LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Vlass Dorochevitch
(Дорошевич Влас Михайлович)
1865 — 1922
À MOSCOU
PETITES GENS
(Маленькие люди)
1905
Traduction d’Albert Bordeaux parue dans la Revue générale, t. 84, 1906.
TABLE
— Lon...gue vi...e !
Des notes étranges, invraisemblables, sauvages, semblables à des cris plaintifs, lancées par une voie de basse, résonnaient dans toute l’impasse[1]. Les vitres en tremblaient.
— Encore le Miracle, disaient les gens du quartier.
Les fenêtres s’ouvraient.
— As-tu fini, animal ?
— Vas-tu te taire, imbécile ?
— Je vais appeler la police, canaille, suppôt du diable ! criait-on des fenêtres.
Mais l’animal riait sous cape, saluait et criait plus fort à qui l’insultait davantage :
— Lon...gue vi..e !
Les fenêtres se fermaient avec fracas.
— Que diable vient-il faire ici ?
Si quelqu’un l’insultait encore, il le regardait insolemment, et lui criait d’une voix d’enfer :
— Éter...nel sou...venir !
C’était exaspérant.
Le nom de cet homme, déjà âgé, d’humeur grondeuse, avec de grands favoris grisonnants, personne ne le savait, bien qu’il vécût dans l’impasse depuis cinq ans.
On l’appelait tout simplement : le Miracle.
C’était un miracle qui chantait, faisait vibrer ses octaves, mais s’enivrait perpétuellement, et vivait, comme il le disait lui-même, « sur le dos des épiciers ».
On ne pouvait pas dire qu’il fût dépourvu de connaissances, ni d’intelligence.
Mais sa science et son intelligence n’avaient aucune pratique.
Il savait, par exemple, assis sur le pavé, passer ses deux pieds sur sa tête, et rester dans cette position tout le temps qu’il stationnait dans l’impasse pour jouer de l’orgue de Barbarie, et cela faisait les délices des enfants et des domestiques.
Et l’orgue de Barbarie jouait généralement longtemps dans l’impasse.
L’orgue de Barbarie était contraint de jouer deux ou trois fois tout son répertoire, de jouer une demi-heure, car ce n’était que lorsque tout le monde en était importuné, que quelqu’un lui jetait deux copecks :
— Pourvu seulement que tu t’en ailles !
Aussi, malgré son âge, le Miracle savait encore autre chose : marcher sur les mains, les pieds en l’air.
En dehors de cela, il ne savait rien.
C’était là pour lui une occupation accessoire, comme une sorte de plaisir. Sur le pavé, faire la roue, ou marcher sur les mains devant son orgue, c’était pour amuser les enfants.
Quelquefois pourtant, il le faisait pour les grandes personnes. Ainsi, c’était monsieur l’épicier qui l’abordait pour lui dire, un jour de boue :
— Voyons, traverse donc la rue sur les mains ! Il marmottait :
— Excusez, monsieur ! C’est indigne d’un vieillard ! C’est honteux à voir !
— Allons, voyons, marche !
— C’est bon pour les enfants, pour distraire les bébés.
— C’est bon aussi pour nous !
Il refusait positivement : — Messieurs !
— Tu ne veux pas ? c’est bon, tu n’auras pas de vodka[2].
— Farceurs !
Il murmurait quelque chose en lui-même, dansait sur les mains, dressait les pieds en l’air, et, sur les mains, traversait la rue dans la boue.
Sur la chaussée, il glissait, tombait, voulait se redresser, mais messieurs les marchands criaient :
— Non ! Sur les mains ! sur les mains !
De nouveau il se remettait sur les mains, de nouveau il glissait dans la boue, et, quand il arrivait au trottoir opposé, il était couvert de boue, noir comme le diable.
— Bon ! maintenant reviens ! en arrière ! criaient les spectateurs ravis.
— Je n’avais pas promis de revenir.
— Si, si ! en arrière ! ou tu n’auras pas de vodka.
Il marchandait quelque temps, puis marmottait encore dans sa barbe, se mettait en équilibre sur les mains, et le visage bleui, enflé, les joues effleurant la boue, il retraversait la chaussée avec soumission.
— Écarte-toi ! salaud ! Tu sens la boue ! disait joyeusement un jeune commis de boutique, tandis que « messieurs les marchands » riaient à pleine gorge.
La principale occupation du Miracle était la Longue vie. Comme Mazzini, il vivait de sa voix.
Quelquefois le Miracle désertait l’impasse, à la grande joie de ses habitants.
Cela signifiait qu’il était allé au cabaret.
Il apparaissait au cabaret, errant entre les tables, se disputant avec les garçons, finalement s’arrêtant à une table où l’on buvait du vodka, et alors il disait, humblement incliné :
— Messieurs les marchands, permettez-moi de vous souhaiter longue vie.
On le chassait d’une table à une autre jusqu’à ce qu’enfin, quelqu’un lui dit :
— Allons, chante...
— Pour qui me commandez-vous de chanter ?
— Chante pour Pierre !
Le Miracle toussait énergiquement, et d’une voix de tonnerre :
— Lon...gue vi...e au marchand Pierre...
Les vitres tremblaient, les consommateurs tressaillaient de frayeur :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui est arrivé ?
Les garçons prenaient le Miracle par le bras, et lui coupaient la dernière syllabe dans la gorge, en le poussant dehors.
Alors il suppliait au nom du Christ, au nom de Dieu, qu’on lui laissât au moins boire le petit verre de vodka qu’on lui avait promis.
— Laissez-moi ça ! laissez-moi ça ! gémissait-il. Voilà qu’on va le boire. Malédiction ! laissez-moi ça au moins, je vous dis.
Et il s’inclinait, il se signait : — Je ne crierai plus. Battez-moi si je crie encore. Battez-moi !
À la fin, on le laissait faire : il rentrait dans la salle, doucement, avec précaution ; il buvait le petit verre promis, s’inclinait devant « messieurs les marchands », et partait. Mais sur le seuil, à la grande joie du public, il lançait encore une fois Longue vie. Le garçon le plus voisin sautait sur lui, et l’attrapait par l’oreille ou par le cou. Quelquefois aussi il le manquait, car le Miracle s’entendait étonnamment bien à esquiver les coups.
Il allait ensuite à un second cabaret, puis à un troisième, et ainsi toute la journée. Quelquefois il finissait par se faire conduire au violon. D’autres fois, des consommateurs ivres le battaient indignement.
— Pourquoi te conduis-tu si mal ?
Alors lui, perdant toute retenue, demandait la police, en criant :
— Faites un procès-verbal !
Et il fallait l’emmener pour éviter un scandale.
Mais ces excursions dans les cabarets, au grand déplaisir des gens de l’impasse, il les faisait rarement. Toute l’activité du Miracle se dépensait dans l’impasse. Il avait sa principale occupation dans la boutique d’articles coloniaux de Pancratof.
Le boutiquier Pancratof, joli homme trapu et solide, la barbe longue et touffue, vendait secrètement du vodka. Secrètement. Il n’y a plus moyen de rien vendre au grand jour. Toute la journée, il y avait du monde dans sa boutique, buvant du vodka dans des tasses à thé.
Le secret consistait à boire le vodka dans une tasse.
Dans la petite chambre voisine, le samovar luisait toute la journée, mais froid, plein de vodka. La théière seule épandait un parfum balsamique, — on eût dit du thé.
Les gens entraient, se signaient :
— Bonjour, Pancrace ! Messieurs, je vous salue !
— Que désirez-vous ? demandait d’un ton carré le boutiquier trapu.
— Boire une tasse, n’est-ce pas ? soupirait le client, en posant sa pièce sur le comptoir.
— Hé, gamin ! va tirer au robinet, ordonnait carrément le boutiquier, en retirant l’argent.
— Le voulez-vous plus fort ou plus clair ? demandait d’un air étonnamment gai le gamin du boutiquier, à la mine éveillée et délurée.
Cela lui plaisait extraordinairement, au gamin, cette vente illicite du vodka, il s’imaginait être lui-même le patron et vendre pour son compte le vodka du samovar.
— Il est plus fort maintenant. Qui en veut ?
Le gamin savait verser davantage, si on disait : plus fort, et moins, si on disait : plus léger, du liquide parfumé de la théière : il la remplissait au samovar, et apportait le vodka au client dans une tasse sur une soucoupe, comme du thé.
— Buvez à votre aise !
Il y avait toute la journée dans la boutique, assise parmi les acheteurs, pour attirer le client, la jolie boutiquière, rose, engageante, appétissante, en robe d’étoffe claire, avec des garnitures, des fleurs, des bouquets ; un châle sur les épaules, un mouchoir de soie fleuri sur la tête, des boucles d’oreilles en or, des bottines neuves, craquantes, munies de fers à cheval en cuivre battu. C’était la Carmen de l’impasse.
Le soir, quand il allait fermer, le boutiquier appliquait régulièrement une bonne tape sur le dos de la boutiquière, de l’air de lui dire :
« Est-il possible que tu sois une femme mariée, pour faire de l’œil toute la journée à des étrangers ? »
La boutiquière poussait un cri voulu qu’on entendait dans tout le quartier.
Et le matin, parée à neuf, elle s’installait dans la boutique, et recommençait pour toute la journée à faire de l’œil aux étrangers.
Si elle s’endormait, ou si elle s’attardait à prendre du thé, son mari ouvrait la porte de la boutique donnant sur sa chambre, et lui criait :
— Akoulina ! Qu’est-ce que tu fais ? II y a du monde !
Le principal client, le plus notable, était le cocher Vlassof, un homme chauve, l’air d’un carnassier, portant aux oreilles des anneaux d’argent.
Il n’y avait pas bien longtemps qu’il était simple cocher avec deux chevaux, mais il avait vite monté, et maintenant il avait dans l’impasse une cour immense, avec quatre-vingt-dix stalles d’écurie, près de cent chevaux, et quarante hommes.
Sa femme, laide, étique, phtisique, une chatte affamée, priait toute la journée. Le soir, quand son mari rentrait ivre, elle courait se cacher au galetas, à la cave, au grenier, ou à l’écurie, et restait là toute tremblante, pour ne pas être battue.
Et toute la journée elle priait, et répétait le même air aux voyageurs et aux voyageuses :
— Dieu veuille que mon mari ne m’étrangle pas.
Le cocher Vlassof avait un sentiment pour la belle boutiquière rousse.
Ses affaires, au vu de tous, marchaient de mieux en mieux, mais il tenait son capital invisible, tandis qu’il restait assis toute la journée dans la boutique, à boire du thé.
De sa place d’honneur à côté du comptoir, il dévorait des yeux la boutiquière, lui racontait constamment quelque mensonge, auquel elle répondait en rougissant.
— Qu’est-ce que vous me racontez ? Quelles inventions faites-vous ?
Et ainsi les jours se suivaient, toujours les mêmes.
— Un homme ensorcelé ! disait-on de Vlassof dans l’impasse, de l’air de le plaindre.
Le soir, c’était Vlassof qui faisait le principal grief du boutiquier contre sa femme.
— Il paraît qu’il en tient pour toi, à la vie, à la mort, ton Vlassof ! disait-il en la calottant. Vous allez vous fiancer pour avoir le même tombeau !
Si Vlassof, pour une raison quelconque, ne venait pas, le boutiquier fronçait les sourcils :
— Qu’a donc Vlassof pour ne pas venir ? Envoie-lui le gamin ! Toi !
Le Miracle se tenait ordinairement vers la porte. On ne l’admettait pas dans la boutique, pour ne pas froisser les clients.
Un des battants de la porte était toujours ouvert, pour l’aérage. Le Miracle regardait par cette ouverture, humblement incliné, s’efforçant de produire sur son visage enflé et misérable un sourire aimable. Il demandait :
— Vous permettez ?
Il appelait en général Vlassof son bienfaiteur.
Et Vlassof, de même, lui répondait en l’appelant son fils.
— À qui la bonne nouvelle ? criait le Miracle en se redressant.
— À la bonne Akoulina ! À la boyarine Akoulina ! Allons !
— Vous avez des inventions ! Quelle fantaisie ! disait en rougissant et baissant les yeux la boutiquière flattée.
— Pourvu qu’il braille ! Ça ne fait rien.
Et le Miracle criait d’une voix sauvage et tonitruante, qu’on entendait dans toute l’impasse :
— À la boyarine Akoulina, « lon...gue vi...e ! »
Vlassof faisait de l’œil un signe au gamin de la boutique, pour servir le braillard.
Ce gamin versait toujours son thé au Miracle avec une expression de figure particulière, méprisante : il le servait sans hâte, lentement, comme à regret, comptant toujours comme de son devoir de l’insulter :
— Bois donc ! espèce de braillard.
Il le servait toujours faible, la tasse non pleine, et tandis que le Miracle dégustait lentement sa petite tasse, il semblait lui reprocher de la retenir un peu plus qu’il ne fallait devant sa bouche. Ensuite il ne manquait jamais d’examiner le fond de la tasse : — Il a tout lapé ! Plus une goutte !
Il secouait la tasse d’un air dégoûté, comme s’il l’avait enlevée à un chien.
Ce gamin s’amusait énormément de tout ce qui se passait dans la boutique : de l’air sérieux dont le patron ramassait l’argent, de l’air non moins grave dont il se signait quand sonnaient les vêpres, de la manière dont le patron roulait Vlassof, et de celle dont Vlassof sifflait le thé et s’enivrait. Il s’en léchait les lèvres, il pensait :
« Voilà comment je ferai, moi aussi, quand je serai grand ! »
Devant tous les clients delà boutique, le gamin méprisait donc ouvertement le Miracle, et il s’efforçait de le lui manifester davantage que les autres. Le Miracle de son côté ne supportait personne avec autant de patience que le gamin.
Quand il jetait quelque chose hors de la boutique, quand il allait vider la chaudière, ou verser le reste du kvas à un sou, ou tout simplement verser de l’eau sale, — le gamin s’arrangeait toujours de façon à tomber sur le Miracle et à l’insulter :
— Écarte-toi, animal ! Toujours sur la porte !
Cela lui procurait un vrai plaisir.
Mais la grande fête, le vrai gala pour le gamin, c’était de pouvoir jouer un tour au Miracle. Il ne pouvait plus tenir sur ses jambes, tant il était transporté.
Jouer un tour au Miracle, c’était toujours la même chose.
C’est le matin. Les cochers sont partis pour leur travail, et Vlassof, injuriant sa femme : « La peste t’étouffe, vieille pomme sèche ! », Vlassof sort de chez lui, se signe devant les quatre coins de l’horizon, et se dirige vers la boutique de Pancratof.
À la porte, depuis longtemps déjà, le Miracle attend tout tremblant. Il se contracte, se ratatine. La fièvre le tient, ses dents ne peuvent se rejoindre. La toux le déchire. Il est en proie à un catarrhe qui le secoue tout entier.
Il salue, et pour attirer sur lui l’attention, il salue jusqu’à terre.
Mais à la boutique, personne ne fait semblant de le voir.
Il fait un signe au gamin :
— Pousse-les un peu ! Dis un mot pour moi ! Hérode ! Parle de moi !
Mais le gamin, considérant toute cette comédie d’un regard plein d’une satisfaction sans mélange, fait semblant de ne rien voir. Même il s’avance exprès jusque sur la porte, et il regarde comme s’il n’y avait personne dans la rue. Cependant il ne sourit pas, voyant comme le vieux a l’air de souffrir. Le Miracle souffre de plus en plus.
— Ah ! je meurs ! je meurs ! gémit-il, torturé par un accès de toux prolongé.
Il ne se retenait plus, il arrivait à une telle audace, qu’il montait à la porte, il criait, il réclamait directement, il ne suppliait plus.
— Commandez-moi donc de chanter ! Commandez, je vous dis ! Démons !
Mais le gamin l’arrêtait en route, en lui frappant du poing sur le ventre :
— Où vas-tu, animal ? !
Hélas ! mon Dieu ! gémissait le Miracle, et il criait :
— Mais commandez donc ! je vais casser les vitres, si vous ne commandez pas tout de suite.
À la fin, Vlassof, qui cause avec la boutiquière, remarque le Miracle.
— Entre ! Vas-y !
Le Miracle se ranime.
— Pour qui, pour qui voulez-vous ?
— Crie pour moi.
— Au marchand Apissime, lon...gue vi...e !
Le matin, la voix du Miracle était rauque comme celle d’un vieux coq ; elle tremblait, elle était toute cassée. Il pouvait à peine finir vi...e.
Vlassof clignait de l’œil à la boutiquière et au gamin. Celui-ci savait son affaire.
La terre lui brûlait sous les pieds, mais il allait, comme toujours, lentement, comme à regret, vers la petite chambre ; lentement il en sortait, et venait servir le Miracle.
Le Miracle, les mains tremblantes, prenait la petite tasse, la portait doucement à sa bouche. Dans ses yeux, on devinait la crainte, le désir. Est-ce qu’il allait bientôt boire ?
Il se versait lentement, entre les dents, penchant, la tête de plus en plus, la tasse sous la bouche.
Et dans ce mouvement, tout à coup sa pose se figeait ; ses yeux lui sortaient de la tête, énormes.
Le gamin se jetait, la tête la première, hors de la boutique, faisant claquer la porte. Tous au dehors venaient coller leurs nez contre les vitres, comme des museaux de petits cochons, pour voir ce qui se passait.
Le Miracle, au lieu de vodka, buvait de l’eau.
Sur le coup, il restait d’abord sans mouvement, les yeux écarquillés étrangement, comme s’il n’y pouvait rien comprendre, pas même à l’endroit où il se trouvait.
Et soudain il était pris d’une toux étrange ; le Miracle avait des nausées, il prenait des convulsions ; il tombait sur les genoux comme dans une attaque, il tressautait, il retombait encore. Il se tordait à terre, comme un oiseau blessé. Il se prenait la tête, arrachait ses cheveux gris, tout sales. Tantôt il trépignait des deux pieds à la même place, tantôt il les jetait de côté et d’autre.
Il était comme empoisonné. Son visage bleuissait, ses yeux s’injectaient de sang, ses prunelles étaient distendues.
Il était effrayant à voir dans ces moments là. Il avait l’air d’un aliéné.
Dans la boutique, on mourait de rire à voir ces pirouettes. Et surtout, plus fort que tous, le gamin riait. Il en poussait des cris plaintifs, il se tenait le ventre.
À la fin, le Miracle cessait ses mouvements, il apercevait sur la vitre sale des visages qui riaient, et avec rage, comme un insensé, il se jetait sur la porte vitrée en poussant des cris.
Mais le gamin s’arrangeait pour ouvrir la porte sous son nez. Le Miracle perdait pied et s’allongeait à plat. Vlassof et le boutiquier le ramassaient et le jetaient dehors.
En sortant de leur rude étreinte, il roulait au milieu du pavé, restait d’abord sans mouvement, se relevait ensuite de la poussière ou de la boue, quelquefois ensanglanté, — stupide et mauvais, comme un bœuf à demi abattu. Il regardait la porte de la boutique, ce qui le ramenait un peu à lui-même ; il se levait alors, allait au trottoir opposé, et debout, se bouchant une oreille contre le déchirement de sa propre voix, il criait d’un air bienheureux dans tout le cul-de-sac :
— Au cocher Anissime éter...nel sou...venir ! Éter...nel sou... venir !
Et il répétait d’une voix sauvage, furieuse : « Éter...nel sou... venir ! » jusqu’à ce que le gamin sorte de la boutique pour lui apporter une nouvelle tasse.
— Qu’est-ce qu’il y a ! Imbécile ! Tais ta langue !
Le Miracle s’approchait lentement, l’air méfiant :
— Oui, prends, prends ! démon ! Il y a de quoi !
Le Miracle prenait, flairait doucement, doucement, tremblant de tout son corps, aspirait le vodka entre ses dents, et gardait longuement la tasse sous sa bouche entrouverte.
Il bégayait, bavotait, agitait la tête avec un sourire :
— Farceurs !
Son visage reprenait peu à peu une expression humaine. Tout le monde riait, et il se mettait à rire avec les autres.
Le gamin roux était heureux, d’une joie supérieure à tout. Il ne faisait que branler la tête en disant avec un ton de mépris surhumain :
— Non ! quel crétin !
Cette plaisanterie se renouvelait assez souvent. Elle était toujours accompagnée des convulsions du Miracle, et finissait dans la joie générale.
Le Miracle, à la fin des fins, éclatait de rire, tombait aux pieds de Vlassof, demandait pardon et pour qu’on lui donne du vodka, criait de toutes ses forces :
— À la boyarine Akoulina lon...gue vi...e !
Elle portait, cette voix tonitruante, avec laquelle il brisait les vitres, dans tout le cul-de-sac ; on l’entendait de partout, elle volait jusque dans l’étage souterrain de la maison Speciftzef, où dès l’aurore était assise à sa couture la femme du Miracle, Olympe Ivanovna.
Elle était mariée depuis vingt ans, Olympe Ivanovna, et pourtant chaque fois qu’arrivait jusqu’à elle à travers la rue ce cri : lon...que vi...e, elle frissonnait, elle se contractait, il semblait que sa taille diminuât, comme si on la battait, comme si on la mettait à la torture. Ses mains tremblaient, ses doigts ne pouvaient plus tenir l’aiguille. Chaque fois son visage s’inondait de larmes : elle ne pouvait plus respirer.
Tout le monde plaignait Olympe Ivanovna.
La pauvre femme n’était jamais debout ; elle était assise à son travail depuis la pointe du jour jusqu’à la nuit avancée. Excellente ouvrière de l’aiguille, elle fournissait tout le monde dans l’impasse. Elle cousait le linge pour les uns, des costumes pour les enfants, des parures pour les servantes.
Quand on aurait dû lui payer un rouble, on lui donnait vingt copecks.
— Et encore, on voulait bien lui donner. C’était par compassion.
Avec Olympe Ivanovna, on ne faisait jamais de conditions de prix. Ce qu’on lui donnait, elle le trouvait toujours bon.
— Voyons, elle voudrait discuter, quand c’est par compassion ! Elle essaya une fois de balbutier :
— C’est bien peu !
Tout le cul-de-sac en fut ébranlé.
— Donnez donc de l’ouvrage aux gens ! On les plaint, on leur donne du travail, et ça ne leur va pas. Ces gens-là ne sont jamais contents de rien.
Olympe renonça à marchander, craignant de passer pour ingrate, et de perdre des commandes.
Quand on donnait une commande à Olympe, on lui disait invariablement :
— Faites attention, petite mère, que votre mauvais sujet ne boive pas l’étoffe.
Cependant le mauvais sujet n’emportait jamais les commandes, non pas qu’il n’en voulût pas, il les aurait échangées volontiers contre du vodka, mais c’est qu’Olympe tenait à la propriété d’autrui plus qu’à la prunelle de ses yeux. En allant se coucher, elle enfermait tout dans une malle, — une malle unique, — sur laquelle elle dormait ; elle la fermait à clef, passait la clef dans le cordon de sa croix autour de son cou, et avant de s’endormir, s’assurait toujours une dernière fois que la clef était bien là, à son cou.
Quand on réglait en petite monnaie le travail d’Olympe Ivanovna, on accompagnait invariablement la note d’une série d’observations :
— Voyons ! vous êtes une femme intelligente, et vous ne pouvez pas retenir votre mari ! C’est inconvenant ! Il n’y a pas moyen de vivre avec cet ivrogne. Par Dieu ! on finira par se plaindre à la police. Et alors, qu’est-ce que vous deviendrez ? La vie est encore bonne, pour vous, dans l’impasse. Par compassion pour vos enfants, on vous donne de l’ouvrage ici. Mais ailleurs, qu’est-ce que vous feriez ? Vous mourriez de faim avec vos enfants.
Et Olympe, fondant en larmes, était encore obligée de remercier de l’avis qu’on lui donnait.
Elle habitait un sous-sol, dans la maison Speciftzef, et payait pour une chambre et une cuisine sept roubles par mois. Auparavant on payait cinq roubles ce logement, mais le propriétaire avait augmenté Olympe Ivanovna :
— Permettez, ma petite mère, qui est-ce qui peut vous garder avec un pareil braillard ? Tous les jours ivre ! C’est par pitié pour vous que je le garde. Où iriez-vous avec vos enfants ? Voyez quels désagréments je suis forcé de subir. Ce n’est pas pour l’argent, car même pour dix roubles, on ne vous prendrait pas ! Votre mari est une plaie pour ma maison !
Et toute l’impasse était de cet avis :
— Grâce à Dieu, Speciftzef est encore un brave homme, il les garde.
Et Olympe, qui payait sept roubles pour un logement qui en avait toujours valu cinq, devait encore être reconnaissante de ce qu’on avait pitié d’elle.
Olympe Ivanovna n’avait pas quarante ans. Depuis quinze ans, elle vivait de son travail dans ce sous-sol, sans en sortir. Et malgré la pâleur de son visage exsangue, elle était encore jolie et attrayante. Ses traits fins et distingués paraissaient comme modelés par un artiste dans de la cire transparente. Sans jamais sourire, elle n’était que douceur et obéissance.
Elle avait été très jolie dans son enfance, Olympe Ivanovna, fille d’un petit fonctionnaire. On lui avait appris quelque chose, même un peu de français, une douzaine de mots. Quand il y avait du monde, on lui disait :
— Allons, petite, parle français. Alors elle disait :
— Mon père est bon, ma mère est bonne. Voulez-vous prendre la peine d’asseyr vous[3].
Cela faisait l’orgueil des parents, et la joie des personnes présentes.
Quand elle eut vingt ans, on la fiança à un brave homme.
Elle faisait alors un beau couple avec notre Miracle. Ils s’entendaient parfaitement. Lui, avait une voix de basse magnifique : il s’en servait de son mieux à Moscou, dans les chœurs de Tchoudovsky, l’église des Miracles, au Kremlin. On allait l’entendre.
Quand il chantait le solo du Gloria in excelsis Deo, au moment où il entonnait : Laudamus te, etc., il semblait que les voûtes allaient s’écrouler sous les éclats de sa voix de tonnerre.
Les marchands l’aimaient beaucoup. Il commença à leur être indispensable, sans sa femme, ce qui ne fut pas sans causer quelques larmes à Olympe.
Le Miracle était toujours en bonne compagnie. Les marchands lui offraient à boire, spécialement les jours de fête, en lui disant :
— Il faut bien boire un peu, pour chanter les vêpres comme il faut.
Peu à peu, peu à peu, ils gâtèrent le brave homme, qui commença à s’enivrer. On le renvoya des chœurs, des bonnes compagnies aussi. Il fréquenta les cabarets, et commença à trompetter les longues vies. Alors sa femme et lui commencèrent à habiter le souterrain.
Outre une fille, Olympe avait deux fils. L’aîné, Vanka, avait dix-sept ans. Dans l’impasse, on l’appelait Maigrillot. Personne ne le connaissait autrement.
— Voilà Maigrillot qui rentre. Encore des bleus à la tête !
C’était un nom de guerre. Ce sobriquet lui avait été donné par les flâneurs va-nu-pieds.
Maigrillot n’avait jamais rien étudié, sauf la grammaire que sa mère lui avait apprise.
Son père voulait s’en charger.
— Je m’occupe du vaurien. Je lui apprends le chant par parties. Il sera un ténor, vous verrez ça ! Il chantera ! On appelle son père un Miracle. Il ne sera pas moins qu’un Miracle. Je ne vous dis que ça.
Mais son manque de loisir fit qu’il ne réussit pas à le former. À seize ans, Vanka perdait au jeu avec des gamins l’argent de sa mère, et tout le monde en était indigné.
— Vaurien ! l’argent de sa mère. Et son père qui boit ! Personne pour le battre !
Et Vanka fréquenta les beaux diseurs, devint le Maigrillot, et rentra constamment avec la lèvre inférieure tuméfiée, ou un œil poché.
Quand il rentrait avec des meurtrissures plus graves, sa mère essayait de le sermonner :
— Il n’y a donc personne pour te faire honte ! C’est à faire rougir des pierres, de se conduire comme ça ! Mais qu’est-ce que tu fais ? Où vas-tu donc ?
À cela, Maigrillot répondait d’un air sombre :
— Où je vais ? je vais travailler ! Certainement, je vais travailler. Je travaille au chemin de fer.
— Ah ! je connais bien ton travail.
— Vous en savez long, alors !
— Tu te prépares de la prison.
— Serrez moins vos poches ! ou bien attendez-vous à ça.
Maigrillot, avec une troupe de fainéants, flânait dans la rue Spassky, qui conduit à la gare. Dans cette rue, il passe toujours une foule interminable et des files de voitures de transports.
Quand on transportait des ballots d’ouate, un des flâneurs traversait la rue, de façon à éventrer un des ballots, puis ses camarades, courant l’un après l’autre à travers la rue, comme des oies, arrachaient du ballot ouvert des touffes d’ouate. Pendant quelque temps, les cochers ne remarquèrent pas ce manège, ni personne dans la rue, et on ne les pinça pas. Ils vendaient ensuite l’ouate volée. De même ils avaient appris à éventrer les sacs de gruau, de farine, de sucre pilé — tout ce qui leur tombait sous la main. Un jour, ils ouvrirent un fût de rhum. Maigrillot en goûta tellement qu’il finit par vaciller et roula par terre. Il fut seul ainsi à tomber entre les mains des cochers. Ceux-ci s’assirent sur lui, le foulèrent aux pieds, le relevèrent, le battirent à plat, le rejetèrent sur le pavé, et de nouveau le foulèrent sous leurs bottes. Quand Maigrillot s’éveilla de son repos forcé, il était en sang, il ne pouvait remuer ni bras ni jambes. Il resta deux mois à l’hôpital, et depuis lors il maigrit encore, il dépérit et eut des crachements de sang.
— Que le bon Dieu te prenne seulement un peu plus tôt ! soupire Olympe Ivanovna.
— Tenez vos poches plus larges ! riposte Maigrillot en crachant du sang.
Maigrillot ne mangeait guère à la maison. Il n’aimait pas.
— Du chèvrefeuille ! c’est pas manger !
Il préférait aller à une boutique de zakouski manger du foie de lotte, des tripes ; il posait ses kopecks quelque part, dissimulés sous un plat, de façon à jouer avec eux à cache-cache, s’efforçant de filouter tant qu’il pouvait.
Même pour dormir, il rentrait de plus en plus rarement chez ses parents.
— Bonne affaire, les gîtes de nuit. Il y a du monde. On entend tout, on sait tout, on peut causer de tout. Il y en a qui ont de l’argent, gagné en travaillant. Des bourses pleines. Avec eux on peut jouer à pile ou face. On se met en société avec d’autres, et on joue la monnaie à deux aigles. Il n’y a qu’à oser. On gagne, et on dort tranquille.
Dans les gîtes de nuit, il se battait, on le battait, on le volait, — mais il savait glisser sa main dans les poches des gens ivres et des dormeurs.
— Pas d’argent ? Je viendrai pas coucher ici, tu peux te fouiller. Il y a les gîtes de nuit.
— Tu prends de plus en plus le chemin de la prison, gémissait Olympe.
— Ne serrez pas tant vos poches !
Quand ça allait tout à fait mal pour Maigrillot, il avait son travail forcé.
Il allait au chemin de fer, à la cour des bois, où l’on décharge le bois sur des plates-formes. Il ramassait dans un sac de l’écorce et des copeaux ; il tâchait même d’avoir quelques bûches, et il allait vendre son butin aux gens de l’impasse.
Ceux-ci achètent ce bois assez volontiers : ils dirent à Olympe :
— Voilà ce que vous devriez dire à votre Maigrillot. Il apporte du bois du chemin de fer. Mais il nous le devrait par reconnaissance. Nous donnons du travail à sa mère. Il devrait le comprendre !
— Bien, je le lui dirai.
— Et puis, que ce soit du bois, et non pas des copeaux. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il ne ramasse que de l’écorce. Qu’il mette un peu de bois au milieu de l’écorce et des copeaux, on n’y verra rien.
— Bon, je le lui dirai.
Mais Maigrillot n’aimait pas ce travail. Car s’il est facile de ramasser de l’écorce et des copeaux, pour avoir une bûche, il faut faire attention de n’en pas recevoir d’autres sur les pieds.
En outre, chaque fois qu’il apportait un pesant sac de bois, Maigrillot restait longtemps sans pouvoir souffler, et crachait du sang plus fort qu’auparavant.
Enfin, dans l’impasse, on ne le payait pas cher.
— Non ! non ! disait-on d’habitude en agitant les bras, quand Maigrillot traînait dans la cuisine son sac de bois. — Emporte ça ! emporte ça ! Tu perds le souffle ! Et c’est du bois volé !
Il lui arrivait de supplier :
— Achetez-le ! pour l’amour de Dieu ! Vous aurez tant de bonté ! C’est pour avoir du pain.
Ce n’était qu’après une longue discussion qu’on se mettait d’accord :
— Si c’est par compassion, c’est bon. Pour sept kopecks ?
— Est-il possible de vendre ça pour sept kopecks ? Seigneur ! Ça vaut partout vingt kopecks.
— Eh bien ! porte-le ailleurs pour avoir ton compte.
— Mais regardez donc cette bûche. C’est une bûche d’auberge, un billot ; c’est pas une bûche. Je l’emporte à l’auberge. Une bûche pareille ! Elle a failli me tuer !
— Plût au ciel ! Tu finiras par voler, et par te faire pendre.
— Donnez au moins dix copecks !
— Voilà sept copecks. Et encore c’est par compassion. Et Maigrillot prenait ses sept copecks.
Quand on faisait une commande à Olympe, ou qu’on lui payait une note, on faisait allusion non seulement à son affreux mari, mais à son fils voleur.
— Voyez donc où il en arrive, votre fils, petite mère ! C’est honteux !
Olympe ne pouvait qu’en lever les bras au ciel, avec des larmes dans les yeux.
— Mon pauvre fils ! Il s’éloigne de plus en plus de moi. Et peut-être n’a-t-il plus qu’une semaine à vivre. Il crache tout son sang.
Olympe reportait toute sa tendresse, tout son amour, sur son fils cadet, Volodia, âgé de treize ans, Golovastik ou Grosse-Tête, comme on l’appelait dans l’impasse. Elle ne vivait que pour Golovastik.
Volodia, extrêmement petit pour son âge, était un gamin pâle, avec des jambes minces, des bras comme des perches, un gros ventre et une énorme tête, couverte de rares cheveux, presque blancs. Il avait eu la scrofule ; pendant longtemps il avait été incapable de marcher ; il restait assis sur du sable, et maintenant encore il marchait gauchement, sans assurance, il était toujours sur le point de tomber.
Quand on rencontrait dans l’impasse Olympe avec Volodia, on la plaignait longuement sur la maladie de son fils.
— Quel être chétif ! Ce n’est pas un homme, c’est une grosse tête.
Olympe Ivanovna était seule à savoir qu’il était un beau garçon.
Quand il lui arrivait de recevoir une commande de quelqu’un, celui-ci croyait de son devoir de lui parler longuement de Grosse-Tête.
— Que pourrez-vous bien faire de cette grosse tête ? Son père est un bouffon et un ivrogne. Il deviendra un vaurien comme Maigrillot. C’est un malheureux enfant.
Cela donnait à Olympe la sensation d’avoir froid jusqu’à l’âme.
Avant de s’occuper de Grosse-Tête, elle avait aimé tout autant Maigrillot, quand il était petit, qu’il ne pouvait se passer d’elle, quand il fallait lui donner à boire et à manger. Elle l’avait vu grandir avec autant d’amour, jusqu’à ce qu’elle se fût convaincue avec chagrin et avec horreur que son petit Vania devenait de plus en plus le triste et désespéré Maigrillot.
Cette pensée, qu’elle avait tout autant chéri Vaniouchka, ne donnait point de repos à Olympe Ivanovna ; elle lui empoisonnait toutes ses minutes de joie.
Il lui arrivait de considérer longtemps son petit garçon, et ses yeux se remplissaient de grosses larmes.
— Pourquoi grandit-il ? Quel sort se prépare-t-il ?
Dans ces instants, elle le pressait plus fort contre elle, avec des larmes plus amères, des baisers plus violents.
Volodia avait besoin d’air, mais Olympe avait peur de le laisser aller dans la rue. Il se tenait mal sur ses petites jambes minces et maladives, car, outre la scrofule, il avait eu les écrouelles. Il voulait jouer avec d’autres enfants, mais il tombait tout de suite, se blessait et se mettait à pleurer. Entendant pleurer un enfant, toutes les mères couraient voir :
— N’est-ce pas le mien ?
Alors toute la rue était sens dessus dessous. Les mères fouettaient leurs enfants :
— Encore avec Grosse-Tête ? N’as-tu pas d’autre société ?
De tous les cotés on criait :
— Olympe Ivanovna ! Qu’est-ce que vous faites donc ? Venez prendre votre galeux ! Commencez par le guérir de sa gale, et vous pourrez ensuite l’envoyer jouer dans la rue avec les autres gamins. On ne peut pas les laisser avec un galeux.
Les jours de fête, Olympe aimait à revêtir son petit galeux d’un costume neuf, un peu élégant.
Malgré sa pauvreté, elle avait dans sa malle une paire de petites bottes neuves, avec de beaux revers en maroquin rouge.
Elle faisait asseoir Vladimir sur un tabouret, lui tendait bien ses bas jusqu’à son petit genou, lui mettait ses bottes, lui enfilait une chemise de laine, fermée par une ceinture avec des glands, fixait à la ceinture un petit mouchoir, lui lavait ses cicatrices d’écrouelles sur la figure, le regardait avec des larmes d’attendrissement, le caressait, l’embrassait :
— Tu es mon beau garçon !
Et elle le menait par la main dans la rue.
— Mets-toi ici, près de notre fenêtre, et joue, mon enfant. Ta maman travaillera près de la fenêtre, et tu joueras avec du sable sans t’écarter de ma vue.
Car les jours de fête, Olympe Ivanovna travaillait exactement comme les autres jours, depuis l’aube jusqu’à la nuit avancée. Elle n’aurait pu sans cela avoir de quoi vivre, avec le salaire de gros sous dont il lui fallait se contenter.
— Tu joueras ici, et moi je te regarderai de la fenêtre. Sois sage !
Elle regarde Volodia avec sa grosse tête, rentre chez elle, s’installe à son travail à la fenêtre, de temps en temps examine Volodia qui invente des constructions dans le sable, lui sourit, lui fait des signes de tête, et lui dit :
— Sage !
Mais le Miracle a bientôt remarqué que Volodka est sorti dans la rue avec des petites bottes neuves.
Le Miracle s’approche du gamin de la boutique ; pour se le concilier, il fait avec les bras un geste qui aurait voulu être espiègle, et lui dit :
— Donne-moi du pain d’épice. Je vais lui jouer un tour, — une allégorie !
Le gamin avait une passion pour les mots qu’il ne comprenait pas. Quand il en entendait un, il bondissait de joie :
— Donne-moi donc du pain d’épice, je te dis ! tu vas voir une fantasmagorie !
Mais le gamin ne se rend pas si vite :
— Eh bien quoi ! on ne distribue pas du pain d’épice à tout le monde. Ce serait joli !
— C’est pour un calembour, je te dis ! Je ferai quelque chose d’abracadabrant.
— Quel vieux farceur ! dit le gamin en se tenant les côtes, et il apporte à contre cœur un morceau de pain d’épice, qu’il a choisi bien sale et bien sec.
Le Miracle, prenant un air rusé, se glisse furtivement, à petits pas, le long des murs.
D’avance le gamin commence à se tordre de rire.
À demi-voix, pour ne pas être entendu de sa femme, le Miracle appelle :
— Volodia !
Et il montre le pain d’épice :
— Viens ici ! Viens petit ! Papa te donne du pain d’épice ! du pain d’épice qui est bien bon !
Et le Miracle fait semblant de savourer le pain d’épice.
— Ah ! qu’il est bon ! Viens ici, mon petit ! Tu veux du pain d’épice ?
Les yeux du petit pétillent. Il regarde son père, jette à la dérobée un regard craintif vers la fenêtre, — sa mère ne le regarde-t-elle pas ?
Elle ne regarde pas.
Irrésolu, avec sa démarche vacillante, Volodia se dirige vers son père.
— Viens, viens plus vite, mon petit !
Volodia est tout près. Son père lui donne le pain d’épice, le saisit sous les bras, l’assied sur un banc élevé, à la porte voisine, s’agenouille devant lui et lui retire ses bottes.
— Tais-toi ! Ne dis rien ! Mange !
Il dénoue adroitement la ceinture de l’enfant, lui enlève sa chemise, reste un instant indécis devant les pantalons, puis se décide :
— Pas la peine ! Ça ferait trop de tapage !
Il fait un paquet du tout, et de toute sa vitesse s’enfuit de l’impasse.
Resté seul sur son banc trop haut, Grosse-Tête, à demi dévêtu, pousse des cris de paon.
Il semble, quand les enfants crient, qu’ils ont tous la même voix. Pourtant une mère reconnaît toujours le moindre gémissement de son fils.
Entendant des pleurs, Olympe se met à tressaillir, regarde par la fenêtre. Rien ! Elle court à la rue. Elle regarde de tous côtés.
Mais à la boutique, le gamin qui se tord de rire, lui montre du doigt Volodia sur son banc avec le pain d’épice :
— Oh ! là là ! J’étouffe. Oh ! mes amis, je n’en peux plus !
Olympe Ivanovna voit son fils dévêtu, elle agite désespérément les bras, elle devient blanche comme un linge, elle chancelle :
— Volée !
Ce sont justement ces bottes... Jusqu’à la nuit tardive, elle était restée à son travail, rêvant d’acheter à Volodia des bottes avec des revers rouges. Elle s’est tuée de travail.
Elle a économisé ses copecks...
La terre lui manque sous les pieds. Elle vacille, et soudain, avec horreur, elle se jette sur l’enfant, et lui arrache le pain d’épice sali et froissé.
— Donner des choses douces à un enfant scrofuleux !
Elle prend Volodia par la main et, chancelante, le ramène chez elle, où elle l’embrasse ; elle l’embrasse et elle pleure, elle sanglote en serrant sur sa poitrine cette énorme tête couverte de rares cheveux.
— Je voudrais que nous mourrions ensemble ! Tous les deux !
— En voilà une mère ! une jolie mère ! disait-on cependant dans l’impasse.
Un jour, Olympe faillit tuer Volodia, dans les circonstances suivantes :
C’était un jour clair, chaud, ensoleillé ; Volodia errait sur le pavé.
Dans la chaleur, la chaleur suffocante, Vlassof toujours à boire, était assis près de la boutiquière, dans la boutique, comme anéanti par la chaleur.
À sa droite, le Miracle, debout près de la porte, lui demandait :
— Permettez-moi de vous chanter !
Vlassof fit le geste de le chasser comme une mouche.
— Crier par cette chaleur !... Va-t’en... On voudrait plutôt...
Vlassof apercevait Volodia jouant avec le sable, et une idée lui venait :
— Va baigner ton gamin dans la poussière. Ça fait mal de voir ta gueuse de Kiribitievna tenir son galeux comme un fils de prince !
La boutiquière s’ébrouait :
— Quelle invention ! Rien que des farces !
D’un ton querelleur, mais flatté, Vlassof insiste :
— Baigne-le ! Tu auras une tasse de vodka.
Le Miracle hausse les épaules et sourit d’un air ennuyé :
— Voyons ! Ce n’est pas possible.
Mais la boutiquière s’en mêle. Elle prend un air extraordinairement offensé :
— Eh bien quoi ? Si votre Olympe Ivanovna vous est plus chère que votre bienfaiteur, vous pouvez vous en aller à tous les diables de notre boutique ! Voyons, est-ce qu’elle vous en donne beaucoup de vodka ?
Vlassof était décidément d’humeur querelleuse.
— Ma parole ! si cette race de galeux t’est plus chère que moi, va-t’en au diable ! Je ne veux plus rien avoir à te dire ! Et que je ne te voie plus ici ! Gamin, verse-moi une petite tasse un peu forte ! Qu’elle sente fort !
Le gamin, goûtant son plaisir d’avance, verse la tasse et l’apporte :
— Le voilà ! C’est du vodka ! Il est bon, hein ?
Le Miracle regarde le vodka, hausse les épaules et dit :
— Si vous voulez !
— Enfin ! Il est bien temps !
— Donnez-moi seulement un pain d’épice. Sans ça, mon fils ne connaît pas son père. C’est sa mère qui l’a élevé dans ces principes.
On s’amusait dans la boutique :
— Bonne mère !... Donne-lui du pain d’épice.
Vlassof vient à la rescousse :
— Donne au petit un caramel dans son papier ! Sa mère est une vipère, — il faut bien que ce soit un étranger qui lui donne du bonbon. Donne-lui-en deux !
Le Miracle était en train de séduire l’enfant avec le pain d’épice :
— Couche-toi par terre, mon petit !
L’enfant ne comprenait pas, il regardait de tous cotés avec frayeur, et il allait pleurer.
— N’aie pas peur ! n’aie pas peur ! mon petit. Tu as un bon papa. Ton papa ne veut rien te faire ! Il te donne un bonbon ! Tu vois, un bonbon dans du papier ? Couche-toi, mon petit !
— Non, arrête. Qu’est-ce que c’est que ça ? Mouille-le d’abord avec de l’eau ! dit Vlassof avec goût.
— Oh ! le farceur ! oh ! le farceur ! dit la boutiquière en se tordant de rire.
— De l’eau, d’abord... Il n’y a pas d’eau ? Donne au petit du kvas à un copeck.
Le Miracle s’arrêtait :
— Messieurs !
— Qu’est-ce qu’il y a ? Marche ! Tu vois, on attend.
Le gamin de la boutique, en se roulant de rire, arrosait Grosse-Tête avec du kvas à un copeck. Le Miracle le couchait par terre et le roulait dans la poussière.
— Comme ça, mon petit ! Comme ça ! Ce sont de bien braves gens !
L’enfant se relevait, couvert de poussière et de boue, tout mouillé.
À la boutique on ne se tenait plus de rire.
Volodia était sur le point de pleurer ; son visage tout sale, se contractait déjà, mais le Miracle se hâtait de lui donner un bonbon.
— Tu vois, le beau papier ! Et puis c’est fini ! Tu n’as point eu de mal et tu as un bonbon !
L’enfant eut un sourire.
— Encore une fois ! Roule-toi tout seul ! Je te donne encore un bonbon !
Le Miracle prenait un air radieux :
— Roule-toi ! roule-toi, mon petit ! Encore un bonbon. Tu auras un tas de bonbons. Roule-toi, mon ami !
L’enfant riait aussi. Il tendait les bras vers le bonbon au papier doré avec des franges.
— Non, roule-toi d’abord ! Comme je t’ai roulé !
— Va donc, ton père s’amuse. Donne d’abord le bonbon ! dit-on de la boutique en riant.
— Et après tu iras te montrer à maman : « Regarde comme je suis beau ! », et la boutiquière se tordait. Elle goûtera ça, Olympe Ivanovna.
— Roule-toi d’abord !
Volodia sourit, se couche et commence à se rouler dans la poussière.
Des figures apparaissaient aux fenêtres.
— Venez voir ça ! Venez voir ! Le Miracle donne une représentation avec Grosse-Tête, criaient les gamins dans la rue.
Ces cris firent froid au cœur à Olympe Ivanovna. Elle courut à la rue, aperçut la foule qui s’amassait près de la boutique.
Elle ne comprenait rien à ce qui pouvait se passer là ! Volodia, voyant sa mère, se relevé couvert de poussière et de boue, et s’écrie gaîment :
— Maman, maman ! Viens ici ! Je me roule et ils me donnent des bonbons.
Olympe regarda d’un air égaré. Pour la première fois, elle parut remarquer la foule curieuse. Elle porta les mains à sa tête et eut un cri prolongé et perçant :
— Bouffon, bouffon comme ton père !
Et, de toute sa force, elle frappa Volodia à la tête : Grosse-Tête éclata en sanglots, Olympe se pencha vers lui. On lui retint le bras.
— Retenez-vous !
— Elle va le tuer !
— Une bonne mère !
Elle se débattait, égratignait, mordait. Quelqu’un, dans la mêlée, lui appliqua un coup de poing.
— Hé là ! ne vas pas tuer ton propre enfant ! Gare la police !
Olympe se ravisa, prit la main de Volodia, qui hurlait, et s’enfuit chez elle.
La foule s’amassa devant la fenêtre du sous-sol.
— Est-ce qu’elle continue ?
— Elle le bat encore ?
— Son mari n’y est pas. Il faudrait la police.
— Pourquoi la police ! Elle bat son enfant, voilà tout.
Ce qui se passait dans
le sous-sol, on n’en savait rien. Olympe avait couvert sa fenêtre d’un rideau.
N’entendant plus rien, les gens de l’impasse causaient, riaient, s’indignaient
de cette vilaine mère ; finalement, ils s’en allèrent.
Longtemps après, Olympe était assise à son travail, la tète encore bandée.
En rentrant, elle s’était jetée de toute sa force la tête contre un angle, et était restée étendue sans connaissance.
Grouchenka crut que sa mère allait mourir.
Grouchenka était une jeune fille de 18 ans. Pendant que sa mère travaillait à ses commandes de couture, elle s’occupait du ménage et de l’intérieur.
Elle était une bonne compagne pour sa mère, mais elle lui causait comme de l’effroi. Tandis qu’Olympe Ivanovna ne pensait à son mari qu’avec pitié, à Maigrillot qu’avec chagrin, à Volodia qu’avec un amour infini ; en pensant à Grouchenka, elle était saisie d’effroi, elle pâlissait et murmurait :
— Seigneur !... sauvez-la !... sauvez-la !
Solovief était le plus important propriétaire de l’impasse.
Il avait un magasin de poterie à la tour de Soukharef.
— À deux portes ! disait-on dans l’impasse avec orgueil.
Tous les matins, à sept heures précises, Solovief sortait de sa maison avec ses commis et ses jeunes gens. En sortant, tous se signaient aux quatre coins de l’horizon, puis se mettaient en marche pompeusement, comme une pension. En avant allaient les gamins deux par deux, puis les commis. En arrière de tous s’avançait, tel un gouverneur, le vieux Solovief, faisant sonner les clefs dans sa poche. Cette marche donnait l’heure à toute l’impasse.
— Sept heures : Solovief est parti pour ouvrir son magasin. Le soir, à sept heures et demie, la marche de retour s’opérait dans le même ordre.
Le jeune Solovief, le fils Solovief, comme disait l’impasse pour le distinguer de son père, rentrait à part. Il était jeune et avait besoin de prendre l’air.
Le fils Solovief avait vingt ans. C’était un petit-maître. Il avait des cravates ponceau, lilas ou orange, et il les fermait avec une épingle figurant une roue avec des ailes, ou bien un pigeon portant une lettre. Il avait une badine. L’impasse le trouvait très beau.
Le dimanche, en sortant de la messe, les gens de l’impasse disaient :
— Le fils Solovief était à l’église. C’est beau à voir.
Le jeune homme grandit sous les yeux de l’impasse. Quand ses moustaches commencèrent à percer, ce fut un événement pour toute l’impasse ;
— Avez-vous vu le fils Solovief ? Ah ! il a déjà des moustaches ! Comme le temps passe !
— Il n’y a pas si longtemps qu’il jouait avec les petites filles.
— C’est un petit homme !
On jasait sans fin dans l’impasse sur ses projets supposés de mariage.
— Il se marie dans l’impasse ! Comment donc, mais chez Ouchakof ! Il a une fille, Solovief a un fils. Leurs maisons sont côte à côte, leurs jardins se touchent. Il n’y a pas moyen de trouver mieux !
D’autres faisaient des calculs :
— Il prendra une fiancée chez un potier. Quand on est dans la poterie, on y prend sa fiancée. Les potiers vont avec les potiers.
On entendait des discours de ce genre :
— Ils ont demandé en mariage la fille de Groboftchik. C’est leur voisin de boutique.
Et dans l’impasse, on se morfondait dans l’attente :
— On en verra une noce !
Quand tout à coup...
C’était le mois de mai : il faisait un temps clair et gai. Malgré la mauvaise odeur qui s’exhalait des cours d’arrière de l’impasse, le souffle du printemps répandait son parfum dans l’air. Il venait des bourgeons de bouleaux, des petites feuilles nouvelles, des moisissures jaunes de l’acacia, du fin duvet du peuplier, que l’air apportait comme une neige sur les fossés desséchés. L’herbe apparaissait au pied des cloisons des cours. Il faisait tiède et bon.
Le soir, Grouchenka se promenait ; pour elle, cela consistait à errer près de la porte d’entrée.
Grouchenka, jeune fille indigente, au visage maladif, couvert de taches de rousseur, avait encore le dessous des yeux cerclé de bleu. Quand il faisait beau, son ménage fini, elle faisait toujours au crépuscule quelque pas devant sa porte, jusqu’à la tombée de la nuit. Sous ses yeux se passait ce qu’elle avait toujours vu, d’année en année, de jour en jour.
Elle voyait passer les employés de Solovief, et elle s’inclinait devant Solovief-même, plus que devant n’importe quel autre personnage, elle voyait rentrer en retard les cochers de Vlassof, avec leurs voitures aux raies bigarrées. Le gamin du menuisier arrivait avec un énorme pain noir sur la tête, mâchant un croissant qu’on lui donnait tous les jours en guise de prime à la boulangerie. Cela signifiait qu’il était bientôt huit heures.
À ce moment-là, passait devant elle, agitant sa badine, le fils Solovief.
En passant ce soir devant Grouchenka, il l’examina, porta la main à son chapeau, et s’inclina légèrement. Grouchenka s’étonna, s’inclina pour rendre son salut, et le suivit par derrière d’un regard qui cherchait à comprendre.
Mais lui, alors, fit quelque pas en arrière, s’arrêta, se retourna, puis vint d’un air hésitant vers Grouchenka.
Grouchenka crut sentir que ses jambes vacillaient.
— Désirez-vous des amandes ? demanda Solovief en tirant de sa poche une poignée d’amandes de pin.
— Ah ! comment ? Qu’est-ce que vous dites ? dit Grouchenka avec frayeur.
Il était troublé, elle était effarouchée.
Il essaya de sourire, mais son sourire fut maladroit, triste et gauche. Elle était, elle, plus morte que vive.
— Et pourquoi, pour une fois, ne prendriez-vous pas des amandes ? demanda-t-il en bégayant.
— Je veux bien, quelques-unes.
Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, puis devint pâle. Ses jambes tremblaient. Elle revint à elle lorsque le jeune Solovief se fut éloigné de quelques pas, en essayant de siffloter, ce qui, pour cette fois, ne lui réussissait pas.
Il la regarda. Grouchenka en resta toute haletante, et s’enfuit chez elle.
Ce soir là, en mettant le dîner sur table, elle était hors d’elle-même. Ses mains tremblaient, elle répandit le sel, elle laissa tomber le pain à terre. Elle ne dit pourtant rien à sa mère.
Elle se coucha, mais de longtemps ne put dormir. Elle pensait :
— Pourquoi a-t-il fait cela ?
Et tout à coup elle eut peur de quelque chose.
Le jour suivant, Grouchenka faisait de nouveau sa promenade vers la porte, quand apparut à un angle le fils Solovief. D’aussi loin qu’elle le vit, elle resta haletante, et s’enfuit vers sa porte. Elle était même fâchée :
— Quel contretemps ! Il n’y a même plus moyen de se promener !
Le jour suivant encore, en se promenant sur sa porte, elle considérait la chatte, qui égratignait les planches de l’enclos, quand soudain elle entendit une voix sur son épaule :
— Comme vous êtes fière !
Les pieds lui manquèrent, à Grouchenka. Elle se retourna, pâlit, se sentit frissonner, et avec des yeux remplis d’effroi, elle regarda le jeune Solovief. Lui, timidement, tout en voulant faire le brave, souriait, tenant en main des amandes de pin ; il lui dit d’une voix qui tremblait légèrement :
— Laissez-moi vous donner ces amandes. Je les ai apportées dans ma poche pour vous.
Ces mots parurent à Grouchenka extraordinairement beaux et tendres. Elle rougit, et regarda autour d’elle toute troublée :
— Comment ! Comment ! Vous ! On vous verra !
Mais lui restait les mains ouvertes et disait en souriant :
— Ne soyez pas si fière ! Prenez-les !
Grouchenka eut un timide sourire, et prit deux amandes : «Hélas ! que je suis donc malheureuse ! », se disait-elle au fond de l’âme.
— Pourquoi en prenez-vous si peu ? Elles sont si petites !
Et le jeune Solovief lui en versa toute la poignée dans les mains.
— Vous m’en donnez trop ! Qu’est-ce que vous faites ?
Grouchenka dut presque s’appuyer contre la porte, pour ne pas tomber.
Le soir, en se couchant, elle avait envie de pleurer. Pourquoi, elle ne savait pas.
Tout le jour suivant, elle fut hors d’elle. Elle avait les amandes sur elle, dans sa poche. Elle avait comme une frayeur de les manger. Quand le soir approcha, et qu’Olympe lui dit : « Grouchenka, va faire un tour sur la porte», elle eut presque un cri de terreur ; elle tressaillit toute, décida que pour rien au monde elle ne sortirait. Puis elle sortit.
Le dimanche, Grouchenka faisait le tour de l’impasse. Elle ne faisait une promenade aussi longue que les jours de fête. Après le dîner, les gens de l’impasse, pour jouir de leur loisir, faisaient un somme. À l’angle de la maison Solovief, Grouchenka rencontra le jeune homme :
— Bonjour, Grouchenka !
— Bonjour, Vassili Nicolaïtch !
Dans l’impasse tout le monde s’appelait par son petit nom.
— Voulez-vous faire un tour ?
— C’est que c’est l’heure de rentrer.
— Vous avez le temps de rentrer. Voulez-vous venir au jardin ? lui offrit-il. Voulez-vous venir voir les pommiers en fleurs ?
Grouchenka eut peur, comme elle n’avait jamais eu peur.
— Comment ! Ce n’est pas possible. Qu’est-ce qu’on dirait ?
Mais le fils Solovief lui montrait le chemin :
— C’est très possible. Ma mère et ma tante dorment. Les employés sont partis. Les gamins jouent dans la cour avec des petites filles. Venez voir les pommiers en fleurs. Hein ?
Grouchenka se taisait.
« Hélas ! que faire ! Hélas ! qu’est-ce que je fais ?» se murmurait-elle avec effroi, tout au fond du cœur. « Il faut que je rentre, il faut rentrer ! »
— Attendez ici, à ce guichet. Je vais vite courir vous ouvrir du dedans. Tout de suite.
— Hélas ! qu’est-ce que vous faites ? Pour rien au monde ! Non, pour rien au monde !
Cependant elle attendit, plus morte que vive. Et quand le fils Solovief ouvrit le guichet de l’intérieur, Grouchenka s’écria encore : « Pour rien au monde ! pour rien au monde ! », et elle entra dans le jardin.
— Nous y voilà ! Regardez ! Quel beau jardin !
Le grand jardin des Solovief était une mer de verdure. Des allées passaient sous des acacias. Quatre pommiers étaient chargés de fleurs.
Grouchenka battait des mains :
— On dirait de la neige !
— Ce sont des fleurs.
Et ramassant à terre une fleur aux pétales rosés, le jeune homme la tendit à Grouchenka :
— Tenez ! Une de ces fleurs ?
— Ah ! que faites-vous ? Est-ce possible ?
— Elle est tombée. Ça ne fait rien. Elle était à terre. Sur l’arbre, chaque fleur devient une pomme ; mais à terre, c’est fini, on peut les prendre.
Grouchenka de nouveau battait des mains :
— Est-ce possible ? Chaque fleur devient une pomme ?
— Évidemment !
Elle regardait le pommier comme un être miraculeux. C’était la première fois qu’elle voyait un jardin, la tête lui tournait.
— Venez voir de ce côté. Tout va devenir des fleurs. Cette bordure verte, ce seront des marguerites. En voilà une qui fleurit déjà. Ici, ici ! Regardez !
— On dirait une petite étoile !
Grouchenka ne cessait de battre des mains.
— C’est le paradis !
— Marchez toujours, ne craignez rien. Voici une allée. Pas dans l’herbe. Dans l’allée, ça ne gâte rien.
Il semblait à Grouchenka qu’elle ne touchait plus terre, mais qu’elle volait dans l’espace.
— Et voilà une balançoire pour s’amuser. Voulez-vous essayer ?
Elle agitait les bras :
— Comment ça ? Que voulez-vous faire ?
Son effroi n’avait plus de bornes.
— Ce n’est rien ! Nous irons doucement. Personne n’entendra.
Et Grouchenka ne résista pas quand le fils Solovief l’assit sur l’escarpolette ; elle s’y tenait toute tremblante, fortement cramponnée aux cordes.
— Ah ! que je suis malheureuse ! pensait-elle terrifiée. C’était à la fois étrange, drôle, gai.
Le vertige la prenait en flottant dans l’air : tout le jardin, avec les pommiers en fleurs, lui parut se balancer au lieu d’elle. Comme en rêve, elle entendait dire :
— Tenez-vous aux cordes ! Fort ! Je vous retiendrai. Laissez-vous seulement aller. Maintenant allez ! Non, pas comme ça. Maintenant. Est-ce la première fois que vous vous balancez ?
— La première ! voulut répondre Grouchenka, mais la voix lui resta dans la gorge, à cause aussi du vent qui sifflait à ses oreilles ; et le cœur lui manqua :
— Ho ! arrêtez ! s’écria-t-elle, arrêtez ! Ça me fait mal !
— Plus bas, on vous entendra ! dit avec terreur le fils Solovief ; il arrêta la balançoire et aida Grouchenka à descendre :
— Eh bien ! voyons ! pourquoi criez-vous si fort ? Grouchenka allait pleurer. Elle se sentait en faute. Elle n’osait pas regarder le fils Solovief, et elle trouvait dommage, étrangement dommage, d’avoir interrompu un plaisir si peu ordinaire.
Le fils Solovief, effrayé, la poussant dans le dos pour lui montrer le chemin, la ramena au guichet, et quand elle voulut l’ouvrir, il lui murmura :
— Attendez ! attendez ! voyons d’abord s’il n’y a personne.
Elle, se jurant quelque chose, et se maudissant, avalait ses larmes.
Et lorsque, au delà du guichet, elle se retrouva seule dans l’impasse, il sembla à Grouchenka qu’on l’avait chassée du ciel.
Toute la nuit, elle rêva du jardin, des pommiers fleuris comme d’une neige tendre et rosée. Elle rêva qu’elle était sur une balançoire, volant dans l’air avec le fils Solovief’, qui, tantôt lui souriait, tantôt lui parlait d’une voix étrange, étrange. Et croyant sentir la terre manquer sous ses pieds, Grouchenka éclata en larmes avec un cri violent, puis elle se répéta d’une voix pleine de terreur et d’angoisse :
— Jamais, jamais plus je ne reverrai le jardin ! Je suis folle ! Je suis folle ! Jamais je ne le reverrai !
Mais le jour suivant, au crépuscule, le fils Solovief passa près d’elle devant sa porte, souriant comme toujours, et comme toujours, lui offrant des amandes.
— Il est beau, notre jardin ?
— Ah ! qu’il est beau !dit Grouchenka d’une voix qu’elle n’avait jamais connue si joyeuse. — Il n’était pas fâché ! Elle rentra tout heureuse dans son souterrain.
Un soir, au crépuscule, le fils Solovief dit à Grouchenka :
— Avez-vous entendu le rossignol chanter dans notre jardin ?
C’était un événement dans l’impasse.
— Le rossignol vient chanter chez Solovief, se disait-on, et quatre soirs de suite, on se réunit près de l’enclos du jardin pour l’écouter chanter, en grondant les enfants :
— Tss ! tais-toi ! vilain !
Et quand le rossignol chantait, on l’écoutait en retenant sa respiration, et on disait :
— Ah ! comme il sait roucouler ! comme c’est beau ! Solovief-même fit ouvrir le guichet, pour qu’on entendit mieux. Grouchenka aussi allait entendre le rossignol vers l’enclos, et même Olympe Ivanovna y alla, et il lui échappa de dire :
— C’est étonnant comme c’est beau !
Elle souriait et branlait la tête en rentrant chez elle :
— Miraculeusement beau ! Dommage que Volodia soit couché, je l’aurais emmené.
Un chant pareil ! un chant pareil ! Nulle part on ne doit rien entendre de si beau !
— Comment, mais si, je l’ai entendu ! Je suis allée avec ma mère à l’enclos ! Je l’ai entendu ! répondit Grouchenka au fils Solovief.
Le fils Solovief se récria :
— Comment, à l’enclos ! On ne peut rien entendre depuis l’enclos. On ne distingue pas seulement sur quel arbre il chante. Non, il faut venir l’entendre sous l’arbre même. Voilà le bon endroit ! Voulez-vous venir, ce soir ?
Grouchenka ne parvint pas à se raviser, quand il lui murmura :
— Ce soir, quand tous seront couchés, je sortirai tout doucement. Sortez, vous aussi. Vous m’attendrez au guichet. Et nous écouterons ! nous écouterons ensemble !
— Oh non ! oh non ! s’écria Grouchenka avec effroi.
— Rien qu’un moment ! rien que pour l’écouter !
— Oh non ! oh non !
Elle avait envie de pleurer. Tout le soir elle se répéta fermement :
— Oh non ! je n’irai pas.
Et dès que sa mère dormit, elle se leva doucement et sortit. Et elle se répétait :
— Non, non, je n’irai pas.
Mais elle y alla. Ses pieds l’y portèrent. Et lui, l’attendait déjà au guichet :
— Entrez, entrez ! Plus vite, allons !
Le jardin était sombre, l’air était tiède et parfumé, et il faisait bon :
— Par ici ! par ici !
Grouchenka frissonnait toute, et elle s’écartait, en sentant une main l’enlacer par la taille. Mais il lui murmurait :
— Pas par là ! Où allez-vous ? Sur l’herbe ? Pas sur l’herbe ! L’allée est ici. Voici l’endroit, sur ce petit banc. Asseyez-vous.
Ils s’assirent et se turent. Tout paraissait à Grouchenka de plus en plus étrange dans le jardin obscur : devant ses yeux passaient des étincelles dessinant des cercles.
Elle frissonna. Dans le buisson voisin, de légers chocs s’entendirent.
— Une puissance impure, sûrement ! se dit Grouchenka.
Le bruit se répéta, et encore ; puis un trille sonore s’égrena dans l’air et se tut. Et de nouveau il reprit : ce furent comme des sifflements, puis comme des plaintes, des sanglots, des éclats de rire perlés, puis des soupirs,... et le bruit mourut.
Grouchenka sentit comme quelque chose de brûlant qui lui chatouillait les joues, et elle pleura.
— Non, non, il ne faut pas ! Pour l’amour de Dieu, non !
Ce soir, elle rentra chez elle, malheureuse pour toute sa vie ; de toute la nuit, elle ne put fermer les yeux ; elle pleura et sanglota, roulant sa tête dans son oreiller. Olympe se réveilla :
— Grouchenka, qu’est-ce que tu as ? On dirait que tu pleures !
Grouchenka sanglota plus fort :
— Qu’as-tu donc, mon enfant ? Pourquoi pleures-tu ainsi ?
— On a battu papa aujourd’hui, très fort !
— On le bat maintenant tous les jours, dit Olympe, et elle pleura, elle aussi.
On pleura amèrement cette nuit dans le sous-sol. Le rossignol chanta, chanta gaîment, joyeusement, et du sous-sol on entendait comme il chantait. Ou plutôt il sembla à Grouchenka qu’elle l’entendait, elle n’osa pas cependant demander à sa mère :
— Maman, tu entends aussi comme il chante, le rossignol ?
C’était un amour silencieux et triste comme la vie de ces petites fleurs qui poussaient près de l’enclos, regardant tristement pendant quelques jours la lumière de Dieu, puis mourant toutes couvertes de poussière et de sable.
Le roman dura quinze jours.
Moins de huit jours après leur rencontre au jardin, un vieil employé de Solovief, passant devant Grouchenka, sourit avec intention et fredonna :
Grouchenka s’en est allée
Au joli jardin vert.
Et il ricanait.
Le fils Solovief ne fut pas content, et se plaignit au vieil employé.
Celui-ci le prit de haut :
— Bon ! une petite fille ! J’aime ça, moi ! Mais il ne faut pas en faire de bruit.
Et il chanta de toute sa voix en passant près de la maison Speciftzef :
Grouchenka s’en est allée...
Au joli jardin vert...
Elle, le premier soir qu’elle rencontra le fils Solovief, lui dit :
— Pourquoi lui avez-vous répété ?
Elle ne lui disait jamais que vous, mais lui la tutoyait :
— C’est très important. Viens ce soir au guichet !
Elle pleura, elle se maudit, mais elle y alla.
Dans l’impasse, on remarqua la nouvelle chanson bramée par le vieil employé de Solovief ; on se mit à réfléchir, à épier, on devint tout à coup d’une pruderie extraordinaire.
— Vous avez entendu !
— Je l’ai vue de mes yeux !
— C’est bien elle, la garce, qui va au guichet ! On dirait une voleuse, tant elle se cache.
— Il faut le dire à Solovief-même.
— Il y a longtemps que ça dure, avec le jeune homme !
Les caquets n’en finissaient pas.
— Non ! Olympe Ivanovna ! Olympe Ivanovna ! Elle ne voit rien !
— Elle ne voit rien ! Allons, c’est elle-même qui l’envoie !
— Et nous qui lui donnons de l’ouvrage ! Nous qui la plaignons !
— La plaindre de quoi ? Une jolie famille !
L’impasse décida :
— Il faut prévenir la mère.
— C’est un devoir.
Et le dimanche suivant, deux des plus respectables habitants de l’impasse allèrent après-dîner chez Solovief-même, et lui dirent :
— Excusez-nous, naturellement, de nous mêler des affaires d’autrui... Mais nous, comme voisins... depuis tant d’années, côte à côte... Toute l’impasse vous plaint.
Mme Solovief, une femme ronde et simple, pâlit, trembla de tout son corps :
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Petit père ! Est-ce qu’on a mis le feu ?
— Pas le feu, mais ça ne va pas pour la maison. Votre fils rencontre dans la rue la fille d’Olympe Ivanovna.
Toute l’impasse, qui alla ce dimanche à l’église, vit avec une profonde satisfaction morale que Mme Solovief-même ne cessait de pleurer sur le parvis.
Mme Solovief parlait à Solovief-même, qui faisait de grands gestes.
— Il en ont appris de belles, se disait-on d’un air important, confidentiel et approbateur. Il fallait bien le lui dire. Un jeune homme ! Il y a longtemps que ça dure. Il le fallait !
Une chose pourtant préoccupait l’impasse :
— Est-ce que ça va se terminer comme ça avec cette fille ?
Une telle supposition offensait toutes les idées d’équité et de morale, et dans l’impasse on se disait :
— « Mme Solovief-même » n’en restera pas là.
Mme Solovief pleura toute la journée, et le soir, quand Grouchenka sortit pour se tenir contre la porte, elle se dirigea de ce côté, et s’arrêta en face de la fenêtre du sous-sol, à laquelle travaillait Olympe. Là, elle se campa la main sur la hanche.
C’est ce qu’attendait toute l’impasse, et en un instant tout le monde s’attroupa pour voir comment Mme Solovief-même allait faire honte à l’autre.
— N’est-ce pas honteux, Olympe Ivanovna ? dit en guise de préambule Mme Solovief. N’est-ce pas une honte pour vous, je vous le demande ? Permettre une pareille conduite à votre fille !
Olympe, occupée toute la journée, suivant son habitude, n’était pas au courant, et ne soupçonnait rien de l’agitation de l’impasse.
Entendant son nom, elle tressaillit, regarda à la fenêtre, aperçut une foule de gens, eut peur, pâlit et perdit l’usage de ses mains et de ses pieds.
— Votre mari est un ivrogne et un mauvais sujet. Votre fils aîné est un fripon. Votre second fils est un galeux, il crèvera demain, sinon aujourd’hui ! Et, à votre fille, vous lui enseignez des tours pareils ! Ah ! Pourquoi donc, ma petite mère, se tient-elle comme ça vers sa porte ? Pour raccoler les passants ! Oui !
Mme Solovief se tournait vers Grouchenka, pâle comme une morte :
— Tu entortilles les jeunes gens ? Voilà de quoi t’occuper avec ta mère ! Voilà ce que vous faites !
Olympe, malgré la faiblesse de ses jambes, accourut hors du sous-sol.
Elle vit la foule indignée et manifestant sa sympathie pour Mme Solovief-même.
— C’est juste ! C’est la conséquence !
— Elle est dans son droit !
— C’est sa mère !
Olympe, la voix étouffée, demanda :
— Pour l’amour de Dieu, Messieurs, Messieurs, qu’est-ce qu’il y a ?
— Ah ! qu’est-ce qu’il y a ? Mme Solovief eut un rire moqueur que la foule approuva. C’est le moment de demander ça. On entoure un jeune homme, on le détourne du droit chemin et on demande ce qu’il y a. Demande-le à ta fille, à cette fille éhontée, ce qu’il y a. Demande-le à ta fille, criait Mme Solovief. Elle bat le pavé, elle court avec tout le monde, elle gâte mon propre fils. J’irai à la police. Je dirai à la police ce qu’elle fait, ta fille, vilaine que tu es ! Et dans quel but est-ce que tu fais cela ? Ah ! Vous êtes de braves gens ! Vous en faites de belles ! Vous avez vu là un jeune homme un peu simple, et vous avez décidé de le prendre par le nez. Ses parents payeront pour le tirer de là. Vous avez voulu lui faufiler votre fille ! Avec ses taches de rousseur ! Une fille de fripons, d’ivrognes, de galeux, de mendiants ! Une fille qui vole, qui raccole les gens. Ah ! À la police ! Ce n’est pas moi qui l’empêcherai. Je suis la mère ! Je ne permets pas qu’une voleuse s’introduise la nuit chez moi, dans mon jardin. Je ne le permets pas ! À la police ! Qu’on fasse un procès-verbal ! À la police !
Mme Solovief-même poussait des cris d’hystérique.
Olympe Ivanovna sentait ses cheveux se dresser sur sa tête. Pâle comme une morte, elle se tourna vers Grouchenka, tout aussi blanche qu’elle-même.
— Pourquoi ne dis-tu rien, vilaine fille ?... Tu entends comme on insulte ta mère ! Et tu ne dis rien ?... A... Est-ce vrai ou non ?... Réponds tout de suite, est-ce vrai ou non ?
Grouchenka restait là, vacillante : — A... A.. !
Olympe eut un cri qui n’avait rien d’humain. Elle leva la main et donna un soufflet à Grouchenka, qui put à peine rester debout. Son mouchoir s’envola de sa tête. La vue de Grouchenka en cheveux acheva d’exaspérer Olympe. Avec des cris, des hurlements, des gémissements, elle se jeta sur sa fille. Les soufflets claquaient comme la grêle.
— C’est trop tard pour la battre ! criait Mme Solovief. C’est avant qu’il aurait fallu le faire ! Il fallait la battre plus tôt.
Grouchenka tomba à terre. Olympe la frappa du poing, et quand elle ne put l’atteindre, la foula aux pieds.
— Rosse-la ! C’est ce qu’il faut ! Ne gâte pas ta fille ! disait la foule.
Cela dura longtemps.
Les cris hystériques remplissaient toute l’impasse.
— Il faut envoyer tout droit à la police, disaient les gens les plus rassis. C’est inconvenant pour l’impasse. En voilà une famille ! Que le diable les emporte tous ! Le père brame dans tout le quartier, et maintenant c’est la mère qui se met aussi à brailler.
À la fin, on entraîna chez elle Mme Solovief en crise d’hystérie. Olympe et Grouchenka, toutes deux sans connaissances, furent emmenées dans le sous-sol.
Dans l’impasse, on bavarda encore, on plaignit Mme Solovief-même, puis on se dispersa.
Cette nuit, Grouchenka sortit de la maison et ne revint plus.
La semaine suivante, un des employés de Solovief apporta la nouvelle.
— Grouchenka, qui se promenait, vous savez où elle est ?
— Eh bien ?
— À la brasserie de Spassky. Tantôt dans l’hôtel, tantôt à servir la bière.
L’impasse ne s’étonna point.
— Il fallait s’y attendre.
Quand on rencontrait Mme Solovief-même, on s’arrêtait et on branlait la tête.
— Ah ! quelle gredine ! elle a failli faire danser votre fils.
Mme Solovief était toute en larmes :
— Ne m’en parlez pas ! Quelle honte j’ai dû supporter de ces misérables gens. Quelle honte ! Mon fils avec une pareille fille ! Dieu merci, de braves gens m’ont renseignée.
— Comment donc ! Ils sont pères, eux aussi ! On voyait bien ce que c’était que cette fille. Une jeune fille ne reste pas pour rien devant sa porte ! Voit-on jamais une jeune fille rangée se tenir ainsi à attendre devant sa porte ?
Quand Olympe reçut des commandes, elle eut à subir, outre des avis sur son ivrogne de mari, sur son vaurien de fils, et sur le gamin en train de se gâter lui aussi, des conseils sur sa fille, la dernière des dernières.
— Si après un pareil scandale, petite mère, on ne vous a pas chassés de l’impasse, vous devez sentir la compassion qu’on a pour vous ! Si on vous supporte avec une pareille fille...
— Pourtant, elle ne vient plus chez moi, disait Olympe en avalant ses larmes.
— Ça ne fait rien ! Vous êtes sa mère ! Même après cela ! Et nous vous donnons encore du linge à recoudre.
C’était le jeudi de la Semaine sainte.
Dans l’impasse, on rentrait des vêpres, sans se douter d’un événement.
Devant la boutique du fruitier se tenaient des agents de police et une foule de curieux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui est arrivé ?
— Le Miracle a rendu son âme à Dieu.
Le Jeudi saint, à la boutique, on interrompait la vente du vodka, du moins ostensiblement.
— Dans l’intérieur, si vous voulez, ça passera. Mais dans la boutique, impossible de verser à boire. Ce n’est pas un jour pour ça.
Vlassof prit une décision lui aussi.
— Ce n’est pas un jour pour boire à la boutique. Et il but chez lui.
Depuis le matin, le Miracle errait autour du magasin, se tourmentant de n’avoir rien à boire. En vain il demandait au boutiquier :
— Permettez-moi de vous chanter ?
Impassible et immobile, le boutiquier se taisait, ou bien lui répondait :
— Tu devrais aller faire des signes de croix ! Est-ce qu’on vient brailler dans la rue des jours comme ça ?
Toute la journée se passa ainsi.
Avec sa femme endimanchée, le boutiquier alla à vêpres, laissant le gamin seul. Celui-ci voulut en profiter pour jouer au Miracle un tour de sa façon :
— Vieux diable ! Si tu veux, je t’en donnerai ! demanda-t-il au Miracle assis à la porte de la boutique, perdu dans un demi-oubli, par suite du froid, de l’engourdissement. Le Miracle tressaillit, se ranima :
— Tu mens ! Tu ne m’en donneras pas !
— Je te dis que si ! Tu ne me crois pas !
— Tu veux me flouer, petit démon. Tu ne m’en donneras pas !
— Allons, bon ! Je vais le verser, Thomas l’incrédule !
Il rentra, remplit une tasse d’eau, revint et la montra :
— Tu la veux ?
— Ha, apporte. Donne, donne !... donne !
Le Miracle était saisi de frissons. Il était tout secoué.
— Salue trois fois jusqu’à terre. Je te la donnerai.
Le Miracle se dépêcha de saluer trois fois jusqu’à terre.
— Non ! ce n’est pas ça ! tu fais des pauses !
Le Miracle fut agité comme par des spasmes. Il salua trois fois, encore avec des pauses.
— D... d... d...onne donc !
Le gamin lui tendit la tasse d’eau, et d’un air heureux regarda comment le Miracle allait cette fois se verser le liquide dans la bouche.
Il se préparait à jouir de la représentation habituelle, quand il arriva une chose inattendue.
Le Miracle parut s’engouer en buvant. On entendit comme un gargouillement. Il agita les bras, et tomba à terre. Son visage bleuit et de sa bouche sortit de l’écume.
Le gamin, qui se préparait à rire des courbettes, sentit son rire se figer, et resta cloué au sol.
Le Miracle agita une jambe une fois, deux fois, puis s’allongea immobile, le visage bleui, les yeux béants et vitreux.
Le gamin eut peur, commença à pleurer, et se mit à crier :
— À la garde ! à la ga....rde !
Des gens accoururent, on alla chercher la police.
Chez le Miracle, il n’y avait personne. Le sous-sol était fermé. Olympe était allée voir sa fille à l’hôpital, et avait pris Grosse-Tête avec elle.
Les gens de l’impasse rentraient tranquilles, tout doucement, des vêpres, portant des cierges à demi brûlés, qu’ils s’efforçaient de rapporter encore allumés. On eût dit une procession.
En tête marchaient les Solovief : les gamins deux à deux, puis, deux à deux aussi, les employés ; après eux, le fils Solovief, avec sa jeune femme, fille d’Ouchakof, le propriétaire voisin ; enfin Solovief-même, et Mme Solovief-même. Après les Solovief venait le boutiquier Pancratof avec la belle boutiquière appétissante. Suivait le sombre Vlassof avec sa femme, vêtue d’une ample robe de soie verte qui faisait autour d’elle un bruit étrange.
Et tout ce monde s’arrêta autour du cadavre, s’attroupa et jugea tranquillement, avec aplomb, et avec des soupirs :
— Il est mort sans se repentir !
— Il a vécu comme un chien, et il est mort comme un chien !
— Il meurt dans la rue, comme il a vécu dans la rue !
À ce moment, on entendit des cris, des pleurs, et écartant la foule, Olympe Ivanovna vint se courber sur le cadavre. On l’avait rencontrée à l’angle de l’impasse :
— Allez voir, votre mari vient de mourir !
Olympe fit tomber Volodia, dans sa hâte de courir. Elle se baissa sur le cadavre, étendu sur le pavé, et à l’étonnement, même à l’indignation de toute l’impasse, elle se mit à baiser ses mains salies et son visage bleui :
— Mon pauvre ami ! Mon ami ! Mon Pétia ! Pauvre malheureux !
L’impasse était réellement scandalisée.
— Elle est folle !
— Elle l’a bien mérité, elle ne vaut pas plus que lui.
— Elle devrait être heureuse que Dieu le lui ait pris ! Un de moins à sa charge.
— Dites donc, qu’est-ce que c’est que cette lamentation ? s’écria la boutiquière. Cessez cette comédie au beau milieu de la rue.
Alors, pour la première fois de sa vie, Olympe Ivanovna fut indignée.
Elle se redressa à côté du cadavre, et toute frémissante, leur cria, à ces « loups, ces loups hurlants » comme elle les appela, en les regardant en face :
— Ainsi, il nous est défendu même de nous pleurer l’un l’autre !
Et elle sanglota, et de nouveau se prit à baiser le cadavre.
— Pleurez, si cela vous plaît ! dit quelqu’un en souriant, mais il fut retenu par des regards sévères.
— Des jours comme celui-ci, il ne faut pas se moquer !
Les gens de l’impasse rentrèrent chez eux, paisibles et indifférents.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 11 août 2014.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Il y a, à Moscou, beaucoup d’impasses ou culs-de-sac, de ces rues borgnes qui n’ont d’issue que d’un côté. Dans la rue, la vie s’écoule comme un fleuve. L’impasse est calme, tranquille comme une petite baie. C’est une eau dormante, où la vie est suspendue. (Note de l’auteur.)
[2] Eau-de-vie russe.
[3] En français dans le texte.