LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Jacques Copeau

1879 — 1949

 

 

 

 

 

 

SUR LE DOSTOÏEVSKI DE SUARÈS

 

 

 

 

 

 

1912

 

 

 

 

 

 

Article paru dans la Nouvelle Revue Française, n° 7, 1912.

 

 

 

 

 

 


 

J’en sais qui, pour s’être approchés du « maître en toutes passions », ont senti se creuser dans leur sein un désir, que rien désormais ne saura combler. Dostoïevski ne veut être compris qu’éperdument. Il faut qu’on se donne à lui com­me il se donne au monde. Ceux qu’il a nourris, de longtemps ne trouveront plus saveur ni suc à tout autre aliment. Ceux qu’il a touchés, garderont de ce contact une brûlure inguérissable.

Suarès offre son cœur à cette brûlure. Il l’y appuie, afin de la mieux éprouver, et pour qu’elle morde plus avant.

Entre tous, Suarès était digne d’entendre l’appel du « monde à part », où voici qu’il est descendu. Il en remonte vers nous, porteur de maints secrets que sa mission n’est pas d’élucider mais d’envelopper dans son propre secret, comme pour leur conserver chaleur et vertu. Les vérités qu’il ramène au jour, lourdes encore de leur origine, obscures de leur profondeur, il ne va pas s’en dessaisir. Mais sa propre vérité les exalte, et les aide à rayonner jusqu’à nous. Suarès a tout pénétré par une faculté moins fixe et moins froide que l’intelligence, plus clairvoyante que l’instinct. Sa découverte lui reste intérieure. Et l’émotion nous est ménagée de la redécouvrir en lui. Il a tout ravi à lui par l’appréhension de l’amour, par la force du cœur. Et c’est son cœur qu’il nous livre, outré de plénitude, gonflé d’une double connaissance et d’un double mystère.

« Le cœur est le moyen et il est le lieu. »

 

 

* * *

 

 Pour nombre d’esprits, tout ce qui ne porte pas certaine marque de chez nous, nette et lisible, est suspect. Discord, ce qui n’obéit pas à certain rythme accoutumé. Informe, ce qu’on ne mesure pas « avec des barres et des ronds. » Malsain, ce dont l’arôme est insolite.

Ces esprits que j’ai dits se croient bien en santé parce qu’ils vivotent de régime ; bien sages parce que nulle tentation nouvelle ne vient plus solliciter leur paresseux appétit. Toute puissance inconnue est, pour eux, dirigée contre les disciplines qui les abritent. Elle menace l’équilibre où ils se plaisent, et qui consiste à s’abstenir.

Paul Claudel m’écrivait récemment : « On commence à donner à Dostoïevski la place qui lui convient, celle d’un des plus grands poètes que l’humanité ait produits »... Cette place, j’ai peur qu’elle ne lui soit bientôt accordée, en effet, par ouï-dire, et pour se débarrasser de lui. On le reléguera dans un temple où ceux qui l’auront édifié ne le visiteront plus guère. Et, s’il s’agit d’influence, combien seront capables de la subir ? Mais déjà les journalistes apprennent à ne plus écorcher son nom. Ses nouveaux thuriféraires, gens du monde ou gens de lettres, parleront de lui comme en parlaient ses détracteurs de naguère, sans le connaître. Ibsen a subi destinée pareille. On l’a supprimé, d’un consentement unanime, en l’acceptant. Et son enseignement demeura, parmi nous, lettre morte. Or, le grand Dostoïevski est cent fois plus difficile, et plus terrible.

 

 

* * *

 

 Ce qui détourne les uns de Dostoïevski, ce qui retient les autres sur la pente d’un sentiment déjà dangereux, ce n’est pas seulement la paresse : je crois que c’est la peur... Sa vérité est trop urgente, trop indiscrète, trop extrême pour que n’en soient pas épouvantés ces hommes qui passent leur vie à se disculper de l’humaine condition, ou bien à l’éluder. On voudrait se rassurer en souriant des extravagances d’un barbare ! Si la peur de se reconnaître, dans le bien et le mal, ne les tenait aux entrailles, montreraient-ils tant de rage à mettre, entre eux et le monstre, l’obstacle des frontières, la défense du climat et de la civilisation ? « Dostoïevski, disent-ils, vaut uniquement comme peintre de sa race. Nous n’avons rien à démêler avec lui. Son génie consiste en ceci : qu’il est le plus russe des russes. »

N’est-il pas surtout le plus homme des hommes, le plus enfoncé des hommes au sein de l’humanité ? Étant celui qui osa tout accepter, tout assumer, tout prendre sur lui. « Il touche le fond — dit Suarès — qui est la valeur même de la vie, comme au-dessous des océans, pourvu qu’on jette assez la sonde, c’est toujours la solidité immuable de la terre. »

Dostoïevski dénonce l’homme. Voilà, contre lui, le grief capital. Il le dénonce à lui-même. Il l’avertit, l’invite et le provoque. C’est en quoi il est séditieux. Il n’a reçu d’autre enseignement que cet appel de la vie par mille bouches. Il connaît les passions, non comme le psychologue qui s’en amuse, le prêtre qui les absout, ou le médecin qui les guérit ; mais comme le patient qui les souffre et le saint qui les transfigure. Il ignore où leur train le conduit. Foulé par elles, avec elles crucifié, mais transporté d’une sauvage allégresse, au bout de son agonie lucide il s’écrie : Tout est bien ! puisque j’ai pris le parti de vivre, et puisqu’enfin voici mon cœur vidé de tout le sang qu’il contenait, déchiré de tant de blessures que la mort n’y trouvera pas de place pour enfoncer la sienne !

Incompréhensible à ceux qui cherchent le bonheur ; inutilisable à ceux qui font des lois, tracent des plans et des limites, combinent des solutions ; ce créateur n’a point affaire de diriger la vie. C’est assez qu’elle lui soit donnée. Il se passe d’une raison plus affermie qui l’aidât à dominer, ou simplement à comprendre, — lui dont la vocation est de servir, et de subir. Et il ne lui appartient pas non plus de décider ce qui, dans l’homme, doit être dédaigné, ou réprimé, ou méconnu. « Entre les plus intenses, homme insatiable de sentir l’homme vivant. » Complice de tout ce qui vit...

 

 

* * *

 

« Il est plus d’un homme, ce Dostoïevski : et d’autant plus, qu’il est plus Dostoïevski. Plus d’un homme, et plus d’une femme...

Dostoïevski, si divers et si un, conçoit l’amour avec deux ou trois femmes, ou plusieurs : car il y a en lui deux ou trois ou plusieurs hommes pour toute femme qu’il aime...

Il n’est pas loin d’admettre deux ou trois hommes pour la même femme, parce qu’il les trouve en lui ; et tous les trois, en lui, ont besoin de la femme qu’il aime. C’est de ce fond obscur que se lèvent les héros étranges de ses livres : à tous ensemble, dans le même amour, ils n’en font qu’un, qui est lui, Dostoïevski. De là, cette patiente analyse, qui ne considère une face du caractère qu’en fonction des autres faces. De là, enfin, l’accord dans la vie, et surtout dans l’extrême amour, de ce qui est contrariété inintelligible pour l’esprit. »

Si divers et si un... Secret profond. Le plus inquiétant secret du créateur.

Tous ces personnages, ils sont bien « chacun totalement soi-même ». Mais, plus ils vivent, plus s’atteste entre eux l’énigmatique ressemblance qui les relie, d’une même onde, au giron poétique. Peut-être ne se ressemblent-ils pas... Alors c’est quelque chose de plus fort : le signe obscur de la parenté, le lien secret d’origine, la trace du mélange et de la confusion primordiale. Je sens qu’ils vivent sur les confins, sur les limites les uns des autres. Et c’est ainsi qu’ils s’aiment ou se haïssent, s’attirent ou se menacent de si près, si dangereusement. C’est ainsi que se propagent, parmi eux, de si soudaines, de si foudroyantes contagions. On dirait que chacun, étant trop plein de sa substance et de sa flamme, les laisse déborder. Et tout aussitôt, dans l’atmosphère saturée de vie où Dostoïevski ne peut plus penser sans créer, ce trop plein germe et s’informe : un être nouveau jaillit, tout voisin, tout prochain du premier, et qui va lui disputer l’existence, deviner ses sentiments ou ne point se retenir de lui livrer les siens ; et soudain le reconnaître ou se reconnaître en lui, avec délices, avec terreur ; et peut-être, au moment le plus impérieux de la haine, se jeter dans ses bras ; ou bien encore détruire, en se détruisant soi-même, ce fraternel fantôme.

Chacun de ces personnages connaît en soi tous les empêchements comme tous les vertiges, avant qu’il ne rencontre, au dehors, des attractions et des obstacles. Et le drame est un conflit de conflits. Ici l’individu ne nous est pas montré subissant, sous la pression des événements, une intérieure purgation, et s’acheminant à travers eux vers une sorte d’accomplissement esthétique.

Dostoïevski ne cherche pas son héros au sommet de l’être, à son point le plus aigu de détachement, à son faîte le plus dépouillé ; mais au plus contrarié, au plus douteux de sa vigueur.

« La descente de Dostoïevski dans les émotions inconnues tient du calcul et de la découverte. Elle est toute en pressentiments, en essais, en allusions, en prodromes... »

Dostoïevski ne résume jamais son expérience. Il la renouvelle. Son analyse ne connaît pas de terme. Elle ne tend pas vers un accord, mais entretient la division. Elle ne produit pas de « types. »

Sur la voie qui le conduit à la création, Dostoïevski n’a pour guide qu’une « sensibilité sublime. » Et c’est toujours une voie non foulée que la sienne, — ἄβατον εἰς ἐρημίαν... D’où l’angoisse d’un pathétique toujours inexploré. Le travail de Dostoïevski épouse celui de la vie même, et se recommence avec elle, chaque matin. A chaque rencontre, il déchiffre à neuf l’homme tout entier. Et à mesure qu’il avance dans son œuvre, il est plus ingénu, plus grave et plus soucieux. C’est que la vie, pour lui, se fait de plus en plus vivante, et de plus en plus inconnue.

 

 

* * *

 

Un Suarès ne redoute pas d’affronter Dostoïevski. Il l’aime et le connaît tout entier. Il le devine par de secrètes affinités. Ses excès, ses fureurs et ses débordements, il en a reçu confidence, et nous en fait confession. Cette émotion créatrice, qui est « la seule et véritable connaissance, » non seulement il s’emploie à la décrire : il en est lui-même possédé. Elle circule à travers les pages, où Suarès, en s’emparant de Dostoïevski, reproduit la démarche et les mouvements mêmes qui vont mettre Dostoïevski en possession d’un monde.

D’abord : la grande acceptation humaine, par laquelle il faut commencer pour se déprendre de soi, cesser de se préférer, rompre « cet enlacis mortel[1] », aller au devant de tout. L’amour total. La dévotion totale. Elle n’est pas seulement passive. Elle engage tout l’être, avec toutes les forces de sa volonté, tous les « recreusements » de sa force.

Elle réserve à Dostoïevski « la suite infinie des supplices. » « Or, il ne s’y dérobe pas. Il ne prêche ni la soumission au mal, ni la révolte. Il ose se prononcer pour l’usage héroïque de la souffrance. Il ose faire choix de l’exercice puissant que le mal propose à notre âme, celui qu’on nous fait et celui que nous sommes tentés de faire. »

Dostoïevski est, ainsi, le mieux destiné des hommes à la connaissance ; le plus libre, étant le plus sacrifié. Il est précipité, d’une chute sans fin, d’une poussée sans merci, et il ne trouve en lui de force que pour l’aggraver. Il n’est jamais au bout de son élan, de sa dépense ; car la vie renouvelle, avec une perfide prodigalité, ses ressources intérieures. Toutes les formes de la vie, tous les drames, se rencontrent en lui, le traversent, le transpercent. Ou bien c’est en lui qu’ils naissent ; c’est de ce lieu tragique, de cette source tragique qu’ils s’élancent. Il ne les contient pas. Il ne se contient jamais :

« Avec une attention passionnée, il se donne. »

On aurait tout élucidé, si pouvait être expliqué ce don de se donner, qui est l’essence du créateur de caractères. Cette disposition à la métamorphose par où « le moi se multiplie, » cet éclatement de l’être, ce don, cette fuite, cette « perte de soi, » cette « absence de soi » dans « une étrange prescience, et même dans une divine possession d’autrui, » cette « révolution qui emporte l’homme tout entier dans l’effroi de la vision qui lui est promise, » cette transe au milieu de laquelle l’homme ne reconnaît déjà plus, ne sentira bientôt plus ses limites.

Nul, à ma connaissance, n’avait avant Suarès même nommé cette passion du créateur où « l’ardeur du sacrifice de soi passe infiniment l’ardeur que l’on met à se sacrifier les autres. » Nul, pour célébrer cette frénésie, n’avait trouvé de mots aussi terribles :

« Vous ne savez pas jusqu’où peut aller l’amour de la vie dans les êtres profonds, nés pour la souffrance, et qu’elle y attache. Il les porte à tous les excès, que vous appelez crimes, selon votre droit... Donner sa vie, et même prendre la vie des autres, sans en peser exactement la valeur au poids de la raison, de l’agrément et du succès... Jamais assez de bonheur ! Jamais assez de joie !... Car où est le bonheur, sinon dans la folie de tout ce qu’il nous coûte ?...

« A-t-il des regrets et des remords, Dostoïevski, lui qui va si loin dans l’art cruel de se connaître ? Il s’en donne toute l’apparence. Mais remords est un gros mot, qui cache ce qu’il devrait définir. Dostoïevski a le désespoir de ne jamais atteindre ce plein de la passion qu’il poursuit... L’unique passion est, en somme, la passion de la plénitude.

« Un artiste créateur voudrait presque participer, de moment en moment, à la création universelle. C’est pourquoi il se déteste, en vain, lui-même à l’infini... Tous les crimes pourront hanter son âme : elle ne saurait rien perdre de sa pure volonté, qui est de ne pas nuire, ni de sa primitive convoitise, qui est l’innocence, après tout. Elle n’aspire qu’à saisir l’objet vivant, à l’adorer en lui-même, à le posséder jusqu’à le détruire. Enfin, je dirai qu’elle veut le tuer, cet objet d’amour, pour le recréer ensuite aux dépens de sa propre vie. »

Attrait si irrésistible, aspiration si tragique, que Suarès croit discerner, dans le mal de Dostoïevski, le symptôme de sa vocation ; et qu’il ne craint pas de comparer « la marche de l’épileptique vers la crise, au mouvement de Dostoïevski vers la profondeur. »

Je prie qu’on ne veuille entendre, ici, rien d’allégorique, ou de forcé. En vérité, l’entreprise du romancier Dostoïevski est sans aucune ressemblance au commun jeu littéraire. Elle obéit à un « don fatal », où l’émotion du sang a sa part. Celui qui en fut marqué ne peut plus répondre de soi. Il est dénaturé. Je veux dire qu’il a cessé d’être lui-même, qu’il rapportera toutes ses actions à une exigence dont il est seul à connaître l’implacable commandement, et qu’enfin des devoirs étranges, incompréhensibles, lui sont désormais imposés. Tout l’engage, et bien au-delà des attachements ordinaires. Il est la proie de toutes ses conquêtes. Aucune, pourtant, ne le retient. Mais il s’est donné plus, en un instant, qu’un autre en dix années. Rien ne passera plus, paisiblement, à portée de sa pensée, de son désir, de sa main. Toute approche est pour lui le commencement de la possession. Et tout ce qu’il possède, il l’épuise. Tout ce qu’il aime, il le dévaste. Ce n’est pas que son cœur soit faux — le plus humain des cœurs, à la fois, et le plus déshumanisé — mais il enfante un rêve sans repos. Ce n’est pas qu’il prenne des masques, non : c’est le même visage, mais tour à tour si bouleversé, si profondément altéré d’une incroyable sincérité, qu’il apparaît méconnaissable...

 

 

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 « Ô Féodor Mikhaïlovitch, si ardent, si aigu et si humble, vous êtes profond et vrai entre les grands. Vous allez au delà de tous autres, sans doute... Dostoïevski, le cœur le plus profond, la plus grande conscience du monde moderne. »

Où faire intervenir, dans le domaine du sentiment, le concept de « perfection » ; et quelles notions ne point humilier devant celles de « grandeur » et de « plénitude » ?

« La force du style emporte tout — dit Suarès —, mais la profondeur du sentiment renferme tout, et le style même. »

L’ordre de Dostoïevski « est un prodige quand il l’atteint Suarès ajoute : « Une telle œuvre, quand on l’a saisie, semble la merveille longtemps souhaitée par l’esprit. » Et ailleurs : « L’Occident énumère et calcule : il est nombre et géométrie. Le Russe évoque et pressent : il est mouvement intérieur et musique. »

Dostoïevski a son ordre et sa mesure, qui ne sont pas les nôtres. J’essaierai, un jour, de l’expliquer à mon tour. Mais fera-t-on comprendre qu’un ordre existe en dehors du géométrique, une mesure qu’il ne faut pas assimiler à « la moyenne des statistiques », une composition qui n’est point toute didactique ; et qu’une infaillible ordonnance dont l’esprit embrasse d’un seul coup toutes les proportions, n’est pas la seule figure de la beauté ?

 

« Toutes les sauvageries du monde ne valent pas un beau jardin à la française. »[2]

 

Peut-être diriez-vous encore, et dirai-je avec vous : toutes les beautés du monde ne valent pas la beauté française... Or, à cause de cette beauté-là, la plus belle de toutes, dont il emporte partout l’image dans son cœur, un artiste de France pourra, sans imprudence, s’aventurer à travers tous les pays du monde. A cause de ces beaux jardins-là, dont le modèle forma son âme et reste étendu sous ses yeux, un bon ouvrier français saura, parmi les plus incultes sauvageries, tracer des jardins nouveaux. Des jardins de son invention. Des jardins que son cœur aura désirés, que ses mains auront disputés à la terre, et qui naîtront dans la nouveauté de la vie.

De quel usage, en effet, sera pour nous cette raison française ; de quelle valeur ce goût, cette mesure, ce style, si ne s’y conforment que des poètes sans génie, des dramaturges et des romanciers sans invention ? Quelle vertu garderont les règles dont plus rien de vivant ne vient éprouver la résistance et la fermeté ? Quel orgueil tiré des méthodes, si ce ne sont qu’étais à soutenir un art débile, qu’instruments à ressasser une pensée recrue ?

Je vois trop de cœurs secs se faire mérite d’une retenue peu coûteuse ; trop de bouches pédantes remâcher les plus beaux mots français ; trop d’impuissants invoquer les plus difficiles ambitions de notre race...

Le bienfait de la culture, c’est de ne me dispenser de rien. Sa vigueur, je l’éprouve à mon intrépidité. Elle m’a bien formé, bien instruit : c’est afin de me permettre davantage ; et que je coure plus hardiment toute aventure ; et que j’informe à mon tour plus d’émotions, de curiosités et de vertus.

L’étroit accord avec moi-même où voudrait m’enfermer une discipline sans périls, je ne le préfère pas toujours à cet appel sauvage que me jette un Dostoïevski, et qui vient déprendre mon âme d’une quiétude et d’un contentement où elle ne s’exerçait plus.

Ceux qui ne sont jamais sortis des beaux jardins ; comment ne se sentiraient-ils pas de jour en jour plus épris de cette splendide ordonnance, plus emprisonnés par elle ; plus éduqués, plus accablés par le génie des ancêtres ? Comment ne penseraient-ils pas : tout a été fait, et : tout est dit ?

Mais si leur âme est encore vivante, elle entendra quelque jour la voix même des ancêtres, la voix des créateurs, de ceux qui, défrichant la sauvagerie, ont fait régner sur elle la belle ordonnance des jardins. Et cette voix leur dira :

Qu’est-ce que la beauté du plus beau des jardins français, au prix de la beauté du monde ? Qu’est-ce que cette beauté parfaite, au prix de toutes les beautés dont le signé et l’expression n’ont pas été trouvés, au prix de toutes les choses inconnues ? Toutes les beautés que proposait la sauvagerie ne se sont point renoncées dans cet accomplissement que voici. Toute la beauté dont l’homme est capable ne s’est pas inscrite ici.

Tout n’a pas été dit, tout n’a pas été fait. Il nous reste un long travail à entreprendre, un long et dur travail, de beaucoup de jours et de beaucoup de peine. C’est le fonds qui manque le moins.

Chaque homme est un homme nouveau qui, selon la méthode et l’art des ancêtres, tracera son sillon vivant. Chaque homme recreusera sa place en ce monde. Chaque jeune homme recreusera la terre des ancêtres :

Un trésor est caché dedans

Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage

Vous le fera trouver : vous en viendrez à bout...

 

 

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L’avertissement que nous apporte Dostoïevski, avec l’interrogation qu’il pose ; son appel, avec l’inquiétude qu’il soulève ; ce démenti qu’il donne au : tout est dit des esprits sans courage ; voilà le premier bienfait dont nous lui sommes redevables. De quel profit peut être son influence, il faudra tenter de le dire, et de le montrer. Nous reviendrons sans cesse à Dostoïevski, n’ayant jamais épuisé notre amour, notre étonnement ; n’ayant jamais fini d’éprouver ce qu’il a fait pour nous. Toute occasion de parler de lui doit être saisie. Celle-ci était heureuse entre toutes, qui rapproche de son nom le nom d’un très noble poète et les unit dans notre affection.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 mars 2019.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Shakespeare.

[2] Charles Péguy.