LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Fyodor Dostoïevski

(Достоевский Фёдор Михайлович)

1821 — 1881

 

 

 

 

DISCOURS SUR POUSCHKINE

(Речь о Пушкине)

 

 

 

1880

 

 

 

 

 

 

Traduction de J.W. Bienstock et John-Antoine Nau dans Journal d’un écrivain, Paris, 1904.

 

 

 

 


TABLE

 

[INTRODUCTION DU JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN]

DISCOURS SUR POUSCHKINE

 

 

 

 

 

[INTRODUCTION DU JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN]

UN MOT D’EXPLICATION AU SUJET DU DISCOURS SUR POUSCHKINE PUBLIÉ PLUS LOIN

 

Mon discours sur Pouschkine, prononcé cette année, le 8 juin, devant la société des Amis de la Littérature russe, a produit une grande impression. Ivan Serguieïvitch Aksakov, qui a dit de lui-même, qu’on le regardait comme le représentant des Slavophiles, a déclaré que ce discours était « un événement ». Ce n’est pas pour me louer moi-même que je rappelle cela, mais bien pour affirmer que si mon discours est un événement, il ne peut l’être qu’à un seul et unique point de vue, que j’indiquerai plus loin.

Mais voici ce que j’ai voulu faire ressortir dans ce discours sur Pouschkine.

1° Que Pouschkine, le premier, esprit profondément perspicace et génial, a su expliquer ce phénomène bien russe de notre société intelligente « déracinée » de la glèbe natale, et se séparant nettement du peuple. Il a campé devant nous, avec un relief intense, notre type d’homme agité, sceptique, sans foi dans le sol de sa patrie, négateur de la Russie et de soi-même, et souffrant de son isolement.

Aleko et Oniéguine ont engendré une foule de types pareils dans notre littérature. Après eux, sont venus les Petchorine, les Tchitchikoff, les Roudine, les Lavretzky, les Bolkonsky (dans la Guerre et la Paix du comte Tolstoï) et plusieurs autres qui ont témoigné de la puissance d’observation de Pouschkine. Gloire donc à son immense esprit, à son génie qui a indiqué la plaie encore saignante de notre société, telle que l’a faite la grande réforme de Pierre le Grand. Nous lui devons le diagnostic de notre maladie et c’est lui, le premier aussi, qui nous a donné quelque espoir. Il nous a fait voir que la société russe pouvait guérir, se renouveler si elle se retrempait dans la vérité nationale, parce que :

2° Il nous a, le premier encore, tracé des types de beauté morale russe, qu’il a été chercher sur notre glèbe même, Tatiana, par exemple, la femme essentiellement russe, qui a su se garder du mensonge. Il a évoqué pour nous des types historiques, comme le moine et tant d’autres, dans Boris Godounov, comme ceux que l’on trouve dans la Fille du Capitaine, dans ses vers, dans ses contes, dans ses mémoires et même dans son Histoire de la révolte de Pougatschev. Ce qu’il faut surtout faire remarquer, c’est que tous ces types de la beauté morale russe sont choisis dans le milieu populaire. Car, disons-le franchement, ce n’est pas dans notre classe « instruite à l’européenne », que l’on peut trouver de ces belles figures : c’est dans le peuple russe et uniquement en lui. Si bien que je répète, qu’après avoir désigné la maladie, il a donné le remède, l’espoir : « Ayez foi dans l’esprit populaire, et de lui vous viendra le salut. » Il est impossible de ne pas arriver à cette conclusion après avoir approfondi Pouschkine ;

3° Pouschkine est le premier et le seul chez lequel on puisse constater le génie artistique à un pareil degré, uni à la faculté de pénétrer le génie des autres nations. Ailleurs, il y a eu d’immenses génies, des Shakespeare, des Cervantes, des Schiller, mais nous ne voyons pas chez eux cette compréhension de l’âme humaine universelle que nous rencontrons chez Pouschkine. Je n’avance pas cela pour amoindrir les grands créateurs occidentaux qui ont, comme Shakespeare dans Othello, évoqué des types humains éternels, mais je veux dire que seul Pouschkine a pu, à son gré, sans cesser d’être original, pénétrer profondément l’âme des hommes de toutes races, parce que :

4° Cette faculté est absolument russe, nationale, et que Pouschkine n’a fait que la partager avec tout le peuple russe. Il ne faut pas s’indigner si je répète que c’est grâce à cette aptitude que « notre terre misérable » sera celle d’où s’élèvera une « parole nouvelle universelle ». Il est absurde d’exiger que nous ayons achevé notre évolution scientifique, économique et sociale, avant de prononcer cette parole nouvelle, qui doit améliorer le sort de nations prétendues aussi parfaites que les nations européennes. J’ai eu soin, dans mon discours, de dire que je ne songeais pas à placer la Russie au même niveau que les pays d’Occident, au point de vue glorieux de l’économie politique. Je répète seulement que le génie du peuple russe est peut-être le seul capable de créer la fraternité universelle, d’atténuer les dissemblances, de concilier les contradictions apparentes. Ce n’est pas un trait économique de notre race. C’est un trait moral. Les trésors moraux ne dépendent pas du développement économique. Les 80 millions de notre population représentent une telle unité spirituelle, inconnue partout ailleurs en Europe, qu’il ne faut pas dire de notre terre qu’elle est si misérable ! Dans cette Europe si riche de tant de façons, la base civile de toutes les nations est sapée ; tout cela peut s’écrouler demain, et pour l’éternité. Il surgira alors quelque chose d’inouï, quelque chose qui ne ressemblera à rien de ce qui a été. Toutes les richesses amassées par l’Europe ne la sauveront pas de la chute, car en un seul moment « toute la richesse disparaîtra ». Et c’est cette organisation civique, pourrie et sapée, que l’on montre à notre peuple comme un idéal vers lequel il doit tendre ! Je prétends, moi, que l’on peut porter en soi un trésor moral sans posséder la moindre méthode économique. S’il nous faut, avant d’unifier l’Europe et le monde, devenir une nation riche, faudra t-il, pour cela, emprunter tous les systèmes économiques européens, toute une organisation destinée à périr demain ? Ne nous permettra-t-on pas de nous développer de nous-mêmes, selon notre tempérament ? Il faut imiter servilement l’Europe ? « Mais notre peuple ne nous le permettra pas », disait récemment quelqu’un à un fervent « occidental ». — « Eh bien ! exterminez le peuple ! » répondit paisiblement l’ « occidental ». Et celui-ci n’était pas le premier venu, mais bien un des « représentants de l’intelligence russe ». Ce dialogue est vrai, pris sur nature.

Par ces quatre points, j’ai établi l’importance qu’avait pour nous Pouschkine, et je répète que mon discours a produit une impression. Ce ne sont pas ses mérites qui en ont été cause (j’y appuie), mais bien sa sincérité. Mais ce qui en a fait un « événement », selon l’expression d’Aksakov, c’est que c’est à son occasion que les slavophiles ont reconnu la légitimité de tendances russes « occidentales » vers l’Europe, et les ont expliquées par cette faculté russe de sympathiser intellectuellement avec toutes les âmes humaines. Ils ont conclu que les « occidentaux » avaient, aussi bien que les autres, servi la terre russe, et que toutes les querelles entre le parti « slavophile » et le parti « occidental » n’étaient que le résultat de malentendus. Quant à moi, je déclare, comme je l’ai déjà dit dans mon discours, que le mérite de cette réconciliation ne revient aucunement à moi, mais bien à tout le monde « slavophile », à l’esprit et à la direction de notre « parti ». J’ai eu la chance de parler à propos, et voilà tout. Ma conclusion est que slavophiles et occidentaux n’auront plus de sujet de division entre eux, puisque tout est expliqué.

Quand je suis descendu de l’estrade, les occidentaux aussi bien que les slavophiles sont venus me serrer les mains, en affirmant que mon discours était génial. Ils n’ont que trop insisté sur ce mot génial. Et malgré tout j’ai peur. N’ont-ils dit cela que dans leur enthousiasme ? Persisteront-ils à le trouver génial ? Je sais bien, moi, qu’il n’est pas du tout génial, et ce n’est pas le moins du monde parce qu’ils se sont trompés et peuvent se reprendre, que je leur en voudrai, mais je crains qu’après réflexion leur opinion sur le fond de la question se modifie. Ils pourraient (non pas ceux qui sont venus me serrer la main, mais les autres « occidentaux »), ils pourraient en venir à se dire peut-être, j’insiste sur le peut-être : « Ah ! vous avez consenti, après de longues querelles, à admettre que nos tendances européennes étaient légitimes ; vous avez reconnu qu’il y a aussi, de notre bord, une part de vérité ! Nous vous en remercions et nous hâtons de dire que c’est beau de votre part. Mais voici qu’apparaît un obstacle nouveau. Votre conclusion nous trouble ; votre thèse qui veut que nous soyons en tout mystérieusement guidés par l’âme populaire nous semble douteuse. Et voici que l’entente complète entre nous redevient impossible. Sachez que c’était l’Europe qui nous dirigeait, et cela, depuis la réforme de Pierre le Grand ; l’âme de notre peuple, nous n’avons aucun point de contact avec elle ; ce peuple nous l’avons laissé loin derrière nous. Lors de nos débuts, nous volions de nos propres ailes, et ne songions nullement à suivre quelque vague instinct de votre peuple vers la compréhension universelle et l’union de l’humanité. Le peuple russe n’est qu’une masse inerte, de laquelle il n’y a rien a apprendre, une masse qui nous entrave, au contraire. Nous avons découvert l’Europe, et c’est d’elle qu’il nous faut nous inspirer ; nous devons adopter son organisation économique et civique. Votre peuple n’a pas une idée. Toute son histoire n’est qu’une suite d’absurdités, d’où vous avez tiré des conclusions fantaisistes. Un peuple comme le nôtre ne devrait pas avoir d’histoire du tout et aurait le devoir d’oublier le peu qu’il en sait. Je n’admets comme histoire que celle de notre société intelligente, à laquelle le peuple ne peut servir qu’en travaillant pour elle.

« Ne vous fâchez pas. Nous ne voulons asservir personne. En parlant de travail ou d’obéissance, nous n’avons pas de pareilles intentions. Ne concluez pas ainsi. Nous sommes européens, nous sommes humains, vous ne le savez que trop. Au contraire, nous voulons instruire le peuple peu à peu, le hausser jusqu’à nous. Dès qu’il saura lire et écrire, nous le ferons rompre avec son passé, nous l’orienterons vers l’Europe ; nous le forcerons à avoir honte de son « lapot » et de son « kwass », de ses vieilles chansons ; il boira des liqueurs européennes et chantera l’opérette. Nous le prendrons d’abord par ses côtés faibles, comme on nous a pris nous-mêmes, et dès lors, le peuple sera à nous. S’il se montre rétif à l’instruction, eh bien ! nous le « détruirons ». La vérité est en Europe avec l’intelligence et, quoique votre peuple compte 80 millions d’âmes (et on assure que vous vous en vantez), ces 80 millions d’individus doivent servir la vérité européenne, parce qu’il n’y en a pas d’autre. Ces millions de moujiks ne nous intimideront pas. Telle est notre conclusion et nous nous y tenons. Voilà pourquoi nous acceptons la partie de votre discours où vous nous faites des compliments ; mais ce qui est relatif à vos « éléments populaires », et à votre orthodoxie, pardonnez-nous, mais nous n’en voulons pas entendre parler. Nous sommes athées et européens. »

Voilà la fâcheuse conclusion que je redoute. Je répète que je ne l’attribue pas à ceux des occidentaux qui m’ont serré les mains, ni même à l’ensemble de l’élite du parti, mais à la masse des européanisés. Quant à la foi, une portion de notre trop spirituel public russe affirme que notre seul but, à nous autres slavophiles, est de convertir l’Europe à l’orthodoxie ! Mais laissons de côté ces sottises et mettons notre espoir dans l’élite de nos occidentaux. S’ils veulent seulement accepter la moitié de notre conclusion et croire à l’espoir que nous avons en eux, gloire à eux ! Nous fraterniserons avec eux de tout notre enthousiasme et de tout notre cœur. S’ils consentent à reconnaître tout simplement que l’âme russe a sa personnalité et a droit à sa part d’indépendance, nous n’avons plus de raisons de nous quereller, du moins au sujet de ce qui est fondamental. Mon discours aura servi alors à hâter la venue des temps nouveaux. Ce n’est pas lui-même qui est un événement : il n’est pas digne d’une telle qualification ; c’est la fête en l’honneur de Pouschkine, qui est un événement, puisqu’elle consacre l’union de tous les Russes instruits et sincères, et nous montre un magnifique but dans l’avenir.

 

 

 

  

 

 

 

DISCOURS SUR POUSCHKINE

 

Prononcé le 8 juin 1880 devant la Société des Amis de la Littérature russe.

 

Pouschkine est un phénomène extraordinaire, et peut-être le phénomène unique de l’âme russe, a dit Gogol. J’ajouterai, pour ma part, que c’est un génie prophétique.

Pouschkine apparaît juste à l’heure où nous semblons prendre conscience de nous-mêmes, un siècle environ après la grande réforme de Pierre, et sa venue contribue fortement à éclairer notre chemin.

L’activité intellectuelle de notre grand poète a trois périodes. Je ne parle pas, en ce moment, en critique littéraire ; je ne songe qu’à ce qu’il y a pour nous de prophétique dans son œuvre. J’admets que ces trois périodes n’aient pas entre elles des limites très tranchées. Ainsi, selon moi, le commencement d’Oniéguine appartient à la première et la fin à la deuxième période, alors que Pouschkine a déjà trouvé son idéal dans la glèbe natale.

Il est d’usage de dire que Pouschkine, à ses débuts, a imité les poètes européens, Parny, André Chénier et surtout Byron. Sans doute les poètes de l’Europe ont eu une grande influence sur le développement de son génie, et cette influence, ils l’ont gardée jusqu’à la fin de la vie de Pouschkine. Néanmoins, les premières poésies mêmes de Pouschkine ne sont pas seulement une imitation : l’indépendance de son génie y perce déjà. Jamais, dans des œuvres simplement imitées, on ne verra une telle intensité de douleur et une si profonde conscience de soi-même. Prenez, par exemple, les Tsiganes, poème que je place dans la première période de son activité créatrice. Je ne parle pas seulement de sa fougue, qui ne saurait être aussi puissante, s’il ne faisait qu’imiter. Mais dans ce type d’Aleko, héros du poème, se révèle déjà une pensée forte et profonde, éminemment russe, qui se manifestera plus tard en toute sa plénitude dans Oniéguine, où l’on croirait voir reparaître Aleko, non plus sous un aspect fantastique, mais sous une forme réelle, tangible et compréhensible. Dans ce type d’Aleko, Pouschkine a déjà trouvé et marqué du sceau de son génie le personnage de l’infortuné vagabond, errant sur sa terre natale, de ce martyr russe historique, né forcément de notre société violemment séparée du peuple. Ce n’est pas dans Byron qu’il l’a rencontré. Ce vagabond russe sans gîte poursuit aujourd’hui encore sa carrière et ne disparaîtra pas de longtemps. S’il ne va plus rejoindre les Tsiganes, pour trouver chez eux son idéal de sauvage vie errante et l’apaisement au sein de la nature, il se jette dans le socialisme, qui n’existait pas encore à l’époque d’Aleko. Il cherche toujours, non seulement la satisfaction de ses instincts personnels, mais encore le bonheur universel. Le vagabond russe a besoin du bonheur universel pour s’apaiser.

Oh ! la grande majorité des Russes n’en demande pas tant. La plupart d’entre eux se contentent de servir placidement le pays comme fonctionnaires, employés du fisc ou des chemins de fer, commis de banques, etc., et ne s’inquiètent que de gagner leur vie d’une façon ou d’une autre. C’est tout au plus si quelques-uns poussent le libéralisme jusqu’à un vague « socialisme européen », tempéré par la bonhomie russe ; mais ce n’est qu’une question de temps. Qu’importe que celui-ci ne commence qu’à peine à s’agiter, alors que celui-là heurte déjà du front la porte fermée ! Il suffit que quelques-uns soient agités pour que tous les autres soient inquiets. Aleko ne sait pas encore exprimer nettement son angoisse. Tout cela est encore à l’état vague, chez lui, il n’a que la nostalgie de la nature, des rancœurs contre la société mondaine, des tendances, en quelque sorte, cosmopolites, des larmes sur la vérité qu’on a perdue, qu’on ne peut retrouver. Il y a en lui un peu de Jean-Jacques Rousseau. En quoi consiste cette vérité ? C’est ce qu’il ne nous dira pas, mais il souffre sincèrement... La vérité est-elle ailleurs ? dans les terres européennes qui ont une ferme organisation historique, une vie sociale nettement définie ? Il ne comprendra pas que la vérité est en lui-même, et comment le comprendrait-il ? Il est comme un étranger dans son propre pays, il a désappris le travail, il n’a pas de culture. Il n’est qu’une poussière flottante dans l’air. Il le sent et il en souffre. Appartenant sans doute à la noblesse héréditaire, probablement propriétaire de serfs, il s’est offert la fantaisie de vivre avec des gens qui ne reconnaissent pas de loi ; il a promené un ours qu’il montre... Comme de raison la femme, la « femme sauvage», selon l’expression d’un poète, pouvait lui rendre l’espoir de la guérison, et c’est aveuglément qu’il s’éprend de Zemfira. « Voilà, dit-il, où est ma guérison et peut-être mon bonheur, ici, au sein de la nature, parmi des hommes qui n’ont ni civilisation ni lois ! » Mais lors de ses débuts dans la vie sauvage, il supporte mal l’épreuve et tache ses mains de sang. Les Tsiganes le chassent, sans vengeance et sans dépit, loyalement et magnifiquement :

 

Laisse-nous, homme orgueilleux.

Nous sommes sauvages. Nous n’avons pas de lois ;

Nous ne tourmentons pas et ne punissons pas.

 

Tout cela naturellement se passe en pleine fantaisie ; mais, pour la première fois, le type de « l’orgueilleux homme civilisé », en tant qu’opposé à l’homme sauvage, est saisi d’une façon juste. Et c’est chez nous qu’il est mis debout pour la première fois par Pouschkine. C’est un fait à retenir.

Dès que l’orgueilleux homme civilisé croira à une offense, il frappera et punira méchamment l’offenseur : se rappelant qu’il appartient à l’une des « quatorze classes de la noblesse », il poussera les hauts cris et regrettera la loi qui réprimait ceux qui pouvaient le gêner. Et l’on dira que ce magnifique poème n’est qu’une œuvre d’imitation ! On pressent déjà là la « solution russe » de la « question maudite » :

« Humilie-toi, homme orgueilleux ; il faut d’abord vaincre ta fierté. Humilie-toi, homme oisif, travaille ta glèbe natale. » Telle est la solution selon le peuple. « La vérité n’est pas en dehors de toi, elle est en toi-même ; soumets-toi à toi-même ; reconquiers-toi toi-même et tu connaîtras la vérité. Elle est dans ton propre effort contre les faussetés apprises. Une fois vaincu et subjugué par toi-même, tu deviendras libre comme tu n’avais jamais imaginé qu’on pût l’être ; tu entreprendras la grande œuvre de l’affranchissement de tes semblables ; tu seras heureux parce que ta vie sera bien remplie, et tu comprendras enfin ton peuple et sa vérité sainte. L’harmonie mondiale n’est ni chez les Tsiganes, ni nulle part pour toi, si tu n’es pas digne d’elle, si tu es méchant et orgueilleux, si tu veux la vie sans la payer d’un effort.

La question est déjà bien posée dans le poème de Pouschkine. Elle sera encore plus clairement indiquée dans Eugène Oniéguine, un poème qui n’a plus rien de fantaisiste, mais qui est d’un réalisme évident ; un poème dans lequel la vraie vie russe est évoquée avec une telle maîtrise que rien d’aussi vivant n’a été écrit avant Pouschkine ni peut-être depuis lui.

Oniéguine arrive de Pétersbourg, et c’est bien de Pétersbourg qu’il doit arriver pour que le poème ait toute sa signification. C’est toujours un peu Aleko, surtout lorsqu’il s’écrie, dans l’angoisse :

 

Pourquoi, comme l’assesseur de Toula,

Ne suis-je vaincu par la paralysie ?

 

Mais au début du poème il conserve un peu de fatuité, il demeure mondain et a vécu trop peu de temps pour être désillusionné de la vie. Mais déjà commence à le fréquenter

 

Le noble démon de l’ennui caché.

 

Au cœur même de sa patrie il se sent exilé. Il ne sait quoi faire ; il se sent « comme son propre invité ».

Ensuite, quand, pris d’angoisse, il erre à travers sa patrie, puis à l’étranger, il se croit, en homme sincère qu’il est, plus étranger à lui-même chez les étrangers. Quant à sa terre natale, il l’aime, mais il n’a pas confiance en elle. Il a entendu parler de l’idéal russe, mais il n’y croit pas. Il ne croit qu’à l’entière impossibilité de tenter quoi que ce soit sur le sol de son pays ; et ceux qui, peu nombreux alors comme aujourd’hui, gardent leur espoir en la terre russe, il les raille tristement. Il a tué Lensky simplement par spleen, qui sait, peut-être par nostalgie de l’idéal mondial.

Tatiana est autre. C’est la femme qui tient par tous ses sentiments à la glèbe natale. Elle est d’âme plus profonde qu’Oniéguine ; elle pressent, par une sorte de noble instinct, où est la vérité, et exprime sa pensée à ce sujet à la fin du poème. Elle, c’est un type positif, non négatif, c’est l’apothéose de la femme russe, et le poète a voulu que ce fût elle qui révélât toute la pensée du poème dans la fameuse scène qui suit la rencontre de Tatiana avec Oniéguine. On peut presque dire qu’on ne retrouve plus un seul type aussi beau de la femme russe dans toute notre littérature, si ce n’est peut-être la Lise du Nid de Gentilshommes de Tourguénev...

... Elle passe, méconnue, dans la vie d’Oniéguine, et c’est ce qu’il y a de tragique dans leur roman. Ah ! si à leur première rencontre Childe Harold ou lord Byron lui-même était venu d’Angleterre pour faire comprendre à Oniéguine le charme de Tatiana, nul doute qu’Oniéguine n’eût été en extase devant elle. Car il y a parfois chez ces errants douloureux quelque servilité d’âme. Mais cela n’arrive pas, et le chercheur d’harmonie mondiale, après avoir débité à Tatiana une sorte de sermon, s’en va honnêtement avec son angoisse mondiale. Il continue à errer et, plein de force et de santé, s’écrie en blasphémant :

 

Je suis jeune ; en moi la vie est forte,

Et qu’ai-je à attendre ? L’ennui, l’ennui !

 

Tatiana a compris cela. En des strophes immortelles, le poète l’a représentée visitant la maison de cet homme étrange, encore énigmatique pour elle. Je ne parle pas de la beauté incomparable de ces strophes au point de vue littéraire. La voici dans le cabinet de travail d’Oniéguine ; elle cherche à deviner l’énigme ; puis elle s’arrête avec un sourire étrange ; elle pressent la vérité et dit à voix basse :

 

N’est-ce qu’un imitateur parodiste ?

 

Oui, elle devait penser cela et elle a deviné. Plus tard, à Pétersbourg, lors d’une nouvelle rencontre, elle le reconnaît parfaitement. À propos, qui donc a affirmé que la vie de la cour agissait sur elle comme un poison et que c’étaient ses nouvelles idées mondaines qui, jusqu’à un certain point, la décidaient à repousser Oniéguine... Non, c’est faux. Tatiana est toujours Tatiana, Tania, la villageoise. Elle n’est aucunement pervertie. Elle souffre, au contraire, de cette vie pétersbourgeoise trop brillante ; elle hait son rôle de femme mondaine, et qui la juge autrement l’apprécie mal, ne comprend pas l’idée de Pouschkine. Elle dit fermement à Oniéguine :

 

Je me suis donnée à un autre

Et je lui serai éternellement fidèle.

 

Elle a exprimé là le vrai sentiment de la femme russe. Je ne parlerai pas de ses opinions religieuses, de ses idées sur le mariage. Je ne toucherai pas à cela. Si elle refuse de suivre Oniéguine, bien qu’elle lui ait dit : « Je vous aime », ce n’est pas, comme une Européenne, une Française quelconque, parce qu’elle manque de courage pour sacrifier son luxe et ses richesses... Non, la femme russe est courageuse, elle suivra qui elle croit devoir suivre. Mais « elle s’est donnée à un autre et lui sera éternellement fidèle »...

... Et quel peut être le bonheur qui est fondé sur le malheur d’un autre ? Imaginez-vous que vous ayez trouvé le secret de rendre tous les êtres humains heureux, mais que pour cela il faille martyriser un seul individu, en admettant même que ce ne soit qu’un être un peu ridicule, sans rien de shakespearien, un vieillard, un mari, consentiriez-vous à faire à ce prix le bonheur de l’humanité ? Croyez-vous, d’ailleurs, que ceux que vous voudriez rendre heureux en faisant souffrir un seul être consentiraient à accepter un pareil bonheur ? Dites, Tatiana peut-elle prendre une autre décision que celle qu’elle prend, elle dont l’âme est si haute, elle dont le cœur a été si durement éprouvé ? Une vraie âme russe conclura comme elle : « Je préfère être seule privée de bonheur à faire le malheur d’un seul être humain ; je veux que personne ne connaisse mon sacrifice, mais je refuse toute joie qui contriste une autre créature. » Mais Oniéguine sera malheureux ? La question ici est autre. Je crois que, même veuve, Tatiana n’aurait pas épousé Oniéguine. Elle sait qu’Oniéguine en revoyant, dans un milieu brillant, la femme qu’il a jadis refusée, a pu être impressionné par le luxe qui la pare et l’entoure. Le monde adore cette fillette qu’il a failli mépriser ; le monde, cette autorité souveraine pour Oniéguine !

« Voici mon idéal, s’écrie-t-il, mon salut, la fin de mes angoisses ! Et j’ai perdu tout cela ! Et le bonheur a été si proche, si possible ! » Et comme jadis Aleko vers Zemphyra, il s’élance vers Tatiana, cherchant dans la satisfaction de cette nouvelle fantaisie la solution de tous ses doutes. Mais Tatiana ne l’a-t-elle pas depuis longtemps deviné ? Elle sait qu’au fond il n’aime que le caprice nouveau et non pas elle, qui est toujours la timide Tatiana d’autrefois. Elle sait qu’il n’aime pas la femme qu’elle est réellement, mais celle qu’elle paraît être ; est-il même capable d’aimer qui que ce soit ? Si elle le suit, il se désillusionnera, et le lendemain il se moquera de son enthousiasme de la veille. Il n’a aucun fond. C’est un brin d’herbe que le vent emporte où il veut. Elle est d’une nature toute différente. Quand elle a conscience que le bonheur de toute sa vie est perdue, elle s’appuie encore sur ses souvenirs d’enfance, de vie paisible et villageoise. Les souvenirs de jadis lui sont maintenant plus chers que tout ; il ne lui reste que cela, mais c’est cela qui la sauve du désespoir complet. Mais à lui, Oniéguine, que reste-t-il ? Ne pourrait-elle donc le suivre par pure compassion, pour lui donner ne fût-ce que l’apparence du bonheur ? Non, il y a des âmes fortes qui ne peuvent trahir même par pitié. Tatiana ne peut suivre Oniéguine.

Dans ce poème, Pouschkine se révéla le grand poète populaire, plus grand que tous ceux qui le précédèrent ou le suivirent. En nous montrant ce type du vagabond russe, il a prophétiquement deviné son immense importance pour notre sort à venir et a su mettre à côté de cet Oniéguine la plus belle figure de femme russe de toute notre littérature. Du reste, il est le premier qui nous ait donné toute une série de beaux types russes vrais, qu’il a découverts dans notre peuple. Je rappellerai encore une fois que je ne parle pas en critique littéraire et que c’est pour cela que je ne me livre pas à un examen plus détaillé de ces œuvres géniales. On pourrait écrire un livre entier rien que sur le type du moine historien pour expliquer toute la signification de cette grandiose personnalité russe magnifiquement dépeinte par Pouschkine, pour faire sentir toute la beauté spirituelle de cette figure. Ce type existe ; il n’est pas une simple idéalisation de poète. Et l’esprit du peuple qui l’a produit est aussi existant, et la force vitale de cet esprit est immense. Partout dans l’œuvre de Pouschkine vous verrez éclater sa foi en l’âme russe.

 

Dans l’espoir de la gloire et du bien,

Je regarde devant moi sans crainte.

 

a-t-il dit lui-même, et ces paroles peuvent être appliquées à toute son activité de création nationale. Aucun écrivain russe n’a su acquérir en quelque sorte une telle parenté avec le peuple. Certes il y a de bons appréciateurs de notre peuple parmi nos écrivains ; pourtant, si on les compare avec Pouschkine, à l’exception d’un ou deux de ses successeurs les plus indirects, ce ne sont jamais que des « messieurs » qui écrivent sur le peuple. Chez ceux d’entre eux qui ont le plus de talent, et même chez ces deux dont je viens de parler, perce tout à coup quelque chose de hautain, une intention de bien montrer qu’on daigne élever le peuple jusqu’à soi. Chez Pouschkine il y a une véritable familiarité avec le peuple, une sorte de tendresse pour le peuple, une franchise et une bonhomie réelles. Vous souvenez-vous de la légende de l’ours et du paysan qui a tué la femelle de cet ours. Prenez ces vers :

 

Ivan est notre compère,

Et quand nous nous mettons à boire...

 

et vous comprendrez ce que je veux dire.

Tous ces trésors d’art ont été comme laissés pour l’enseignement des artistes à venir. On peut dire positivement que s’il n’y avait pas eu de Pouschkine les talents qui ont suivi n’auraient pu se manifester. Ils n’auraient su, tout au moins, se révéler avec autant de force et de clarté. Et il ne s’agit pas seulement de poésie. Sans lui notre foi en l’indépendance du génie russe n’aurait pas trouvé de forme pour s’exprimer.

On comprend surtout Pouschkine lorsque l’on approfondit ce que j’appellerai la troisième période de son activité artistique.

Je le répète encore une fois, ces périodes ne sont pas très nettement délimitées. Certaines œuvres de la troisième période pourraient figurer au nombre des productions de la première, parce que Pouschkine a toujours été un organisme complet qui a, dès le début, porté en lui tous les germes de son talent. La vie extérieure ne faisait qu’éveiller en lui ce qui existait déjà dans les profondeurs de son être. Mais cet organisme évoluait, et il est difficile de bien séparer une phase de son développement d’une autre. On peut, d’une façon générale, attribuer à la troisième période cette série d’œuvres dans lesquelles son âme pénètre surtout l’âme humaine universelle. Certaines de ces œuvres n’ont paru qu’après sa mort.

Il y avait eu dans la littérature européenne des Shakespeare, des Cervantes, des Schiller. Mais lequel de ces génies possède la faculté de sympathie universelle de notre Pouschkine ? Cette aptitude-là, il la partage précisément avec notre peuple, et c’est par là, surtout, qu’il est national. Les poètes des autres pays d’Europe, lorsqu’ils choisissaient leurs héros hors des frontières de leur nation, les déguisaient en compatriotes à eux et les arrangeaient à leur manière. Prenez même Shakespeare. Ses Italiens sont tout bonnement des Anglais. Pouschkine, de tous les poètes du monde, est le seul qui entre dans l’âme des hommes de toutes nationalités. Lisez son Don Juan et vous verrez que s’il n’y avait pas la signature de Pouschkine vous auriez juré que c’était l’œuvre d’un écrivain espagnol. Prenez ailleurs le morceau d’une poésie étrange qui commence par ces vers :

 

Une fois errant dans une vallée sauvage...

 

C’est, me direz-vous, une transcription presque littérale de trois pages d’un bizarre livre écrit en prose par un sectaire religieux anglais. Mais n’est-ce qu’une transcription ? Dans la musique triste et exaltée de ces vers passe toute l’âme du protestantisme du Nord, à la fois obtuse, mystique, lugubre et indomptable. Avec Pouschkine vous assistez à toute l’histoire humaine, non seulement comme si vous aviez une série de tableaux devant les yeux, mais encore de la même façon que si les faits eux-mêmes se mettaient à revivre ; il vous semble avoir passé devant les rangs des sectaires, chanté avec eux leurs hymnes, pleuré avec eux dans leurs exaltations mystiques, cru avec eux tout ce qu’ils ont cru.

Puis Pouschkine nous donne des strophes qui contiennent tout l’âpre esprit du Koran. Ailleurs le monde ancien renaît avec la nuit des temps égyptiens, les dieux terrestres qui guident leurs peuples et plus tard, abandonnés, s’affolent de leur isolement.

Pouschkine a su admirablement incarner en lui l’âme de tous les peuples. C’est un don qui lui est particulier ; cela n’existe que chez lui, comme aussi ce don prophétique qui lui fait deviner l’évolution de notre race. Dès qu’il devient un poète entièrement national, il comprend la force qui est en nous et pressent quelles grandes destinées peut servir cette force. C’est là qu’il est prophétique.

Qu’a signifié pour nous la réforme de Pierre le Grand ? N’a-t-elle consisté qu’à introduire chez nous les costumes européens, la science et les inventions européennes ? Réfléchissons-y. Peut-être Pierre le Grand ne l’a-t-il entreprise, tout d’abord, que dans un but tout utilitaire ; mais plus tard il a certainement obéi à un mystérieux sentiment qui l’entraînait à préparer pour la Russie un avenir immense. Le peuple russe lui-même n’a vu au début qu’un progrès matériel et utilitaire, mais il n’a pas tardé à comprendre que l’effort qu’on lui faisait accomplir devait le mener plus loin et plus haut. Nous nous sommes bientôt élevés jusqu’à la conception de l’universelle unification humaine. Oui, la destinée du Russe est pan-européenne et universelle. Devenir un vrai Russe ne signifie peut-être que devenir le frère de tous les hommes, l’homme universel, si je puis m’exprimer ainsi. Cette division entre slavophiles et occidentaux n’est que le résultat d’un gigantesque malentendu. Un vrai Russe s’intéresse autant aux destinées de l’Europe, aux destinées de toute la grande race aryenne qu’à celles de la Russie. Si vous voulez approfondir notre histoire depuis la réforme de Pierre le Grand, vous verrez que cela n’est pas un simple rêve qui m’est personnel. Vous constaterez notre désir à tous d’union avec toutes les races européennes dans la nature de nos relations avec elles, dans le caractère de notre politique d’État. Qu’a fait la Russie pendant deux siècles, si elle n’a pas servi encore plus l’Europe qu’elle-même ? Et cela ne saurait être un effet de l’ignorance de nos politiciens. Les peuples de l’Europe ne savent pas à quel point ils nous sont chers. Oui, tous les Russes de l’avenir se rendront compte que se montrer un vrai Russe c’est chercher un vrai terrain de conciliation pour toutes les contradictions européennes ; et l’âme russe y pourvoira, l’âme russe universellement unifiante qui peut englober dans un même amour tous les peuples, nos frères, et prononcer enfin les mots d’où sortira l’union de tous les hommes, selon l’Évangile du Christ ! Je ne sais que trop que mes paroles peuvent paraître entachées d’exagération et de fantaisie. Soit, mais je ne me repens pas de les avoir prononcées. Elles devaient être dites surtout au moment où nous honorons notre grand homme de génie russe, celui qui a su le mieux faire ressortir l’idée qui les a dictées. Oui, c’est à nous qu’il sera donné de prononcer « une parole nouvelle ». Sera-t-elle dite pour la gloire économique ou pour la gloire de la science ? Non, elle sera dite uniquement pour consacrer enfin la fraternité de tous les hommes. J’en vois une preuve dans le génie de Pouschkine. Que notre terre soit pauvre, c’est possible, mais, « le Christ en humble appareil y a passé en la bénissant ». Le Christ n’est-il pas né dans une crèche ? Et notre gloire c’est de pouvoir affirmer que l’âme de Pouschkine a communié avec l’âme de tous les hommes. Si Pouschkine avait vécu plus longtemps, peut-être aurait-il rendu évident pour l’Europe tout ce que nous venons d’essayer d’indiquer ; il aurait expliqué nos tendances à nos frères européens, qui nous considéreraient avec moins de méfiance. Si Pouschkine n’était pas mort prématurément, il n’y aurait plus de querelles et de malentendus entre nous. Dieu en a décidé autrement, et Pouschkine est mort dans tout l’épanouissement de son talent et il a emporté dans sa tombe la solution d’un grand problème. Tout ce que nous pouvons faire, c’est tenter de le résoudre.

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource et sur le site de la Bibliothèque le 26 juin 2011.

 

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