi, je ne te placerai chez personne, à moins que tu ne le désires toi-même, calme-toi…

— Je m’engagerai comme ouvrière.

— Bien, bien ! mais tranquillise-toi, couche-toi, dors ! Elle se mit bientôt à sangloter ; je ne savais que faire.

J’allai chercher de l’eau et je lui mouillai les tempes. Elle tomba enfin sans forces sur le canapé, et le frisson de la fièvre la reprit. Je la couvris de tout ce qui me tomba sous la main, et elle s’endormit, mais d’un sommeil agité et fréquemment interrompu. Quoique je n’eusse pas beaucoup marché pendant la journée, je n’en pouvais plus de fatigue, et je me couchai. De noirs présages tourbillonnaient dans mon esprit, et je pressentais que cette enfant me causerait beaucoup de peines et de chagrins. Mais Natacha m’inquiétait par-dessus tout. Il m’est rarement arrivé de m’endormir avec des pensées aussi lugubres que cette malheureuse nuit.

 

 

IX

Je m’éveillai le lendemain à neuf heures ; je me sentais tout malade ; la tête me tournait et me faisait atrocement mal. Je regardai le lit d’Hélène, il était vide. J’entendis frotter quelque chose sur le plancher, à droite de ma chambre ; je sortis, et je l’aperçus un petit balai à la main et relevant de l’autre sa robe parée qu’elle n’avait pas ôtée depuis l’avant-veille ; le bois préparé pour le poêle était rangé dans un coin ; sur la table bien essuyée se trouvait la théière, qu’elle avait rincée ; elle balayait le plancher ; bref, elle faisait le ménage.

— Hélène, m’écriai-je, qui t’a dit de balayer le plancher ? Je ne te le permets pas, tu es malade ; crois-tu être venue chez moi comme servante ?

— Qui balayera le plancher ? répondit-elle en se redressant et en me regardant. Je ne suis plus malade.

— Je ne t’ai pas prise pour te faire travailler, Hélène ; ce n’est pas comme chez la Boubnow. D’où as-tu ce vilain balai ?

— Il est à moi, je l’avais apporté pour balayer quand grand-papa demeurait ici, et je l’avais caché dans le poêle.

Je rentrai tout pensif dans la chambre, croyant comprendre que mon hospitalité lui était à charge et qu’elle voulait me montrer qu’elle n’entendait pas demeurer chez moi pour rien. Quelle fierté de caractère ! me dis-je. Un instant après, elle rentra et s’assit en silence. Elle me regardait comme si elle avait eu quelque question à me faire. Pendant ce temps j’avais préparé le thé ; je lui en versai une tasse que je lui donnai avec un morceau de pain blanc. Elle accepta sans rien dire. Elle n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures.

— Voilà que tu as sali ta jolie robe, lui dis-je en remarquant une grande raie sale sur le bas de la jupe.

Elle regarda la tache, posa sa tasse, et froidement, avec calme, elle prit des deux mains la jupe de mousseline et, d’un mouvement brusque, la déchira du haut en bas. Puis sans dire un mot, elle leva sur moi son regard fixe et brillant. Elle était devenue blême.

— Que fais-tu, Hélène ? m’écriai-je, persuadé que j’étais en présence d’une folle.

— C’est une vilaine robe, dit-elle presque suffoquée par l’émotion. Pourquoi avez-vous dit que c’était une jolie robe ? Je ne puis pas la porter, s’écria-t-elle tout à coup en se levant. Je veux la déchirer. Je ne lui ai pas demandé de me faire belle, c’est elle qui l’a voulu de force. J’en ai déjà déchiré une, je déchirerai celle-ci. Je veux la déchirer, la déchirer, la déchirer !…

Et en un clin d’œil, la malheureuse robe fut mise en loques. Lorsqu’elle eut fini, elle avait peine à se tenir debout. J’étais extrêmement surpris de cette exaspération, et la petite me jetait un regard provocateur, comme si, moi aussi, j’eusse été coupable envers elle. Du reste, il n’y avait pas grand mal ; je pensais lui acheter le jour même une robe neuve, et je ne voulus pas remettre de le faire : la douceur et la bonté pouvaient seules avoir prise sur cette pauvre petite créature que le malheur avait aigrie et effarouchée. On aurait dit qu’elle n’avait jamais vu de bonnes gens. Si elle avait, malgré l’attente d’un cruel châtiment, mis en lambeaux sa première robe, avec quelle exaspération ne devait-elle pas considérer celle-ci, qui lui rappelait un moment si peu éloigné et si affreux !

Il était facile d’acheter à la friperie et à bon marché une jolie petite robe toute simple ; mais j’étais presque sans argent pour le quart d’heure. Aussi avais-je pensé la veille au moyen de m’en procurer. Je pris mon chapeau, Hélène suivait tous mes mouvements, semblant s’attendre à quelque chose.

— M’enfermerez-vous de nouveau comme hier ? me demanda-t-elle en me voyant prendre la clef.

— Chère enfant, lui dis-je en m’avançant vers elle, ne sois pas fâchée contre moi ; je t’enferme parce que quelqu’un peut venir : tu es malade, tu pourrais avoir peur. Et Dieu sait qui peut venir, la Boubnow pourrait s’aviser de…

Je n’y croyais pas, je l’enfermais parce que je me méfiais d’elle : il me sembla qu’il lui venait tout à coup l’idée de s’enfuir, et je résolus de prendre mes précautions jusqu’à nouvel ordre. Elle se tut, et je l’enfermai cette fois encore.

Je connaissais un éditeur qui publiait un ouvrage en un grand nombre de volumes. J’avais quelquefois travaillé pour lui quand j’étais à court d’argent. Il m’avança vingt-cinq roubles sur un article que je m’engageai à lui faire dans les huit jours.

Je me rendis au marché, et j’eus bientôt trouvé une fripière, à laquelle je donnai approximativement la taille de la petite fille ; et, en un clin d’œil, elle m’eut choisi une petite robe d’indienne claire, qui n’avait été lavée qu’une fois et d’un prix très-modique. J’achetai aussi un fichu ; je me dis que l’enfant aurait besoin d’une petite pelisse, d’un manteau ou de quelque chose de ce genre, car il commençait à faire froid, et elle n’avait absolument rien ; mais je remis cet achat, à un autre jour. Elle était tellement susceptible et fière que je ne savais quel accueil elle ferait à la robe, que j’avais prise à dessein aussi simple, aussi peu voyante que possible. Je pris encore deux paires de bas de fil et une de laine ; je pouvais les lui donner sous prétexte qu’elle était malade et que la chambre était froide. Il lui fallait aussi du linge, mais je laissai cela jusqu’au moment où nous aurions fait plus ample connaissance. Enfin, je fis l’acquisition d’une vieille draperie pour la tendre devant le lit, chose indispensable, et dont elle serait sans doute très-satisfaite. À une heure, j’étais de retour avec toutes mes emplettes. La porte s’ouvrait presque sans bruit, de sorte qu’elle ne m’entendit pas rentrer. Elle était devant ma table à feuilleter mes livres et mes papiers ; en m’entendant, elle s’éloigna de la table en rougissant. Je regardai le livre qu’elle venait de poser ; c’était mon premier roman, et mon nom se trouvait sur le titre.

— Pourquoi m’avez-vous renfermé ? dit-elle d’un ton de taquinerie. Quelqu’un a frappé à la porte.

— C’était peut-être le médecin, lui dis-je ; n’as-tu pas répondu ?

— Non.

Je défis mon paquet, j’en tirai les vêtements.

— Chère petite amie, lui dis-je, tu ne peux pas rester ainsi déguenillée ; aussi t’ai-je acheté une robe de tous les jours, tout à fait bon marché, de sorte que tu n’as pas besoin d’avoir des scrupules à cet égard ; elle ne coûte qu’un rouble vingt-cinq kopecks.

Je posai la robe sur le canapé, elle rougit et me regarda étonnée et confuse ; mais quelque chose de doux, de tendre, brillait dans ses yeux. Voyant qu’elle se taisait, j’allai à ma table. Ma conduite lui causait évidemment une grande surprise, mais elle s’efforçait de la maîtriser et restait assise, les yeux baissés.

La tête me tournait et me faisait toujours plus mal ; l’air frais ne m’avait pas soulagé. Il me fallait cependant aller chez Natacha, au sujet de laquelle mon inquiétude ne faisait qu’augmenter. Tout à coup Hélène m’appela ; je me tournai vers elle.

— Quand vous sortez, ne m’enfermez pas, dit-elle en tirant de ses petits doigts la passementerie du canapé, sans me regarder, comme absorbée dans cette occupation. Je ne m’en irai pas.

— Très-bien, Hélène, j’y consens ; mais s’il vient quelqu’un ? Et Dieu sait qui peut venir !

— Laissez-moi la clef, je fermerai en dedans ; si quelqu’un frappe, je dirai que vous êtes sorti.

Et elle me regardait d’un œil malicieux comme pour me dire : Ce n’est pas plus difficile que ça.

— Qui est-ce qui blanchit votre linge ? me demanda-t-elle sans attendre ma réponse.

— Une femme qui demeure dans cette maison.

— Moi aussi je sais blanchir le linge. Et où avez-vous pris le dîner hier ?

— Chez le traiteur.

— Je sais faire la cuisine. Je vous ferai à manger.

— Assez, Hélène ! Tu plaisantes. Quelle cuisine saurais-tu faire ?

Elle se tut et baissa les yeux ; ma remarque lui avait fait de la peine. Nous gardâmes tous deux le silence pendant quelques minutes.

— De la soupe, dit-elle tout à coup, sans lever la tête.

— Que dis-tu ? fis-je tout étonné.

— Je sais faire la soupe, j’en faisais à maman quand elle était malade ; j’allais aussi au marché.

— Tu vois, Hélène, tu vois combien tu es fière ! lui dis-je en m’asseyant auprès d’elle. J’agis envers toi comme mon cœur me dit de le faire ; tu es seule, orpheline, malheureuse, je veux te secourir. Toi aussi, tu me secourrais si j’étais malheureux ; cependant tu ne veux pas penser ainsi, et tu trouves pénible d’accepter une bagatelle, tu veux me payer, travailler pour moi, comme si j’étais la Boubnow, comme si je te reprochais quelque chose.

Ses lèvres s’agitèrent comme pour dire quelque mot, mais elle garda le silence.

Je me levai pour aller chez Natacha ; je lui laissai la clef et lui recommandai, si quelqu’un heurtait, de demander qui c’était. Je tremblais qu’il ne fût arrivé à Natacha quelque malheur qu’elle me cachait, ce qu’elle n’avait pas fait auparavant, et j’étais décidé à ne pas rester longtemps chez elle pour ne pas l’irriter ou l’importuner.

J’avais deviné juste : elle m’accueillit d’un regard dur et mécontent. Je voulus repartir sur-le-champ ; mais je sentis mes jambes me manquer.

— Je suis venu te demander conseil, lui dis-je. Que dois-je faire de ma petite pensionnaire ? Et je lui racontai ce qui s’était passé ; elle m’écouta en silence.

— Je ne sais ce que je te dois conseiller, répondit-elle. Ce que tu viens de me dire indique que c’est une étrange petite créature, qui a sans doute beaucoup souffert. Attends qu’elle se rétablisse. As-tu l’intention de la mener chez mes parents ?

— Elle dit qu’elle ne veut pas me quitter, et Dieu sait comment elle serait reçue ; je suis extrêmement embarrassé. Et toi, chère amie, comment vas-tu ? Tu avais l’air malade hier, ajoutai-je avec hésitation.

— Oui, et je ne me sens pas bien aujourd’hui non plus, répondit-elle. N’as-tu vu personne des nôtres ?

— Non, j’irai demain. C’est demain samedi, n’est-ce pas ?

— Oui, pourquoi cette question ?

— C’est samedi que le prince doit venir te voir…

— Oui ! croyais-tu que je l’avais oublié ?

— Non, je t’en ai parlé sans autre intention…

Elle se tint longtemps debout devant moi à me regarder d’un regard fixe et fiévreux.

— Vania, me dit-elle, laisse-moi ; je t’en prie…

Je me levai et la regardai avec surprise.

— Qu’as-tu, chère amie ? il est arrivé quelque chose ! m’écriai-je tout effrayé.

— Il n’est rien arrivé. Demain tu sauras tout ; mais j’ai besoin d’être seule, laisse-moi. Il m’est si pénible, si pénible de te voir !

— Mais dis-moi, au moins…

— Tu sauras tout demain ! Oh ! mon Dieu ! ne veux-tu pas t’en aller… ?

Je sortis stupéfait, sachant à peine ce que je faisais. Mavra me suivit sur le palier.

— Elle est furieuse, dit-elle ; moi, j’ai peur de l’approcher.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle a que le nôtre n’a pas montré son nez depuis trois jours.

— Comment ! il n’est pas venu depuis trois jours ? m’écriai-je ; mais elle m’a dit qu’il était venu hier matin et qu’il avait l’intention de venir le soir…

— Il n’est venu ni le matin ni le soir ; je te dis qu’il y a trois jours qu’on ne l’a pas aperçu. Est-il possible qu’elle ait dit cela ?

— Elle me l’a dit.

— Ma foi ! dit Mavra toute rêveuse, il faut que ce soit rude, si elle n’avoue pas qu’il n’est pas venu. Un gentil garçon !

— Mais qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je.

— Cela veut dire que je ne sais que faire d’elle, répliqua Mavra en levant les bras : hier au soir elle voulait encore m’envoyer chez lui, et elle m’a rappelée deux fois ; aujourd’hui, elle ne parle même pas. Tu devrais bien aller chez lui ; moi, je n’ose pas la quitter.

Je m’élançai dans l’escalier.

— Viendras-tu ce soir ? me cria Mavra.

— Nous verrons ça là-bas, lui répondis-je sans interrompre ma course. Je viendrai peut-être te demander des nouvelles, à moins que je ne sois plus vivant.

 

 

X

Je courus chez Aliocha. Il demeurait à la Petite Morskaïa, chez son père, qui avait un assez grand appartement. Aliocha occupait deux belles chambres. J’avais rarement été chez lui, une seule fois. Quant à lui, il était venu plus souvent chez moi, surtout au commencement de sa liaison avec Natacha. Il était sorti ; j’allai tout droit dans son cabinet et lui écrivis ce billet :

— Aliocha, avez-vous perdu la raison ? Lorsque, l’autre soir, votre père a demandé à Natacha de vous faire l’honneur de devenir votre femme, vous avez été transporté de joie, ce dont j’ai été témoin. Votre façon d’agir depuis lors est étrange, avouez-le. Savez-vous le mal que vous lui faites ? Que dans tous les cas ces lignes vous rappellent que votre conduite envers votre future femme est indigne et légère au plus haut degré. Je n’ignore pas que je n’ai aucun droit de vous faire des remontrances, mais c’est le moindre de mes soucis.

« P. S. — Elle ne sait absolument rien de cette lettre et ne m’a pas même parlé de vous. »

Je cachetai ce billet et le laissai sur sa table. Le domestique me dit qu’Aliocha n’était presque jamais chez lui et qu’il ne rentrerait que tard dans la nuit.

Je pus à peine retourner à la maison ; j’avais des éblouissements, et mes jambes fléchissaient sous moi. Je trouvai le vieux Ikhméniew assis devant ma table à m’attendre et regardant Hélène avec étonnement.

Hélène le regardait avec une surprise non moins grande et gardait un silence obstiné. Elle doit lui sembler bien singulière, pensai-je.

— Voilà une heure que je t’attends, dit-il, et je t’avoue que je ne pensais pas te trouver ainsi, ajouta-t-il en examinant la chambre et en clignant légèrement de l’œil du côté d’Hélène. Je remarquai qu’il jetait plus triste et plus agité qu’à l’ordinaire.

— Assieds-toi, continua-t-il, j’ai à te parler. Mais qu’as-tu donc ? Qu’est-ce que c’est que cette figure ? Es-tu malade ?

— Je ne me sens pas bien ; la tête me tourne depuis ce matin.

— Ah ! prends garde, il ne faut pas négliger ces choses-là. Tu auras pris froid.

— Non, c’est tout simplement un accès nerveux. Cela m’arrive fréquemment. Mais vous, vous n’êtes pas non plus bien portant.

— Ce n’est rien… J’ai des ennuis. Assieds-toi.

Je m’assis en face de lui. Il se pencha légèrement vers moi et me dit à demi-voix :

— Ne la regarde pas, et faisons semblant de parler d’autre chose. Qui est-ce ?

— Je vous le dirai après ; c’est une orpheline, la petite-fille de ce Smith qui demeurait dans cette chambre et qui est mort à la confiserie.

— Tiens ! il avait une petite fille ! Sais-tu qu’elle est très-drôle ? Elle a une manière de vous regarder ! Si tu avais tardé encore cinq minutes, je n’y tenais plus. Elle ne voulait pas m’ouvrir, et jusqu’à présent pas une syllabe. Comment est-elle chez toi ? Elle est sans doute venue chez son grand-père, ignorant qu’il était mort.

— Oui, elle était bien malheureuse. Le vieux a parlé d’elle en mourant.

— Hem ! Tel grand-père, telle petite-fille. Tu me raconteras ça après. Peut-être y aura-t-il moyen de l’aider, puisqu’elle est si malheureuse… Ne pourrait-elle pas nous laisser un peu ? j’ai à te parler d’affaires, de choses sérieuses.

— Où irait-elle ? elle demeure chez moi.

Je lui dis quelques mots pour le mettre au courant, et j’ajoutai que nous pouvions causer devant elle, que c’était encore une enfant.

— Oui, oui… c’est juste. Mais tu m’as abasourdi. Elle est tout à fait chez toi !

La petite restait silencieuse et la tête baissée, tiraillant de ses petits doigts la bordure du canapé ; elle sentait qu’elle faisait le sujet de notre conversation. Elle avait mis sa nouvelle robe, qui était tout à fait à sa taille, s’était peignée avec soin, et n’eût été la sauvagerie de son regard, c’aurait été une charmante petite fille.

— Pour être bref et clair, commença le vieillard, je te dirai que l’affaire qui m’amène est excessivement grave…

Il s’était penché sur la table, le visage sombre et préoccupé, et, malgré la brièveté et la clarté qu’il m’avait annoncées, il ne savait par où entrer en matière.

Où veut-il en venir ? pensai-je.

— Je suis venu te demander un service, reprit-il. Mais il faut d’abord que je t’initie à quelques circonstances excessivement… délicates.

Il toussa en me regardant à la dérobée ; il rougit, puis se dépitant de son manque de présence d’esprit :

— Mais quel besoin avons-nous d’explications ? s’écria-t-il tout à coup ; tu comprendras aisément, car rien n’est plus simple : je veux me battre avec le prince, et je suis venu te demander de me servir de témoin…

Je me renversai sur le dossier de ma chaise et le regardai avec stupeur.

— Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Tu te dis que je suis fou !

— Permettez, Nicolas Serguiévitch ; quelle raison ? dans quel but ? enfin, comment voulez-vous… ?

— Un prétexte ! un but ! Voilà qui est magnifique !…

— Bien, bien ! je sais ce que vous allez me dire ; mais à quoi cela portera-t-il remède ? à quoi aboutirez-vous ? je n’y comprends rien, je vous l’avoue.

— Je me l’étais bien dit ! Écoute. Notre procès est terminé, ou le sera un de ces jours ; il n’y a plus que quelques formalités sans importance ; je l’ai perdu, et je suis condamné à payer dix mille roubles ; telle est la sentence. Ma propriété d’Ikhménievskoé est sous séquestre, de sorte qu’à l’heure qu’il est cet infâme est sûr de son argent, et que moi, par la remise de ma propriété, je suis redevenu un étranger pour lui. C’est à présent que je relève la tête. Ainsi donc, noble prince ! deux ans durant, vous m’avez outragé, vous avez traîné mon nom dans la boue, vous avez déshonoré moi et les miens, et j’ai été forcé de le supporter ! je n’avais pas le droit de vous provoquer, car vous m’auriez dit en pleine figure : « Ah ! rusé compère, tu veux me tuer, afin de n’avoir pas à débourser l’argent que tu seras condamné à me payer tôt ou tard, tu le sais bien ! Non ! voyons d’abord comment se terminera notre procès ; tu pourras me provoquer ensuite. » À présent, très-noble prince, le procès est jugé ; vous avez obtenu gain de cause, il ne reste donc plus la moindre difficulté ; vous aurez l’obligeance de venir faire un tour hors de la ville avec moi : voilà à quoi nous en sommes. Ou bien penses-tu que je n’aie pas le droit de me venger enfin de tout, de tout, de tout ?

Ses yeux lançaient des éclairs. Je le regardai longtemps en silence, cherchant à pénétrer sa pensée.

— Nicolas Serguiévitch, dis-je, décidé enfin à prononcer le mot important et sans lequel nous ne pouvions nous comprendre, pouvez-vous être entièrement franc envers moi ?

— Je le puis, répondit-il avec fermeté.

— Dites-moi sans détour si c’est uniquement un sentiment de vengeance qui vous pousse à le provoquer, ou bien si vous avez quelque autre mobile.

— Vania, reprit-il, tu sais que je ne permets à personne de toucher à certains points ; faisons exception pour cette fois, puisque tu as deviné dès le début qu’il n’y avait pas moyen d’éviter celui-là. Oui, j’ai un autre but, celui de sauver ma fille, qui court à sa perte.

— Comment ce duel la sauverait-il ?

— En renversant tout ce qu’ils machinent maintenant. Ne va pas penser que ce soit la tendresse paternelle ou quelque faiblesse de ce genre qui parle en moi. Ce sont là des absurdités. Je ne montre à personne ce qui est au fond de mon âme. Ma fille m’a quitté, elle s’est enfuie de ma maison avec son amant, et moi, je l’ai arrachée de mon cœur, je l’en ai arrachée à jamais, ce même soir, tu t’en souviens, n’est-ce pas ? Que tu m’aies vu sanglotant devant son portrait, il ne s’ensuit pas que je veuille lui pardonner. Je ne lui pardonnais pas non plus alors. Ce n’est pas elle que je pleurais ; je pleurais mon bonheur perdu, mes illusions évanouies. Je pleure peut-être souvent ; je n’ai pas honte d’en faire l’aveu, pas plus que je n’ai honte d’avouer que j’ai aimé mon enfant par-dessus tout. Cela semble en contradiction avec ma conduite. Tu me diras : Si c’est ainsi, si vous êtes devenu indifférent au sort de celle que vous avez cessé de regarder comme votre fille, pourquoi voulez-vous intervenir dans ce qui se trame en ce moment ? À quoi je te répondrai : D’abord, parce que je ne veux pas que cet homme vil et astucieux triomphe, et ensuite par un simple sentiment de la plus vulgaire philanthropie. Pour n’être plus ma fille, elle n’en est pas moins un être faible et sans défense, que l’on trompe et que l’on trompera encore davantage pour la perdre définitivement. Je ne puis pas me jeter tout droit dans cette affaire, mais je le puis indirectement, en me battant. Si je suis tué, si mon sang coule, il n’est pas possible qu’elle passe sur mon cadavre pour aller s’unir au fils de mon assassin, comme la fille de ce roi (tu te rappelles ce livre dans lequel tu apprenais à lire) qui fit passer son char sur le corps de son père. Et d’ailleurs, s’il se bat, le prince lui-même ne voudra plus de ce mariage. En un mot, je ne veux pas de cette union, et je ferai tous mes efforts pour l’empêcher. Me comprends-tu maintenant ?

— Non. Si vous désirez le bien de Natacha, comment pouvez-vous vous résoudre à mettre empêchement à ce mariage, c’est-à-dire à la seule chose qui puisse la réhabiliter ?

— Fouler aux pieds l’opinion du grand monde, voilà comment elle doit penser ! Il faut qu’elle reconnaisse que ce mariage, cette alliance avec ces gens vils et lâches, avec cette triste société, est le comble de l’ignominie. Un noble orgueil, voilà quelle doit être sa réponse à ce monde. Il se peut alors que je consente à lui tendre la main, et nous verrons qui osera venir diffamer mon enfant !

J’étais stupéfié d’un idéalisme aussi désespéré ; je vis bien que le vieillard était hors de lui, et que c’était la colère qui parlait.

— C’est être par trop idéaliste, lui répondis-je, et en même temps trop cruel. Vous lui demandez une force que vous ne lui avez peut-être pas donnée avec la vie. Croyez-vous qu’elle veuille se marier pour devenir princesse ? Vous savez bien que c’est l’amour, la passion, la fatalité. En définitive, vous exigez d’elle qu’elle méprise l’opinion du monde, et vous même vous vous inclinez devant cette opinion. Le prince vous a offensé ; il vous a publiquement accusé de vouloir, par de vils motifs et par tromperie, vous allier à sa maison princière ; si elle refuse après une proposition formelle de leur part, ce sera la réfutation la plus manifeste et la plus complète de toutes les calomnies. Voilà ce que vous obtenez ! Vous courbez la tête devant l’opinion du prince lui-même, vous le forcez à avouer sa faute, vous voulez le rendre ridicule et vous venger, et vous sacrifiez le bonheur de votre fille. N’est-ce pas du pur égoïsme ?

Il était assis, sombre et fronçant les sourcils, et resta longtemps sans me répondre.

— Tu es injuste envers moi, Vania, dit-il enfin, et une larme gonfla sa paupière ; je te jure que tu es injuste, mais laissons cela ! Je ne puis pas retourner mon cœur devant toi, continua-t-il en se levant et en prenant son chapeau ; mais un dernier mot : tu parlais tout à l’heure du bonheur de ma fille. Eh bien ! je n’y crois pas, à ce bonheur, sans compter que ce mariage n’aura jamais lieu, même sans mon intervention.

— Comment ! D’où vous vient cette pensée ? Savez-vous quelque chose ? m’écriai-je vivement intrigué.

— Je ne sais rien ; mais ce maudit renard n’a pas pu se résoudre à pareille chose. Tout cela est absurde, ce n’est qu’un leurre. J’en suis persuadé, et, rappelle-toi mes paroles, il en arrivera comme je te dis. Si ce mariage avait lieu, ce ne serait que dans le cas où ce misérable aurait quelque secret calcul qui tournerait à son profit, et je ne comprends décidément pas comment cela pourrait être. Tu n’as qu’à tirer la conclusion. Crois-tu qu’elle puisse être heureuse dans cette union ? Les reproches, les humiliations ne se feraient pas attendre ; elle serait la compagne d’un gamin à qui, maintenant déjà, son amour est à charge et qui, dès qu’elle sera sa femme, la méprisera, l’accablera d’offenses et d’humiliations : la passion s’accroîtra d’un côté à mesure qu’elle se refroidira de l’autre. Puis viendra la jalousie, les tourments, l’enfer, la séparation, le crime peut-être… Vania ! si c’est là ce que vous préparez, si tu y mets la main, tu en répondras devant Dieu ! mais ce sera trop tard ! Adieu !

Je le retins.

— Écoutez, décidons que nous attendrons. Soyez sûr qu’il n’y a pas que deux yeux qui observent cette affaire, et qu’il se peut qu’elle se dénoue pour le mieux, d’elle-même, sans qu’il y ait nécessité d’avoir recours aux moyens extrêmes, à un duel. Le temps est le meilleur faiseur de dénoûments ! D’ailleurs votre dessein est inexécutable. Avez-vous pu penser un instant que le prince se battrait avec vous ?

— Comment ! il refuserait ! tu es fou !

— Je vous jure qu’il ne se battra pas ; il trouvera un faux-fuyant parfaitement honorable, il mènera cette affaire avec une gravité pédantesque, et vous serez couvert de ridicule…

— De grâce, cher ami, de grâce ! Après cela je m’avoue vaincu. Comment ferait-il pour refuser ? On voit que tu es poëte. Trouves-tu qu’il soit messéant de se battre avec moi ? Je le vaux bien ; je suis un vieillard, un père outragé ; j’ai pour témoin un littérateur russe, donc un homme honorable… Je ne comprends vraiment pas ce qu’il te faut encore…

— Vous verrez. Il donnera telles raisons que vous, le premier, vous trouverez qu’il est impossible que vous vous battiez.

— Hem ! fort bien, mon ami, j’attendrai. Nous verrons ce que le temps amènera ; mais donne-moi ta parole d’honneur que tu ne diras rien de notre conversation, ni là-bas ni à ma femme.

— Je vous la donne.

— Puis, Vania, fais-moi la grâce de ne plus jamais revenir sur ce sujet.

— Je vous le promets.

— Encore une prière pour finir : tu t’ennuies chez nous, je le sais, mais viens nous voir plus souvent, je t’en prie : ma pauvre Anna Andréievna t’aime tant et… et… elle est si triste sans toi… tu comprends, n’est-ce pas, Vania ?

Et il me serrait la main à la briser. Je lui promis de tout mon cœur ce qu’il me demandait.

— Maintenant, Vania, il reste encore une question chatouilleuse. As-tu de l’argent ?

— De l’argent ? répétai-je tout étonné.

— Oui (il rougit et baissa Les yeux) ; à voir ton logement… les circonstances… tu peux avoir des dépenses imprévues (surtout à présent)… tiens, cher ami, voici cent cinquante roubles, en cas de besoin… pour la première occasion…

— Cent cinquante roubles, et encore pour la première occasion, au moment où vous venez de perdre votre procès !…

— Vania ! tu ne me comprends pas. Il peut se présenter des cas extraordinaires. Il y a certains moments où l’argent procure une situation indépendante et permet de prendre librement une résolution. Tu n’en as peut-être pas besoin en ce moment ; mais tu peux en avoir besoin bientôt. Dans tous les cas, je te les laisse ; si tu ne les dépenses pas, tu me les rendras. Sur ce, au revoir ! Dieu ! que tu es pâle ! tu es vraiment malade…

Je pris l’argent : j’avais compris de reste pourquoi il me le laissait.

— Je puis à peine me tenir sur mes jambes, lui répondis-je.

— Il faut te soigner, cher ami ; ne sors plus aujourd’hui. Je dirai ton état à Anna Andréievna. Ne faudrait-il pas. appeler un médecin ? Je viendrai te voir demain, ou du moins je tâcherai si mes jambes peuvent me porter. Tu ferais bien de te coucher… Adieu donc ; adieu, petite fille. Pourquoi te détournes-tu ? Tiens, me dit-il à l’oreille, prends encore ces cinq roubles pour la petite. Mais ne lui dis pas que c’est de moi : achète-lui des souliers, du linge… il lui manque, sans doute, beaucoup de choses. Adieu, cher ami…

Je l’accompagnai jusqu’à la porte cochère, et j’envoyai le portier me chercher à manger. Hélène n’avait pas encore dîné…

 

 

XI

À peine étais-je remonté chez moi, que je vis la chambre tourner autour de moi, et je tombai de tout mon long sur le plancher. Hélène jeta un cri et se précipita pour me retenir, c’est tout ce que je me rappelle.

Je me retrouvai couché. Hélène me raconta plus tard qu’elle m’avait transporté sur le canapé avec l’aide du portier qui revenait avec le dîner. Je me réveillai à diverses reprises, et chaque fois je voyais penché sur moi le petit visage compatissant et soucieux de l’enfant, et la gentille image de la pauvre petite m’apparaissait comme une vision au milieu de mon assoupissement. Elle me donnait à boire, arrangeait mon lit ou bien, assise auprès de moi, triste et effrayée, elle lissait mes cheveux de ses petits doigts. Une fois je me souviens que je sentis ses lèvres sur mon front. Une autre fois je m’éveillai tout à coup, et, à la lueur de la chandelle qui achevait de se consumer sur ma table, je la vis la tête sur mon oreiller, dormant d’un sommeil inquiet ; ses lèvres pâles étaient entr’ouvertes, et elle tenait sa main sur sa joue brûlante. Cela dura jusque vers le matin. La chandelle s’était éteinte, et les rayons clairs et roses de l’aurore jouaient le long du mur. Hélène était assise sur une chaise, soutenant sa tête de son bras gauche, étendu sur la table, et dormait profondément ; je considérai cette petite figure d’enfant couverte, même pendant le sommeil, d’une expression de précoce tristesse, et d’une beauté étrange et maladive, ce petit visage tout pâle avec ses longs sourcils arqués, ces joues amaigries encadrées de cheveux noirs comme le jais qui, négligemment noués, retombaient épais et lourds sur son épaule : sa main droite reposait sur mon oreiller, je baisai doucement cette petite main toute maigre ; la pauvre enfant ne se réveilla pas ; mais il me sembla voir un sourire errer sur ses lèvres pâles. Je continuai longtemps à la regarder, et je m’endormis d’un sommeil paisible et réparateur.

Cette fois, je dormis jusqu’à midi, et à mon réveil j’étais à peu près guéri. Une faiblesse et une lourdeur dans les membres témoignaient seules encore de ma récente maladie. J’avais déjà eu auparavant de courtes attaques de nerfs comme celle-là ; elles m’étaient bien connues. Le mal ne durait guère qu’une journée, ce qui ne l’empêchait pas d’être violent.

La première chose que je vis en me réveillant, ce fut, tendu sur un cordon en travers devant l’un des coins de la chambre, le rideau que j’avais acheté la veille : Hélène s’était arrangé un petit réduit. Elle était assise devant le poêle et préparait le thé. Quand elle me vit réveillé, elle sourit et s’approcha toute joyeuse.

— Chère amie, lui dis-je en lui prenant la main, tu m’as veillé toute la nuit. Je ne te savais pas si bonne.

— Comment savez-vous que j’ai veillé ? j’ai peut-être dormi toute la nuit, dit-elle en rougissant et en me regardant d’un air malicieux et timide.

— Je l’ai vu ; tu ne t’es endormie que vers le jour.

— Voulez-vous prendre le thé ? dit-elle comme pour couper court à cette conversation.

— Oui, donne-moi du thé ; tu n’as pas dîné hier ?

— Non, mais j’ai soupé ; ne vous agitez pas, restez tranquille ; vous êtes encore malade, ajouta-t-elle en m’apportant une tasse de thé et en s’asseyant sur mon lit.

— Je ne puis pas rester couché : il faut que je sorte ce soir ; d’ailleurs, j’ai le temps de me lever.

— Est-il bien nécessaire que vous sortiez ? Chez qui voulez-vous aller ? Chez cet homme qui est venu vous voir hier ?

— Non, pas chez lui.

— Je suis bien aise que ce ne soit pas chez lui ! C’est lui qui vous a rendu malade. Irez-vous chez sa fille ?

— Que sais-tu de sa fille ?

— J’ai tout entendu, dit-elle en baissant les yeux. C’est un méchant vieillard, ajouta-t-elle au bout d’une minute d’hésitation.

— Tu ne le connais pas. C’est, au contraire, un excellent homme.

— Non, non ! il est méchant ; j’ai tout entendu, répondit-elle avec animation.

— Qu’as-tu entendu ?

— Il ne veut pas pardonner à sa fille…

— Il l’aime pourtant. Elle est bien coupable envers lui, et, malgré cela, il s’inquiète d’elle, il se tourmente.

— Pourquoi ne lui pardonne-t-il pas ? À présent même, s’il pardonnait, sa fille devrait ne pas aller chez lui.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il ne mérite pas que sa fille l’aime, s’écria-t-elle avec véhémence. Elle fera mieux de ne pas retourner chez lui, d’aller mendier afin qu’il la voie misérable et demandant l’aumône. Ses yeux étincelaient et ses joues étaient brûlantes. Je ne m’expliquais pas cette irritation.

— Est-ce chez lui que vous vouliez me placer ? reprit-elle après un moment de silence.

— Oui, Hélène.

— J’aime mieux m’engager comme servante.

— Ah ! que c’est mal de parler ainsi, Lénotchka ! Qui est-ce qui te prendra ? C’est absurde.

— Le premier moujik venu, répondit-elle impatientée et irritée, et en baissant toujours les yeux.

— Un moujik n’a que faire d’une servante comme toi, lui répondis-je en souriant.

— Eh bien ! j’irai chez des seigneurs.

— Avec ton caractère, comment pourrais-tu demeurer chez des seigneurs ?

— Oui, avec mon caractère. Et plus elle s’emportait, plus ses réponses étaient brusques.

— Tu n’y tiendrais pas.

— J’y tiendrai. On me grondera, et je me tairai ; on me battra, je me tairai, je me tairai toujours. Qu’on me batte ! pour rien au monde je ne pleurerai. Ils se trouveront encore plus mal de leur méchanceté quand ils verront que je ne pleure pas.

— Qu’as-tu donc, Hélène ? Pourquoi es-tu si irritée et si fière ? Tu as sans doute été bien malheureuse !

Je me levai et allai m’asseoir à table. Hélène, perdue dans ses pensées, tiraillait en silence la bordure du canapé.

Je dépaquetai machinalement les livres que j’avais apportés la veille pour mon article, et je me mis à les feuilleter et à écrire.

— Qu’est-ce que vous écrivez là ? me demanda Hélène avec un sourire timide, en s’approchant de ma table.

— Toutes sortes de choses, Lénotchka ; je gagne ma vie en écrivant.

Je lui expliquai que j’écrivais des histoires sur différents sujets, et que le résultat formait un livre appelé nouvelle ou roman. Elle m’écoutait avec curiosité.

— C’est vrai, ce que vous écrivez ?

— Non, je l’invente.

— Pourquoi n’écrivez-vous pas quelque chose qui soit vrai ?

— Tiens, lui dis-je sans répondre à sa question, tu peux lire ce livre que tu regardais il y a un moment. Tu sais lire, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, lis ce livre, c’est moi qui l’ai écrit.

— Vous ? Oh ! je le lirai…

Elle avait envie de dire encore quelque chose ; mais elle était gênée, je le voyais ; elle était agitée, et ses questions cachaient quelque pensée qu’elle n’osait formuler.

— Gagnez-vous beaucoup d’argent pour ce que vous écrivez ? demanda-t-elle enfin.

— Ça dépend. Quelquefois beaucoup, et quelquefois rien du tout, parce que le travail ne veut pas aller. C’est un travail difficile.

— Alors vous n’êtes pas riche ?

— Non.

— Dans ce cas, je veux travailler et vous aider.

Elle me regarda, mais rougit et baissa de nouveau les yeux. Tout à coup elle se précipita sur moi, m’embrassa et pressa avec force son visage sur ma poitrine. J’étais stupéfait.

— Je vous aime… je ne suis pas fière, dit-elle. Vous m’avez dit que j’étais fière. Non, non… je ne suis pas fière… je vous aime. Vous êtes la seule personne au monde qui m’aime…

Elle suffoquait et se mit à sangloter comme pendant l’attaque de la veille. Elle tomba à genoux devant moi, me baisa les mains, les genoux.

— Vous m’aimez ! répétait-elle ; vous seul, vous seul !

Et elle serrait convulsivement mes genoux dans ses bras. Ses sentiments, si longtemps contenus, se frayaient tout à coup une issue et s’échappaient en un torrent que rien n’aurait pu arrêter ; je compris alors l’étrange obstination de ce cœur qui s’était chastement caché jusqu’alors, et cela avec d’autant plus d’opiniâtreté et de rigueur que le besoin de se manifester, de se déverser, était plus violent jusqu’à cette explosion, devenue inévitable au moment où l’être tout entier, s’oubliant lui-même, s’abandonnait au besoin d’aimer, de montrer sa reconnaissance, de prodiguer ses caresses et de se soulager par les larmes. Elle se calma peu à peu, mais elle évitait de tourner son visage vers moi ; une ou deux, fois elle me jeta un regard rapide, doux et timide. Enfin elle rougit et se mit à sourire.

— Te sens-tu mieux, ma sensible petite Lénotchka, ma chère petite malade ? lui demandai-je.

— Non, pas Lénotchka, non… murmura-t-elle tout en continuant à me cacher son petit visage.

— Tu ne veux pas que je t’appelle Lénotchka ? Comment faut-il t’appeler ?

— Nelly.

— Nelly ? Pourquoi justement Nelly ? D’ailleurs, c’est un très-joli nom. Je t’appellerai donc Nelly, si tu le désires.

— C’est ainsi que maman m’appelait… personne ne m’a appelée ainsi, excepté elle… Je ne voulais pas que quelqu’un m’appelât ainsi, excepté maman… Mais vous, je veux que vous m’appeliez Nelly. Je veux… je vous aimerai toujours, toujours…

Petit cœur aimant et fier ! pensai-je ; que de temps il m’a fallu pour te gagner… Mais à présent, je sais que tu m’es dévoué pour toujours.

— Écoute, Nelly, lui dis-je aussitôt qu’elle fut plus calme, tu dis que ta maman seule t’aimait ; est-ce que ton grand-père ne t’aimait pas ?

— Non, il ne m’aimait pas…

— Et pourtant, tu as pleuré quand tu as appris sa mort ; tu te souviens, là, dans l’escalier ?

Elle réfléchit un instant.

— Non, il ne m’aimait pas… Il était méchant…, dit-elle, et une expression de souffrance se peignit sur son visage.

— C’est qu’il était complètement tombé en enfance. Il est mort comme un homme qui n’a plus sa raison ; tu sais, je t’ai raconté comment il est mort.

— Oui, mais ce n’est que le dernier mois qu’il était devenu ainsi et qu’il avait tout oublié. Il était assis là toute la journée, et si je n’étais pas venue, il serait resté ainsi un second jour et un troisième, sans boire, sans manger. Mais avant la mort de maman il n’était pas ainsi.

— Alors, c’est toi qui lui apportait son manger ?

— Oui.

— Et d’où l’avais-tu ? de chez la Boubnow ?

— Je n’ai jamais rien pris chez la Boubnow, dit-elle avec fermeté.

— D’où avais-tu ce que tu lui apportais ? Tu n’avais rien toi-même.

Elle hésita un instant.

— J’allais demander l’aumône dans les rues… dit-elle enfin d’une voix sourde ; quand j’avais reçu cinq kopecks, je lui achetais du pain et du tabac à priser.

— Et il le permettait ! Nelly ! chère Nelly !

— Au commencement, j’allais sans le lui dire. Lorsqu’il le sut, c’est lui qui m’envoya mendier. Je me tenais sur le pont, il m’attendait à quelque distance, et, quand on m’avait donné quelques kopecks, il se jetait sur moi et me les prenait, comme si je n’avais pas mendié pour lui, ajouta-t-elle avec un sourire plein d’amertume. C’était après la mort de maman ; il était comme fou.

— Il aimait donc ta maman ? Pourquoi ne demeurait-il pas avec elle ?

— Il ne l’aimait pas… Il était méchant et ne voulait pas lui pardonner… comme ce méchant vieillard d’hier, continua-t-elle en baissant la voix.

Je tressaillis : l’intrigue de tout un roman apparut étincelante à mon imagination. Cette malheureuse mourant dans un sous-sol chez un fabricant de cercueils, cette orpheline allant voir à de rares intervalles son grand-père qui avait maudit sa mère à elle, cet étrange vieillard privé de raison qui, après la mort de son chien, s’en était allé mourir au coin d’une rue.

— Azor avait d’abord appartenu à maman, reprit tout à coup Nelly ; grand-papa aimait beaucoup maman, et lorsqu’elle l’eut quitté, Azor resta chez lui, et il le prit en affection… Il n’a pas voulu pardonner à maman, et, quand Azor a été mort, il est mort aussi, ajouta-t-elle d’une voix rauque.

— Quelle profession avait-il, ton grand-papa ?

— Je ne sais pas ; mais je sais qu’il était riche et qu’il avait une fabrique ; maman me l’a dit. Elle ne me parlait que rarement de ces choses, pensant que j’étais encore trop petite ; elle me serrait dans ses bras et répétait sans cesse : Le temps viendra où tu sauras tout, pauvre, malheureuse enfant ! et elle m’appelait tout le temps pauvre et malheureuse. La nuit, quelquefois, lorsqu’elle me croyait endormie (je ne dormais pas, mais faisais semblant de dormir),.elle. pleurait, m’embrassait et redisait : Pauvre et malheureuse enfant !

— De quoi est-elle morte ?

— Elle est morte de la phthisie, il y a bientôt deux mois.

— Te rappelles-tu le temps où ton grand-père était riche ?

— Non, je n’étais pas encore née alors. Maman était déjà partie de chez lui quand je suis née.

— Avec qui est-elle partie ?

— Je ne sais pas, répondit-elle tout bas. Elle était allée à l’étranger, et c’est là que je suis née.

— Où es-tu née ?

— En Suisse. J’ai été aussi en Italie, et à Paris, et partout.

— Et tu te rappelles tout ce que tu as vu ?

— Je me rappelle beaucoup de choses.

— D’où vient que tu parles si bien le russe ?

— Maman me l’avait déjà appris là-bas. Elle était Russe, sa mère était Russe ; et grand-papa, quoiqu’il fût Anglais, était né ici, de sorte qu’il était pour ainsi dire Russe. Lorsque nous sommes revenus ici, maman et moi, il y a un an et demi, j’ai bien vite eu appris à parler. Maman était déjà malade, nous étions extrêmement pauvres ; elle ne faisait que pleurer… Nous avons longtemps cherché grand-papa ; maman disait toujours qu’elle était coupable envers lui, et pleurait beaucoup… Comme elle pleurait ! comme elle pleurait !… Lorsqu’elle sut que grand-papa était pauvre, elle pleura encore davantage. Elle lui écrivait souvent des lettres, mais il ne lui répondait pas.

— Pourquoi ta maman est-elle revenue ici, uniquement pour retourner chez son père ?

— Je ne sais pas ; mais que la vie était belle là-bas ! Maman demeurait toute seule avec moi ; elle avait un ami, bon comme vous… qui l’avait connue déjà ici avant son départ. Il est mort, et c’est alors que nous sommes venus ici.

— Est-ce avec lui que ta maman est partie quand elle a quitté ton grand-père ?

— Non, pas avec lui. Maman est partie de chez grand-papa avec un autre, et c’est celui-là qui l’a abandonnée..

— Avec qui ?

Elle me regarda sans répondre. Évidemment elle savait avec qui sa mère était partie, et elle n’ignorait pas qui était son père ; mais il lui était pénible de me dire son nom.

Je ne voulus pas continuer de la tourmenter en lui adressant des questions. C’était un caractère étrange et ardent, mais qui refoulait ses élans ; sympathique, mais enfermé dans un cercle de fierté inaccessible.

C’était une étrange histoire que celle de cette femme abandonnée, survivant à son bonheur, malade, tourmentée et délaissée de tous, repoussée par le seul être en qui elle aurait dû pouvoir espérer, par sou père qu’elle avait offensé jadis et qui, à son tour, survivait à sa raison, à la suite d’humiliations et de souffrances intolérables. C’était l’histoire d’une femme réduite au désespoir, s’en allant avec sa fille, qui était restée pour elle une toute petite enfant, demander l’aumône par les rues froides et sales de Pétersbourg ; d’une femme qui avait lutté contre la mort des mois entiers dans un humide sous-sol, à qui son père avait refusé son pardon jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la dernière minute de sa vie, attendant le dernier moment pour revenir à de meilleurs sentiments et pour accourir et pardonner, mais ne trouvant plus qu’un cadavre déjà froid au lieu de celle qu’il avait aimée par-dessus tout. C’était l’étrange récit des relations mystérieuses, presque incompréhensibles, d’un vieillard vivant encore après la mort de sa raison, avec sa petite-fille qui déjà comprenait, malgré qu’elle fût si jeune encore, bien des choses auxquelles l’intelligence d’autres enfants n’atteint pas pendant le cours de longues années d’une vie calme et exempte de soucis. C’était une sombre histoire, une de ces histoires ténébreuses et poignantes qui se déroulent si souvent, inaperçues et mystérieuses, sous le lourd ciel de Pétersbourg, dans les rues obscures, tortueuses et cachées de l’immense cité, au milieu des effervescences étourdissantes de la vie, des égoïsmes stupides, des intérêts qui se heurtent, au milieu des dépravations et des crimes, au centre de cet enfer d’une vie absurde…

Mais, je le répète, cette histoire-là est encore loin devant nous.

 

 

TROISIÈME PARTIE

I

Il faisait nuit lorsque je sortis de mon cauchemar et me rappelai la réalité. — Nelly, dis-je à ma petite compagne, tu es agitée et malade, et pourtant il faut que je te laisse seule, avec ton émotion et tes larmes. Chère amie ! pardonne-moi et sache qu’il y a, ici près, un être aimé et à qui l’on n’a point pardonné, une malheureuse, une outragée, une abandonnée. Elle m’attend, et ce que tu m’as raconté m’a tellement bouleversé que je sens qu’il faut que je la voie sur-le-champ.

Je ne sais si elle comprit ce que je lui disais. J’étais agité à la suite de ce qu’elle m’avait raconté et à cause de ma récente indisposition ; je courus chez Natacha. Il était neuf heures quand j’y arrivai.

Je vis devant la porte cochère une voiture qui me sembla être celle du prince.

À peine fus-je dans l’escalier, que j’entendis, un étage plus haut, un homme qui montait à tâtons et qui, évidemment, ne connaissait pas les êtres. Je pensais que c’était le prince, mais je me dis bientôt que ce ne pouvait être lui. L’inconnu pestait, maudissant l’escalier avec une énergie qui augmentait à mesure qu’il s’élevait. Certes l’escalier était étroit, malpropre, roide, toujours obscur ; mais il me semblait impossible d’attribuer au prince des jurements pareils à ceux qui commencèrent à me parvenir à partir du troisième étage : le monsieur en train de monter jurait comme un cocher de fiacre. La rampe suivante était heureusement éclairée ; une petite lanterne brûlait près de la porte de Natacha. C’est là que je rejoignis mon inconnu, et l’on ne saurait s’imaginer mon étonnement quand je me vis en présence du prince. Il parut d’abord extrêmement contrarié de cette rencontre inattendue ; mais ce ne fut qu’un éclair, son regard, méchant et haineux, devint affable et joyeux, et il me tendit gaiement les deux mains.

— Ah ! c’est vous ! J’allais tomber à genoux pour prier Dieu de me sauver la vie. M’avez-vous entendu pester ?

Il riait du rire le plus débonnaire du monde ; mais soudain sa figure prit une expression grave et soucieuse.

— Et dire qu’Aliocha a pu loger Natalie Nicolaïevna dans cette maison ! dit-il en branlant la tête. Voyez ! ces soi-disant bagatelles caractérisent l’homme. Je tremble pour lui. Il a le cœur noble et bon, et pourtant, prenez ce fait ; il est amoureux fou, et il loge celle qu’il aime dans un pareil bouge. Il m’est même revenu qu’on aurait parfois manqué de pain, ajouta-t-il tout bas pendant que sa main cherchait la sonnette. Le vertige me prend quand je pense à son avenir et surtout à l’avenir d’Anna Nicolaïevna lorsqu’elle sera sa femme…

Il se trompait de nom sans s’en apercevoir et se dépitait de ne pas trouver la sonnette. Comme il n’y en avait point, je tiraillai le bouton de la porte ; Mavra vint aussitôt nous ouvrir et nous reçut avec une mine affairée. De l’antichambre séparée de la cuisine par une cloison nous vîmes qu’on avait fait quelques préparatifs : on avait essuyé, nettoyé, poli partout ; j’aperçus même quelque vaisselle neuve ; bref, on nous attendait. Mavra nous débarrassa avec empressement de nos pardessus.

— Aliocha est-il ici ? lui demandai-je.

— On ne l’a pas revu, me dit-elle d’un air mystérieux.

Nous entrâmes chez Natacha. Rien n’était changé dans sa chambre, d’ailleurs toujours si proprette et si gentille, qu’il n’y avait absolument rien à arranger. Elle nous attendait debout sur le seuil, et je fus frappé de la maigreur maladive et de l’excessive pâleur de ses traits. Elle tendit la main au prince et garda le silence, visiblement embarrassée et troublée. Elle ne m’accorda pas un regard, et j’attendis sans rien dire.

— Me voici ! dit le prince d’un ton amical et joyeux ; je suis de retour depuis quelques heures ; et depuis mon départ je n’ai fait que penser à vous (il lui baisa courtoisement la main). J’ai tant de choses à vous dire… Mais nous pourrons parler de tout. D’abord mon étourneau qui, je le vois, n’est pas encore ici…

— Pardon, prince, dit Natacha en rougissant, permettez-moi de dire quelques mots à Ivan Pétrovitch.

Elle me prit par la main, et nous sortîmes dans l’antichambre.

— Vania, dit-elle, me pardonnes-tu ?

— Laisse donc…

— Non, non, Vania, tu as trop souvent et trop pardonné ; toute patience a un terme. Je sais que je puis compter sur ton amitié ; mais tu te diras que je suis ingrate ; hier et avant-hier j’ai été ingrate, égoïste, cruelle… Elle laissa tomber sa tête sur mon épaule et fondit en larmes.

— Calme-toi, Natacha. Si je ne suis pas venu, c’est parce que j’ai été malade, et non pas que je sois fâché… Chère amie ! je sais bien ce qui se passe dans ton âme.

— Merci ! tu m’as pardonné, comme toujours, dit-elle en souriant à travers ses larmes et en me serrant la main à me faire mal. Le reste à plus tard. J’ai beaucoup de choses à te dire. Maintenant, allons le rejoindre…

— Oui, nous le laissons seul ainsi…

— Tu verras, tu verras ce qui va arriver, me dit-elle vite à l’oreille. Je sais tout, j’ai, tout deviné. Toute la faute est à lui, et cette soirée décidera de beaucoup de choses. Viens !

Je ne comprenais pas, mais ce n’était pas le moment de demander des explications. Le visage serein, elle s’approcha du prince qui était resté debout, son chapeau à la main. Elle s’excusa, le débarrassa de son chapeau, lui avança un fauteuil, et nous nous assîmes.

— J’avais commencé de parler de mon étourdi, reprit le prince ; je n’ai fait que l’entrevoir dans la rue. Il allait chez la comtesse, et figurez-vous qu’il était si pressé qu’il n’a pas même voulu rentrer une minute avec moi, après quatre jours de séparation ! S’il est en retard, c’est ma faute : ne pouvant pas aller ce soir chez la comtesse, je l’ai chargé d’une commission. Mais il ne tardera pas à arriver.

— Il vous a sans doute promis de venir aujourd’hui, dit Natacha en regardant le prince de l’air le plus ingénu du monde.

— Il ne manquerait plus qu’il ne vînt pas. Comme vous avez dit cela ! s’écria-t-il en la regardant avec surprise. Du reste, je comprends que vous soyez fâchée, c’est très-mal de sa part d’arriver le dernier ; mais c’est ma faute, je vous le répète. Il est léger, étourdi, je ne le justifie pas ; cependant des circonstances particulières exigent que, pour le moment, il ne néglige pas la maison de la comtesse, et de quelques autres connaissances qu’il doit voir le plus possible. Et comme il ne sort probablement plus de chez vous et qu’il a oublié le reste de la terre, je vous demande la permission de vous l’enlever quelquefois, une heure ou deux, pour mes affaires. Je suis sûr qu’il n’est pas retourné chez la princesse K… depuis ce certain jour, je suis fâché de n’avoir pas eu le temps de le lui demander !…

Natacha écoutait le prince avec un sourire légèrement ironique ; mais il parlait avec tant de franchise et de naturel, qu’il semblait impossible de douter de sa sincérité.

— Vous ignoriez vraiment qu’il n’est pas venu me voir une seule fois pendant votre absence ? demanda Natacha d’une voix calme et douce, comme si elle eût parlé de la chose la plus simple du monde.

— Comment ! il n’est pas venu une seule fois ! que dites-vous ? s’écria le prince, qui parut stupéfait.

— Vous avez été ici mardi soir ; le lendemain matin, il est venu en passant, il est resté une demi-heure ; je ne l’ai pas revu depuis.

— Mais c’est incroyable ! (Sa surprise ne faisait qu’augmenter.) Et moi qui pensais qu’il était constamment chez vous. Je vous demande pardon, mais… c’est si étrange… c’est tout bonnement incroyable !

— Et cependant c’est vrai ! Quel dommage ! moi qui vous attendais justement pour savoir où il est !

— Ah ! mon Dieu ! Mais il va arriver. Je n’en reviens pas. J’aurais tout attendu de lui, je l’avoue, tout, excepté cela !…

— Votre surprise m’étonne ; je pensais que vous saviez d’avance ce qui arriverait.

— Moi ! que je le savais ! Mais je vous assure, Natalie Nicolaïevna, que je n’ai vu mon fils qu’un instant, et que je n’ai interrogé personne sur son compte ; je suis étonné que vous puissiez douter, ajouta-t-il en nous regardant tour à tour.

— À Dieu ne plaise ! s’écria Natacha, je suis persuadée que vous êtes sincère.

Et elle éclata de rire.

— Expliquez-vous, dit le prince embarrassé.

— Mais il n’y a rien à expliquer. J’ai parlé tout simplement, vous savez qu’il est étourdi, oublieux ; aussitôt qu’il s’est senti libre, il se sera laissé entraîner.

— Mais il n’est pas permis de se laisser entraîner de la sorte ; il y a quelque chose là-dessous, et, aussitôt qu’il sera ici, nous tirerons l’affaire au clair. Ce qui me surprend le plus, c’est que vous sembliez rejeter la faute sur moi, qui étais absent de Pétersbourg. Du reste, Natalie Nicolaïevna, je vois que vous êtes irritée contre lui, et je le comprends ! ce n’est que justice, et… naturellement c’est moi qui suis le premier coupable, mais seulement en ce que je suis arrivé le premier, n’est-ce pas ? continua-t-il en se tournant vers moi avec un sourire agaçant.

Natacha devint toute rouge.

— Permettez-moi de continuer, Natalie Nicolaïevna, reprit le prince avec dignité : j’avoue ma faute ; mais mon unique tort est d’être parti le lendemain du jour où nous avons fait connaissance, de sorte que, comme vous avez le caractère un peu susceptible, vous avez eu le temps, les circonstances aidant, de changer d’opinion à mon égard. Si j’étais resté ici, vous me connaîtriez mieux, et Aliocha se trouvant sous ma surveillance n’aurait pas pu faire le volage. Vous entendrez ce que je lui dirai tantôt.

— C’est-à-dire que vous parviendrez à lui faire sentir que je lui suis à charge. Il est impossible qu’un homme de votre esprit croie m’être utile en agissant de la sorte.

— M’accuseriez-vous d’agir dans ce but, Natalie Nicolaïevna ? C’est me faire injure !

— Je me suis toujours efforcée d’éviter les allusions et de dire tout haut ce que je pense, répondit Natacha ; vous aurez peut-être aujourd’hui encore l’occasion de vous en convaincre. Je ne veux nullement vous blesser, et je n’ai aucune raison de le vouloir, car je sais que vous ne vous offenserez pas de mes paroles, quelles qu’elles soient ; j’en ai la persuasion, parce que je comprends parfaitement bien nos rapports mutuels : vous ne les prenez pas au sérieux, n’est-ce pas ? Mais si, malgré cela, je vous ai offensé, je suis prête à vous en demander pardon, afin de remplir envers vous tous les devoirs de… l’hospitalité.

Malgré le ton enjoué avec lequel elle avait prononcé cette phrase, quoiqu’elle eût le sourire sur les lèvres, je ne l’avais encore jamais vue irritée à ce point, et c’est seulement alors que je compris combien son cœur avait saigné pendant ces trois jours. Les paroles énigmatiques qu’elle m avait dites un instant auparavant, qu’elle savait tout, qu’elle avait tout deviné, m’effrayaient : elles se rapportaient au prince. Elle avait changé d’opinion à son égard et le considérait comme son ennemi. Il était évident qu’elle attribuait à son influence la conduite d’Aliocha, et peut-être avait-elle certaines données pour le faire, de sorte que je craignais une scène violente. Le ton badin qu’elle employait était si peu masqué, les derniers mots qu’elle avait dits, pour accuser le prince de ne pas prendre leurs rapports au sérieux, la phrase qui mettait les excuses au nombre des devoirs de l’hospitalité, sa promesse, en forme de menace, de lui prouver, le soir même, qu’elle savait parler avec franchise, tout cela était si clair, si significatif, qu’il était impossible que le prince ne le comprit pas. Je le vis changer de visage ; mais il savait se maîtriser. Il feignit de n’avoir pas remarqué ces paroles, de n’en avoir pas saisi le véritable sens, et il se tira d’affaire par une plaisanterie.

— Dieu me garde de vouloir des excuses, dit-il en riant : rien n’est plus loin de ma pensée ; ce n’est pas dans mes habitudes. Lors de notre première entrevue, je vous ai déjà mis en garde contre mon caractère ; c’est pourquoi j’espère que vous ne m’en voudrez pas, si je fais une observation, d’autant plus qu’elle est générale et se rapporte à toutes les femmes. Vous serez probablement de mon avis, continua-t-il en s’adressant à moi avec amabilité. J’ai remarqué que c’est un trait du caractère de la femme que, lorsqu’elle a tort, elle sera plutôt prête à le faire oublier par mille caresses qu’à l’avouer et en demander pardon. Ainsi, à supposer que j’aie été offensé par vous, je refuse toute excuse en ce moment, vu que j’y gagnerai par la suite ; lorsque vous reconnaîtrez votre injustice, vous voudrez me la faire oublier… par mille caresses. Et vous êtes si bonne, si pure, si franche, que le moment où le repentir s’emparera de vous sera ravissant ! Mais j’aime mieux que vous me disiez comment je pourrais vous prouver aujourd’hui que je suis beaucoup plus sincère que vous ne le pensez.

Natacha rougit. Il me sembla aussi qu’il y avait dans le ton du prince une légèreté, une jovialité, une nonchalance qui frisait l’impertinence.

— Voulez-vous m’en donner une preuve ? demanda Natacha avec un air de défi.

— Certainement.

— S’il en est ainsi, faites ce que je vous demanderai.

— Je le promets d’avance.

— Voici ce que je désire. Aujourd’hui et demain vous ne direz pas un mot de moi à Aliocha, vous ne ferez aucune allusion, aucun reproche, aucune remontrance. J’irai à sa rencontre, tout comme s’il n’y avait rien eu entre nous. J’ai besoin que ce soit ainsi. Me donnez-vous votre parole ?

— Avec le plus grand plaisir, répondit le prince, et permettez-moi d’ajouter que j’ai rarement trouvé un jugement si raisonnable, si intelligent… Mais, si je ne me trompe, voici Aliocha.

En effet, nous entendîmes du bruit dans l’antichambre. Natacha tressaillit ; le prince, qui ne la quittait pas des yeux, prit une figure de circonstance, la porte s’ouvrit, et Aliocha se précipita dans la chambre.

 

 

II

Il entra le visage radieux : on voyait qu’il avait agréablement passé ces quatre jours.

— C’est moi ! s’écria-t-il, moi qui aurais dû être ici le premier. Mais vous saurez tout ! Quand nous nous sommes vus tout à l’heure, papa, je n’ai pas eu le temps de te rien dire, pourtant j’ai beaucoup de choses à te raconter. Ce n’est que dans ses bons moments qu’il me permet de le tutoyer, dit-il en se tournant vers nous. Il a des moments où il me le défend, et quelle tactique il emploie alors ! il commence lui-même par me dire vous. Mais désormais, je veux qu’il soit toujours dans ses bons moments. D’ailleurs, en ces quatre jours, j’ai entièrement changé ; je vous expliquerai cela après. À présent, je ne puis penser qu’à elle. La voilà, la voilà de nouveau, ma Natacha ! ma colombe, mon ange ! Je t’ai fait bien du chagrin tous ces jours, ajouta-t-il en s’asseyant à côté d’elle et en couvrant sa main de baisers ; mais que veux-tu ? Je n’ai pu faire autrement, ma chérie ! je crois que tu as maigri ! tu es pâle !…

Il recommençait à lui baiser les mains avec transport et la regardait comme s’il ne pouvait se rassasier de la voir. Moi aussi, je la regardais, et je m’aperçus que nous avions la même pensée : Aliocha était complètement innocent. De quoi cet innocent aurait-il pu être coupable ?

Une vive rougeur couvrit tout à coup les joues de Natacha, comme si tout son sang se fût porté à la tête ; ses yeux étincelaient, et elle regarda fièrement le prince.

— Mais où… as-tu été… si longtemps ? dit-elle d’une voix tremblante d’émotion. Sa respiration était pénible et inégale. Grand Dieu ! comme elle l’aimait !

— Voilà justement en quoi j’ai l’air d’avoir tort envers toi, et quand je dis : j’ai l’air, ce n’est pas que je crois n’avoir rien à me reprocher, je me le disais en venant. Katia m’a dit hier et aujourd’hui qu’une femme ne saurait pardonner qu’on la néglige ainsi que je l’ai fait pour toi. J’ai soutenu le contraire, et je lui ai déclaré que la femme qui saurait pardonner, c’était Natacha, qu’il n’y en avait dans le monde entier qu’une seule qui lui fût comparable, que c’était Katia. Et je suis venu, sûr de ton pardon, mon ange ! Tu savais bien que si je ne venais pas, cela ne prouvait pas que je t’oubliais, que j’avais cessé de t’aimer. T’oublier ! Le pourrais-je ? Mon cœur souffrirait éloigné de toi. Je n’en suis pas moins coupable ; mais quand tu sauras tout, tu m’excuseras. Je vais tout vous raconter, j’ai besoin d’épancher mon cœur devant vous, c’est pour cela que je suis venu. Je voulais ce matin profiter d’un instant de liberté et voler auprès de toi, pour te donner un baiser ; je n’ai pu : Katia m’a fait chercher. C’était avant ton arrivée, papa : quand nous nous sommes rencontrés, je retournais chez elle, mandé par un billet, car nous avons des courriers qui font la navette toute la journée. Ce n’est qu’hier, Ivan Pétrovitch, que j’ai eu le temps de lire votre billet : vous avez parfaitement raison ; mais que voulez-vous, il y avait impossibilité matérielle ! Alors je me suis dit : Demain soir, je me justifierai sur tous les points, car je savais que je viendrais ce soir, ma Natacha.

— De quel billet parles-tu ? demanda Natacha.

— Ivan Pétrovitch a passé chez moi. Il ne m’a naturellement pas trouvé à la maison et m’a laissé un billet dans lequel il me tançait vertement de ce que je te délaissais : il avait parfaitement raison.

Natacha me regarda.

— Mais puisque tu avais le temps d’être du matin au soir chez Catherine Féodorovna… dit le prince.

— Je sais, je sais ce que tu vas me dire : si tu as trouvé moyen d’être chez Katia, tu avais deux fois plus de raisons d’être ici. Entièrement d’accord, et j’ajouterai même que j’avais non pas deux fois, mais un million de fois plus de raisons d’être ici. Mais il y a dans la vie des événements singuliers, imprévus, qui viennent tout embrouiller, tout mettre sens dessus dessous. Eh bien, il m’est arrivé un événement de ce genre. Je vous l’ai déjà dit, dans le courant de ces trois jours j’ai tout à fait changé, ce qui veut dire que je me suis trouvé dans des circonstances graves.

— Ah ! mon Dieu ! Ne nous fais pas languir, s’écria Natacha ; dis-nous vite ce qui t’est arrivé.

— C’est ce que je veux faire, reprit-il. Ah ! mes amis ! Ce que j’ai vu ! ce que j’ai fait ! quelles connaissances j’ai faites ! D’abord Katia, c’est la perfection même ! Je ne la connaissais pas du tout, mais pas du tout, jusqu’ici, et quoique je t’aie parlé d’elle, mardi dernier, tu te rappelles, Natacha, avec tant d’animation, je ne la connaissais que fort imparfaitement, elle ne s’était pas montrée ouvertement à moi, elle s’était pour ainsi dire cachée ; maintenant nous nous connaissons tout à fait, nous nous tutoyons. Je voudrais que tu eusses entendu comment elle m’a parlé de toi, Natacha, lorsque, mercredi dernier, je lui ai raconté ce qui avait eu lieu la veille !,.. À propos ! quelle sotte figure je faisais ce mercredi, quand j’ai passé chez toi, le matin ! Tu me reçois avec effusion ; toute pénétrée du sentiment de notre nouvelle situation, tu sens le besoin d’en parler, tu es à la fois triste et enjouée, et moi, je tranche de l’homme sérieux, sot que j’étais ! C’est que, ma foi, je voulais poser pour l’homme grave, qui va être marié, et je n’ai rien trouvé de mieux que de jouer ce rôle devant toi. Tu as bien dû te moquer de moi, et ce n’était que mérité.

Le prince ne disait mot ; il regardait son fils d’un air narquois, et semblait content de le voir si léger et si ridicule. Je l’observai toute la soirée avec attention, et j’acquis la persuasion que, malgré ses protestations d’amour paternel, il ne l’aimait pas.

— En sortant de chez toi, reprit Aliocha, j’allai chez Katia. C’est ce jour-là que j’ai appris à la connaître, et cela s’est fait en un clin d’œil : il a suffi de quelques paroles passionnées, de l’échange de quelques idées, et nous nous étions compris pour la vie. Il faut que tu fasses sa connaissance, Natacha ! Si tu l’avais entendue te raconter à moi, t’expliquer ! me montrer que tu es un trésor pour moi ! Puis elle m’a exposé sa manière d’envisager la vie, elle m’a parlé avec enthousiasme de nos devoirs, de notre mission, de l’obligation que nous avons tous de servir la cause de l’humanité. Au bout de quelques heures d’entretien, nous prenions l’engagement de travailler à la même œuvre toute notre vie.

— Et quel sera le cercle de votre action ? demanda le prince.

— Je suis changé à tel point, papa, que je comprends que tu en sois étonné, répondit solennellement Aliocha. Vous êtes des gens pratiques, qui avez vos principes rigoureux, sévères, éprouvés ; vous vous défiez de tout ce qui est nouveau, jeune, frais, vous êtes toujours prêts à le tourner en ridicule. Je ne suis plus celui que tu as connu il y a quelques jours, je suis tout autre, et je regarde hardiment en face hommes et choses. Dès le moment que je saurai que ma conviction est juste, je la poursuivrai jusqu’à la dernière extrémité, et si je ne me laisse pas détourner de ma route, j’aurai été un honnête homme ; mais assez parlé de moi. Vous direz tout ce que vous voudrez : je suis convaincu.

— Oh ! oh ! fit le prince ironiquement.

Natacha nous regardait avec inquiétude. Elle craignait pour Aliocha ; elle n’aurait pas voulu qu’il se montrât sous un jour ridicule devant nous et surtout devant son père.

— C’est de la philosophie, dit-elle ; on t’a endoctriné… tu ferais mieux de nous dire ce qui t’est arrivé.

— C’est bien ce que je fais, reprit-il. Katia a deux cousins, Lévinka et Borinka[4]. Ce sont des jeunes gens remarquables. Ils ne vont jamais chez la comtesse, par principe. Quand nous nous sommes entretenus, Katia et moi, de la mission de l’homme et de toutes sortes de choses de ce genre, elle m’a parlé de ses cousins et m’a donné quelques lignes de recommandation. Je me suis empressé d’aller faire leur connaissance. Dès le premier soir nous nous sommes entièrement compris. Il y avait, chez eux une douzaine de personnes de diverses conditions : étudiants, officiers, artistes ; aussi un écrivain… ils vous connaissent tous, Ivan Pétrovitch, c’est-à-dire qu’ils ont lu vos ouvrages, et ils attendent beaucoup de vous pour l’avenir. Je leur ai dit que nous nous connaissions et que je vous présenterais. Ils m’ont accueilli à bras ouverts, comme un frère ; je leur ai dit que j’allais me marier. Ils demeurent au cinquième, dans les combles ; ils se réunissent le plus souvent possible, surtout les mercredis, chez Lévinka ou chez Borinka. C’est une jeunesse exubérante de sève, enflammée de l’amour de l’humanité ; nous avons parlé de la situation actuelle, de l’avenir, nous avons creusé sciences, littérature…Il y a aussi un collégien qui fréquente ces assemblées. Je n’avais jamais vu des gens pareils. Il te faut faire leur connaissance, Natacha. Katia les connaît tous, c’est presque avec vénération qu’ils parlent d’elle, et elle a promis que lorsqu’elle aurait le droit de disposer de sa fortune, elle ferait don d’un million à la société.

— Et sans doute que Lévinka, Borinka et toute la compagnie seront chargés de régler l’emploi de ce million ? dit le prince.

— Non ! non ! c’est mal de parler ainsi, papa, s’écria Aliocha en s’emportant ; il a été décidé qu’on le consacrerait avant tout à propager l’instruction…

— Tu as raison, je connaissais mal Catherine Féodorovna, murmura le prince, comme à part soi et toujours avec le même sourire ironique.

— Que personne, s’écria Aliocha, n’ait encore sacrifié un million au bien public, et qu’elle le fasse ? Est-ce là ce qui t’étonne ? Et si elle ne veut pas vivre aux dépens d’autrui ? car vivre de ces millions-là, c’est vivre aux dépens d’autrui (ce n’est qu’à présent que j’ai appris à comprendre ces choses). Elle veut être utile à l’humanité, donner son obole pour contribuer au bien général. Pourquoi me regardes-tu ainsi ? On dirait que tu crois avoir un fou, un sot devant toi. N’importe ! je voudrais que tu eusses entendu, toi, Natacha, ce que Katia a dit à cet égard, « L’esprit n’est pas le principal, mais bien ce qui le dirige, ce qui le fait agir : le caractère, le cœur. » Mais ce qui est encore au-dessus, c’est la pensée originale qu’a trouvée un des amis de Lévinka et de Borinka, Bezmuiguine, notre chef, notre tête, une tête de génie ! Pas plus loin qu’hier il a dit dans notre réunion : « Un sot ayant conscience qu’il est un sot, n’est déjà plus un sot ! » Quelle vérité ! Et il trouve à chaque instant des pensées de cette force !

— Tout bonnement du génie, fit observer le prince.

— Raille tant que tu voudras ; jamais tu ne m’as dit quelque chose de pareil, ni toi ni aucun des nôtres. Au contraire, vous voulez tout cacher, tout rabaisser, et vous ne réfléchissez pas que c’est mille fois plus impossible que ce que nous disons et ce que nous pensons. Puis vous nous appelez des utopistes ! Si tu avais entendu tout ce qu’ils m’ont dit hier !…

— Je t’avoue que, jusqu’à présent, je ne comprends pas bien de quoi vous parlez, dit Natacha.

— Nous parlons de tout ce qui peut conduire à l’amour du progrès, de l’humanité, du prochain ; nous discutons les questions du jour ; nous nous occupons des réformes récemment inaugurées ; nous nous entretenons des hommes d’action contemporains, nous les lisons, nous les analysons. Mais avant tout, nous nous sommes juré d’être francs les uns envers les autres et de nous faire part, sans gêne et sans détour, de tout ce qui nous concerne personnellement. La franchise et la droiture seules peuvent nous faire atteindre notre but ; aussi nous nous sommes tous donné parole d’agir avec droiture et honnêteté, toute notre vie, sous la direction de notre chef, et, quoi qu’on dise de nous, quel que soit le jugement qu’on porte sur nous, de ne nous laisser déconcerter par rien, de n’avoir pas honte de nos aspirations, de nos entraînements, de nos imperfections, mais de marcher le droit chemin. Pour être estimé, il faut que par l’estime de soi-même on force les autres à vous accorder la leur. C’est encore une sentence de Bezmiguine, et Katia pense de même.

— Dieu ! quel galimatias ! s’écria le prince avec inquiétude ; qui est ce Bezmiguine ? Il n’est pas possible de laisser cela ainsi…

— Qu’est-ce qu’on ne peut pas laisser ainsi ? reprit Aliocha. Écoute, papa, sais-tu pourquoi je dis tout cela, en ce moment, en ta présence ? C’est que je désire et que j’espère t’introduire dans notre cercle. J’en ai pris l’engagement. Tu ris ! Mais écoute jusqu’au bout, tu me comprendras. Tu ne les connais pas, tu ne les as jamais vus, jamais entendus, tu n’as pas été avec eux ; par conséquent tu ne peux les juger d’une manière équitable. Quand tu auras été avec eux, quand tu les auras entendus, je jure que tu seras des nôtres, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour te sauver, pour t’empêcher de te perdre avec la société.

Le prince avait écouté en silence cette brusque sortie ; son sourire sarcastique et méchant faisait sur Natacha une impression de dégoût, mais il feignait de ne pas s’en apercevoir. Il se renversa sur le dossier de sa chaise, et éclata de rire, mais d’un rire forcé, uniquement pour agacer Aliocha. Aliocha en fut blessé, et sa figure prit une expression de tristesse, et il attendit que l’accès d’hilarité de son père fût passé.

— Papa, dit-il alors avec chagrin, pourquoi te moques-tu de moi ? J’ai parlé en toute droiture et en toute franchise ; si, à ton avis, je dis des sottises, prouve-le-moi au lieu de rire. De quoi te moques-tu ? Il se peut que je sois dans l’erreur, que tout cela soit faux, que je ne sois qu’un sot, ainsi que tu me l’as dit plusieurs fois. Mais si je me trompe, c’est de bonne foi, honnêtement. Je m’enflamme pour de hautes et nobles idées : il se peut qu’elles soient fausses, mais la base sur laquelle elles reposent est sainte.

Le prince changea immédiatement de ton.

— Je ne veux pas te blesser, mon cher ami, répondit-il : je te plains. Tu te prépares à un acte si sérieux, qu’il serait temps de cesser d’être l’étourdi que tu es : voilà ma pensée. J’ai ri malgré moi, et non dans l’intention de t’offenser.

— Pourquoi m’en a-t-il semblé autrement ? reprit Aliocha avec amertume. Pourquoi me semble-t-il depuis longtemps que tu me regardes en ennemi, en froid railleur, et non pas comme un père doit regarder son fils ? Pourquoi me semble-t-il que si j’étais à ta place, je ne me moquerais pas ainsi de mon fils, je ne le traiterais pas de cette manière ? Expliquons-nous franchement, une fois pour toutes, afin qu’il ne reste plus aucun malentendu. Lorsque je suis entré, je ne vous ai pas trouvés tels que je m’attendais à vous trouver : une certaine inquiétude était dans l’air. Me trompé-je ? Si je ne me trompe pas, ne vaut-il pas mieux que chacun de nous dise ce qu’il pense ? Que de mal on peut éviter par la franchise !

— Parle, Aliocha ! dit le prince : ce que tu proposes est très-sensé ; c’est peut-être par là que nous aurions dû commencer, ajouta-t-il en regardant Natacha.

— Tu me demandes d’être franc, répondit Aliocha, je le serai ; mais ne te formalise pas de ma franchise. Tu m’as donné ton consentement pour épouser Natacha, tu nous as donné le bonheur, et notre bonheur a exigé que tu te fisses violence à toi-même ; tu as été généreux, et nous apprécions ta noble conduite envers nous, mais pourquoi me faire continuellement sentir, avec un malin plaisir, que je ne suis qu’un ridicule petit garçon ? on dirait que tu veux m’humilier, me noircir aux yeux de Natacha. Tu te réjouis toutes les fois que tu peux me montrer sous un jour ridicule, ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en aperçois. Tu sembles t’efforcer de nous prouver que notre union est absurde, que nous sommes un couple mal assorti. On dirait que tu ne crois pas à la réalisation de ce que tu as décidé pour nous, que ce n’est qu’une plaisanterie, un divertissement, une… comédie… Et ce n’est pas seulement de tes paroles d’aujourd’hui que je tire cette conclusion. Mardi dernier, lorsque, en sortant d’ici, j’allai te rejoindre, tu t’es servi d’expressions singulières qui m’ont surpris et affligé. Le lendemain, en faisant allusion à notre situation, tu as parlé de Natacha, non pas d’une manière offensante, oh ! non, mais à la légère, sans amitié, ni estime, autrement que j’aurais voulu… Dis-moi que je suis dans l’erreur, rends-moi le courage et… à elle aussi ; car tu l’as blessée : je l’ai vu du premier regard quand je suis entré…

Il avait parlé avec chaleur et avec assurance ; Natacha l’avait écouté, sérieuse et les joues brûlantes d’émotion : deux fois elle avait murmuré : Oui ! c’est vrai ! Le prince était troublé.

— Cher ami, répondit-il, je ne puis me rappeler tout ce que je t’ai dit ; mais tu donnes à mes paroles une étrange interprétation, et je suis prêt à faire tout ce qui dépend de moi pour te tirer d’erreur. Si tout à l’heure j’ai ri, c’était uniquement pour cacher le sentiment d’amertume que je ressentais. Quand je pense que tu vas te marier, cela me paraît absurde, impossible, et, je t’en demande pardon, ridicule même. C’est peut-être ma faute, du moins en partie ; je t’ai peut-être trop peu observé depuis quelque temps : j’aurais appris plus tôt ce dont tu es capable. Je tremble en pensant à l’avenir, je me suis trop hâté ; je m’aperçois qu’il y a beaucoup de dissemblance entre nous : L’amour passe, et la dissemblance reste. Sans parler de ton sort à toi, tes intentions sont honnêtes, il te faut y réfléchir, car en courant à une perte certaine, tu y entraînes Natalie Nicolaïevna avec toi ! Voilà une heure que tu parles d’amour de l’humanité, de nobles convictions, de générosité… eh bien ! demande à Ivan Pétrovitch ce que je lui disais il y a quelques instants, lorsque, après avoir grimpé jusqu’au quatrième l’affreux escalier de cette maison, nous nous sommes arrêtés devant la porte, rendant grâces au ciel de nous avoir sauvé la vie et les jambes. Subitement, involontairement, je me suis demandé comment tu avais pu souffrir que Natacha Nicolaïevna fût ainsi logée. Comment n’as-tu pas senti que si tu n’es pas à la hauteur de tes devoirs, tu n’as pas non plus le droit d’être son époux, tu n’as pas le droit d’assurer la moindre obligation ? Il ne suffit pas d’aimer : il faut prouver son amour par ses actions ; mais toi, tu dis : « Dût-elle en être malheureuse, je veux qu’elle partage ma vie. » Mais cela est inhumain, ignoble ! Parler d’amour du prochain, être feu et flamme pour les questions humanitaires, et commettre en même temps, sans le remarquer, un crime contre son amour !…

Ne m’interrogez pas, Natalie Nicolaïevna, laissez-moi achever : j’ai le cœur trop plein pour ne pas donner libre cours à mes sentiments. Tu dis, Aliocha, que pendant ces quelques jours tu t’es senti entraîné vers tout ce qui est noble, beau, honnête, et tu te plains que notre société ne cède pas à de pareils entraînements et ne connaisse que la froide raison ! Considère à présent ta conduite : tu t’enflammes pour tout ce qui est beau et grand, et, malgré les événements de mardi dernier, tu n’as pas le moindre égard pour celle qui, ce me semble, devrait être ce que tu as de plus cher au monde ! Tu viens nous raconter ta dispute avec Catherine Féodorovna, à laquelle tu soutenais que Natalie Nicolaïevna t’aime à tel point et qu’elle est si généreuse, qu’elle ne pourra faire autrement que te pardonner ta conduite. Tu comptes sur ce pardon, tu paries que tu l’obtiendras ; de quel droit ? Il ne t’est pas venu une seule fois à l’esprit à combien de tourments, d’amères pensées, de doutes, de soupçons, tu l’abandonnais pendant quatre jours ! Crois-tu que, parce que tu te laissais captiver par certaines idées nouvelles, tu étais en droit de négliger le premier de tes devoirs ? Veuillez me pardonner, Natalie Nicolaïevna, de ne pas tenir ma promesse ; la chose est trop sérieuse, vous le comprenez… Il faut que tu saches, Aliocha, que j’ai trouvé Natalie Nicolaïevna en proie à de si grandes souffrances que j’ai compris en quel enfer tu avais transformé pour elle ces moments qui auraient dû être les plus beaux de sa vie. D’un côté, de semblables actions, et de l’autre, des paroles, des paroles, et toujours des paroles… Et après cela, tu te crois en droit de m’accuser, toi, si coupable !

Il s’arrêta satisfait et triomphant après ce mouvement d’éloquence. Lorsqu’il avait parlé des souffrances de Natacha, Aliocha l’avait regardée avec une expression de douleur indicible. Mais Natacha avait déjà pris sa résolution.

— Ne te désole pas, Aliocha, le grand coupable, ce n’est pas toi. Reste assis et écoute ce que j’ai à répondre. Il est temps d’en finir !

— Expliquez-vous, Natalie Nicolaïevna, répliqua le prince, je vous en supplie ; voici deux heures que vous faites des allusions qui sont autant d’énigmes pour moi ; cela devient intolérable, et j’avoue que je ne m’y étais pas attendu en venant ici.

— C’est possible ; vous avez peut-être, pensé que sous le charme de vos paroles nous ne nous douterions pas de vos secrets desseins. Que voulez-vous que je vous explique ? Vous comprenez le reste. Aliocha a raison. Vous saviez d’avance ce qui arriverait après cette soirée de mardi, vous aviez tout calculé, tout compté sur vos doigts. Je le répète, vous ne prenez au sérieux ni moi, ni la demande en mariage que vous avez faite ; vous vous moquez de nous ; vous avez un but connu de vous seul et vous jouez à coup sûr ; Aliocha a raison de considérer tout cela comme une comédie. Au lieu de le lui imputer à tort, vous devriez vous en réjouir ; car, sans se douter de rien, il a fait tout ce que vous attendiez de lui et peut-être même un peu plus !

J’étais stupéfait. Je m’attendais bien à une catastrophe, mais la franchise plus que tranchante de Natacha et le ton de mépris non dissimulé qui accompagnait ses paroles me surprirent au plus haut degré. Je me dis qu’elle devait avoir quelque donnée certaine, qu’elle avait irrévocablement résolu de rompre, et que peut-être elle avait attendu le prince avec impatience pour lui dire tout, en une fois, en pleine figure. Le prince avait légèrement pâli, et le visage d’Aliocha avait pris une expression de naïve frayeur et d’anxieuse attente.

— Souvenez-vous de l’accusation que vous venez de porter, s’écria le prince, pensez un peu à vos paroles… je ne comprends pas…

— Ah ! vous ne voulez pas comprendre en peu de mots ? dit Natacha. Aliocha vous a compris tout aussi bien que moi, et cependant nous ne nous sommes pas concertés, nous ne nous sommes pas même vus ! Il lui a semblé, à lui aussi, que vous jouiez avec nous un jeu indigne, et pourtant il vous aime, il a foi en vous comme en un dieu. Vous avez jugé inutile de ruser avec lui, vous avez compté qu’il ne se douterait de rien. Mais il a le cœur sensible, tendre, impressionnable, et vos paroles, votre ton, pour employer son expression, lui sont restés sur le cœur.

— Je n’y comprends absolument rien, répéta le prince en se tournant vers moi avec l’air de la plus grande surprise et comme me prenant à témoin de son innocence. Il était furieux. Vous êtes défiante et inquiète, reprit-il en s’adressant à Natacha ; vous êtes jalouse de Catherine Féodorovna et, partant, prête à accuser le monde entier, et moi tout le premier ; mais… permettez-moi de vous le dire, vous risquez de me donner une étrange idée de votre caractère… Je ne suis pas habitué à des scènes de ce genre, et je ne resterais pas ici une minute de plus, n’étaient les intérêts de mon fils… J’attends encore que vous vouliez bien vous expliquer.

— Ainsi, quoique vous sachiez tout, vous vous obstinez à ne pas comprendre ce que j’ai résumé en deux mots. Soit ! Vous voulez absolument que je dise tout, sans détour ?

— C’est tout ce que je demande.

— Très-bien ! Écoutez-moi, s’écria-t-elle, les yeux étincelants de colère. Je dirai tout !…

 

 

III

Natalie se leva et commença d’une voix émue. Le prince s’était aussi levé, et la scène était devenue extrêmement solennelle.

— Vous rappelez-vous ce que vous avez dit mardi dernier ? demanda Natacha. Vous avez dit : « Il me faut de l’argent, des chemins battus, de l’importance dans le monde. » Vous vous en souvenez ?

— Je m’en souviens.

— Eh bien ! c’est pour rattraper cet argent, pour reconquérir ces succès qui venaient de vous glisser entre les doigts que vous êtes venu mardi et que vous avez imaginé votre demande en mariage, calculant que cette farce vous aiderait à rentrer en possession de ce qui vous échappait.

— Natacha ! m’écriai-je, pense à ce que tu dis !

— Farce ! calcul ! répéta le prince avec l’accent de la dignité blessée.

Aliocha, anéanti, regardait sans rien voir.

— Oui, oui ! Ah ! ne m’interrompez pas, j’ai juré que je dirais tout, reprit Natacha de plus en plus exaspérée. Résumons : Aliocha ne vous obéissait plus ; pendant six mois vous vous étiez donné toutes les peines du monde pour l’éloigner de moi, et vous aviez échoué ; le moment décisif arrive : si vous le laissez passer, la fiancée, l’argent… l’argent surtout, trois millions de dot, tout vous glisse entre les doigts. Restait un dernier moyen : si Aliocha s’éprenait de celle que vous lui destiniez, il se détacherait peut-être de moi… Vous aviez remarqué que votre fils commençait à être fatigué de son ancien attachement, qu’il était triste, qu’il restait cinq jours sans venir me voir, et vous vous disiez, en homme expert et rusé, qu’il finirait par se lasser de moi et me quitterait ; lorsque tout à coup, mardi dernier, sa conduite résolue est venue renverser tous vos projets. Que vous restait-il à faire ?…

— Permettez, s’écria le prince ; tout au contraire, ce fait…

— Laissez-moi parler, continua Natacha en l’interrompant ; ce soir-là, vous vous êtes demandé ce que vous aviez à faire, et vous avez décidé que vous donneriez votre consentement à notre mariage, non pas en réalité, mais du bout des lèvres, dans l’unique but de tranquilliser votre fils. Vous vous êtes dit que le mariage pourrait être ajourné à volonté. Pendant ce temps, une nouvelle passion avait eu le temps d’éclore, vous vous en étiez aperçu et vous en avez fait la base de vos opérations ultérieures.

— Ô rêves de la solitude ! murmura le prince, ô lectures ! ô romans !

— Vous avez tout fondé sur cet amour naissant, continua Natacha sans faire attention aux exclamations du prince, et en s’emportant toujours davantage. Et quelles chances il avait, cet amour ! Il avait pris naissance alors qu’Aliocha ne connaissait pas encore toutes les perfections de cette jeune fille ! Ce certain soir, au même instant où il lui déclare qu’il ne saurait l’aimer parce que le devoir et un autre amour le lui défendent, elle dévoile tant de noblesse, tant de sympathie pour lui, tant de grandeur d’âme pour sa rivale, que lui, quoiqu’il eût admiré sa beauté, ne s’était pas même douté jusqu’à ce moment qu’elle fût aussi belle !

Il ne parle que d’elle, tant l’impression a été profonde. Il devait nécessairement le lendemain ressentir le besoin impérieux de revoir cette belle créature, ne fût-ce que par reconnaissance. Pourquoi ne volerait-il pas auprès d’elle ? l’autre, l’ancienne, ne souffre plus ; son sort est décidé, on lui a donné toute l’éternité, tandis qu’il ne s’agit ici que d’un instant… Elle serait bien ingrate, cette Natacha, si elle était jalouse pour si peu ! Et, insensiblement, on lui enlève, à cette Natacha, au lieu d’un instant, une journée, une seconde, une troisième… et pendant tout ce temps la jeune fille apparaît au jeune homme sous un aspect nouveau, inattendu : elle est toute noblesse, tout enthousiasme, et, en même temps, elle reste la naïve petite fille, en tout semblable à lui pour le caractère. Ils se jurent amitié, ils seront frère et sœur et ne se quitteront plus de toute leur vie. « Au bout de quelques heures d’entretien », son âme s’est ouverte à des sensations inconnues, son cœur s’abandonne tout entier… Enfin le moment arrive, vous dites-vous alors : il va comparer : d’un côté, tout est connu, habituel, sérieux, plein d’exigences, on est jalouse, on gronde, il y a des larmes… et si l’on plaisante, c’est comme avec un enfant… mais, et c’est le point important, rien que du connu, rien que du vieux… tandis que de l’autre…

Les larmes l’étouffaient ; cependant elle reprit presque aussitôt :

— Et puis le temps agira, l’époque du mariage n’est pas encore fixée : le temps change beaucoup de choses, il change tout… Il vous restait encore vos allusions, votre raisonnement, votre éloquence… On pourrait aussi calomnier un peu cette déplaisante Natacha, la montrer sous un jour défavorable, et… on ne sait comment cela finira ; mais la victoire sera à vous !…

Aliocha ! ne m’en veuille pas, mon ami ! Je sais bien que tu m’aimes et qu’en ce moment tu ne t’expliques peut-être pas mes plaintes. Je sais que je fais mal, très-mal, de dire ainsi ce que j’ai sur le cœur. Mais que veux-tu que j’y fasse, si c’est ainsi que je comprends les choses et si je t’aime toujours davantage… de toute la force de mon âme ?

Elle se couvrit le visage de ses mains, tomba sur sa chaise et se mit à sangloter comme un enfant. Aliocha jeta un cri et se précipita vers elle ; il ne pouvait la voir pleurer sans pleurer aussi.

Ces sanglots furent d’un grand secours au prince : l’emportement de Natacha pendant cette longue explication, l’âpreté de ses accusations dont il aurait dû se montrer blessé, ne fût-ce que par pure convenance, tout cela pouvait être attribué à un accès de jalousie, à l’amour offensé, à un état maladif. Il était même convenable qu’il témoignât quelque sympathie…

— Calmez-vous, Natalie Nicolaïevna, dit-il : ce sont là des visions, c’est l’effet de la solitude… La légèreté d’Aliocha vous a donné cette irritation ; mais vous savez que ce n’est que de l’étourderie de sa part, et sa conduite de mardi vous montre combien il vous aime…

— Oh ! ne me parlez pas, ne me tourmentez pas, à présent du moins ! s’écria Natacha en fondant en larmes, je pressentais tout cela depuis longtemps. Croyez-vous que je ne comprenne pas que son ancien amour n’existe plus ?… Pourquoi vouloir me tromper ? Croyez-vous que je n’aie pas essayé de me tromper moi-même ?… Que de fois je l’ai fait ! Je croyais entendre sa voix dans le plus léger bruit, j’avais appris à lire sur son visage, dans ses yeux… Maintenant tout est perdu, tout est mort, tout !… Ah ! malheureuse que je suis !…

Aliocha s’agenouilla devant elle.

— Pardonne, je suis seul coupable ; c’est moi qui suis cause de tout !… disait-il en sanglotant.

— Non ! ne t’accuse pas, Aliocha !… il y a quelqu’un d’autre… nous avons des ennemis. Ce sont eux… eux…

— Mais enfin, s’écria le prince avec impatience, permettez-moi de vous demander sur quoi vous vous fondez pour m’attribuer tous ces… crimes. Ce ne sont que des suppositions, il faudrait prouver que…

— Prouver ! s’écria Natacha en se levant brusquement de sa chaise, il vous faut des preuves ! Lorsque vous êtes venu me faire votre proposition, pouviez-vous agir autrement ? Ne vous fallait-il pas tranquilliser votre fils, endormir ses remords, afin qu’il pût, libre et sans inquiétude, se donner tout entier à Katia ? Sinon ne se serait-il pas toujours souvenu de moi ? se serait-il soumis à vous, qui vous ennuyiez d’attendre ?

— J’avoue, répondit le prince avec un sourire sarcastique, j’avoue que si j’avais voulu vous tromper, j’aurais effectivement fait le calcul que vous dites ; vous avez beaucoup de sagacité ; mais, quand on porte de pareilles accusations, il faut pouvoir les prouver…

— Il faut prouver ! Et votre conduite antérieure, lorsque vous vous efforciez de l’éloigner de moi, que prouve-t-elle ? Enseigner à son fils à se faire, pour des intérêts mondains, pour de l’argent, un jeu de ses obligations, c’est le dépraver. Vous parliez tout à l’heure de vilain escalier, de mauvais appartement. Ne lui avez-vous pas retranché l’argent que vous lui donniez chaque mois, afin de nous contraindre, par la misère et la faim, à nous séparer ? C’est vous qui avez voulu cet appartement et cet escalier, et maintenant vous le lui reprochez, homme à double face ! D’où vous venaient tout à coup, ce soir-là, cette ardeur, ces convictions, jusqu’alors inconnues ? Pourquoi avez-vous eu besoin de moi ? J’ai passé quatre jours à aller et venir par la chambre, réfléchissant à tout, pesant tout, chacune de vos paroles, chaque expression de votre visage, et je suis arrivée à la conviction que tout cela n’a été qu’un jeu mensonger, une inqualifiable comédie. Je vous connais, je vous connais depuis longtemps. Chaque fois qu’Aliocha venait d’auprès de vous, je devinais à son visage tout ce que vous lui aviez dit, suggéré, je voyais votre influence sur lui. Non, vous ne sauriez me tromper ! Il se peut que vous ayez encore d’autres calculs, il se peut que je n’aie pas encore découvert le principal ; mais, peu importe ! vous me trompiez, voilà l’important ! Voilà ce qu’il fallait que je vous dise, tout droit et en face !…

— Est-ce tout ? Sont-ce là toutes vos preuves ? Mais réfléchissez donc, esprit exalté que vous êtes, que par la proposition que je vous ai faite mardi, je m’engageais trop, j’aurais vraiment fait preuve de trop de légèreté !…

— En quoi vous engagiez-vous ? Qu’est-ce à vos yeux que de me tromper, d’offenser une pauvre jeune fille, une pauvre fugitive, repoussée par son père, sans défense, qui s’est noircie elle-même, une créature immorale ? Vaut-il la peine d’y mettre quelque cérémonie ? Pourvu que cette force vous vaille un profit quelconque, quelque minime qu’il soit…

— Dans quelle position vous mettez-vous, Natalie Nicolaïevna, réfléchissez-y. Vous voulez absolument que je vous aie offensée. Mais l’offense dont vous m’accusez serait si grave, si avilissante, que je ne comprends pas même qu’on puisse la supposer, encore moins qu’on puisse la formuler avec tant d’insistance. Il faut être expert en toutes sortes de matières pour l’admettre, permettez-moi de le dire. J’ai le droit de vous faire des reproches, car vous armez mon fils contre moi, et bien que maintenant il ne prenne pas parti contre moi pour vous défendre, son cœur ne m’en est pas moins hostile.

— Non, non, père, non ! s’écria Aliocha ; si je ne me suis pas révolté contre toi, c’est parce que je crois que tu n’as pas pu l’offenser, et je ne puis pas croire non plus à la possibilité d’une semblable offense !

— Vous entendez, s’écria le prince.

— Natacha, c’est moi qui suis cause de tout ; ne l’accuse pas, lui ; c’est injuste, c’est affreux !

— Vous voyez ! Il est déjà contre moi, s’écria Natacha.

— Assez ! dit le prince ; il est temps de mettre fin à une scène aussi pénible. Cet aveugle et furieux transport de jalousie, qui ne connaît plus de bornes, peint votre caractère sous un point de vue tout nouveau pour moi. Je suis prévenu. Nous nous sommes trop hâtés. Vous ne remarquez pas même combien vous m’avez blessé ; cela vous est indifférent. Nous nous sommes trop hâtés… trop hâtés… ma parole est sacrée ; mais… je suis père, et je veux le bonheur de mon fils…

— Vous retirez votre parole, s’écria Natacha hors d’elle, vous êtes enchanté de pouvoir le faire ! Eh bien, sachez que, il y a deux jours, seule ici, j’ai pris la résolution de vous en libérer, et je le confirme maintenant, en présence de tous.

— C’est-à-dire que vous voulez peut-être raviver en lui ses anciennes inquiétudes, le sentiment du devoir, les « angoisses causées par ses obligations » (pour me servir de vos paroles), afin de l’attacher de nouveau à vous comme auparavant. Cela rentre dans votre théorie, c’est pourquoi je parle ainsi ; mais en voilà assez : le temps décidera, j’attendrai un moment plus calme pour m’expliquer avec vous, et j’espère que nos relations ne sont pas définitivement rompues. J’avais l’intention de vous faire part aujourd’hui de mes projets à l’égard de vos parents, et vous auriez pu vous apercevoir… Mais assez pour aujourd’hui… Ivan Pétrovitch, ajouta-t-il en s’avançant vers moi, maintenant plus que jamais, je tiens à ce que nous fassions plus intimement connaissance ; me permettez-vous de passer un de ces jours chez vous ?

Je fis un signe d’assentiment : je ne pouvais désormais l’éviter. Il me serra la main, s’inclina en silence devant Natacha, et sortit avec un air de dignité blessée.

 


IV

Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes ; Natacha était triste et abattue ; toute son énergie l’avait quittée subitement ; elle regardait sans rien voir, tout droit devant elle, comme si elle avait oublié tout ce qui l’entourait. Elle tenait la main d’Aliocha, qui continuait de pleurer en lui jetant de temps en temps un regard craintif et curieux.

Il se mit enfin à la consoler timidement et la conjura de ne pas être fâchée, s’accusa de nouveau d’être la cause de tout le mal ; il commença plusieurs fois de justifier son père, mais il n’osa achever de crainte d’exciter de nouveau la colère de Natacha. Il lui jura un amour éternel, immuable, assura a plusieurs reprises qu’il aimait Katia comme une sœur, qu’il ne pourrait jamais quitter, ce qui serait d’ailleurs grossier et cruel de sa part ; il déclara que dès que Natacha la connaîtrait, elles seraient amies, et qu’elles ne voudraient plus se séparer. Le pauvre garçon était sincère ; il ne comprenait pas les appréhensions de Natacha et n’avait pas bien compris non plus ce qu’elle avait dit à son père quelques instants auparavant. Pour lui, c’était simplement une querelle ; pourtant cela lui pesait sur le cœur comme un rocher.

— Tu trouves que j’ai des torts envers ton père ? hit demanda Natacha.

— Comment le pourrais-je, répondit-il avec amertume, alors que c’est moi qui ai fait tout le mal ? C’est moi qui t’ai mise si fort en colère, et tu l’as accusé pour me justifier comme tu le fais toujours, quoique je ne le mérite pas. Il fallait un coupable, et tu as pensé que c’était lui. Mais tu te trompes, s’écria-t-il en s’animant. Est-ce pour cela qu’il est venu ici ? Est-ce là ce qu’il attendait ? Mais voyant que Natacha le regardait d’un regard triste et plein de reproche, il sentit de nouveau son courage s’évanouir.

— Non, je ne dirai plus rien, pardonne-moi, dit-il ; tout le mal vient de moi.

— Aliocha, dit-elle avec amertume, il a passé entre nous et il a détruit tout notre bonheur, toute notre vie. Tu as toujours eu plus de confiance en moi qu’en toute autre personne ; maintenant il a versé dans ton cœur la défiance : tu me donnes tort. Il m’a pris la moitié de ton cœur.

— Ne parle pas ainsi, Natacha.

— Il t’a attiré à lui par une feinte bonté, par une fausse générosité, continua Natacha, et il s’efforcera de te détacher entièrement de moi.

— Je te jure que non, s’écria-t-il avec feu. C’est l’irritation qui lui a fait dire qu’il s’était trop hâté ; demain, un de ces jours, il sera revenu à d’autres sentiments ; mais fût-il irrité au point de ne vouloir plus de notre mariage, je te jure que je ne lui obéirais pas. J’en aurai la force… et Katia viendra à notre secours, s’écria-t-il tout à coup, enchanté de l’idée qui lui venait. Tu verras quelle ravissante créature ! Tu verras si elle veut être ta rivale et nous séparer ! Que tu étais injuste tantôt lorsque tu disais que je suis de ceux qui peuvent cesser d’aimer le lendemain du jour de leur mariage ! Quelle amertume pour moi de t’entendre parler ainsi ! Non, je ne suis pas de ceux-là, et si je suis allé souvent chez Katia…

— Assez, Aliocha, vas-y quand tu voudras. Ce n’est pas de cela que je parlais ; tu n’as pas bien compris ; sois heureux avec qui tu voudras, je n’exige pas de ton cœur plus qu’il ne saurait donner…

Mavra entra.

— Eh bien ! il faut servir le thé, quoi ? C’est amusant ! voilà deux heures que le samovar bout : il est bientôt minuit.

Mavra était de mauvaise humeur, et il y avait bien de quoi : depuis le mémorable mardi, elle avait vécu dans une sorte d’extase de ce que sa maîtresse, qu’elle adorait, allait se marier ; elle avait déjà eu le temps de publier la nouvelle dans la maison, dans le voisinage, chez l’épicier, chez le portier. Et voilà qu’à présent tout cela s’en allait subitement en fumée ! Le prince était parti furieux, on n’avait pas servi le thé, et à qui la faute, sinon à sa maîtresse ? Mavra l’avait entendue parler au prince sans le moindre égard.

— Oui, tu peux servir le thé, dit Na tacha.

— Et faut-il aussi servir à souper ?

— Sans doute, répondit Natacha toute troublée.

— On a préparé, préparé, marmottait Mavra ; depuis hier matin je ne sens plus mes jambes. Il a fallu courir, à droite et à gauche, acheter du vin, et à présent… Elle sortit en frappant la porte de colère.

Natacha rougit. On servit le thé et le souper : du gibier, du poisson, du vin, etc. Pourquoi a-t-elle préparé tout cela ? pensais-je.

— Tu vois comme je suis, Vania, dit-elle un peu embarrassée, j’avais le pressentiment que les choses iraient ainsi, et pourtant je pensais que ça finirait peut-être autrement : Aliocha arrivait, nous faisions la paix, mes soupçons se trouvaient injustes, on me détrompait, et… à tout hasard, j’avais préparé quelque chose à manger. Je m’étais dit que nous nous attarderions…

Pauvre Natacha ! Elle était toute confuse ! Aliocha était dans le ravissement.

— Tu vois que tu n’y croyais pas ; il y a deux heures, tu ne croyais pas à tes soupçons, s’écria-t-il. Il faut que tout cela s’arrange, c’est moi qui ai fait le mal ; c’est à moi de le réparer. Permets-moi d’aller sur-le-champ trouver mon père ; il faut que je le voie : il est blessé, offensé, il faut que j’aille le calmer ; je lui dirai tout, je lui parlerai en mon nom, tu n’y seras pour rien, et j’arrangerai tout… Il se justifiera, tu verras… Je viendrai demain de grand matin, et je resterai toute la journée avec toi, je n’irai pas chez Katia…

Elle ne le retint pas ; elle abonda même dans son sens et lui demanda seulement de ne rien dire en son nom. Elle s’efforçait de sourire ; au moment de la quitter, Aliocha lui prit les deux mains, s’assit à côté d’elle et la regarda avec une tendresse inexprimable.

— Natacha ! mon amie, mon ange ! ne sois pas fâchée contre moi, ne nous querellons plus jamais. Donne-moi ta parole que tu me croiras toujours, et moi, je te croirai aussi. Écoute, mon ange, ce que je vais te raconter.

Un jour, nous nous étions querellés, je ne sais plus pourquoi. J’avais tort, mais je ne voulais pas en convenir. J’errais triste et désolé dans les rues, j’entrais chez mes amis… il me vint alors à l’esprit cette idée : Que ferais-je maintenant si elle mourait ? Je fus subitement pris d’un désespoir aussi violent que si je t’avais effectivement perdue. Et les pensées se succédaient toujours plus douloureuses. Il me sembla ensuite que j’étais auprès de ta tombe, couché sans connaissance sur la terre qui te recouvrait, anéanti par la douleur. Je couvrais de baisers cette froide tombe ; je t’appelais, je te demandais d’en sortir au moins une minute ; je priais Dieu de faire un miracle et de te rappeler à la vie un instant devant moi ! Comme je me serais jeté dans tes bras ! comme je t’aurais serrée sur mon cœur ! Je crois que je serais mort de félicité, si j’avais pu une seule minute te sentir dans mes bras comme auparavant. Et je pensai tout à coup : « Je te redemande à Dieu, et pourtant pendant les six mois que nous avons passes ensemble, que de fois nous nous sommes querellés ! que de fois nous ne nous sommes pas parlé et nous avons été brouillés des journées entières ! et maintenant je te demande de sortir un instant de la tombe, et cet instant, je suis prêt à le payer de ma vie ! » Alors je n’y tins plus, j’accourus, je volai auprès de toi ; tu m’attendais, et nous nous embrassâmes, et je te serrai dans mes bras aussi fort que si j’avais peur qu’on ne vint t’en arracher. Ne nous querellons jamais ! Si tu savais que de chagrin j’en ai ! Grand Dieu ! est-il possible de penser que je pourrais te quitter jamais !

Natacha pleurait ; ils s’embrassèrent, et Aliocha lui jura encore une fois que jamais il ne se séparerait d’elle ; puis il courut chez son père, bien sûr de tout arranger pour le mieux.

— Tout est fini ! dit Natacha en me serrant convulsivement les mains. Il m’aime, il ne m’oubliera pas ; mais il aime aussi Katia, et bientôt il l’aimera plus que moi. Ah ! cette vipère de prince veille, et…

— Natacha ! moi non plus, je ne crois pas qu’il agisse de bonne foi ; mais…

— Mais tu ne crois pas tout ce que je lui ai dit, je l’ai bien vu ; attendons, tu verras si j’avais raison ou non. J’ai parlé au point de vue général, mais Dieu sait ce qu’il machine encore, cet homme abominable ! J’ai deviné ses projets : il lui fallait alléger le cœur d’Aliocha de la tristesse qui l’oppressait, le relever de ses obligations envers moi. Sa demande en mariage avait encore un second but ; il se glissait entre nous avec tout l’ascendant qu’il a sur son fils et le mettait dans le ravissement par sa noble générosité. J’en suis sûre. Je connais Aliocha : tranquille et sans inquiétude à mon égard, il se serait dit : La voilà maintenant, ma femme, elle est avec moi pour l’éternité. Et sans qu’il s’en doutât, Katia, à qui le prince avait fait la leçon, le captivait de plus en plus. Ah ! Vania ! je n’ai plus d’espoir qu’en toi. Il veut te voir, faire ta connaissance, ne refuse pas, je t’en prie, cher ami, et tâche d’arriver à la comtesse. Tu feras la connaissance de Katia, tu l’observeras ; je veux avoir ton opinion sur eux, toi seul peux me comprendre. Tu verras jusqu’à quel point ils sont amis, ce qui se passe entre eux… Cher ami, donne-moi cette nouvelle preuve de ton amitié ! Tu es mon seul, mon dernier espoir…

……………………………………………………….....

Il était minuit passé lorsque j’arrivai chez moi. Nelly vint m’ouvrir à demi éveillée ; elle sourit et me regarda d’un air content. La pauvre petite s’en voulait d’avoir succombé au sommeil : elle avait voulu m’attendre ; mais un instant avant mon retour, la fatigue avait été plus forte qu’elle. Elle me dit qu’un étranger était venu me demander, qu’il était resté avec elle et qu’il avait laissé un billet sur ma table. C’était Masloboïew. Il me priait de passer chez lui le lendemain, à une heure. J’avais bien envie d’interroger Nelly, mais je remis mes questions au lendemain et j’insistai pour qu’elle allât se coucher : la pauvre enfant tombait de sommeil.

 


V

Le lendemain matin, Nelly me raconta des choses singulières à propos de la visite de la veille. Du reste, il était déjà surprenant que Masloboïew eût eu l’idée de venir me voir ce soir-là, car je lui avais dit que je ne serais pas à la maison.

Nelly n’avait d’abord pas voulu ouvrir ; il était déjà huit heures du soir, elle avait peur. Masloboïew l’en avait priée à travers la porte, assurant que s’il ne me laissait pas un billet, il y aurait quelque chose de très-mauvais pour moi le lendemain. Une fois entré, il avait écrit son billet et s’était assis à côté d’elle sur le canapé.

— Je me suis levée, dit Nelly ; je ne voulais pas lui répondre ; j’avais peur de lui. Il m’a parlé de la Boubnow, il m’a dit qu’elle était très-fâchée, mais qu’elle n’oserait pas venir me chercher ici ; puis il a fait votre éloge, il a dit que vous étiez bons amis depuis le temps où vous étiez petits. Alors j’ai causé avec lui. Il m’a offert des bonbons, et je les ai refusés ; il m’a assuré qu’il n’était pas méchant, qu’il chantait des chansons, qu’il dansait, et le voilà qui se lève tout à coup et qui se met à danser. C’était très-drôle ! Après cela, il a voulu vous attendre encore, disant que vous rentreriez peut-être bientôt, et il m’a demandé de n’avoir pas peur et de m’asseoir à côté de lui. Je l’ai fait, mais je ne voulais rien dire. Alors il m’a raconté qu’il avait connu maman et grand-papa, et… nous avons parlé. Il est resté longtemps.

— De quoi avez-vous parlé ?

— De maman… de la Boubnow… de grand-papa. Comme elle n’avait pas l’air de vouloir me raconter ce qu’ils s’étaient dit, je m’abstins de la questionner, pensant tout apprendre de Masloboïew. Je ne pus m’empêcher de penser qu’il était venu à dessein pour la trouver seule, et je me demandais pourquoi.

Elle me montra en riant les bonbons qu’il lui avait donnés, des morceaux de sucre candi enveloppés de papier vert et rouge, de mauvais bonbons qu’il avait probablement achetés chez l’épicier du coin.

— Pourquoi ne les as-tu pas mangés ?

— Je n’en veux pas, répondit-elle toute sérieuse et en fronçant les sourcils. Je ne voulais pas les prendre, il les a laissés sur le canapé…

J’avais des courses à faire, je voulus prendre congé d’elle.

— T’ennuies-tu toute seule ? lui demandai-je au moment de sortir.

— Je m’ennuie et je ne m’ennuie pas ; je m’ennuie quand vous êtes longtemps sans revenir.

Elle me regardait d’un regard doux et tendre comme elle avait fait toute la matinée ; elle était gaie, caressante, et en même temps timide, comme si elle avait craint de m’importuner, de perdre mon affection, ou comme si elle était honteuse d’avoir été trop communicative.

— Tu dis que tu t’ennuies et que tu ne t’ennuies pas, repris-je en souriant. Quand est-ce que tu ne t’ennuies pas ?

— Ah ! je sais pourquoi vous me demandez cela, dit-elle en rougissant.

Nous étions sur le seuil, la porte ouverte. Nelly devant moi, les yeux baissés, avait posé une de ses mains sur mon bras, et de l’autre elle tiraillait la manche de mon habit.

— Ne peux-tu pas me le dire ? Est-ce un secret ?

— Non… C’est que je… j’ai commencé à lire votre livre, dit-elle à demi-voix en levant sur moi son regard tendre et pénétrant.

— Ah ! vraiment ! est-ce qu’il te plaît ? demandai-je avec l’embarras d’un auteur qui s’entend louer ; j’avais grande envie de l’embrasser, mais je n’osai…

— Pourquoi est-ce qu’il meurt ? demanda-t-elle tout à coup avec l’accent de la plus profonde affliction, et elle me jeta un regard rapide comme l’éclair, puis elle baissa de nouveau les yeux.

— Qui donc ?

— Le jeune, celui qui est malade de la phthisie… dans votre livre.

— Que faire ? Nelly, l’histoire le veut ainsi.

— Pas du tout, répondit-elle tout bas brusquement, presque avec irritation et en prenant une mine boudeuse.

Il se passa encore une minute.

— Et elle… les deux autres… la jeune fille et le vieux, reprit-elle en tiraillant toujours plus fort la manche de mon habit, resteront-ils ensemble ? Est-ce qu’ils seront pauvres ?

— Non, la jeune fille s’en ira loin, bien loin ; elle épousera un propriétaire, et le père restera seul, répondis-je désolé de ne pouvoir lui dire quelque chose de plus consolant.

— C’est ainsi. Oh ! comme vous êtes… je ne lirai plus.

Elle repoussa ma main, me tourna le dos et s’éloigna les yeux baissés. Ses joues étaient brûlantes, et sa respiration inégale et oppressée.

— Pourquoi es-tu fâchée, Nelly ? lui dis-je en m’approchant ; tu sais, ce n’est pas la réalité, c’est une pure invention, il n’y a pas là de quoi se fâcher, sensible petite fille !

— Je ne suis pas fâchée, dit-elle timidement en levant sur moi un regard plein de tendre sérénité ; puis elle saisit ma main, pressa son visage sur ma poitrine et se mit à pleurer. Une seconde après, elle riait aux éclats à travers ses larmes. C’était plaisant et touchant à la fois ; je voulus lui faire découvrir son visage, mais tout en riant elle me serra encore plus fort.

Cette scène sentimentale prit cependant fin. J’étais pressé de sortir. Je pris congé d’elle. Les joues en feu, les yeux étincelants et toute confuse encore, elle courut après moi jusque dans l’escalier et me demanda de revenir bientôt. Je lui promis de rentrer pour le dîner.

J’allai d’abord chez les vieux, que je trouvai indisposés tous deux. Anna Andréievna était tout à fait malade. Nicolas Serguéitch était dans son cabinet, il m’entendit venir ; mais je savais que, selon son habitude, il nous laisserait seuls pour nous donner le temps de causer. Je ne voulais pas trop attrister Anna Andréievna ; c’est pourquoi je lui racontai avec force ménagements ce qui avait eu lieu la veille ; elle en fut très-affligée, mais moins surprise que je ne l’aurais attendu.

Je pensais que cela arriverait ainsi, et que ce mariage ne se ferait pas, dit-elle tristement. Nous n’avons pas mérité que Dieu nous fasse cette grâce, et puis cet homme est si vil qu’il n’y a rien de bon à attendre de lui. Il nous prend dix mille roubles, ce n’est pas une bagatelle, dix mille roubles ! et il les prend sans aucun droit, il le sait bien. Il nous enlève notre dernier morceau de pain, nous serons obligés de vendre notre terre. Ma petite Natacha a bien raison de ne pas se fier à lui. Et si vous saviez, continuât-elle en baissant la voix, mon mari est tout à fait contre ce mariage ; il lui arrive de se trahir en parlant ; mais je ne veux pas raconter cela… J’ai cru d’abord qu’il divaguait, et pourtant c’était tout à fait sérieux. Que va-t-elle devenir, ma pauvre petite colombe ? Vois-tu, il la maudirait à jamais !… Elle me fit subir, comme d’habitude, un véritable interrogatoire, gémissant et soupirant à chacune de mes réponses.

Depuis quelque temps elle n’avait guère sa tête à elle : chaque nouvelle la secouait, et le chagrin qui lui venait de sa fille lui minait le cœur et la santé.

Le vieillard entra, en robe de chambre et en pantoufles ; il me dit qu’il avait la fièvre. Il regardait sa femme d’un œil plein de tendresse et d’émotion, et pendant tout le temps que je passai chez eux, il fut prévenant et aux petits soins. Il était effrayé de la voir malade : il sentait que s’il la perdait, il aurait tout perdu.

Je restai à peu près une heure avec eux ; Nicolas Serguéitch m’accompagna jusqu’à l’antichambre et me parla de Nelly. Il pensait sérieusement à la prendre dans sa maison comme fille adoptive, et il me demanda comment il devait manœuvrer pour avoir le consentement de sa femme. Il me fit toutes sortes de questions sur la petite, et je lui racontai grosso-modo son histoire, qui l’impressionna très-fort.

— Nous en reparlerons, me dit-il d’un ton résolu ; en attendant… du reste, je passerai aussitôt que je serai un peu mieux, et nous arrangerons la chose.

À midi précis j’étais chez Masloboïew, et grand fut mon étonnement quand, en entrant dans l’antichambre, je me trouvai nez à nez avec le prince en train de mettre son paletot. Masloboïew le secondait avec empressement dans cette opération. Quoique mon ancien condisciple m’eût déjà dit qu’il connaissait le prince, j’étais à cent lieues de m’attendre à cette rencontre.

Le prince me parut embarrassé.

— Ah ! c’est vous ! s’écria-t-il avec plus de chaleur que je n’aurais attendu ; voyez comme on se rencontre ! Du reste, M. Masloboïew vient de m’apprendre que vous vous connaissez. Enchanté ! j’avais justement le désir de vous voir, et je me propose de passer chez vous très-prochainement, si vous le permettez : j’ai une prière à vous adresser, je veux vous demander de m’aider à éclaircir la situation. Vous savez ce que je veux dire… Vous êtes lié par l’amitié, vous avez suivi toute la marche de cette affaire, vous avez de l’influence… Je regrette que nous ne puissions pas causer en ce moment. Mais… que voulez-vous ? les affaires ! Un de ces jours, très-prochainement, j’aurai le plaisir de vous faire une visite. Au revoir pour aujourd’hui…

Il me serra la main cordialement, trop cordialement même, échangea un regard avec Masloboïew et sortit.

— Dis-moi pour l’amour de Dieu… commençai-je en entrant dans la chambre…

— Je te dirai juste rien du tout, dit Masloboïew en m’interrompant ; il prit en toute hâte sa casquette et se dirigea vers l’antichambre. J’ai à faire, mon vieux, il faut que je coure, je suis en retard !…

— Mais tu m’as écrit de venir à midi.

— Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ? Je t’ai écrit hier, et l’on m’a écrit aujourd’hui, et c’est pour une chose si grave que j’en ai la tête fendue. On m’attend, mille pardons, Vania ! La seule satisfaction que je puisse t’offrir, c’est de me rosser pour t’avoir dérangé inutilement. Si le cœur t’en dit, rosse-moi ; mais, au nom du ciel ! fais vite, ne me retiens pas, on m’attend…

— Pourquoi te rosserais-je ? Dès le moment que tu as à faire, vas-y vite : on ne saurait toujours prévoir… seulement…

— Non, c’est moi qui dirai seulement, répliqua-t-il en s’élançant dans l’antichambre et en mettant son manteau pendant que je faisais de même. J’ai à te parler d’une affaire, d’une affaire très-importante même, qui te concerne et touche à tes intérêts ; c’est pour cela que je t’avais prié de passer ; mais je ne puis pas te raconter la chose en une minute ; c’est pourquoi tu vas me promettre de venir ce soir à sept heures précises, ni plus tôt, ni plus tard ; je serai à la maison.

— Aujourd’hui, dis-je avec hésitation, c’est que je voulais aller ce soir…

— Eh bien, tu iras maintenant où tu voulais aller ce soir, et ce soir tu viendras. Si tu savais quelles choses j’ai à te communiquer !

— Dis-moi du moins de quoi il s’agit. Je serais curieux de savoir…

Pendant ce temps nous étions sortis et nous nous trouvions debout sur le trottoir.

— Donc, tu viendras, fit-il avec insistance.

— Je t’ai déjà dit que je viendrais.

— Ça ne suffit pas, tu me le promets.

— Fi ! que tu es drôle ! Soit ! je te le promets.

— Très-bien. À présent, de quel côté vas-tu ?

— Par ici, répondis-je en montrant la droite.

— Et moi par là, dit-il en désignant la gauche. Adieu, Vania ! n’oublie pas ta promesse : ce soir à sept heures.

Je restai tout ébahi.

Je m’étais proposé d’aller ce soir-là chez Natacha ; je m’y rendis sur-le-champ. J’étais persuadé que j’y trouverais Aliocha ; il y était en effet et fut très-réjoui de ma venue.

Il était très-gentil, plein d’amabilité. Natacha faisait son possible pour paraître gaie ; mais on voyait bien que la tâche était au-dessus de ses forces. Elle était pâle et souffrante, et n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir toutes sortes de caresses pour Aliocha.

Celui-ci causait beaucoup, s’efforçait de l’égayer et de lui arracher un sourire ; il évitait de parler de son père et de Katia ; son essai de réconciliation de la veille avait probablement échoué.

— Il a effroyablement envie de partir, me dit Natacha pendant qu’il était allé dire quelque chose à la servante, mais il ne sait comment faire, et je crains de lui dire de s’en aller, parce qu’il se croira peut-être alors obligé de rester. En attendant, ce dont j’ai le plus peur, c’est qu’il ne s’ennuie et ne devienne tout à fait froid pour moi. Que me conseilles-tu ?

— Bon Dieu ! quelle drôle de position vous vous faites ! vous êtes défiants, vous vous surveillez l’un l’autre ! On s’explique, et c’est fini. Une pareille situation peut très-bien l’ennuyer.

— Que veux-tu que j’y fasse ? s’écria-t-elle avec angoisse.

— Attends, je m’en vais tout arranger…

— Prends bien garde, me dit Natacha.

À peine avais-je fermé la porte de la chambre qu’Aliocha v se précipita à ma rencontre, comme s’il m’eût attendu.

— Cher Ivan Pétrovitch, tirez-moi d’embarras. J’ai promis d’aller chez Katia, je devrais y être en ce moment, il faut que j’y aille. J’aime Natacha au delà de toute expression ; je me jetterais dans le feu pour elle ; mais, convenez-en, je ne puis pas les quitter tout à fait, eux, là-bas…

— Eh bien ! allez-y donc…

— Oui, mais cela fera de la peine à Natacha. Ivan Pétrovitch, aidez-moi…

— À mon avis, il vaut mieux aller. Vous savez combien Natacha vous aime ; elle s’apercevra que vous vous ennuyez auprès d’elle et que vous restez malgré vous. D’ailleurs, venez, je vous aiderai.

— Que vous êtes bon !

Nous rentrâmes.

— Je viens de voir votre père, dis-je un instant après à Aliocha.

— Où donc ? s’écria-t-il tout effrayé.

— Dans la rue, un instant. Il m’a proposé de faire plus ample connaissance. Il m’a demandé si je ne savais pas où vous étiez, il désirait vous voir.

— Ah ! va vite le rejoindre, dit Natacha, qui avait compris mon intention.

— Mais… où le trouverai-je à présent ? À la maison ?

— Non, il m’a dit qu’il allait chez la comtesse.

— Alors, comment faire ?… demanda-t-il naïvement en regardant Natacha.

— C’est bien embarrassant ! dit celle-ci. Est-ce que tu aurais le dessein de cesser de les voir pour me tranquilliser ? Quel enfantillage ! d’abord c’est impossible, et ensuite ce serait de l’ingratitude envers Katia : liés comme vous l’êtes, ce serait de la grossièreté de ta part. Tu me blesserais si tu me croyais jalouse à tel point. Vas-y, mon cher, vas-y sans tarder, je t’en prie. Cela tranquillisera ton père.

— Natacha, tu es un ange ! je ne vaux pas ton petit doigt, s’écria Aliocha extasié, quoiqu’il éprouvât quelque repentir. Tu es si bonne, tandis que moi… moi… bah ! il faut que tu le saches, je viens de prier Ivan Pétrovitch de m’aider à m’en aller, et c’est lui qui a trouvé cet expédient. Pardonne-moi, ange adoré ! Ne me crois pas plus coupable que je ne le suis ; je t’aime mille fois plus que tout au monde. Il m’est venu une idée : je raconterai à Katia ce qui a eu lieu hier ici, et je lui dirai notre situation actuelle. Elle trouvera quelque moyen de nous sauver, car elle nous est dévouée de toute son âme…

— Eh bien ! va vite, fit Natacha en souriant. Je voudrais bien faire sa connaissance. Comment pourrait-on arranger cela ?

Cette proposition le combla de joie, et il se lança aussitôt dans toutes sortes de combinaisons. Selon lui, rien de plus facile, il fallait s’en remettre à Katia. Il prit feu et flamme pour cette idée et promit de rapporter la réponse au bout de quelques heures, et de passer la soirée avec Natacha.

— Viendras-tu pour sûr ? lui demanda Natacha, en l’accompagnant.

— En douterais-tu ? Adieu, Natacha ! adieu, ma bien-aimée, ma bien-aimée pour la vie ! Adieu, Vania ! Ah ! bon Dieu ! voilà que je vous ai appelé Vania tout court, sans y prendre garde. Ivan Pétrovitch, j’ai beaucoup d’amitié pour vous, pourquoi ne nous tutoierions-nous pas ? Le voulez-vous ?

— Je le veux bien.

— J’y ai souvent pensé ; mais je n’osais pas vous le proposer. Bon ! voilà que je vous dis vous ; c’est très-difficile à s’habituer à dire toi. Il y a une très-jolie scène dans un ouvrage du comte Tolstoï : deux personnes ont décidé de se tutoyer, et comme ni l’une ni l’autre ne veut commencer, elles évitent d’employer les pronoms. Natacha, nous relirons cela ensemble, n’est-ce pas ?

— Oui, mais va vite, lui dit-elle, et elle le chassa en riant.

— Adieu ! dans deux heures je suis de retour…

Il lui baisa la main et sortit en toute hâte.

— Tu vois, tu vois, Vania ! dit Natacha en fondant en larmes.

Je restai deux heures avec elle, m’efforçant de la consoler, et parvins à lui rendre un peu de calme. Hélas ! ses appréhensions n’étaient que trop fondées, et j’avais le cœur plein d’angoisse quand je pensais à sa situation ; je craignais tout pour elle ; mais le mal était sans remède.

Aliocha l’aimait autant qu’auparavant, peut-être même davantage, et avec un sentiment poignant qui tenait du repentir et de la reconnaissance.. Mais en même temps le nouvel amour s’était fortement établi dans son cœur. Il était difficile de prévoir comment tout cela finirait. J’étais extrêmement curieux de voir Katia, et Natacha me fit de nouveau promettre de faire sa connaissance.

Elle était devenue un peu plus gaie. Je lui parlai de Nelly, de Masloboïew et de la Boubnow, de ma rencontre avec le prince chez Masloboïew et enfin du rendez-vous que j’avais à sept heures avec ce dernier. Comme moi, elle fut étonnée d’apprendre que le prince était en relation avec Masloboïew, et qu’il eût un si vif désir de faire plus ample connaissance avec moi, quoique cela s’expliquât assez aisément par la situation du moment…

 

 

VI

J’arrivai chez Masloboïew à l’heure convenue. Il m’accueillit avec une joie bruyante et m’embrassa avec transport. Il était à moitié ivre. Je fus surtout surpris des préparatifs qui avaient été faits à mon intention, car, évidemment, on m’attendait. Un samovar de cuivre jaune bouillait sur une table ronde couverte d’une superbe nappe sur laquelle étincelait un service à thé de cristal, de porcelaine et d’argent. Une autre table, également couverte d’une nappe non moins belle, fermait un étalage de bonbons tout à fait appétissants, de confitures et de sirops de Kiew, de sucreries, de gelées, de fruits confits, d’oranges, de pommes, de noix, de noisettes et d’amandes ; en un mot, tout un magasin de fruits. Sur une troisième table, se trouvaient les hors-d’œuvre les plus variés : caviar, fromage, pâtés, saucisson, jambon fumé, poisson froid ; le tout flanqué de carafes et carafons du plus beau cristal, rangés en ordre de bataille et remplis d’eaux-de-vie de différentes espèces et des plus magnifiques couleurs : il y en avait de vertes, de brunes, d’autres qui étincelaient comme des rubis ou qui brillaient comme de l’ or.

Enfin un petit guéridon portait deux vases dans lesquels plongeaient deux bouteilles de Champagne, tandis que sur une dernière table devant le canapé se pavanaient trois bouteilles des meilleures et des plus chères de la cave Élisséiew, l’une de vin de Sauterne, l’autre de laffitte et la troisième de cognac.

Alexandra Séménovna était assise à la table où l’on devait prendre le thé ; sa toilette simple lui allait à ravir, elle le savait et ne pouvait s’empêcher d’en être un peu fière ; lorsqu’elle se leva gravement pour me recevoir, la satisfaction et la joie brillaient sur ses joues fraîches. Masloboïew était vêtu d’une superbe robe de chambre et chaussé de magnifiques pantoufles chinoises. Le jabot et les manchettes de sa chemise étaient garnis de boutons à la mode ; il y en avait partout où l’on avait pu en accrocher. Ses cheveux étaient peignés, pommadés et séparés par une raie sur le côté, aussi d’après la mode.

J’étais si ébahi que je restai au milieu de la chambre à regarder, la bouche grande ouverte, tantôt Masloboïew, tantôt Alexandra Séménovna, dont le contentement allait jusqu’à la béatitude.

— Qu’est-ce que cela signifie, Masloboïew ? As-tu aujourd’hui une soirée ? m’écriai-je enfin tout inquiet.

— Non, nous serons seuls, répondit-il avec majesté.

— Alors, pourquoi cela ? demandai-je en montrant les tables préparées. Il y a là de quoi nourrir tout un régiment.

— Et surtout de quoi l’abreuver…

— Et tout cela pour moi seul !

— Et pour Alexandra Séménovna, car c’est là son œuvre.

— Ah ! j’en étais sûre ! s’écria Alexandra Séménovna, qui rougit tout en conservant sa mine satisfaite. On ne peut recevoir convenablement un convive sans qu’il ait quelque reproche à me faire.

— Figure-toi que ce matin, depuis qu’elle a su que tu viendrais, elle n’a plus rien fait que s’agiter, qu’être dans des transes !…

— Quel mal y a-t-il à recevoir les gens convenablement ? Nous sommes toujours seuls, personne ne vient nous voir ; et pourtant nous ne manquons de rien. Il faut bien que les honnêtes gens voient que nous savons vivre comme tout le monde.

— Et surtout qu’ils sachent quelle excellente ménagère et quelle savante organisatrice nous sommes, ajouta Masloboïew. Figure-toi, mon cher, que j’ai dû y passer aussi : elle m’a collé une chemise de toile de Hollande, elle m’a fiché des boutons, mes pantoufles, ma robe de chambre chinoise ; elle m’a peigné et pommadé elle-même ; ça sent la bergamote ; elle voulait encore m’arroser d’une eau parfumée quelconque, de la crème brûlée, je crois ; mais je n’y ai plus tenu, je me suis révolté, j’ai fait appel à mon autorité maritale….

— Pas du tout de la bergamote, mais de l’excellente pommade de France, qu’on vend dans de petits pots de porcelaine avec une guirlande autour, répliqua Alexandra Séménovna, devenant écarlate. Jugez vous-même, Ivan Pétrovitch, reprit-elle, il ne me laisse aller ni au théâtre, ni au bal, et il me fait continuellement cadeau de robes ; que dois-je en faire ? Je fais toilette et je me promène par la chambre. L’autre jour, il m’avait promis de me mener au théâtre, nous étions déjà prêts, je n’ai fait que me tourner pour mettre une broche, et le voilà devant le buffet : il prend un verre, un second, et il se grise : nous sommes restés à la maison. Personne ne vient nous voir, personne. En attendant, nous avons un beau samovar en tombac, un joli service, de belles tasses : des cadeaux qu’on nous a faits. Tout le temps je me dis : Il viendra des visites, de vraies visites : nous leur montrerons tout ce que nous avons, nous les accueillerons si bien qu’elles en seront satisfaites et que nous en aurons du plaisir nous-mêmes. Mais personne ! Pourquoi est-ce que je l’ai pommadé, l’imbécile ? il en vaut bien la peine ! Regardez cette robe de chambre, c’est un cadeau qu’on lui a fait : n’est-ce pas trop beau pour lui ? Se mettre dans les vignes, voilà ce qu’il lui faut. Vous allez voir qu’il demandera de l’eau-de-vie avant de prendre le thé.

— Tiens ! c’est juste ! Buvons, Vania, buvons un verre de dorée et un d’argentée et ensuite, l’âme réconfortée, nous attaquerons d’autres liquides.

— Je l’avais bien dit !

— Calmez-vous, Sachinka[5] ; nous prendrons aussi de votre thé… avec du cognac, et à votre santé encore !

— Pensez donc ! s’écria-t-elle en levant les bras : du thé impérial, à six roubles la livre ! un cadeau qu’un marchand nous a fait, et il veut le prendre avec du cognac ! Ne l’écoutez pas, Ivan Pétrovitch, je vais vous en servir… vous verrez si vous en avez jamais pris de pareil.

Ils avaient compté me retenir toute la soirée ; Alexandra Séménovna attendait des visites depuis un an ; ma venue devait enfin satisfaire le plus ardent de ses désirs. Mais cela ne faisait pas mon compte.

— Vois-tu, Masloboïew, dis-je en m’asseyant, je ne suis pas venu en visite ; tu m’as promis…

— Oui ; mais quoique les affaires soient les affaires, cela n’empêche pas qu’on puisse aussi trouver un moment pour causer avec un ami.

— Non, mon cher, ne compte pas sur moi pour aujourd’hui ; à huit heures et demie, je te dis adieu. Il le faut, j’ai promis…

— Je n’en crois rien. D’ailleurs, considère un peu ta manière d’agir envers moi et surtout envers Alexandra Séménovna. Regarde un peu sa mine effarée. Pourquoi m’aurait-elle mis dans la pommade ? Je suis à la bergamote, penses-y donc !

— Tu ne fais que plaisanter, Masloboïew. Je jure à Alexandra Séménovna que je viendrai dîner chez vous la semaine prochaine, ou plus tôt ; mais aujourd’hui, mon cher, j’ai promis, et il faut que j’aille, on m’attend. Dis-moi ce que tu as à me communiquer.

— Vous ne resterez vraiment que jusqu’à huit heures et demie ; s’écria Alexandra Séménovna d’une voix timide et plaintive, et prête à pleurer, en me présentant une tasse de son excellent thé.

— Tranquillisez-vous, Sachinka. Il restera ; il plaisante. Tu ferais mieux de me dire, Vania, pourquoi tu es toujours en l’air. Quelles affaires peux-tu bien avoir, sans indiscrétion ? Tu cours la ville et tu ne travailles pas…

— En quoi cela pourrait-il t’intéresser ? Du reste, je te le dirai peut-être plus tard. Mais explique-moi pourquoi tu es venu hier au soir chez moi, alors que je t’avais dit que je ne serais pas à la maison ?

— Je l’avais oublié, ce n’est que plus tard que je m’en suis souvenu. J’avais à te parler, mais je tenais surtout à tranquilliser Alexandra Séménovna, qui ne cessait de me répéter : « Maintenant que tu as quelqu’un, que tu as retrouvé un ami, pourquoi ne l’invites-tu pas ? » Et la voilà qui me bergamote depuis quatre jours, à ton intention. J’ai donc eu recours à la ruse, et je t’ai écrit qu’il y avait une chose si grave que si tu ne venais pas, tous nos vaisseaux allaient sombrer.

— Et pourquoi, m’écriai-je mécontent, t’es-tu enfui tantôt, lorsque je suis venu ?

— Toujours pour affaires, je ne mens pas d’un zeste.

— Avec le prince peut-être ?

— Comment trouvez-vous notre thé ? demanda Alexandra Séménovna d’une voix mielleuse.

Depuis cinq minutes elle attendait que je fisse l’éloge de son thé, et je n’y avais pas pensé.

— Excellent, Alexandra Séménovna, exquis ! Je n’en ai jamais pris d’aussi bon.

Elle rougit de plaisir et s’empressa de m’en verser une seconde tasse.

— Le prince ! s’écria Masloboïew ; le prince, mon bon, c’est un fripon, mais un fripon… vois-tu, quoique je sois un filou moi-même, je ne voudrais pas, par simple chasteté, être dans sa peau. Mais suffît, taisons-nous ! c’est tout ce que je puis dire de lui.

— Et moi qui suis justement venu te voir tout exprès pour te demander des renseignements sur son compte ! Mais laissons cela pour plus tard. Dis-moi à présent pourquoi tu es venu hier en mon absence donner des bonbons à ma petite Hélène et danser devant elle. De quoi as-tu bien pu lui parler pendant une heure et demie ?

— Hélène est une petite fille de onze à douze ans, qui, pour le moment, demeure chez Ivan Pétrovitch, dit Masloboïew en guise d’explication en s’adressant tout à coup à Alexandra Séménovna. Prends garde, Vania, prends garde, continua-t-il en me montrant du doigt sa compagne, tu vois comme elle a pris feu quand elle t’a entendu dire que j’avais porté des bonbons à une petite fille inconnue ; regarde-moi ces joues, regarde, elle tremble comme si l’on devait tiré un coup de pistolet… tu vois ces regards ; on dirait des aiguilles. Alexandra Séménovna, avouez-le, vous êtes jalouse ! Si je ne lui avais pas expliqué qu’il s’agit d’une fillette de onze ans, comme elle me prendrait au toupet ! La bergamote ne me sauverait pas !

— Elle ne te sauvera pas non plus à présent ! s’écria Alexandra Séménovna. Elle ne fit qu’un bond jusqu’à nous, et avant que Masloboïew eût eu le temps de se prémunir, elle l’avait pris par les cheveux et tirait de toutes ses forces.

— Tiens ! tiens ! ça t’apprendra à dire devant des étrangers que je suis jalouse ; je te le défends ! tiens ! tiens !

Ses joues étaient en feu, et quoiqu’elle plaisantât à moitié, Masloboïew fut joliment secoué.

— Voilà ma vie ! dit Masloboïew ; de l’eau-de-vie, conclut-il en remettant sa chevelure en ordre, et il tendit précipitamment le bras vers un carafon. Mais Alexandra Séménovna le prévint : elle s’empara du flacon et lui versa un verre qu’elle lui offrit en lui tapotant doucement et amicalement sur la joue. Masloboïew, tout fier de cette caresse, m’envoya un clignement de l’œil, fit claquer sa langue et avala gravement son verre.

— Quant aux bonbons, dit-il en s’asseyant à côté de moi sur le canapé, c’est assez difficile à expliquer. Je les avais achetés la veille, étant pompette, chez un épicier, je ne sais pourquoi ; peut-être dans l’unique but de soutenir l’industrie et le commerce nationaux ; je me souviens seulement que je me trouvais dans la rue, que j’avais roulé dans la boue, et que je m’étais mis à m’arracher les cheveux et à pleurer de n’être bon à rien. J’avais naturellement oublié les bonbons, et ils sont restés dans ma poche jusqu’au moment où je me, suis assis dessus, en m’asseyant sur ton canapé. Pour ce qui est de la danse, c’est de nouveau l’état dans lequel je me trouvais ; j’étais passablement gris, et dans ces moments, pour peu que je sois content de mon sort, il m’arrive quelquefois de danser. Voila tout, si ce n’est peut-être encore que cette petite orpheline m’a fait pitié ; puis elle ne voulait pas parler, elle avait l’air fâché, je me suis mis à danser pour l’égayer.

— N’était-ce pas plutôt pour savoir quelque chose d’elle ? Si tu es venu à dessein, sachant que je n’y étais pas, pour apprendre quelque fait qui t’intéresse, avoue-le franchement. Je sais que tu es resté une heure et demie avec elle, tu lui as dit avoir connu sa mère, tu l’as questionnée…

Masloboïew cligna des yeux et sourit d’un sourire fripon.

— L’idée n’aurait pas été mauvaise, dit-il. Mais tu te trompes, Vania. Au surplus, pourquoi ne pas se renseigner quand l’occasion s’en présente ? Cependant, ce n’est pas le cas ici. Écoute, mon vieux, quoique je sois passablement pochard, selon ma coutume, je tiens à ce que tu saches que Philippe ne te trompera jamais avec une intention malveillante, tu entends, je dis malveillante.

— Et sans intention méchante ?

— Ma foi !… non plus ! Mais au diable tout cela ! Buvons et parlons affaires. Ce n’est pas sérieux, reprit-il après avoir bu ; cette Boubnow n’avait pas le moindre droit de garder cette petite fille ; je me suis informé : il n’y a ni adoption, ni rien de ce genre. La Boubnow a beau être friponne et scélérate, elle est bête comme toutes les femmes de sa sorte : la défunte avait un passe-port comme il faut, donc la situation est nette. Hélène peut rester chez toi, mais ce serait un bonheur si quelque âme charitable, quelqu’un qui a une famille, la prenait pour lui donner quelque éducation. En attendant, elle peut rester chez toi, j’arrangerai tout. La Boubnow n’osera pas remuer un doigt. Quant à la mère, je n’ai presque rien pu apprendre de précis sur son compte. Maintenant, reprit-il avec une certaine solennité, j’ai une prière à t’adresser, c’est de me raconter avec le plus de détails possible de quoi tu t’occupes, où tu vas, où tu passes des journées entières. Je sais peut-être bien quelque chose, mais il me faudrait en savoir davantage.

Ce ton solennel me surprit et m’inquiéta.

— Qu’est-ce que cela peut te faire, lui dis-je, et pourquoi ce ton solennel ?

— Écoute, Vania, pas de phrases ! je veux te rendre un service. Si je voulais faire le malin, j’arriverais à savoir ce que je voudrais, sans faire le solennel. Tu me soupçonnes de vouloir ruser avec toi. Eh bien ! sache que quand je te parle de ce ton sérieux, solennel, comme tu dis, cela signifie que je pense à tes intérêts et non pas aux miens. Ainsi ne doute pas de moi et parle franchement.

— Quel service veux-tu me rendre et pourquoi ne veux-tu pas me raconter quelque chose du prince ? J’ai besoin de différents renseignements ; c’est un service que tu peux me rendre.

— Sur le prince ! Hem !… Soit ! Je te dirai tout droit que c’est justement à l’occasion du prince que je t’interrogeais.

— Comment ?

— C’est bien simple : j’ai remarqué qu’il se mêlait un peu de tes affaires ; il s’est enquis de toi. Comment il a su que nous nous connaissions, cela n’a aucun intérêt pour toi. L’important est de te tenir sur tes gardes. C’est un traître, un Judas, et même pire. Aussi, lorsque je me suis aperçu qu’il s’informait de toi, j’ai eu des craintes. Du reste, je ne sais rien, c’est pourquoi je te prie de me mettre au courant de vos relations, afin que je puisse me faire une opinion. C’est dans ce but que je t’ai prié de venir aujourd’hui, je te l’avoue franchement.

— Mais dis-moi au moins quelque chose, explique-moi pourquoi je dois le craindre.

— Fort bien. Je m’occupe parfois de certaines affaires ; et tu peux bien penser que si l’on a confiance en moi, c’est parce que je ne suis pas bavard. Comment faire pour t’accorder ce que tu demandes ? Ne t’offusque pas si je parle d’une manière générale, trop générale peut-être, et uniquement pour te montrer quelle canaille il est. Mais dis-moi d’abord ce que tu sais.

Je réfléchis que je n’avais absolument rien à dissimuler à Masloboïew. L’histoire de Natacha n’était pas un secret, et je pouvais d’ailleurs espérer quelque profit pour elle de mon entretien avec Masloboïew. Je la lui racontai donc. Il m’écouta avec attention, m’interrompit même pour m’adresser diverses questions.

— Hein ! c’est une forte tête, cette jeune fille ! fit Masloboïew quand j’eus achevé mon récit. Si elle n’a pas deviné parfaitement juste, elle a du moins, dès le début, compris à qui elle avait affaire et rompu toutes relations. C’est une brave fille ! À la santé de Natalie Nicolaïevna ! (Il vida son verre.) C’était peu que d’avoir de la tête, il fallait du cœur pour ne pas se laisser tromper. Sa cause est perdue, c’est évident ; le prince persistera dans son idée, et Aliocha la plantera là. Le seul qui me fasse de la peine, c’est Ikhméniew ; être obligé de payer dix mille roubles à ce misérable ! Qui donc s’est occupé de ses affaires ? qui est-ce qui a mené son procès ? lui-même peut-être ! ha ! ha ! ha ! ils sont tous ainsi, ces nobles cœurs ! Ce n’est pas ainsi qu’il fallait s’y prendre. C’est moi qui lui aurais trouvé un avocat… Et il frappa sur la table avec dépit.

— Eh bien, que me diras-tu du prince ?

— Tu n’as que ça à la bouche. Que veux-tu qu’on en dise ? Je suis fâché d’avoir entamé cette question, je ne voulais que te prévenir contre ce fourbe, ce fripon ; te garantir, si je puis dire ainsi, contre son influence. Quiconque a des rapports avec lui est en danger. Ainsi dresse l’oreille, c’est tout ce que j’ai à te dire. En attendant, tu as cru que j’allais te raconter Dieu sait quels mystères de Paris : tu es un romancier. Que veux-tu qu’on dise d’un fripon, sinon que c’est un fripon ?… Je te raconterai une toute petite de ses histoires comme spécimen ; naturellement tu ne peux pas t’attendre à une précision de calendrier, et je ne nommerai ni pays, ni ville, ni personnages.

— Tu sais que, dans sa première jeunesse, reprit Masloboïew, alors qu’il était réduit à vivre de ses appointements de petit employé, le prince avait épousé la fille d’un riche marchand. Il ne la traitait pas avec la plus grande urbanité, et quoiqu’elle n’ait rien à faire ici, je te ferai remarquer, Vania, que c’est là le métier pour lequel il a eu le plus de goût toute sa vie. Veux-tu un second exemple ? Il part pour l’étranger. Là…

— Attends, Masloboïew, duquel de ses voyages veux-tu parler ? En quelle année ?

—Il y a juste quatre-vingt-dix-neuf ans et trois mois. Donc, à l’étranger, il fit connaissance d’un fabricant ou entrepreneur, je ne sais pas au juste, car ce que je te raconte ne repose que sur des raisonnements et des déductions de faits étrangers. Le prince avait trouvé moyen de se fourrer dans les affaires de cet homme et de lui emprunter de l’argent. Le vieux avait en sa possession les reçus des sommes qu’il avait prêtées, cela va sans dire ; mais le prince entendait avoir emprunté pour ne plus rendre ou, comme on dit tout simplement chez nous, pour voler. Le vieux avait une fille belle comme un ange, qu’aimait éperdument un jeune homme plein d’idéal, un frère de Schiller, poëte et marchand à la fois, un rêveur, un Allemand dans toute la force du terme, un certain Pfefferkuchen[6].

— Il s’appelait Pfefferkuchen ?

— Il s’appelait peut-être autrement, mais le diable l’emporte ; ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Donc, le prince parvint à s’insinuer dans les bonnes grâces de la fille et fit si bien qu’elle s’affola de lui ; alors, comme les clefs de tous les coffres et tiroirs du vieux étaient entre les mains de sa fille, le prince résolut de faire d’une pierre deux coups : primo, d’avoir la demoiselle, et secundo, les reçus qu’il avait signés au papa. Celui-ci aimait sa fille d’un amour insensé, à tel point qu’il ne voulait pas la marier, qu’il était jaloux de tout prétendant, et qu’il avait chassé Pfefferkuchen, un drôle de corps, un Anglais…

— Anglais, dis-tu, où cela se passait-il ?

— J’ai dit Anglais, au hasard, et tu t’accroches tout de suite à cela. Cela se passait à Santa-Fé de Bogota ou peut-être à Cracovie, mais plus certainement dans le duché de Nassau ; tu sais, tu auras lu ce mot sur les étiquettes des bouteilles d’eau de Seltz ; eh bien ! c’était précisément là, à Nassau ; ça te suffit-il ? Il débauche donc la jeune fille et l’enlève, munie de certains papiers qu’il l’avait persuadée de prendre en partant. Jusqu’où l’amour peut aller ! et dire que c’était une âme honnête, cette jeune fille ! Elle ne se connaissait peut-être pas beaucoup en paperasses : elle n’avait qu’une crainte : la malédiction paternelle. Le prince ne fut pas embarrassé pour si peu ; il signa un engagement formel, légal, de l’épouser, et il lui fit croire qu’ils s’en allaient faire un petit voyage, une promenade, et que lorsque le courroux du vieux serait apaisé, ils reviendraient mariés auprès de lui et vivraient toute leur vie à trois, heureux et amassant du bien, et ainsi de suite, aux siècles des siècles. Elle partit, le vieux la maudit et, par-dessus le marché, fit banqueroute. Frauenmilch[7] aimait si éperdument la jeune fille qu’il abandonna son commerce et quitta tout pour lui courir après, à Paris…

— Attends ! qui est ce Frauenmilch ?

— Mais l’autre, comment ai-je dit ?… Feuerbach[8]… comment, diantre ?… Chose… Pfefferkuchen… Quant au mariage, le prince n’y songeait pas : qu’aurait dit la comtesse X… ? Quelle aurait été l’opinion du baron Z… ? Il fallait donc la duper, c’est ce qu’il fit avec une effronterie !… Il en vint à la rudoyer, presque à la battre, puis il invita Pfefferkuchen, qui vint la voir souvent et pleurnicher avec elle des soirées entières. Le prince avait arrangé tout ça à bon escient. Un soir il les surprit ensemble, il prétendit qu’ils avaient des relations intimes, chercha noise : il avait vu, vu de ses propres yeux ! Bref, il les prit tous deux au collet et les flanqua à la porte, après quoi il s’en alla faire un séjour à Londres. En attendant, la demoiselle donnait le jour à une fille… je voulais dire à un garçon, Volodka, car on le baptisa Voldemar. Pfefferkuchen fut parrain. Il n’avait qu’un petit pécule. Ils partirent ensemble, parcoururent la Suisse, l’Italie, les pays de la poésie et du soleil, comme cela se fait d’habitude. Elle ne faisait que pleurer, et Pfefferkuchen se lamentait avec elle ; ainsi s’écoulèrent plusieurs années, pendant lesquelles la petite fille grandissait. Quant au prince, tout était pour le mieux, une seule chose exceptée : il n’avait pas pu ravoir la promesse de mariage qu’il avait signée.

« Lâche, lui avait-elle dit en le quittant, tu m’as volé mon argent et mon honneur, et. maintenant tu m’abandonnes. Tu peux t’en aller ; mais ton engagement, je le garde. Non que je veuille t’épouser un jour ou l’autre, mais parce que tu as peur de ce papier ; aussi restera-t-il à jamais entre mes mains. » Elle s’emportait, pendant que lui restait calme. En général c’est tout avantage pour ces infâmes d’avoir affaire à ce que l’on appelle de nobles cœurs ; ils sont si nobles qu’il est toujours aisé de les duper, après quoi ils se réfugient dans un hautain et superbe dédain au lieu d’avoir tout simplement recours au code, si toutefois le code est applicable. Cette mère peut servir d’exemple à l’appui : elle se sépare du prince avec la fierté du mépris, et quoiqu’elle eût conservé le papier compromettant, l’autre est sans inquiétude : il sait qu’elle ira plutôt se jeter à l’eau que d’en faire usage. Que deviendrait son petit Volodia si elle venait à mourir ? Elle n’y pensait pas. Bruderschaft[9] l’encourageait dans cette voie et n’y pensait plus non plus : ils lisaient Schiller ?… Un beau matin Bruderschaft tourna à l’aigre et trépassa…

— Tu veux dire Pfefferkuchen.

— Mais oui, le diable l’emporte ! et elle…

— Attends. Combien de temps ont-ils voyagé ensemble ?

— Tout juste deux cents ans. Après cela elle retourna à Cracovie. Son père la repoussa et la maudit ; elle mourut, et le prince se signa de joie. J’y étais, j’y ai bu de l’hydromel, il me coulait sur les moustaches, et pas une goutte ne m’arrivai dans la bouche ; on m’a donné un bonnet de paysanne, et j’ai filé par-dessous la porte… Buvons, mon vieux ! buvons !

— Je soupçonne que c’est toi qu’il a chargé de cette affaire.

— Y tiens-tu beaucoup ?

— Cependant je ne comprends pas bien en quoi tu peux lui être utile.

— Ah ! vois-tu, quand, après dix ans d’absence, elle fut revenue à… Madrid, il fallut recueillir toutes sortes d’informations sur Bruderschaft, sur le vieux, sur elle, sur la petite ; savoir si effectivement elle était de retour, si elle était morte, s’il n’était pas resté quelques papiers, et ainsi de suite, jusqu’à l’infini, et puis encore autre chose. Oh ! le misérable ! prends bien garde, Vania ! quant à Masloboïew, voici comment il faut le juger : ne le tiens pas pour une canaille, quoiqu’il en soit une (d’après moi, tous les hommes en sont), mais jamais pour toi. Je suis rudement paf ; écoute pourtant : s’il te venait, quand que ce soit, de près ou de loin, à présent ou l’année prochaine, l’idée que Masloboïew a rusé avec toi (et je te prie de ne pas oublier ce mot ruser), sois sûr qu’il l’a fait sans intention méchante ; Masloboïew veille sur toi ; ne le soupçonne pas, viens plutôt t’expliquer franchement et en frère avec lui. Veux-tu boire quelque chose ?

— Non.

— Mange un morceau.

— Non, mon cher, pardonne-moi…

— Dans ce cas, file : il est neuf heures moins un quart, il est temps que tu partes.

— Comment ? quoi ? Il s’est imbibé comme une éponge, et le voilà qui vous chasse. Il n’en fait pas d’autres, ce sans vergogne ! s’écria Alexandra Séménovna presque en larmes.

— Piéton et cavalier vont mal de compagnie ! Alexandra Séménovna, nous allons rester ensemble et nous aimer comme deux tourterelles. Mais lui, c’est un général ! Non, Vania ! j’en ai menti, tu n’es pas général ; c’est moi qui suis une canaille. Regarde de quoi j’ai l’air à présent. Que suis-je auprès de toi ? Pardonne-moi, Vania, ne me jette pas la pierre, et laisse-moi épancher…

Il m’embrassa en pleurant. Je me levai.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Alexandra Séménovna désespérée, moi qui vous avais préparé à souper ! Mais au moins vous viendrez vendredi ?

— Je viendrai, Alexandra Séménovna, je vous le promets.

— Oui ! vous avez peut-être de la répugnance à venir, parce qu’il… s’enivre ainsi… Ne le méprisez pas, Ivan Pétrovitch, il a bon cœur, et il vous aime beaucoup ; il ne cesse de me parler de vous, et il m’a acheté votre livre ; je ne l’ai pas encore lu, je commencerai demain. Que je serai heureuse quand vous viendrez ! je ne vois personne. Nous avons tout ce que le cœur désire, et nous sommes toujours seuls. J’ai été là tout le temps à vous écouter, j’étais si heureuse !… Ainsi, à vendredi !…

 

 

VII

Je me hâtai de retourner chez moi, vivement impressionné de ce que m’avait raconté Masloboïew ; toutes sortes d’idées se brouillaient dans ma tête, et, comme par un fait exprès, un événement qui devait me secouer comme une commotion électrique m’attendait à la maison.

J’avais à peine fait deux pas sous la porte cochère, qu’une figure étrange se détacha de la muraille et qu’une créature épouvantée, tremblante, à demi affolée, se jeta sur moi en poussant un cri et se cramponna à mon bras. Saisi d’effroi, je regardai : c’était Nelly !

— Nelly ! qu’as-tu ? m’écriai-je, que t’est-il arrivé ?

— Là, là-haut… il est là-haut… chez nous…

— Qui donc ? viens, nous irons ensemble.

— Non, je ne veux pas, je ne veux pas aller. J’attendrai qu’il soit parti…j’attendrai dans l’escalier… je ne veux pas !…

Un singulier pressentiment s’empara de moi. Je montai, j’ouvris la porte et… j’aperçus le prince. Il était assis devant ma table et lisait, du moins il avait un livre ouvert devant lui.

— Ivan Pétrovitch ! s’écria-t-il tout joyeux. Enfin, c’est vous ! J’allais partir après vous avoir attendu plus d’une heure. J’ai promis à la comtesse de vous amener ce soir chez elle ; elle désire si ardemment faire votre connaissance, elle m’a demandé avec tant d’insistance de vous amener, que je suis venu vous prendre. Figurez-vous mon désappointement lorsque votre servante m’a dit que vous étiez sorti. Que faire ? J’avais promis. Je me suis dit que je vous attendrais un quart d’heure, j’ai ouvert votre roman, je me suis mis à lire, et adieu le quart d’heure ! Ivan Pétrovitch ! c’est charmant ! c’est parfait ! vous m’avez arraché des larmes ! et ce n’est pas facile…

— Vous voulez que j’aille chez la comtesse ; je ne demande pais mieux ; mais aujourd’hui je vous avoue que…

— Pour l’amour de Dieu ! venez. Dans quelle position vous me mettriez ! Il y a une heure et demie que je vous attends. D’ailleurs j’ai tellement, tellement besoin de vous parler… vous comprenez, n’est-ce pas ? Peut-être arriverons-nous à une solution. De grâce ! ne me refusez pas…

Je réfléchis qu’il me faudrait aller une fois ou l’autre ; Natacha était seule en ce moment, et elle avait besoin de moi ; mais ne m’avait-elle pas prié de faire connaissance avec Katia le plus tôt possible ? bref, je me décidai à aller.

— Attendez, dis-je au prince, et je sortis dans l’escalier. Nelly était blottie dans le coin le plus obscur.

— Pourquoi ne veux-tu pas entrer, Nelly ? Que t’a-t-il fait ? que t’a-t-il dit ?

— Rien… Je ne veux pas… je ne veux pas… J’ai peur…

J’eus beau la prier, la supplier, rien n’y fit. Nous décidâmes qu’aussitôt que je serais parti avec le prince elle irait s’enfermer dans la chambre.

— Et tu ne laisseras entrer personne, Nelly, de quelque manière qu’on te le demande, entends-tu ?

— Oh ! non. Allez-vous avec lui ?

— Oui, nous sortons ensemble.

Elle tressaillit, et me prit la main comme pour me retenir ; mais elle ne dit mot, et je remis de l’interroger au lendemain.

Après quelques mots d’excuse que j’adressai au prince, je me mis à m’habiller. Il m’assura qu’il était inutile de faire la moindre toilette.

Nous sortîmes. Je le quittai dans l’escalier et rentrai dans la chambre, où Nelly s’était déjà glissée, et je pris encore une fois congé d’elle. Elle était horriblement agitée, son visage était blême ; je la quittai plein d’inquiétude.

— Quelle drôle de servante vous avez ! me dit le prince pendant que nous descendions. Cette petite fille est votre servante, n’est-ce pas ?

— Non… elle… demeure chez moi provisoirement.

— Une étrange petite fille ! Elle m’a fait l’effet d’une folle. Figurez-vous qu’elle m’a d’abord répondu raisonnablement ; mais ensuite, après m’avoir regardé, elle s’est jetée contre moi, s’est mise à crier, à trembler, elle s’est accrochée à moi… elle semblait vouloir dire quelque chose. J’ai été effrayé et j’allais prendre la fuite lorsque, grâce à Dieu, elle s’est enfuie elle-même. J’étais tout ahuri. Comment vous accommodez-vous de cela ?

— Elle est malade, elle a des attaques d’épilepsie.

— Dans ce cas, c’est moins étonnant…

Il me vint l’idée que la visite de Masloboïew, la veille, celle que je lui avais faite le jour même, le récit qu’il m’avait débité étant ivre et à son corps défendant, ses efforts pour me persuader de ne pas le croire malintentionné à mon égard et, enfin, la visite du prince m’attendant pendant deux heures et me sachant peut-être chez Masloboïew, tandis que Nelly s’enfuyait d’auprès de lui jusque dans la rue, il me vint l’idée, dis-je, que tout cela avait un lien, un rapport quelconque. Il y avait là de quoi réfléchir.

La voiture du prince l’attendait à la porte. Nous y montâmes et nous partîmes.

 

 

VIII

Nous n’avions pas loin à aller. Nous gardâmes le silence une minute, et je pensais à la manière dont il entamerait la conversation. Il me semblait qu’il voudrait me sonder, me faire causer ; mais il aborda tout droit la question.

— Il y a une chose qui m’inquiète beaucoup et sur laquelle je veux vous demander conseil, dit-il, pour commencer ; j’ai résolu de me désister du gain de mon procès et de renoncer aux dix mille roubles que doit me payer Ikhméniew. Comment dois-je m’y prendre ?

Impossible que tu ne saches pas comment t’y prendre, pensais-je. Tu veux sans doute te moquer de moi !

— Je ne sais, prince, lui dis-je aussi ingénument que je pus ; pour ce qui concerne Natalie Nicolaïevna, je puis vous donner tous les renseignements désirables ; mais ici vous savez mieux que moi comment vous devez agir.

— Au contraire, infiniment moins bien. Vous êtes lié avec eux et vous connaissez peut-être l’opinion de Natalie Nicolaïevna : c’est sur cette opinion que je voudrais me guider. Vous pouvez m’aider dans cette affaire, qui est excessivement embarrassante. Je suis prêt à me désister ; j’y suis décidé, quelle que soit d’ailleurs la tournure que prendront les choses à d’autres égards ; vous comprenez, n’est-ce pas ? Mais comment effectuer ce désistement ? voilà la question. Le vieillard est fier, il est capable de me faire un affront et de me jeter mon argent à la face…

— Mais permettez-moi de vous demander si vous considérez cet argent comme vôtre ou comme appartenant à Ikhméniew.

— J’ai gagné mon procès, par conséquent l’argent est à moi.

— D’après l’issue du procès, oui ; mais d’après votre conscience ?

— Je le considère aussi comme mien, cela va sans dire, répondit-il, piqué de mon peu de cérémonie. Du reste, je crois que vous ne connaissez pas le fond de cette affaire. Je n’accuse pas le vieillard de m’avoir sciemment trompé ; je ne l’ai jamais fait ; lui seul, de son plein gré, a voulu se voir outragé. Il s’est rendu coupable de négligence, de manque de surveillance dans les affaires qui lui étaient confiées et dont, selon notre convention, il avait la responsabilité. Mais le plus grave, ce sont les chicanes, les affronts que nous nous sommes faits ; notre amour-propre est blessé. Je n’aurais peut-être pas fait attention à ces quelques misérables milliers de roubles, mais vous savez comment cette histoire a commencé. J’avoue que j’ai été méfiant peut-être à tort ; mais blessé de ses grossièretés, je n’ai pas voulu laisser échapper l’occasion, et j’ai entamé le procès. Vous trouverez peut-être que j’aurais pu agir plus noblement. Sans vouloir me justifier, je vous ferai remarquer que la colère et surtout l’amour-propre froissé ne prouvent pas encore le manque de noblesse ; je ne connaissais presque pas Ikhméniew, j’ai ajouté foi aux bruits qui circulaient, sur sa fille et sur Aliocha, et j’ai pu croire aussi qu’il m’avait volé sciemment… Mais l’important est de savoir ce que je dois faire à présent. Refuser l’argent et dire que je crois à mon droit, c’est dire que je lui en fais cadeau ; ajoutons à cela la position délicate dans laquelle nous nous trouvons à cause de Natalie Nicolaïevna… Il est plus que probable qu’il me jettera mon argent à la face…

— Si vous en êtes si persuadé, vous le tenez pour honnête homme, et, par conséquent, vous êtes sûr qu’il ne vous a pas volé. Dans ce cas, pourquoi n’iriez-vous pas lui déclarer franchement que vous considérez vos poursuites comme injustes ? Cela serait véritablement noble, et Ikhméniew ne serait pas gêné de reprendre ce qui lui appartient, l’argent.

— Hem !… ce qui lui appartient ! voilà justement la difficulté ! Vous voulez que j’aille lui dire que je regarde les poursuites comme injustes. Et pourquoi les avez-vous intentées ? me dira-t-on. C’est là un blâme que je n’ai pas mérité : le bon droit est de mon côté, je n’ai dit ni écrit nulle part qu’il m’ait volé, mais je suis convaincu jusqu’à présent qu’il n’a pas exercé une surveillance assez active, et qu’il a manqué de savoir-faire. Cet argent est positivement à moi, et il me serait pénible de me laisser imputer une fausse accusation ; je vous le répète, le vieillard a lui-même voulu se faire offenser, et vous voulez que je lui demande pardon de cette offense ! c’est difficile !

— Il me semble, à moi, que lorsque deux hommes veulent se réconcilier, ma foi !…

— Vous pensez que c’est facile ?

— Évidemment.

— Non, c’est parfois extrêmement difficile, d’autant plus…

— D’autant plus que d’autres circonstances y sont mêlées ; en cela je suis de votre avis, prince. La question concernant Natalie Nicolaïevna et votre fils doit être résolue dans tous les points qui dépendent de vous de manière à donner entière satisfaction à Ikhméniew : ce n’est qu’alors que vous pourrez vous expliquer loyalement avec lui sur tout ce qui a rapport au procès. Jusque-là, vous n’avez qu’une voie à suivre : avouer franchement et publiquement, s’il le faut, l’injustice de vos accusations : voilà mon opinion. Je vous parle à cœur ouvert, parce que vous m’avez demandé mon avis et que je ne crois pas que vous désiriez me voir jouer au plus fin avec vous. Et pourquoi vous faire tant de soucis pour cet argent ? Si vous croyez la justice de votre côté, pourquoi le rendriez-vous ? Je suis peut-être indiscret : mais tout cela se rattache à d’autres circonstances…

— Mais enfin, quelle est votre pensée à vous ? me demanda-t-il tout à coup, comme s’il n’avait pas entendu ma question ; êtes-vous persuadé que le vieux Ikhméniew refuse les dix mille roubles s’ils lui sont remis sans aucune excuse et… et… sans aucun adoucissement ?

— En douteriez-vous ? répliquai-je avec indignation.

Sa question était d’un scepticisme si insolent que je n’aurais pas été plus offensé s’il m’avait craché à la figure. J’étais encore blessé de cette manière hautaine, dédaigneuse, de répondre par une question à la question que je lui avais posée, comme s’il ne l’avait pas entendue, et voulait me faire sentir que je m’étais emballé, que j’étais trop familier. J’avais une aversion pour cette habitude du grand monde, et je m’étais appliqué à en corriger Aliocha.

— Hem !… vous êtes un peu vif ; il y a quantité de choses dans ce monde qui se font autrement que vous ne pensez, dit-il froidement pour répondre à mon exclamation. Au surplus, j’espère que Natalie Nicolaïevna résoudra cette question, et je vous prie de la lui soumettre : elle pourra nous conseiller.

— Je n’en ferai rien, lui répondis-je d’un ton rude ; d’ailleurs, Natalie Nicolaïevna comprendra très-bien que si vous rendez l’argent sans sincérité et sans ce que vous appelez des adoucissements, vous voulez lui payer sa fille, que vous voulez les indemniser avec de l’argent.

— Hem !… est-ce ainsi que vous me comprenez, excellent Ivan Pétrovitch ? Et il partit d’un éclat de rire. Nous avons encore beaucoup, beaucoup de choses à nous dire, reprit-il ; mais ce n’est pas le moment. Je vous demande seulement de bien vouloir comprendre une chose : c’est que cette affaire touche directement Natalie Nicolaïevna et son avenir, qui dépend en grande partie de ce que nous déciderons vous et moi. Votre concours est indispensable, vous le verrez. Donc, si vous avez de l’attachement pour elle, vous êtes tenu de vous expliquer avec moi, quelque peu de sympathie que vous ressentiez d’ailleurs pour ma personne. Nous voici arrivés… À bientôt.

 

 

IX

La comtesse était très-bien logée. Son appartement était meublé avec confort et avec goût, quoique sans luxe excessif ; cependant tout y rappelait une installation temporaire. C’était un appartement convenable pour un certain temps, et non la demeure constante, consacrée, d’une famille riche, avec ce déploiement de luxe seigneurial que l’on considère comme indispensable jusque dans ses moindres caprices.

On disait que la comtesse passerait la belle saison dans une propriété, grevée de plusieurs hypothèques, qu’elle avait dans le gouvernement de Simbirsk, et que le prince l’accompagnerait. Je pensais avec angoisse à ce que ferait Aliocha, lorsque Katia partirait. Je n’en avais pas soufflé mot à Natacha, et pour cause ; d’ailleurs, elle le savait peut-être ; mais elle se taisait et souffrait en silence. La comtesse me fit un charmant accueil et m’assura qu’elle avait depuis longtemps le désir de me voir. Elle était assise en face d’un samovar en argent et préparait le thé, qu’elle nous servit elle-même. Outre le prince et moi, il y avait encore un monsieur appartenant à la haute aristocratie. C’était un homme déjà sur le retour, décoré, et qui avait les manières empressées d’un diplomate. Il paraissait être l’objet d’une considération toute particulière.

Je cherchai des yeux Catherine Féodorovna : elle était avec Aliocha dans la chambre voisine, mais elle entra aussitôt qu’elle eut appris notre arrivée. Le prince lui baisa la main avec amabilité et me présenta à elle. C’était une délicate petite blonde, avec de beaux yeux bleus ; son visage d’un ovale bien dessiné avait une expression douce et placide ; ses traits étaient réguliers, sa chevelure épaisse : je m’étais attendu à un ensemble de toutes les perfections, je trouvai la beauté du diable, rien de plus. Elle me tendit la main sans dire un mot, se mit à me regarder avec une attention ingénue, naïve, persistante, qui produisit sur moi une impression étrange. Je me sentis en présence d’une âme d’élite.

Après m’avoir serré la main, elle me quitta avec une certaine précipitation pour aller rejoindre Aliocha. Celui-ci vint me saluer et me dit tout bas : « Je ne suis ici que pour un instant, et je cours la rejoindre. »

On m’offrit une tasse de thé et l’on ne s’occupa plus de moi, ce dont je fus enchanté ; je me mis à observer la comtesse. La première impression lui fut favorable : elle me plut en dépit de moi-même ; elle n’était plus de la première jeunesse, cependant je lui donnai tout au plus vingt-huit ans ; son visage avait encore une certaine fraîcheur, et elle avait dû être très-jolie ; ses cheveux châtains étaient beaux et épais, son regard, qui exprimait la bonté, avait en même temps quelque chose de volage et d’espiègle qu’elle s’efforçait de dissimuler en ce moment. Son caractère me sembla être fait de légèreté, d’amour des plaisirs et d’une bonne dose d’un doux égoïsme. Elle était entièrement soumise à l’influence du prince.

Je savais qu’ils avaient eu une liaison intime, et j’avais même entendu parler du prince comme d’un amant trop débonnaire pendant leur séjour à l’étranger ; mais il me sembla que, outre cela, il devait y avoir entre eux quelque chose d’autre, quelque lien mystérieux, une obligation réciproque, un secret calcul… Elle le gênait, et cependant ils restaient en bons termes. Peut-être étaient-ce les projets et les vues qu’ils avaient sur Katia qui servaient de trait d’union, et en cela l’initiative devait sans contredit appartenir au prince. C’est là-dessus qu’il avait basé son refus d’épouser la comtesse, qui commençait à devenir exigeante, et qu’il l’avait persuadée de consentir au mariage d’Aliocha.

J’étais assis et j’écoutais, cherchant comment je ferais pour avoir un entretien avec Catherine Féodorovna. Le diplomate parlait de la situation et des réformes récemment inaugurées ; la comtesse lui avait demandé s’il y avait lieu, selon lui, d’en craindre les conséquences. Digne et grave, il développait avec finesse et habileté une idée qui en elle-même était révoltante ; il appuyait sur ce que cet esprit de réforme et de progrès ne porterait que trop tôt des fruits dont il était facile de prévoir la qualité ; qu’en présence de ces résultats, on redeviendrait raisonnable, et que la société (certaines classes, cela va de soi), s’apercevant de la faute qu’elle avait commise, repousserait cet esprit et retournerait avec un redoublement d’énergie à l’ancien état de choses ; que cette expérience, quelque triste qu’elle dût être, n’en serait pas moins profitable, qu’elle prouverait la nécessité de maintenir l’ancien régime si salutaire, et qu’elle apporterait de nouvelles données ; il fallait donc souhaiter que les réformateurs allassent le plus tôt possible jusqu’au dernier degré d’imprévoyance. « Sans nous, dit-il comme conclusion, sans nous, on ne fera rien ; sans nous, aucune société n’a jamais existé ; nous n’y perdrons rien ; au contraire, nous ne ferons qu’y gagner : nous surnagerons, nous surnagerons toujours, et notre devise du moment doit être : Plus mal ça ira, mieux ça vaudra. » Le prince souriait avec une sympathie qui me dégoûtait à l’orateur, entièrement satisfait de lui-même. Quant à moi, je sentais mon cœur bouillonner, et j’aurais eu la sottise de répliquer si un regard du prince ne m’avait arrêté. Ce regard glissa de mon côté comme une flèche empoisonnée ; je crus voir que le prince s’attendait de ma part à une sortie empreinte d’étrangeté et de jeunesse de caractère, et qu’il se réjouissait d’avance de la confusion dont je me couvrirais. Persuadé d’ailleurs que le diplomate ne ferait aucune attention à ma réplique, ni peut-être à ma personne, je me sentais abominablement mal à l’aise, lorsque je fus tiré d’embarras par Aliocha, qui me toucha légèrement sur l’épaule et me chuchota à l’oreille qu’il avait deux mots à me dire. Je compris que Katia l’avait envoyé, et un instant après, j’étais assis auprès d’elle. Nous fûmes une minute sans trouver un mot pour entamer la conversation ; mais j’étais sûr qu’une fois la glace rompue, nous ne nous arrêterions plus. Aliocha attendait avec impatience ce que nous allions nous dire.

— Pourquoi vous taisez-vous ? dit-il en souriant. Avez-vous fait connaissance pour vous regarder en silence ?

— Vraiment, Aliocha, tu es singulier, lui dit Katia. Aie patience. Nous avons à parler de tant de choses, Ivan Pétrovitch, continua-t-elle en s’adressant à moi, que je ne sais par où commencer ; je regrette que nous ne nous soyons pas rencontrés plus tôt ; mais je vous connais déjà, et j’avais si grande envie de vous voir que j’ai failli vous écrire…

— À quel propos ? lui demandai-je.

— Les sujets ne manquent pas, dit-elle d’un air très-sérieux. N’aurait-ce été, par exemple, que pour vous demander s’il est vrai que Natalie Nicolaïevna n’est pas offensée lorsque Aliocha la laisse seule, surtout à présent. Est-il permis d’agir de la sorte ? Voyons, pourquoi es-tu ici en ce moment ?…

— Ah ! mon Dieu ! j’y cours. Je t’ai dit que je ne restais plus qu’une minute à vous regarder, à voir comment vous entamerez la conversation. Je pars.

— Il est toujours ainsi, dit-elle en rougissant. « Rien qu’une minute ! Et, sans qu’on s’en aperçoive, il reste jusqu’à minuit. » Elle n’est pas fâchée, elle est si bonne ! voilà son raisonnement. C’est bien, bien mal !

— Je pars, dit tristement Aliocha, mais j’aimerais tant rester avec vous !

— Nous n’avons que faire de toi ; au contraire, tu nous empêcherais de causer. Mais ne sois pas fâché, au moins.

— Je m’en vais, puisqu’il le faut… Je passerai chez Lévinka, et puis j’irai tout droit chez elle. À propos, Ivan Pétrovitch, dit-il en prenant son chapeau, vous savez que mon père ne veut pas accepter l’argent qu’il a gagné dans le procès contre Ikhméniew.

— Je le sais, il me l’a dit.

— Quelle noblesse de caractère ! Katia prétend qu’il n’en est rien ; causez-en avec elle. Adieu, Katia ! ne doute pas de mon amour pour Natacha, je t’en supplie. Pourquoi m’imposez-vous tous des conditions, pourquoi me faites-vous des reproches, pourquoi me poursuivez-vous… comme si j’étais sous votre surveillance ? Natacha connaît mon amour, elle est sûre de moi, et pourtant, demande à Ivan Pétrovitch, il te dira qu’elle est jalouse, égoïste.

— Comment ? demandai-je, ne pouvant en croire mes oreilles.

— Que dis-tu, Aliocha ? s’écria Katia en levant les bras de surprise.

— Ivan Pétrovitch le sait bien : elle voudrait que je fusse avec elle, je vois bien qu’il lui en coûte de me laisser aller, et c’est comme si elle me retenait. Si elle m’aimait autant que je l’aime, elle sacrifierait son plaisir au mien.

— Ce n’est pas ton langage simple et franc, répliqua Katia tout irritée. Ton père t’a fait la leçon, t’a endoctriné. Inutile de ruser ; je te connais trop bien. Ai-je bien deviné ?

— En effet, nous avons causé, répondit-il avec embarras. Il était extrêmement affable, et il l’a beaucoup louée, quoiqu’elle l’ait si fort offensé.

— Comment avez-vous pu vous laisser si facilement convaincre, vous à qui elle a tout sacrifié ? lui dis-je. Tout à l’heure encore elle n’avait qu’une inquiétude, éviter que vous vous ennuyiez auprès d’elle et vous donner la possibilité de voir Catherine Féodorovna ; j’en ai été témoin.

— L’ingrat ! s’écria Katia en faisant un geste désespéré.

— Mais que me reprochez-vous, en définitive ? répliqua-t-il d’une voix plaintive. Je ne parle pas d’Ivan Pétrovitch ; mais toi, Katia, tu es toujours prête à voir les choses en mal… J’aime Natacha, et en l’accusant d’égoïsme, je veux dire qu’elle m’aime trop, que son amour m’est à charge. Mon père ne me fera pas agir contre mon gré, et il n’a jamais prétendu qu’elle fût égoïste dans la mauvaise acception de ce mot ; il pense qu’elle m’aime trop, que son amour devient un fardeau pour elle aussi bien que pour moi ; c’est parfaitement juste et nullement blessant pour Natacha.

Katia l’interrompit et lui fit de vifs reproches ; elle lui déclara que son père n’avait commencé l’éloge de Natacha que pour le tromper par son apparente bonté, et que son but était de rompre leur liaison. Elle lui démontra combien Natacha l’aimait, comment sa conduite envers elle était coupable, et que l’égoïste, c’était lui… Triste et repentant, il baissa la tête sans répondre. Je regardais cette étrange fille avec curiosité. C’était un enfant, mais un singulier enfant, un enfant à convictions, ayant de solides principes et un amour passionné, inné, pour tout ce qui est bon et juste. Elle était de la catégorie des enfants rêveurs, assez fréquents dans les familles russes.

Ce soir-là et par la suite, j’appris à la connaître assez bien. C’était un cœur ardent et impressionnable. Elle semblait dans certaines occasions dédaigner l’art de se dominer ; mettant la vérité avant tout, elle considérait toute contrainte comme un préjugé de convention, et, ainsi que beaucoup de caractères ardents, elle semblait fière de cette conviction. Elle aimait à penser, à rechercher la vérité ; mais elle le faisait avec si peu d’affectation, elle avait des sorties si enfantines qu’on passait sur ses étrangetés et qu’on les prenait en affection. Je me rappelai Lévinka et Borinka, et je n’eus pas de peine à comprendre leurs relations. Son visage, auquel je n’avais rien trouvé de particulier au premier abord, devenait à mesure que je le regardais plus beau et plus attrayant. Cette naïve dualité d’enfant et de femme pensante, cette soif enfantine et sincère de vérité et de justice, la foi inébranlable de ses aspirations, tout cela donnait à son visage une clarté sereine, une beauté sublime toute spirituelle. Je compris qu’Aliocha avait dû s’attacher passionnément à elle. Incapable de raisonner et de juger, il aimait ceux qui pensaient, voire qui désiraient pour lui, et Katia l’avait pris en tutelle. Il se laissait subjuguer par tout ce qui est honnête et beau, et Katia lui était apparue avec toute sa sincérité d’enfant et toute sa sympathie. N’ayant pas le moindre vouloir, tandis qu’elle avait une volonté forte, enflammée, persévérante, Aliocha ne pouvait s’attacher qu’à quelqu’un qui pût le dominer et lui commander : c’avait été l’origine de son attachement pour Natacha. Katia avait d’ailleurs un immense avantage sur sa rivale : elle était enfant et paraissait devoir le rester longtemps encore. Cette qualité, jointe à la vivacité de son esprit, la rendait en quelque sorte plus l’égale d’Aliocha. Il le sentait bien, et c’était ce qui l’attirait de plus en plus. Je suis sur que lorsqu’ils s’entretenaient seuls, les sérieuses paroles de propagande de Katia n’empêchaient pas leur conversation d’arriver parfois au thème joujoux : et quoique Katia le réprimandât souvent, qu’elle le tint à la lisière, il était évidemment plus à l’aise avec elle qu’avec Natacha ; ils étaient plus égaux, plus semblables, et c’était là l’important. Aliocha se leva et tendit la main à Katia.

— Assez, Katia, assez, lui dit-il. Tu as toujours raison, et moi toujours tort. Je me rends sur-le-champ auprès de Natacha, sans passer chez Lévinka…

— Tu n’as rien à y faire, et tu es bien gentil de suivre mon conseil.

— Et toi, tu es mille fois plus gentille que toute autre, ajouta-t-il d’un ton triste. Ivan Pétrovitch, me dit-il à l’oreille, je voudrais vous dire deux mots.

— Je me suis conduit aujourd’hui d’une manière éhontée, me dit-il à l’oreille. Cette après-dînée mon père m’a fait faire la connaissance d’Alexandrine (une ravissante Française). Je me suis laissé entraîner et… c’est affreux ! Adieu, Ivan Pétrovitch.

— Commençons par faire nos conventions, me dit Katia quand Aliocha fut parti ; que pensez-vous du prince ?

— Je le crois profondément mauvais.

— Moi aussi. Nous voilà déjà d’accord sur un point, et nous aurons plus de facilité à juger ensuite. Maintenant, parlons de Natalie Nicolaïevna… Ivan Pétrovitch, je suis comme dans les ténèbres, et je vous attendais comme la lumière ; il faut que vous m’éclairiez dans toute cette affaire, car sur presque tous les points je suis obligée de juger sur des conjectures, sur ce qu’Aliocha m’a raconté. Dites-moi d’abord, ce que vous pensez d’Aliocha et de Natacha. Croyez-vous qu’ils soient heureux ensemble ?

— Je ne crois pas qu’ils puissent être heureux.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils ne se conviennent pas.

— C’est ce que je pensais, dit-elle avec tristesse. Je voudrais bien voir Natacha. Je me la représente quelquefois : elle doit être spirituelle, sérieuse, droite de caractère et, de plus, jolie. Est-elle ainsi ?

— Exactement.

— J’en étais sure. Maintenant, expliquez-moi comment elle a pu aimer un enfant comme Aliocha : je me le suis souvent demandé.

— Il y a des choses qu’on ne saurait expliquer, Catherine Féodorovna : pourquoi et comment devient-on amoureux ? Aliocha est un enfant, vous avez raison, mais vous savez aussi combien on peut aimer un enfant. (Elle me regardait avec une attention sérieuse et impatiente, je me sentais attendri.) Aliocha est droit, franc, effroyablement naïf, quelquefois avec une certaine grâce ; elle l’a peut-être aimé… comment dire cela ?… par une espèce de pitié : les cœurs généreux peuvent aimer par pitié… D’ailleurs, vous-même, ne l’aimez-vous pas ?

Je lui avais posé cette question hardiment ; mais je sentais que la promptitude que j’y avais mise ne troublerait pas la pureté de cette âme candide.

— Mon Dieu, je ne sais pas encore, répondit-elle tout bas en me regardant de son regard serein, il me semble que je l’aime…

— Vous voyez ! Maintenant, pourriez-vous expliquer pourquoi ?

— Il est tout franchise, tout sincérité, répondit-elle après avoir un peu réfléchi ; quand il me regarde tout droit dans les yeux, en me parlant, j’éprouve un vrai plaisir… Mais je vous dis des choses qui, pour une jeune fille… Est-ce que je fais bien ou non ?

— Quel mal y aurait-il à cela ?

— En effet ! Quel mal y aurait-il ? Mais eux, que voilà (elle indiqua d’un regard le groupe assis autour de la table), eux, ils diraient certainement que ce n’est pas bien. Ont-ils raison ?

— Nullement ! Vous ne sentez pas dans votre cœur que vous agissez mal ; cela prouve…

— Quand j’ai quelque doute, dit-elle en m’interrompant, je consulte aussitôt mon cœur. C’est ainsi qu’il faut toujours agir. Si je vous parle si franchement, c’est d’abord parce que je sais que vous êtes un excellent homme, et que je connais votre histoire et celle de Natacha, avant qu’elle aimât Aliocha ; j’ai pleuré lorsqu’on me l’a racontée.

— Qu’est-ce qui vous l’a racontée ?

— Aliocha, naturellement. Il pleurait en me la racontant. Il vous aime beaucoup. La seconde raison de ma franchise, c’est que vous êtes un homme de bon conseil et que vous pouvez me guider. Occupons-nous donc d’abord du plus important. Je suis la rivale de Natacha, je le sais, je le sens, que me conseillez-vous de faire ? C’est pour cette raison que je vous ai demandé si vous pensiez qu’ils seraient heureux ensemble ; cette pensée me tourmente. La position de Natacha est affreuse ! Il est évident qu’Aliocha a complètement cessé de l’aimer et qu’il m’aime toujours de plus en plus. N’est-ce pas votre avis ?

— Il me semble que c’est ainsi.

— Et pourtant il ne la trompe pas, il ignore encore qu’il ne l’aime plus. Combien elle doit souffrir !

— Que comptez-vous faire, Catherine Féodorovna ?

— J’ai quantité de projets, répondit-elle, je m’y embrouille, et je vous attendais avec impatience afin que vous m’aidiez à prendre une résolution. Vous connaissez la situation mieux que moi, je m’adresse à vous comme à un sauveur. Ma première idée a été : S’ils s’aiment, il faut qu’ils soient heureux, et mon devoir est de me sacrifier et de leur venir en aide. N’était-ce pas juste ?

— Je sais que vous étiez prête à tous les sacrifices.

— D’abord, oui ; mais ensuite, lorsqu’il est venu plus souvent et qu’il s’est mis à m’aimer toujours davantage, j’ai réfléchi, et je me suis demandé si je devais persister ou non dans ce sacrifice. C’était bien mal de ma part, n’est-ce pas ?

— C’était naturel, répondis-je ; on ne saurait vous en faire un reproche.

— Je ne suis pas tout à fait de votre avis, et je crois que c’est votre extrême bonté qui vous fait parler de la sorte. Quant à moi, j’attribue ces hésitations à ce que je n’ai pas la conscience tranquille ; sans cela, je saurais à quoi m’en tenir. Mieux informée ensuite sur leurs rapports par le prince, par maman et par Aliocha lui-même, j’en suis venue à l’idée qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre, ce que vous venez de confirmer. Je me suis alors encore plus demandé ce que j’avais à faire. Si effectivement ils doivent être malheureux, ne vaudrait-il pas mieux pour eux de se séparer ? ai-je pensé ; c’est alors que j’ai résolu de vous demander des informations plus détaillées et d’aller voir Natacha pour tout décider avec elle.

— Comment vous y prendrez-vous ?

— Je lui dirai : Vous l’aimez par-dessus tout, vous devez donc mettre son bonheur au-dessus de toute autre chose et, par conséquent, vous séparer de lui.

— Fort bien ; comment accueillera-t-elle cette proposition ? Et supposé qu’elle soit d’accord avec vous, aura-t-elle la force de prendre une résolution si héroïque ?…

— C’est à quoi je pense jour et nuit, et… et…

Une larme roula sur sa joue.

— Vous ne sauriez croire combien je la plains, dit-elle tout bas.

Que pouvais-je ajouter ? J’avais presque envie de pleurer moi-même, et je me tus. Quelle charmante enfant ! Je n’eus pas le cœur de lui demander pourquoi elle se croyait capable de faire le bonheur d’Aliocha.

— Vous ne vous repentirez pas d’avoir fait connaissance, lui dis-je. Elle le désire beaucoup, et cela me semble indispensable. Ne vous chagrinez pas trop. Le temps se chargera de la solution. Vous passerez l’été à la campagne, n’est-ce pas ?

— Croyez-vous qu’Aliocha vous accompagne ?

— Oui, il nous accompagne, c’est justement à quoi je pensais. Grand Dieu ! comment tout cela finira-t-il ?… Cher Ivan Pétrovitch, permettez-moi de vous écrire. Du reste, j’ai déjà commencé de vous tourmenter. Viendrez-vous nous voir souvent ?

— Je ne sais. Peut-être ne viendrai-je pas du tout.

— Pourquoi pas ?

— Pour différentes raisons : cela dépendra surtout de la nature des rapports que j’aurai avec le prince.

— Oh ! c’est un malhonnête homme, dit Katia avec l’accent de la conviction. Et si j’allais vous voir, Ivan Pétrovitch, ferais-je mal ?

— Qu’en pensez-vous vous-même ?

— Je ne pense pas qu’il y ait le moindre mal à cela. J’irai donc vous voir… ajouta-t-elle en souriant. Non-seulement je vous estime, mais je vous aime beaucoup… Que de choses je pourrai apprendre ! Et puis… je me sens vraiment de l’amitié pour vous… n’est-ce pas honteux de dire tout cela ainsi ?

— Nullement. Vous m’êtes déjà devenue aussi chère que si nous étions parents.

— Voulez-vous être mon ami ?

— Oh ! oui ! répondis-je.

Il me vint à ce moment à l’idée que le prince nous avait laissés seuls à dessein, afin que nous pussions parler tout à notre aise.

— Je sais bien, reprit-elle, que le prince n’en veut qu’à mon argent. Ils me croient encore enfant, ils me le disent même. Mais je ne suis pas de cet avis, moi. Drôles de gens ! ils sont eux-mêmes comme des enfants.

— Catherine Féodorovna, dites-moi, je vous en prie, qui sont ce Lévinka et ce Borinka chez qui Aliocha va si souvent.

— Des parents éloignés à moi. Ce sont des jeunes gens honnêtes et intelligents, mais… qui parlent un peu trop, ajouta-t-elle en souriant.

— Est-il vrai que vous ayez l’intention avec le temps de leur faire cadeau d’un million ?

— Eh bien ! tenez, ils ont déjà tant bavardé à ce sujet que cela devient insupportable. Je suis prête à faire des sacrifices pour toute chose utile ; mais pourquoi justement une somme aussi énorme ? Dieu sait quand je donnerai quelque chose, et déjà ils sont en train de faire des parts, de juger, de crier et de se quereller sur l’emploi qu’ils en feront : c’est vraiment singulier ! Ils ont trop de fougue, mais ce n’en sont pas moins des jeunes gens sincères et… intelligents. Ils étudient, ce qui vaut certainement mieux que la manière de vivre de beaucoup d’autres, n’est-ce pas ?

Nous causâmes longtemps encore. Elle me raconta son histoire et écouta avec avidité ce que je lui dis de Natacha et d’Aliocha, sur lesquels elle me fit toutes sortes de questions. Il était minuit lorsque le prince s’approcha de moi et me fit comprendre qu’il était temps de nous retirer. Je pris congé ; Katia me serra la main avec force, la comtesse m’invita à venir la voir, et nous sortîmes.

Je ne puis m’empêcher de faire une remarque qui n’est pas peut-être directement en relation avec mon récit : j’emportai de mon long entretien avec Katia la conviction qu’elle était encore enfant, au point d’ignorer les rapports mystérieux qui existent entre l’homme et la femme. Cela donnait quelque chose de comique à quelques-uns de ses raisonnements et au ton plein de gravité avec lequel elle parlait de beaucoup de choses sérieuses.

 

 

X

Si nous allions souper, me dit le prince pendant que nous montions en voiture ; qu’en dites-vous ?

— Je ne sais, prince, répondis-je avec hésitation ; je ne soupe jamais…

— Voyons, décidez-vous ; nous causerons en soupant, ajouta-t-il en me regardant fixement et avec malice tout droit dans les yeux.

Comment ne pas comprendre ? Il veut m’expliquer sa manière de voir, pensai-je, c’est justement ce qu’il me faut. J’acceptai.

— Allons, vous venez, n’est-ce pas ? Grande-Morskaïa, chez Borel, dit-il au cocher.

— Nous allons au restaurant ? fis-je quelque peu embarrassé.

— Mais oui. Cela vous étonne ? Je soupe rarement chez moi ; vous me permettrez bien de vous inviter.

— Je vous ai déjà dit que je ne soupe jamais.

— Une fois n’est pas coutume. D’ailleurs, c’est moi qui vous invite.

C’est-à-dire, « c’est moi qui payerai pour toi » ; mais j’étais bien décidé à ne pas le souffrir.

Nous arrivâmes. Il demanda un cabinet, choisit deux ou trois plats en connaisseur. Il commanda une bouteille de vin fin. Tout cela n’était pas pour ma bourse. Je fis donner la carte et demandai une demi-gélinotte et un verre de laffitte. Le prince n’y tint plus.

— Vous ne voulez pas souper avec moi ! C’est ridicule, je vous assure. Je vous demande pardon, mon ami, mais c’est d’une susceptibilité blessante, d’un amour-propre mesquin. Je parie que vous mêlez là dedans des préoccupations de caste : franchement, vous m’offensez.

Je n’en restai pas moins inflexible.

— Du reste, à votre gré, ajouta-t-il ; je ne veux pas vous faire violence. Me permettez-vous de vous parler en ami ?

— Je vous en prie.

— Eh bien ! je vous dirai qu’à mon avis cette susceptibilité ne fait que vous nuire, et que vous et vos confrères vous vous faites vraiment du tort en agissant de la sorte. Vous autres, littérateurs, vous devez connaître le monde, et vous n’allez nulle part. Ce n’est pas à cause de votre gelinotte que je vous dis cela, mais il est certain que vous ne voulez avoir aucun rapport avec notre cercle, et cela à votre grand détriment. Vous y perdez beaucoup… vous y perdez, disons le mot, ce qu’on appelle une carrière ; — outre cela, n’y aurait-il que la seule et unique raison que vous avez besoin de connaître, d’observer par vous-même ce que vous décrivez et qu’on trouve dans vos nouvelles des princes, des comtes et des boudoirs… du reste, que dis-je ? À l’heure qu’il est, vous ne voulez rien savoir que la misère.

— Pour ce qui me concerne, vous êtes dans l’erreur, prince ; si je ne fréquente pas ce que vous appelez votre monde, c’est que je trouve qu’on s’y ennuie, et surtout que je n’ai rien à y faire ; pourtant j’y vais quelquefois…

— Je sais, chez le prince R…, une fois l’an : je vous y ai rencontré. Mais le reste du temps vous croupissez dans votre fierté démocratique et vous vous consumez dans vos galetas ; il en est bien peu parmi vous qui n’agissent pas ainsi…

— Vous m’obligeriez, prince, si vous changiez de conversation et si vous laissiez nos galetas.

— Ah ! mon Dieu ! voilà que vous vous fâchez. Vous m’avez permis de vous parler en ami. Mais, veuillez m’excuser, je n’ai encore rien fait pour mériter votre amitié. Ce vin n’est pas mauvais ; goûtez un peu.

Il m’en versa un demi-verre.

— Voyez-vous, mon cher Ivan Pétrovitch, reprit-il, je comprends très-bien qu’il n’est pas bienséant d’imposer son amitié. Nous ne sommes pas tous grossiers et insolents envers vous, ainsi que vous vous l’imaginez ; d’ailleurs, je sais bien que vous n’êtes pas ici par pure sympathie pour moi, mais parce que je vous ai promis de causer. N’est-ce pas ?

Il éclata de rire.

— Et comme vous veillez aux intérêts d’une certaine personne, vous tenez à entendre ce que je dirai. N’est-ce pas ainsi ? ajouta-t-il avec un sourire méchant.

— Vous ne vous êtes pas trompé, répondis-je, je suis venu tout exprès pour cela, sinon je ne resterais pas ici… si tard.

J’avais envie de dire : avec vous ; mais je n’achevai pas, non par crainte, mais à cause de ma maudite faiblesse et de ma délicatesse. Comment, en effet, lui dire en pleine figure les grossièretés qu’il méritait et que je voulais justement lui dire ? Il s’aperçut et se réjouit, je crois, de ma pusillanimité et me jeta un regard moqueur et agaçant qui semblait vouloir me dire : « Hem ! tu n’as pas osé, tu t’es enferré, l’ami ! » Il partit d’un éclat de rire et me frappa familièrement sur la cuisse : Tu m’amuses ! disait son regard. « Patience ! » me dis-je en moi-même.

— Je me sens tout guilleret, s’écria-t-il ; et vraiment, je ne sais trop pourquoi. Oui, mon ami ! je voulais justement vous parler de cette personne. Il nous faut enfin vider notre sac et arriver à un accord, et j’espère que cette fois vous me comprendrez entièrement. Je vous ai parlé tantôt de cet argent et de ce benêt de père, ce bambin sexagénaire… ce n’est pas la peine d’y revenir ; ce n’était qu’une frime… ha ! ha ! ha ! vous qui faites des romans, vous auriez dû vous en douter…

J’étais stupéfait : il ne pouvait pourtant pas être ivre…

— Quant à la jeune fille, j’ai vraiment de l’estime pour elle, de l’amitié même, je vous assure ; elle est un peu capricieuse, mais que voulez-vous ? il n’y a pas de roses sans épines ; les épines piquent, c’est là l’attrayant, et quoique mon Alexis soit un nigaud, je lui ai à moitié pardonné, parce qu’il a eu bon goût. Ces filles-là me plaisent, (il serra ses lèvres d’une manière qui voulait dire beaucoup de choses), j’ai mes vues à son égard… Mais laissons cela pour plus tard.

— Prince ! m’écriai-je, je ne comprends pas ces brusques soubresauts, mais… je vous prie de changer de conversation.

— Voilà que vous vous échauffez de nouveau ! Soit ! changeons de thème : je voudrais vous demander, mon bon ami, si vous l’estimez beaucoup.

— Cela va sans dire, lui répondis-je avec impatience.

— Fort bien ! et vous l’aimez ? continua-t-il en montrant ses dents et en clignotant des yeux d’une manière dégoûtante.

— Vous vous oubliez, m’écriai-je.

— Bien, calmez-vous ! Je suis étonnamment bien disposé aujourd’hui. Il y a longtemps que je ne me suis senti si gai. Si nous buvions un verre de Champagne, qu’en dites-vous, mon poëte ?

— Je n’en veux pas.

— Plaisanterie ! Il faut que vous me teniez compagnie. Je me sens d’excellente humeur et prêt à tourner au sentimental ; je ne saurais être heureux tout seul. Qui sait si, en trinquant, nous n’en viendrons pas à nous tutoyer, ha ! ha ! ha ! Non, mon jeune ami, vous ne me connaissez pas encore ! Je suis persuadé que vous me prendrez en amitié. Joie, chagrin, allégresse ou larmes, je veux tout partager avec vous aujourd’hui, quoique, pourtant, j’espère bien ne pas pleurer. En êtes-vous ? Réfléchissez bien que si vous ne remplissez pas mon désir, mon inspiration se perd, s’envole, s’évapore, et vous n’entendrez rien, vous qui êtes venu uniquement pour entendre. N’est-ce pas juste ? ajouta-t-il en clignotant de nouveau. À vous de choisir.

La menace me donna de nouveau à réfléchir. Je consentis. Voudrait-il peut-être me griser ? me demandai-je. Il m’était revenu des choses étranges sur son compte : on disait que tout convenable et élégant qu’il était en société, il lui arrivait parfois, la nuit, de s’enivrer comme un goujat et de se livrer en secret à la plus basse et à la plus dégoûtante débauche. Je n’avais pas voulu y croire ; maintenant j’attendais ce qui arriverait.

On apporta le Champagne, et il en remplit deux verres.

— Vraiment, un beau brin de fille, bien qu’elle m’ait un peu malmené, continua-t-il en dégustant son vin ; et c’est justement dans ces moments-là que ces gentilles créatures sont les plus gentilles… Elle a cru m’avoir couvert de confusion ce certain soir, vous vous rappelez, elle s’imaginait m’avoir pulvérisé ! Ha ! ha ! ha ! Et comme la rougeur lui allait bien ! Vous connaissez-vous en femmes ? Une subite rougeur va quelquefois admirablement bien aux joues pâles, n’avez-vous pas fait cette remarque ? Ah ! mon Dieu ! je crois que vous vous fâchez de nouveau !

— Certainement, m’écriai-je, ne pouvant plus me contenir. Je ne veux pas que vous parliez de Natacha Nicolaïevna… c’est-à-dire que vous parliez d’elle sur ce ton. Je… je vous le défends !

— Oh ! oh ! Très-bien ! Soit, je vous ferai le plaisir de changer de thème. Je suis accommodant et mou comme pâte. Parlons de vous. J’ai de l’amitié pour vous, Ivan Pétrovitch, je vous porte un sincère intérêt…

— Prince, ne vaudrait-il pas mieux que nous parlions. affaires ?

— Vous voulez dire de notre affaire, n’est-ce pas ? Je vous comprends à demi-mot, mon ami, mais vous ne vous doutez pas que, en ce moment, où nous parlons de vous, nous y touchons de très-près, et si vous voulez bien ne pas m’interrompre… Je continue donc : je voulais vous dire, mon inappréciable Ivan Pétrovitch, que vivre comme vous vivez, c’est tout bonnement se perdre. Il faut que vous me permettiez d’effleurer cette matière délicate ; je ne le fais d’ailleurs que par amitié. Vous êtes pauvre, votre éditeur vous fait quelque avance, vous payez vos petites dettes ; de ce qui vous reste vous vous nourrissez uniquement de thé pendant six mois, et vous grelottez dans votre galetas en attendant que votre roman s’imprime ; c’est ainsi, n’est-ce pas ?

— Mettons que ce soit ainsi, c’est…

— Plus honorable que de voler, de courber l’échine, de faire du chantage, d’intriguer, etc., etc. Je sais, je sais ce que vous voulez dire : ce sont là des choses qu’on a même imprimées il y a longtemps.

— Vous n’avez aucun besoin de parler de mes affaires, prince ; est-ce à moi de vous enseigner la délicatesse ?

— Oh ! certainement non ! Mais que faire s’il n’y a pas moyen d’éviter cette question chatouilleuse ? D’ailleurs, laissons les galetas en paix, je ne les aime pas beaucoup, sauf certaines occasions (et il se mit à ricaner d’une façon dégoûtante). Mais ce qui me surprend, c’est de voir que vous trouvez du plaisir à jouer un rôle de comparse. Il est vrai qu’un de vos écrivains dit, si j’ai bonne mémoire, que le plus grand exploit d’un homme est peut-être de savoir se borner à jouer un rôle secondaire. C’était quelque chose dans ce genre ; mais, pour en revenir à la question, Aliocha vous soulève votre fiancée, je connais la chose, et vous, comme le premier Schiller venu, vous faites le magnanime, vous vous mettez en quatre pour eux… Je vous demande un millier de pardons, mon cher, mais c’est faire jouer à la générosité un vilain petit jeu… C’est étonnant que cela ne vous ennuie pas. J’en aurais honte ; il me semble que j’en crèverais de dépit.

— Prince, m’avez-vous amené ici pour m’insulter ? m’écriai-je hors de moi.

— Oh ! non, mon ami, pas du tout. Je suis tout bonnement à cette heure un homme pratique, je ne pense qu’à votre bien, et je voudrais tout arranger pour le mieux. Mais laissez-moi achever et tâchez d’être calme encore quelques minutes. Si vous vous mariiez ? qu’en dites-vous ? vous voyez que ça n’a rien à voir avec notre affaire ; pourquoi me regardez-vous avec tant de surprise ?

— J’attends que vous soyez au bout, répondis-je en le regardant en effet avec le plus vif étonnement.

— Mon Dieu ! je n’ai plus qu’un mot à ajouter. Je voudrais savoir ce que vous auriez dit si quelqu’un de vos amis, qui voudrait véritablement, sincèrement, votre bonheur, non pas un bonheur éphémère, mais durable, vous avait proposé une jeune fille, jolie, mais… ayant déjà quelque expérience, je parle par allégorie ; tenez, dans le genre de Natalie Nicolaïevna, naturellement avec un dédommagement convenable… Remarquez bien que je parle d’une affaire tout à fait étrangère à la nôtre ; eh bien ! qu’auriez-vous dit ?

— Je vous dis que vous… êtes fou.

— Ha ! ha ! ha ! Bah ! mais vous avez l’air de vouloir me sauter à la gorge.

J’étais, en effet, prêt à le faire, je n’y tenais plus. Il me semblait être en présence d’une bête immonde, d’une énorme araignée que j’avais une envie terrible d’écraser. Il se délectait de ses railleries, il jouait avec moi comme le chat joue avec la souris, me croyant à sa merci. Il paraissait (et je me l’expliquai aisément), il paraissait trouver de la satisfaction, de la volupté même dans l’insolence, l’effronterie, le cynisme avec lequel il venait enfin d’arracher son masque. Il voulait jouir de ma surprise, de mon effroi. Il devait me mépriser sincèrement.

Tout cela était prémédité, préparé dans un but quelconque ; mais ma position me forçait à le subir jusqu’au bout, quoi qu’il dût m’en coûter : les intérêts, de Natacha l’exigeaient, je devais être prêt à tout entendre, à tout supporter, la situation pouvant arriver à une solution d’un instant à l’autre. Mais comment supporter de sang-froid ces plaisanteries cyniques, infâmes, à l’adresse de Natacha ? Il voyait bien que j’étais obligé de l’écouter jusqu’à la fin, ce qui rendait l’insulte plus sanglante : « Du reste, me dis-je, lui aussi a besoin de moi. » Et je me mis à lui répliquer d’un ton tranchant et injurieux. Il comprit mon intention.

— Voyez, mon jeune ami, reprit-il en me regardant d’un air sérieux, nous ne pouvons pas continuer sur ce ton, faisons un accord, cela vaudra mieux. J’ai l’intention de vous dire le fond de ma pensée, encore faut-il que vous ayez l’amabilité d’être prêt à entendre n’importe quoi. Je veux pouvoir parler à ma guise, comme il me plaira, et, dans les circonstances actuelles, cela est indispensable. Ainsi, mon jeune ami, voulez-vous être patient ?

Je me fis violence et me lus, malgré que son regard sarcastique et moqueur semblât vouloir provoquer la plus violente protestation. Il comprit que je consentais à rester.

— Ne vous fâchez pas contre moi, mon ami, reprit-il ; pourquoi vous fâcheriez-vous ? Uniquement contre la forme de mon langage, n’est-il pas vrai ? Vous n’avez, au fond, pas attendu autre chose de moi, et que je vous parle avec une politesse parfumée ou bien comme à présent, le sens n’en reste pas moins absolument le même. Vous me méprisez, n’est-ce pas ? Voyez quelle dose d’ingénuité, de franchise, de bonhomie je possède, je vous dévoile jusqu’à mes caprices les plus enfantins. Vraiment, mon cher, si vous voulez bien y mettre aussi un peu plus de bonhomie, nous tomberons facilement d’accord. Ne vous étonnez pas à mon endroit : toutes ces innocences, toutes ces idylles d’Aliocha, toute cette poésie à la Schiller, toutes ces sublimités de cette maudite liaison avec cette Natacha (une charmante fille, d’ailleurs) m’ennuient à tel point que je suis pour ainsi dire malgré moi enchanté d’avoir l’occasion de faire quelques grimaces sur toute cette histoire. Je profite donc de l’occasion, et d’autant plus volontiers que j’ai besoin depuis longtemps d’épancher mon âme devant vous. Ha ! ha ! ha !

— Vous m’étonnez, prince, je ne vous reconnais pas ; vous tombez dans le ton de Polichinelle : cette franchise inattendue…

— Ha ! ha ! ha ! vous n’avez pas tout à fait tort ; quelle ravissante comparaison ! Ha ! ha ! ha ! Je fais la fête, mon ami, je suis content et joyeux, et vous, mon poëte, il faut que vous m’accordiez toute l’indulgence dont vous êtes capable. Mais buvons plutôt, ajouta-t-il en remplissant son verre. Tenez, mon ami, cette absurde soirée, vous vous rappelez, chez Natacha, m’a exténué. Natacha était très- gentille, je l’avoue, mais je suis sorti de chez elle avec une effroyable animosité, et je ne veux ni l’oublier, ni le cacher. Certes, notre jour viendra aussi, et bientôt. Mais, bah ! il faut que je vous dise que j’ai en horreur ces naïvetés, ces idylles banales. Une de mes plus vives jouissances a toujours été de me jeter d’abord moi-même dans cet accord, de me mettre à l’unisson, de prodiguer mes caresses à un Schiller quelconque, éternellement jeune, et puis, tout à coup, brusquement, de le déconcerter en levant le masque, en transformant mon visage extasié en grimaces, juste au moment où il s’y attendait le moins. Quoi ? vous ne comprenez pas cela ? cela vous paraît vilain, absurde, ignoble peut-être.

— Cela va sans dire.

— Voilà qui est franc ! Mais que voulez-vous que j’y fasse si cela m’ennuie ? Moi aussi je suis sottement franc ; mais c’est mon caractère. Au surplus, j’ai envie de vous raconter quelques traits de ma vie. Vous me comprendrez mieux, et cela vous intéressera ; il est possible que je ressemble effectivement à Polichinelle, mais Polichinelle est franc, n’est-ce pas ?

— Écoutez, prince, il est tard, et vraiment…

— Dieu ! que vous êtes impatient ! Qu’avez-vous qui vous presse ? Restons encore un peu, causons en amis, sincèrement, le verre en main, cordialement. Vous croyez que je suis ivre ! à votre aise : ça vaut encore mieux. Ha ! ha ! ha ! Vraiment ! ces moments passés ensemble en amis restent ensuite si longtemps gravés dans la mémoire, on se les rappelle avec tant de délices ! Vous êtes un méchant homme, Ivan Pétrovitch, vous manquez de sentimentalité, de sensibilité ? Qu’est-ce qu’une heure ou deux accordées à un ami tel que moi ? Et d’ailleurs, vous savez bien que cela se rapporte à notre affaire… Comment ne pas le comprendre, vous qui êtes littérateur ? vous devriez bénir une pareille occasion. Je puis vous servir de type, ha ! ha ! ha ! Dieu ; je suis adorable de franchise !

Il se grisait, c’était visible : ses traits avaient pris une expression méchante : on y lisait le désir de blesser, de piquer, de mordre, de railler. Mieux vaut peut-être qu’il soit ivre, me dis-je ; les ivrognes trahissent quelquefois leur pensée. Mais il avait toute sa raison.

— Mon ami, reprit-il, évidemment satisfait de lui-même, je vous ai fait tout à l’heure l’aveu, un peu déplacé peut-être, qu’il me vient à certains moments une envie irrésistible d’ôter mon masque. Pour récompenser cette naïve et débonnaire franchise, vous m’avez comparé à Polichinelle, ce qui m’a cordialement amusé. Mais si vous me reprochez d’être grossier, voire indécent à votre égard, de changer brusquement de ton, vous commettrez une injustice. Premièrement, il me plaît d’être ainsi ; secondement, je ne suis pas chez moi, mais avec vous… nous sommes en train de nocer ensemble, comme de bons amis, et troisièmement, j’aime les caprices à la folie. Savez-vous que, par caprice, j’ai été jadis métaphysicien et philanthrope, et que j’ai failli donner dans les mêmes idées que vous ? Il y a d’ailleurs terriblement longtemps ; c’était dans les jours dorés de ma jeunesse. J’étais arrivé dans mes propriétés avec des buts humanitaires, et je m’ennuyais à mort ; eh bien ! savez-vous ce qui m’arriva ? l’ennui me fit lier connaissance avec de jolies filles… Mais quoi ! Allez-vous de nouveau faire la grimace ? Oh ! mon jeune ami ! Quand voulez-vous donc qu’on se déboutonne, si ce n’est quand on fait la noce ? Je suis un vrai Russe, j’aime à me déboutonner, et je trouve qu’il faut savoir profiter de l’occasion et profiter de la vie. Je me mis donc à courtiser les petites paysannes. Je me souviens encore d’une gardeuse de troupeau qui avait pour mari un jeune et gentil petit moujik auquel je fis administrer une rude correction, et que je voulais faire soldat (ce sont là des espiègleries qui sont bien loin de nous, mon poëte) ; pourtant, je n’en fis rien ; il mourut dans mon hôpital… car j’avais organisé dans ma propriété un hôpital de vingt lits, magnifiquement arrangé, une propreté parfaite, des parquets partout… du reste, il y a longtemps que je l’ai fermé ; mais alors j’en étais tout fier : j’étais philanthrope. Eh bien ! il s’en fallut de peu que le petit moujik n’expirât sous le fouet à propos de sa femme… Voilà que vous froncez de nouveau les sourcils ! Cela vous dégoûte ? Cela révolte vos nobles sentiments ? Calmez-vous ; c’est de l’histoire ancienne, cela date de l’époque où je faisais du romantisme, où je rêvais d’être un bienfaiteur de l’humanité, où je voulais fonder une société philanthropique… je m’étais lancé dans cette direction. Alors je faisais administrer le fouet, maintenant je ne le fais plus ; à l’heure qu’il est, il faut faire des grimaces, nous faisons tous des grimaces : c’est de notre époque… Mais ce qui m’amuse le plus, c’est ce fou d’Ikhméniew. Il a su toute cette histoire du petit moujik, j’en suis sûr… et, dans la bonté de son âme, faite, je crois, de mélasse, amouraché de moi et se chantant à lui-même mes louanges, comme il le faisait alors, il résolut de ne rien croire, et ne crut rien ; et pendant vingt ans il m’a défendu de toutes ses forces, ferme comme un roc aussi longtemps que cela ne l’a pas touché personnellement. Ha ! ha ! ha ! Mais tout ça est absurde ! Buvons, mon jeune ami. À propos, aimez-vous les femmes ?

Je ne répondis rien.

Il resta rêveur un instant, puis relevant tout à coup la tête, il reprit, en me regardant avec une expression singulière :

— Écoutez, mon poëte, il faut que je vous découvre un secret de la nature, dont vous n’avez probablement jamais entendu parler : je suis persuadé qu’en ce moment vous me regardez comme un homme pervers ; peut-être même m’appelez-vous infâme, monstre, homme perdu de vices. Mais remarquez bien ceci : s’il pouvait arriver (ce qui d’ailleurs, étant donné la nature humaine, ne saurait jamais avoir lieu), s’il pouvait arriver, dis-je, que chacun de nous dévoilât toutes ses secrètes pensées, et qu’il le fit sans crainte d’exposer non-seulement ce qu’il a peur d’avouer et ce que pour rien au monde il n’avouerait publiquement, non-seulement ce qu’il craint de dire à son meilleur ami, mais encore ce qu’il n’ose parfois s’avouer à lui-même ; si cela arrivait, dis-je, il y aurait sur la terre une puanteur telle que nous en serions tous asphyxiés. Voilà, soit dit par parenthèse, ce qui fait le prix de nos conventions et de nos convenances mondaines. Elles renferment une pensée profonde, je ne dis pas morale, mais préservatrice, commode, confortable, ce qui vaut encore mieux, puisque la moralité est au fond la même chose que le confort, et qu’elle a été inventée uniquement en vue du confort. Mais nous parlerons plus tard des convenances, rappelez-le-moi quand ce sera le moment ; à présent, elles ne font que m’embrouiller. Voici ma conclusion : vous m’accusez de vice, de débauche, d’immoralité, et je ne suis peut-être en ce moment condamnable que parce que je suis plus sincère que les autres, parce que j’avoue ce que d’autres se cachent à eux-mêmes, comme je disais tout à l’heure… Je fais mal peut-être, tant pis ! Du reste, soyez sans inquiétude, ajouta-t-il avec un sourire moqueur, si je m’avoue coupable, cela ne veut pas dire que j’implore mon pardon.

— Vous radotez tout bonnement, lui dis-je en le regardant avec mépris.

— Je radote, ah ! ah ! ah ! Voulez-vous que je vous dise à quoi vous pensez en ce moment ? Vous vous demandez pourquoi je vous ai amené ici et pourquoi je me suis mis tout à coup, sans aucune raison, à faire de la franchise. Est-ce vrai ou non ?

— C’est tout à fait vrai.

— Eh bien ! vous le saurez plus tard.

— L’explication la plus simple est encore que vous avez vidé deux bouteilles et que vous êtes… ivre.

— Vous voulez dire soûl. « Ivre », c’est plus délicat. Oh ! homme plein de délicatesse ! C’est possible. Mais… il me semble que nous recommençons à nous quereller, et nous avions cependant entamé un sujet si intéressant ! Oui, mon poëte, s’il est quelque chose de beau et de doux au monde, ce sont les femmes. Voulez-vous que je vous mène chez mademoiselle Philiberte, après souper ?

— Je ne comprends pas pourquoi il vous est venu à l’idée de me choisir, justement moi, pour confident de vos secrets et de vos désirs.

— Hem !.. Ne vous ai-je pas dit que vous le sauriez plus tard ? Soyez sans inquiétude. Du reste, il se peut que ce soit venu de soi-même : vous êtes poëte, vous me comprendrez. Au surplus, je vous l’ai déjà dit, il y a une volupté toute particulière dans ce brusque arrachement du masque, dans ce cynisme avec lequel un homme se montre tout a coup à un autre homme dans un état tel qu’il ne daigne même pas avoir honte devant lui. Il faut que je vous raconte une anecdote : Il y avait à Paris un employé qui était devenu fou ; quand on fut bien convaincu qu’il avait le cerveau détraqué, on l’enferma dans une maison d’aliénés. Pendant que son esprit était en train de déménager, voici ce qu’il avait imaginé pour son amusement : il se mettait nu comme Adam, ne conservant que sa chaussure, il jetait sur ses épaules un ample manteau qui lui tombait sur les talons, s’enfonçait un chapeau sur les yeux et sortait dans la rue, où il se mettait à se promener avec une majestueuse gravité. Pour qui le voyait en passant, c’était un homme comme tous les autres, qui trouvait plaisir à se promener avec un grand manteau.

Mais aussitôt qu’il lui arrivait de rencontrer un passant isolé, il se dirigeait silencieusement vers lui, sérieux et comme absorbé dans les pensées les plus profondes ; puis s’arrêtant tout à coup devant l’inconnu, il ouvrait son manteau et se montrait dans toute sa… candeur. Cela durait une seconde ; puis il s’enveloppait de nouveau, et, sans dire un mot, sans qu’un muscle de son visage eût remué, il glissait comme l’ombre d’Hamlet à côté du spectateur que l’étonnement clouait sur place. Il agissait de cette manière envers tout le monde, sans s’inquiéter du sexe ni de l’âge ; c’est en cela que consistait tout son plaisir. Eh bien ! moi aussi je trouve plaisir à déconcerter un Schiller quelconque, en lui tirant la langue au moment où il s’y attend le moins.

— Mais votre homme, c’était un fou, tandis que vous…

— Suis-je dans mon bon sens, moi ?

— Oui.

Il éclata de rire.

— Vous jugez tout à fait sainement, mon cher, ajouta-t-il en donnant à son visage l’expression la plus effrontée possible.

— Prince, m’écriai-je, irrité de son impudence, vous nous haïssez tous, et vous vous vengez sur moi ; vous avez un amour-propre mesquin, vous êtes méchant, petitement méchant. Nous vous avons irrité, et c’est peut-être ce certain soir qui vous cause le plus de colère. J’avoue que vous n’auriez pas pu vous venger plus cruellement sur moi que par ce mépris de ma personne ; vous ne croyez pas même devoir être poli. Vous voulez me montrer que vous ne daignez pas même rougir en enlevant devant moi si inopinément votre vilain masque, et en étalant un pareil cynisme de mœurs.

— Pourquoi parlez-vous ainsi ? Voulez-vous me montrer votre pénétration ? Excellente idée, mon cher, continua-t-il en reprenant son ton enjoué d’auparavant. Mais vous m’avez fait perdre le fil. Buvons, mon cher ami ! Je voulais justement vous raconter une aventure charmante et excessivement curieuse. Permettez que je vous verse.

J’ai connu jadis, reprit-il après avoir vidé son verre, une dame qui n’était plus de la première jeunesse, elle pouvait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, mais d’une rare beauté. Un buste ! une prestance ! une démarche ! Son regard, un regard d’aigle, était toujours sévère. C’était une créature hautaine et inabordable. On la disait froide comme l’hiver à l’Épiphanie, et elle effrayait tout le monde par sa vertu inaccessible et redoutable, redoutable surtout. Il n’y avait pas dans tout son cercle de juge plus inflexible. Elle fustigeait non-seulement les vices des autres femmes, mais leurs moindres faiblesses, et son jugement irrévocable, sans appel, avait force de loi dans son entourage. Les vieilles les plus fières et les plus terribles par leur vertu l’estimaient et recherchaient sa faveur. Elle regardait tout le monde avec la cruelle impassibilité d’une abbesse de couvent du moyen âge. Les jeunes tremblaient devant son opinion et devant ses arrêts. Une remarque, une allusion suffisait pour perdre une réputation, tellement elle avait su prendre d’empire sur la société ; les hommes mêmes la craignaient. Elle finit par tourner au mysticisme. Eh bien ! il n’y avait pas de débauchée plus débauchée que cette femme, et j’eus le bonheur de mériter sa confiance, d’être son amant. Nos entrevues étaient si habilement, si magistralement combinées que personne n’en eut connaissance même parmi les gens de la maison ; seule une charmante camériste française y était initiée, et nous pouvions nous fier entièrement à elle, vu qu’elle participait à la chose, je dirai plus tard de quelle manière. Ce qu’il y avait de plus voluptueux dans cette liaison, c’était le mystère qui l’enveloppait, l’impudence de la tromperie. Cette raillerie de tout ce qu’elle prônait publiquement, comme sublime, inaccessible, inviolable, ce diabolique rire intérieur, enfin l’acte de fouler aux pieds, le sachant et le voulant, tout ce qui a droit au respect, c’est en cela que consistait la plus vive jouissance… Au bout d’un an, elle me donna un remplaçant. Si j’avais voulu lui nuire, personne ne m’aurait cru !… Quel caractère ! qu’en dites-vous, mon jeune ami ?

— Pouah ! quelle infamie ! fis-je avec dégoût.

— Vous ne seriez pas mon jeune ami si vous aviez répondu autrement. Je savais d’avance ce que vous diriez. Ha ! ha ! ha ! Patience, mon ami, vivez et vous comprendrez ; mais à présent… il vous faut encore du pain d’épice. Non, après un pareil jugement, vous n’êtes pas poëte ; cette femme comprenait la vie et savait en profiter.

— Mais pourquoi tomber jusqu’à la bestialité ?

— Quelle bestialité ?

— Celle jusqu’où allait cette femme et vous avec elle.

— Ha ! vous appelez cela de la bestialité ? cela prouve que vous êtes encore à la lisière. Il est vrai que l’indépendance peut se montrer d’une manière tout opposée ; mais parlons simplement, mon ami, avouez que c’est absurde.

— Est-il quelque chose qui ne soit pas absurde, pour vous ?

— Ce qui ne l’est pas, c’est ma personnalité, c’est mon moi : tout est pour moi, c’est pour moi que le monde a été créé. Voyez, mon ami, je n’ai pas encore cessé de croire que l’on peut vivre joyeusement en ce monde, et je tiens cette croyance la meilleure de toutes, attendu que sans elle on ne pourrait pas même y vivre mal : il ne resterait qu’à s’empoisonner. On prétend que c’est ainsi que fit certain fou. Il s’enfonça dans sa philosophie jusqu’à la négation de tout, et lorsqu’il eut tout détruit, lorsqu’il ne resta plus rien debout, ni obligations, ni principes, ni devoirs, lorsqu’il se trouva en face du total : zéro, il proclama que ce qu’il y a de meilleur dans la vie, c’est l’acide prussique. Vous me direz : C’était Hamlet, c’était un désespoir immense, quelque chose de si profond que nous n’en approchons jamais, même en rêve. Mais vous êtes poëte, et moi simple mortel ; voilà pourquoi je dis qu’il faut envisager les choses à un point de vue pratique. Il y a longtemps que je me suis affranchi de toute entrave, de toute obligation. Pour moi, le devoir n’existe qu’en tant qu’il peut me rapproter un profit quelconque. Vous ne sauriez, cela se comprend, considérer les choses ainsi : vous avez des entraves aux pieds, et votre goût est malade. Vous parlez d’idéal, de vertu. Eh bien, mon ami, je serais enchanté d’admettre tout ce que vous voudrez, mais qu’y puis-je si je suis sincèrement convaincu que l’égoïsme est la base de toute vertu humaine ? Plus une action est vertueuse, plus elle contient d’égoïsme ; la vie est une transaction commerciale : ne jetez pas votre argent par les fenêtres ; mais payez, si bon vous semble, le plaisir qu’on vous fait, et vous aurez rempli tous vos devoirs envers votre prochain ; voilà ma morale, si vous tenez à la connaître. Cependant je vous avoue qu’il vaut encore mieux, selon moi, ne pas payer son prochain, et savoir le faire travailler gratis. Je n’ai et ne veux pas avoir d’idéal. On vit si gaiement, si gentiment en ce monde sans idéal… et, en somme, je suis bien aise de pouvoir me passer d’acide prussique… Je lis sur votre visage le mépris que je vous inspire.

— Vous ne vous trompez pas, lui répondis-je.

— Eh bien, admettons que vous ayez raison, vous aussi. Dans tous les cas, cela vaut mieux que l’acide prussique.

— Je ne suis pas de votre avis.

— Vous avez tort, mon ami, et si vous étiez sincèrement philanthrope, vous souhaiteriez à tout homme raisonnable un goût comme le mien ; sinon les hommes d’esprit n’auraient bientôt plus rien à faire en ce monde, et il ne resterait que les sots. Quel bonheur pour ceux-ci ! Au surplus, n’avons-nous pas un proverbe qui dit que le bonheur est pour eux ? Eh bien ! sachez qu’il n’y a rien de plus agréable et de plus avantageux que de vivre avec les sots et de les approuver : c’est très-avantageux. Ne faites pas attention à ce que j’attache du prix aux préjugés, à ce que je me tiens à certaines conventions, que je recherche la considération ; je vois bien que je vis au milieu d’une société vaine et frivole ; mais jusqu’à présent, j’y suis au chaud, c’est pourquoi j’abonde en son sens et je feins de tenir ferme pour elle, ce qui ne m’empêchera pas de la lâcher à la première occasion. Je les connais, vos idées nouvelles, quoiqu’elles ne m’aient jamais rien coûté, et bien fou est celui qui souffre pour elles. Je n’ai jamais eu de remords, j’accepte tout, pourvu que je m’en trouve bien. Mes pareils et moi nous sommes légion et nous nous trouvons effectivement fort bien. Tout au monde peut périr, nous seuls ne périssons point. Nous vivons depuis que le monde existe. L’univers entier peut s’engloutir, nous remonterons à la surface, nous surnagerons toujours. À propos ! considérez un peu combien nous avons la vie dure : nous vivons exceptionnellement, phénoménalement longtemps ; cela ne vous a jamais frappé ? Nous atteignons quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans, signe que la nature elle-même nous prend sous sa protection, hé ! hé ! hé ! Quant à moi, je veux absolument arriver à quatre-vingt-dix ans. Je n’aime pas la mort, je la crains, et encore le diable sait sous quelle forme elle se présentera ! Mais pourquoi parler de cela ? C’est ce philosophe au poison qui m’a exaspéré. Au diable la philosophie ! Buvons, mon cher ! Mais où allez-vous ?

— Je m’en vais, et il est temps que vous vous en alliez aussi.

— Mais non ! restez donc. Je viens pour ainsi dire de vous ouvrir mon âme, et vous demeurez froid en face d’un témoignage aussi éclatant de mon amitié. Hé ! hé ! hé ! Vous ne savez guère aimer, mon poëte ! Attendez un peu, j’ai envie de vider encore une bouteille.

— Comment, une troisième bouteille ?

— Oui, une troisième. En fait de vertu, mon jeune disciple (permettez-moi de vous donner ce doux nom ; qui sait ? mon enseignement vous profitera peut-être…), je vous disais donc que plus la vertu est vertueuse, plus grande est la dose d’égoïsme qu’elle contient. Je vous raconterai à ce sujet une ravissante anecdote : J’ai aimé une fois une jeune fille, et je l’aimais presque sincèrement. Elle avait fait de grands sacrifices pour moi…

— C’est celle que vous avez dévalisée, volée, lui dis-je grossièrement, ne voulant plus me contenir.

Il tressaillit, ses traits se contractèrent, exprimant la surprise et la rage, et il me jeta un regard foudroyant.

— Attendez, attendez ; laissez-moi un peu réfléchir. J’ai quelque peine à retrouver mes idées…

Il se tut et me regarda d’un œil scrutateur et avec animosité ; il retenait ma main dans la sienne, comme s’il avait craint de me voir partir. Je suis sûr que, pendant ce temps, il cherchait d’où je pouvais savoir ce fait qu’il croyait ignoré de tous, et s’il n’y avait pas quelque danger là-dessous. Cela ne dura qu’une minute, et son visage reprit son expression de raillerie et de gaieté qui provenait de l’ivresse.

— Ha ! ha ! ha ! Quel Talleyrand vous faites ! Eh bien ! quoi ? j’étais en effet devant elle comme un chien fouetté, lorsqu’elle me souffleta de l’accusation de l’avoir volée. Quels cris de paon ! quelles injures ! Elle était enragée, cette femme… et plus la moindre retenue. Mais jugez vous-même : d’abord, je ne l’ai pas du tout dévalisée, comme vous disiez tout à l’heure. L’argent m’appartenait : elle me l’avait donné. Supposons que vous me fassiez cadeau de votre meilleur habit (il jeta à la dérobée un regard sur mon habit passablement râpé, confectionné, trois ans auparavant, par un mauvais petit tailleur) ; je l’accepte avec reconnaissance, et je le porte ; au bout d’un an, nous nous brouillons, et vous me le réclamez ; en attendant, je l’ai usé. Est-ce ainsi qu’on agit ? pourquoi me l’avoir donné ? Ajoutez ensuite que, quoique cet argent fût bien à moi, je n’aurais pas manqué de le restituer ; mais où devais-je prendre tout à coup une si forte somme ? Et puis j’abhorre les idylles et les pleurnicheries à la Schiller, je vous l’ai déjà dit, c’est ce qui a fait le reste. Si vous saviez quelle noble pose elle prenait devant moi lorsqu’elle s’est mise à me crier qu’elle me faisait don de cet argent (le mien, du reste) ! La colère me prit, et pourtant je jugeai du coup la situation, car la présence d’esprit ne m’abandonne jamais : je réfléchis que lui rendre cet argent serait faire son malheur. Je lui enlèverais la jouissance d’être complètement malheureuse à cause de moi et de me maudire sa vie durant.

Croyez-moi, mon ami, il y a dans un malheur de ce genre une certaine ivresse qui ne manque pas de grandeur ; c’est celle de se sentir innocent, généreux, et d’avoir sans aucune ressource le droit de traiter d’infâme et de lâche celui qui vous a offensé. Cette ivresse se rencontre dans les natures à la Schiller ; il est fort possible que cette femme ait manqué de pain par la suite, mais je suis persuadé qu’elle a été heureuse. Je n’ai pas voulu troubler son bonheur, c’est pourquoi je ne lui ai pas envoyé d’argent. C’est de cette manière que se trouve pleinement justifié mon précepte d’après lequel plus la générosité de l’homme est grande et bruyante, d’autant plus forte est la quantité d’égoïsme qu’elle contient… Est-il possible que vous ne compreniez pas cela… vous pensiez m’attraper, ha ! ha ! ha ! Voyons, avouez-le, vous vouliez m’attraper… Oh ! Talleyrand !

— Adieu, lui dis-je en me levant.

— Un instant ! Deux mots pour finir, s’écria-t-il en quittant son vilain ton pour en prendre un plus sérieux. Écoutez la dernière chose que j’ai à vous dire : de tout ce que vous venez d’entendre il résulte clairement (vous vous en êtes certainement aperçu) que jamais et pour personne au monde je ne laisserai échapper ce qui m’est avantageux. J’aime l’argent, il m’en faut ; Catherine Féodorovna en a beaucoup, son père ayant été pendant dix ans fermier des eaux-de-vie ; elle a trois millions, et ces trois millions peuvent m’être d’une grande utilité. Aliocha et Katia vont parfaitement ensemble : ils sont tous deux sots au plus haut degré, et cela fait très-bien mon affaire. Je désire donc qu’ils se marient, et je veux que ce soit le plus tôt possible.

Dans quinze jours ou trois semaines la comtesse et Katia partiront pour la campagne, et Aliocha les accompagnera. Prévenez Natalie Nicolaïevna, afin que nous n’ayons pas d’élégies ou autres choses à la Schiller, afin qu’on ne vienne pas me contrecarrer : je suis vindicatif et méchant, et je sais me défendre. Je ne la crains pas, il n’y a aucun doute que tout ira selon ma volonté ; si je la préviens, c’est dans son intérêt. Veillez à ce qu’elle se conduise sagement, sinon elle aura lieu de s’en repentir. Elle me doit déjà de la reconnaissance de ce que je n’ai pas agi envers elle ainsi qu’il convenait d’après la loi. Vous n’ignorez pas, mon poëte, que la loi veille à la tranquillité des familles, qu’elle est pour le père un garant de la soumission de son fils, et qu’elle n’offre aucun encouragement à ceux qui détournent les enfants des obligations sacrées qu’ils ont envers leurs parents. Réfléchissez enfin que j’ai des relations, qu’elle n’en a aucunes, et… je serais étonné si vous ne compreniez pas ce que j’aurais pu faire d’elle… mais je ne l’ai pas fait, parce que jusqu’ici elle s’est conduite raisonnablement. Soyez tranquille, pendant le courant de ces six mois, des yeux perçants les ont observés continuellement, sans perdre un seul de leurs mouvements ; j’ai été tenu au courant de tout, jusqu’aux plus menus détails.

J’ai attendu tranquillement le moment où Aliocha en aurait assez, moment qui n’est plus éloigné ; en attendant, ç’aura été pour lui une agréable distraction. Je suis resté à ses yeux le plus humain des pères ; il fallait qu’il eût de moi cette opinion, ha ! ha ! ha ! Je me rappelle que j’ai failli lui faire compliment, à elle, ce certain soir, de ce qu’elle avait été assez généreuse, assez désintéressée pour ne pas s’être fait épouser : j’aurais bien voulu savoir comment elle s’y serait prise ! Quant à ma visite d’alors, elle n’avait d’autre but que de mettre fin à leur liaison, mais il me fallait d’abord voir les choses par moi-même. Cela vous suffit-il ? ou bien voulez-vous peut-être encore savoir pourquoi je vous ai amené ici, pourquoi je me suis donné tant de mal à faire devant vous toutes ces contorsions, et à jouer la franchise tandis qu’il eût été si simple de vous dire tout cela sans vous faire aucune confidence ? Tenez-vous à le savoir ?

— Certainement.

Je me fis violence et l’écoutai. Je n’avais pas d’autre alternative.

— C’est uniquement, mon cher, parce que j’ai remarqué en vous un peu plus de raison et une manière de voir plus juste que chez nos deux nigauds. Vous auriez pu me connaître plus tôt, me deviner, faire des suppositions : j’ai voulu vous éviter cette peine et vous montrer clairement à qui vous avez affaire. Une impression vraie est d’une grande valeur. Vous me comprenez. Vous savez maintenant à quoi vous en tenir, vous aimez la jeune fille ; aussi j’espère que vous userez de toute votre influence (et vous en avez) pour lui éviter certains ennuis, sinon elle en aura, et vous pouvez être persuadé que ce ne sera pas pour rire. Enfin la dernière raison de ma franchise envers vous, c’est… (et vous l’avez sans doute deviné, mon cher), c’est que j’ai effectivement voulu baver sur toute cette histoire, et le faire en votre présence…

— Vous avez atteint votre but, répondis-je, frémissant de colère. Vous n’auriez pu me montrer d’une manière plus claire combien vous nous méprisez tous. Non-seulement vous n’avez pas craint de vous compromettre par vos confidences, vous avez voulu me montrer que la honte n’existe pas pour vous… Vous avez agi comme le fou au manteau, dont vous me parliez…

— Vous m’avez deviné, mon jeune ami, dit-il en se levant, vous m’avez compris ; on voit bien que vous êtes homme de lettres. Nous nous quittons en bons amis, n’est-ce pas ? Nous ne buvons pas le coup de la fraternité ?…

— Vous êtes ivre ; c’est l’unique raison pour laquelle je ne vous réponds pas comme il conviendrait…

— Encore une réticence… Ha ! ha ! ha ! Ne permettrez-vous pas que je règle votre compte ?…

— Non certes, je payerai moi-même.

— Je m’y attendais. Ferons-nous route ensemble ?

— Certainement pas.

— Dans ce cas, adieu, mon poëte. J’espère que vous m’avez compris…

Il sortit d’un pas mal assuré ; son valet de pied le mit en voiture. Je m’en allai mon chemin ; il était deux heures, Il pleuvait, et il faisait noir comme dans un four…

 

 

QUATRIÈME PARTIE

I

Je n’essayerai pas de décrire mon exaspération. Je savais que l’on pouvait tout attendre de cet homme, et néanmoins j’étais frappé de stupeur comme s’il me fût inopinément apparu dans toute sa difformité. Mes idées s’embrouillaient, j’étais écrasé, meurtri, mon cœur saignait. Je tremblais pour Natacha, je pressentais que l’avenir lui réservait de grandes souffrances, et je cherchais avec angoisse le moyen de les lui épargner, de lui adoucir les moments qui précèderaient le dénoûment. Ce dénoûment ne souffrait plus l’ombre d’un doute : il approchait, et il était aisé de prévoir quel il serait.

J’étais si plein de ces amères pensées que j’arrivai chez moi sans savoir comment, malgré la pluie battante, qui n’avait pas cessé de tout le chemin. Il était trois heures du matin. J’allais frapper, lorsque j’entendis un gémissement, et ma porte s’ouvrit tout à coup, comme si Nelly avait guetté mon retour et m’avait attendu sur le seuil. Il y avait de la lumière ; je fus effrayé en voyant ma petite amie : ses traits étaient bouleversés, ses yeux, qui brillaient du feu de la fièvre, avaient une expression farouche ; elle semblait ne pas me reconnaître.

— Nelly ! Es-tu malade ? lui demandai-je en l’entourant de mon bras.

Tremblante de frayeur, elle se serra contre moi et bredouilla quelques paroles incohérentes dont je ne pus saisir le sens : elle avait le délire.

Je la conduisis à son lit ; elle continuait de se cramponner à moi, comme pour me demander de la défendre contre quelqu’un ; et lorsqu’elle fut enfin couchées elle saisit ma main et la retint serrée, craignant sans doute que je ne m’en allasse de nouveau. Moi aussi, j’étais malade ; mes nerfs étaient si ébranlés qu’en la voyant ainsi, je me mis à pleurer. À la vue de mes larmes, elle attacha sur moi son regard fixe, persistant, comme si elle avait cherché à comprendre, et l’on voyait que cela lui coûtait de grands efforts.

Enfin un rayon de pensée éclaira son visage : après ses attaques d’épilepsie, elle restait quelque temps sans recueillir ses idées et prononcer des paroles intelligibles. C’est ce qui arrivait en ce moment : après des efforts extraordinaires pour parler, voyant que je ne la comprenais pas, elle étendit sa petite main vers moi, commença par essuyer mes larmes, puis elle passa ses bras autour de mon cou, m’attira à elle et m’embrassa.

Il était évident qu’elle avait eu une attaque pendant mon absence, et cela juste au moment où elle se trouvait près de la porte. Lorsque l’accès avait cessé, elle était sans doute restée longtemps avant de revenir à elle, et alors la réalité, se mêlant aux visions du délire, lui avait certainement représenté quelque chose de terrible, d’effrayant. Elle avait eu vaguement conscience que je rentrerais, que je frapperais à la porte ; elle s’était couchée sur le plancher, sur le seuil même, attendant avec anxiété mon retour, et s’était levée au moment où j’allais frapper.

Mais pourquoi se trouvait-elle comme à dessein derrière la porte ? me demandais-je, lorsque je m’aperçus tout à coup qu’elle avait mis la petite pelisse que je lui avais achetée la veille : elle se disposait donc à sortir, et c’était sans doute au moment où elle allait ouvrir la porte qu’elle s’était trouvée mal. Où voulait-elle aller ? Était-ce déjà le délire ?

Cependant la fièvre persistait, et la malade ne reprenait pas connaissance. C’était le troisième accès depuis qu’elle était chez moi, mais c’était le plus violent : les premiers n’avaient duré que quelques instants. Je restai encore quelque temps auprès d’elle, puis j’approchai des chaises que je rangeai devant le canapé, et me couchai dessus tout habillé, tout près d’elle, afin de me réveiller au moindre bruit. Je laissai brûler la lumière. Je la regardai bien des fois avant de m’endormir ; elle était toute pâle ; ses lèvres desséchées par la chaleur intérieure qui la consumait portaient encore des traces de sang : elle s’était sans doute blessée en tombant ; son visage avait conservé une expression de frayeur et de souffrance. Je résolus que si elle n’allait pas mieux le lendemain, j’irais de bonne heure chercher le médecin, car je craignais qu’elle ne fût sérieusement malade.

« C’est le prince qui l’aura effrayée », pensais-je en frémissant, et le récit de la femme qui lui avait jeté son argent à la figure me revint à la mémoire.

 

 

II

…Quinze jours s’étaient écoulés. Elle avait été très-malade et entrait en convalescence, elle commençait à se lever un peu ; c’était pendant la semaine sainte, qui cette année-là tombait vers la fin d’avril ; les jours étaient devenus plus longs et plus clairs.

Pauvre petit être ! Je ne me sens pas en état de continuer mon récit dans le même ordre qu’auparavant. Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis lors jusqu’au moment où j’écris toutes ces choses passées ; mais jusqu’à présent ce n’est qu’avec un chagrin poignant, une douleur cuisante, que je me rappelle son petit visage pâle et maigre, et les regards perçants de ses yeux noirs, alors que nous étions seuls et que, couchée dans son lit, elle me regardait longtemps, longtemps, comme pour m’inviter à deviner sa pensée ; puis, lorsqu’elle voyait que je ne devinais pas, elle souriait avec une douceur ineffable, et d’un geste plein de caresse tendait vers moi sa petite main brûlante aux petits doigts amaigris. Et même à présent que tout est passé, que tout est connu, je ne puis encore pénétrer tous les replis de ce pauvre petit cœur ulcéré.

Je sens que je me laisse détourner de mon récit, mais je ne veux penser qu’à ma pauvre Nelly. Et, chose étrange, à présent que je suis seul, couché sur mon lit d’hôpital, abandonné de tous ceux que j’ai tant aimés, il m’arrive parfois, quand je me reporte à cette époque, qu’un détail alors insignifiant, laissé inaperçu ou bientôt oublié, revient tout à coup se dresser devant ma mémoire avec une importance dont je ne m’étais pas douté, et m’explique ce que je n’avais pu comprendre jadis.

Pendant les quatre premiers jours de la maladie de Nelly, je fus dans des transes terribles ; mais le cinquième jour, le médecin me déclara que le danger était passé, et qu’elle se rétablirait. C’était ce même médecin dont j’ai parlé, et que je connaissais depuis longtemps, un vieux garçon, bon et original. Il avait soigné Nelly dans sa première maladie, et le ruban de Saint-Stanislas, d’une largeur extraordinaire, qu’il portait au cou, l’avait vivement impressionnée.

— Ainsi, il n’y a plus de danger, lui dis-je tout radieux.

— Pas pour le moment : elle se remettra ; mais elle ne vivra pas longtemps.

— Comment, pourquoi donc ? m’écriai-je tout abasourdi.

— Elle a un vice organique du cœur, et la moindre circonstance fâcheuse peut amener une nouvelle maladie. Il se peut qu’elle guérisse encore, mais elle retombera de nouveau malade, et enfin la mort viendra.

— Et il n’y a aucune possibilité de la sauver ? Cela me semble incroyable.

— Ce n’est que trop vrai. Si l’on parvenait à écarter les chances défavorables, à lui procurer une vie calme et douce, des distractions, le dénoûment pourrait être encore éloigné. Il y a même des cas… inattendus… étranges… anormaux… bref, le concours de diverses conjonctures favorables peut la sauver ; mais pour ce qui est d’une guérison radicale, jamais !

— Grand Dieu ! que faire alors ?

— Suivre mes prescriptions. Il lui faut une vie calme, et il est indispensable qu’elle prenne régulièrement ses poudres. J’ai remarqué que cette jeune personne a le caractère inégal.

— Vous avez raison, docteur ; c’est une singulière enfant ; cela provient de la maladie. Hier, elle a été très-obéissante, tandis qu’aujourd’hui, quand j’ai voulu lui donner sa médecine, elle a heurté la cuiller comme par mégarde et m’a fait répandre le contenu : puis lorsqu’elle a vu que j’en préparais une seconde, elle m’a arraché la botte des mains et l’a jetée violemment par terre, puis elle a fondu en larmes, mais je crois que ce n’est pas à cause de ses poudres qu’elle pleurait, ajoutai-je pensif.

— Il est bien naturel qu’elle ait de l’irritation, après toutes les souffrances qu’elle a endurées (je lui avais raconté l’histoire de Nelly, et mon récit l’avait vivement impressionné) ; c’est de là que provient sa maladie actuelle.

Nous passâmes de la cuisine, où avait eu lieu notre entretien, dans la chambre, et le docteur s’approcha du lit de la malade. Je crois qu’elle avait épié notre conversation, car, lorsque j’ouvris la porte, elle avait soulevé sa tête de dessus l’oreiller et semblait écouter encore.

Lorsque nous fûmes auprès d’elle, la petite friponne s’enfonça jusqu’aux yeux sous sa couverture et nous regarda avec un sourire malicieux. La pauvrette avait encore maigri pendant sa maladie ; ses yeux étaient enfoncés, et la chaleur persistait. Aussi l’expression espiègle qu’elle savait donner à son visage paraissait-elle encore plus étrange, et ses regards qui brillaient d’irritation étonnaient au plus haut degré mon vieux docteur, le plus excellent des Allemands de Pétersbourg.

Il commença d’un air très-sérieux et d’un ton tendre et caressant à lui expliquer la nécessité et l’effet salutaire de ses éternelles poudres, et conclut en disant que les prendre était un devoir. Pendant ce temps, il lui en préparait une dans une cuiller. Nelly avait levé la tête, et tout à coup, d’un brusque mouvement de la main, dû en apparence au hasard, elle accrocha la cuiller, et la médecine fut répandue une seconde fois sur le plancher. Je suis sûr qu’elle l’avait fait à dessein.

— Voilà un accident bien regrettable, dit tranquillement le médecin, et je suppose même que vous avez fait cela exprès, ce qui n’est pas du tout digne d’éloges ; mais… le mal n’est pas irréparable, et je vais délayer une seconde poudre.

Nelly lui rit au nez. Le docteur branla gravement la tête.

— C’est très-vilain, dit-il en continuant son opération ; c’est peu, bien peu digne d’éloges.

— Ne soyez pas fâché, dit Nelly en faisant de vains efforts pour réprimer un accès de fou rire. Je la prendrai, je vous le promets. Mais dites-moi si vous m’aimez.

— Je vous aimerai beaucoup, si vous voulez être sage.

— Et maintenant vous ne m’aimez pas ?

— Je vous aime déjà à présent.

— Et vous m’embrasseriez si je vous le demandais ?

— Je vous embrasserai quand vous l’aurez mérité.

Nelly n’y tint plus et éclata de rire encore une fois.

— Elle est gaie, notre malade, quoique tout ce qui lui arrive ne soit que nerfs et caprices, me dit le docteur à demi-voix et avec le plus grand sérieux.

— Je prendrai ma poudre, s’écria tout à coup Nelly de sa petite voix faible, si vous me promettez d’être mon mari quand je serai grande ! Cette nouvelle espièglerie l’amusait sans doute beaucoup, car ses yeux brillaient de plaisir, et elle mordait sa petite lèvre pour ne pas éclater de rire en attendant la réponse du vieux docteur, un peu interloqué.

— Eh bien ! soit ! répondit celui-ci, en souriant malgré lui de cette nouvelle fantaisie, si toutefois vous voulez être sage, bien élevée, obéissante, et si vous voulez…

— Prendre mes poudres, s’écria Nelly en l’interrompant.

— C’est cela, prendre vos poudres. C’est une bonne enfant, me dit-il tout bas, bonne et intelligente… mais pourtant m’épouser !… quel étrange caprice !…

Il lui présenta la médecine. Cette fois-ci, elle ne prit même pas la peine de faire la rusée : elle donna tout simplement, du revers de la main, un léger coup à la cuiller, et le liquide rejaillit au visage et sur le jabot du pauvre vieux. Nelly partit d’un éclat de rire sonore, mais ce n’était plus le rire franc et joyeux de tout à l’heure, son visage avait pris une expression dure et méchante. Elle évitait mon regard, regardait fixement le médecin, et de sa mine railleuse, qui trahissait en même temps une certaine inquiétude, elle attendait ce qu’allait faire le drôle de petit vieux.

— Oh ! encore… Quel malheur ! Au reste, on peut y remédier, dit tranquillement le vieillard en s’épongeant avec son mouchoir. Ce calme fit beaucoup d’impression sur Nelly. Elle s’attendait à de la colère, à des reproches ; elle les désirait peut-être, sans s’en rendre compte, pour avoir le prétexte de pleurer, de crier, de jeter encore une fois la boîte aux poudres par terre, de casser quelque chose, le tout pour apaiser son pauvre petit cœur malade et endolori. Des caprices de ce genre ne se rencontrent pas exclusivement chez des malades ou chez des êtres aussi étranges que Nelly. Que de fois ne me suis-je pas promené de long en large dans ma chambre avec le désir inconscient d’être offensé ou, d’entendre une parole blessante qui m’aurait donné le droit d’exhaler ma souffrance ou ma mauvaise humeur ! Les femmes, par exemple, lorsqu’elles éprouvent le besoin de soulager leur cœur de cette façon, répandent les larmes les plus sincères, et celles qui sont très-impressionnables arrivent aux crises de nerfs.

Touchée de la bonté angélique du vieillard qu’elle venait d’offenser et de la patience avec laquelle il s’était de nouveau mis, sans lui adresser un mot de reproche, à préparer une nouvelle poudre, Nelly se calma soudain : le sourire moqueur s’envola de ses lèvres, la rougeur couvrit ses joues, et ses yeux s’humectèrent ; elle me jeta un regard comme l’éclair et se tourna du côté du mur. Le docteur lui présenta la médecine ; elle la prit avec la plus grande docilité, puis elle saisit la main rouge et bouffie du vieillard, et le regardant tout droit dans les yeux :

— Vous êtes fâché… parce que je suis méchante… dit-elle ; mais elle n’acheva pas, cacha sa tête sous la couverture et se mit à sangloter.

— Oh ! chère enfant, ne pleurez pas, s’écria le docteur. Ce n’est rien… cela vient des nerfs… tenez, prenez une gorgée d’eau fraîche.

Mais Nelly ne l’écoutait pas.

— Calmez-vous… ne vous désolez pas, reprit le bon vieillard prêt a pleurer avec elle, car c’était vraiment le meilleur des hommes. Je vous pardonne, et je vous épouserai quand vous serez grande, si vous voulez être une brave et honnête fille…

— Prendre mes poudres ? s’écria Nelly. Et un rire qui m’était bien connu, un rire nerveux, faible et argentin comme le son d’une clochette, entrecoupé de sanglots, retentit de dessous la couverture.

— Bonne et affectueuse enfant ! dit le docteur, qui, triomphant de ce bon mouvement de la petite, avait peine à retenir ses larmes ; pauvre petite fille !

À partir de ce moment s’établit entre eux une étonnante et étrange sympathie, tandis qu’avec moi Nelly devenait de plus en plus sombre, nerveuse et irritable. Je ne savais à quoi attribuer ce changement, d’autant plus surprenant qu’il avait été subit et inattendu : pendant les premiers jours de sa maladie, elle avait été tendre et caressante, elle semblait ne pouvoir se rassasier de me regarder, ne me permettait pas de m’éloigner, prenait ma main dans sa main brûlante, me faisait asseoir auprès d’elle ; lorsqu’elle me voyait triste ou agité, elle s’efforçait de m’égayer, plaisantait, jouait avec moi et me souriait, malgré la violence de ses souffrances.

Elle ne voulait pas me laisser travailler la nuit, ni veiller auprès d’elle, et se chagrinait de ce que je ne l’écoutais pas. Elle avait par moments l’air soucieux, me questionnait, voulait savoir pourquoi j’étais triste et quelles étaient les pensées qui m’obsédaient. Et, chose étonnante ! dès que je parlais de Natacha, elle se taisait ou changeait de conversation.

Quand je rentrais, elle se réjouissait, et elle était toute triste quand elle voyait que je me disposais à sortir ; elle m’accompagnait alors d’un regard étrange plein de reproches.

Le quatrième jour de sa maladie, j’avais passé la soirée chez Natacha, et j’y étais resté longtemps après minuit. Je comptais rentrer de bonne heure, et je le lui avais promis ; du reste, j’étais sans inquiétude, car Alexandra Séménovna était auprès d’elle. Masloboïew lui avait dit que la petite était malade, que j’étais seul et ne savais où donner de la tête. Dieu ! que d’agitation, que de tracas pour la bonne Alexandra Séménovna !

— Alors il ne viendra pas dîner ! s’écria-t-elle. Ah ! mon Dieu ! et il n’a personne, le pauvre garçon, il est tout seul ! C’est le moment ou jamais de lui prouver notre amitié ; il faut profiter de l’occasion.

Et elle arriva aussitôt, traînant avec elle un énorme paquet ; elle me déclara qu’elle était venue m’aider, qu’elle s’établissait chez moi, et me défit son paquet, déballa des sirops, des confitures, des poulets pour le cas où la malade serait déjà convalescente, des pommes qu’elle voulait lui cuire, des oranges, des fruits confits de Kiew (pour lesquels il faudrait l’autorisation du médecin), du linge de lit, des serviettes, des chemises, des compresses, des bandes… bref, toute une infirmerie.

— Nous avons tout ce que nous voulons chez nous, disait-elle avec volubilité ; mais vous qui êtes garçon, où prendrez-vous tout cela ? Vous me permettrez donc… d’ailleurs, c’est Philippe Philippitch qui me l’a dit. Bien… maintenant… vite ! que faut-il faire ? Comment va-t-elle ? N’est-elle pas mal couchée ainsi ? Il faut lui arranger son oreiller, elle a la tête trop haut ; qu’en dites-vous ?… ne vaudrait-il pas mieux qu’elle eût un coussin de cuir ? C’est plus frais. Ah ! quelle sotte je suis ! il ne m’est pas venu à l’idée d’en apporter un. Je m’en vais le chercher. Faut-il faire du feu ? Je vous enverrai une bonne vieille que je connais. Vous n’avez personne… Mais que faut-il faire à présent ? qu’est-ce que ceci ? une herbe… est-ce le médecin qui l’a prescrite ? Une tisane, sans doute… je m’en vais vite faire du feu.

Je m’efforçai de la calmer, et elle fut étonnée, attristée, quand il se trouva beaucoup moins d’ouvrage qu’elle n’avait pensé. Elle n’en perdit cependant pas courage : elle devint bientôt une amie pour Nelly et me fut d’un grand secours pendant toute la durée de sa maladie. Elle venait presque tous les jours : elle arrivait effarée, ayant l’air de chercher quelque chose d’égaré, de vouloir rattraper quelque chose d’envolé. Elle ne tarda pas à être dans les bonnes grâces de Nelly, et elles s’aimèrent bientôt comme deux sœurs ; du reste, elle était en bien des choses aussi enfant que Nelly : elle lui racontait des histoires, l’amusait, la faisait rire, de sorte que la petite s’ennuyait quand elle ne l’avait pas auprès d’elle.

Cependant sa première apparition n’avait causé que de la surprise à Nelly, qui m’avait ensuite questionné et n’avait pas tardé à reprendre sa mine renfrognée et peu aimable.

— Pourquoi est-elle venue ? me demanda-t-elle d’un air mécontent, aussitôt qu’elle fut partie.

— Elle est venue te soigner.

— Pourquoi ?… Je n’ai jamais rien fait pour elle ?

— Les braves gens n’attendent pas qu’on leur fasse du bien, pour venir en aide à ceux qui ont besoin d’eux. Tranquillise-toi, Nelly ; il y a beaucoup de braves gens dans le monde ; ton malheur est que tu n’en aies pas rencontré quand il l’aurait fallu.

Elle ne répondit rien ; je m’éloignai ; mais un instant après elle m’appela de sa voix faible et demanda à boire. Tout à coup elle passa son bras autour de mon cou, appuya sa tête sur ma poitrine et me tint longtemps serré contre elle.

Le lendemain, lorsque Alexandra Séménovna arriva, elle l’accueillit avec un joyeux sourire ; cependant elle semblait encore ressentir quelque gêne en sa présence.

 

 

III

En rentrant de chez Natacha, je trouvai Nelly endormie et Alexandra Séménovna qui m’attendait auprès d’elle.

Nelly avait d’abord été extrêmement gaie et rieuse ; mais ensuite, voyant que je ne rentrais pas, elle était devenue silencieuse, rêveuse et triste. Elle s’est plainte de mal de tête, ajouta Alexandra Séménovna en chuchotant, puis elle s’est mise à pleurer si fort, si fort, que je ne savais que faire. Elle m’a questionnée sur Natalie Nicolaïevna ; mais comme je n’ai rien pu lui dire, elle se soit remise à pleurer, elle a pleuré jusqu’à ce qu’elle se soit endormie. À présent, elle est plus tranquille ; mais il faut que je rentre ; Philippe Philippitch m’a dit de rentrer bientôt. Il ne m’a laissée venir que pour deux heures, je suis restée sans permission. Mais ne vous faites pas d’inquiétude : je ne lui permets pas de se fâcher… Seulement il est bien possible que… Ah ! cher Ivan Pétrovitch, que faut-il faire ? il ne se passe plus un jour qu’il ne soit dans les vignes ; il y a quelque chose qui le tracasse, il ne me le dit pas, mais je vois bien qu’il a quelque chose, qu’il se chagrine, et tous les soirs il me revient dans le même état !… Je suis ici tout le temps à me dire qu’il rentre en ce moment et qu’il n’y a personne pour le faire coucher. Adieu, Ivan Pétrovitch, adieu ! il me faut vite aller.

Le lendemain, Nelly se réveilla triste et de mauvaise humeur ; elle ne voulait ni me parler ni répondre à mes questions, et semblait fâchée contre moi. Seulement, de temps à autre, elle me jetait à la dérobée un regard tendre et mélancolique.

Depuis ce jour-là, elle fut tout autre à mon égard ; ses singularités, ses caprices, parfois même quelque chose qui ressemblait à de la haine, tout cela continua jusqu’au jour où elle cessa de demeurer avec moi, jusqu’à la catastrophe qui forme le dénoûment de notre histoire. Mais n’anticipons pas.

De temps à autre elle redevenait tout à coup pour une heure ou deux la petite fille caressante d’autrefois. Elle semblait vouloir redoubler de caresses pendant ces instants, et souvent alors elle se mettait à pleurer à chaudes larmes. Mais ces moments étaient courts ; elle redevenait bientôt triste et morose, et me regardait de nouveau avec inimitié ; elle était capricieuse comme elle l’avait été avec le docteur, ou, lorsqu’elle s’apercevait qu’une de ses espiègleries m’affligeait, elle était prise d’un accès de rire qui finissait presque toujours par des larmes.

Il lui arriva même de se quereller avec Alexandra Séménovna, à qui elle déclara qu’elle ne voulait rien avoir d’elle, et lorsque je me mis à lui faire des reproches en présence d’Alexandra Séménovna, elle se mit en colère et me répondit avec irritation ; après cela, elle resta deux jours sans prononcer une seule parole, ne voulant ni prendre sa médecine, ni boire ni manger, et ce ne fut que mon vieux docteur qui sut, par ses exhortations, la ramener à de meilleurs sentiments.

Nelly l’accueillait avec une vive sympathie, et elle l’avait si bien ensorcelé qu’il ne pouvait rester une journée entière sans entendre son rire et les plaisanteries, parfois très-amusantes, qu’elle lui disait. Il lui apportait des livres d’images, qu’il avait soin de choisir instructifs ou édifiants ; puis il lui acheta de jolies boîtes de bonbons. À l’air triomphant avec lequel il entrait, Nelly devinait qu’il avait quelque chose pour elle. Mais lui, il riait d’un air malicieux, s’asseyait à côté d’elle, et donnait à entendre que si certaine jeune demoiselle était bien sage et méritait toute son estime, pendant la durée de sa visite, cette jeune demoiselle serait digne d’une récompense. En disant cela, il la regardait avec tant de bonté et de franchise que la petite, tout en riant de lui de son rire le plus franc, le plus ouvert, lui exprimait, par son regard serein, un tendre et sincère attachement. Enfin le vieillard se levait solennellement, tirait de sa poche sa boite de bonbons et, la présentant à Nelly, ne manquait pas de dire : « Ceci est pour mon aimable et future femme. » Il était alors certainement plus heureux que Nelly.

Ils se mettaient ensuite à causer.

— Nous devons ménager notre santé, plus que toute autre chose, disait-il d’un ton dogmatique, d’abord, afin de rester au nombre des vivants, et secondement pour être heureux en ce monde. Si vous avez quelque affliction, ma chère enfant, il faut tâcher de n’y pas penser du tout. Si vous n’avez aucun chagrin, il faut vous efforcer de penser à quelque plaisir, à des choses gaies, amusantes.

— Comment dois-je m’y prendre, pour penser à quelque chose de gai et d’amusant ? demandait Nelly.

Le docteur était au bout de son latin,

— Mais… à quelque jeu innocent, qui convienne à votre âge, ou bien… à quelque chose de ce genre…

— Je ne veux pas jouer, je n’aime pas jouer, répondait Nelly. J’aime mieux les belles robes.

— Les belles robes ! Hem ! Ce n’est déjà plus aussi bien. Nous devons savoir nous contenter de notre modeste lot ici-bas. Mais, du reste… Mettons qu’on puisse aussi aimer les belles robes.

— Est-ce que vous m’achèterez beaucoup de belles robes, quand je serai votre femme ?

— Quelle idée ! dit le docteur, qui fronçait déjà involontairement le sourcil.

Nelly souriait d’un air fripon, et même elle s’oublia et me regarda en continuant de sourire.

— Certainement, je vous en achèterai, si vous le méritez par votre conduite, répondit le docteur.

— Et faudra-t-il prendre tous les jours des poudres ? demanda Nelly.

— Oh ! alors, peut-être que non, dit-il en souriant.

Nelly mit fin à l’entretien par un éclat de rire. Le vieillard, tout heureux de la voir si gaie, se mit à rire avec elle.

— Quel esprit enjoué ! dit-il en se tournant vers moi. Cependant il reste encore une humeur capricieuse et fantasque, et une certaine irritabilité.

Il ne se trompait pas. Je ne savais décidément ce qui lui était arrivé ; elle, ne voulait plus me parler ; on aurait dit que j’avais quelque tort envers elle, et j’en étais extrêmement peiné. Je pris même un jour un air renfrogné et ne lui dis pas un mot de toute la journée. J’en eus la honte le lendemain. Elle pleurait souvent, et je ne savais que faire pour la consoler.

Un jour, elle rompit son silence opiniâtre ; j’étais rentré à la tombée de la nuit, et je la vis cacher un livre sous son oreiller. C’était mon roman qu’elle avait pris sur ma table et qu’elle avait lu pendant mon absence. Elle avait l’air honteuse, je fis semblant de n’avoir rien remarqué. Elle profita d’un moment où j’étais allé un instant à la cuisine pour sauter vite hors de son lit et remettre le volume à sa place. Un instant après, elle m’appela d’une voix qui trahissait l’émotion. Elle était restée quatre jours presque sans m’adresser la parole.

— Irez-vous aujourd’hui… chez Natacha ? me demanda-t-elle.

— Oui, Nelly, il me faut absolument y aller.

Elle garda un moment le silence.

— Vous… l’aimez… beaucoup ? reprit-elle d’une voix faible.

— Oui, Nelly, je l’aime beaucoup.

— Moi aussi, je l’aime, ajouta-t-elle tout bas, après quoi elle se tut de nouveau. Je veux aller demeurer chez elle, dit-elle ensuite en me regardant d’un air timide.

— Ne te trouves-tu pas bien chez moi ? demandai-je tout étonné. Tu ne peux pas aller demeurer chez elle.

— Pourquoi ne pourrais-je pas ? demanda-t-elle en rougissant. Vous voulez que j’aille chez son père, mais je ne veux pas y aller. A-t-elle une servante ?

— Oui.

— Eh bien ! elle la renverra et me prendra à sa place ; elle ne me donnera pas de gages, et je ferai ce qu’elle voudra. Je l’aimerai beaucoup. Je ferai la cuisine. Dites-le-lui aujourd’hui.

— D’où te vient cette fantaisie, Nelly ? Quelle idée te fais-tu d’elle ? Penses-tu qu’elle voudrait te prendre comme cuisinière ? Si elle te prenait, ce serait comme son égale, comme une sœur.

— Je ne veux pas qu’elle me prenne comme son égale. Ce j n’est pas ainsi que je veux…

— Et pourquoi pas ?

Nouveau silence. Ses lèvres tremblaient, et les larmes gouttaient ses paupières.

— Celui qu’elle aime à présent s’en ira et la laissera toute seule, n’est-ce pas ? demanda-t-elle enfin.

— Comment le sais-tu ? demandai-je abasourdi.

— C’est vous qui me l’avez dit, et avant-hier, quand le mari d’Alexandra Séménovna est venu pendant la matinée, je le lui ai demandé, et il m’a tout raconté.

— Masloboïew est venu ici avant-hier.

— Oui, répondit-elle en baissant les yeux.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— Parce que…

Je devins rêveur. Que signifiaient ces allures mystérieuses de Masloboïew ? Que pouvait-il bien manigancer ?

— Eh bien, demandai-je à Nelly, qu’est-ce que cela te fait, qu’il la quitte ?

— Mais, puisque vous l’aimez, répondit-elle en baissant. les yeux, vous l’épouserez, quand il sera parti.

— Non, je ne l’épouserai pas, Nelly ; elle ne m’aime pas comme je l’aime, et puis je… non, Nelly, c’est impossible.

— Vous me prendriez comme servante ; vous demeureriez ensemble et vous seriez heureux, ajouta-t-elle sans lever les yeux sur moi et en chuchotant si bas qu’à peine je l’entendais.

Tout bouleversé, je me demandais ce qu’elle avait, ce que cela signifiait ; mais elle était retombée dans son mutisme ordinaire et ne rouvrit pas la bouche de toute la soirée ; elle se mit à pleurer quand je sortis et pleura longtemps, ainsi que je le sus d’Alexandra Séménovna, à mon retour. Elle dormait d’un sommeil agité, poussait des gémissements et prononçait des paroles incohérentes indiquant le délire.

Depuis ce soir-là, elle fut encore plus morose et plus taciturne, et cessa pour ainsi dire de me parler. Il est vrai que je saisissais de temps à autre un regard jeté à la dérobée, et que d’affection dans ce regard ! Mais ce mouvement de tendresse passait avec l’instant qui l’avait évoqué, et Nelly, qui semblait résister à cet élan, devenait d’heure en heure plus sombre, même pour le docteur, qui ne comprenait rien à ce changement de caractère. Cependant elle était presque entièrement rétablie, et le docteur lui permit enfin de se promener un peu au grand air. Le temps était beau, l’air doux et agréable ; je sortis dès le matin avec l’intention de rentrer bientôt et d’aller faire une promenade avec elle. En attendant, je la laissai seule.

Je ne saurais exprimer la violence du coup qui m’attendait à mon retour : la clef était dans la serrure, mais à l’extérieur ; j’ouvre la porte, j’entre : la chambre était vide. Un frisson parcourut mes membres. J’aperçus sur ma table une feuille de papier, j’y courus et je lus ces quelques mots écrits au crayon, d’une écriture grosse et irrégulière :

« Je suis partie de chez vous, et je ne reviendrai plus jamais. Mais je vous aime beaucoup.

« Votre sincère

« NELLY. »

Je poussai un cri et me précipitai dans l’escalier.

 

 

IV

Au moment où j’arrivais dans la rue et avant que j’eusse eu le temps d’examiner ce que j’avais à faire, je vis un fiacre s’arrêter devant la porte cochère. Alexandra Séménovna en descendit avec ma petite fugitive, qu’elle tenait par la main, bien fort, comme si elle avait eu peur qu’elle ne s’échappât. Je m’élançai à leur rencontre.

— Nelly, que t’arrive-t-il ? m’écriai-je, pourquoi t’es-tu enfuie ?

— Attendez donc, nous avons le temps ; montons d’abord, et vous saurez tout, dit vivement Alexandra Séménovna.

— Couche-toi un peu, Nelly, dit-elle à la petite quand nous fûmes dans la chambre ; va, tu es fatiguée : ce n’est pas une plaisanterie que de faire une telle course, et encore après une pareille maladie ! couche-toi, ma colombe, couche-toi un peu. Nous nous en irons pour que tu puisses t’endormir, ajouta-t-elle en clignant des yeux et me faisant signe d’aller à la cuisine.

Nelly ne voulut pas se coucher ; elle s’assit sur le canapé et se couvrit le visage de ses deux mains.

Nous la laissâmes seule, et Alexandra Séménovna se mit aussitôt à me raconter avec une grande volubilité ce qu’elle avait à m’apprendre. Je ne sus certains détails que par la suite. Voici comment les choses s’étaient passées :

Après avoir écrit le billet qu’on a lu plus haut, Nelly avait d’abord couru chez le vieux docteur, dont elle avait su se procurer l’adresse. Le vieillard me raconta plus tard qu’il avait été tout effrayé en la voyant, et que pendant tout le temps qu’elle avait été chez lui, il avait cru rêver. Maintenant encore je ne peux pas y croire, disait-il comme conclusion. Et pourtant, rien n’était plus vrai. Il était dans son cabinet, en robe de chambre, et prenait tranquillement son café, lorsque Nelly était entrée brusquement et s’était jetée à son cou avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître. Puis elle s’était mise à pleurer, à l’embrasser, à lui baiser les mains, le suppliant instamment et avec des paroles entrecoupées de la prendre chez lui ; elle lui avait dit qu’elle ne pouvait et ne voulait plus demeurer chez moi, que c’était pour cela qu’elle était partie ; qu’elle ne se moquerait plus de lui, ne parlerait plus de belles robes et se conduirait bien ; qu’elle apprendrait à lui laver et à lui repasser ses chemisettes (elle avait probablement préparé son discours d’avance), qu’enfin elle serait soumise et obéissante, et prendrait chaque jour toutes les poudres qu’il voudrait. Et si elle avait dit auparavant qu’elle voulait devenir sa femme, ce n’était qu’en plaisantant ; elle n’y pensait pas du tout. Le vieil Allemand était tellement abasourdi qu’il était resté tout le temps bouche béante, à lever les bras, et avait même laissé s’éteindre son cigare.

— Mademoiselle, lui avait-il répliqué, aussitôt qu’il eut recouvré quelque peu sa langue, mademoiselle, autant que j’ai pu vous comprendre, vous demandez que je vous prenne chez moi. Mais c’est impossible ! Vous le voyez, je suis logé à l’étroit, mes revenus ne sont pas considérables… Et puis enfin, ainsi tout droit, sans réfléchir… c’est affreux ! Et enfin, autant que je puis le voir, vous vous êtes enfuie de votre maison. C’est fort blâmable, ça ne se fait pas… Et enfin, je ne vous ai permis qu’une petite promenade, quand le temps serait beau et sous la surveillance de votre bienfaiteur, et au lieu de cela vous le quittez et vous venez chez moi, tandis que vous devez ménager votre santé et… et… prendre vos poudres. Et enfin… enfin, je n’y comprends rien…

Nelly ne l’avait pas laissé achever, elle avait pleuré, supplié, mais en pure perte. La surprise du vieillard n’avait fait que s’accroître, et il avait continué, de plus en plus, à n’y rien comprendre. À la fin, Nelly l’avait laissé, en s’écriant : Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! et s’était élancée hors de la chambre. Le vieux docteur en avait été malade toute la journée, et même il avait été obligé de prendre un potion calmante le soir avant de se coucher.

Nelly avait alors couru chez les Masloboïew, qu’elle eut beaucoup de peine à trouver. Masloboïew était à la maison. Alexandra Séménovna leva les mains au ciel, quand Nelly les pria de la prendre chez eux. On lui avait demandé pourquoi elle agissait ainsi, si elle n’était pas bien chez moi. Au lieu de répondre, elle s’était jetée sur une chaise et s’était mise à pleurer. Elle sanglotait si fort, ajouta Alexandra Séménovna, que je craignais qu’elle n’étouffât. Elle voulait qu’on la prit comme cuisinière, comme servante : elle balayerait le plancher, elle apprendrait à blanchir le linge. (Il paraît qu’elle avait fondé des espérances particulières sur ce blanchissage du linge, et qu’elle y voyait le motif d’engagement le plus séduisant.)

Alexandra Séménovna était d’avis de la garder jusqu’à ce que la chose fût tirée au clair, et de me prévenir en attendant ; mais Philippe Philippitch s’y opposa catégoriquement et lui ordonna de me ramener sur-le-champ la petite fugitive. Pendant la route, Alexandra Séménovna la serrait dans ses bras et la couvrait de baisers ; Nelly s’était alors mise à pleurer encore plus fort, ce que voyant, Alexandra Séménovna n’avait pu retenir ses larmes, de sorte qu’elles n’avaient fait que pleurer toutes deux, tout le long du chemin.

— Dis-moi pourquoi tu ne veux pas rester chez lui, Nelly ; est-ce qu’il est méchant envers toi ? avait-elle demandé.

— Non, il n’est pas méchant.

— Alors, pourquoi t’es-tu sauvée ?

— Je ne veux pas… je ne peux pas… demeurer chez lui… je suis toujours si méchante… et il est si bon… chez vous, je ne serai pas méchante, je travaillerai.

— Pourquoi es-tu si méchante avec lui, Nelly ?…

— Parce que…

— Et pas moyen de tirer d’elle autre chose que ce « parce que », dit Alexandra Séménovna en achevant son récit et en s’essuyant les yeux. Pourquoi est-elle si malheureuse ? C’est peut-être la maladie : qu’en dites-vous, Ivan Pétrovitch ?

Nous rentrâmes dans la chambre. Nelly était couchée et pleurait, le visage enfoncé dans son oreiller. Je m’agenouillai près d’elle, je pris ses mains dans les miennes, je les couvris de baisers, mais elle les retira et sanglota encore plus fort. Je ne savais que dire. En ce moment, le vieux Ikhméniew entra.

— Je suis venu pour affaires. Bonjour, Vania ! dit-il, tout étonné de me voir à genoux. Il était malade ; il était pâle et maigri ; mais il faisait le brave, traitait sa maladie de bagatelle, et continuait de sortir, malgré les exhortations et les supplications de sa femme.

— Adieu, en attendant, dit Alexandra Séménovna, en regardant fixement le vieillard. Philippe Philippitch m’a dit de revenir aussi vite que possible. J’ai à faire à la maison. Je reviendrai ce soir pour une heure ou deux.

— Qui est-ce ? me demanda le vieux à demi-voix, tout en pensant à autre chose. Je le lui dis.

— Hem ! je suis venu te parler.

Je savais bien pourquoi il venait, j’attendais sa visite. Il venait nous parler, à Nelly et à moi, pour me décider à la laisser aller demeurer chez eux. Anna Andréievna avait enfin consenti à se charger de l’orpheline ; c’était le résultat de quelques entretiens que j’avais eus secrètement avec elle : j’étais parvenu à vaincre sa résistance en lui disant que la vue de cette orpheline, dont la mère avait, elle aussi, été maudite par son père, ramènerait peut-être le cœur du vieillard à de meilleurs sentiments : c’était maintenant elle qui pressait son mari de prendre la petite. Le vieillard s’y prêta volontiers : il voulait avant tout lui complaire.

Le vieillard, on s’en souvient, n’avait pas plu à Nelly lors de leur première entrevue, et plus tard le visage de l’enfant prenait une expression haineuse rien qu’à l’ouïe du nom d’Ikhméniew. Il entra en matière sans préambule ; il alla droit à Nelly qui continuait à cacher son visage dans son oreiller, lui prit la main et lui demanda si elle voudrait aller demeurer chez lui et lui tenir lieu de fille.

— J’ai eu une fille que j’aimais plus que tout au monde, dit-il pour conclure ; mais je ne l’ai plus, elle est morte. Veux-tu la remplacer dans ma maison… et dans mon cœur ?

Et une larme brilla dans ses yeux desséchés et brûlés par la fièvre.

— Non, je ne veux pas, répondit Nelly, sans lever la tête.

— Et pourquoi, mon enfant ? Tu n’as personne au monde, Vania ne peut te garder éternellement avec lui, chez moi tu seras comme chez tes parents.

— Non, non, je ne veux pas ! parce que vous êtes méchant. Oui, méchant, méchant ! ajouta-t-elle relevant la tête et en le regardant en face. Moi aussi je suis méchante, je suis la plus méchante de tous, et pourtant vous êtes encore plus méchant que moi !… Ses yeux étincelaient, sa lèvre était blême et se contractait sous la violence de l’émotion. Le vieillard la regardait avec stupeur.

Oui, plus méchant que moi ; car vous ne voulez pas pardonner à votre fille, vous voulez l’oublier tout à fait et en prendre une autre ! Est-ce qu’on peut oublier son enfant ? Est-ce que vous m’aimerez ? Vous n’aurez qu’à me regarder pour vous rappeler que je ne suis pas votre fille et que vous en avez eu une, mais que vous l’avez oubliée, parce que vous êtes un homme cruel. Non, je ne veux pas vivre avec des gens cruels, je ne veux pas, je ne veux pas !… C’est après-demain la fête de Pâques ; tous s’embrassent, se donnent des baisers, tous se réconcilient, se pardonnent… je le sais… Mais vous… vous seul… Oh ! homme cruel ! Allez-vous-en ;…

Et les larmes ruisselèrent sur ses joues.

Ikhméniew était comme foudroyé.

— Pourquoi tout le monde s’inquiète-t-il ainsi de moi ? Je ne le veux pas, je ne le veux pas ! s’écria Nelly tout à coup avec une exaltation qui tenait du délire. J’irai mendier !

— Nelly, calme-toi, ma chère Nelly, m’écriai-je ; mais mes paroles ne firent que l’exaspérer.

— Oui, j’irai plutôt demander l’aumône par les rues ; je ne veux pas rester ici, cria-t-elle à travers ses sanglots. Ma mère aussi est allée demander l’aumône : et lorsqu’elle est morte, elle m’a dit : Sois pauvre et va plutôt demander l’aumône que… Ce n’est pas une honte de demander l’aumône ; ce n’est pas à un homme que je demande, je demande à tout le monde, et tout le monde, ce n’est personne ; il est honteux de demander à un seul, mais non pas de demander à tous ; c’est ce que m’a dit une vieille mendiante. Je suis petite, je n’ai rien. J’irai demander à tout le monde. Je ne veux pas, je ne veux pas ! je suis méchante, je suis la plus méchante… Voyez, comme je suis méchante !

Et saisissant la tasse qui était sur la table, elle la jeta violemment sur le plancher.

— Maintenant, la voilà cassée ! s’écria-t-elle toute triomphante et avec un air de défi. Il n’y en avait que deux, je casserai aussi l’autre… Comment prendrez-vous le thé ?

Elle était comme affolée et semblait trouver une jouissance dans cette fureur. On aurait dit que, tout en s’avouant à elle-même que sa conduite était mauvaise et qu’elle devait en avoir honte, elle sentait le besoin de s’exciter à faire quelque nouvelle excentricité.

— Elle est malade, Vania, me dit le vieillard, ou bien… ou bien, ma foi ! je ne comprends pas ce que c’est que cet enfant. Adieu !

Il prit sa casquette et me serra la main. Il était tout abattu. Nelly l’avait horriblement blessé. J’étais hors de moi.

— Comment n’as-tu pas eu pitié de lui, Nelly ? m’écriai-je quand nous fûmes seuls ; quelle honte d’agir ainsi ! Tu es vraiment, vraiment une méchante fille ! Je m’élançai après lui. Je voulais au moins l’accompagner jusqu’à la rue et lui dire quelques mots de consolation. À mes reproches Nelly devint pâle comme une morte, et pendant que je descendais l’escalier quatre à quatre, j’avais encore son image devant les yeux. J’eus bientôt rejoint le vieillard.

— La pauvre enfant a le cœur ulcéré, me dit-il avec un sourire plein d’amertume ; et moi qui me mets à lui raconter mes malheurs ! Je n’ai fait que rouvrir la blessure. Adieu, Vania.

Je voulus essayer de lui parler d’autre chose, mais il m’arrêta d’un geste de découragement.

— Il n’y a pas à me consoler, veille plutôt à ce qu’elle ne s’enfuie pas de nouveau ; elle en a tout l’air, ajouta-t-il avec une certaine irritation, et il s’éloigna à grands pas en frappant de sa canne les dalles du trottoir.

Il ne pensait pas que son pressentiment fût si près de la réalité : je n’essayerai pas de dépeindre mon épouvante, ma stupeur, quand je vis que Nelly avait disparu. Je courus sur le palier, je cherchai dans l’escalier, j’appelai, j’allai frapper chez les voisins et demander si on ne l’avait pas vue ; je ne pouvais et ne voulais pas croire qu’elle se fut de nouveau enfuie. Comment aurait-elle pu le faire ? La maison n’ayant qu’une porte cochère, elle aurait nécessairement dû passer à côté de moi pendant que je m’entretenais avec Ikhméniew. Mais quelque désolante que fût cette pensée, je fus obligé de m’avouer que Nelly avait très-bien pu se cacher dans l’escalier et attendre que je fusse remonté pour s’éloigner. Toutefois elle ne pouvait pas être bien loin.

Je me mis plein d’inquiétude à sa recherche, laissant à tout hasard la porte ouverte.

Je courus d’abord chez les Masloboïew ; ils étaient sortis. Je leur laissai quelques mots pour leur apprendre le nouveau malheur qui me frappait et leur demander de me faire avertir sans retard dans le cas où Nelly se réfugierait chez eux ; puis je me rendis chez le docteur. Lui non plus n’était pas à la maison, et sa servante me dit qu’il n’y avait eu d’autre visite que celle de la matinée. Ne sachant plus de quel côté me diriger, je me rendis chez la Boubnow, et j’appris de la femme du fabricant de cercueils que la maîtresse de la maison était consignée depuis la veille au bureau de police, et que depuis certain jour on n’avait pas revu l’enfant. Exténué de fatigue, je retournai chez Masloboïew ; il n’était pas rentré, et personne n’était venu ; mon billet était encore sur la table. J’étais au désespoir.

La soirée était avancée ; je repris dans une angoisse mortelle le chemin de la maison. Je devais aller ce soir-là chez Natacha ; je n’avais pas mangé de toute la journée, et les inquiétudes que Nelly m’avait causées ne m’avaient pas même laissé le temps d’y penser. Obsédé par les plus sombres pensées, je repris ma course désespérée. Ou faut-il la chercher, ô mon Dieu ? où est-elle à présent ? m’écriai-je. N’a-t-elle pas perdu la raison ?

À peine avais-je poussé cette exclamation, que je l’aperçus soudain à quelques pas devant moi. Elle était adossée à un réverbère et ne m’avait pas remarqué. Mon premier mouvement fut de courir à elle, mais je m’arrêtai : « Que fait-elle là ? » me demandai-je dans ma perplexité, et, bien sur cette fois qu’elle ne m’échapperait pas, je résolus d’attendre et d’observer. Il s’écoula une dizaine de minutes ; elle était toujours là immobile à regarder les passants. Tout à coup un petit vieillard bien mis vint à passer ; Nelly s’approcha de lui ; sans s’arrêter, il tira quelque chose de sa poche et le donna à l’enfant, qui remercia en s’inclinant. Je ne saurais exprimer ce que je ressentis en ce moment ; il me semblait que quelque chose qui m’était cher, que j’avais caressé et choyé avec amour, était en cet instant souillé et traîné dans la fange. Je ne pus retenir mes larmes.

Oui, je pleurais ma pauvre Nelly, et pourtant j’étais indigné de sa conduite : ce n’était pas le besoin qui la faisait mendier, elle n’était pas délaissée, abandonnée, jetée à la merci du sort ; elle ne s’était pas échappée des mains de cruels oppresseurs, mais de celles d’amis qui la chérissaient et n’avaient cessé de l’entourer de soins et de caresses. Elle semblait avoir voulu étonner ou effrayer par cet exploit et en tirer gloire. Quelque chose de mystérieux couvait dans son âme... Oui ! le vieux Ikhméniew avait raison : c’était un cœur ulcéré, et sa plaie pouvait d’autant moins se fermer qu’elle s’efforçait de la rouvrir par cette concentration en elle-même, par cette méfiance envers tous. Elle semblait se complaire dans sa douleur, dans l’égoïsme de ses souffrances, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Ce besoin d’envenimer sa douleur, et la jouissance qu’on peut y trouver, étaient des choses compréhensibles pour moi : c’est la jouissance de beaucoup de cœurs humiliés et offensés qui se sentent victimes du destin et qui ont conscience de son injustice. Mais de quelle injustice Nelly avait-elle à se plaindre de notre part ? Voulait-elle nous jeter dans l’étonnement et l’effroi par une espèce d’héroïsme, par la bizarrerie de ses actions ? Était-elle poussée par une sorte d’orgueil à se montrer ainsi devant nous ?… Mais non ! elle était seule en ce moment, aucun de nous ne la voyait demandant l’aumône. Était-ce pour elle une jouissance ? Que voulait-elle faire de ce qu’elle mendiait ? pourquoi avait-elle besoin de cet argent ?

Elle s’éloigna du réverbère, se dirigea vers les fenêtres vivement éclairées d’un magasin et se mit à compter ce qu’elle avait reçu ; j’étais à une dizaine de pas. Elle avait la main pleine de pièces de monnaie : elle avait probablement mendié toute la journée. Elle ferma la main, traversa la rue et entra chez un épicier. Je m’approchai de la porte, qui était grande ouverte, pour voir ce qu’elle ferait.

Elle mit tout son argent sur le comptoir, et on lui donna une tasse toute simple qui pouvait coûter quinze kopecks, moins peut-être, et qui ressemblait beaucoup à celle qu’elle avait cassée quelques heures auparavant pour montrer à Ikhméniew et à moi combien elle était méchante. L’épicier l’enveloppa dans une feuille de papier, attacha un bout de ficelle autour et la remit à Nelly, qui sortit de la boutique d’un air tout satisfait.

— Nelly ! m’écriai-je quand elle arriva près de moi, Nelly !

Elle tressaillit, me regarda, la tasse lui échappa des mains, et se brisa sur le pavé. Quand elle comprit que j’avais vu, que je savais tout, une subite rougeur couvrit ses joues. Je la pris par la main et la ramenai à la maison. Ce n’était pas bien loin, et nous n’échangeâmes pas une parole pendant le chemin. Arrivé chez moi, je m’assis. Nelly resta debout devant moi, pensive et troublée, pâle comme auparavant et la tête baissée. Elle n’osait pas lever les yeux sur moi.

— Nelly, tu es allée demander l’aumône, lui dis-je.

— Oui, répondit-elle d’une voix faible, et elle baissa les yeux encore davantage.

— Tu voulais avoir de l’argent afin d’acheter une tasse pour remplacer celle que tu as cassée ce matin, n’est-ce pas ?

— Oui…

— T’avais-je adressé un mot de reproche ? t’avais-je grondée ? Est-ce que tu ne vois pas, Nelly, combien de méchanceté, — de méchanceté à laquelle tu prends plaisir, il y a dans ta conduite ? Crois-tu que tu agis bien ? N’en as-tu pas honte ? Est-ce que…

— J’ai honte… dit-elle d’une voix si faible que je l’entendis à peine, et de grosses larmes coulèrent le long de ses joues.

— Tu as honte… répétai-je après elle. Nelly, chère Nelly, si je t’ai fait de la peine, si j’ai quelque tort envers toi, pardonne-moi, et faisons la paix.

Elle me regarda et se jeta dans mes bras en fondant en larmes. Alexandra Séménovna entra en ce moment.

— Comment ! s’écria-t-elle, elle est de retour ? Ah ! Nelly, Nelly, que t’est-il arrivé ? C’est bien heureux, au moins, qu’elle soit retrouvée ! Où était-elle, Ivan Pétrovitch ?

Je lui fis comprendre qu’elle devait remettre ses questions à plus tard, je la priai de lui tenir compagnie jusqu’à mon retour ; puis, après avoir tendrement pris congé de Nelly qui continuait de pleurer, je me rendis en toute hâte chez Natacha ; j’étais en retard.

Nous avions beaucoup de choses à nous dire, Natacha et moi ; cependant je ne pus m’empêcher de lui parler de Nelly et de lui raconter l’événement de la journée. Mon récit l’intéressa et la surprit beaucoup.

— Veux-tu savoir ma pensée ? me dit-elle après avoir réfléchi un instant. Je crois qu’elle t’aime.

— Que dis-tu ? demandai-je tout étonné.

— Oui, c’est le commencement d’un amour, d’un amour féminin…

— Quelle idée ! Natacha, c’est encore une enfant !

— Qui va avoir quatorze ans. Son irritation provient de ce que tu ne comprends pas son amour, et peut-être ne se comprend-elle pas elle-même ; quoiqu’elle soit enfant en beaucoup de choses, sa douleur n’en est pas moins sérieuse et cruelle. Elle est jalouse de moi ; tu m’aimes tant que tu n’as sans doute, même auprès d’elle, d’autres soucis que pour moi, tu ne parles que de moi, tu ne penses qu’à moi, tu ne t’occupes guère d’elle ; elle s’en est aperçue, et elle en a été blessée. Elle voudrait peut-être te parler, t’ouvrir son cœur ; mais elle ne sait comment faire, elle attend l’occasion, le moment, et toi, au lieu de hâter ce moment, tu l’éloignes, tu la quittes pour venir ici, tu l’as laissée seule, malade, des journées entières. Voilà pourquoi elle pleure ; tu lui manques, et ce qui est plus douloureux pour elle, tu ne te doutes de rien. Et à cette heure, tu la laisses dans cet état pour venir me voir. Elle en sera malade demain. Comment as-tu pu la quitter ? Hâte-toi, retourne auprès d’elle…

— Je ne l’aurais pas laissée, mais…

— Oui, je comprends, je t’avais prié de venir. Mais va vite la rejoindre.

— J’irai, mais je ne crois pas que tu aies raison.

— Cela te paraît étrange. Rappelle-toi son histoire, examine et pèse les faits, et tu changeras d’avis. Son enfance n’a pas été comme la nôtre…

Je rentrai assez tard. Alexandra Séménovna me raconta que Nelly avait de nouveau beaucoup pleuré, comme la veille. — À présent, elle dort, ajouta-t-elle, mais je m’en vais. Philippe Philippitch m’attend, le pauvre garçon est tout seul.

Je la remerciai et m’assis au chevet de Nelly. Il m’était pénible de penser que j’avais pu la quitter dans un moment si critique. Je restai bien avant dans la nuit perdu dans mes pensées… Quel triste temps que celui dont je parle !

 

 

V

Après la soirée que j’avais passée avec le prince au restaurant Borel, soirée si mémorable pour moi, je fus quelques jours de suite dans des transes continuelles à l’égard de Natacha.

« De quoi ce maudit prince la menace-t-il et comment va-t-il se venger ? » me demandais-je à chaque instant, et je me perdais en conjectures. J’étais persuadé qu’il y avait sous ses menaces autre chose qu’une fanfaronnade et qu’il pouvait causer beaucoup de désagréments à Natacha, aussi longtemps qu’elle aurait des relations avec son fils. C’était un caractère vindicatif et méchant, calculant tout, et il était bien difficile qu’il oubliât l’offense qui lui avait été faite, et qu’il ne profitât pas de la première occasion favorable pour se venger. Il m’avait d’ailleurs particulièrement indiqué un point bien clair : il exigeait et il attendait de moi que je préparasse Natacha à une rupture prochaine, et cela de telle manière qu’il n’y eût « ni scènes, ni idylles, ni autres choses à la Schiller ». Son premier souci était naturellement que son fils continuât d’être content de lui et le considérât comme le plus tendre des pères : c’était indispensable pour pouvoir s’emparer par la suite de l’argent de Katia.

Mais un grand changement s’était produit chez Natacha : elle n’avait plus confiance en moi, mes consolations ne faisaient que l’aigrir, mes questions l’agaçaient, l’irritaient même. Je restais parfois de longs moments à la regarder aller et venir par la chambre, les bras croisés, le front sombre et soucieux ; elle semblait avoir oublié tout ce qui l’entourait ; lorsque son regard tombait involontairement sur moi, son visage prenait une expression de dépit et d’impatience, et elle se tournait brusquement. Je compris qu’elle méditait peut-être son plan à elle en vue de la rupture prochaine, imminente.

Malgré l’inquiétude et le tourment que me causaient sa froideur apparente et sa réserve, j’étais sûr de son cœur ; je voyais qu’elle souffrait le martyre et que toute immixtion étrangère ne pouvait qu’exciter en elle du dépit, de l’animosité. En pareilles circonstances, l’intervention de nos amis les plus chers, initiés a nos secrets, est la chose qui nous est le plus à charge. Mais je savais qu’au dernier moment elle viendrait à moi et chercherait du soulagement dans mon cœur.

Je ne lui avais rien dit de mon entretien avec le prince pour ne pas l’agiter et la chagriner encore plus qu’elle ne l’était. Je lui avais dit en passant que j’avais été chez la comtesse et que j’étais convaincu que le prince n’était qu’une affreuse canaille ; elle ne m’avait pas interrogé, ce dont j’avais été bien aise ; en revanche le récit de mon entrevue avec Katia l’avait vivement intéressée et agitée, et pendant que je parlais, son visage, habituellement pâle, s’était couvert d’une vive rougeur. Je ne lui avais pas caché l’impression que la jeune fille avait produite sur moi. Pourquoi aurais-je agi autrement ? Elle se serait aperçue que je lui taisais quelque chose, et cela l’aurait irritée. Aussi lui avais-je donné tous les détails possibles, prévenant ses questions, car, dans la position où elle se trouvait, il devait lui être pénible de m’interroger, de s’enquérir des perfections de sa rivale.

Je pensais qu’elle ignorait encore qu’Aliocha devait partir avec la comtesse et Katia, je me demandais de quelle manière je m’y prendrais pour le lui annoncer, et pour amortir le coup que cette nouvelle devait lui porter. Mais, à mon grand étonnement, elle m’arrêta dès le premier mot et me dit qu’elle savait la chose depuis plusieurs jours déjà.

— Grand Dieu ! m’écriai-je ; et qui te l’a apprise ?

— Aliocha.

— Comment ! lui ?

— Oui ! et je suis résignée à tout, ajouta-t-elle d’un ton qui indiquait clairement que je n’avais pas à continuer cette conversation.

Aliocha venait la voir assez souvent ; mais il ne restait qu’un instant ; une seule fois il avait passé quelques heures avec elle. Il était triste, la regardait avec tendresse et timidité ; mais Natacha était si douce, si affable, qu’il ne tardait pas à devenir joyeux. Il venait aussi me voir presque tous les jours. Il était sincèrement affligé, ne pouvait rester un instant seul avec sa tristesse et venait chercher du soulagement auprès de moi.

Qu’aurais-je pu lui dire ? Il m’accusait de froideur, d’indifférence, d’animosité même ; il se chagrinait, versait des larmes et s’en allait chez Katia, où enfin il se consolait.

Le jour où Natacha m’annonça qu’elle était instruite du départ (c’était une huitaine de jours après mon entretien avec le prince), il arriva chez moi tout désespéré, se jeta à mon cou, laissa tomber sa tête sur ma poitrine et se mit à sangloter. Je gardais le silence, attendant ce qu’il allait me dire.

— Je suis un homme vil, infâme, Vania, s’écria-t-il, sauve-moi de moi-même. Je ne pleure pas parce que je suis vil et infâme, mais parce que je suis cause que Natacha sera malheureuse, car je la voue au malheur… Vania, mon ami, décide à ma place, dis-moi celle que j’aime le plus de Katia ou de Natacha.

— Tu dois le savoir mieux que moi, lui répondis-je.

— Non, Vania, je ne le sais pas. Je m’interroge et ne puis répondre. Mais toi, qui es impartial, tu peux mieux juger que moi. Dis-moi ce que tu penses.

— Il me semble que c’est Katia que tu aimes davantage.

— Vraiment ! Eh bien ! non, non ! assurément non ! Tu te trompes : j’aime Natacha d’un amour sans bornes ; jamais, pour rien au monde je ne pourrai la quitter. Je l’ai dit à Katia, elle est de mon avis. Tu ne dis rien, tu souris. Ah ! Vania, je n’ai jamais trouvé en toi de consolation dans ces moments où je suis, comme à présent, accablé par le chagrin…

Là-dessus il sortit ou plutôt s’enfuit. Notre conversation avait vivement impressionné Nelly, qui était encore malade et gardait le lit. Pendant ses visites, Aliocha ne lui avait jamais adressé la parole et n’avait presque pas fait attention à elle.

Deux heures après, Aliocha revint le visage radieux,, il se jeta de nouveau à mon cou et m’embrassa.

— C’est fini ! toutes les irrésolutions sont tranchées ; en sortant d’ici j’ai couru tout droit chez Natacha ; j’étais tout désolé, et je ne pouvais être sans elle ; je me suis jeté à ses pieds. Elle m’a embrassé et s’est mise à pleurer en silence ; je lui ai alors dit tout droit que c’était Katia que j’aimais le plus…

— Et elle ?

— Elle n’a rien répondu, elle m’a fait des caresses, comme pour me consoler… moi qui venais de lui faire un pareil aveu ! Oh ! j’ai pleuré devant elle tout mon malheur, je lui ai ouvert mon cœur, je lui ai dit que, malgré tout l’amour que j’ai pour Katia, je ne saurais vivre sans ma Natacha, que je mourrais sans elle. Non, Vania, il ne m’est pas possible de vivre un jour sans elle, je le sens ! C’est pourquoi nous avons décidé de nous marier incessamment. Avant mon départ c’est impossible, car nous sommes en carême, donc nous avons remis la chose à mon retour, au mois de juin. Mon père donnera son consentement, il n’y a pas à en douter. Pour ce qui concerne Katia, tant pis ! je ne puis vivre loin de Natacha… Quand nous serons mariés, nous irons rejoindre Katia…

Pauvre Natacha ! comme elle avait dû souffrir en consolant cet enfant, en restant à écouter ses aveux et à imaginer pour le soulagement de ce naïf égoïste la fable d’un prochain mariage ! Aliocha eut quelques jours de calme. Il n’avait couru chez Natacha que parce que son faible cœur ne pouvait supporter à lui seul sa tristesse. Néanmoins, lorsque le moment de la séparation approcha, il redevint inquiet, se remit à pleurer et revint chez moi gémir sur son malheur. Son affection pour Natacha devenait tous les jours plus grande, et jusqu’au dernier moment, il resta persuadé qu’il ne la quittait que pour quelques semaines, et que leur mariage aurait lieu à son retour. Quant à Natacha, elle comprenait parfaitement que le sort en était jeté, et que jamais il ne reviendrait auprès d’elle.

Le jour de la séparation arriva ; Natacha était malade. Pâle, le regard enflammé et les lèvres brûlées par la fièvre, elle pensait tout haut, me jetait de temps à autre un regard rapide et pénétrant ; ses yeux étaient secs, elle ne répondait pas à mes questions et elle se mit à trembler comme la feuille lorsqu’elle entendit la voix sonore d’Aliocha. Elle s’élança au-devant de lui, rouge d’émotion, le serra convulsivement sur sa poitrine, l’embrassa, se mit à rire… Aliocha la regardait fixement, s’informait de sa santé, la consolait, lui disait qu’il ne partait que pour peu de temps, et que leur mariage aurait lieu aussitôt après son retour. Natacha faisait des efforts inouïs pour se vaincre et pour étouffer ses larmes ; elle ne pleura pas en sa présence.

Son père lui avait promis une somme considérable pour le voyage, et il lui dit qu’elle pouvait être sans inquiétude – pour le temps que durerait son absence. Le visage de Natacha s’était assombri à cette communication, et lorsque nous fûmes seuls, je lui annonçai que j’avais cent cinquante roubles pour elle. Elle ne demanda pas d’où venait cet argent. Cela se passait deux jours avant le départ d’Aliocha et la veille de la première et dernière entrevue qu’elle devait avoir avec Katia. Celle-ci lui avait envoyé par Aliocha quelques lignes pour lui demander la permission de venir la voir, et m’avait écrit pour me prier d’assister à l’entrevue. Je résolus de m’y rendre, malgré les obstacles ou les embarras qui pourraient se présenter, — et embarras et obstacles ne manquaient pas. Sans parler de Nelly, les Ikhméniew me donnaient beaucoup de soucis depuis une huitaine de jours. Un matin, Anna Andréievna m’avait envoyé chercher, me suppliant de tout quitter et de me rendre en toute hâte auprès d’elle, pour une chose de la plus haute importance et qui ne souffrait pas le moindre retard. Je la trouvai plus émue et plus épouvantée que jamais, attendant dans la plus grande anxiété le retour de son mari. Quoique chaque instant fût précieux, je fus, comme à l’ordinaire, assez longtemps avant de savoir de quoi il s’agissait. Elle me reprocha d’abord de les délaisser dans leur malheur, et me dit enfin que Nicolas Serguiévitch était depuis trois jours dans une si grande agitation qu’elle ne pouvait pas me la dépeindre.

— Je ne le reconnais plus, dit-elle, la nuit il se lève, va se mettre a genoux et prier devant l’image ; il divague pendant son sommeil, et, lorsqu’il est éveillé, il est comme à moitié fou ; je lui demande une chose, il me répond une autre. Il sort à chaque instant, toujours pour affaire, il dit qu’il va chez son avocat ; ce matin il s’est enfermé dans son cabinet, il a dit qu’il devait écrire un papier pour son procès. Quel papier écriras-tu, me suis-je dit, quand tu ne vois pas ta cuiller à côté de ton assiette ? J’ai regardé par le trou de la serrure : il était assis et écrivait, ses yeux étaient noyés de larmes. Que peut-il écrire ? me demandais-je ; ou bien est-ce à cause de notre propriété ? alors il est clair qu’elle est définitivement perdue pour nous ! Pendant que je faisais ces réflexions il jette sa plume et se lève tout à coup ; ses joues étaient en feu, ses yeux lançaient des éclairs ; il. prend sa casquette et sort de son cabinet. Je serai bientôt de retour, me dit-il. À peine est-il sorti que je vais à sa table ; elle est couverte d’innombrables papiers ayant trait à notre procès.

Je cherche ce qu’il venait d’écrire ; je savais qu’il ne l’avait pas emporté, qu’il l’avait glissé sous d’autres papiers. Eh bien ! regarde, regarde ce que j’ai trouvé.

C’était une feuille de papier à lettres, à moitié couverte d’écriture raturée et indéchiffrable par endroits.

Pauvre vieillard ! Dès les premières lignes on pouvait deviner ce qu’il écrivait et à qui il écrivait. C’était une lettre à Natacha, à sa Natacha bien-aimée. Il commençait avec chaleur et avec tendresse, il lui pardonnait et la rappelait auprès de lui ; puis venaient des phrases, des mots biffés, de sorte que la plus grande partie était illisible ; mais on pouvait voir que le sentiment fougueux qui l’avait forcé de saisir la plume et d’écrire ces premières lignes si pleines de cœur et d’effusion s’était tout à coup refroidi et avait fait place a un autre tout différent : ce vieillard accablait sa fille de reproches, il lui rappelait avec indignation son opiniâtreté, l’accusait de manquer de cœur, de n’avoir peut-être pas une seule fois pensé à ce que deviendraient ses vieux parents. Il la menaçait des plus sévères châtiments et de sa malédiction pour son orgueil, et finissait par exiger d’elle qu’elle rentrât immédiatement et en toute humilité dans la maison paternelle ; alors, mais alors seulement, il se pourrait que ses parents, quand ils lui auraient vu mener une nouvelle vie, une vie de soumission, une vie exemplaire au sein de sa famille, lui accorderaient leur pardon.

La bonne vieille se tenait devant moi les mains jointes et attendait avec angoisse mon avis sur ce que je lisais.

Je lui dis franchement ma façon de penser : le vieillard ne se sentait plus la force de vivre sans sa fille, et leur prochaine réconciliation pouvait être considérée comme une nécessité ; cependant tout dépendait des circonstances. L’issue défavorable du procès avait été sans doute une rude secousse et avait vivement affecté le vieillard blessé dans son amour-propre par le triomphe du prince et indigné de la solution si malheureuse de cette affaire. Dans de semblables moments l’âme est obligée de chercher une autre âme qui compatisse avec elle ; c’était sans doute alors qu’il s’était souvenu plus vivement que jamais de celle qu’il avait toujours aimée par-dessus tout. Enfin (puisqu’il était au courant de tout ce qui concernait Natacha), il avait peut-être appris qu’Aliocha était sur le point de l’abandonner, il avait compris l’horreur de la situation et senti combien elle avait besoin de consolation. Et pourtant il n’avait pas eu la force de se vaincre, parce qu’il se regardait comme humilié et offensé par sa fille ! Il s’était sans doute dit alors qu’elle ne viendrait néanmoins pas à lui la première, qu’elle ne pensait peut-être même plus aux siens et ne ressentait aucun besoin de réconciliation. C’est ainsi qu’il a dû penser, dis-je à la pauvre femme en finissant de lui exposer ma manière de voir, et c’est pourquoi il n’a pas achevé sa lettre ; tout cela peut être la source de nouvelles offenses plus sensibles encore que les précédentes, et Dieu sait si la réconciliation ne sera pas différée pour longtemps.

La bonne vieille pleurait en m’écoutant. Lorsque je lui dis que j’étais obligé d’aller chez Natacha et que j’étais en retard, elle sortit de son abattement et me dit qu’elle avait oublié de me parler de la chose la plus grave : elle avait eu le malheur de renverser l’encrier sur la lettre ; en effet, tout un coin était couvert d’encre, et elle craignait que son mari ne s’aperçût à cette tache qu’elle avait fouillé dans ses papiers et lu ce qu’il avait écrit. Sa frayeur n’était que trop fondée : rien que pour l’unique raison que nous étions instruits de son secret, le vieillard pouvait, honteux et dépité, redoubler d’animosité et s’obstiner à ne pas pardonner.

Mais après y avoir réfléchi, je lui dis qu’elle pouvait se tranquilliser : son mari était en proie à une si violente agitation pendant qu’il écrivait sa lettre qu’il ne se souviendrait certainement pas des détails et qu’il penserait que c’était lui-même qui avait fait la tache.

Nous remîmes soigneusement le papier où nous l’avions pris, et je me décidai à parler de Nelly. Il me semblait que la pauvre petite orpheline dont la mère avait été, elle aussi, sous le coup de la malédiction paternelle, pourrait par le triste et poignant récit de l’histoire de sa vie passée et de la mort de sa mère toucher le cœur du vieillard et le porter à des sentiments plus généreux. Il ne fallait plus qu’une impulsion, une occasion favorable, et cette occasion pouvait être amenée par Nelly. La bonne vieille m’écoutait avec une fiévreuse attention, un rayon d’espoir éclaira son visage. Elle se mit aussitôt à me demander pourquoi je ne lui en avais pas parlé plus tôt, elle me questionna sur Nelly, me promit solennellement que ce serait désormais elle qui demanderait l’adoption de l’orpheline. Elle l’aimait déjà sincèrement, s’apitoya sur sa maladie et courut chercher un bocal de confitures pour elle ; elle voulut me donner cinq roubles dans la prévision que je n’avais peut-être pas de quoi payer le médecin. Sur mon refus d’accepter cet argent, elle entra dans une émotion et une agitation telles qu’à peine si je parvins à la calmer en lui disant que Nelly avait besoin de linge et de vêtements, et que, par conséquent, elle pouvait lui être utile d’une autre manière. Elle se mit aussitôt à fouiller dans un grand coffre et à déballer ses robes, afin d’en choisir une pour l’orpheline.

Je la quittai pour aller chez Natacha. En grimpant la dernière rampe de son escalier, qui, je l’ai déjà dit, était en spirale, j’aperçus quelqu’un devant la porte. L’inconnu allait frapper, mais il s’arrêta en entendant mes pas, puis, après un instant d’hésitation, il renonça subitement à son dessein et redescendit. Nous nous rencontrâmes sur la dernière marche, et à ma grande surprise je reconnus Ikhméniew. L’escalier était tout à fait sombre ; Ikhméniew se colla contre le mur pour me laisser passer, et je vois encore le singulier éclat de ses yeux qui me regardaient fixement. Il me sembla malgré l’obscurité qu’il avait rougi ; ce dont je suis sûr, c’est qu’il était extrêmement embarrassé.

— Tiens ! c’est toi, Vania ! dit-il d’une voix mal assurée. Je suis ici à chercher un individu… dont j’ai besoin… toujours mon procès… un scribe, il a déménagé, il n’y a pas longtemps… mais je crois que ce n’est pas ici. Je me serai trompé. Au revoir.

Et il descendit rapidement.

Je résolus de ne rien dire à Natacha de cette rencontre, ce jour-là du moins, et de ne lui en parler que lorsque Aliocha l’aurait quittée. J’attendis deux jours avant d’aller voir Ikhméniew ; il était tout triste, cependant il me reçut d’une manière assez dégagée.

— Chez qui allais-tu, l’autre jour, tu te rappelles, quand nous nous sommes rencontrés… Quand était-ce ? avant-hier, je crois, me demanda-t-il négligemment, en évitant mon regard.

— J’ai un ami qui demeure dans cette maison, répondis-je en faisant le même manège.

— Tiens ! Moi, j’étais à la recherche de mon scribe Astafiew ; on m’avait indiqué cette maison… Je m’étais trompé, ce n’était pas là… T’ai-je dit que mon affaire est terminée ? le sénat a rendu son jugement…

Il était devenu tout rouge quand il avait commencé à parler d’affaires. Quand il nous eut laissés seuls, je racontai la chose à sa femme et la suppliai d’éviter de le regarder autrement que d’habitude, de ne pas soupirer, ni faire des allusions, en un mot de ne pas lui laisser remarquer qu’elle savait quelque chose. La bonne vieille était si émerveillée qu’elle ne voulut d’abord pas me croire. Elle me raconta à son tour qu’elle avait déjà fait allusion à l’orpheline, mais que Ikhméniew avait feint de ne pas comprendre. Nous résolûmes que le lendemain elle lui en ferait sans circonlocution la demande formelle. Mais le lendemain nous trouva tous les deux dans une épouvante et une inquiétude effroyables.

Pendant la matinée Ikhméniew avait eu une entrevue avec l’employé qui s’occupait de son procès. Cet employé lui avait communiqué qu’il avait vu le prince, et que celui-ci, bien qu’il voulût garder la propriété d’Ikhméniew, avait résolu, par suite de circonstances de famille, de l’indemniser en lui faisant don de dix mille roubles. Le vieillard était accouru tout droit chez moi ; il était effrayant à voir, la rage le suffoquait. Il m’appela, je ne savais pourquoi, dans l’escalier, et me conjura de me rendre immédiatement chez le prince pour le provoquer. J’étais si abasourdi que je fus quelque temps avant de pouvoir me rendre compte de la situation. J’essayai de le raisonner, mais il entra dans une telle colère qu’il se trouva mal. Je courus lui chercher un verre d’eau, mais quand je revins, il avait disparu. Je retournai chez lui, le lendemain ; il était déjà sorti et resta trois jours absent.

Ce ne fut que le troisième jour que nous apprîmes ce qui lui était arrivé. De chez moi il n’avait fait qu’un saut jusque chez le prince, et ne l’ayant pas trouvé à la maison, il lui avait laissé un billet dans lequel il lui disait que les paroles prononcées par lui lui avaient été rapportées, qu’il considérait ses paroles comme une injure sanglante et lui comme le dernier des lâches ; en conséquence de quoi il le demandait en duel, le prévenant que s’il avait l’audace de décliner cette provocation, il pouvait s’attendre à être insulté publiquement.

Il était rentré dans un état d’agitation et d’abattement tel qu’il avait dû se coucher. Quoiqu’il fût tendre et affectueux envers sa compagne, il répondait à peine aux questions qu’elle lui adressait ; on voyait qu’il attendait quelque chose avec une impatience fiévreuse. Le lendemain, une lettre était arrivée par la petite poste ; après l’avoir lue, il s’était mis à pousser des cris tout en serrant sa tête avec ses deux mains, et aussitôt après il avait saisi son chapeau et sa canne, et s’était précipité hors de la maison.

La lettre était du prince. Il avisait Ikhméniew d’un ton sec, bref et poli, qu’il n’avait à rendre compte à personne des paroles qu’il avait dites, que bien qu’il plaignit beaucoup Ikhméniew d’avoir perdu son procès, il ne pouvait, à son grand regret, trouver juste que celui qui perdait sa cause eût le droit, pour se venger, de forcer son adversaire à se battre. Quant à ce qui était d’une insulte publique, le prince conseillait à Ikhméniew de s’épargner cette peine, vu qu’il n’y aurait et ne pouvait y avoir aucune insulte de ce genre, que la lettre dans laquelle on le menaçait allait être immédiatement présentée à qui de droit, et que la police préventive saurait prendre les mesures qu’il faudrait, Ikhméniew avait alors couru, sa lettre à la main, chez le prince, ne l’avait de nouveau pas trouvé. Le laquais lui ayant dit qu’il était probablement en ce moment chez le comte N., Ikhméniew sans réfléchir longtemps s’y était rendu. Le suisse lui avait barré le passage. Furieux, exaspéré, le vieillard l’avait frappé de sa canne et avait été aussitôt saisi, traîné sur le perron et remis à un sergent de ville, qui l’avait conduit chez le commissaire de police. La chose avait immédiatement été rapportée au comte, et lorsque le prince, qui se trouvait justement là en ce moment, eut expliqué qu’il s’agissait précisément du père de la jeune fille dont il lui avait déjà parlé (le prince avait plus d’une fois rendu au comte des services d’un certain genre), le vieux seigneur s’était mis à rire, et passant du courroux à la clémence, il avait ordonné de rendre au prisonnier sa liberté ; on ne l’avait pourtant relâché que le troisième jour, en lui disant (sur la recommandation du prince sans doute) que c’était lui qui avait intercédé en sa faveur. Quand le vieillard était rentré chez lui, il était comme fou ; il s’était jeté sur sont lit et était resté couché toute une heure sans faire le moindre mouvement ; à la fin il s’était levé, et, à la plus grande épouvante d’Anna Andréievna, il avait déclaré solennellement qu’il maudissait sa fille et la privait à jamais de sa bénédiction paternelle. Anna Andréievna, saisie d’effroi, et sachant à peine ce qu’elle faisait, n’en avait pas moins dû porter secours au vieillard ; toute la journée et presque toute la nuit elle l’avait soigné, et lui avait appliqué des compresses d’eau fraîche et de vinaigre sur les tempes et le front. Lorsque je l’avais quitté, à deux heures du matin, le pauvre vieux avait le délire ; cependant il s’était levé et était venu chercher Nelly et l’emmener définitivement dans sa maison. J’ai déjà raconté la scène qui avait eu lieu entre Nelly et lui ; cette scène avait été une rude secousse pour lui, de sorte qu’aussitôt rentré, il avait dû se mettre au lit. Ces événements s’était passés le jour du vendredi saint, le même jour qui avait été fixé pour l’entrevue entre Katia et Natacha, la veille du départ d’Aliocha. J’avais assisté à cette entrevue : elle avait eu lieu le matin d’assez bonne heure, avant l’arrivée d’Ikhméniew chez moi et avant la première fuite de Nelly.

 

 

VI

Aliocha était allé prévenir Natacha une heure à l’avance ; quant à moi, j’arrivai juste en même temps que la voiture qui amenait Katia et la vieille dame de compagnie. Après force supplications d’un côté et d’hésitations de l’autre, celle-ci avait fini par consentir à accompagner Katia et même à la laisser monter seule chez Natacha, tandis qu’elle resterait dans la voiture à l’attendre. Katia m’appela et me pria de lui envoyer Aliocha. Je montai et trouvai Natacha en larmes et Aliocha pleurant avec elle. Quand elle eut appris que Katia allait venir, Natacha se leva, essuya ses larmes et, frémissante d’émotion, se plaça debout en face de la porte. Elle était vêtue de blanc ; ses cheveux châtains étaient peignés lisses et attachés en un gros nœud sur la nuque. J’aimais beaucoup la voir coiffée ainsi. Quand elle s’aperçut que j’étais resté auprès d’elle, elle me pria d’aller aussi à la rencontre de sa visiteuse.

— Combien de difficultés j’ai eu à vaincre ! me dit Katia, en montant l’escalier. C’était un espionnage continuel. Il m’a fallu quinze jours pour gagner madame Albert. Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ? Je n’ai pu vous écrire : d’ailleurs, que peut-on expliquer dans une lettre ? Ah ! que j’aurais eu besoin de vous voir !… Mon Dieu ! vous ne sauriez, croire comme le cœur me bat en ce moment.

— L’escalier est très-roide, lui dis-je.

— Oui… l’escalier y est aussi pour quelque chose… mais dites-moi, croyez-vous que Natacha ne sera pas fâchée contre moi ?

— Pourquoi le serait-elle ?

— C’est vrai !… pourquoi ?… je vais d’ailleurs le voir moi-même ; à quoi bon vous le demander ?…

Son bras tremblait. Nous nous arrêtâmes pour reprendre haleine avant de nous engager dans la dernière rampe, puis elle me regarda et se mit résolument à monter.

Elle s’arrêta encore une fois devant la porte et me dit en chuchotant : J’entrerai tout simplement et je lui dirai que j’ai eu tant de confiance en elle que je suis venue sans aucune appréhension… Au surplus, à quoi bon tant causer ? comme si je ne savais pas que Natacha est la plus noble des créatures humaines ! N’est-ce pas vrai ?

Elle entra, timide comme une coupable, et leva les yeux sur Natacha, qui l’accueillit en souriant. Elle s’avança alors vivement vers elle, la prit par la main et pressa ses lèvres potelées sur celles de Natacha. Puis elle se tourna vers Aliocha et le pria de nous laisser seuls pendant une demi-heure.

— Il ne faut pas que cela te fâche, Aliocha, ajouta-t-elle ; nous avons à nous entretenir de choses que tu ne dois pas entendre. Sois raisonnable et laisse-nous. Quant à vous, Ivan Pétrovitch, il faut que vous assistiez à notre entretien, je vous prie de rester.

— Asseyons-nous, dit-elle à Natacha aussitôt qu’Aliocha se fut éloigné ; je me mettrai ainsi, en face de vous, afin de commencer par vous bien regarder.

Elle s’assit vis-à-vis de Natacha et la regarda fixement. Natacha s’efforçait de sourire.

— J’ai déjà vu une photographie de vous, reprit-elle.

— Et trouvez-vous que je ressemble au portrait ?

— Vous êtes mieux, répondit Katia. J’en étais persuadée d’avance.

— Vraiment ? Moi, je vous regarde et je vous trouve si jolie !…

— Quelle idée ! À quoi pensez-vous… chère amie ? ajouta-t-elle en prenant dans sa main tremblante d’émotion celle de Natacha. Elles se regardèrent un instant en silence. Chère amie, reprit Katia, nous n’avons qu’une demi-heure à être ensemble ; c’est tout ce que j’ai pu obtenir de madame Albert, et nous avons tant de choses à nous dire !… Je voudrais… il faut… bah ! dites-moi d’abord si vous aimez beaucoup Aliocha.

— Oui, je l’aime beaucoup !

— S’il en est ainsi… si vous l’aimez beaucoup… vous devez… vous voulez son bonheur… ajouta-t-elle timidement et à voix basse.

— Oui, je désire qu’il soit heureux…

— C’est bien cela… il s’agit maintenant de savoir ce qui constitue son bonheur. S’il vous semble, et c’est ce que nous avons à décider, s’il vous semble qu’il doive être plus heureux avec vous, dans ce cas…

— C’est tout décidé, vous le voyez bien, répondit Natacha tout bas et en baissant les yeux. Elle avait une peine inouïe à prolonger cet entretien.

Katia s’était préparée, je crois, à une longue explication sur la question de savoir laquelle devait céder la place à l’autre. Mais après cette réponse, elle comprit que la résolution de Natacha était déjà prise, et qu’il était inutile de continuer ; elle regardait tristement Natacha, qu’elle tenait toujours par la main.

— Et vous, l’aimez-vous beaucoup ? lui demanda Natacha.

— Oui, je l’aime beaucoup, et je voulais vous demander… c’est pour cela que je suis venue, je voulais vous demander de me dire pourquoi vous l’aimez tant.

— Je ne sais, répondit Natacha avec amertume.

— Est-ce parce que vous lui trouvez de l’esprit ?

— Non, je l’aime simplement parce que je l’aime.

— Et moi aussi. Il m’inspire un sentiment qui pourrait bien être de la pitié.

— À moi également, répondit Natacha.

— Que faire à présent ? Comment a-t-il pu vous délaisser pour s’éprendre de moi ? je ne le comprends pas, surtout depuis que je vous ai vue.

Natacha ne répondit pas et continua de rester les yeux baissés. Katia la regardait en silence ; tout à coup, elle se leva et l’embrassa avec tendresse. Ainsi enlacées, elles se mirent à pleurer toutes deux. Katia s’était assise sur le bras du fauteuil de Natacha, et la serrait dans ses bras.

— Si vous saviez combien je vous aime ! dit-elle en pleurant. Voulez-vous que nous soyons sœurs ? nous nous écrirons… et je vous aimerai toujours… je vous aimerai tant… tant…

— Vous a-t-il parlé de notre mariage au moins de juin ? demanda Natacha.

— Il m’en a parlé. Il m’a dit que vous aviez consenti. J’ai bien compris que c’était pour le calmer. Je vous écrirai. Vous retournerez… chez vos parents, n’est-ce pas ?

Pour toute réponse, Natacha l’embrassa avec effusion.

— Soyez heureux ! dit-elle enfin.

— Et vous… vous… aussi, dit Katia.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et Aliocha entra. Les voyant ainsi embrassées et en larmes, il se mit à pleurer et tomba à genoux devant les deux jeunes filles.

— Pourquoi pleurer ? lui dit Natacha. Nous ne nous quittons que pour peu de temps ; tu seras de retour dans un mois.

— Et vous vous marierez, se hâta d’ajouter Katia.

— Je ne saurais vivre un seul jour sans toi ! Que deviendrai-je, Natacha, loin de toi ? Tu ne sais pas combien je t’aime…

— Eh bien ! voici comment tu peux faire, dit Natacha, s’animant tout à coup : vous vous arrêtez quelques jours à Moscou, n’est-ce pas ?

— Oui, une huitaine de jours, dit Katia.

— Huit jours ! c’est parfait ! tu pars demain, tu les conduis à Moscou, ce qui ne prend qu’une journée, tu reviens immédiatement me rejoindre, et dans huit jours nous nous disons adieu pour un mois.

— Oui, oui… vous pourrez ainsi passer encore quelques jours ensemble, s’écria triomphalement Katia en échangeant avec Natacha un regard d’intelligence.

Impossible de dépeindre l’enchantement d’Aliocha à cette proposition inattendue. Il se sentit tout à coup soulagé ; le visage radieux, il se jeta au cou de Natacha, couvrit de baisers les mains de Katia, m’embrassa… Natacha le regardait avec un amer sourire ; mais Katia ne put supporter cette vue ; en proie à la plus violente émotion, elle serra Natacha dans ses bras et se leva pour s’en aller. En ce moment, le domestique vint annoncer de la part de la dame de compagnie que le temps convenu était écoulé.

Natacha se leva, et elles restèrent un instant debout vis-à-vis l’une de l’autre, se tenant par la main ; on aurait dit qu’elles voulaient se communiquer par leurs regards tous les sentiments qui remplissaient leur âme.

— Nous ne nous reverrons jamais, dit Katia.

— Jamais ! répéta Natacha.

Elles s’embrassèrent.

— Ne me maudissez pas, dit tout bas Katia, et moi… toujours… soyez-en sûre… il sera heureux… Viens, Aliocha, accompagne-moi ! ajouta-t-elle en prenant son bras.

— Vania ! me dit Natacha, brisée par l’émotion quand ils furent sortis ; va avec elle, et… ne remonte pas. Aliocha sera avec moi jusqu’à huit heures ; puis je resterai seule… Reviens à neuf heures, je t’en prie !

Lorsqu’à neuf heures (après l’histoire de la tasse cassée) j’eus laissé Nelly avec Alexandra Séménovna et que j’arrivai chez Natacha, elle était seule et m’attendait avec impatience. Le thé était servi, elle m’en versa une tasse et me fit asseoir auprès d’elle.

— Maintenant, tout est fini, dit-elle en fixant sur moi un regard que je n’oublierai jamais. Notre amour a pris fin. En six mois toute une vie ! ajouta-t-elle en serrant ma main dans sa main brûlante. Je suis brisée… Demain je le verrai pour la dernière fois !... Il y a une demi-heure qu’il est sorti et que je suis ici à t’attendre, Vania, et je pensais, sais-tu à quoi ? sais-tu la question que je me posais ? Je me demandais si je l’ai aimé et ce qu’a été notre amour ! Ne trouves-tu pas plaisant, Vania, que j’aie attendu jusqu’à présent pour me demander cela ?

— Calme-toi, Natacha.

— Eh bien ! Vania, je suis arrivée à la conclusion que je ne l’aimais pas comme un égal, comme on aime un amant. Je l’aimais… presque comme une mère.

Son émotion devenait à chaque instant plus violente, plus fiévreuse ; elle sentait le besoin de parler, mais ses paroles étaient décousues et à demi articulées. Mon inquiétude augmentait.

— Il était à moi, continua-t-elle. Depuis la première fois que je l’avais vu, j’avais senti naître en moi un invincible désir qu’il fût mien, qu’il ne vît que moi. Je l’aimais tellement qu’il me semblait qu’il me faisait pitié… Quand je restais seule, j’étais constamment dévorée du désir irrésistible qu’il fût heureux plus que personne au monde, et ce désir pouvait aller jusqu’au tourment. Il m’était impossible de le regarder sans émotion : son visage avait des expressions (tu le sais, Vania) que nul autre ne saurait avoir ; quand il riait, un frisson parcourait tout mon corps.

— Natacha, écoute…

— On disait toujours, reprit-elle en m’interrompant, et tu disais, toi aussi, qu’il était sans caractère… que son esprit n’allait pas plus loin que celui d’un enfant. Eh bien ! c’est ce que j’aimais le plus en lui, le croirais-tu ? Je ne sais pas si je n’aimais justement que cela. Je l’aimais simplement tel qu’il était, et eût-il été tout autre, eût-il eu du caractère et de l’esprit, je ne l’aurais peut-être pas aimé autant. Tu te souviens que nous nous sommes querellés, il y a trois mois, alors qu’il avait été chez une certaine Minna… Je l’appris, je le surveillai, et, figure-toi ! je souffrais le martyre, et te l’avouerai-je ? en même temps j’éprouvais un sentiment doux, agréable… je ne sais pourquoi… peut-être rien que la pensée qu’il s’amusait… qu’il faisait comme les autres grands, qu’il courait avec eux les belles ! Que de délices je trouvai dans cette brouille !… puis… la réconciliation… Ah ! cher bien-aimé !

Elle me regarda et se mit à rire, d’un rire étrange ; puis elle retomba dans sa rêverie et parut rassembler ses souvenirs. Elle resta ainsi longtemps assise, le sourire aux lèvres, perdue dans le passé.

— J’aimais surtout à lui pardonner, reprit-elle ; lorsqu’il me délaissait, j’allais et je venais par la chambre, et dans ma désolation, dans mes larmes, je me disais que plus il serait coupable envers moi, mieux cela vaudrait… Oui ! vraiment ! je le voyais comme un tout petit enfant ; j’étais là assise, il mettait sa tête sur mes genoux, il s’endormait, et je le caressais doucement, je passais ma main sur ses cheveux… C’est ainsi que je le voyais quand il n’était pas auprès de moi…

Elle se tut un instant, puis reprit tout à coup :

— Quelle charmante jeune fille que Katia !

Je pensai qu’elle s’efforçait elle-même d’envenimer sa blessure, qu’elle sentait le besoin de se désespérer, de souffrir… comme cela arrive souvent lorsque le cœur est cruellement éprouvé.

— Je crois qu’elle le rendra heureux, continua-t-elle. Elle a de la fermeté de caractère, elle parle avec conviction ; elle est grave et sérieuse à son égard ; elle ne parle que de choses raisonnables : on dirait une grande personne, et c’est encore une véritable enfant ! Puissent-ils être heureux ! oui ! oui ! oui ! qu’ils soient heureux !

Les larmes et les sanglots s’échappèrent soudain de sa poitrine oppressée. Elle resta une demi-heure avant de revenir à elle et de retrouver un peu de calme. Pauvre ange ! Ce soir encore, malgré son malheur, elle voulut prendre sa part de mes chagrins, lorsque, voyant qu’elle était un peu plus tranquille, ou plutôt qu’elle était fatiguée, et pour la distraire un peu, je lui racontai les angoisses que j’avais eues pour Nelly… Je ne la quittai que fort tard, quand elle se fut endormie, et après avoir recommandé à Mavra de rester toute la nuit auprès d’elle.

Le lendemain, à neuf heures du matin, j’étais chez Natacha. Aliocha arriva en même temps que moi… pour prendre congé d’elle. Je ne dirai rien de cette entrevue, je ne veux pas raviver le souvenir de cette scène, Natacha s’était sans doute promis d’étouffer sa douleur, de paraître insouciante, gaie même, mais ses forces la trahirent. Elle serra convulsivement son amant dans ses bras, le regarda longtemps, en silence, d’un œil égaré, buvant ses paroles sans les comprendre, je crois. Aliocha lui demandait de lui pardonner tout le mal qu’il lui avait fait, ses trahisons, ses sentiments pour Katia, son départ… par phrases entrecoupées, décousues. Les larmes le suffoquaient.

Puis, tout à coup, il la consolait, lui rappelait qu’il ne partait que pour un mois ou cinq semaines au plus, qu’il reviendrait, qu’ils se marieraient, et enfin, et surtout, qu’il serait de retour de Moscou le surlendemain, et qu’ils passeraient encore ensemble quatre journées entières ; ils ne se quittaient donc que pour un jour.

Chose étrange ! Il était parfaitement convaincu qu’il disait la vérité et qu’il reverrait Natacha le surlendemain… ! Qu’avait-il donc à tant pleurer et à se tourmenter si fort ? !

Enfin la pendule sonna onze heures. J’eus de la peine à le persuader de se mettre en route, je lui rappelai que le train partait à midi. Sur le seuil, Natacha lui fit le signe de croix sur le front, l’embrassa, se couvrit le visage de ses mains et se précipita dans sa chambre. Je fus obligé de conduire Aliocha jusqu’à la voiture, sinon il n’aurait pas manqué de rebrousser chemin et ne serait jamais parvenu à descendre l’escalier.

— Tout mon espoir est en toi, me dit-il en descendant. Cher ami, quoique j’aie eu bien des torts envers toi et que je sois indigne de ton amitié, sois pour moi un frère jusqu’à la fin : aime-la, ne l’abandonne pas, donne-moi de ses nouvelles. Je serai de retour après demain, c’est sûr, tout à fait sûr ! mais ensuite, quand je serai reparti, tu m’écriras, n’est-ce pas ?

Je le fis monter en voiture. Après-demain ! me cria-t-il en partant ; après-demain, sans faute !

Je remontai chez Natacha le désespoir dans l’âme. Elle était debout au milieu de la chambre, les bras croisés ; ses yeux hagards semblaient ne pas me reconnaître ; ses cheveux s’étaient dénoués, son regard était farouche ; Mavra se tenait sur le seuil, folle de frayeur.

— Ah ! C’est toi ! c’est toi ! s’écria tout à coup Natacha. Te voilà maintenant resté seul ! Tu le haïssais ! Tu n’avais jamais pu lui pardonner mon amour !… Que viens-tu faire auprès de moi ? Viens-tu me consoler ? m’exhorter à retourner chez mon père qui m’a abandonnée et maudite ? Je m’y attendais, je le savais… il y a longtemps ! Je ne veux pas retourner ! non ! non !… Mol aussi, je les maudis ! Va-t’en ? ... Te voir est un supplice… Va-t’en ! Va-t’en !

Dans l’état de surexcitation où elle se trouvait, ma vue la mettait hors d’elle : le mieux était de m’éloigner. Je m’assis sur la dernière marche de l’escalier et j’attendis. De temps en temps j’entr’ouvrais la porte pour interroger Mavra, qui ne faisait que pleurer.

Je restai ainsi plus d’une heure en proie au plus violent chagrin. Tout à coup la porte s’ouvrit, et Natacha se précipita dans l’escalier. Elle avait l’air d’une folle. Elle avait mis son chapeau et son manteau, elle me dit plus tard qu’elle ne savait ni où elle voulait aller ni dans quel dessein.

Je n’eus pas le temps de me lever et de me dérober à sa vue, elle m’aperçut et s’arrêta comme foudroyée devant moi. Je me souvins tout à coup, me disait-elle plus tard, que j’avais pu, dans un accès de folie, te chasser, toi mon ami, mon frère, mon sauveur ! Et lorsque je te vis, pauvre ami que je venais d’offenser si cruellement, assis sur l’escalier, devant ma porte, attendant le moment où je te rappellerais ! Grand Dieu ! si tu savais ce que je ressentis alors : il me sembla qu’on m’enfonçait un poignard dans le cœur !

— Vania ! Vania ! s’écria-t-elle en tendant ses bras vers moi. C’est toi !… et elle perdit connaissance.

Je me précipitai pour la soutenir, et je la portai dans la chambre. Lorsque je vis qu’elle ne reprenait pas ses sens, craignant qu’elle ne fut sérieusement malade, je résolus d’aller chercher mon vieux docteur, qui était ordinairement chez lui jusque vers les deux heures : je l’aurais bientôt amené ; je conjurai Mavra de ne pas quitter sa maîtresse une seconde, et je partis en toute hâte. Dieu me vint en aide ! un instant plus tard je n’aurais plus trouvé mon vieux docteur ; je le rencontrai à la porte, je le fis monter dans mon fiacre, et il n’avait pas eu le temps de se reconnaître que nous avions déjà fait la moitié du chemin.

Oui ! Dieu m’était venu en aide ! Pendant la demi-heure qu’avait duré mon absence, il s’était passé chez Natacha un événement si extraordinaire qu’il aurait pu achever de la tuer si nous avions tardé d’arriver.

Un instant après mon départ, le prince entrait chez elle ; il revenait tout droit de la gare. C’était sans doute une visite décidée d’avance et mûrement réfléchie. Natacha me raconta plus tard que, dans l’état d’agitation où elle se trouvait, l’arrivée du prince ne lui avait causé aucune surprise. Il s’était assis vis-à-vis d’elle et s’était mis à la regarder, d’un air affable et compatissant.

— Chère amie, lui avait-il dit en soupirant, je comprends votre douleur, je savais combien ce moment serait pénible ; aussi ai-je considéré comme un devoir de venir auprès de vous. Consolez-vous autant qu’il est possible par la pensée qu’en renonçant à Aliocha vous aurez fait son bonheur. Mais vous le savez mieux que moi, puisque vous vous êtes décidée de vous-même à ce généreux sacrifice…

Natacha écoutait sans comprendre et le regardait avec de grands yeux ; il lui avait pris la main et semblait éprouver un certain plaisir à la serrer dans la sienne. Natacha était dans un état d’insensibilité si grande qu’il ne lui vint pas même l’idée de la retirer.

— Vous avez compris, continua-t-il, que si Aliocha vous avait épousée, il aurait pu en venir plus tard à vous haïr ; vous avez eu assez de noble fierté pour vous l’avouer et pour prendre une résolution héroïque… mais je ne suis pas venu vous faire votre éloge. Je suis venu vous déclarer que vous n’aurez jamais de meilleur ami que moi. Je compatis à votre douleur, je vous plains. Ce n’est qu’à regret que je me suis mêlé de cette affaire ; j’ai fait mon devoir. Votre excellent et noble cœur le comprendra et me pardonnera... J’ai souffert plus que vous, peut-être…

— Assez, prince ! dit Natacha ; de grâce ! laissez-moi.

— Je ne vous ennuierai pas longtemps, répliqua-t-il ; mais je vous aime comme si vous étiez ma fille, j’espère que vous me permettrez de venir vous voir. Veuillez bien me regarder dès à présent comme un père, et soyez persuadée que je serais heureux de vous être utile, si vous vouliez bien le permettre.

— Je n’ai besoin de rien, laissez-moi, lui dit Natacha en l’interrompant.

— Vous êtes fière… Je le sais. Mais je vous parle à cœur ouvert. Quels sont vos desseins ? Que pensez-vous faire à présent ? Vous réconcilierez-vous avec votre famille ? Ce serait ce que vous pourriez faire de mieux ; mais votre père est injuste envers vous, il est plein d’orgueil, c’est un despote, je vous demande pardon de ma franchise, mais ce n’est que l’exacte vérité. Vous ne trouverez sous son toit que reproches et tourments… Il faut que vous soyez libre, indépendante, et c’est pour moi le plus sacré des devoirs de prendre soin de vous et de vous venir en aide. Aliocha m’a conjuré de ne pas vous abandonner, d’être votre ami, et il y a encore, outre moi, des gens qui vous sont sincèrement dévoués. Vous me permettrez, je l’espère, de vous présenter le comte N., un parent et le bienfaiteur de ma famille : il a énormément fait pour Aliocha, qui a toujours été plein de respect et d’amitié pour lui. C’est un homme influent, et, vu son âge, vous pourrez fort bien, quoique vous ne soyez pas mariée, le recevoir chez vous. Il pourra vous faire une position, il vous procurera une excellente place… auprès d’une de ses parentes. Il y a longtemps déjà que je lui ai franchement expliqué notre affaire, il a été touché de votre noble conduite et m’a demandé de vous être présenté le plus tôt possible… C’est un cœur d’or, sensible à tout ce qui est beau, vous pouvez m’en croire, un vieillard respectable, généreux, sachant apprécier le mérite. Tout dernièrement, dans une certaine circonstance, il a fort bien agi envers votre père…

Natacha se leva comme sous le coup d’une morsure : elle avait compris.

— Laissez-moi, laissez-moi sur-le-champ ! s’écria-t-elle.

— Mais, chère amie, vous oubliez que le comte peut être utile à votre père…

— Mon père ne veut rien avoir de vous. Laissez-moi !…

— Oh ! mon Dieu ! quelle impatience ! quelle méfiance ! Comment me la suis-je attirée ? demanda-t-il en jetant autour ne lui un regard inquiet. Dans tous les cas, continua-t-il en tirant un paquet de sa poche, vous me permettrez de vous laisser cette preuve de mon intérêt et de celui que vous porte le comte N., mon conseiller. Ce paquet contient dix mille roubles. Attendez, ma chérie, reprit-il en voyant Natacha se lever avec colère ; écoutez jusqu’au bout : vous savez que votre père a perdu son procès ; ces dix mille roubles seront une indemnité, que…

— Hors d’ici ! cria Natacha ; hors d’ici, vous et votre argent ! Je vous pénètre d’outre en outre… homme lâche et vil !

Le prince se leva pâle de colère. Il était probablement venu reconnaître la place ; il avait compté très-fort sur l’effet que produiraient ces dix mille roubles sur Natacha pauvre et abandonnée de tous… Le misérable avait plus d’une fois été chargé de missions analogues par le comte N., vieillard libertin. Il haïssait Natacha, et voyant qu’il ne réussirait pas, il changea subitement de ton.

— Vous vous emportez, ma chère ; ce n’est pas bien, dit-il ; pas bien du tout ! On vient vous offrir aide et protection, et nous relevons notre petit nez… Oubliez-vous que vous devez avoir pour moi la plus vive gratitude ? Il y a longtemps que j’aurais pu vous faire mettre dans une maison de correction, en ma qualité de père d’un jeune homme que vous avez dépravé, que vous avez dévalisé, et pourtant je n’en en ai rien fait… hé ! hé ! hé !

Nous étions dans l’antichambre. J’entendis une voix étrangère ; j’arrêtai le docteur une seconde et j’écoutai : la dernière phrase du prince, suivie d’un hideux éclat de rire, à travers lequel retentit un cri désespéré, parvint à mon oreille. J’ouvris la porte et je me jetai sur lui.

Je le souffletai et lui crachai à la face.

Il voulut riposter ; mais voyant que je n’étais pas seul, il s’enfuit, après avoir repris son paquet de billets de banque. Oui, il fit comme je le dis !

Je m’élançais à sa poursuite avec le premier objet qui me tomba sous la main en traversant la cuisine…

Lorsque je revins dans la chambre, le docteur était en train de soutenir Natacha, qui se débattait dans une attaque de nerfs. Nous fûmes longtemps avant de pouvoir la calmer. À la fin, nous réussîmes à la mettre sur son lit : elle avait le délire.

— Docteur, est-ce grave ? demandai-je tout épouvanté.

— Attendez, répondit-il, laissez-moi réfléchir un peu… c’est assez sérieux. Ça pourrait donner une fièvre chaude… Du reste, nous allons prendre nos mesures…

Mais il m’était venu une autre idée. Je suppliai le médecin de rester encore deux ou trois heures auprès de la malade ; il me promit de ne pas la quitter, et je courus chez moi.

Nelly était assise dans un coin, morne et agitée ; elle me regarda avec surprise : je devais en effet avoir l’air étrange.

Je m’assis sur le canapé, l’attirai à moi et l’embrassai avec effusion. Elle rougit.

— Chère enfant, lui dis-je, veux-tu être un sauveur pour nous ? Veux-tu nous sauver tous ?

Elle me regarda tout anxieuse.

— Nelly, nous n’avons plus d’espoir qu’en toi ! Il y a un père, tu l’as vu, tu le connais, qui a maudit sa fille ; hier il est venu te demander d’aller chez lui et de lui en tenir lieu. Maintenant, cette fille (et tu m’as dit que tu l’aimais !) est abandonnée de celui pour qui elle avait quitté son père, c’est le fils du prince, de cet homme qui est venu ici un soir et devant lequel tu t’es enfuie. Tu ne l’as pas oublié, n’est-ce pas ? tu en fus malade ce jour-là et le lendemain… Tu le connais, n’est-ce pas, ce méchant homme ?

— Oui, répondit Nelly. Elle tressaillit et devint toute pâle.

— C’est un homme méchant ; il hait Natacha, parce que son fils voulait l’épouser. Aliocha est parti aujourd’hui, et une heure après, le père était déjà chez Natacha, il l’a insultée et l’a menacée de la faire mettre en prison, il a ri et s’est moqué d’elle. Me comprends-tu, Nelly ?

Ses yeux noirs étincelèrent ; mais presque aussitôt elle baissa la tête.

— Je comprends, dit-elle si bas que je l’entendis à peine.

— Natacha est seule et malade ; je l’ai laissée avec notre docteur, et je suis accouru auprès de toi. Viens, Nelly ! nous irons chez le père de Natacha : tu ne l’aimes pas, tu as refusé d’aller dans sa maison ; mais nous irons ensemble. Nous entrerons, et je lui dirai que tu consens à leur tenir lieu de fille. Le vieillard est malade, parce qu’il a maudit Natacha et parce que le père d’Aliocha l’a mortellement offensé. Il ne veut pas entendre parler de sa fille, et pourtant il l’aime, et il voudrait se réconcilier avec elle, je le sais, j’en suis sûr !… M’écoutes-tu, Nelly ?

— Oui, j’écoute, répondit-elle toujours à voix basse.

Pendant que je parlais, je ne pouvais retenir mes larmes.

— Crois-tu que ce que je te dis est vrai ?

— Oui.

— Eh bien ! je te conduirai chez eux, tu seras bien reçue ; ils te caresseront et t’adresseront des questions. Je ferai alors tourner la conversation de manière qu’ils t’interrogent sur ta vie passée, sur ta mère, sur ton grand-père. Tu leur raconteras tout, comme tu me l’as raconté, simplement et sans rien cacher. Tu leur raconteras comment ta mère a été abandonnée par un homme méchant, comment elle est morte dans le sous-sol de la maison Boubnow, comment vous alliez ensemble, ta mère et toi, par les rues demandant l’aumône, ce qu’elle te disait, ce qu’elle t’a demandé de faire alors qu’elle se mourait… Tu parleras .aussi de ton grand-père ; tu diras qu’il n’a pas voulu par donner à ta mère et comment elle t’a envoyée chez lui à l’heure de la mort, afin qu’il vint lui pardonner, comment il a refusé… et comment elle est morte. Tu leur diras tout cela. Et à mesure que tu le raconteras, le vieillard le ressentira dans son cœur. Il sait que sa fille est seule, humiliée et offensée sans secours, sans défense, en butte aux insultes de son ennemi. Il le sait… Nelly ! Viens la sauver ! Veux-tu ?….

— Oui, répondit-elle. Sa respiration était pénible, et elle me regardait d’un regard étrange, fixe et pénétrant, qui, je le sentis, contenait un reproche.

Je la pris par la main, et nous sortîmes. Il était deux heures de l’après-midi, le temps était couvert ; l’atmosphère était chaude et lourde. On entendait au loin les premiers grondements du tonnerre du printemps, et le vent soulevait la poussière des rues.

Nous montâmes en fiacre. Nelly garda le silence tout le long du chemin ; elle me regardait de temps en temps de ce même regard étrange et scrutateur. Sa poitrine était agitée, et j’entendais son petit cœur qui battait si fort qu’on aurait dit qu’il voulait s’échapper.

 


VII

Les Ikhméniew étaient seuls comme d’habitude ; le mari, agité et malade, était à demi couché sur un lit de repos, un mouchoir attaché autour du front. Sa compagne, assise auprès de lui, lui mouillait les tempes avec du vinaigre ; son regard anxieux et plein de souffrance ne le quittait pas un instant, et le vieillard, que cette sollicitude semblait inquiéter et ennuyer, se renfermait dans le silence le plus opiniâtre. Notre arrivée leur causa une vive surprise : Anna Andréievna parut même effrayée, comme si elle s’était tout à coup sentie prise en faute.

— Je vous amène ma Nelly, dis-je en entrant. Elle s’est ravisée : elle désire rester dans votre maison. Je vous demande de l’accueillir et de l’aimer…

Ikhméniew me jeta un regard méfiant ; je devinai qu’il -était au courant de tout ce qui s’était passé, et qu’il savait Natacha seule, abandonnée, délaissée, insultée peut-être.

Il nous regardait tour à tour d’un œil scrutateur, cherchant à pénétrer le secret motif de notre arrivée. Nelly tremblante baissait la tête et ne risquait que de temps à autre un regard craintif autour d’elle, comme un oiseau qui vient d’être pris.

Anna Andréievna ne fut pas longtemps à se reconnaître ; elle courut à Nelly, l’embrassa, et lui fit toutes sortes d’amitiés et de caresses ; puis émue jusqu’aux larmes, elle la fit asseoir auprès d’elle et la tint tendrement serrée contre elle ; l’enfant lui jetait à la dérobée des regards pleins de curiosité et de surprise.

Mais quand elle l’eut bien embrassée et caressée, la bonne femme ne sut plus que faire et se tourna vers moi dans une attente naïve. Nicolas Serguiévitch, tout renfrogné, semblait avoir deviné pourquoi j’avais amené Nelly. Il s’aperçut que je remarquais sa mine mécontente et son front ridé par la mauvaise humeur, il y porta la main et me dit d’une voix cassée :

— La tête me fait mal, Vania.

Nous restâmes un moment assis sans rien dire, et je cherchais une parole pour mettre fin à cette scène muette. Un gros nuage noir assombrissait le côté du ciel sur lequel donnaient les fenêtres, et nous étions dans une demi-obscurité. Un coup de tonnerre retentit.

— Il tonne de bonne heure cette année, dit Ikhméniew ; c’est rare ; pourtant je me souviens qu’en 37 nous avons eu un orage encore plus tôt.

— Anna Andréievna soupira à cette réminiscence.

— Faut-il faire préparer la bouilloire ? demanda-t-elle. Personne ne répondit à sa question ; elle se retourna vers Nelly.

— Comment t’appellerons-nous, ma petite colombe ? lui demanda-t-elle.

— Nelly, répondit l’enfant sans lever les yeux. Le regard du vieillard ne la quittait pas.

— Cela veut dire Hélène, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Nelly.

— Ma sœur Prascovie avait une nièce qui se nommait Hélène, dit Ikhméniew ; nous l’appelions aussi Nelly.

— Ainsi, petite chérie, tu n’as plus ni père, ni mère, ni personne, reprit Anna Andréievna.

— Non, dit Nelly, je n’ai personne.

— C’est ce que l’on m’a dit. Depuis quand ta mère est-elle morte ?

— Il n’y a pas longtemps.

— Chère petite colombe ! tu n’as plus personne ?poursuivit la bonne vieille en regardant l’enfant avec compassion, pendant que son mari tambourinait avec ses doigts sur la table.

— Sa mère était étrangère, n’est-ce pas, Ivan Pétrovitch ? me demanda-t-elle avec hésitation.

Nelly leva les yeux sur moi. Sa respiration était pénible et inégale.

— Sa mère, Anna Andréievna, dis-je comme introduction, sa mère était fille d’un Anglais et d’une Russe. Nelly est née à l’étranger.

— Sa mère était-elle allée à l’étranger avec son mari ? demanda Anna Andréievna.

À la rougeur qui couvrit subitement les joues de Nelly, la bonne vieille vit qu’elle avait effleuré une question délicate, qu’elle avait donné dans un guêpier.

Son mari lui jeta un regard sévère qui la fit tressaillir, puis il se tourna vers la fenêtre.

— Sa mère a été trompée par un homme lâche et méchant, dit-il tout à coup en s’adressant à sa femme. Elle s’était enfuie avec lui de la maison paternelle et lui avait remis l’argent qu’elle avait emporté en partant et qui appartenait à son père ; son amant, après avoir obtenu cet argent à force de ruse et de mauvaise foi, l’avait emmenée à l’étranger, où il l’avait volée et abandonnée. Un homme de cœur la secourut et ne la délaissa pas jusqu’au moment où il mourut, il y a deux ans. La pauvre malheureuse voulut alors retourner chez son père. N’est-ce pas ainsi que tu m’as raconté, Vania ? demanda-t-il.

Nelly, en proie à la plus grande émotion, se leva et fit quelques pas dans la direction de la porte.

— Viens auprès de moi, Nelly, dit le vieillard en lui tendant enfin la main. Assieds-toi ici, près de moi. Il se pencha sur elle, la baisa au front et se mit à lui passer la main sur les cheveux. Nelly était toute tremblante, mais elle se fit violence. Anna Andréievna, remplie de joie et d’espoir, regardait son mari, qui s’était enfin laissé attendrir et caressait l’orpheline.

— Je sais, Nelly, que cet homme méchant et perverti a perdu ta mère ; je sais qu’elle aimait son père et qu’elle le respectait, reprit-il en proie à une violente émotion. Il continuait à caresser l’enfant en prononçant ces paroles, qu’il nous jeta comme une sorte de défi. Une légère rougeur colorait ses joues pâles jusqu’alors, et il évitait nos regards.

— Maman aimait grand-papa plus que grand-papa ne l’aimait, dit Nelly d’une voix sourde.

— Qu’en sais-tu ? demanda vivement le vieillard, qui ne se maîtrisait pas aussi bien que l’enfant.

— Je le sais : il n’a pas voulu revoir maman… il l’a chassée… reprit Nelly d’une voix saccadée.

Nicolas Serguiévitch voulut répliquer ; il aurait dit, sans doute, que le grand-père avait eu ses raisons de ne pas accueillir sa fille ; mais il nous regarda et se tut.

—– Où demeuriez-vous lorsque ton grand-papa a refusé de vous prendre chez lui ? demanda Anna Andréievna, qui voulait à tout prix que l’entretien continuât.

— À notre arrivée, nous avons longtemps cherché grand-papa, sans pouvoir le trouver, répondit Nelly. Autrefois il était très-riche, il avait même voulu établir une fabrique ; mais alors il était très-pauvre, parce que celui avec qui maman était partie lui avait pris tout l’argent de grand-papa et ne le lui avait pas rendu. C’est maman qui me l’a dit…

— Hem !… fit le vieillard.

— Elle m’a dit aussi, poursuivit Nelly qui s’animait de plus en plus et qui, tout en s’adressant à Anna Andréievna, semblait vouloir répondre à Nicolas Serguiévitch, elle m’a dit que grand-papa était extrêmement fâché contre elle, qu’elle avait tous les torts, qu’elle était bien coupable envers lui et qu’elle n’avait plus personne au monde, excepté lui. Pendant qu’elle me disait cela, elle ne cessait de pleurer… « Il ne me pardonnera pas, à moi, disait-elle quand nous étions en route pour revenir ici ; mais peut-être que, lorsqu’il t’aura vue, il t’aimera et me pardonnera à cause de toi. » Maman m’aimait beaucoup, elle ne cessait de m’embrasser en me disant cela ; elle avait horriblement peur d’aller chez grand-papa. Elle priait pour lui et m’avait aussi appris à le faire ; elle me racontait toutes sortes de choses du temps où elle demeurait encore avec lui ; grand-papa l’aimait alors plus que tout au monde. Elle jouait du piano ou lui faisait la lecture des soirées entières, et grand-papa l’embrassait et lui faisait des cadeaux… il aimait beaucoup lui faire des surprises, et une fois même ils avaient eu une querelle parce que maman avait su d’avance quel cadeau il lui ferait ; elle avait envie d’avoir des boucles d’oreilles, et grand-papa s’amusait à lui faire croire qu’il lui donnerait une broche. Quand il apporta les boucles d’oreilles et qu’il s’aperçut que maman savait déjà ce que c’était, il se fâcha et ne lui parla plus jusqu’au dîner ; mais après cela, ce fut lui qui alla l’embrasser et lui demanda pardon…

Nelly se laissait entraîner par son récit ; ses joues maigres étaient rouges et brûlantes.

La pauvre mère avait dû parler bien des fois à sa petite Nelly de cet heureux temps, de ces jours de bonheur ! et lorsque, assise dans le caveau noir et malsain qui lui servait de demeure, elle tenait embrassée et couvrait de baisers sa fille, la seule consolation qui lui fût restée, et qu’elle pleurait sur elle, elle ne se doutait sans doute pas combien ses récits trouvaient d’écho dans le cœur impressionnable et trop tôt développé de son enfant malade.

Tout à coup Nelly sembla s’apercevoir qu’elle s’était laissé emporter par ses souvenirs ; elle regarda avec inquiétude autour d’elle et se tut. Le vieillard fronça les sourcils et se remit à tambouriner sur la table. Une larme brillait à l’œil d’Anna Andréievna.

— À notre arrivée ici, maman était très-malade, reprit Nelly d’une voix sourde ; elle avait des douleurs à la poitrine ; nous avions loué un coin dans un sous-sol.

— Grand Dieu ! malade comme elle l’était ! s’écria Anna Andréievna.

— Maman était très-pauvre, poursuivit Nelly, s’animant de plus en plus ; elle me disait que ce n’est pas un péché que d’être pauvre, mais que c’est un péché d’être riche et de faire du tort aux autres… et de les offenser… et que Dieu la punissait…

— Est-ce à Vassili-Ostrow, chez la Boubnow, que vous demeuriez ? demanda le vieillard en se tournant vers moi et en affectant un ton indifférent.

— Non… nous avons d’abord demeuré dans la Mestchanskaïa, un sous-sol humide et sombre, et maman y tomba gravement malade ; cependant elle pouvait encore se lever. Il y avait encore une vieille femme qui demeurait avec nous, la veuve d’un capitaine, et puis aussi un ancien employé, un vieux qui était toujours ivre et faisait du tapage toutes les nuits. J’avais horriblement peur, maman me prenait dans son lit et me serrait dans ses bras ; elle était toujours à trembler quand il criait et jurait. Une fois il voulait battre la veuve du capitaine, qui était si vieille qu’elle marchait avec un bâton ; maman prit sa défense, alors il frappa maman et moi, je me jetai sur lui... Elle s’arrêta suffoquée par l’émotion.

— Seigneur, mon Dieu ! s’écria Anna Andréievna qui n’avait pas cessé de regarder l’enfant et avait suivi ce récit avec un vif intérêt.

— Maman me prit par la main, poursuivit Nelly, et nous sortîmes, nous marchâmes jusqu’à la nuit par les rues. Maman ne cessait de pleurer. Nous n’avions rien mangé et j’étais bien fatiguée. Maman se parlait tout le temps à elle-même, et elle me disait : « Sois pauvre, Nelly, et quand je serai morte, n’écoute personne, n’écoute rien. Ne va chez personne ; reste seule et travaille ; si tu ne trouves pas d’ouvrage, va demander l’aumône, mais ne va pas chez eux. » À la tombée de la nuit, au moment où nous passions par une grande rue, maman se mit tout à coup à crier : « Azor ! Azor ! » et un grand chien tout pelé courut à nous en aboyant et en sautant. Maman poussa un cri et tomba à genoux devant un grand vieillard qui marchait en s’appuyant sur une canne et la tête penchée vers la terre : c’était grand-papa. Il était extrêmement maigre, ses habits étaient vieux et usés… C’était la première fois que je le voyais. Il fut aussi effrayé que maman quand il la vit à genoux devant lui ; il la repoussa, frappa de sa canne les dalles du trottoir et s’éloigna avec précipitation. Azor continuait d’aboyer et de lécher les mains et le visage de maman ; puis il courut après grand-papa, et le tira par le pan de son habit pour le foire revenir sur ses pas ; grand-papa lui donna un coup avec sa canne. Azor revint encore une rois, mais grand-papa l’appela, et il partit en aboyant et en hurlant. Maman était tombée, je crus qu’elle était morte, la foule s’était rassemblée autour de nous, et des sergents de ville arrivèrent. Ils m’aidèrent à la relever, et quand elle fut debout, elle regarda autour d’elle et me laissa l’emmener à la maison ; la foule nous regarda partir, et quelques-uns s’en allaient en branlant la tête…

Nelly s’arrêta pour respirer. Elle était pâle comme un linge ; mais il y avait quelque chose de résolu dans son regard ; on voyait qu’elle était décidée à aller jusqu’au bout, à tout dire, et son visage avait pris une expression de défi.

— Il n’y a rien d’étonnant à cela, grommela Nicolas Serguiévitch d’une voix sourde et irritée ; ta maman l’avait cruellement offensé, il était en droit de…

— C’est aussi ce que me disait maman, répliqua vivement Nelly ; pendant que nous retournions à la maison, elle me disait : Nelly ! c’est ton grand-papa, j’ai de grands torts envers lui ; il m’a maudite, et à présent Dieu me punit. Toute la soirée et les jours suivants elle ne fit que me répéter cela, et lorsqu’elle parlait, on aurait dit qu’elle n’avait plus son bon sens…

— Avez-vous alors changé de logement ? demanda Anna Andréievna, en s’essuyant les yeux.

— Pendant la nuit, maman fut très-malade ; la veuve du capitaine trouva à nous loger chez la Boubnov ; le surlendemain nous déménagions tous les trois, maman resta trois semaines au lit, et c’est moi qui la soignais. Comme nous n’avions pas du tout d’argent, la veuve du capitaine nous aidait, et Ivan Alexandrovitch aussi.

— C’est le fabricant de cercueils, dis-je en guise d’explication.

— Quand maman put quitter le lit et un peu se promener dans la chambre, elle se mit à me parler d’Azor.

La petite s’arrêta. Ikhméniew sembla éprouver une sorte de soulagement de ce que la conversation passait sur Azor.

— Qu’est-ce qu’elle te dit d’Azor ? demanda-t-il en se courbant sur son fauteuil, comme s’il eût voulu cacher son visage.

— Pendant qu’elle était malade, même dans le délire, elle ne cessait de me parler de grand-papa ; quand elle commença d’aller mieux, elle se mit à me raconter sa vie d’autrefois… et c’est alors qu’elle me parla d’Azor ; elle l’avait acheté un jour à des enfants qui allaient le jeter dans la rivière ; maman leur donna de l’argent et prit le chien. Grand-papa le trouva drôle et rit beaucoup quand il le vit. Quelque temps après, Azor s’enfuit, et maman pleura tant que grand-papa en fut effrayé et promit cent roubles de récompense à celui qui le retrouverait. Le troisième jour on le ramena, grand-papa donna les cent roubles ; Azor avait appartenu à des comédiens ambulants qui lui avaient appris à faire le beau, à porter un singe sur le dos ; il faisait l’exercice avec un fusil, et savait encore beaucoup d’autres choses… Lorsque maman s’en alla de chez grand-papa, Azor resta avec lui, et il l’emmenait toujours quand il sortait, et lorsque maman l’aperçut dans la rue, elle pensa aussitôt que grand-papa devait aussi être là…

Ikhméniew, qui avait sans doute compté sur Azor pour faire diversion, était retombé dans son mutisme.

— Et depuis lors, n’as-tu pas revu ton grand-père ? demanda Anna Andréievna.

— Oh ! si. Lorsque maman commença à aller mieux, je le rencontrai une seconde fois. J’allai acheter du pain ; tout à coup j’aperçus Azor, je regardai l’homme qu’il suivait et je reconnus grand-papa. Je me serrai contre le mur pour le laisser passer ; il me regarda longtemps, longtemps, j’eus peur de lui ; il passa à côté de moi et s’en alla. Azor me reconnut et se mit à sauter autour de moi et me lécha les mains. Je courus à la maison, et en me retournant je vis grand-papa qui entrait dans la boutique. Je me dis que sans doute il allait prendre des informations, et j’en fus j encore plus effrayée : je ne dis rien à maman pour ne pas ’ la rendre de nouveau malade.

Le lendemain, je dis que j’avais mal à la tête pour n’avoir pas besoin d’aller à la boutique ; le surlendemain, je courus à toutes jambes, et je ne rencontrai personne. Le quatrième jour, comme je tournais le coin de la rue, je vis grand-papa devant moi, et Azor avec lui. Je m’enfuis dans une ruelle et j’entrai dans la boutique par la porte de derrière ; mais, au moment où je sortais, je me heurtai de nouveau à lui, et cette fois je fus si effrayée que je m’arrêtai, incapable de faire un pas. Grand-papa resta de nouveau longtemps à me regarder, puis il me passa la main sur la tête pour me caresser, et me prenant par la main, il m’emmena avec lui ; Azor nous suivait en agitant la queue. Je m’aperçus alors que grand-papa marchait tout courbé, en s’appuyant tout le temps sur son bâton, et que ses mains tremblaient. Il me conduisit à l’étalage d’un marchand en plein vent et m’acheta un coq et un poisson en pain d’épice, quelques bonbons et une pomme ; quand il ouvrit son porte-monnaie, ses mains tremblaient si fort qu’il laissa tomber une pièce de cinq kopecks ; je la ramassai et la lui présentai. Il m’en fit cadeau, et après m’avoir donné ce qu’il m’avait acheté, il passa sa main sur mes cheveux et s’éloigna sans m’avoir rien dit cette fois non plus.

Je racontai à maman ce qui venait de m’arriver ; elle ne voulut d’abord pas me croire ; puis elle se réjouit beaucoup et me fit différentes questions ; elle m’embrassait, pleurait, et lorsque j’eus fini de raconter, elle me dit que je ne devais plus avoir peur de lui, qu’il avait commencé à me prendre en affection et que sans doute il était venu tout exprès pour me voir ; enfin, elle me recommanda d’être gentille et caressante envers lui.

Le lendemain fut un jour de pluie. Maman m’envoya plusieurs fois pendant la matinée, quoique je lui eusse dit que grand-papa ne venait que sur le soir ; elle me suivait de loin et se tenait cachée derrière l’angle d’une maison ; il en fut de même le jour suivant ; mais grand-papa ne vint pas. La pluie n’avait pas cessé : maman prit froid et fut de nouveau obligée de garder le lit.

Le huitième jour, grand-papa revint : il m’acheta de nouveau un poisson et une pomme, et comme les autres fois il ne me dit pas un mot. Quand il m’eut quittée, je le suivis tout doucement ; je voulais savoir où il demeurait pour le dire à maman. J’allais derrière lui, de l’autre côté de la rue, et il ne s’en aperçut pas. Il demeurait très-loin, non pas dans la maison où il a demeuré depuis, mais dans une autre rue, aussi dans une grande maison, au quatrième. Il était tard lorsque j’arrivai à la maison ; maman, qui ne savait pas ce que j’étais devenue, était très-inquiète. Quand je lui eus raconté ce que j’avais fait elle fut bien contente, et dit qu’elle irait chez grand-papa le lendemain matin ; mais le lendemain matin elle réfléchit, réfléchit et eut peur d’y aller ; cela dura trois jours ; à la fin elle renonça à cette idée, elle m’appela et me dit : Nelly, je suis trop malade pour aller chez grand-papa ; mais je lui ai écrit ; va lui porter cette lettre. Tu le regarderas pendant qu’il la lira, tu remarqueras bien ce qu’il dira et ce qu’il fera : ensuite tu te mettras à genoux devant lui et tu lui demanderas de pardonner à ta mère… Elle pleurait en me faisant ces recommandations ; elle me fit agenouiller auprès d’elle devant l’image, pria Dieu et fit le signe de la croix sur mon front ; malgré qu’elle fût malade, elle voulut m’accompagner jusque dans la rue et me suivit longtemps des yeux.

Je trouvai la porte ouverte. Grand-papa était assis à sa table et mangeait un morceau de pain sec. Azor le regardait manger en agitant la queue. Les fenêtres de sa chambre d’alors étaient toutes petites ; pour meubles il n’y avait qu’une table et une chaise. Quand il me vit, il fut effrayé et se mit à trembler de tous ses membres. J’eus peur aussi, et, sans dire un mot, je m’approchai de la table et je mis ma lettre dessus. Il ne ne l’eut pas plus tôt vue qu’il entra en colère ; il se leva brusquement, saisit son bâton et le leva au-dessus de ma tête ; mais il ne me battit pas. Il me conduisit sur le palier et me poussa dehors. Je n’avais pas encore eu le temps de descendre les premières marches de l’escalier qu’il rouvrit la porte et me jeta la lettre sans l’avoir décachetée. Je retournai à la maison et racontai tout à maman, qui se mit de nouveau au lit.

 

 

VIII

En ce moment, le récit de Nelly fut interrompu par un violent coup de tonnerre, et de grosses gouttes de pluie vinrent fouetter les vitres. Nous nous trouvâmes tout à coup dans une obscurité complète, et Anna Andréievna se signa tout effrayée. Il y eut un moment de plus profond silence.

— Ça ne durera pas longtemps, dit Ikhméniew, qui s’était approché de la fenêtre ; puis il se mit à marcher de long en large par la chambre. Nelly, en proie à une agitation excessive, suivait des yeux tous ses mouvements en même temps qu’elle évitait mon regard.

— Continue, dit le vieillard, après s’être remis dans son fauteuil.

— Oui, oui ! continue, ma petite colombe, ajouta Anna Andréievna.

Nelly regarda toute timide autour d’elle.

— Ne l’as-tu plus revu ? demanda Ikhméniew.

— Je ne le revis pas pendant trois semaines, dit Nelly reprenant son récit. L’hiver était venu, et il avait neigé. Je le rencontrai de nouveau au même endroit, et je fus bien contente… car maman se désolait de ce qu’il ne venait plus. Aussitôt que je le vis, je courus de l’autre coté de la rue, pour lui faire voir que je le fuyais. Je me retournai et je le vis d’abord hâter le pas, puis courir pour me rattraper, en m’appelant : Nelly, Nelly ! Azor courait après lui. Grand-papa me fit peine, et je m’arrêtai. Il s’approcha, me prit par la main et m’emmena avec lui ; mais quand il vit que je pleurais, il s’arrêta, me regarda et se baissa pour m’embrasser. Il s’aperçut alors que mes souliers étaient troués et me demanda si je n’en avais point d’autres. Je lui dis que maman n’avait pas du tout d’argent, et que les maîtres du logement où nous demeurions nous nourrissaient par pitié. Il ne répondit rien, mais il me conduisit au marché, m’acheta des souliers qu’il me fit mettre, et puis il m’emmena chez lui ; en route, il entra dans une boutique et m’acheta un gâteau et des bonbons, et quand nous fûmes arrivés, il me dit de les manger et me regarda faire. Azor mit sa patte sur la table pour me demander du gâteau, je lui en donnai. Cela amusa grand-papa, qui m’attira à lui, me pressa la main sur la tête et me demanda si j’avais appris quelque chose. Je lui dis ce que je savais, et il me commanda de venir chez lui tous les jours, à trois heures, prendre des leçons de lui.

Puis il m’ordonna de me tourner du côté de la fenêtre et de ne pas regarder en arrière jusqu’à ce qu’il me le dit. Je me tins comme il avait ordonné ; mais je tournai tout doucement la tête, et je vis qu’il décousait un coin de son oreiller et en retirait de l’argent. Il me donna quatre roubles en disant : « C’est pour toi seule. » Je les pris d’abord, mais après avoir réfléchi un peu je lui dis : « Si c’est pour moi seule, je ne les prendrai pas. » Il se fâcha et me dit : « Prends-les comme tu voudras et va-t’en », et il me laissa partir sans m’avoir embrassée.

Maman allait toujours plus mal ; un étudiant qui venait quelquefois chez le fabricant de cercueils la soignait et lui prescrivait des médecines.

Sur l’ordre de maman, je commençai à aller voir plus souvent grand-papa. Il m’avait acheté un Nouveau Testament et un livre de géographie, et me les faisait apprendre ; il me donnait des explications sur les différents pays et leurs habitants, sur les mers, sur les temps anciens, comment Jésus-Christ a pardonné aux hommes. Il était très-content lorsque je lui faisais quelque question ; il me racontait toutes sortes de choses et me parlait beaucoup du bon Dieu. Il y avait des jours où il ne me faisait pas étudier, et alors je jouais avec Azor, qui m’avait pris en amitié. Je le faisais sauter par-dessus un bâton, et grand-papa riait et me faisait des caresses. Mais il riait rarement : il avait des jours où, après avoir beaucoup parlé, il se taisait tout à coup et restait immobile, comme s’il eût été endormi, quoiqu’il eut les yeux ouverts ; il restait ainsi jusqu’à ce qu’il fît nuit, et alors il se levait effrayant, si vieux, si vieux… D’autres jours je le trouvais assis dans son fauteuil, réfléchissant et n’entendant rien, Azor couché à ses pieds. J’attendais, j’attendais, je toussais : il ne me jetait pas un regard, et je m’en allais. Quand j’arrivais auprès de maman qui m’attendait, je me mettais près de son lit, je lui racontais ce qui avait eu lieu, et la nuit venait que nous étions encore, moi à raconter et elle à écouter ce que je lui disais de grand-papa : ce qu’il avait fait ce jour-là, quelles histoires il m’avait racontées et quelle leçon il m’avait donné à apprendre. Je lui parlais d’Azor, je lui disais qu’il faisait des tours et que grand-papa riait ; alors elle était toute joyeuse, elle riait aussi et me faisait recommencer, puis elle se mettait à prier Dieu.

Je me disais constamment : D’où vient que maman aime tant grand-papa et que lui ne l’aime pas ? et la fois suivante je lui dis que maman l’aimait beaucoup. Il m’écouta jusqu’au bout, mais il était tout fâché ; quand je vis qu’il se taisait, je lui demandai comment il se faisait que maman l’aimait tant, qu’elle demandait chaque jour de ses nouvelles, tandis que lui ne s’informait jamais d’elle. Il se mit en colère et me chassa ; je restai un moment derrière la porte, il ouvrit tout à coup et me rappela ; il était toujours fâché et ne disait mot.

Un moment après, nous lûmes ensemble le Nouveau Testament, et je lui demandai pourquoi, puisque Jésus-Christ avait dit que nous devions nous aimer les uns les autres et nous pardonner les uns aux autres, il ne voulait pas, lui, pardonner à maman. Il se leva brusquement, criant que c’était elle qui m’avait appris cela ; il me poussa dehors une seconde fois et me défendit de revenir. Je lui répondis que moi-même je ne voulais plus remettre le pied chez lui, et je m’en allai… Le lendemain, il avait quitté son logement…

— J’avais bien dit que la pluie ne durerait pas longtemps, dit Nicolas Serguievitch en se tournant vers moi ; regarde, Vania, voilà de nouveau le soleil.

Anna Andréievna regardait son mari avec une perplexité excessive. Soudain l’indignation brilla dans les yeux de la bonne vieille jusqu’alors douce et pleine d’effroi, Elle prit Nelly par la main et la fit asseoir sur ses genoux.

— Continue, mon petit ange, dit-elle ; viens, je t’écouterai, moi… Que ceux dont le cœur est dur et cruel…

Les larmes l’empêchèrent d’achever. Nelly m’interrogea du regard, car dans sa frayeur elle ne savait ce qu’elle devait faire. Le vieillard me regarda et haussa les épaules.

— Continue, dis-je à Nelly.

— Je restai trois jours sans aller chez grand-papa, dit-elle en reprenant son récit ; maman était plus mal, nous n’avions pas d’argent pour acheter de la médecine, et nous n’avions rien mangé, car les gens chez qui nous demeurions n’avaient rien non plus et nous reprochaient de vivre à leurs dépens. Le matin du troisième jour, je me levai et m’habillai ; maman me demanda où je voulais aller, et je lui répondis : Chez grand-papa, lui demander de l’argent. Elle se réjouit beaucoup, car j’avais dit que je ne voulais plus aller chez lui, malgré qu’elle pleurât et fit son possible pour me persuader d’y retourner. J’allai, et ayant appris qu’il avait déménagé, je cherchai sa nouvelle demeure. Quand il me vit, il se leva brusquement et s’avança en frappant du pied ; sans perdre un instant, je lui dis : « Maman est très-malade, il faut cinquante kopecks pour la médecine, et nous n’avons rien à manger. » Il se mit à crier, me poussa dehors et ferma sa porte au verrou, Mais je lui criai que je resterais devant la porte, assise sur l’escalier, et que je ne m’en irais pas ayant qu’il m’eût donné de l’argent. Au bout d’un moment, il ouvrit, me vit et referma la porte. Il se passa ensuite beaucoup de temps, il ouvrit de nouveau et me retrouva toujours là : il s’enferma encore. Cela se répéta beaucoup de fois. Enfin, il sortit avec Azor, ferma sa porte, passa à côté de moi et partit sans me rien dire. Je ne lui parlai pas non plus et continuai de rester assise sur l’escalier. Cela dura jusqu’à la nuit.

— Ma douce petite colombe, s’écria Anna Andréievna, il devait faire bien froid dans l’escalier.

— J’étais en pelisse.

— Même en pelisse !… pauvre chérie ! combien tu as souffert ! Et ton grand-papa…

Un tremblement nerveux agita les lèvres de Nelly ; mais elle fit un effort surhumain et parvint à étouffer ses larmes.

— Il faisait nuit quand il rentra ; il se heurta contre moi en montant et cria : Qui est là ? Je répondis que c’était moi. Il me croyait sans doute partie depuis longtemps et resta un long moment debout devant moi. Tout à coup il se mit à frapper avec sa canne, courut ouvrir sa porte, et une minute après il m’apporta de la monnaie de cuivre, des pièces de cinq kopecks qu’il jeta sur le palier. « Tiens, cria- t-il, prends : c’est tout ce qui me restait, et dis à ta mère.. que je la maudis. » Puis il referma sa porte. Les pièces avaient roulé dans l’escalier ; je me mis à les chercher : il comprit sans doute qu’elles avaient roulé de tous côtés et qu’il me serait difficile de les trouver dans l’obscurité ; il sortit avec sa chandelle, et je les eus bien vite ramassées. Il m’aida aussi, me dit qu’il y avait en tout soixante-dix kopecks et s’en alla. Lorsque j’arrivai à la maison, je donnai l’argent à maman et lui racontai ce qui était arrivé ; elle se trouva encore plus mal, et moi-même je fus malade toute la nuit, ainsi que le lendemain ; je ne pensais qu’à une seule chose ; j’étais fâchée contre lui, et quand je vis maman endormie, je sortis dans la rue, j’allai du côté où il demeurait et, avant d’y arriver, je m’arrêtai sur le pont. C’est alors que vint à passer celui

— Il s’agit d’un certain Archipow dont je vous ai déjà parlé, Nicolas Serguiévitch ; le même qui était chez la Boubnow avec le jeune marchand et qui y fut roué de coups. Nelly le voyait alors pour la première fois… Continue, Nelly.

— Je l’arrêtai et le priai de me donner un rouble ; il me regarda et me fit répéter ma demande, après quoi il se mit à rire et me dit de le suivre. Je ne savais si je devais aller ou non, lorsque tout à coup un monsieur âgé, avec des lunettes d’or, qui m’avait entendue demander un rouble, voulut savoir pourquoi il me fallait justement autant. Je lui répondis que maman était malade et que cet argent était pour lui acheter de la médecine. Il s’informa de notre adresse, qu’il inscrivit, et me donna un rouble. J’entrai dans une boutique et je le changeai ; j’enveloppai trente kopecks dans du papier, je gardai les soixante-dix autres serrés dans mes mains, et j’allai chez grand-papa. Lorsque j’arrivai chez lui, j’ouvris la porte, je m’arrêtai sur le seuil, et lui jetai de toutes mes forces les grosses pièces de cuivre, qui roulèrent sur le plancher.

— Voilà votre argent ! lui dis-je ; tenez, reprenez-le : maman n’a pas besoin de votre argent, puisque vous la maudissez ! Puis je fermai violemment la porte et m’enfuis en courant.

Les yeux de l’enfant étincelaient, et elle lança au vieux Ikhméniew un regard naïvement provocateur.

— Tu as bien fait ! dit Anna Andréievna, en évitant de regarder son mari et en serrant Nelly avec force ; il l’avait mérité, son grand-papa, il était méchant et cruel…

— Hem ! fit Nicolas Serguiévitch.

— Et après ? raconte vite ce qui arriva ensuite, dit Anna Andréievna tout impatiente.

— Je ne retournai plus chez grand-papa, et lui aussi cessa de venir, répondit Nelly.

— Et comment avez-vous fait ensuite, ta mère et toi ? Ah ! pauvres gens !

Maman allait toujours plus mal ; elle ne se levait que très-rarement, reprit Nelly d’une voix émue. Nous n’avions plus d’argent, j’allai mendier avec la veuve du capitaine. Nous allions de maison en maison, arrêtant les braves gens dans la rue et demandant la charité. Cette femme me disait qu’elle n’était pas une mendiante, qu’elle avait des papiers comme quoi son mari avait été capitaine et qu’elle était pauvre. Elle montrait ces papiers, et on lui donnait de l’argent. Elle m’assurait qu’il n’y a rien de honteux à demander à tout le monde ; j’allais avec elle, et nous existions de ce que l’on nous donnait. Maman le sut par les gens avec qui nous demeurions qui lui reprochèrent d’être une mendiante. La Boubnow vint aussi la trouver et lui proposa de me laisser aller chez elle, plutôt que de m’envoyer mendier. Déjà auparavant elle avait apporté de l’argent, et maman ayant refusé, la Boubnow lui avait reproché sa fierté ; puis elle nous avait envoyé du manger. Mais lorsqu’elle proposa à maman de me prendre, maman se mit à pleurer et fut tout effrayée ; alors la Boubnow, qui était ivre, lui dit toutes sortes d’injures, cria que j’étais une mendiante, et le même soir elle chassa la veuve du capitaine de sa maison.

Après avoir beaucoup pleuré, maman se leva, s’habilla, me prit par la main et m’emmena avec elle. Le propriétaire du logement essaya de la retenir, mais elle ne voulut rien entendre, et nous sortîmes. Elle pouvait à peine marcher, et à chaque instant elle était obligée de s’asseoir ; elle me dit de la conduire chez grand-papa. Il faisait déjà nuit depuis longtemps.

Tout à coup nous nous trouvâmes dans une grande et belle rue, devant une maison à la porte de laquelle venaient s’arrêter de nombreuses voitures qui amenaient beaucoup de monde ; les fenêtres étaient toutes éclairées, et l’on entendait de la musique. Maman s’arrêta, et me saisissant avec force : « Nelly, s’écria-t-elle, reste pauvre toute ta vie ; mais ne va pas chez eux ; n’importe qui t’appellerait, n’importe qui viendrait te chercher, n’y va jamais. Toi aussi tu aurais le droit d’être là, riche et avec de beaux habits, mais je ne le veux pas, parce qu’ils sont méchants et cruels. Écoute ce que je t’ordonne : Reste pauvre, travaille, demande l’aumône ; si l’un d’eux vient te chercher, dis-lui : Je ne veux pas aller chez vous !… » Voilà ce que me disait maman pendant qu’elle était malade, et je lui obéirai aussi longtemps que je vivrai, ajouta Nelly frémissante d’émotion et le visage enflammé ; je lui obéirai ; je veux servir et travailler, et c’est pour servir et pour travailler que je suis venue, et non pour être votre fille…

— Assez, assez, ma colombe chérie, assez ! s’écria la bonne vieille dame en serrant Nelly dans ses bras. Lorsqu’elle te parlait ainsi, elle était malade.

— Elle était folle, dit rudement le vieillard.

— Qu’elle fût folle ou non, répliqua Nelly en se tournant vivement vers lui, elle me l’a ordonné, et je ferai ainsi aussi longtemps que je vivrai… Après m’avoir dit cela, elle s’évanouit.

— Seigneur, mon Dieu ! s’écria Anna Andréievna, être ainsi malade, dans la rue et en hiver !…

— On voulut nous conduire à la police, mais un monsieur intervint ; il me demanda où nous demeurions, me donna dix roubles et ordonna à son cocher de nous reconduire chez nous. Depuis lors maman ne quitta plus le lit, et elle mourut, trois semaines après.

— Et son père ? il ne lui avait pas pardonné ! s’écria Anna Andréievna.

— Non ! il n’avait pas pardonné ! répondit l’enfant qui souffrait le martyre. Huit jours avant de mourir, elle me dit : « Nelly, va encore une dernière fois chez grand-papa, demande-lui de venir auprès de moi et de m’accorder son pardon ; dis-lui que je vais mourir et que je te laisse seule au monde ; dis-lui qu’il m’est pénible de mourir… » J’y allai, je frappai à la porte, il ouvrit, et quand il m’aperçut, il voulut refermer la porte : mais je m’y cramponnai et je lui criai : « Maman se meurt, elle vous appelle, venez !… » Il me poussa dehors et ferma la porte.

Je retournai à la maison, je me couchai auprès de maman… Elle m’entoura de ses bras et ne m’adressa aucune question…

En ce moment, Nicolas Serguiévitch appuya lourdement sa main sur la table et se leva ; mais après avoir promené sur nous son regard inquiet, un regard étrange et indécis, il retomba inerte et sans forces dans son fauteuil. Anna Andréievna avait cessé de le regarder ; elle serrait Nelly dans ses bras en sanglotant.

— La veille de sa mort, maman m’appela de nouveau. « Nelly, me dit-elle, Nelly ! je vais mourir… » Elle voulut ajouter encore quelque chose, mais elle n’en eut pas la force. Je la regardai : elle semblait déjà ne plus me voir ; seulement elle avait pris ma main et la serrait avec force. Je la retirai, je sortis doucement et je courus chez grand-papa. Quand il me vit, il se leva brusquement de sa chaise ; il était pâle et tremblait de frayeur. Je saisis sa main et ne pus dire que ces mots : Elle se meurt. Alors il entra tout à coup dans une agitation excessive, il prit son bâton et courut après moi ; il oubliait même son chapeau, et pourtant il faisait très-froid. Je lui demandai de prendre un fiacre, mais il n’avait que sept kopecks pour tout argent. Il arrêta cependant des fiacres et se mit à marchander avec les cochers ; mais ceux-ci ne firent que rire de lui et d’Azor, qui courait avec nous.

Nous reprîmes notre course ; grand-papa était hors d’haleine ; il continuait cependant à courir. Tout à coup il tomba, et son chapeau roula sur le pavé. Je le relevai, lui remis son chapeau sur la tête, puis je le menai par la main. Nous arrivâmes ; maman était morte ! Quand il la vit, il joignit les mains, commença à trembler et se pencha sur elle, sans prononcer une seule parole. Alors je m’approchai du lit, je saisis grand-papa par la main, et je lui criai : « Regarde, homme méchant, homme cruel, regarde !… regarde !… » Il poussa un cri et tomba comme mort sur le plancher…

Nelly s’était brusquement débarrassée de l’étreinte d’Anna Andréievna ; elle s’était levée et se tenait debout devant nous, pâle et frissonnante d’émotion. Mais Anna Andréievna s’élança vers elle, l’enlaça de nouveau de ses bras et s’écria avec une sorte d’inspiration :

— C’est moi qui serai ta mère, Nelly, tu seras mon enfant ! viens, viens, quittons-les tous, ces cruels, ces méchants ! Laissons-les se faire un jeu des souffrances des autres. Dieu leur en tiendra compte… Viens, Nelly, viens ; allons- nous-en !...

Je ne l’avais jamais vue dans un pareil état et ne l’aurais pas crue capable d’une aussi violente émotion. Nicolas Serguiévitch se redressa dans son fauteuil, se leva et demanda d’une voix entrecoupée :

— Où veux-tu aller ? Où vas-tu ?

— Chez elle, chez ma fille, chez Natacha ! s’écria-t-elle en entraînant Nelly vers la porte.

— Arrête, arrête… attends…

— Que veux-tu que j’attende, cœur de pierre ! il y a longtemps que j’attends, et elle aussi a longtemps attendu ! adieu…

Arrivée à la porte, elle se retourna encore une fois et s’arrêta stupéfaite ; Nicolas Serguiévitch avait pris son chapeau, et de ses mains tremblantes et sans force il se hâtait de mettre son manteau.

— Toi aussi… toi aussi, tu veux venir avec moi, s’écria-t-elle en joignant les mains et en le regardant d’un œil incrédule, n’osant croire à un pareil bonheur.

— Natacha ! où est ma Natacha ? où est ma fille ? où est-elle ? Rendez-la-moi, ma Natacha ; où est-elle ? Et en laissant jaillir ces paroles de sa poitrine, il saisit le bâton que je lui tendais et s’élança vers la porte.

— Il a pardonné ! il a pardonné ! s’écria Anna Andréievna.

Il n’alla pas jusqu’au seuil. La porte s’ouvrit brusquement, et Natacha, pâle, les yeux étincelants du feu de la fièvre, se précipita dans la chambre. Ses vêtements étaient froissés et trempés de pluie, le fichu qu’elle avait mis autour de sa tête s’était détaché, et de grosses gouttes de pluie brillaient sur les épaisses mèches à demi dénouées de ses cheveux.

Elle entra en courant, et voyant son père, elle jeta un cri et tomba à genoux, les mains tendues devant lui.

 

 

IX

Mais elle était déjà dans ses bras !…

Il l’avait soulevée comme il aurait fait d’un petit enfant, puis l’avait portée dans son fauteuil, et s’était mis à genoux devant elle. Il lui baisait les mains, les pieds, la serrait dans ses bras, puis la regardait comme pour se convaincre qu’elle lui était rendue, qu’il la voyait de nouveau, qu’il l’entendait, sa fille, sa Natacha !

Anna Andréievna, suffoquée par les sanglots, l’entourait de ses bras, pressait sa tête sur sa poitrine, et, comme anéantie dans cet embrassement, n’avait plus la force de proférer une parole.

— Mon amour !… ma joie !… ma vie !… s’écriait le vieillard d’une voix entrecoupée. Il lui avait pris les mains et regardait ce petit visage pâli, amaigri, mais toujours charmant, ces yeux dans lesquels brillaient des larmes. Ma joie ! mon enfant chéri ! répétait-il, puis il se taisait et la regardait avec ivresse. Que me disiez-vous qu’elle avait maigri ! reprenait-il avec un sourire timide et enfantin, et toujours à genoux devant elle. Elle a maigri, c’est vrai ; mais elle est toujours jolie ! plus jolie encore qu’autrefois ; oui ! plus jolie, ajouta-t-il ; il se tut, en proie à cette douleur de l’âme, cette douleur pleine de joie qui remplit le cœur tellement qu’il semble vouloir se rompre.

— Calme-toi, cher père, dit Natacha, ne reste pas ainsi ; viens, moi aussi je veux t’embrasser…

— Oh ! la chère enfant ! as-tu entendu, Annette, comme elle a bien dit cela ? Et il la prenait de nouveau convulsivement dans ses bras.

— Non, Natacha ! je resterai à tes pieds jusqu’à ce que mon cœur sente que tu m’as pardonné, car je ne pourrai jamais mériter ton pardon. Je t’ai repoussée, je t’ai maudite, entends-tu ? Natacha, je t’ai maudite… j’ai pu te maudire !… Et toi, ma Natacha, tu l’as cru ! Il ne fallait pas y croire, il ne le fallait pas. Cruel petit cœur ! Pourquoi n’es-tu pas venue à moi ? tu savais bien comment je t’accueillerais !… Ô Natacha ! tu te rappelles combien je t’aimais jadis ; eh bien ! pendant tout ce temps, je t’ai aimée mille fois davantage ! Je t’aimais de toute la force de mon âme, je me serais arraché le cœur, je l’aurais jeté sanglant à tes pieds… ô ma fille !…

— Oui, embrassez-moi, cruel, sur les lèvres, sur le visage, comme maman m’embrasse ! s’écria Natacha d’une voix émue, faible et entrecoupée par les larmes.

— Et sur les yeux aussi ! sur les yeux ! comme autrefois, tu t’en souviens, reprit le vieillard. Ô Natacha ! Ne me voyais-tu pas quelquefois dans tes rêves ? Je te voyais chaque nuit, moi ! une fois je t’ai vue toute petite encore : tu avais dix ans, tu te rappelles, alors que tu commençais à étudier le piano ; tu avais une petite robe courte, de jolis souliers et des petites mains roses… car elle avait alors des petites menottes roses, n’est-ce pas, Annette ? Tu t’es assise sur mes genoux, et tu m’as entouré de tes petits bras… Et tu as pu penser, méchante petite fille ! tu as pu croire que je t’aurais maudite, que je te repousserais… Natacha ! Que de fois j’ai été près de toi, à l’insu de ta mère et de tout le monde ! Tantôt je me tenais sous ta fenêtre à attendre des heures entières devant la maison ! Je pensais que peut-être tu sortirais et que je pourrais te voir de loin ! Et le soir, souvent une lumière brillait à ta fenêtre : que de fois je suis allé pour voir au moins ta fenêtre éclairée, pour voir passer ton ombre sur le rideau, et pour te bénir avant ton sommeil ! Et toi, me nommais-tu dans ta prière ? Pensais-tu à moi ? Ton petit cœur sentait-il que j’étais là tout près, sous ta fenêtre ? Et que de fois, l’hiver, la nuit venue, que de fois j’ai monté ton escalier et je suis resté dans l’obscurité, écoutant à ta porte, si je n’entendrais pas ta petite voix chérie ou ton rire argentin ! Je t’aurais maudite, moi ! Et le soir où j’ai rencontré Vania, c’est chez toi que j’allais, ce n’est qu’arrivé devant ta porte que j’ai rebroussé chemin, ô ma Natacha !… Ma Natacha ! Il se leva, la prit dans ses bras et la serra bien fort sur son sein.

— Je l’ai de nouveau sur mon cœur ! s’écria-t-il. Merci, ô mon Dieu ! je te rends grâces pour tout ce que tu as fait, pour ton courroux et pour ta clémence ! pour ton soleil qui brille sur nous après l’orage ! Je te rends grâces pour ce moment de bonheur ! Oh ! qu’on nous humilie, qu’on nous offense ! nous sommes de nouveau réunis ! Que les orgueilleux, les arrogants qui nous ont offensés, qui nous ont humiliés, triomphent ! qu’ils nous jettent des pierres ! Ne crains rien, ma Natacha ! nous irons la main dans la main, et je leur dirai : C’est ma fille, ma fille bien-aimée, que vous avez offensée et humiliée, mais que j’aime, moi, que j’aime et que je bénis à jamais !…

— Vania !… Vania !… dît Natacha d’une voix faible en me tendant la main pendant que son père continuait de la tenir embrassée.

Oh ! jamais je n’oublierai qu’elle se souvint de moi en ce moment !

— Où est Nelly ? demanda le vieillard en regardant autour de lui.

— Oui ! où est-elle, ma petite colombe ? s’écria la bonne vieille. Nous l’avons tous oubliée !

Elle n’était plus là : elle s’était glissée inaperçue dans la chambre à coucher. Nous y allâmes tous. À notre vue, elle se blottit tout effrayée derrière la porte.

— Nelly, qu’as-tu, mon enfant ? s’écria le vieillard, qui voulut la prendre dans ses bras.

— Maman ! où est maman ? s’écria-t-elle égarée et comme dans le délire. Où est maman ? répéta-t-elle entendant vers nous ses mains tremblantes. Soudain un cri affreux, terrible, s’échappa de sa poitrine, une convulsion crispa son visage, et elle tomba sur le plancher, en proie à une crise épouvantable.

 


ÉPILOGUE. DERNIERS SOUVENIRS.

Nous étions à la fin de juin ; la chaleur était suffocante ; le séjour de la ville était devenu presque impossible : l’atmosphère était chargée de poussière et de chaux provenant des maisons en construction, les pavés étaient brûlants, et l’air saturé de vapeurs empoisonnées… Mais, ô joie ! le tonnerre se fit entendre dans l’éloignement ; peu à peu, le ciel s’assombrit, et le vent se mit à souffler, chassant devant lui des tourbillons de poussière, et quelques grosses gouttes de pluie tombèrent pesamment sur les dalles des trottoirs. Un instant après, le ciel semblait s’être ouvert, et un déluge s’abattait sur la ville.

Au bout d’une demi-heure, le soleil brillait de nouveau : j’ouvris la fenêtre de ma chambre, et je respirai à pleins poumons. Dans mon ivresse, je fus sur le point de poser ma plume, de quitter ma table, et, oubliant mon éditeur, de courir chez mes amis, à Vassili-Ostrow. Mais quelque forte que fût la tentation, j’y résistai et me remis au travail avec une vraie rage. Il fallait achever, coûte que coûte, sinon pas d’argent. Je sais qu’on m’attend ; mais si je ne puis aller maintenant, du moins ce soir je serai libre, libre comme l’air, et la soirée d’aujourd’hui me dédommagera du labeur de deux jours et deux nuits pendant lesquels j’ai écrit trois feuilles d’impression.

Enfin mon travail est achevé !

Je courus chez mes amis. J’y arrivai bientôt. Du plus loin qu’elle me vit, Anna Andréievna me menaça du doigt, tout en m’avertissant de ne pas faire de bruit.

— Nelly dort ! me dit-elle en chuchotant ; ne la réveille pas ! elle est bien faible, ma pauvre petite colombe ; nous sommes bien inquiets. Le médecin dit qu’il n’y a pas de danger pour le moment, mais essaye de savoir quelque chose de sensé de ton docteur ! Nous t’avons attendu pour le dîner : tu n’es pas venu !… C’est bien mal à toi.

— J’ai prévenu que je serais deux jours sans venir, lui répondisse. Il m’a fallu finir mon travail…

— Tu avais promis de venir dîner avec nous, pourquoi n’es tu pas venu ? Nelly s’est levée tout exprès, le cher petit ange ! Nous l’avons transportée dans son grand fauteuil. Je veux attendre Vania avec vous, disait-elle. Et Vania n’est pas venu. Il est bientôt six heures, où as-tu été, monsieur l’enjôleur ? Tu l’as tellement agitée que je ne savais comment la tranquilliser… Heureusement qu’elle s’est endormie, la chère enfant… Mon mari est sorti ; il rentrera pour le thé… On lui offre une place ; mais rien que l’idée que c’est à Perm me glace le cœur.

— Et Natacha ?

— Elle est au jardin ; va la rejoindre… Elle non plus n’est pas comme je la voudrais… Elle a quelque chose que je ne comprends pas… Ah ! je suis bien inquiète. Elle dit qu’elle est heureuse et contente ; mais je n’en crois rien… Tu pourras peut-être savoir ce qu’elle a… veux-tu ?

J’allai trouver Natacha. Le jardin, qui dépendait de la maison, avait vingt-cinq pas de long et autant de large : un vrai nid de verdure et de fraîcheur. Ikhméniew en était extasié. Nelly avait pris ce jardinet en affection ; on l’y transportait dans un fauteuil qu’on déposait dans le sentier.

Natacha vint toute joyeuse à ma rencontre. Elle aussi avait été malade.

— As-tu fini ton travail ? me demanda-t-elle.

— Fini et livré, m’écriai-je, de sorte que je suis libre toute la soirée.

— Dieu soit loué ! Mais ne t’es-tu pas trop hâté ? N’as-tu rien gâté, au moins ?

— Bah ! je ne crois pas : lorsque j’ai un travail qui exige une tension d’esprit excessive, je suis dans une irritation nerveuse toute particulière ; les images sont plus claires, je sens avec plus de vivacité, et la forme même, le style est docile et devient meilleur à mesure que la tension devient plus forte. Tout ira bien…

Elle soupira.

Depuis quelque temps Natacha était devenue horriblement jalouse de mes succès littéraires. Elle faisait le compte de ce que j’avais publié, elle me questionnait sur mes plans ultérieurs, lisait avec intérêt les critiques de mes ouvrages, se fâchait contre quelques-unes et aurait voulu me voir occuper dans les lettres un rang élevé.

— Tu t’épuises, Vania, me dit-elle, tu te surmènes et tu te ruines la santé. Regarde, par exemple, S*** : il a mis deux ans pour écrire une nouvelle ; et N., il n’a produit qu’un roman en dix ans ; mais aussi comme c’est travaillé, ciselé ! pas la moindre chose à redire, pas une négligence à signaler.

— Oui, mais ces gens-lâ ont leur existence assurée, ils ne sont pas obligés de produire à date fixe, tandis que moi, je suis… cheval de fiacre ! Mais, bah ! laissons cela, chère amie. Qu’y a-t-il de nouveau ?

— Beaucoup de choses. D’abord une lettre de lui

— Encore une lettre !

— Oui.

Et elle me tendit une lettre d’Aliocha ; c’est la troisième depuis son départ ; il avait écrit la première aussitôt après son arrivée à Moscou pendant une espèce de crise de nerfs. Il écrivait que les circonstances s’étaient modifiées de telle sorte qu’il lui était impossible de donner suite au projet de voyage qu’il avait formé en partant. Dans la seconde, il annonçait sa prochaine arrivée, qui serait immédiatement suivie de son mariage avec Natacha, chose décidée et qu’aucune force humaine ne pourrait empêcher. Cependant, on voyait clairement qu’il était au désespoir, que son entourage pesait sur lui et qu’il doutait lui-même de soi. Il disait que Katia était sa consolation, son soutien, sa providence,

La dernière lettre avait huit pages d’un style décousu et sans ordre, écrites à la hâte, illisibles, tachées d’encre et de larmes. Dès les premières lignes il renonçait à Natacha et l’exhortait à l’oublier ; il s’efforçait de lui prouver que leur union était impossible, que des influences étrangères, ennemies, l’emportaient sur toute autre chose, et qu’enfin ils n’auraient abouti qu’à être malheureux ensemble, étant trop peu faits l’un pour l’autre. Puis, tout à coup, n’y tenant plus, il abandonnait sa dialectique, et au lieu de déchirer sa lettre et d’en commencer une autre, il continuait en disant qu’il était criminel envers Natacha, qu’il était un homme perdu, trop faible pour se révolter contre la volonté paternelle. Il souffrait le martyre ; il se sentait tout à fait capable de rendre Natacha heureuse, et lui prouvait tout à coup qu’ils se convenaient parfaitement. Il réfutait avec animosité les arguments de son père, faisait dans son désespoir le tableau de la félicité dont ils jouiraient, Natacha et lui, s’ils pouvaient être unis, se maudissait pour sa lâcheté et… lui disait adieu à jamais !

Natacha me remit ensuite une lettre de Katia qu’elle avait reçue cachetée sous la même enveloppe que celle d’Aliocha. Katia lui communiquait brièvement qu’Aliocha était extrêmement triste, pleurait beaucoup, se désespérait ; qu’il était même un peu malade, mais qu’elle était auprès de lui et qu’il serait heureux ; il lui faudrait du temps pour se consoler, car son affection pour Natacha était profonde. Il ne vous oubliera jamais, ajoutait-elle, il est impossible qu’il vous oublie, il vous aime et vous aimera toujours, et si jamais il cesse de vous aimer, s’il devient indifférent à votre souvenir, je cesserai de l’aimer.

Je rendis les lettres à Natacha, et nous restâmes un moment à nous regarder en silence. Nous évitions de parler du passé.

Ses souffrances étaient intolérables, je le savais ; mais elle se faisait violence même vis-à-vis de moi. Depuis son retour sous le toit paternel, elle avait été trois semaines malade. Nous ne parlions guère non plus des changements qui devaient avoir lieu bientôt, : son père avait une place, et nous allions être obligés de nous quitter. Elle était tendre et attentive, et prenait un vif intérêt à tout ce qui me concernait : elle semblait vouloir me dédommager de mes souffrances passées. Mais ce sentiment pénible se dissipa bientôt, et je ne tardai pas à m’apercevoir que son cœur en nourrissait un tout autre, que c’était tout bonnement de l’amour, un amour passionné ; je compris qu’elle ne pouvait vivre sans moi, qu’elle avait besoin de s’inquiéter, de tout ce qui me concernait, et je me dis que jamais sœur n’avait aimé son frère aussi ardemment qu’elle m’aimait.

L’idée de notre prochaine séparation la tourmentait ; elle aussi savait que je ne pouvais pas vivre sans elle, mais nous faisions taire ces sentiments, même lorsque nous causions des événements qui se préparaient !…

— Papa ne tardera pas à rentrer, dit-elle : il a promis d’être de retour pour le thé.

— Est-il allé faire quelque démarche pour la place qu’il veut obtenir ?

— Oui ; c’est du reste une affaire arrangée, et il me semble qu’il n’avait rien qui l’obligeât à sortir, ajouta-t-elle toute rêveuse ; il aurait aussi bien pu aller demain… il est sorti, parce que j’ai reçu cette lettre… Il est malade de moi, il m’aime à tel point qu’il me fait peine ; il ne voit et ne rêve que moi ; il songe constamment à ce que je puis avoir, à ce que je pense, à ce que je fois. Chacun de mes chagrins trouve un écho dans son cœur. Je vois combien il lui coûte parfois pour se vaincre, pour refouler son chagrin et prendre un air joyeux, pour rire et nous égayer. Dans ces moments-là, maman aussi est tout autre, elle ne croit pas à cette joie et ne fait que soupirer… Elle ne sait pas dissimuler, cette âme pétrie de droiture ! Quand la lettre est arrivée, papa a tout de suite eu à courir je ne sais où, afin de ne pas rencontrer mon regard… Je l’aime plus que moi-même, plus que tout au monde, même plus que toi… Vania, ajouta-t-elle en baissant la tête et en serrant ma main. Nous fîmes deux fois le tour du jardin.

— Masloboïew est venu hier, et nous l’attendons aujourd’hui, reprit-elle après un instant de silence.

— Oui, il s’est beaucoup accoutumé à vous depuis quelque temps.

— Tu ne sais pas pourquoi il vient ? Maman a confiance en lui comme en nul autre. Elle pense qu’il est au courant des lois et règlements au point de pouvoir mener toute affaire à bonne fin. Tu ne devinerais pas la pensée qui l’occupe maintenant ? Elle regrette que je ne sois pas devenue princesse. Cette pensée ne la quitte pas, et je suppose qu’elle en a fait part à Masloboïew, croyant que peut-être il pourrait faire quelque chose en ayant recours à la loi. Masloboïew ne la contredit pas, à ce qu’il paraît, et elle… lui donne de l’eau-de-vie, ajouta-t-elle en souriant.

— Le farceur a su s’y prendre. Comment sais-tu la chose ?

— Par maman, qui ne peut pas s’empêcher de faire des allusions…

— Nelly ? comment va-t-elle ?

— Tu es étonnant, ce n’est qu’à présent que tu penses à elle ! me dit-elle d’un ton de reproche.

Nelly était l’idole de la maison. Natacha l’aimait avec passion, et Nelly avait fini par se donner à elle cœur et âme. Pauvre enfant ! elle ne s’attendait pas à rencontrer jamais pareilles gens, à trouver autant d’amour, et je voyais avec joie que son petit cœur irrité s’était attendri et que son âme s’était ouverte, Elle répondait à l’affection générale qui l’entourait avec une ardeur maladive diamétralement opposée à la défiance, à l’animosité et à l’obstination d’autrefois. Elle avait résisté longtemps ; longtemps elle avait étouffé les larmes de réconciliation qui s’amassaient en elle ; mais elle avait fini par se rendre. Elle s’était d’abord attachée à Natacha, puis à Ikhméniew. Quant à moi, je lui étais devenu si nécessaire que son mal empirait lorsqu’elle était quelques jours sans me voir, et la dernière fois que je l’avais quittée, j’avais été obligé d’employer toutes sortes de détours, de faux-fuyants, pour la tranquilliser. Cependant elle éprouvait encore une certaine gêne, une espèce de honte à manifester d’une manière trop directe, trop libre, ses sentiments…

Elle nous donnait à tous beaucoup d’inquiétude. Sans que nous eussions échangé une parole, il était résolu qu’elle resterait désormais dans la maison des Ikhméniew. Cependant le moment du départ approchait, et son état empirait. Elle était malade depuis le jour où je l’avais amenée chez mes vieux amis, depuis le jour de leur réconciliation avec Natacha. Que dis-je ? elle avait toujours été malade, et la maladie gagnait graduellement du terrain ; mais à l’heure où nous étions, elle faisait des progrès effrayants : les accès étaient devenus plus fréquents ; ses forces diminuaient de jour en jour, et la fièvre la tenait dans une tension nerveuse constante. Et chose surprenante ! plus le mal l’accablait, plus elle était douce, caressante et confiante. À ma dernière visite, au moment où je passais auprès de son petit lit, elle m’avait saisi la main et attiré à elle. Nous étions seuls. Ses joues étaient brûlantes, ses yeux brillaient comme des flammes. Elle s’allongea vers moi d’un mouvement convulsif et passionné, et lorsque je me penchai sur elle, elle entoura mon cou de ses petites mains brunies et amaigries, et m’embrassa bien fort. Au bout d’un instant, elle demanda Natacha ; je l’appelai, et Nelly la fit asseoir sur son lit auprès d’elle.

— Laissez-moi vous regarder, lui dit-elle. Je vous ai vue hier en rêve, et je vous reverrai cette nuit… Je vous vois souvent… toutes les nuits…

Elle voulait évidemment donner libre essor à un sentiment qui l’oppressait et qu’elle ne comprenait pas elle-même, de sorte qu’elle ne savait comment s’y prendre.

Après moi, c’était Nicolas Serguiévitch qu’elle aimait le plus, et de son côté Nicolas Serguiévitch la chérissait presque à l’égal de Natacha. Il avait à un degré surprenant le don de savoir l’égayer, l’amuser, et à peine était-il entré dans la chambre que le rire et les espiègleries commençaient. La petite malade s’en donnait alors à cœur joie, elle avait alors des coquetteries pour le vieillard, se moquait de lui, lui racontait ce qu’elle avait rêvé et imaginait continuellement quelque chose de nouveau ; puis elle le faisait raconter à son tour, et le vieillard était si joyeux, si content, lorsqu’il regardait sa petite fille Nelly, qu’il en était tous les jours plus extasié.

— C’est Dieu qui nous l’a envoyée pour nous dédommager de nos souffrances, disait-il.

Nous passions habituellement la soirée ensemble ; Masloboïev venait presque tous les jours, et le vieux docteur qui avait pris Ikhméniew en amitié venait aussi parfois passer quelques heures avec nous ; on amenait Nelly dans son grand fauteuil, et nous nous établissions autour de la grande table ronde. La porte du balcon était ouverte, et nous avions devant nous le petit jardin tout plein de verdure et éclairé par les rayons -du soleil couchant. Un doux parfum nous arrivait du vert feuillage et des lilas en fleur. Nelly écoutait notre conversation en nous regardant d’un œil plein de caresse ; quelquefois elle s’animait, elle aussi, et disait quelques paroles… mais nous ne pouvions pas l’écouter sans une certaine inquiétude, car elle avait dans ses souvenirs des sujets auxquels il ne fallait pas toucher, et nous sentions et nous avouions que nous avions été bien cruels envers elle le jour où elle avait dû, toute palpitante d’émotion, nous raconter l’histoire de sa vie. Le vieux docteur surtout se prononçait contre ces réminiscences, et dès que la conversation prenait cette direction, chacun s’efforçait de changer de thème. Nelly tâchait alors de ne pas laisser voir qu’elle comprenait nos intentions, et plaisantait et riait avec le docteur ou avec Nicolas Serguiévitch.

Cependant elle allait toujours plus mal. Elle était devenue excessivement impressionnable. Son cœur battait d’une manière irrégulière, et le médecin m’avait même prévenu que la mort pouvait survenir dans un temps très-rapproché ; mais je n’en avais rien dit aux Ikhméniew, pour ne pas les alarmer : Nicolas Serguiévitch était fermement persuadé qu’elle serait rétablie pour le moment du départ.

— Voilà papa de retour, me dit Natacha en entendant la voix de son père. Rentrons.

À peine arrivé sur le seuil, Nicolas Serguiévitch commença à parler haut, comme d’habitude, mais il modéra sa voix quand il vit sa femme gesticuler des deux mains pour lut foire comprendre que Nelly dormait. Il nous raconta le résultat de ses courses : la place qu’il recherchait lui était assurée ; il était tout joyeux.

— Nous pouvons partir dans quinze jours, dit-il, en se frottant les mains et en jetant à la dérobée un regard soucieux à Natacha. Mais celle-ci lui répondit par un sourire et l’embrassa, de sorte que ses doutes s’évanouirent.

— Partons, partons, mes amis, s’écria-t-il tout joyeux, Mais toi, Vania, tu es le seul qu’il me sera pénible de quitter… (Je ferai remarquer qu’il ne m’avait pas une seule fois proposé de les accompagner, ce qu’il n’aurait certainement pas manqué de faire… dans d’autres circonstances, c’est-à-dire s’il ne s’était pas aperçu de mes sentiments pour Natacha.)

— C’est triste, mes amis ! Mais que faire ? Ce changement de séjour nous rendra la vie à tous… Autres lieux, autre vie ! ajouta-t-il en regardant encore une fois sa fille.

Il y croyait et il était heureux d’y croire.

— Et Nelly ? dit Anna Andréievna.

— Nelly ? Mais elle sera guérie, la chère petite ! elle va déjà mieux, n’est-ce pas, Vania ? dit-il, en me regardant avec inquiétude, comme s’il avait attendu de moi que je le tirerais de sa perplexité. Comment est-elle ? Il n’y a rien eu en mon absence ? Nous allons vite avancer la table sur la terrasse, tu feras apporter le samovar ; nos amis viendront, nous nous établirons tous ensemble, et nous transporterons aussi Nelly… Elle est peut-être éveillée ? Je vais voir. Ne crains rien, je ne ferai que la regarder… je ne la réveillerai pas, sois tranquille, ajouta-t-il en voyant Anna Andréievna qui recommençait à gesticuler.

Nelly était réveillée, nous l’amenâmes dans son fauteuil ;. à peine nous étions-nous installés comme à l’ordinaire, que le docteur arriva, puis Masloboïew avec un énorme bouquet de lilas. Ce soir-là, il avait l’air d’être de mauvaise humeur.

J’ai déjà dit qu’il venait presque tous les jours ; tout le monde l’avait pris en amitié, surtout Anna Andréievna, mais on ne parlait jamais, ouvertement du moins, d’Alexandra Séménovna, et Masloboïew ne faisait jamais allusion à elle. Anna Andréievna, sachant qu’elle n’avait pas encore eu le temps de devenir épouse légitime, avait décidé à part soi qu’il était impossible de la recevoir et de parler d’elle, et il en était résulté, sans explication aucune, une sorte de convention que tout le monde observait, elle la première. Du reste, si Natacha n’eût pas été là et si ce qui avait eu lieu ne fût pas arrivé, il est bien possible qu’elle aurait été moins difficile.

Nelly semblait particulièrement triste et préoccupée ; on aurait dit qu’elle avait fait un rêve pénible et qu’elle continuait d’y penser : cependant le bouquet de Masloboïew lui avait causé une vive joie, et elle regardait avec un vrai délice les fleurs qu’on avait mises dans un vase devant elle.

— Aimes-tu beaucoup les fleurs, Nelly ? demanda le vieillard. Attends, ajouta-t-il avec animation ; demain… je… tu verras !

— Je les aime beaucoup, répondit Nelly, et je me souviens d’une surprise que nous avons faite à maman. Lorsque nous demeurions encore là-bas (là-bas signifiait à l’étranger), maman avait été plusieurs semaines malade. Henri et moi, nous avions décidé de garnir les chambres de fleurs la première fois qu’elle se lèverait. Un soir, elle nous dit qu’elle déjeunerait avec nous le lendemain. Nous nous levâmes de grand matin ; Henri alla chercher une grande quantité de fleurs, et nous nous mîmes à garnir la chambre de feuillage et de guirlandes. Il y avait du lierre, puis une autre plante à larges feuilles dont j’ai oublié le nom ; des fleurs blanches, des narcisses, ma fleur de prédilection, et des roses, des roses magnifiques ; enfin beaucoup, beaucoup de fleurs. Nous nous mîmes à les suspendre en guirlandes, à les disposer dans des pots ; il y avait des plantes qui étaient comme de vrais arbres, dans des caisses ; Henri les plaça dans les coins de la chambre et auprès du fauteuil, et quand maman entra, elle fut extrêmement surprise, et cela lui fit beaucoup de plaisir ; Henri aussi était très-content…

Nelly était, ce soir-là, plus faible et plus agitée qu’à l’ordinaire ; elle voulut cependant continuer, malgré les recommandations du médecin, qui était très-inquiet. Jusqu’à la nuit, elle parla de ses voyages et de sa vie là-bas, avec sa mère et Henri. Le souvenir du passé se retraçait vivement dans sa mémoire ; elle parlait avec émotion du ciel bleu, des hautes montagnes couvertes de neige, des torrents et des cascades ; puis des lacs et des vallées de l’Italie, des fleurs et des arbres, des habitants des villages, de leurs costumes, de leurs yeux noirs et de leur teint basané. Elle se rappelait aussi les grandes villes, les palais et les églises avec leurs hauts clochers qui tout à coup s’illuminaient de feux de diverses couleurs ; enfin, plus au midi, elle avait vu encore une ville, avec un ciel et une mer d’azur… Jamais elle n’avait raconté ses souvenirs d’une marnière aussi détaillée, et nous étions suspendus à ses lèvres : nous ne connaissions encore que ses autres souvenirs, ceux de la sombre cité à l’atmosphère suffocante et abrutissante, à l’air empesté, aux palais toujours tachés de boue, au soleil terne et pâle, aux habitants méchants et à demi insensés dont elle et sa mère avaient eu tant à souffrir. Je me les représentais seules, enlacées sur leur grabat, se rappelant le passé et les merveilles des contrées lointaines… Puis je voyais Nelly se ressouvenant de tout cela, seule, cette fois, alors que sa mère n’était plus, alors que la Boubnow, à force de coups et de bestiale cruauté, voulait la briser et la livrer au vice…

Elle finit par se trouver mal, et il fallut la ramener dans la chambre. Le vieux Ikhméniew était tout effrayé et se reprochait de lui avoir permis de parler si longtemps. Elle eut un nouvel accès et s’évanouit. Quand elle fut revenue à elle, elle demanda à me voir : elle voulut me parler à moi seul, et elle y mit tant d’insistance que le vieux docteur fut d’avis qu’il fallait satisfaire ce désir. On nous laissa seuls.

— Vania, me dit-elle lorsque tout le monde fut sorti, ils pensent que je partirai avec eux, je le sais ; mais ils se trompent, je ne peux pas aller avec eux, je veux rester avec toi ; c’est ce que j’avais à te dire.

Je voulus la raisonner, je lui dis que les Ikhméniew l’aimaient, la chérissaient comme leur enfant, qu’ils seraient au désespoir. Je lui expliquai qu’il était difficile qu’elle restât avec moi et que malgré que je l’aimasse beaucoup, nous serions obligés de nous séparer.

— Non, c’est impossible ! reprit-elle avec fermeté ; c’est impossible ! Je vois souvent maman en rêve, et elle me dit de rester, de ne pas aller avec eux ; elle pleure et me dit que j’ai commis un grand péché en laissant grand-papa tout seul. Je resterai et je prendrai soin de grand-papa.

— Tu sais bien qu’il est mort, lui dis-je stupéfait.

Elle sembla réfléchir et me regarda fixement.

— Raconte-moi encore une fois comment est-il mort.

Quoiqu’elle me parût n’être pas encore remise de son accès et n’avoir pas encore repris sa lucidité d’esprit, je me rendis à sa demande. La nuit était venue, et il faisait déjà sombre dans la chambre.

— Non, il n’est pas mort ! dit-elle avec conviction quand j’eus achevé. Maman me parle souvent de lui, et hier, lorsque je lui ai dit qu’il était mort, elle s’est mise à pleurer et m’a assuré qu’il vivait encore, qu’on m’avait fait croire à dessein qu’il était mort ; mais qu’il était encore en vie et s’en allait demandant l’aumône, « comme nous l’avons fait nous deux », a-t-elle ajouté ; « il retourne continuellement à l’endroit où nous l’avons rencontré pour la première fois, lorsque je suis tombée devant lui et qu’Azor m’a reconnue… ».

— C’est un rêve, Nelly, un rêve qui vient de ce que tu es encore malade.

— Moi aussi je pensais que c’était un rêve, et je n’en ai rien dit à personne ; je ne voulais le raconter qu’à toi seul. Mais aujourd’hui, pendant que tu tardais à venir, je me suis endormie, et j’ai aussi vu grand-papa. Il était assis dans sa chambre et m’attendait : il était si étrange, si maigre… il m’a dit qu’il n’avait rien mangé depuis deux jours, non plus qu’Azor ; il était fâché contre moi et m’a fait des reproches de ce que je n’étais pas allée le voir. Il m’a aussi dit qu’il n’avait plus de tabac et qu’il ne pouvait vivre sans priser. C’est tout à fait vrai, Vania : il me l’avait déjà dit une fois que j’étais allée chez lui après la mort de maman. Il était alors tout à fait malade et ne comprenait rien. Aujourd’hui, quand il m’a répété la même chose, j’ai pensé : J’irai sur le pont, je demanderai la charité, puis je lui achèterai du pain et du tabac. Alors il m’a semblé que j’étais sur le pont, que je mendiais : je le vois qui vient, il s’arrête un instant, puis il s’approche, regarde ce que j’ai reçu et le prend. Voilà pour du pain, dit-il ; maintenant il faut encore pour du tabac. Je recommence, et il vient de nouveau prendre ce que j’ai reçu. J’ai beau lui dire que je lui donnerai tout sans rien garder pour moi : « Non, dit-il, tu me voles ; la Boubnow m’a dit que tu étais une voleuse, c’est pourquoi je ne te prendrai jamais chez moi. Tu dois avoir encore une pièce de cinq kopecks ; où est-elle ? » Je me suis mise à pleurer, mais lui ne m’écoutait pas et continuait à crier : « Tu m’as volé cinq kopecks ! » et il s’est mis à me battre. Il m’a fait bien mal, et j’ai beaucoup pleuré… Voilà, Vania, pourquoi je pense qu’il est vivant, qu’il s’en va tout seul et qu’il m’attend…

Je m’efforçai de nouveau de la raisonner et de la rassurer, et il me sembla, à la fin, que j’y étais parvenu. Elle me dit qu’elle craignait de s’endormir, parce qu’elle était sûre de voir son grand-père. Enfin elle passa ses bras autour de mon cou et m’embrassa.

— Et pourtant, je ne puis pas te quitter, Vania, reprit- elle en pressant son petit visage contre le mien, et si ce n’était grand-papa, je resterais toujours avec toi.

Toute la maison avait été effrayée de la crise qu’elle avait eue. Je racontai tout bas au docteur les rêves qui assiégeaient la pauvre petite, et lui demandai ce qu’en définitive il pensait de la maladie.

— Je ne puis encore rien dire de positif, me répondit-il ; je cherche, je réfléchis, j’observe… mais il n’y a encore rien de certain… Il n’y a pas de guérison à espérer. Elle ne vivra pas. Je ne le leur dis pas, à eux, parce que vous m’en avez prié, mais je proposerai demain une consultation. La maladie peut encore prendre une autre tournure. Elle me fait autant de peine que si c’était ma fille… cette chère, délicieuse enfant !

Nicolas Serguiévitch était extrêmement agité.

— Vania, me dit-il, elle aime beaucoup les fleurs ; préparons-lui pour son réveil demain une surprise comme celle qu’elle et Henri ont faite à sa mère, tu sais, ce qu’elle nous a raconté avec tant d'émotion...

— C'est justement ce qu’il faut éviter, les émotions, lui dis-je...

— D’accord ! mais les émotions agréables, c’est différent ; elles n’ont rien de dangereux, tu peux m’en croire : au contraire, elles peuvent avoir une heureuse influence, elles peuvent la guérir.

Il était si épris, si ravi de son idée que je n’eus pas le courage de le contredire. Je voulus en parler au docteur; mais Ikhméniew courait déjà arranger la chose.

— Il y a tout près d'ici, me dit-il, une magnifique serre où l’on peut avoir des plantes et des fleurs très-bon marché, étonnamment bon marché... Explique la chose à ma femme, qu’elle n’aille pas tout de suite se fâcher à cause de la dépense... C’est entendu... Ah ! oui, encore un mot. Où veux-tu aller à présent ? Ton travail est terminé, tu es libre, tu n'as rien qui le presse de retourner chez toi. Reste ici, tu coucheras dans la chambre haute, tu sais, comme autrefois ; tu y retrouveras ton lit tel que tu l’as laissé et tu y dormiras comme un roi. Ça va ? tu restes ! Nous nous lèverons de bon matin, on nous apportera des fleurs, et à huit heures nous aurons garni la chambre ; Natacha nous aidera ; elle a plus de goût que nous deux ensemble... Voyons, décide-toi. Tu restes, n'est-ce pas ?

Je me décidai à rester ; le vieillard alla faire son achat de fleurs, le docteur et Masloboïew prirent congé et nous quittèrent. On se couchait tôt chez les Ikhméniew. En partant, Masloboïew avait l'air préoccupé et semblait vouloir me dire quelque chose ; mais il n'en fit rien. Lorsque j'eus grimpé dans ma chambrette, je fus tout surpris de l'y trouver assis devant la table et feuilletant un livre en m'attendant.

— J’ai rebroussé chemin, Vania ; j'ai à te parler, et je crois qu'il vaut mieux le faire tout de suite. Assieds-toi. Vois-tu, c'est une bêtise...

— De quoi s’agit-il ?

— De ta canaille de prince. Voilà quinze jours que je suis furieux contre lui.

—Comment ? as-tu encore des relations avec lui ?

— Te voilà tout de suite avec tes « Comment ? » Ne dirait-on pas qu’il est arrivé Dieu sait quoi ? Tu es exactement comme mon Alexandra Séménovna et en général comme toute cette insupportable engeance de femmes… toujours prêtes à causer comme des corbeaux…

— Inutile de te fâcher.

— Je ne me fâche pas ; mais il faut regarder chaque chose sous son véritable point de vue ; il ne faut pas tout grossir, voilà !

Il se tut un instant, comme s’il avait été irrité contre moi. J’attendis sans rien dire.

— Vois-tu, mon vieux, reprit-il, je suis tombé sur une piste… ou plutôt je ne suis pas tombé sur une piste si l’on veut, puisqu’il n’y en a pas ; mais il m’a semblé… c’est-à-dire que je tire de différentes considérations la conclusion que Nelly… est peut-être… bref ! qu’elle est fille légitime du prince.

— Que dis-tu ?

— Bien ! te voilà de nouveau à brailler : « Que dis-tu ? » Pas moyen de parler à pareilles gens. T’ai-je rien dit de positif ? Évaporé ! t’ai-je dit qu’il fût prouvé qu’elle était fille légitime du prince ? Oui ou non ?…

— Écoute, mon cher, lui dis-je en l’interrompant au moment où il était le plus animé, au nom du ciel, explique- toi plus clairement et ne crie pas. Je saurai te comprendre ; mais comprends aussi à quel point la chose est importante et quelles conséquences…

— Des conséquences ! et de quoi ? Où sont les preuves ? Ce n’est pas ainsi qu’on traite les affaires, mon vieux, et c’est sous le sceau du secret que je te parle en ce moment. Je t’expliquerai plus tard pourquoi je mets cette question sur le tapis. Il fallait que ce fût ainsi. Fais-moi le plaisir de te taire, d’écouter, et surtout de la discrétion… Voici de quoi il s’agit : Pendant l’hiver, avant la mort de Smith, le prince, à peine de retour de Varsovie, avait entamé cette affaire ; il avait bien commencé plus tôt déjà l’année dernière ; mais ce n’était pas tout à fait la même chose, et, ce qui est très-important, il avait perdu le fil. Treize ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait abandonné à Paris la fille de Smith, et pendant ces treize années il avait été tenu au courant de tout ce qui la concernait ; il savait qu’elle était avec cet Henri dont Nelly nous a parlé, qu’elle avait une petite fille, qu’elle était malade ; bref, il était instruit de tout, lorsque le fil se rompit tout à coup. Ce doit être peu de temps après la mort de Henri, lorsqu’elle est partie pour revenir ici.

À Pétersbourg, il l’aurait bientôt retrouvée sous quelque nom qu’elle fût rentrée en Russie, si ses agents à l’étranger ne l’avaient pas trompé par de faux rapports, assurant qu’elle habitait une petite ville perdue de l’Allemagne méridionale, et ils croyaient dire vrai, car, par suite d’un malentendu, ils l’avaient confondue avec une autre. Cela dura au moins un an, au bout duquel il lui vint des doutes. Il lui avait déjà semblé que ce n’était pas elle, et tout à coup surgit la question de savoir ce qu’elle était devenue. Il se dit alors (sans aucune donnée d’ailleurs) qu’elle était peut-être à Pétersbourg, et pendant que les recherches allaient leur train à l’étranger, il en entamait d’autres ici ; mais comme il ne voulait pas les faire ouvertement et qu’on lui avait parlé de moi comme d’un amateur, etc., il s’arrangea de manière à faire ma connaissance. Voilà donc qu’il m’explique de quoi il s’agit, ce fils du diable, mais il le fait vaguement, d’une manière obscure et équivoque. Il se répétait, me donnait les mêmes faits sous différents aspects en un seul et même temps… On a beau être rusé, pas moyen de cacher toutes les ficelles, c’est connu ! Je m’étais mis à l’œuvre avec toute la candeur de mon âme ; j’étais dévoué comme un esclave. Mais conformément à une règle que je me suis imposée une fois pour toutes, et, en même temps, en vertu d’une loi naturelle (car c’est une loi naturelle), j’examinai : primo, si l’on m’avait dit ce dont on avait besoin, et secundo, s’il n’y avait pas là-dessous autre chose qu’on ne disait qu’à moitié. Dans ce dernier cas, tu pourras sans doute le comprendre, toi aussi, mon cher enfant, grâce à ta cervelle de poëte, j’étais volé ; car supposé que la chose que l’on m’avoue vaille un rouble et celle qu’on me cache quatre fois plus, je serais bien bête si je livrais pour un rouble ce qui en vaut quatre.

Je commençai mes investigations, et bientôt je trouvai différentes pistes : l’une sur laquelle je me fis mettre par lui, la seconde qui me fut indiquée par des gens étrangers à l’affaire, et la troisième que je ne dois qu’à mon propre mérite. Tu te demanderas peut-être comment j’ai eu l’idée de m’y prendre ainsi. C’est bien simple : il était trop inquiet, trop effrayé pour qu’il n’y eût pas quelque chose là-dessous. Qu’avait-il fait en définitive ? Il avait enlevé une jeune fille, elle était devenue enceinte et il l’avait abandonnée. Qu’y avait-il d’étonnant à cela ? C’était une charmante et agréable espièglerie, et rien de plus. Ce n’est pas un homme comme le prince qui va trembler pour si peu ! Et cependant, il avait peur… Cela me donna des soupçons. J’eus aussi quelques indices excessivement significatifs : par la femme d’un boulanger allemand d’ici qui s’est trouvée être une cousine de Henri. Elle l’avait éperdument aimé autrefois et n’avait pas cessé de brûler pour lui pendant une quinzaine d’années, malgré son gros boulanger de mari avec lequel elle a, sans y penser, procréé huit enfants. Henri était mort ; mais je découvris qu’il avait été en correspondance avec elle et lui envoyait, à la manière allemande, son journal ; avant de mourir il lui avait fait parvenir différents papiers. La dinde ne comprenait pas leur importance et ne faisait attention qu’aux passages où il était question de la lune, de mon cher Augustin, du poëte Wieland… Moi, j’y trouvai les renseignements dont j’avais besoin, j’appris différentes choses sur Smith, sur l’argent que sa fille lui avait soustrait, sur le prince, qui avait pris ces capitaux entre ses mains ; enfin, au milieu de toutes sortes d’exclamations, de détours et d’allégories, la vérité vraie m’apparut dans ces lettres ; c’est-à-dire, tu comprends, Vania, rien de positif. Ce benêt de Henri avait à dessein parlé à mots couverts et par allusions ; eh bien ! de ces allusions, de tout cet ensemble se dégagea tout à coup pour moi une céleste harmonie : le prince avait épousé la fille de Smith ! Où ? comment ? quand ? Est-ce à l’étranger ou ici ? existe-t-il quelque document ? Nuit et mystère ! Ce qui veut dire, mon vieux, que je m’en suis arraché les cheveux de dépit et que j’ai cherché, cherché, mais cherché jour et nuit ! À la fin, j’étais parvenu à découvrir Smith, et ne voilà-t-il pas qu’il faut qu’il meure tout à coup ! avant que j’aie eu le temps de le voir vivant ! J’apprends par hasard qu’il vient de mourir à Vassili-Ostrow une femme au sujet de laquelle j’ai lieu de soupçonner quelque chose ; je cours à Vassili-Ostrow, tu te rappelles, c’est justement le jour que nous nous sommes rencontrés. J’appris alors pas mal de choses, et Nelly m’a été d’un grand secours…

— Penses-tu vraiment que Nelly sache…

— Quoi ?

— Qu’elle est la fille du prince ?

— Mais puisque tu le sais, toi aussi, me répondit-il avec un regard de malicieux reproche ; pourquoi me faire des questions superflues ? homme futile ! D’ailleurs, l’important, c’est que non-seulement elle est sa fille, mais sa fille légitime, comprends-tu ?

— Ce n’est pas possible ! m’écriai-je.

— Moi aussi je me disais que c’était impossible, et parfois je me le dis encore. Mais l’affaire est justement que c’est possible, et que, selon toutes les probabilités, cela est.

— Non, Masloboïew, cela ne saurait être, tu te fais des illusions. Comment la mère de Nelly, si elle avait eu quelque preuve en main, aurait-elle supporté un sort aussi cruel que celui qu’elle a enduré depuis son retour, et laissé son enfant dans un pareil abandon ? C’est inadmissible.

— J’ai eu absolument les mêmes pensées, ou, pour mieux dire, je vois encore aujourd’hui les mêmes incertitudes se dresser devant moi. Mais il ne faut pas oublier que cette Smith était la femme la plus extravagante et la plus insensée que la terre ait portée ; le simple examen des circonstances te le prouvera : c’est du romantisme, ces sottises qui s’élèvent jusque par-dessus les étoiles et atteignent les dimensions les plus extravagantes.

Elle a commencé par rêver une sorte de ciel sur la terre, et ne voir ici-bas que des anges ; elle s’est livrée sans réserve à son amour, et je suis persuadé que si elle a ensuite perdu la raison, ce n’est point parce que son amant l’avait abandonnée, mais parce qu’elle s’était trompée en lui, parce que l’ange s’était fondu en boue et l’avait souillée et avilie. Son âme romantique et mal équilibrée ne put supporter cette métamorphose. Ajoute à cela l’affront qu’il lui a fait. Dans son épouvante et surtout dans sa fierté, elle s’est éloignée de cet homme avec un immense mépris. Elle a brisé tout ce qui l’attachait à lui, déchiré tous les papiers ; elle lui a jeté son argent à la face, et, oubliant même que cet argent n’était pas le sien, elle y a renoncé, n’en a pas fait plus de cas que si c’eût été de la poussière, de la boue, tout cela pour écraser par sa grandeur d’âme celui qui l’avait trahie, pour pouvoir le considérer comme un voleur et avoir toute sa vie le droit de le mépriser. Elle se sera dit alors qu’elle regarderait comme un déshonneur de s’appeler sa femme. Lé divorce n’existe pas chez nous ; mais, de fait, ils étaient divorcés ; comment aurait-elle pu ensuite lui demander de la secourir ? Souviens-toi de ce que, dans sa folie, elle disait à NelIy : Ne va pas chez eux, travaille, succombe ! mais ne va pas chez eux, quel que soit celui qui t’appelle. Elle présumait donc que l’on viendrait l’appeler, et que par conséquent il se présenterait une occasion de se venger, d’écraser sous le mépris celui qui appellerait ; bref, elle faisait de ses visions méchantes sa nourriture de tous les jours ! La phthisie rend d’une irritabilité extrême ; cependant je sais avec certitude, par une commère à moi, qu’elle a écrit au prince…

— Elle lui a écrit ! et la lettre est parvenue à son adresse ! m’écriai-je plein d’impatience.

— Je l’ignore ; un jour, elle s’était arrangée avec la commère en question (tu te rappelles, cette fille fardée chez la Boubnow ; elle est maintenant dans une maison de correction) ; elle voulait l’envoyer porter sa lettre ; puis elle la reprit : c’était trois semaines avant sa mort… Ce fait est significatif : Si elle s’était décidée à envoyer sa lettre, peu importe qu’elle l’ait reprise : elle a pu l’envoyer une autre fois. Maintenant l’a-t-elle fait ? Je n’en sais rien. Mais je crois que non, car le prince n’a été positivement instruit de sa présence à Pétersbourg qu’après qu’elle a été morte. Comme il a dû se frotter les mains !

Vois-tu, j’ai la conviction morale la plus complète, mais aucune preuve positive ; il faudrait pouvoir faire des recherches à l’étranger. Où ? Nul ne le sait. J’ai vu que je ne pouvais que l’effrayer par des allusions, en feignant d’en savoir plus long que je n’en savais en réalité…

— Et le résultat ?…

—– Il a caponné, et si fort qu’il en tremble encore à l’heure qu’il est ; mais il n’a pas donné dans le piège ; nous avons eu plusieurs entrevues : quel air malheureux, quelle figure de Lazare il prenait ! Un jour, alors qu’il croyait que je savais tout, il s’est mis à me raconter lui-même toute l’histoire, franchement, en ami. Il parlait avec chaleur et sentiment… et mentait d’une manière indigne, naturellement ; c’est là que j’ai pu calculer à quel point il me craignait. J’ai posé pendant quelque temps pour un niais qui veut faire le rusé ; je l’ai effrayé d’une manière gauche et maladroite ; j’en suis venu ensuite aux grossièretés, aux menaces, tout cela pour qu’il me prit pour un crétin et se trahit. Le gredin a flairé la chose. Une autre fois j’ai feint d’être ivre, mais ça n’a pas pris non plus ; c’est un finaud.

— Et comment cela a-t-il fini ?

— Ça n’a abouti à rien. Il m’aurait fallu des preuves, des faits, et je n’en avais point. Ce qu’il a compris, c’est que je pouvais faire du scandale, et, comme de raison, c’est la seule chose qu’il redoute, d’autant plus qu’il est en train de nouer des relations. Tu sais qu’il se marie ?

— Non.

— Il se mariera l’année prochaine. Il a choisi, il y a un an déjà, une fiancée qui n’avait alors que quatorze ans. Je crois qu’elle porte encore des tabliers, la pauvrette ! Les parents sont enchantés. Tu comprends combien il avait besoin que sa femme mourût ! Sa future est fille de bonne famille, riche, immensément riche… Mais ce que je ne lui pardonnerai jamais, s’écria-t-il en frappant un grand coup de poing sur la table, c’est de m’avoir mis dedans, comme il l’a fait il y a quinze jours… la canaille !

— Comment cela ?

— Voici comment : je voyais bien qu’il comprenait que je n’avais rien de positif, et je sentais que si la chose tirait en longueur, il s’apercevrait de mon impuissance. Je consentis alors à accepter de lui deux mille roubles.

— Tu as reçu de lui deux mille roubles !…

— Argent, mon cher Vania. J’ai rengainé ma colère et je les ai acceptés. Eh bien ! est-ce que ça ne valait que deux mille roubles ? Je les pris humblement. J’étais là devant, écrasé, conspué : « Masloboïew, me dit-il, je ne vous ai pas encore payé de vos peines d’auparavant (pourtant j’avais reçu depuis longtemps les cent cinquante roubles convenus) ; comme je pars, voici deux mille roubles, et j’espère que toutes nos affaires seront terminées. » Je lui ai répondu : « Entièrement terminées, prince. » En attendant, je n’osais pas le regarder en face, tellement il me semblait que je lirais écrit sur sa frimousse : « Hem ! tu t’attendais à mieux ! Ce n’est que par pure mansuétude envers un imbécile que je te donne cela. » Je ne me rappelle pas comment je suis sorti de chez lui.

— Mais c’était une lâcheté envers Nelly, Masloboïew !

— C’est lâche, c’est atroce, c’est abominable ! C’est… c’est… il n’y a pas de mot pour qualifier une telle action !

— Il devrait au moins assurer le sort de Nelly !

— Il devrait ! Comment l’y forcer ? Lui faire peur ? Il n’aura peur de rien : j’ai pris son argent. J’ai reconnu moi-même que toute la peur que je pouvais lui inspirer montait à deux milles roubles ; je me suis évalué à cette somme. Avec quoi l’effrayer à présent ?

— Est-il possible que la cause de Nelly soit tout à fait perdue ? m’écriai-je presque désespéré.

— Pour rien au monde ! répliqua Masloboïew avec feu. Je ne le lâche pas comme ça, Vania, et j’ai déjà décidé d’entamer une nouvelle campagne. Que j’aie pris deux mille roubles, je m’en moque pas mal. Je les ai pris pour l’affront qu’il m’a fait, parce qu’il m’a dupé, parce qu’il s’est moqué de moi. Je ne permets pas qu’on se moque de moi !… Maintenant, c’est par Nelly que je vais commencer ; j’ai la conviction que par elle je parviendrai à démêler tout le reste. Elle sait tout… Sa mère lui a tout raconté ; elle a pu le faire dans la fièvre, dans ses angoisses, alors qu’elle n’avait à qui se plaindre. Peut-être trouverons-nous quelque document ; tu comprends, maintenant, pourquoi je rôde par là. C’est d’abord à cause de l’amitié que j’ai pour toi, mais surtout pour observer Nelly, et, bon gré, mal gré, il faut que tu m’aides, car tu as beaucoup d’influence sur elle !…

— Certes, je suis prêt à le faire, et j’espère que tu mettras tout en œuvre pour le bien de cette orpheline si injustement traitée, et que tu ne te laisseras pas diriger uniquement par ton intérêt personnel…

— Qu’est-ce que cela peut te faire à toi, âme bienheureuse, dans les intérêts de qui je vais me mettre en quatre ; l’important, c’est de réussir. Il est clair que les intérêts de l’orpheline passent avant tout, la philanthropie le veut ainsi. Mais ne me condamne pas si en même temps je tâche de tirer mon épingle du jeu ; je suis un pauvre diable ! qu’il laisse les pauvres diables en paix ! Voilà un gaillard qui me frustre de ce qui m’est dû, qui me dupe, et à ton avis, je devrais avoir des égards pour un pareil gredin ? « Demain matin ! » comme disent les Allemands.

…………………………………………………………..

Notre « fête des fleurs » du lendemain ne réussit pas. Nelly allait plus mal ; il fut impossible de la transporter hors de sa chambre. Hélas ! elle ne devait plus en sortir !

Elle mourut quinze jours après, et pendant ces quinze jours d’agonie elle ne revint plus une seule fois entièrement à elle, et les étranges visions que son esprit s’était forgées ne la quittèrent plus. Sa raison était déjà en partie obscurcie, et jusqu’à son dernier soupir elle resta persuadée que son grand père l’appelait, et que, fâché de ce qu’elle ne se rendait pas à cet appel, il frappait de sa canne les dalles du trottoir et lui ordonnait d’aller mendier de quoi lui acheter du pain et du tabac ; souvent elle pleurait pendant son sommeil, et à son réveil elle racontait qu’elle avait vu sa mère.

Ce n’est qu’à de rares intervalles que la raison lui revenait. Un jour que j’étais resté seul auprès d’elle, ses petites mains affreusement amaigries et brûlantes de lièvre cherchèrent la mienne, et elle me dit :

— Vania, quand je serai morte, épouse Natacha !

Je crois que cette idée la préoccupait depuis quelque temps. Je souris sans rien répondre, elle sourit aussi et me menaça du doigt d’un air espiègle, puis elle m’embrassa.

L’avant-veille de sa mort, par une splendide soirée d’été, elle nous pria de lever le store et d’ouvrir la fenêtre qui donnait sur le jardin. Elle regarda longtemps l’épaisse verdure éclairée par les rayons du soleil couchant, puis elle demanda qu’on nous laissât seuls.

— Vania, me dit-elle d’une voix si faible que je l’entendais à peine, je vais bientôt mourir, et j’ai voulu te dire de ne pas m’oublier. Voici ce que je te laisse en souvenir de moi, continua-t-elle en me montrant un petit sachet qu’elle portait au cou avec sa croix. C’est maman qui me l’a donné à son lit de mort ; quand je serai morte, tu le prendras et tu liras ce qu’il y a dedans. Je dirai à tous aujourd’hui qu’on ne le donne qu’à toi. Quand tu auras lu, tu iras chez lui, et tu lui diras que je suis morte et que je ne lui ai pas pardonné. Tu lui diras que j’ai lu dans l’Évangile que nous devons pardonner à nos ennemis, et que si après avoir lu cela, je ne lui ai pourtant pas pardonné, c’est parce que les dernières paroles de maman ont été : « Je le maudis ! » Et moi aussi, je le maudis, non pas à cause de moi, mais à cause de maman… Raconte-lui comment elle est morte, comment elle m’a laissée seule ; raconte-lui dans quel état tu m’as vue chez la Boubnow, raconte-lui tout, tout, et dis- lui bien que j’aurais préféré rester chez la Boubnow plutôt que d’aller chez lui…

Pendant qu’elle parlait, son cœur battait avec violence ; elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller et resta quelques minutes sans pouvoir continuer.

— Appelles-les, Vania, dit-elle enfin d’une voix faible : je veux prendre congé d’eux. Adieu, Vania !

Elle me serra bien, bien fort dans ses bras une dernière lois. Tout le monde entra. Le vieillard ne pouvait pas comprendre qu’elle mourait, il ne pouvait pas admettre cette idée, et jusqu’au dernier moment il assura qu’elle recouvrerait la santé. Les soucis l’avaient tout à fait desséché : il avait passé au chevet de Nelly des journées et des nuits entières… les dernières nuits, il n’avait littéralement pas fermé l’œil.

Il s’efforçait de prévenir ses moindres désirs, ses moindres caprices, et lorsqu’il sortait de la chambre il fondait en larmes, quitte à reprendre espoir l’instant d’après et à nous assurer qu’elle guérirait. Il lui apportait des fleurs ; un jour, il fit une longue course pour aller acheter un splendide bouquet de roses blanches et rouges, qu’il apporta à sa chère petite Nelly. Il l’agitait beaucoup. Elle ne savait comment répondre à l’amour dont elle était l’objet de la part de tout le monde.

Ce soir-là, le soir des adieux, le vieillard ne voulut jamais croire qu’ils se séparaient pour toujours. Nelly le regardait en souriant, et toute la soirée elle s’efforça d’être gaie ; elle plaisanta avec lui, et alla même jusqu’à rire… nous avions presque repris l’espoir, quand nous la quittâmes ; mais le lendemain elle ne pouvait plus parler, et deux jours après elle était morte !

Je vois encore le vieillard couvrir de fleurs le petit cercueil, je vois son désespoir devant ce petit visage amaigri et privé de vie, sur lequel flottait un sourire, ces petites mains posées en croix sur la poitrine. Il la pleurait comme il aurait pleuré son enfant. Natacha, moi, nous tous, nous faisions de notre mieux pour le consoler ; mais il était inconsolable, et il tomba gravement malade après l’enterrement de Nelly.

Anna Andréievna me remit le sachet qu’elle avait enlevé au cou de la petite morte. Il contenait une lettre de la mère de Nelly au prince. Je la lus le jour même de la mort de l’enfant. Elle le maudissait, lui disait qu’elle ne pouvait pas lui pardonner, lui décrivait toute la dernière période de sa vie, le sort épouvantable auquel elle abandonnait Nelly, le conjurant de faire quelque chose pour l’enfant. « C’est votre fille, disait-elle : vous savez bien qu’elle est véritablement votre fille. Je lui ai dit d’aller vous trouver quand je serai morte et de vous remettre cette lettre. Si vous ne repoussez pas Nelly, il se peut que je vous pardonne là-haut, et qu’au jour du jugement je me prosterne devant le trône de Dieu et supplie le Juge suprême de vous pardonner tout le mal que vous avez fait. Nelly connaît le contenu de cette lettre ; je la lui ai lue, je lui ai tout expliqué, elle sait tout. »

Mais Nelly n’avait pas exécuté la dernière volonté de sa mère : elle savait tout, mais elle n’était pas allée chez lé prince, et elle était morte irréconciliée…

De retour de l’enterrement ; Natacha et moi, nous allâmes au jardin, il faisait une belle journée chaude et éclatante de lumière.

Le départ devait avoir lieu huit jours plus tard.

— Vania ! dit-elle tout à coup, n’est-ce pas ? c’était un rêve.

— Quoi ? Qu’est-ce qui était un rêve ?

— Tout cela, tout ce qui s’est passé depuis un an. Ah ! Vania ! pourquoi ai-je détruit ton bonheur ?

Et je lus dans ses yeux cette pensée :

« Nous aurions si bien pu être heureux ensemble pour toujours ! »


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé en décembre 2010.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] En russe, général se dit aussi pour les employés civils et correspond à conseiller privé actuel.

[2] Prendre le thé. Tchaï, mot russe signifint thé.

[3] Boisson aigre faite avec du pain.

[4] Diminutifs de Léon et de Boris.

[5] Diminutif d’Alexandrine.

[6] Pain d’épice.

[7] Lait de la vierge, nom d’un vin du Rhin très-connu.

[8] Ruisseau de feu.

[9] Fraternité.