LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE — ÉTUDES

 

 

Charles Diehl

1859 – 1944

 

 

 

 

BYZANCE ET LE MONDE SLAVE

Chapitre II du Livre IV et Conclusion de
Byzance, grandeur et décadence

 

 

 

 

1919

 

 

 

 

 

Paris, Flammarion, 1919.

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

La diffusion de l’orthodoxie et la formation du monde slave.

 

I

Byzance et le monde slave. — Ce que Rome, la Rome des papes, fut au moyen âge pour le monde occidental et germanique, Byzance, la Byzance des empereurs chrétiens, le fut pour le monde slave et oriental, je veux dire la grande éducatrice, la grande initiatrice, celle qui apporta aux peuples encore barbares qui gravitaient autour de l’empire tout ensemble la religion et la civilisation.

Sur toutes les frontières de la monarchie byzantine, flottait un chaos confus de tribus sauvages, résidu de la grande invasion qui, du ve au viie siècle, avait déferlé sur l’empire et avait failli le submerger. C’étaient, au nord-ouest de la péninsule balkanique, les Croates et les Serbes, qui atteignaient, tout le long du littoral dalmate, les rivages de l’Adriatique ; au nord-est, entre le Danube et l’Hémus, c’étaient les Bulgares, qui s’étaient superposés à la population slave du pays et qui à son contact s’étaient slavisés. Au delà de ces états établis sur l’ancien territoire de l’empire, c’était, au delà du Danube, la Grande Moravie, un autre état slave qui, au ixe siècle, occupait la Hongrie actuelle jusqu’au Gran, et ce furent bientôt les hordes magyares qui la remplacèrent ; c’étaient, dans la vallée moyenne du Dnieper, autour de Kief, les Varègues qui, avec Rurik et ses compagnons, apportaient aux Slaves de Russie un premier embryon d’organisation sociale ; et plus au sud, le long de la mer Noire, du Danube au Caucase, c’étaient sur le Dnieper inférieur les Petchenègues de race turque, et sur le Don les Khazars, et d’autres peuplades encore, Ouzes, Ziches, Alains, et sur la Volga les Bulgares noirs.

De ses mains puissantes, Byzance a pétri toutes ces tribus barbares pour en former des nations. C’est elle qui « de ces hordes slaves, bulgares, magyares, varègues, a fait la Serbie, la Croatie, la Bulgarie, la Hongrie, la Russie chrétiennes » ; c’est elle qui leur a apporté tout ce qui leur a permis de vivre, tous les éléments de leur future grandeur. Ce sont les missionnaires byzantins qui, par la propagation de l’orthodoxie, ont initié au christianisme tous ces peuples rudes et sauvages et qui, par la religion, leur ont progressivement appris tout ce qui fait un État organisé et civilisé. Aux nations qu’elle convertissait, Byzance a apporté la notion du gouvernement et les principes du droit, les formes d’une vie plus raffinée et la culture intellectuelle et artistique. Ses ingénieurs ont construit des villes pour les Khazars comme ses architectes ont bâti des églises pour les Russes ; ses chroniqueurs, traduits en bulgare, en serbe, en russe, ont fourni aux annalistes slaves les modèles qu’ils ont imités ; ses contes populaires ont charmé l’imagination de ces peuples enfants. Mais surtout Byzance a donné aux Slaves leur alphabet et leur langue littéraire, le jour où Cyrille et Méthode, « les apôtres des Slaves », chargés par l’empereur Michel III d’évangéliser les Moraves, traduisirent à l’intention des nouveaux convertis les Livres Saints dans un dialecte slave et inventèrent pour le transcrire l’écriture glagolitique, procédant de la minuscule grecque.

Ce fut là, plus que toute autre chose peut-être, la grande œuvre de Byzance et la cause principale de son succès. Tandis que, aux peuples qu’elle convertissait, Rome prétendit toujours imposer le latin comme langue d’Église, Byzance, avec une intelligence politique plus avisée et plus souple, comprit de bonne heure l’intérêt qu’il y avait à s’adresser dans leur langue nationale aux hommes qu’elle voulait gagner au christianisme. Dès la fin du ive siècle, l’Église orientale avait encouragé Ulfila à créer un alphabet pour les Goths, à traduire les Livres Saints dans leur langue, à célébrer les offices selon une liturgie gothique. Au milieu du ve siècle, le gouvernement impérial avait encouragé de même Sahak et Mesrob à traduire la Bible du grec en arménien. Au vie siècle, pour les Huns de la mer Caspienne, l’Évangile avait été traduit en langue hunnique. Dès le viie siècle, Coptes, Abyssins, Syriens, Arabes, Arméniens, employaient la langue nationale dans leurs diverses liturgies. Cyrille et Méthode au ixe siècle firent de même pour les Slaves. Ils comprirent l’absurdité profonde qu’il y a à vouloir expliquer, dans une langue malaisée à comprendre, des mystères encore plus difficiles à entendre. Originaires de Thessalonique, et par là fort au courant des mœurs et de la langue de ces Slaves qui, de toutes parts, encerclaient la grande ville hellénique, non seulement ils prêchèrent en slave, mais ils apportèrent aux Moraves, avec l’Évangile traduit dans un dialecte voisin de leur langue, la liturgie slave, et autour d’eux ils s’efforcèrent de recruter et de former un clergé slave. C’est par là qu’ils réussirent, non point sans doute en Moravie, où, devant l’opposition et les intrigues du clergé allemand, l’œuvre magnifiquement commencée s’écroula vite, mais dans le reste du monde slave où leurs disciples propagèrent la foi orthodoxe sous la forme et selon les principe que Cyrille et Méthode avaient appliqués. Aujourd’hui encore, dans tout le monde slave, en Serbie en Bulgarie en Russie, des millions de fidèles orthodoxes emploient l’alphabet cyrillique et le slavon d’Église qu’inventèrent, il y a plus de dix siècles, les deux frères de Thessalonique.

Ce n’est pas tout. « Les races de l’Europe orientale, dit Rambaud, ne connaîtraient presque rien de leurs origines, si les Byzantins n’avaient pris soin de rédiger les annales de ces Barbares. Sans ce Corpus historiæ byzantinæ, objet de tant de dédains, sans Procope, sans Ménandre, sans Théophane, sans le Porphyrogénète, sans Léon Diacre et Cedrenus qu’est-ce que sauraient de leur propre histoire les Russes, les Hongrois, les Serbes, les Croates, les Bulgares[1] » ? Sans Byzance, tous ces peuples ignoreraient presque tout de leur passé, comme sans elle ils auraient longtemps tout ignoré de la civilisation.

 

II

Il n’y a point lieu d’insister longuement sur ce que fut l’œuvre de Byzance chez des peuples qui ont depuis des siècles disparu de l’histoire ou chez ceux où son influence ne s’exerça que passagèrement, il suffira de rappeler ce que firent les missionnaires grecs dans les plaines de la Russie méridionale, depuis le vie siècle où ils convertissaient les Goths et les Huns de Crimée, les Alains et les Abasges du Caucase, jusqu’au ixe siècle où Cyrille et Méthode faisaient triompher le christianisme chez les Khazars, profondément pénétrés au viiie siècle par la propagande juive, et où au xe siècle encore le judaïsme était florissant. Pareillement on ne dira qu’un mot de cet apostolat glorieux que Cyrille et Méthode, pendant vingt années, poursuivirent en Moravie et dont le champ d’action s’étendit jusque chez les Slaves du Balaton et en Bohème. Dès la mort de Méthode (885), la retraite de ses disciples laissa désorganisée l’Église qu’il avait fondée ; et peu d’années après, l’invasion magyare ruinait à jamais l’éphémère empire morave. Il y a dans l’œuvre de Byzance une partie plus essentielle, plus durable, et dont on ne saurait assez dire l’importance historique. En convertissant à l’orthodoxie les Bulgares, les Russes, les Serbes, Byzance avait sans doute pour principal souci de les soumettre à son influence ; mais elle a en même temps fait quelque chose de plus, elle les a fait naître à l’histoire.

 

Byzance et la Bulgarie. — Dès le viiie siècle, l’influence byzantine avait commencé à pénétrer en Bulgarie. Pour prix de l’appui fourni à l’empereur Justinien II, le Khan Terbel avait reçu le titre de César, mis sur sa tête la couronne d’or, revêtu le manteau de pourpre broché d’or ; et à son exemple, dans le palais de leur vieille capitale de Pliska-Aboba, les Khans bulgares, comme hantés par le fantôme brillant de leur prédécesseur, s’étaient étudiés à jouer au basileus, et s’étaient proclamés, quoique païens, « souverains par la grâce de Dieu ». Le christianisme acheva de mettre sur eux l’empreinte de Byzance.

Vers l’an 864, Boris, tsar de Bulgarie, se convertissait à la foi orthodoxe. La légende byzantine a paré cet événement de couleurs romanesques. On lit dans la continuation de Théophane que le prince bulgare, grand chasseur, avait songé à faire représenter dans une de ses résidences quelques-uns des épisodes de son divertissement favori. Il s’adressa à cet effet à un moine byzantin nommé Méthode, mais au lieu de lui tracer un programme précis, il se contenta de lui ordonner de peindre « ce qu’il voudrait, pourvu que le sujet fût de nature à inspirer aux spectateurs de la crainte et de l’étonnement ». Poussé par quelque inspiration divine, le Grec eut l’idée de représenter la scène redoutable du Jugement dernier, telle que l’a imaginée l’iconographie byzantine. Et à cette vue, Boris fut si fort épouvanté que, pour éviter les supplices réservés aux damnés, il n’hésita pas à se faire baptiser.

La réalité est un peu différente, et il y eut dans les raisons qui décidèrent le barbare plus de politique que d’émotion religieuse. Placé entre l’empire byzantin et cette Grande Moravie où, à ce moment, pénétrait le christianisme, Boris, pratique, comprenait qu’il ne pouvait rester païen ; mais il cherchait de quel côté il trouverait plus d’avantage à demander le baptême ; et entre l’orthodoxie de Byzance voisine et la foi romaine que lui offrait l’Allemagne dont il était devenu l’allié, il hésitait. Constantinople ne pouvait accepter que la Bulgarie entrât dans la sphère d’influence de l’Occident. Une démonstration militaire rappela le prince bulgare à la sagesse ; et comme on lui paya, en outre, sa conversion d’un agrandissement territorial, il se décida. Il demanda le baptême à Constantinople, reçut le nom chrétien de Michel, et le patriarche Photius, sentant bien toute l’importance de l’événement, salua avec complaisance dans le néophyte « le plus beau joyau de nos efforts ». Bientôt pourtant, mécontent des Grecs, le tsar bulgare se tournait vers Rome et demandait au pape Nicolas V d’établir dans son royaume le rite latin. Ce n’était pas le compte des Byzantins : le gouvernement impérial n’entendait pas lâcher la Bulgarie. Devant les protestations grecques, Rome dut céder au concile de 869 ; le clergé orthodoxe se réinstalla en pays bulgare ; et lorsque, en 885, après la mort de Méthode, ses disciples durent quitter la Moravie, c’est en Bulgarie qu’ils trouvèrent asile, et ils achevèrent l’œuvre de la conversion du pays.

Désormais, avec la foi chrétienne, l’influence et la civilisation byzantines pénétrèrent profondément la Bulgarie. Le successeur de Boris, son fils Syméon, avait passé plusieurs années de sa jeunesse comme otage dans la ville impériale et il avait pris une admiration profonde pour la supériorité intellectuelle des Grecs, chez qui il avait étudié « la rhétorique de Démosthène et les syllogismes d’Aristote ». Monté sur le trône, ce « demi-Grec », comme l’appellent les contemporains, eut pour premier souci de modeler sa cour barbare de Preslav la Grande sur la cour somptueuse du basileus. Les écrivains du temps parlent avec admiration des bâtiments splendides, des hauts palais, des églises qui s’élevaient dans la ville tsarienne, des peintures sans nombre qui les décoraient, du resplendissement d’argent et d’or qui les environnait. Le prince y trônait, « en vêtements brodés de perles, avec des colliers de monnaies à son cou, des bracelets aux poignets, ceint d’une ceinture de pourpre », dans le magnifique costume des empereurs de Byzance. Autour de lui siégeaient ses boyards, « décorés de chaînes d’or, de ceintures et de bracelets précieux ». La garde du tsar avait des cuirasses d’airain éblouissantes, des lances d’argent et d’or. Une étiquette toute byzantine se mêlait à un luxe encore barbare, et Syméon se sentait assez proche du basileus pour rêver de conquérir l’hégémonie dans les Balkans, de faire de Constantinople sa capitale et de prendre le titre de « tsar des Bulgares et autocrator des Romains ».

Son rêve magnifique s’évanouit en 924 aux portes de Byzance. Mais, grâce à lui, la Bulgarie se transforma. Syméon avait le goût des lettres. Il aimait à s’entourer d’une cour de beaux esprits. Il faisait traduire en bulgare les œuvres les plus fameuses de la littérature byzantine, les chroniques célèbres et les ouvrages des Pères. Lui-même aspirait à la gloire littéraire, et il composait un recueil d’extraits de Jean Chrysostome. Ses flatteurs le comparaient à « une diligente abeille, qui empruntait le suc de toutes les fleurs pour le répandre sur ses boyards ». Et sans doute, par bien des côtés, par ses accès de cruauté et de despotisme asiatique, Syméon demeurait effroyablement barbare : il n’en a pas moins commencé à faire de la Bulgarie un état civilisé. En même temps il empruntait à Byzance ses maximes politiques : il imposait à l’aristocratie des boyards l’autorité monarchique, il appuyait solidement la royauté sur l’Église, qu’il subordonnait d’ailleurs, comme faisait l’empereur grec, à sa toute-puissante volonté. Quand il mourut, la Bulgarie était devenue, au contact de Byzance, une nation.

Les quarante années du règne de son fils Pierre ne firent que renforcer l’influence byzantine. Marié a une princesse grecque, le tsar était allié fidèle le fils spirituel, presque le vassal du basileus ; entre les deux cours, les relations étaient fréquentes et cordiales, et on avait à Constantinople pour « les amis bulgares » des égards particuliers. La chancellerie impériale accordait même au tsar bulgare le titre de basileus et proclamait son peuple « le peuple très chrétien ». À la faveur de ces relations, la littérature et l’art byzantins pénétraient dans la Bulgarie et la transformaient. Le royaume slave devenait un satellite de l’empire grec, qui devait même, vers la fin du xe siècle et au début du xie le conquérir et l’annexer.

Assurément, sous l’empreinte byzantine, la Bulgarie garda sa nationalité et quelque chose aussi de sa rudesse barbare. Jamais elle ne se soumit que frémissante à l’autorité politique des empereurs ; sans cesse elle se révolta, et les Grecs que leur mauvaise fortune exilait en pays bulgare envoyaient volontiers au diable ces rustres mal odorants et sales, dont le caractère leur semblait « la source naturelle de toutes les méchancetés ». La Bulgarie n’en dut pas moins à l’influence byzantine d’entrer dans le cercle des États policés ; et plus tard, au xiiie siècle, lorsque se constitua le second empire bulgare, les souverains de la nouvelle monarchie, de même que leurs prédécesseurs du xe siècle, eurent la hantise de Byzance et, comme eux, acceptèrent docilement son empreinte.

 

Byzance et la Russie. — Sur l’État russe qui, au ixe siècle, était né dans les plaines du Dnieper, la hantise de Tsarigrad n’était pas moins puissante. Dès le xe siècle, on l’a vu, les négociants russes venaient en grand nombre trafiquer à Byzance ; les mercenaires russes servaient par milliers dans l’armée et la flotte impériales ; et ainsi l’influence grecque commençait à pénétrer à Kief. Ici aussi, le christianisme acheva l’œuvre et introduisit en Russie la civilisation.

Dès la fin du ixe siècle, Basile Ier avait rêvé de convertir les Russes, et un évêché de Russie avait été créé. Pourtant le christianisme n’avait pas fait encore dans le pays des progrès bien considérables, lorsque en 957 la grande-princesse Olga vint à Constantinople et y reçut le baptême. Quelque importance que la tradition russe postérieure ait attachée à cet événement, il n’en faudrait point exagérer la portée. Ce n’est que quarante ans plus tard, lorsque le petit-fils d’Olga, Vladimir, se convertit à l’orthodoxie, et avec lui tout son peuple, que le christianisme pénétra vraiment en Russie.

La vieille chronique russe qu’on appelle la chronique de Nestor a raconté de pittoresque manière les sollicitations dont le grand-prince fut l’objet de la part des représentants des différentes confessions, catholiques romains et catholiques orthodoxes, juifs et musulmans, et comment, avant de se décider, Vladimir voulut instituer une véritable enquête sur la meilleure des religions. Dans cette consultation, Byzance l’emporta. Les ambassadeurs russes revinrent de la grande ville du Bosphore, éblouis par les prestiges de la liturgie orthodoxe. « Nous avons vu à Rome, déclarèrent-ils, nous le reconnaissons, de grandes et belles choses. Mais ce que nous avons vu à Constantinople dépasse la compréhension humaine. » Vladimir se décida pour les Grecs. En 989, dans Cherson prise par ses armes, il reçut le baptême, en même temps qu’il épousait une princesse de la famille impériale. De retour à Kief, il ordonna la conversion en masse de son peuple. La Russie était chrétienne.

En recevant le christianisme, la Russie entrait dans la civilisation ; en le recevant par Byzance, elle se préparait à de plus hautes destinées encore. Pendant les soixante années qui suivirent la conversion de Vladimir, la Russie fut en étroite alliance avec l’empire grec, et pendant ce demi-siècle, au contact de Byzance, elle se transforma. Pour les prêtres orthodoxes que Vladimir avait ramenés à Kief avec lui, pour ses sujets nouvellement convertis, il fallait des églises : le prince en couvrit sa capitale et, pour les bâtir, il appela des architectes grecs, des peintres grecs pour les décorer. Il fonda des écoles, pour faire instruire les enfants dans la religion nouvelle, et ce furent des maîtres grecs qui dirigèrent ces écoles. C’est de Byzance que vint en 991 le premier métropolitain de Kief, et les clercs qui travaillèrent à répandre l’orthodoxie à travers le pays. Mais le christianisme apporta à la Russie bien davantage encore. Dans l’ordre social, il eut pour effet de réformer la société, de resserrer les liens de la famille. Dans l’ordre politique, la révolution qu’il amena fut plus profonde et plus importante encore : une conception nouvelle de l’autorité souveraine apparut ; le chef de bandes guerrières qu’avait été jusque-là le grand-prince russe devint, à l’image de l’empereur byzantin, un souverain de droit divin ; l’idée de l’État naquit. Sur la législation aussi le christianisme exerça son influence, substituant la vindicte publique et le sentiment de la défense sociale au droit individuel et aux vengeances privées. Enfin la littérature byzantine, pénétrant en Russie, y apporta, avec les Livres Saints et les écrits des Pères, les chroniques qui allaient servir de modèle aux chroniqueurs russes, les ouvrages philosophiques et scientifiques, les romans, bien d’autres choses, par lesquelles s’introduisirent une quantité d’idées, qui allaient transformer radicalement la vie morale et sociale de la Russie. L’art grec n’exerça pas une moindre influence : dans toutes les cités russes s’élevèrent de magnifiques églises, et « dans les villes aux remparts de boue, Vladimir fit surgir les églises aux coupoles d’or ».

Son fils Iaroslav (1015-1054) continua et acheva son œuvre. On l’a appelé le Charlemagne de la Russie, et en effet il rappelle le grand empereur franc par son activité législative, par son goût des bâtiments, par son amour des lettres et des arts. Par lui, la Russie du xie siècle devint ce que n’était plus la Russie du xvie siècle, un État européen. Il voulut que sa capitale de Kief fût la rivale de Constantinople, qu’elle eût, comme Byzance, sa Sainte-Sophie et sa Porte d’Or. Il la couvrit d’églises et de couvents, dont le plus fameux fut, au flanc de la falaise qui domine le Dnieper, le célèbre monastère des Catacombes. Intermédiaire entre le monde grec et le nord de l’Europe, Kief eut une prospérité commerciale prodigieuse. Les écrivains d’Occident l’appellent « l’émule de Constantinople et le plus bel ornement de la Grèce ». Et aussi bien, pour la faire telle, Iaroslav, comme son père, demanda tout à Byzance. Ce furent des moines de l’Athos qui apportèrent à Kief les règles de la vie monastique, des chantres grecs qui instruisirent le clergé russe, des artistes grecs qui frappèrent les premières monnaies russes, des architectes et des mosaïstes qui bâtirent et décorèrent Sainte-Sophie et en firent une église purement byzantine. Les mosaïques, toutes accompagnées d’inscriptions grecques, qui aujourd’hui encore mettent leur flamboiement d’or à la courbe de la coupole et sur « le mur indestructible » de l’abside, sont, par l’ordonnance comme par le style, une des plus belles œuvres de l’art grec du xie siècle. Les curieuses fresques qui décorent l’escalier des tours montrent de façon plus significative encore la hantise qu’exerçait sur le monde russe la splendeur lointaine du palais de Byzance : toute la vie de cour byzantine y apparaît en effet, avec son cérémonial, ses fêtes, ses divertissements, les courses du cirque, les tours d’acrobates, les danses étranges qui amusaient l’empereur et son peuple, avec tout ce qui frappait d’admiration et d’étonnement les visiteurs barbares qui venaient à Constantinople. Comme son prince, la société russe se modelait à l’exemple de Byzance : elle en gardait, au xvie siècle encore, l’étiquette somptueuse et compliquée, les mœurs orientales telles que le Domostroï nous les fait connaître, les costumes, les plaisirs et les superstitions. Et la Russie des tsars, formée par Byzance, est demeurée jusqu’à l’aube du xxe siècle, par son despotisme autocratique et son orthodoxie ombrageuse, par sa souple diplomatie comme par la mission politique et religieuse qu’elle s’est attribuée, la continuatrice de l’empire grec et la plus fidèle image du monde byzantin disparu.

 

Byzance et la Serbie. — Les Serbes également, établis au commencement du viie siècle dans le nord-ouest de la péninsule balkanique et le long des rivages de l’Adriatique, avaient reçu, dès le temps d’Héraclius peut-être, mais surtout vers le milieu du ixe siècle, à l’époque de Basile Ier, le christianisme de Byzance et ils étaient entrés dans la sphère d’influence de l’empire grec, qui les protégea au xe siècle contre les Bulgares et les aida à se reconstituer. Plus tard, à la fin du xiie siècle, lorsque, sous Étienne Némanya, la Serbie conquit son indépendance, lorsque, sous les successeurs de ce prince, sous Étienne Douchan en particulier, elle devint au xive siècle le grand état de la péninsule, elle fut profondément pénétrée par l’influence byzantine.

C’est sur le modèle de Byzance qu’Étienne Némanya organisa l’état serbe et que son fils saint Sava constitua pour la Serbie une Église nationale, avec la liturgie slave et un chef indépendant. C’est vers le monde grec, vers la Sainte-Montagne de l’Athos, que le père et le fils tournèrent pareillement leurs regards pieux, quand saint Sava, plein d’une ferveur mystique, se retira à Vatopédi, quand Étienne Némanya, après son abdication, fonda le monastère de Chilandari pour y mourir en odeur de sainteté. Au xiiie siècle et au xive, cette influence ne fit que s’accroître. Les Némanides épousent des princesses byzantines, ils entretiennent avec le monde byzantin des relations actives, ils interviennent fréquemment dans les affaires intérieures même de l’empire grec. Étienne Douchan rêva de conquérir l’hégémonie dans les Balkans et il se fit en 1346 couronner à Uskub comme basileus et autocrator des Serbes et des Romains. Le pouvoir royal devint alors en Serbie aussi absolu qu’à Byzance ; le roi, « autocrate par la grâce de Dieu », eut tout pouvoir et toute autorité dans l’État ; il fut la source de la loi ; il trôna, entouré d’une étiquette toute byzantine, dans le magnifique costume des souverains de Constantinople. Les hauts dignitaires qui l’environnaient, les ministres qui l’assistaient portèrent les titres sonores de la cour de Byzance ; ils furent césars, despotes, sébastocrators, logothètes, vestiaires, stratèges. Le droit s’inspira de la législation byzantine : dès la fin du xiie siècle, on traduisait en serbe le Nomokanon de Photius et le Prochiron de Basile Ier. Étienne Douchan fit traduire de même les travaux des jurisconsultes byzantins, et le code fameux qu’il promulgua en 1349 est tout pénétré des principes du droit byzantin. L’orthodoxie grecque en particulier y est consacrée comme religion d’État ; l’Église y apparaît toute-puissante, à côté de l’État qui la protège et qu’elle soutient.

Dans la littérature, dans l’art, la même influence se manifeste. Les princes de la famille des Némanides ont tous été de grands constructeurs ; la Serbie, la Macédoine sont aujourd’hui encore toutes pleines de leurs monuments. Assurément, dans certains de ces édifices, on rencontre, dans l’architecture et dans la décoration sculptée, des influences occidentales et des motifs aussi qui viennent de l’Orient géorgien ou Arabe. Mais l’empreinte byzantine y est la plus forte, surtout dans les fondations des derniers Némanides, ceux du xive siècle et du commencement du xve. Les plans en forme de croix grecque ou de trèfle y portent la marque de l’art oriental ; les peintures, dont plusieurs sont l’œuvre certaine de maîtres grecs, y ont tous les caractères de l’art nouveau que fit éclore la renaissance byzantine du xive siècle. On y trouve le même goût réaliste, le même style pittoresque et libre, la même iconographie plus complexe et plus riche, la même science aussi de la composition, la même recherche du mouvement, du détail piquant, de la grâce. Les portraits s’y rencontrent nombreux, traités avec un sens remarquable de la vérité et de l’expression. L’école macédonienne, qui a couvert le royaume serbe de ses ouvrages, procède directement de l’art byzantin.

 

Byzance et la Roumanie. — Ailleurs encore, dans le monde de l’Europe orientale, Byzance a fait sentir son influence. Si la Croatie s’est d’assez bonne heure orientée vers l’Occident latin et vers Rome, c’est de Byzance cependant qu’elle a reçu les premiers enseignements de la foi chrétienne. Si la Hongrie au contraire a été convertie par l’Église romaine, elle n’en a pas moins entretenu d’activés relations avec le monde byzantin et lui a dû beaucoup. Et si c’est surtout par l’intermédiaire de la Bulgarie que la Roumanie a connu Byzance, elle aussi cependant a, à partir du xive siècle, calqué sur les modèles byzantins son organisation religieuse et politique, sa législation ecclésiastique, sa liturgie, sa conception de l’autorité souveraine. Elle a emprunté à Byzance les titres que portaient les hauts dignitaires de cour, et ses mœurs juridiques, et ses habitudes sociales. Ce sont des prélats grecs qui ont été les premiers métropolites de Valachie et de Moldavie. Et alors même que Byzance fut tombée, son influence persista. C’est un ancien patriarche de Constantinople qui, au commencement du xvie siècle, réorganisa l’Église valaque. C’est d’après le cérémonial byzantin qu’étaient intronisés les princes, aussi bien ceux du xve siècle que ceux du temps des Ottomans ; et c’est en véritables successeurs des empereurs, dans le somptueux costume des basileis qu’ils se faisaient représenter et qu’ils étaient, quand ils venaient à Constantinople, reçus par le patriarche, au milieu des acclamations et des polychronia jadis réservés aux maîtres de Byzance. C’est sur le modèle des chroniques byzantines qu’ont été écrites les plus anciennes chroniques roumaines. C’est sur des plans et selon les formes byzantines qu’ont été construits les plus anciens monuments de l’architecture roumaine. Au xvie au xviie siècle encore, l’influence grecque était toute-puissante dans les provinces danubiennes. Les princes épousaient des Grecques, mariaient leurs filles à des Grecs, parlaient la langue grecque, s’entouraient de fonctionnaires grecs, et plaçaient des prélats grecs à la tête des églises. On traduisait les livres grecs, on enseignait le grec dans les écoles ; et si cette influence assurément n’atteignait point le fond de la nation, si elle se heurta souvent à une hostilité ardente, elle n’en était pas moins puissante sur la cour et sur le monde. De ce grand réveil de l’hellénisme qui se manifesta après la chute de Byzance, la cour de Valachie, au xviie siècle, offre un des témoignages les plus remarquables.

 

III

Byzance et l’Orient asiatique. — En dehors du monde balkanique, dans l’Orient asiatique même, il serait aisé de retrouver les traces de l’influence de Byzance.

Par sa position géographique entre le monde oriental, perse ou arabe, et le monde byzantin, l’Arménie se trouvait soumise à une double influence : et en effet, pendant les longues années qui précédèrent la conquête musulmane du xie siècle, toujours elle flotta, politiquement, intellectuellement, artistiquement, entre ses deux puissants voisins. Cependant les rapports politiques étroits qu’elle entretenait avec Byzance ne pouvaient manquer de la mettre assez fortement dans la dépendance hellénique. Une partie des provinces arméniennes faisait partie de l’empire grec ; les régions qui conservaient leur indépendance acceptaient plus ou moins docilement la suzeraineté du basileus. De bonne heure, entre l’Arménie et Byzance, ce fut un incessant va-et-vient de diplomates, de généraux, de négociants ; sans cesse, les souverains arméniens étaient en visite à Constantinople, sollicitant les pensions et les titres ; les aventuriers arméniens venaient par milliers chercher fortune dans la capitale byzantine ; ils y parvenaient aux plus hauts emplois, et plus d’une fois au trône ; les jeunes gens venaient à Constantinople faire leurs études ; plusieurs des patriarches qui, entre le ve et le viie siècle, gouvernèrent l’Église arménienne, avaient été élevés en pays byzantin. Les Arméniens, et les plus hostiles même à Byzance, sentaient profondément la grandeur, la majesté, la sainteté de l’empire. Qu’ils le voulussent ou non, ils subissaient à un haut degré l’influence byzantine.

« Les princes de l’Arménie, écrit Rambaud, s’appliquaient à imiter, dans leurs petites cours d’Ani, de Van, de Mouch, les magnificences du Palais-Sacré » ; il n’est question dans les historiens arméniens que de diadèmes, de vêtements brochés d’or, d’eunuques entourant les rois, de cérémonial compliqué et pompeux, grâce auquel le souverain « paraît plus qu’un mortel ». Tous sont fiers de la bienveillance que leur marque l’empereur, des titres auliques qu’il leur confère ; le roi pagratide d’Arménie est le fils spirituel du basileus ; le roi d’Ibérie est à titre héréditaire curopalate ; d’autres s’enorgueillissent des appellations de magistros, de patrice, de protospathaire. Surtout, étant pauvres et de caractère positif, ils reçoivent avec joie l’argent que leur distribue l’empire. Sans doute, et malgré tout cela, les Arméniens demeurèrent longtemps assez jaloux de leur indépendance, et l’antagonisme religieux aussi les mit souvent en conflit avec Byzance. Ils ont cependant beaucoup appris au contact des Grecs ; et si leur civilisation, leur art, ont conservé assurément une forme originale, si on peut admettre même que les Arméniens répandus à travers tout le monde oriental ont exercé en dehors de l’Arménie une large influence, s’ils n’ont point été étrangers enfin à l’éclat intellectuel et artistique de l’empire grec, ils ont reçu de lui plus encore qu’ils n’ont donné.

Les ouvrages de la littérature byzantine ont été fréquemment traduits en arménien. L’âge d’or de la littérature arménienne, au ve siècle, est caractérisé par le groupe des « premiers traducteurs », ainsi nommés parce que, à l’exemple de Sahak et Mesrob, ils ont traduit en arménien les Livres Saints et donné au pays, avec le concours de Byzance, sa langue littéraire. Plus tard, la longue série des historiens arméniens s’inspire bien souvent des chroniques byzantines, et l’art arménien pareillement, malgré l’empreinte orientale qu’il a gardée, a été à bien des reprises pénétré par Byzance. Les architectes de Justinien ont bâti en Arménie d’assez nombreuses églises de type byzantin ; au viie siècle, les patriarches arméniens ont employé plus d’une fois des artistes grecs ; dans les édifices arméniens du xe et du xie siècles, apparaissent, à côté des traditions orientales, bien des traits byzantins. On ne saurait nier que la civilisation et l’art de l’Arménie aient un caractère propre qui en fait l’originalité et l’intérêt : il n’en demeure pas moins que c’est Byzance qui, au ve siècle, a fait entrer l’Arménie dans le cercle des peuples civilisés, et que, par la prépondérance politique qu’elle exerça dans le pays, elle l’a, sur bien des points, modelé à son image.

Enfin les Arabes eux-mêmes ont dû beaucoup à Byzance.

Quand les Musulmans au viie siècle firent la conquête de la Syrie et de la Mésopotamie, de grandes écoles y étaient florissantes, à Antioche, à Édesse, à Nisibe, à Harran, et les maîtres qui y enseignaient étaient tout pénétrés de la culture grecque, de la philosophie d’Aristote, des sciences et de la médecine antiques. Les khalifes ommiades s’adressèrent à eux pour traduire en syriaque et en arabe les œuvres les plus importantes de la littérature grecque et byzantine ; et après eux, les Abbassides eurent le même souci de rassembler des manuscrits grecs et de faire traduire en arabe les ouvrages les plus fameux de la science, de la médecine et de la philosophie helléniques. Durant tout le cours du ixe siècle, on s’appliqua à Bagdad à traduire Euclide et Archimède, Ptolémée et Dioscoride, Hippocrate et Galien, Aristote et Théophraste ; et on a pu dire justement que, sans Byzance, sans les traditions byzantines que leur transmirent les écoles de Syrie, les Arabes, malgré leurs brillantes aptitudes, seraient restés ce qu’ils étaient au temps de Mahomet, des demi-barbares. C’est par l’intermédiaire des traducteurs syriens qu’ils ont connu la science et la philosophie de la Grèce, et c’est grâce à eux que s’est éveillé dans l’Islam, depuis l’Espagne jusqu’à l’Inde, un grand et fécond mouvement intellectuel. C’est par les écoles arabes de Cordoue enfin que l’Occident chrétien lui-même a connu Aristote, et par ce détour la scolastique doit un peu sa naissance à Byzance.

Ainsi tout l’Orient a reçu les bienfaits intellectuels de Byzance : les Slaves, qui par elle sont nés à la vie historique, aussi bien que les Arabes qui lui ont dû la splendeur intellectuelle de Bagdad et de Cordoue. Sur tous, elle a régné plus ou moins, par sa littérature, par son art, par ses lois, par sa religion. Et par là, dans l’histoire de la civilisation, elle a accompli une très grande œuvre.

 

 

 

CONCLUSION

L’héritage de Byzance.

 

 

Ce que fut Byzance au cours de son existence millénaire, quelle place elle tint durant de longs siècles dans l’histoire de la civilisation, quels services enfin elle rendit au monde européen, on a tâché de le montrer dans les chapitres de ce livre. Dans l’ordre des faits politiques, Byzance a été longtemps le champion de la chrétienté contre l’Islam ; elle a, par sa tenace résistance, brisé entre le viiie et le xie siècle l’assaut des Arabes ; plus tard, elle a retardé et affaibli celui des Turcs. Dans l’ordre des choses intellectuelles, Byzance a été longtemps le défenseur de la civilisation contre la barbarie. Dans les limites de l’empire grec se sont conservées et développées les traditions du monde antique, et une civilisation y a fleuri, qui fut peut-être la plus brillante et la plus raffinée que le moyen âge ait connue. Byzance a été l’éducatrice de l’Orient slave et arabe ; à son école l’Occident a appris infiniment, et c’est à son rayonnement que s’est, au xve siècle, allumé le flambeau de la Renaissance. Mais ce n’est pas tout. Alors même que Byzance fut tombée, alors même qu’elle eut cessé d’exister en tant qu’empire, elle continua à exercer dans le monde oriental une influence toute-puissante, et elle l’exerce encore aujourd’hui. Des extrémités de la Grèce au fond de la Russie, tous les peuples de l’Europe orientale, Turcs et Grecs, Serbes et Bulgares, Roumains et Russes, ont conservé le vivant souvenir et recueilli les traditions de Byzance disparue. Et par là cette vieille histoire lointaine, assez mal connue, un peu oubliée, n’est point, comme on le croit trop volontiers, une chose morte : elle a laissé jusqu’en notre temps des traces profondes, incontestables, dans le mouvement des idées et dans les ambitions de la politique.

 

I

Byzance et les Turcs. — Quand les Turcs, par la prise de Constantinople, eurent détruit l’empire byzantin, ils n’héritèrent pas seulement des territoires sur lesquels avaient régné les basileis et de la puissance politique qu’ils avaient exercée. Ces rudes soldats empruntèrent bien d’autres choses à la monarchie qu’ils semblaient avoir anéantie.

Les Turcs n’étaient ni des administrateurs ni des juristes ; ils entendaient peu de chose à la science politique. Ils modelèrent donc en grande partie leurs institutions d’État et leur organisation administrative sur ce que leur offrait Byzance. L’étiquette pompeuse dont s’entourèrent les souverains turcs du xvie et du xviie siècle a toute la complication minutieuse du cérémonial byzantin, et le sultan, comme on l’a dit justement, ne fut « qu’un basileus musulman. » Autour de lui, la hiérarchie des fonctionnaires, tels que Mahomet II la constitua dans le Kanoun-Nameb, rappelle curieusement les usages de l’empire grec : « rien ne ressemble plus, dit A. Rambaud, aux deux domestiques des scholes d’Orient et d’Occident que les deux beylerbegs d’Anatolie et de Roumélie ; au grand domestique que le grand-vizir ; au mégaduc que le capitan-pacha ; au grand logothète que le réïs-effendi ; aux autres logothètes que les defterdars », au secrétaire impérial (ἐπὶ τοῦ ϰανιϰλείου), que le nichandji. Il y a tout lieu de croire que, dans les provinces, les sandjaks ottomans correspondirent assez exactement aux anciens thèmes byzantins, le beg du sandjak au stratège du thème, et que les Ottomans conservèrent les cadres que leur léguait l’administration impériale. On peut se demander dans quelle mesure les Turcs s’inspirèrent de l’institution des fiefs militaires, sur lesquels Byzance fondait son armée : il est certain du moins que ces fiefs ont leur analogue dans les timars et les ziams, fiefs des spahis. Comme l’a dit très bien Zachariae de Lingenthal, « ce serait une erreur complète de considérer les conditions juridiques officielles qui se rencontrent dans l’empire ottoman comme le produit de créations spécifiquement turques ; » il est incontestable qu’il subsista longtemps, dans les institutions et les usages de l’Islam, beaucoup plus qu’on ne pense des traditions byzantines.

Les Turcs avaient besoin d’autre part d’administrateurs et de diplomates. Ils les trouvèrent en grand nombre parmi les vaincus. Non sans doute que les chrétiens, tant qu’ils restaient chrétiens, pussent avoir aucune part aux affaires et au gouvernement ; mais, s’ils se convertissaient à l’Islam, leur fortune était assurée. Le sultan par ailleurs choisissait volontiers ses hauts fonctionnaires parmi les jeunes gens de naissance chrétienne, convertis de force à l’islamisme et entrés dans la domesticité du palais. « C’était, a dit Hammer, une maxime d’État chez les Osmanlis, qu’il fallait être fils de chrétien pour parvenir aux plus hautes dignités de l’empire. » On a remarqué que sur 48 grands-vizirs, 12 seulement étaient des fils de musulmans ; les autres furent des Albanais, des Bosniaques, des Dalmates, des Croates, des Grecs ; et en ceci encore les Turcs continuaient la tradition de Byzance, si empressée à convertir, à assimiler et à employer les vaincus. Bientôt l’administration ottomane s’ouvrit même, pour quelques emplois, aux chrétiens. Les sultans demandèrent à ce qui restait des anciennes familles de noblesse byzantine, à cette adroite et souple aristocratie phanariote[2], de lui fournir ces grands drogmans, qui eurent presque rang de ministres, qui souvent dirigèrent en maîtres la diplomatie ottomane et dont l’influence fut parfois toute-puissante au palais, et plus tard ces hospodars chargés de gouverner la Valachie et la Moldavie et qui conservèrent autour d’eux, dans les cérémonies de leur investiture comme dans les actes de leur gouvernement, tout le rituel compliqué de l’ancienne étiquette byzantine.

 

Byzance et l’hellénisme. — Ainsi Byzance vaincue garda son influence sur ses vainqueurs. Elle la garda bien davantage encore — et le fait est lourd de conséquences — sur les peuples balkaniques qui jadis avaient été ses sujets et qui maintenant étaient soumis à l’Islam. Si, dans l’Orient conquis par les Turcs, se sont conservées la langue et la culture helléniques, si les chrétiens de la péninsule des Balkans ont gardé la conscience de leur nationalité, le mérite en appartient tout entier à l’Église orthodoxe, héritière et continuatrice des traditions de Byzance.

Quand l’empire disparut, les Turcs ne se préoccupèrent guère de se rapprocher de leurs sujets chrétiens. Mahomet II leur promit le libre exercice de leur culte et la conservation de leurs biens, mais il les exclut de toute participation aux fonctions et à la vie publique ; et pourvu qu’ils payassent les impôts fort lourds auxquels il les soumit, pour le reste il se désintéressa d’eux à peu près complètement. Les chrétiens, dans l’État musulman, demeurèrent donc comme des étrangers ; ils formèrent ce que l’administration turque appela le roum-milletti, la nation byzantine, et de cette nation le sultan confia le gouvernement au patriarche œcuménique. Par le firman donné au patriarche Gennadios, Mahomet II accorda à l’Église orthodoxe le maintien de sa hiérarchie et des privilèges que lui avaient concédés jadis les empereurs byzantins ; et de la sorte, en réorganisant son Église sur les bases de l’ancien droit byzantin, le patriarche devint tout à la fois le chef religieux et le chef politique de son peuple. L’Église eut ses tribunaux à elle, qui ne tardèrent pas à juger tous les procès entre chrétiens. L’Église eut ses écoles à elle que, d’après la loi ottomane, le patriarche et ses évêques eurent seuls le droit d’ouvrir et de gouverner. Et quoique le patriarche, en fait, se trouvât presque entièrement dans la main du sultan et que l’autorité turque traitât souvent les chrétiens sans ménagement, ce n’en fut pas moins une chose d’une importance capitale que l’organisation des chrétiens en une vaste communauté qui, grâce à l’Église, garda sa cohésion et ses traditions anciennes, et dont le chef, le patriarche œcuménique, apparaît vraiment comme le successeur de l’empereur disparu. Il hérita de lui, avec le prestige extérieur, une partie tout au moins de la puissance réelle, et de son palais du Phanar, il gouverna l’ensemble des Églises chrétiennes, grecques ou slaves, qui existaient dans l’empire ottoman.

Ainsi, dans le monde chrétien soumis à l’Islam, l’Église joua un rôle essentiel : elle fut l’arche sainte où se conservèrent, avec la foi chrétienne, la langue, la tradition et la nationalité helléniques. Dans les écoles qu’elle ouvrit, dans cette « grande école de la nation », que le patriarche Gennadios s’empressa, au lendemain même de la conquête, de reconstituer au Phanar, dans les écoles que, peu à peu, sur l’invitation du Saint Synode, les évêques instituèrent dans leurs diocèses, si élémentaire et si pauvre qu’y semble parfois l’enseignement, ce fut une chose grosse de conséquences que toujours cet enseignement ait été donné en grec : et lorsque, progressivement, au xviie, au xviiie siècle, cette admirable œuvre scolaire se développa et se fortifia, l’Église orthodoxe y trouva un instrument incomparable pour maintenir l’hellénisme dans l’empire des sultans et pour conserver aux Grecs la conscience de leur nationalité.

Mais ce n’est pas aux Grecs seulement que l’Église orthodoxe rendit ce service. Aux Serbes, aux Bulgares, aux Roumains, placés de même sous son autorité, elle offrit pareillement dans la communauté religieuse l’asile où se garda leur nationalité. Sans doute, les prélats phanariotes, placés à la tête de ces Églises, ont eu souvent des défauts qu’on ne saurait nier : ils furent intrigants, oppresseurs, avides et corrompus ; ils administrèrent souvent avec une singulière maladresse les populations non grecques qui leur étaient confiées, et l’ignorance extrême du bas clergé indigène aggrava encore les inconvénients de cette conduite du haut clergé. Pourtant, malgré les haines légitimes qu’ont soulevées souvent les évêques phanariotes, malgré les tendances trop exclusivement helléniques qu’au xviie et au xviiie siècle surtout ils ont apportées dans leur gouvernement, il n’en demeure pas moins que l’Église orthodoxe a rendu d’immenses services aux nations chrétiennes des Balkans. Elle a maintenu pour elles les cadres où elles ont pu continuer à vivre, elle leur a donné en face du maître turc une sorte de cohésion, elle leur a permis surtout de garder le souvenir de leurs origines et le sentiment de leur nationalité. Pendant quatre siècles, dans l’Orient balkanique, l’Église orthodoxe a entretenu le patriotisme chrétien, et dans son ombre s’est préparé, au courant du xviiie siècle, le grand mouvement d’où sont, à l’aube du xixe, sortis le réveil des nationalités opprimées et leur indépendance. Le 4 avril 1821, c’est l’archevêque de Fatras Germanos qui proclamait l’insurrection contre les Turcs et faisait jurer au peuple assemblé de combattre pour la patrie et pour la religion. Et le gouvernement ottoman sentait si bien tout ce que devait à l’Église orthodoxe le réveil inattendu des nationalités chrétiennes, que les premières victimes que frappa sa vengeance furent le patriarche de Constantinople, pendu le 22 avril 1821 à la porte de sa cathédrale, et plusieurs de ses métropolitains.

Jadis les peuples balkaniques étaient nés à la vie politique sous l’influence de Byzance. C’est à Byzance aussi qu’ils doivent leur résurrection, à cette Église orthodoxe, héritière des traditions de l’empire grec et qui, plus préoccupée encore de servir la cause nationale que la foi, a associé étroitement dans les âmes et fait fructifier l’idée de religion et l’idée de nationalité.

 

II

Byzance et la Russie. — Mais ce n’est point dans les Balkans seulement que subsista, durant les siècles qui suivirent la conquête turque, l’influence de Byzance. Elle s’est conservée, et plus puissante encore peut-être, en dehors des limites de l’empire des basileis, dans cette Russie dont Byzance avait été au xie siècle l’éducatrice, et où la tradition byzantine a été vraiment le fondement de l’État et de la vie nationale.

Quand l’empire byzantin s’écroula, les Grecs affluèrent à Moscou comme ils affluaient en Italie. Ivan III ouvrit la Russie à tous les émigrés qui venaient du monde grec : ils lui fournirent des hommes d’État et des diplomates, des ingénieurs, des artistes, des théologiens. Ils apportèrent également avec eux les manuscrits grecs, héritage précieux de la civilisation antique ; et par là, parallèlement à la grande Renaissance occidentale, une autre Renaissance fleurit dans le Nord, Mais c’est surtout par le mariage d’Ivan III avec Sophie, la dernière des Paléologues (1472), que la Russie devint l’héritière politique de Byzance. En faisant de l’aigle à deux têtes byzantine les armes nouvelles de son royaume, le grand-prince de Moscou se proclama clairement l’héritier des empereurs grecs et marqua l’intention que sa capitale succédât à Byzance, comme celle-ci avait succédé à Rome. Et aussi bien, dans l’enceinte du Kremlin comme dans celle du Palais-Sacré, les églises et les monastères s’élevèrent à côté des casernes et des palais, et ce qui reste de l’habitation princière bâtie en 1487 rappelle étrangement l’aspect et la décoration de la résidence impériale byzantine. De même, le curieux livre appelé le Domostroï, composé vers la fin du xve siècle, montre une société toute semblable à la société byzantine et professe une sagesse assez analogue à la sagesse de Cecaumenos. Un siècle plus tard enfin, quand en 1589 Boris Godounof créa le patriarcat de Moscou, la Russie par ce nouvel acte sembla revendiquer aussi l’héritage religieux de Byzance et aspirer à prendre à la tête de l’orthodoxie la place de Constantinople profanée par les musulmans. Jamais depuis lors la Russie des tsars n’a oublié les ambitions que lui imposait cet héritage ni laissé s’altérer l’empreinte que lui avait donnée son éducation byzantine. En ces dernières années encore, si l’on voulait prendre quelque idée de ce que fut le monde byzantin, c’est vers la cour de Saint-Pétersbourg et vers le Kremlin de Moscou qu’il fallait tourner les yeux. Nulle part, mieux que dans la Russie tsarienne, ne s’était conservée la vivante image de Byzance disparue.

La conception du pouvoir impérial y procédait directement de la conception byzantine. « Le tsar, dit A. Leroy-Beaulieu, est l’oint du Seigneur, préposé par la main divine à la garde et à la direction du peuple chrétien[3] ». Il est aux yeux du peuple le lieutenant de Dieu sur la terre ; et quand, au Kremlin, dans Ouspenski Sobor, il reçoit par les soins de l’Église, et selon le rite emprunté à Byzance, l’onction sainte, il devient par là à la fois le maître absolu et le suprême représentant de l’orthodoxie. Autour de l’autocrate, une étiquette compliquée rappelle toutes les habitudes et toutes les pompes du cérémonial byzantin. Dans la Russie du xvie et du xviie siècle, les réceptions solennelles, les audiences des ambassadeurs évoquaient, au Palais des facettes, toutes les splendeurs du luxe byzantin et montraient le même étalage de tapisseries et d’orfèvreries précieuses, le même déploiement d’uniformes autour du trône tsarien, et jusqu’aux lions mécaniques qui rugissaient formidablement, et aussi les mêmes formules serviles de soumission et les mêmes prosternements devant le maître. Jusqu’au xxe siècle, la cour russe gardait beaucoup de cette étiquette, et ses fêtes, dans le décor du Kremlin, conservaient la marque nettement byzantine. Et surtout, comme à Byzance, dans un État où tout dépendait de la faveur du prince, la cour avait pris et gardé une place prépondérante et exerçait un impérieux attrait sur tous ceux qui cherchaient les emplois, la richesse ou l’influence.

Semblablement, comme à Byzance, l’Église russe est placée dans une étroite dépendance de l’État. Non sans doute que le tsar fût, comme on le pense parfois, une sorte de pape national. Les tsars furent rarement des théologiens comme l’étaient les basileis, et ils ne se sont point en général ingérés dans les questions de dogme et de discipline. Cependant, « placée à côté d’un tsar omnipotent, grandie à l’ombre d’un pouvoir illimité » l’Église russe n’a pu être autre chose « qu’une Église d’État, et d’un État autocratique » ; et « heureuse d’être honorée par le tsar orthodoxe », elle a accepté avec joie cette subordination ; « loin de se révolter contre le pouvoir suprême, elle s’est fait un mérite de se montrer humble et soumise ». L’autorité du tsar sur elle a grandi encore le jour où Pierre le Grand supprima le patriarcat. Le peuple, écrivait le tsar, s’était habitué « à considérer, en toutes choses, moins l’autocrate que le pasteur suprême, jusqu’à prendre parti pour le second contre le premier, se figurant ainsi embrasser la cause même de Dieu ». De cela, Pierre ne voulut point : « à côté du trône impérial, il n’y avait pas de place pour le trône patriarcal » ; et en conséquence, « sur ce point, le tsar renchérit sur l’autocrator byzantin ».

Ce n’est point seulement par son étroite dépendance à l’égard de l’État que l’Église russe fait penser à Byzance. Cette Église, comme l’Église byzantine, attache une importance extrême aux rites et au cérémonial ; sur ce point, « le Russe a encore renchéri sur le formalisme byzantin ». Cette Église aime et vénère les icônes miraculeuses, auxquelles elle attribue de prodigieuses vertus. « La Russie en est peut-être plus riche que l’Italie ou l’Espagne ». Dans cette Église aussi, comme dans le monde grec, on peut remarquer la grande place faite aux moines, le nombre et la richesse des monastères, et la supériorité du clergé noir, seul qualifié pour parvenir à l’épiscopat. Cette Église enfin a été, comme l’Église byzantine, une ardente propagatrice de l’orthodoxie. Elle a, dans ce vaste empire des tsars, réunissant tant de nationalités diverses, converti bien des dissidents, en Sibérie les peuples d’origine turque ou mongole, en Russie les tribus finnoises et bien d’autres, et elle a fait des prosélytes de la mer Noire jusqu’au Pacifique. Comme l’Église byzantine, l’orthodoxie russe « ne s’est pas plus confinée dans une race que dans un État » ; et elle aussi, dans la monarchie tsarienne, a aidé puissamment, par la profession d’une même foi, à établir une manière d’unité.

L’administration impériale a travaillé à la même tâche par les mêmes procédés que jadis Byzance employa. Comme à Byzance, la noblesse russe s’est largement ouverte aux familles d’origine étrangère, et le gouvernement des tsars s’est empressé à gagner et à employer les hommes les plus considérables des peuples qu’il avait soumis. Comme jadis les basileis, les tsars ont eu à leur service des Géorgiens et des Arméniens, des Baltes et des Polonais, des Turcomans dont les noms à peine russifiés attestaient clairement l’origine. Ils ont eu le même souci que Byzance avait eu d’assimiler les vaincus et la même habileté à y parvenir. Et par ailleurs, dans cette monarchie où, comme dans l’empire grec, la bureaucratie tenait si grande place, l’organisation de l’administration semble calquée sur le modèle byzantin. Les quatorze degrés du tchin, où Pierre le Grand rangea tout le monde officiel russe, rappellent à s’y méprendre le classement des dignités du Palais-Sacré. C’est le même système de hiérarchie sociale établi d’après la fonction, le service, le grade, et c’est le même principe d’avancement dépendant de la volonté du maître.

On pourrait aisément multiplier ces exemples. Mais il est un point surtout où l’héritage de Byzance a exercé sur la Russie une profonde influence. En se proclamant les héritiers des basileis, les tsars avaient accepté une double tâche, celle de protéger dans l’Orient tout entier les chrétiens, celle de préparer contre l’Islam la revanche de 1453. Ils n’ont point manqué à ce double devoir. Comme Tsarigrad jadis attirait les Varègues de Kief, Constantinople depuis le xviiie siècle est devenu l’objet constant des ambitions des tsars. Le testament fameux de Pierre le Grand est un document certainement apocryphe : il n’en indique pas moins nettement les tendances de la politique russe. Anna Ivanovna comme Catherine II, Alexandre Ier comme Nicolas Ier ou Alexandre II ont rêvé de restaurer l’empire de Byzance et de ceindre la couronne impériale dans Sainte-Sophie rendue à l’orthodoxie. « Depuis l’aube de l’histoire russe, dit un écrivain russe, l’idéal de la Russie, sa grandeur et sa gloire ont été à Constantinople ». « La cathédrale de Sainte-Sophie, écrit un autre, donne à notre vie nationale son véritable sens. » Remplacer sur la coupole de la Grande Église le croissant par la croix d’or, rallumer dans la basilique profanée les cierges éteints par les Turcs, tel a été le but idéal que, depuis des siècles, la Russie s’est proposé, et tout ensemble elle a rêvé d’affranchir les peuples chrétiens du joug ottoman et de mettre la main sur Tsarigrad, « indissolublement liée à l’idée du tsarisme chrétien ». Le jour où Moscou devint l’héritière de Byzance a fixé pour des siècles la politique de l’empire des tsars.

 

 

III

Byzance et les ambitions balkaniques. — Mais ce n’est point sur la Russie seule que Sainte-Sophie exerce son attraction puissante. Tous les peuples que le xixe siècle a fait renaître dans la péninsule des Balkans, Grecs, Serbes, Bulgares, Roumains même, tournent les yeux vers la Grande Église comme vers la métropole de l’orthodoxie. Les jeunes nations balkaniques, elles aussi, prétendent à l’héritage de Byzance et elles trouvent dans l’histoire de l’empire grec les titres de légitimité qui justifient leurs ambitions.

Durant tout le moyen âge, on le sait, les États qui successivement grandirent à côté de Byzance dans la péninsule des Balkans ont rêvé tour à tour d’y conquérir l’hégémonie et, dans ce but, de s’assurer la possession de Constantinople. Ce fut l’ambition du premier empire bulgare qui, au xe siècle, entre les mains puissantes des tsars Syméon et Samuel, s’étendit des bords du Danube aux rivages de l’Adriatique et jusqu’à l’Épire et à la Thessalie : et il s’en fallut de peu en 924 que Byzance n’en devînt la capitale. Ce fut, au xiiie siècle, l’ambition du second empire bulgare qui, sous les Asen, s’étendit de la mer Noire à l’Adriatique et à la mer Égée : et il s’en fallut de peu en 1228 qu’un tsar bulgare ne régnât sur Constantinople. Et ce fut aussi au xive siècle l’ambition du grand empire serbe que fonda Étienne Douchan, de cette Grande-Serbie qui posséda un moment toute la Macédoine occidentale, l’Albanie, l’Épire, la Thessalie, la Bosnie, le littoral de l’Adriatique : et il s’en fallut de peu en 1355 qu’un tsar serbe n’entrât en vainqueur à Byzance.

De tant de rêves caressés, de tant d’ambitions presque réalisées, le souvenir ne s’est point effacé. Si la Serbie a renoncé à toute prétention sur Constantinople et ne revendique guère que la moitié occidentale de la péninsule balkanique, la Bulgarie en revanche a, depuis sa résurrection, toujours orienté secrètement vers le Bosphore les âpres convoitises de sa politique. Le tsar Ferdinand a rêvé bien souvent de poser sur sa tête, sous les voûtes de Sainte-Sophie, la couronne impériale, de se faire proclamer, comme le fît autrefois Syméon, son lointain prédécesseur, « tsar et autocrate des Bulgares et des Grecs ». Dans la guerre balkanique de 1912-1913, Constantinople fut certainement l’objet précis des ambitions de la Bulgarie : et si la menace russe arrêta alors devant les lignes de Tchataldja ses armées victorieuses et leur interdit Constantinople, on peut croire — et les événements de 1915 l’ont suffisamment montré — que l’âme rancunière du tsar Ferdinand n’a point oublié cette déception ni pardonné à ceux qui la lui infligèrent.

La Grèce enfin, elle aussi, se proclame volontiers l’héritière de Byzance, et elle se considère même comme une héritière plus légitime que ne sauraient l’être les peuples slaves. Déjà elle occupe Salonique qui fut, aux temps byzantins, la seconde ville de la monarchie ; elle rêve — qu’on se souvienne des mémoires présentés à la fin de 1914 au roi Constantin par M. Venizelos — de vastes agrandissements dans cette Asie Mineure qui fut autrefois la force de l’empire byzantin. Et elle n’a pas oublié la légende fameuse, d’après laquelle un jour viendra où, dans Sainte-Sophie délivrée, le prêtre grec achèvera sur l’autel de la Grande Église la messe tragiquement interrompue par les Turcs en 1453.

Pour tous ces rêves, pour toutes ces espérances, pour toutes ces ambitions, l’histoire byzantine fournit des titres, des droits, des promesses. Et par là, dans tout cet Orient de l’Europe, cette histoire est demeurée étrangement vivante. Chez nous, Constantin Dragasès, qui tomba en héros sur la brèche de sa capitale, Syméon et Samuel, qui faillirent établir dans les Balkans l’hégémonie bulgare, et le grand tsar serbe Étienne Douchan ne sont guère autre chose que des noms — pas bien connus — inscrits dans les livres d’histoire. À Athènes, à Sofia, à Belgrade, ce sont des ancêtres glorieux, dont la mémoire reste vivante dans le peuple, dont il faut venger la mort ou reprendre l’œuvre pour l’achever. C’est parce qu’ils ont existé que leurs descendants ont sur l’héritage de Byzance des droits imprescriptibles et qu’autour de la coupole de Sainte-Sophie flottent tant d’infinies et magnifiques espérances. Depuis quatre siècles et demi, l’empire byzantin a disparu ; mais son souvenir subsiste ineffaçable et fort et, pour les peuples divers qui ont recueilli son héritage, son histoire — cette histoire qui nous semble morte — contient toujours des promesses et des gages d’avenir.

 

 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 6 mars 2017.

 

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[1] Rambaud, L’Empire grec au dixième siècle., p. X.

[2] Le Phanar était, après la chute de Constantinople en 1453, le quartier dans lequel restèrent les chrétiens, autour du patriarcat orthodoxe. (Note de la BRS.)

[3] Cette citation et les suivantes sont empruntées au beau livre d’A. Leroy-Beaulieu, l’Empire des Tsars, t. I et III.