LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Evgueni Chmourlo
(Шмурло Евгений Францевич)
1853 – 1934
L’HISTOIRE DE LA RUSSIE AU POINT DE VUE DE SES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES
1935
Article paru dans le Bulletin de l'association russe pour les recherches scientifiques à Prague, vol. II (VII), n° 8, 1935.
TABLE
Caractère national des conquêtes russes dans le domaine intellectuel.
I. LE DÉDOUBLEMENT DE LA VIE RUSSE.
Étapes communes dans la marche historique.
Absence de frontières naturelles.
La marche irrésistible vers l'Orient.
Les fuyards entraînent à leur suite les autorités constituées.
Le côté tragique de l’exode vers l’Orient.
Les frontières ethnographiques et politiques.
La carte de l’Europe occidentale.
La carte de l’Europe orientale.
III. CE QUI A CONTRIBUÉ À L’AGRANDISSEMENT TERRITORIAL DE L’ÉTAT RUSSE.
IV. L’ESPRIT D’EXPANSION DU PEUPLE RUSSE.
V. À LA RECHERCHE D’UN CENTRE POLITIQUE.
VI. LA RUSSIE DU NORD-EST, BERCEAU DE L’ORGANISATION POLITIQUE RUSSE.
Facteurs qui ont présidé à l’éducation de l’esprit politique du peuple russe.
Configuration de la Russie du Nord-Est.
Le type du propriÉtaire terrien et le type du soldat (droužinnik).
VII. LES POINTS FAIBLES DE L’ÉTAT RUSSE.
La grande Étendue du territoire.
Caractère continental du pays.
La prÉsence d’ÉélÉments antigouvernementaux.
VIII. L’ÉLOIGNEMENT DE LA RUSSIE DE TOUS LES CENTRES EUROPÉENS ET CONSÉQUENCES DE CET ÉLOIGNEMENT.
Les noms propres, ainsi que les mots intraduisibles ont été conservés dans leur forme originale.
Transcription adoptée :
č se prononce tch
ĕ " " ie
kh " " aspiré
š " " ch
šč " " chtch
y " " dur
ž " " comme le j français.
L’apostrophe placée après une consonne finale en radoucit le son.
Chaque peuple possède une âme collective et sa physionomie individuelle. Si l'on veut la connaître et la déchiffrer il faut en étudier la culture. La culture est une sorte de miroir qui reflète les conceptions religieuses d'un peuple, ses idées du droit, du devoir et de la justice, son caractère et ses idéals. On y retrouve la structure de sa vie sociale, l'image des rapports légaux établis, les trésors scientifiques accumulés, les progrès matériels accomplis, le travail intellectuel effectué dans le domaine des arts, c'est à dire dans celui du Beau et du Vrai. La culture d'un peuple le différencie de tous les autres, lui donne le droit de parler d'un Moi particulier, de penser à soi-même comme à une unité distincte ; elle entretient en lui le sentiment de sa conscience individuelle, la fierté de son indépendance et constitue son véritable patrimoine national.
Il n’existe pas de peuples qui aient reçu une culture toute prête, tombée, pour ainsi dire, du ciel. Elle ne naît pas d'un seul jet, comme la déesse Pallas, sortie, tout en armes, de la tête de Jupiter ; elle n’apparaît pas dans toute sa splendeur comme Aphrodite sortant de l’écume marine : elle se forme lentement, se constitue pas à pas et possède sa propre histoire.
La culture du peuple russe est le résultat du travail matériel et moral accompli pendant les derniers dix ou onze siècles. Ses racines se perdent dans le sous-sol préhistorique, aux temps des Scythes, des Sarmates et de Goths, tandis que son plus magnifique élan, l’effort le plus soutenu et la richesse la plus éclatante datent des dernières 50 ou 60 années avant la révolution.
Pouškine nous a laissé un magnifique chef-d’œuvre, intitulé „Le chevalier avare“. Il y est question d’un vieux baron qui descendait la nuit dans ses souterrains pour ouvrir en cachette ses coffres et admirer l’or qu’ils renfermaient : il jouissait de la conscience d’être le maître absolu de toutes ces richesses. Le peuple russe possède aussi ses coffres pleins de trésors, dignes, non seulement d’admiration, mais aussi de légitime fierté : mais ce n’est pas de l’or qu’ils renferment, ce sont les fruits de son esprit créateur, les résultats tangibles de l’effort soutenu par plusieurs dizaines de générations qui ont forgé la conscience civique et sociale du peuple entier.
Bien loin de contempler ses trésors avec l’avidité et l’égoïsme du chevalier avare, le peuple russe s’enorgueillit du prix inaltérable de ses richesses, il sait qu’elles sont impérissables et que tout homme désireux de participer aux conquêtes de l’esprit humain n’a qu’à y puiser à pleines mains. Ses coffres renferment les perles de la prose d’art et de la poésie en vers ; là se trouvent, soigneusement conservées, les images produites par les grands génies du théâtre dramatique et musical ; les chefs-d’œuvre de la peinture ancienne et moderne, où s’épanche l’âme russe, où elle se montre dans tous ses replis et sans détours ; les monuments de l’architecture, empreints d’un si vif coloris national, et des milliers de livres, dans lesquels la pensée scientifique apparaît comme une force créatrice dans le domaine des sciences exactes, dans l’étude du passé multiforme, où le génie russe apporte son contribut dans le champ de l’abstraction et dans l’élaboration des méthodes aptes à résoudre les grands problèmes de la vie.
Le caractère particulier des trésors que renferment ces coffres fabuleux est l’empreinte nationale qui les distingue, le sceau du génie du peuple russe et sa psychologie particulière vis-à-vis des questions vitales de l’existence : l’âme entière du peuple y est. Tout en étant profondément nationales et même grâce à cela surtout, les valeurs créées par l’esprit russe ont acquis une importance universelle, une évidence et une force de conviction qui les rend accessibles non pas aux Russes seuls, mais à tous les peuples en général : le Slave, le Français, l’Allemand, le Japonais, chacun y trouvera des éléments humains communs à tous, quelle que soit sa religion et sa nationalité. Pourquoi les œuvres de Léon Tolstoj ont-elles été traduites dans presque toutes les langues du monde ? Pourquoi l’Europe et l’Amérique lisent-elles avec tant d’avidité les livres de Dostojewsky ? L’on joue partout la musique russe, on assiste aux représentations du „Théâtre d’art de Moscou“, on étudie la philosophie de Vladimir Solovjev, on cite le biologue Pavlov et tant d’autres. Tout cela parce que ce ne sont pas les Anglais, les Italiens, les Allemands ou les Indous seuls qui connaissent Shakespeare, le Dante, Goethe, Rabindranath Tagore. Comme la musique de l’Allemand Beethoven, du Français Berlioz et du Polonais Chopin parle à toute oreille musicale, de même le spectateur étranger, sans connaître la langue de la pièce, a ressenti de nobles émotions devant l’art incomparable d’une Rachel ou d’une Ristori, d’un Salvini ou d’une Éléonore Duse. Quel qu’il soit, l’homme civilisé comprend que les découvertes de Copernic, de Laplace et de Pasteur, les bases de la pédagogie établies par Amos Komenski et Petalozzi constituent non seulement la gloire des peuples d’où ces grands hommes sont sortis, mais le patrimoine de l’humanité tout entière, pour le bien et le bonheur de laquelle le génie national de leurs pays respectifs leur a donné le jour.
Quelles sont les voies qu’a suivie la grande culture russe dans son développement, les facteurs qui ont contribué à sa formation, les sources auxquelles elle a puisé et les bases sur lesquelles elle repose ?
L’esprit de chaque peuple se forme sous l’influence d’innombrables facteurs qui peuvent cependant être groupés en trois catégories :
1. le milieu où vit le peuple et où naît l’état auquel il appartient, c’est à dire les conditions géographiques, dans lesquelles il est placé ; 2. les particularités de sa race qui accompagnent son entrée dans l’histoire, et, 3. les bases sur lesquelles grandit la culture qui le différentie des autres peuples et qui détermineront ensuite en grande partie le caractère de son activité future. Pour le peuple russe disons brièvement que, 1. son territoire, 2. son origine arienne, et, 3. sa religion sont les trois forces agissantes qui ont présidé à la formation de sa culture dont elles ont déterminé le caractère, et, jusqu’à un certain point, l’essence même.
Si nous voulions étudier tous ces facteurs dans l’ensemble de leurs influences respectives, il faudrait écrire un gros volume. Les pages qui vont suivre se proposent un but plus modeste : celui d’éclairer le rôle joué dans l’histoire par le premier des facteurs énumérés, montrer l’influence que le territoire et les conditions géographiques ont exercé sur le caractère du peuple russe au cours d’un millier d’années, comment ils ont façonné sa psychologie et son esprit, déterminé sa conduite à l’endroit de ses voisins, comment ils l’ont guidé dans la construction d’un état d’immenses dimensions, jusqu’à quel point ils lui ont imposé son rôle historique et marqué sa place dans l’histoire mondiale.
Au cours de son existence millénaire le peuple russe a dû subir sans relâche une double traction simultanée en sens inverse, il a dû gaspiller ses forces sur deux fronts opposés, l’Orient et l’Occident, en parvenant à des résultats dont les uns étaient positifs, bienfaisants, et les autres n’étaient utiles que pour autant qu’ils assuraient la calme et paisible jouissance de résultats tangibles et souhaitables.
L’histoire russe ne ressemble pas à un cours d’eau uni, renserré dans ses berges, mais plutôt à deux courants parallèles qui, entre deux rives communes, se sont creusé chacun son lit particulier. Celui qui a navigué sur la Volga et qui connaît son confluent avec la Kama, saisira facilement notre idée. Pendant bien des kilomètres encore cette rivière roule ses eaux à côté de celles de la Volga, sans les mélanger. À mesure que la distance du confluent augmente, le courant de la Kama s’affaiblit, elle prend la coloration de la Volga et finit par s’y perdre. Oui, le cours de la Kama se confond avec celui de la Volga, tandis que dans la vie russe le courant asiatique ne s’est jamais complètement confondu avec le courant européen. Oui, les eaux de la Volga finissent par diluer celles de la Kama, par les engloutir et quelque part là-bas, sous Samara ou Saratov nous ne retrouvons plus le souvenir de la puissante rivière ; mais dans l’histoire russe les efforts du courant européen pour s’affranchir de l’emprise du courant asiatique n’ont pas encore réussi. De nos jours, tout aussi bien que par le passé, les deux courants, l’occidental et l’oriental luttent entre eux pour envahir, chacun exclusivement, tout l’espace qui s’étend d’une rive à l’autre.
En d’autres termes, à côté de l’histoire européenne proprement dite, que la Russie créait de son propre gré, qu’elle développait et cultivait, elle en avait une autre, l’histoire asiatique, qui lui était imposée par les circonstances, inévitable et inéluctable. Ces deux histoires se déroulaient parallèlement, indépendamment, hostiles l’une à l’autre, jamais solidaires. Il en est ainsi parce que l’Europe a toujours été pour la Russie le symbole de la culture commune à l’humanité entière, du progrès et du dynamisme, tandis que l’Asie représentait la stagnation et la barbarie.
Arrêtons-nous tout d’abord à considérer le front européen. Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire russe dans son ensemble pour se persuader que ce front n’a jamais été interrompu au cours des mille ans de notre histoire, c’est à dire pour avoir le droit de placer le peuple russe au nombre des peuples européens. En effet, qu’observons-nous ?
Une communauté de race, due à la même racine arienne. Le peuple russe, aussi bien que les peuples germaniques, latins et grecs, comme tous les Slaves, est une branche de la race indo-européenne, ce qui, en majeure partie, explique l’affinité qui existe entre les valeurs morales et intellectuelles, avec lesquelles chacun de ces peuples a commencé à vivre.
L’apparition presque simultanée de ces différents groupements ethniques, juste au moment, où le monde classique était parvenu à son déclin et devait être substitué par de nouveaux peuples. La différence de temps dans leur apparition n’est pas assez grande pour qu’on doive en tenir compte. En effet, la France et l’Allemagne ont commencé à exister comme telles seulement à partir du traité de Verdun (843), c’est à dire juste au moment, où l’histoire a enregistré pour la première fois des mouvements de caractère politique sur le front russe (862). L’état polonais est né, comme l’on sait, un siècle après l’apparition de l’état russe et l’état hongrois plus tard encore.
L’unité de religion, voire la religion chrétienne. Ayant embrassé le christianisme, le peuple russe a, par cela même, accepté des principes identiques de morale et de justice que ses voisins occidentaux, principes basés sur l’amour du prochain, sur l’impartialité, sur la reconnaissance des rapports sociaux, ne faisant pas de différence entre les fidèles et les gentils. Ce que Rome avait été pour les Germains, Byzance le fut pour les Russes : une école religieuse, juridique et littéraire. À Byzance, comme jadis à Rome, le jeune esprit barbare se sentait pénétrer d’admiration pour une civilisation harmonieuse et brillante, forte de sa valeur morale ; là comme ici la force physique s’habituait à reconnaître la supériorité des éternels principes moraux sur les éléments d’ordre matériel et transitoire. Nous voyons par là que l’identité de la religion embrassée par les Germains et les Slaves à l’aube de leur existence politique a constitué une base commune à leurs vies culturelles respectives.
Notre affirmation quant à l’unité religieuse paraît démentie par les différences existant entre le catholicisme et l’orthodoxie, mais ces différences ne se sont pas manifestées au moment, où la religion païenne a fait place à la religion chrétienne, mais beaucoup plus tard. Pour ce qui en est du terrain religieux, il était le même : tous les nouveaux peuples chrétiens ont grandi dans l’atmosphère des mêmes postulats et des idéals semblables. Ce n’est pas l’église catholique ni l’église orthodoxe qui les ont créés, mais la doctrine enseignée par le Christ et qui était commune à tous. Le christianisme a proclamé l’existence de deux mondes, le monde temporel et le monde spirituel et cette idée, si étrangère à la conception qu’avaient de l’univers les Grecs et les Romains, constitue le pivot de l’histoire de tous les peuples chrétiens, quels qu’ils soient, le peuple russe, tchèque, français ou anglais.
Contrairement au paganisme, la religion chrétienne enseignait à considérer tous les hommes comme faisant partie d’une même grande famille ; elle proclamait ainsi un principe qui était étranger non seulement aux Germains et aux Slaves à demi barbares d’alors, mais aussi aux peuples civilisés grec, romain et hébreux, dont chacun se plaçait en dehors et contre tous, se retranchant dans son égoïsme et son orgueil. Les Grecs s’isolaient du reste du monde, qu’ils considéraient comme barbare, fiers de leur culture et de leur érudition ; les Romains étaient entichés de la supériorité que leur conférait leur situation exceptionnelle dans l’état, celle de cives romani, jouissant, à l’exclusion des autres citoyens, de tous les droits, acquis par la force armée et garantis par une stricte législation, et enfin, les Juifs se plaçaient à part car, entourés de païens polythéistes, ils étaient les seuls à adorer un Dieu unique et vrai et se sentaient par là le „peuple élu“.
L’empreinte du génie romain. Il est facile de représenter Byzance et Rome comme une antithèse : il est aisé de recueillir grand nombre de faits à l’appui de ce point de vue, et cependant, malgré toutes les différences qui sautent à l’œil entre la civilisation grecque et la civilisation romaine et malgré la disparité qui en résulte quant au patrimoine culturel que chacune d’elles nous a laissé en partage, cette disparité ne parvient pas à effacer le coloris commun à toutes deux, le sceau que le génie romain a laissé partout, où ses aigles victorieuses sont allées se poser. Les traces de Tribonien, le fameux collaborateur de Justinien, sont restées indélébiles dans les conceptions juridiques d’Occident et d’Orient. D’où vient à l’Europe chrétienne l’idée d’un monarque tout-puissant, autocrate pour servir le bien public ? L’ancienne Grèce avec ses cités antiques n’y est certainement pour rien. Ce n’est pas non plus une imitation de l’exemple fourni par les despotes asiatiques : cette conception provient de Rome, elle sort des plis de la toge qui revêtait les empereurs romains.
Il en est de même de l’idée d’une monarchie universelle unique qui est née, comme l’on sait, sur le terrain du monde classique ; à la longue elle s’est imposée aux esprits d’Occident et a fini par donner, pour ainsi dire, le ton à tout le moyen âge. Et cependant cette conception, par elle-même, n’appartient pas exclusivement au monde catholique d’Occident : ce même idéal a constitué le nerf vital du moyen âge byzantin, où l’empereur se considérait aussi comme le chef suprême de la chrétienté entière. Après la chute de Byzance cet idéal a influencé l’état des esprits en Russie, où nous voyons apparaître une théorie, ayant pour devise : „Moscou, la troisième Rome.“
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Résumons : voici donc que nous retrouvons dans l’histoire du peuple russe depuis les temps les plus reculés ces quatre facteurs principaux qui le rattachent aux peuples d’Europe : 1. la communauté de race, 2. l’apparition presque simultanée sur l’arène de l’histoire, 3. l’unité de religion, et, 4. l’empreinte du génie romain, c’est à dire la communauté des bases culturelles héritées du monde classique. En effet, la première page de notre histoire s’ouvre sur la gigantesque voie fluviale qui rattache le pays des Varègues à celui des Grecs : c’est la première preuve des liens qui existent entre la Russie et le reste de l’Europe. Les bases de l’état russe sont jetées par les Varègues, branche Scandinave d’origine indo-européenne qui a joué ce même rôle en Bretagne, en Normandie et dans l’Italie méridionale.
L’époque des premiers princes russes connaît déjà de nombreux rapports avec Byzance : les vikings norvégiens, les rois de Pologne, de France, de Hongrie sollicitent la main des princesses russes. À leur tour les princesses byzantines et anglaises trouvent en Russie une nouvelle patrie. Les rapports avec la Pologne s’affermissent. Bien que le christianisme russe dérivât de Byzance, la Russie acceptait de parler religion avec un empereur germanique (Henri IV) et même avec le pape (Grégoire VII). Depuis bien longtemps Kiev entretenait des rapports commerciaux avec un point aussi éloigné du territoire allemand que l’était Ratisbonne, tandis que Novgorod trafiquait avec le littoral de la Baltique. Plus tard encore nous retrouvons des phénomènes semblables. Novgorod et Pskov fraternisent avec les villes de la Ligue hanséatique ; la Volynie et la Russie galicienne sont en contact avec la Hongrie et la Pologne : par l’intermédiaire de ces pays la Russie se met en rapport avec l’Allemagne, sans parler de l’attachement à Byzance qui, autant qu’au début, continue à jouer un rôle prépondérant dans l’histoire de la culture russe. L’ancienne littérature russe avec ses „slova“ et ses „pooučenija“ des mitropolites Hilarion et Cyrille de Tourov, l’église avec son organisation et sa propagande morale et politique, et enfin les monuments de l’architecture, tels que les cathédrales de Ste Sophie à Kiev et à Novgorod en sont une preuve éclatante. Tout ceci est là pour prouver que la vie politique et sociale, née sur la grande voie fluviale menant en Grèce, a continué à se développer au cours des XI-XIII-e siècles, en contact avec les peuples civilisés du reste de l’Europe.
Dans ce que nous venons de dire il est facile de distinguer trois points essentiels :
1. la multiplicité des rapports entretenus par la Russie avec ses voisins de l’Europe occidentale et méridionale. Presque tous les phénomènes de la vie russe ont été provoqués ou se sont manifestés plus tard sous l’influence des rapports entretenus avec les pays de l’Europe d’alors : il en est ainsi du commerce, de l’échange des marchandises et de l’accroissement de l’industrie locale qui en résulte ; il en est de même de la structure de l’état, de l’organisation d’une institution aussi importante que l’église ; ce sont enfin les mariages étrangers, la littérature, les arts et l’instruction du peuple ;
2. l’intensité de ces rapports ;
3. leur ancienneté qui nous en fait retrouver les traces aux premières pages de l’histoire russe. Depuis l’aube de son existence la Russie a toujours continué à se mouvoir dans l’orbite commune aux autres peuples européens, et cela jusqu’au moment, où la poussée de l’Orient asiatique est venue rompre l’équilibre, en provoquant une funeste rupture.
Les preuves historiques, permettant de démontrer l’affinité qui existe entre l’histoire russe et celle de l’Europe occidentale ne s’arrêtent pas là : nous pourrions citer grand nombre d’autres facteurs, dont quelques-uns plus importants encore que les précédents. Bien loin de s’arrêter aux premiers siècles, ces facteurs continuent à agir tout le long de l’histoire russe.
Tels sont, par exemple :
La structure de la famille et de la vie sociale qui renferment des traits communs à la Russie et à l’Europe occidentale. Malgré toutes leurs différences les divers états sont sortis des mêmes principes fondamentaux. Ce que nous désignons du nom d’état s’est constitué partout d’une façon excessivement lente et graduelle. La période qui les a précédés a duré plusieurs siècles et a été caractérisée par une extrême fragmentation : la Russie a traversé l’ère des „oudĕly“, tandis que l’Europe vivait sous le régime du féodalisme. Ce n’est pas sans raison que les historiens russes trouvent çà et là des traits communs à ces deux formes historiques.
À mesure que la structure politique évoluait la ressemblance entre les principes russes et les principes européens ressortait davantage.
La naissance de monarchies uniques et unifiées. Il est à remarquer qu’elles apparaissent partout en même temps et comme par enchantement. À la fin du XV-e et au début du XVI-e siècle Ivan III et Basile III achèvent l’unification des terres russes ; ils fondent ainsi un nouvel état, celui de Moscou, en même temps que leur contemporain, le roi de France Louis XI, créait l’unité politique de son pays. C’est à ce moment que nous voyons apparaître la France : jusque là on ne peut parler que de différentes provinces, revêtues d’une souveraineté de caractère féodal, telles que la Bretagne, la Normandie ou la Bourgogne, de même qu’en Russie, jusqu’à Ivan et Basile, il n’y avait eu que les principautés de Tver’, de Rjazan’, les villes libres de Novgorod, de Pskov, etc. Nous retrouvons ce même souci de rassembler les terres éparses chez Ferdinand le Catholique d’Espagne, chez Henri VII Tudor d’Angleterre, et même chez le pape Sixte V et César Borgia ; les uns y parvenaient, les autres n’aboutissaient qu’à de faibles résultats. Mais il ne s’agit pas seulement des résultats : ce ne serait qu’un côté de la question. Ce qui est symptomatique c’est que le but était le même : on voulait agrandir son domaine et raffermir sa puissance. C’était comme une maladie contagieuse, dont les émanations remplissaient l’air ambiant. Le groupement des fiefs sous une autorité unique ne provenait pas d’un caprice individuel : il témoignait d’une nécessité ressentie partout, d’un besoin, sinon identique, au moins semblable et également impérieux.
Les premiers rudiments de la vie internationale. Au même moment et en vertu des mêmes impulsions l’Orient et l’Occident d’Europe sortent du moyen âge et entrent dans une ère nouvelle. Et voici les luttes pour l’équilibre politique. Soit qu’il s’agisse des campagnes italiques des rois de France, ou de la guerre de Trente ans, ou de la rivalité entre la Russie et la Suède ou la Pologne pour l’influence sur la Baltique, la raison primordiale est partout la même.
Nous pouvons en dire autant de l’absolutisme du XVII-e siècle. La lutte avec les boyards en Russie, avec la noblesse en France, avec le parlement en Angleterre sont provoquées par les mêmes causes. Ivan le Terrible et le tsar Alexis de Russie ; le Grand Électeur de Prusse ; Henri IV, Richelieu et Mazarin en France ; Philippe II et ses successeurs Espagne, tous ont des traits communs.
On trouve les mêmes analogies au cours du siècle de l’absolutisme éclairé. La foi utopique en une „nouvelle race humaine“, le souci de la justice en matière juridique, la campagne contre la peine capitale et le servage, l’esprit de critique en matière de religion, voici les idées qui règnent en Europe, qui s’imposent aux hommes d’état et qui pénètrent jusque en Russie. L’impératrice Catherine II avec son fameux „Nakaz“, avec l’attention qu’elle a voué à l’éducation et à l’instruction du peuple, avec la correspondance qu’elle a entretenue avec les hommes les plus éminents de l’Europe de son temps, mérite d’être placée à côté des représentants de l’absolutisme éclairé, tels que Frédéric II de Prusse, Joseph II, empereur d’Allemagne, Léopold de Toscane, Stanislas Auguste de Pologne, Gustave II de Suède ; et, au fond de ce grand tableau historique, nous voyons les ministres Struensée du Danemark, Choiseul de France, Tanucci de Naples, Aranda d’Espagne, Pombal du Portugal.
Et nous nous arrêtons là. Les événements du XIX-e siècle sont trop évidents pour qu’il soit nécessaire d’insister. L’écho de la grande révolution française a retenti dans l’Europe entière et s’est fait entendre en Russie. Il suffit de dire que la démocratisation de la société, la lutte de l’idée constitutionnelle avec les principes de l’absolutisme, le triomphe de l’idée nationale, la puissante influence que les facteurs économiques ont exercé sur la vie et la politique des états, tout cela peut être étudié dans l’Europe entière, des rives du Tago jusqu’à celles de la Pečora et non seulement au cours du XIX-e siècle, mais aussi pendant le premier tiers du XX-e siècle, c’est à dire, jusqu’à nos jours.
Nous voyons ainsi que les faits saillants et les événements de l’histoire de l’Europe occidentale s’entrelaçaient avec ceux de l’histoire russe. Bien plus : il ne suffit pas de dire qu’ils s'entrelaçaient. De nos jours, même un Japonais, l’homme le plus éloigné du type européen, pourrait affirmer que pendant les dernières 60 ou 70 années l’histoire de son pays s’est mêlée à l’histoire d’Europe. Ceci peut être dit, avec plus de vérité, pour le peuple turc, qui est entré en contact avec l’Occident au XIV-e siècle et continue à l’être jusqu’à présent, et, malgré cela, on ne saurait le considérer comme un peuple européen. Il est évident que cette participation à une vie commune avec l’Occident n’est pas ce qui importe le plus : il s’agit de rechercher les éléments d’attraction et de répulsion qui y apparaissent, car le caractère et l’essence des rapports intellectuels entre les peuples sont déterminés précisément par ces éléments. Là, où nous retrouvons les mêmes intérêts réciproques, et chaque fois que ces intérêts dérivent d’une même conception des principes fondamentaux de l’état et des rapports entre les hommes, nous nous trouvons en présence d’éléments qui s’attirent mutuellement. Au contraire, les rapports entre la Turquie et l’Europe ont toujours été déterminés, et le sont encore, par des éléments de répulsion et il ne peut par conséquent pas être question ici d’une affinité psychologique quelconque. En ce qui concerne le Japon, toute son histoire et sa culture multiséculaire se sont formées en dehors de toute influence européenne et l’européisme moderne de ce pays n’est qu’une refonte bien spécifique de la civilisation européenne (je dis civilisation et non culture) dans le laboratoire de l’esprit national.
Nous avons peut-être abusé de la patience du lecteur, en lui rappelant tous ces faits, mais nous avons voulu lui montrer avec précision les rapports qui unissent si intimement l’histoire de la Russie avec celle de l’Europe occidentale. Nous avons voulu souligner, comme il est dit plus haut, jusqu’à quel point les événements de l’une se confondent avec ceux de l’autre, en se complétant mutuellement et faire ressortir la ressemblance des différents stades de l’évolution, la similitude de la courbe qui représente la marche du progrès en Europe occidentale et orientale. Cependant, si nous représentons l’histoire russe rien que sur le plan que nous venons de tracer, nous risquons de ne montrer qu’un côté de la chose, en faussant l’ensemble. Pour que le tableau soit véridique et se rapproche autant que possible de la réalité des faits, il faut que le dessin de ce que nous appelons le front européen soit accompagné d’un croquis reproduisant le front pour ainsi dire asiatique qui se prolonge aussi sans interruption tout le long des mille ans de notre histoire. Il en résultera une modification profonde, le tableau cessera d’être unilatéral et nous verrons ressortir cette dualité dont nous avons parlé plus haut. Comment est-elle née ? Comment a-t-elle pu se produire ?
Jetons un coup d’œil sur la carte d’Europe. Vers l’Ouest, dans sa partie centrale, la plaine russe se confond insensiblement avec la plaine allemande, tandis que dans sa partie méridionale elle descend vers la plaine du Danube qui en est le prolongement. C’est dans cette uniformité géographique que nous trouvons la raison des liens qui rattachent le peuple russe aux peuples de l’Europe occidentale et qui crée entre eux une parenté. Vers l'est la plaine de la Russie d’Europe, par les régions basses qui entourent la Mer Noire et la Mer d’Azov, se confond à son tour avec les plaines qui s’étendent au delà du fleuve Oural. Là non plus il n’y a pas de barrières, la voie y est plus large encore et elle ouvre le passage à toute invasion. La chaîne de l’Oural ne compte pas : elle ne ressemble ni aux Alpes ni aux Pyrénées, s’élevant, menaçantes, vers le ciel et barrant le passage ; ce n’est même pas une muraille, mais plutôt des ruines, les vestiges d’une muraille qui se prête à l’escalade : et au delà c’est la plaine immense de la Sibérie. Cette contiguïté topographique des territoires russes avec les pays asiatiques, cette absence de frontières naturelles a laissé une empreinte profonde et a été néfaste pour toute notre histoire étant la cause de sa dualité, de son dédoublement.
Nous voyons par là que le sort de la Russie a été de vivre non seulement en contact immédiat avec les peuples européens, mais encore dans le voisinage de cette partie du monde asiatique qui était presque exclusivement constitué de peuplades nomades. Et la tribu nomade est, de par sa propre nature, en perpétuel mouvement. L’Asie, cette officina gentium, a toujours poussé ses fils à la conquête de l’Europe. Ils se ruaient en cavalcade désordonnée, comme le vent des steppes, sur les pays sans défense, massacraient la population, ravageaient et pillaient tout sur leur passage. Ensuite, satisfaits et repus, ils se retiraient en emportant leur butin. La nouvelle Europe chrétienne est née, comme l’on sait, sur les décombres du monde classique, qui s’était effondré, lors de la terrible invasion des Huns. Mais depuis la constitution des états germano-romains, le flux asiatique ne trouve plus en Europe occidentale l’étendue libre d’autrefois. C’est avec d’autant plus d’impétuosité que le torrent se précipite sur les jeunes tribus slaves, encore faibles et chancelantes. Les grandes portes de l’Europe, constituées par l’embouchure de l’Oural et du Volga étaient la route battue par les nomades venant d’Orient. Ce torrent inondait la Russie méridionale d’aujourd’hui et étalait ses eaux au loin, vers l’Occident. Le jeune état russe se constitua précisément au bord de ce torrent qui, à la longue, devait forcément compromettre sa stabilité. En continuant à parler au figuré, disons que les Russes qui ont vécu aux IX, X, XI et XII-e siècles étaient comme des hommes assis au bord d’une route et que chacun heurte au passage.
La Russie n’était encore qu’un embryon, son peuple n’existait pas encore et ne constituait qu’une masse amorphe, perdue dans le chaos des peuplades disséminées sur la face de l’Europe orientale aux IV, V, VI et VII-e siècles, lorsque les Huns et les Avares s’imposaient déjà à son attention. Les premiers faibles vestiges d’une organisation d’état ne se montraient pas encore ; Riourik, ce précurseur de la future lignée d’hommes d’état n’avait pas encore fait son apparition, lorsque déjà les Khozar allongeaient la main pour se saisir des terres russes et imposaient le tribut aux peuples du Midi. Le premier prince de Kiev, Oleg, était à peine arrivé de Novgorod, que son premier soin était de consolider les frontières méridionales. Les Yas et les Kasog s’apprêtaient à remplacer les Khozar mais la route leur fut coupée par les Péčénĕg, qui, dans une bataille, donnèrent la mort au valeureux prince Svjatoslav. Saint-Vladimir ne fut pas seulement l’apôtre du christianisme : il fonda aussi des villes fortifiées sur les rives de la Desna, de la Vostra, de la Troubež, de la Soula et de la Stoughna, partout où l’invasion des nomades était à craindre et où on pouvait leur opposer de la résistance. On rapporte précisément à cette époque un certain nombre de légendes sur la lutte avec les Péčénĕg (Jan Oušmosvec et autres). Aux temps de Yaroslav le Sage nous trouvons la dernière mention des Péčénĕg, mais cela ne signifie pas que le pays russe fût délivré de ces hôtes importuns. Une vingtaine d’années plus tard les Péčénĕg sont substitués par les Polovci qui pendant deux siècles entiers tiennent dans la terreur les peuples de la Russie méridionale. Et voici ensuite une nouvelle poussée, encore plus formidable, de Mongols venant de l’Est : c’est ce qui marque le début de la domination tatare. Les régions épargnées tombent aux mains des Lithuaniens et des Polonais : tel est le sort de la Russie occidentale.
Comme la statue géminée de Janus aux deux visages, la Russie fixait ses regards vers l’Occident et vers l’Orient : elle contemplait l’Europe et l’Asie. Une communauté de culture l’attirait dans le tourbillon de la vie européenne, à laquelle elle se sentait apparentée, tandis que l’Orient asiatique, nomade ou non, mais également étranger par son organisation et ses principes s’imposait à elle et l’entraînait dans son orbite. Ivan III mit fin, il est vrai, à la domination tatare, mais il ne réussit pas à liquider le péril tatare. À la place de la Horde d’Or apparaissent la Horde de Nogaj, les khanats de Crimée, de Kazan’ et d’Astrakhan’. Il est vrai que l’on respire plus librement, le joug est levé. La Russie se remet sur la défensive et varie désormais ses moyens de résistance : elle oppose non seulement la passivité de jadis, mais prend quelquefois l’offensive. Sur ses frontières méridionales elle s’entoure de remparts, de lignes de défense dites „zasečnyia“, où les tranchées et les fosses alternent avec des étendues de terrain recouvertes d’arbres abattus ; elle entretient des postes militaires avancés. Et puis c’est l’offensive : nous prenons Kazan’ et Astrakhan’, nous englobons dans les frontières de notre pays tous les territoires bordant la Volga. Au XVI-e siècle la Russie est déjà assez forte pour mettre fin à jamais aux incursions tatares.
Que gagnons-nous par là ? L’absence de frontières naturelles contribue à maintenir pour les régions orientales la menace de l’invasion. Au delà de la Volga ce sont toujours les mêmes steppes, les mêmes fleuves navigables, voies ferrées de l’ancien temps, et ce sont toujours les mêmes rencontres inévitables.
Les querelles interminables qui divisaient les peuples asiatiques forçaient en outre la Russie à intervenir. Un peuple civilisé ne peut pas assister avec indifférence aux luttes intestines entre les tribus barbares voisines, car la passivité risquerait d’entraver son propre progrès. Pour tenir ces forces en échec on accorde la protection aux uns, on prend les armes contre les autres, on construit des barrières pour garantir et protéger l’existence journalière de sa propre population paisible contre toute violation du cours normal de la vie. Et en effet la Russie, selon les circonstances, recourait au protectorat ou s’emparait des terres voisines, se limitant par places à une résistance passive temporaire.
Les portes de l’Orient s’ouvraient toujours plus larges devant le peuple russe et on aurait pu croire qu’une force irrésistible l’y poussât de force. Kazan’ venait d’être prise, lorsque, un peu plus de trente ans après, en 1586, on dut construire la ville fortifiée d’Oufa, au beau milieu d’une région habitée par les Baškir. Ivan le Terrible s’était depuis peu rendu maître d’Astrakhan’, quand la nécessité se fit sentir de construire une ville sur le Térek, car les habitants de la région imploraient défense et protection contre les montagnards sauvages du Caucase. La prise de Kazan’ avait ouvert la route de Perm’, contrée russe de tous temps, et cette marche avait entraîné la participation aux affaires sibériennes. Le cosaque Yermak franchit le „Kamennoj Poyjass“ (Oural) et fit don au tsar’, ou, ce qui revient au même, à la Russie du ,,Sibirskoje tsarstvo“.
Pendant ce temps se prolongeait la lutte trois fois séculaire avec le khan de Crimée, auquel la Russie, jusqu'à Pierre le Grand, eut à payer un tribut honteux, dont l'humiliation était à peine masquée par sa dénomination de „pominky“. Le lien qui nous rattache à l'Orient ne se relâche pas au cours des deux derniers siècles de notre histoire. Poussés par la nécessité de pénétrer dans les terres kirguizes, au delà de l'Oural, nous jetons les bases de ce qu'on appelle la „ligne des cosaques“ : Stary Orenbourg, Sibirsk, Isim. Après avoir, à la fin du XVII-e siècle, porté le coup de grâce au khan de Crimée et ayant ainsi mis fin au danger du côté des steppes qui entourent la Mer Noire, nous pénétrons dans les étroites vallées du Caucase et dans les steppes sablonneuses de l’Asie Centrale. La guerre avec les tribus caucasiennes est une lutte incessante, un corps à corps acharné qui dure plusieurs dizaines d'années, presque sans relâche. On construit la nouvelle ligne d'Orenbourg pour se protéger contre l’Asie Centrale, à l'est de l’ancienne ligne de ce nom ; on confie à Perovsky la malheureuse campagne de Khiva (1839) ; et vers la moitié du siècle dernier on entreprend une série de faits d'armes, dont nos anciens gardent encore le souvenir et qui nous rendent maîtres de Samarkand, Kokand, Kouldza et Merv.
Un coup d’œil superficiel sur les faits que nous venons d'exposer a souvent amené certains observateurs à des conclusions erronées : ils ont cru trouver là une preuve de l’impérialisme russe. Mais s'il en était ainsi, il faudrait nécessairement admettre que cet impérialisme fût un sentiment inné, qu'en naissant le peuple russe en portât déjà les germes dans le sang, car tout le long de son histoire millénaire, il n’a pas connu un seul jour, une seule heure, où il n’ait pas été forcé de repousser l’ennemi vers l'Est, afin de s'assurer, d’une façon ou de l'autre, une vie tranquille et pour s’affranchir du danger qui menaçait son existence. L’hypothèse de l’impérialisme inné est évidemment absurde. La marche du peuple russe vers l'Orient était une mesure de légitime défense, rien de plus. Ce n’est pas le pays de l’ennemi que l'on voulait avoir, c’était l'ennemi lui-même. Il fallait le repousser le plus loin possible pour qu’il ne nous dérangeât pas et ne nous empêchât pas de travailler à notre culture.
En effet, pendant les premières 700 ou 800 années de notre existence nous n'avons connu ni la Sibérie, ni l'Asie Centrale, ni même le Caucase et si, à l’aube de notre histoire, nous sommes pénétrés dans ce pays pendant une heure, c'est d’une façon tout à fait fortuite. Même la rive gauche de la Volga n'existait pas pour nous. Notre marche vers l'Est n'a commencé qu'au XVI-e siècle, une fois que nous nous sommes sentis assez forts pour ne pas nous borner à une résistance passive. Disons par conséquent que la période très prolongée, pendant laquelle notre territoire national s’est constitué a vu également l'éclosion et la formation graduelle de notre organisme politique et social. Non seulement on a jeté alors les bases du futur état, mais on a construit sur ces bases l’édifice lui-même. Plus tard on y a ajouté de nombreuses annexes, mais toutes, les plus petites comme les plus grandes, étaient d'ordre secondaire. Ce travail si compliqué et qui a laissé une empreinte si profonde dans la physionomie morale du peuple russe, en déterminant sa marche historique et le but ultérieur de son existence, s'est déroulé et parachevé non pas en Asie, mais dans la vaste plaine qui, depuis des temps immémoriaux, porte le nom d'Europe orientale.
Il faut insister sur le caractère impétueux de ce mouvement, d’autant plus que les mesures, auxquelles le gouvernement a dû recourir pour affermir la puissance du pays, ont été souvent non pas imposées par les peuples asiatiques, mais suggérées par les Russes eux-mêmes. Nous assistons à un élan formidable du torrent national qui instinctivement cherchait une issue et se creusait un lit là, où la résistance était moins forte. N'oublions pas que les conditions difficiles, parmi lesquelles s'est constituée la structure de notre état ont exercé une influence sensible sur l’organisme social entier. Certains n’ont su s’y adapter et ont dû quitter le pays. Les uns étaient poussés par la misère, les autres chassés par l'injustice humaine ; celui-ci ne voulait pas accepter de réformes en matière de religion, celui-là cherchait à dépenser d'une façon ou de l'autre un surplus d'énergie exubérante qui ne pouvait tenir dans le cadre étroit des nouveaux rapports, imposés par la vie et déterminés par l'état.
Où aller ? Vers l'Occident, en Suède, en Pologne ? Là il n’y avait de place que pour quelques individus isolés ; les conditions sociales et politiques y étaient déjà parvenues à un degré si avancé que la vie imposerait nécessairement au fuyard les mêmes obligations qu’il avait quittées : il faudrait devenir le serviteur de l’état, d’un état inconnu, étranger, qu’il ne serait pas possible de fléchir et auquel il était impossible de se soumettre. Du côté de l’Orient c’était tout autre chose : il y avait là-bas tant de coins inexplorés ! Et puis la route qui y conduisait était large ouverte, chacun pouvait aller à la recherche de son bonheur, tous ceux surtout qui ne se sentaient pas à leur aise dans les frontières de la Moscovie. Mû par son propre intérêt c’est donc de ce côté-là que s’achemine le cultivateur, soit qu’on l’ait injustement privé du droit de changer de place le jour de la Saint-Georges, soit qu’il n’ait pas trouvé chez lui de terrain à cultiver ; là s’enfuit l'ancien-croyant, ne sachant se résigner aux innovations de l’église Nikonienne ; là cherche un refuge le criminel, fuyant la justice et le châtiment ; là s’en vont tous ceux qui sont en rupture de ban. Tous les mécontents, tous les insubordonnés, dont le nombre est grand, s’en vont également. Le commerçant entreprenant et débrouillard les suit de près : tous les chemins et tous les régimes sont bons pour ceux qui savent trafiquer. Venant du centre de la Moscovie les isolés se groupent, des bandes se forment. Ça et là se constituent des colonies, naissent des villages, des couvents, des villes, des postes de cosaques. Une centaine d’années après Yermak les „zemleprokhody“, comme on appelait alors les premiers pionniers sibériens, avaient déjà traversé ce pays d’un bout à l’autre, poussant jusqu’aux bords du Pacifique, et au XVII-e siècle déjà ils avaient provoqué des conflits avec la Chine.
Une fois la frontière dépassée, une fois entouré du flot indigène, pouvait-il, ce fuyard, briser à jamais les liens qui le rattachaient au foyer de ses pères ? Il avait conquis la liberté, il est vrai, mais cette liberté devait être à tout moment défendue contre l’indigène auquel il avait usurpé son bien et quelquefois cela dépassait les moyens dont il disposait. Qui pouvait lui venir au secours, si ce n’était Moscou ? Et en effet l’exilé se tournait souvent vers elle. À son tour, le gouvernement pouvait-il rester sourd à cet appel ? Bien sûr que non, et il y répondait d’autant plus volontiers qu’il y trouvait son avantage : d’un côté il remettait la main sur ceux qui avaient déserté le territoire national, les rattachait au pays par des liens qui s’étaient relâchés, et de l’autre il prêtait main forte à ceux-là mêmes qui avaient volontairement accepté de constituer un rempart vivant contre les incursions de l’ennemi. Du reste, les autorités n’avaient jamais renoncé à la poursuite de deux catégories, les sectants et les criminels, qui ne devaient pas être laissés en liberté : il s’agissait de sauvegarder le prestige du gouvernement et de paralyser l’influence néfaste qu’ils auraient pu exercer sur ceux qui étaient restés à Moscou, mais pouvaient être tentés de les suivre.
Ce courant mi-spontané mi-forcé qui entraînait la Russie vers l’Est est plein d’une signification tragique. On dirait qu’un sort inexorable pesait sur la Russie : tout en abhorrant l’Orient, tout en faisant des efforts désespérés pour se délivrer de son emprise, pour dresser des barrières et l’empêcher d’avancer, les Russes allaient eux-mêmes au-devant de cet Orient. C’est un phénomène qui se répète tout le long de notre histoire millénaire. Comment aurait-il pu en être autrement ? La vie russe et la vie asiatique étaient nouées et serrées de plus en plus dans un même faisceau. Deux nations civilisées peuvent vivre côte à côte sur un même plan, mais deux nations, dont l’une est civilisée et l’autre barbare ne le pourront jamais. Tout d’abord la population russe avait supporté en silence les coups qui lui étaient portés ; ensuite, se sentant plus forte, elle avait cherché à repousser l’ennemi, à se retrancher et à le tenir en échec au moyen de colonies militaires, de „lignes“ formées de cosaques. Mais l’absence de frontières naturelles contribuait à ce que l’ennemi revînt toujours à la charge. Alors les Russes le poursuivaient jusque dans ses campements qu’ils occupaient en y établissant une nouvelle ligne de démarcation ; mais au delà de cette ligne c’était de nouvelles peuplades nomades qui ne vivaient pas seulement des produits de leur bétail, mais qui s’adonnaient à la rapine et faisaient de fréquentes incursions. On pénétrait un peu plus loin, on occupait leurs tentes, on les refoulait encore un peu plus, mais les résultats étaient les mêmes : un nouveau campement s’étendait à peu de distance, et ensuite un troisième, et un quatrième et ainsi de suite, sans fin.
En même temps que la vague populaire se répandait en Orient, aveugle et impulsive, la lutte avec l’Asie devenait toujours plus acharnée, plus prolongée et inévitable. Notre génération a assisté à l’émigration en masse de paysans provenant de la Russie d’Europe et se rendant en Sibérie. On a vu jusqu’à nos jours des chercheurs du „Bĕ1ovodjie“, cet Eldorado fantastique qu’on est toujours allé chercher au delà des frontières : une fois dans le pays des Sojoty, une autre dans la région de l’Altaj, ou quelque part du côté du lac Marco-Koul’, ou bien là-bas, dans le mystérieux et lointain Thibet.
Il y a un côté de la triste épopée que nous venons d’exposer, dont les Russes et avec eux tous les Slaves peuvent à bon droit se vanter et y voir une des pages éclatantes de leur histoire. „L’Asie“ s’avançait non seulement par les „portes d’Europe“, mais aussi par la voie du Levant. Les Russes, les Polonais, les Slaves du Sud, les Tchèques, les Moraves, les Slovaques, tous ont dû en faire la triste expérience : les uns ont eu à supporter le joug tatare, les autres la captivité turque, les troisièmes enfin l’oppression et la violence magyares. Tous les Slaves ont résisté à la poussée des hordes asiatiques et sont parvenus finalement à briser leur élan. Le monde slave dans son ensemble, c’est à dire les Slaves orientaux, méridionaux et occidentaux ont constitué les avant-postes de l’Europe occidentale ; ils ont soutenu le choc toujours renouvelé de l’ennemi et ont ainsi rempli la noble mission que l’histoire leur avait confiée pendant des siècles, celle de servir de rempart et de bouclier à la civilisation germano-romaine.
Peut-on dire que pour la Russie la lutte soit terminée ? Qui oserait répondre affirmativement ? Évidemment l’effort millénaire a servi à assurer l’existence et à affermir l’européisme de la Russie : dans le fleuve de la culture russe la vague asiatique ne risque plus d’inonder la rive européenne. Et pourtant les rapports avec l’Asie ne sont pas rompus, on peut même dire que de nos temps le nœud est plus serré que jamais. Mais cette pénétration dans l’Est a été un moyen de médiation entre l’Europe occidentale et l’Asie. Tout en marchant à la rencontre de la marée asiatique, en colonisant les terres d’Orient, le peuple russe, en poursuivant son propre but, a accompli une œuvre d’importance mondiale. L’immensité de la région occupée, les influences qui continuent encore à se faire sentir permettent de dire que la marche multiséculaire du peuple russe vers l’Orient n’est pas un événement d’intérêt local et particulier, mais assume une importance et une portée européennes : notre travail de colonisation, le „Drang nach Osten“ des Russes représente la victoire de la civilisation européenne sur l’Orient asiatique. Chaque tribu finnoise ou mongole qui se dissolvait dans la masse de la population russe en était engloutie et cette assimilation de l’élément asiatique d’une culture inférieure était une victoire pour la grande famille des peuples d’Europe, que la marche ascendante de l’histoire a placée à la tête du progrès de l’humanité, en lui confiant le double flambeau du christianisme et de l’instruction.
Un historien russe, Mr. Yesevski, dit qu’en assimilant les tribus étrangères, le peuple russe leur a communiqué une empreinte indélébile d’européisme et a mis à leur disposition la possibilité de participer au mouvement ascendant des peuples européens. Sous ce rapport l’ancienne Russie peut être considérée comme le champion de l’Europe, en lutte avec l’Asie ; il en fut ainsi, lors de la terrible invasion mongole, dont elle a eu à parer les coups.
Et en effet, aux temps d’André Bogoljoubski au XII-e siècle, sous Boris Godounov à la fin du XVI-e, sous Alexandre II à la moitié du XIX-e, partout le Russe apparaissait en qualité de citoyen, porteur de sa culture civique nationale ; il associait les populations indigènes, qui jusque là avaient vécu à l’écart, aux bienfaits du monde chrétien civilisé, tout en conservant sa physionomie européenne propre. Voilà pourquoi chaque pas que le peuple russe faisait dans l’intérieur de l’Asie constituait une victoire de la civilisation européenne. Les unités ethniques diverses se fondaient avec le groupe ethnique russe et acquéraient les qualités essentielles de la famille slave, c’est à dire participaient à la culture européenne générale. On voit par là que l’histoire a imposé au peuple russe une grande mission : celle de transmettre à l’Orient les fruits de la civilisation chrétienne au moyen du rapprochement et de l’assimilation de cet Orient lui-même. La tâche n’est pas encore terminée, mais les résultats sont tangibles depuis longtemps.
D’habitude une famille vit sous un même toit, forme un foyer et se réjouit de savoir qu’elle peut en disposer à sa guise et qu’un étranger n’a pas le droit d’en dépasser le seuil sans son consentement. De même chaque peuple tâche de se pourvoir d’une habitation à lui et il s’y trouve le mieux lorsque de gros murs et de bons cadenas le défendent de l’intrusion d’un voisin indésirable. Et chaque famille sait, qu’en sortant des frontières de son village natal, ses membres risquent de se trouver dans la situation de l’étranger indésirable. Il en est de même pour tout peuple dépassant les limites qui lui sont assignées par la nature : il doit être prêt à rencontrer de la résistance.
Nous disons : les limites assignées par la nature, car les murs solides et les bons cadenas dans les habitations des peuples ne peuvent être constitués que par la nature : les barrières élevées par les soins de l’homme n’ont pas la solidité voulue, elles sont exposées à bien des risques et ne peuvent par conséquent pas présenter de garanties absolues et durables.
Dans le travail nécessité pour la recherche de ces limites naturelles on peut remarquer deux moments essentiels : on procède d’abord aveuglement comme les forces de la nature, on va à tâtons, inconsciemment, sans réflexion : voici le premier moment. C’est comme un fleuve qui prend naissance dans des marécages et qui coule sans une direction déterminée, prenant tantôt à droite tantôt à gauche, jusqu’à ce que à la fin, il ait trouvé son lit véritable. Et alors vient le second moment quand la tribu ou l’ensemble des tribus qui peuplent un territoire cessent d’être une masse ethnographique amorphe, deviennent une unité en soi et commencent à vivre d’une vie politique propre : alors la barrière qui doit entourer l’édifice national prend des formes réelles et conscientes et la signification d’un but arrêté.
La coïncidence des frontières ethnographiques avec les frontières politiques est une des conditions les plus importantes pour le développement paisible et normal d’un peuple. Mais ceci n’est qu’un idéal difficile à atteindre : les passions humaines, la lutte pour l’existence, l’accroissement de la population, la tendance innée à chacun de chercher à mieux vivre poussent souvent à violer les murs et les cadenas d’autrui ou à ouvrir trop larges ses propres portes. De nos jours, après la Grande Guerre, les difficultés que présente l’application pratique de ce principe idéal apparaissent plus nettement que jamais. La guerre a modifié les frontières des états et a soulevé de nouveau très nettement une question excessivement compliquée et qui ne sera probablement jamais résolue : celle qui concerne les rapports normaux entre la majorité et les minorités ethniques d’un état, de façon à contenter tout le monde.
Le fameux „équilibre politique“ a presque toujours été maintenu par des mesures artificielles, souvent en contradiction avec la nature des choses. Inutile d’insister sur ce qui se passe actuellement : on veut obliger les uns à la résignation à propos du „corridor“ polonais, les autres à la tolérance au sujet des frontières de la Hongrie, ouverte de toutes parts ; on veut faire accepter l’italianisation systématique et impitoyable de la population slave et allemande de l’Istrie et du Tyrol méridional et l’oppression de la population russe des „kres“ polonais.
Dans l’histoire de l’humanité des faits semblables ne sont ni nouveaux ni exceptionnels ; au contraire, l’histoire en abonde et nous y faisons allusion seulement pour donner des exemples récents et connus de tous, prouvant une fois de plus la vérité de notre assertion au sujet de la coïncidence des frontières ethniques avec les frontières politiques, ce que nous avons appelé une des conditions essentielles pour le développement paisible et normal des peuples.
Cependant, si les actions des hommes ne s’accordent fréquemment pas avec les principes, il faut dire que leur volonté rencontre souvent des obstacles devant lesquels elle est obligée de capituler.
Examinons la carte de l’Europe occidentale. La nature a partagé le continent en un nombre interminable d’îles et de presqu’îles ; elle a disposé de grandes chaînes de montagnes entre une région et l’autre, en constituant toute une série „d’appartements habitables“ et de cette façon elle a prédestiné la formation de plusieurs états de dimensions relativement exiguës, ayant des frontières strictement déterminées et très nettement dessinées.
Cette fragmentation du continent européen dans l’occident a eu une importance particulière au moment où les nouveaux états étaient en formation et a produit des conséquences durables. À cette époque les individus vivaient isolément, ne connaissaient pas encore la complication des rapports internationaux que nous voyons de nos jours. Actuellement chaque unité ethnographique est menacée dans son existence par le danger d’être écrasée sous la pression d’intérêts multiples, soit purement politiques (territoriaux) soit, encore plus fréquemment, économiques et culturels dans le sens le plus large du mot.
Voyez la Corse, la Sardaigne, la Sicile, l’Angleterre, l’Irlande ; les péninsules, telles que la Scandinavie, le Jutland, l’Espagne, l’Italie, les Balcans ; dans le centre le carré formé par la Bohême et la Moravie, l’entrelacement des chaînes de montagnes et des vallées de la Suisse. Chacun de ces coins est un monde géographique à part.
Dans le centre de l’Espagne, qui est elle-même séparée du reste de l’Europe, nous trouvons la chaîne de la Sierra Morena, celle des Monts Cantabres qui servent encore maintenant de frontières aux Asturies, à la Castille et à l’Andalousie. Il a fallu plusieurs siècles pour que ces unités géographiques individuelles deviennent un tout unique, ce qui a été possible surtout grâce au lien de parenté qui rattache ces diverses unités entre elles et aussi parce qu’elles ont souvent passé par les mêmes épreuves, partagé la bonne et la mauvaise fortune.
Passons maintenant à la chaîne de Scandinavie, cette véritable épine dorsale de la péninsule de ce nom qui la divise en deux parties bien distinctes, en favorisant dans chacune le développement d’un groupe ethnique particulier : les Suédois à l’est et les Norvégiens à l’ouest. Quelles que soient les combinaisons imaginées pour fondre en une seule unité politique ces deux groupes, la nature, c’est à dire les particularités du sol et de l’homme, a toujours, comme de juste, fini par réduire à néant tous ces efforts. Nous avons là un rare exemple de sagesse : sans en arriver aux mains les deux peuples se sont paisiblement retirés chacun chez soi et nous les avons vus en 1907 former deux états indépendants. Est-il nécessaire de dire que cette „sagesse“ a été inspirée par l’influence silencieuse et souvent méconnue du rôle que dans le cas présent a été appelée à jouer la chaîne des montagnes de la Scandinavie ?
Les Apennins qui se déploient en ligne ondulée du nord-ouest vers le sud-est ont aussi joué un certain rôle dans la formation des groupes ethniques de la péninsule, bien que d’une façon moins prononcée que la chaîne des montagnes Scandinaves ; ils ont même empêché, jusqu’à un certain point, leur réunion politique, advenue ces derniers temps : on sait que le Royaume d’Italie est né dans la seconde moitié du siècle dernier. Bien que l’unification obtenue en 1870 et surtout après la Grande Guerre ait transformé la population hétérogène de la péninsule en nation italienne, nous voyons encore les traces de régionalisme avec son patriotisme local, cette force centrifuge qui n’est pas encore complètement éliminée. L’habitant de la Vénétie, l’homme originaire du Piémont, le Sicilien ou le Romain s’affranchissent difficilement des impressions et de l’idéologie du passé récent, du temps où ils se sont souvent trouvés face à face en ennemis. Dans leurs rapports mutuels on remarque encore souvent une certaine partialité au profit des intérêts locaux, qui ne sont pas toujours strictement coordonnés, comme cela devrait être, avec les intérêts de la patrie entière.
La péninsule apennine n’est pas seulement partagée dans le sens longitudinal, mais elle est aussi limitée à l’extérieur par une muraille difficilement accessible, formée par les Alpes. Des efforts surhumains ont été déployés pour les obliger à livrer passage à Hannibal, aux Cimbres et aux Teutons, aux Visigoths et aux Huns ; ensuite, au moment des Campagnes d’Italie, à la fin du XV-e et au commencement du XVI-e siècle, aux rois de France Charles VIII et Louis XII ; plus tard encore à Napoléon. Mais dans la vie de la péninsule toutes ces invasions n’ont été que des épisodes fortuits, des succès momentanés de l’ennemi : aucun conquérant n’a réussi à s’y fixer à demeure.
Il en a été bien autrement de la Pologne. Si ce pays a perdu son indépendance et a vécu plus de 50 ans sous la domination prussienne, autrichienne et russe il en est redevable en grande partie à l’absence de frontières naturelles.
De même l’Allemagne est parvenue à étendre ses frontières ethnographiques et à pousser vers l’Est, au delà de l’Elbe, à coloniser les pays slaves en germanisant leurs habitants précisément par ce que de ce côté les territoires allemands ne possèdent pas de frontières naturelles : la plaine germanique se confond insensiblement avec la plaine slave.
Ni l'Angleterre qui possédait jadis une bonne moitié de la France actuelle, ni l’Espagne qui avait mis la main sur Milan, la Sicile, Naples et les Pays-Bas ; ni l’Autriche qui pendant bien longtemps fut maître de la péninsule italienne en s’appuyant sur ses baïonnettes, aucun pays conquérant n’a su garder les provinces conquises. La raison de ce fait consiste en ceci : toutes ces provinces se trouvaient en dehors des frontières de leur propre territoire ethnographiquement homogène. Tel est le sort de toutes les régions étrangères annexées par la force : justement parce qu’elles sont étrangères elles finissent toujours par se détacher, afin de se réunir à nouveau aux unités politiques auxquelles elles avaient été arrachées.
Déjà bien avant l’ère moderne la France et l’Angleterre ont trouvé en Europe une ligne de séparation dans le canal de la Manche et si des contestations ont quand même eu lieu entre ces deux pays, le théâtre en a été placé presque toujours hors d’Europe, et elles ont éclaté au sujet de colonies situées en d’autres parties du monde. Du côté de l’Espagne la France s’est aussi enfermée chez elle grâce aux Pyrénées, et cela malgré l’assurance de Louis XIV qui affirmait : „plus de Pyrénées“. La séparation d’avec l’Allemagne est plus difficile pour des raisons de même nature : point de canal de la Manche, point de Pyrénées. Le Rhin n’a jamais été une barrière bien solide et actuellement il l’est moins que jamais.
Ce que nous venons de dire doit expliquer à l’avance pourquoi les tentatives entreprises à divers moments pour fonder des empires universels ont toujours subi des échecs retentissants. Les conquêtes égyptiennes au delà de la vallée du Nil n’ont pas eu de lendemain ; on peut en dire autant de la monarchie Assyro-Babylonienne ; la monarchie d’Alexandre a cessé d’exister après sa mort. La puissance universelle de l’ancienne Rome ne se basait pas tant sur la force des armes (surtout depuis que Rome était devenue effectivement la maîtresse du monde) que sur la romanisation qu’elle mettait en œuvre ; disons plutôt que sa puissance valait pour autant que le génie romain parvenait à dénationaliser les unités ethnographiques qu’il attirait de force dans l’orbite de la vie et de la culture romaine. En Espagne les Arabes se sont maintenus assez longtemps, bien que seulement dans certaines parties de la péninsule et au moyen d’une lutte incessante, tandis que de l’autre côté des Pyrénées leur puissance n’a été qu’éphémère. L’empire universel de Charlemagne et de ses successeurs, ainsi que ce qu’on connaît sous le nom de Saint-Empire romain de la nation germanique sont plutôt une idée qu’un fait réel. L’empire de Napoléon n’a même pas survécu à son fondateur.
Limites de la plaine orientale. Maintenant quittons l’Europe occidentale avec ses péninsules massives qui s’avancent si loin dans la mer, avec ses golfes qui pénètrent si profondément dans le continent, avec ses baies innombrables et sa frange de rades, avec ses énormes îles, pareilles à des géants sortis du sein des eaux, avec ses hautes montagnes qui barrent les routes et semblent vouloir toucher de leurs cimes neigeuses le ciel, quittons tout cela et tournons-nous vers l’Europe orientale. Quelle différence d’aspect ! Nous avons sous les yeux comme une nappe gigantesque, une étendue de pays tout plat, un tapis qui occupe plusieurs centaines de kilomètres carrés de la Mer Blanche à la Mer Noire, des Carpathes à l’Oural. Si dans l’Europe occidentale chaque peuple a son coin bien déterminé, ici on est frappé de la largeur des horizons, de l’étendue illimitée. La vie historique du peuple russe est née sur la grande voie fluviale qui menait en Grèce. Son habitation dès le début, ne possédait ni portes ni fenêtres ; elle n’avait même pas de murs ; ce n’était qu’une longue galerie ouverte de toutes parts : entre qui veut et quand le maître voulait sortir il n’avait que l’embarras du choix quant à la direction à suivre. Pour transformer une pareille galerie en maison habitable, ayant des murs et des cadenas aux portes, il fallait l’élargir jusqu’à ses frontières naturelles. Celles-ci étaient presque toutes bien loin et l’effort consécutif de plusieurs générations a été indispensable pour en arriver là.
Les chemins du nord et du nord-est étaient les moins difficiles. Le tribus finnoises n’ont presque pas opposé de résistance ; le flot montant de la population russe est parvenu sans difficulté jusqu’à l’Océan Arctique, l’Oural et la Kama ; il a facilement, presque naturellement soumis les populations autochtones et s’est en partie mélangé avec elles. La conquête, si on peut parler de conquête en ce cas, s’est effectuée d’elle-même, graduellement, insensiblement. C’est pourquoi le souvenir en est presque effacé et la mémoire populaire n’a pas gardé un seul nom de héros.
Par contre, le mouvement vers l’ouest a été beaucoup plus difficile. Non seulement la nature y a dressé des obstacles à chaque pas, mais les hommes se sont comportés d’une façon bien différente. Les Lithuaniens et les Polonais se sont opposés à la marche des Russes. Quelque temps après les Suédois, les Allemands et ces mêmes Polonais nous ont barré la route de la Baltique. Ils étaient du reste eux-mêmes désireux d’avancer en sens contraire et s’il est vrai que plus tard l’élément lithuanien a fini par se dissoudre complètement dans le torrent russe, on ne peut pas en dire autant des Polonais. Tout le long de notre histoire nos différends avec la Pologne ont connu des chances variables : „Tantôt notre parti, tantôt le leur s’est courbé, bien des fois sous l’orage[1].
Hélas, la „vieille querelle des Slaves entre eux“ n’est pas encore terminée de nos jours !
Du côté du sud-est, comme nous l’avons dit plus haut, la configuration physique du sol rattache la plaine de la Russie d’Europe à la plaine Danubienne, mais ce lien naturel a été rompu dès le début par ceux-là mêmes qui nous avaient déjà barré le route de la Mer Noire, c’est à dire par les nomades d’Asie. Leur pression se faisait sentir surtout au sud et au sud-est, car ils étaient intéressés à ce que la „galerie“ russe restât ouverte de ce côté comme autrefois.
Ainsi le travail d’adaptation des anciennes frontières ethniques aux frontières que la nature assignait à l’homme ne s’effectuait pas partout de la même façon : au nord il s’était accompli facilement et insensiblement ; à l’est, du côté de la Volga et au delà il nécessita des efforts considérables : les Russes n’y pénétrèrent qu’à la fin du XVI-e siècle, aux temps du dernier souverain de la lignée des Riourikovič. À l’ouest, dans la direction de la Mer Baltique, l’effort fut encore plus soutenu : la Russie s’y affermit seulement au commencement du XVIII-e siècle, sous Pierre le Grand, tandis que dans le Sud, sur la Mer Noire, elle pénétra encore plus tard, à la fin de ce même XVIII-e siècle, sous Catherine II. Étant donné que la frontière territoriale occidentale était marquée par la main de l’homme dans une région absolument uniforme, où la nature n’avait pas pu assigner de bornes aux différents groupements ethniques, cette frontière était continuellement exposée à tous les hasards : tantôt elle s’éloignait, tantôt elle se rapprochait. C’est ce qui arrive encore maintenant.
La Russie hors de Russie. À ce que nous venons de dire ajoutons encore une remarque. Les frontières qui, grâce au traité de Riga, ont été établies depuis peu par les bolchéviks entre la Russie et la Pologne „irrédente“ ont de nouveau créé ce que dans le langage de l'ancienne Moscovie s’appelait „la Russie hors de Russie“. Cela signifie que, tôt ou tard, une nouvelle Catherine II doit apparaître pour refaire le travail de jadis, pour réunir à la mère patrie les territoires qui lui ont été arrachés et pour laver l’affront qui a été fait à l’honneur national et à la dignité du peuple.
Les deux poumons. Quelle que soit la gravité de l’atteinte qui nous a été portée par la donation à la Pologne des territoires appartenant à la Russie, le coup qui nous serait infligé si on nous privait du littoral de la Baltique et de la Mer Noire serait encore plus cruel. Ces deux mers sont les deux poumons, au moyen desquels la Russie respire. L’homme peut-il vivre sans respirer ? On nous menace de la constitution d’un état „Ukrainien“ : ce serait pour nous la perte d’un poumon. On veut faire rebrousser chemin à l’histoire, mais ceci ne ferait qu’engager le peuple russe à reprendre la lutte, à se frayer un passage vers le Midi et à s’y consolider. Il est évident que, si la nécessité s’en présente, la Russie n’hésitera pas devant ce devoir, d’autant plus que ce sera pour elle une question de vie ou de mort.
C’est sans le vouloir et sans parti pris que j’ai touché à un des problèmes les plus brûlants de l’actualité : j’ai voulu seulement, en me servant d’exemples tangibles, démontrer l’importance des frontières politiques marquées par la nature et souligner la différence qui existe entre celles-ci et les frontières artificielles fixées par les hommes, surtout quand ils se laissent entraîner par la passion et la soif de vengeance. Renoncer à la Baltique ou à la Mer Noire ou s’accommoder définitivement de la frontière polono-russe actuelle serait non seulement rejeter la Russie au XVII-e ou même au XVI-e siècle, non seulement méconnaître le travail des générations qui nous ont précédés, mais équivaudrait à un démenti formel, infligé à la vérité qu’elles ont soutenue... Ce serait, enfin, refaire toute l’histoire de notre passé, revoir toutes les valeurs établies, renoncer à notre admiration pour bien des personnages historiques qui ont mérité notre dévouement et dont nous gardons dans notre cœur le souvenir reconnaissant.
Pour qu’un état d’aussi grandes dimensions eût pu se constituer il a fallu encore autre chose que le territoire uniforme qui était là : l’homme a dû prendre une part active à sa construction, en profitant des circonstances propices qui lui étaient offertes. C’est ce que le peuple russe a fait en colonisant le pays. Il fallait également trouver les moyens de locomotion indispensables pour parcourir les énormes étendues que le colonisateur trouvait devant lui dans sa marche vers les frontières naturelles de son territoire : ces moyens étaient fournis par la nature elle-même qui a mis à la disposition de l’homme des fleuves d’une richesse et d’une longueur extraordinaires.
Arrêtons-nous sur ce point. Il n’y a pas un autre pays au monde qui possède un système fluvial aussi remarquable que la Russie d’Europe. Le massif du Valdaj présente quatre pentes inclinées vers les quatre points cardinaux : le nord, le sud, l’est et l’ouest. Chacune de ces pentes donne naissance à un régime hydrographique particulier. Il y a des fleuves plus ou moins importants, plus ou moins droits ou tortueux ; les uns traversent des lacs et en sortent à nouveau, d’autres ont un cours uni, sans accidents, mais tous ils roulent leurs eaux vers les frontières naturelles de la plaine qui constitue l’Europe orientale, c’est à dire vers les mers. La Volga se jette dans la Mer Caspienne, le Dnĕpr dans la Mer Noire ; la Dvina débouche dans la Mer Baltique et plus précisément dans le golfe de Riga. La Lovât’ jette ses eaux également dans la Baltique (le golfe de Finlande) en passant par le Lac d’Ilmen’, la rivière Volchov, le Lac de Ladoga et la Néva. En outre cette même Lovât’ communique aussi avec la Mer Blanche par la rivière Onĕga, le lac du même nom et une infinité de petites rivières et de petits lacs.
Ainsi quatre mers éloignées, les frontières naturelles de la Russie d’Europe, sont rapprochées par des voies fluviales presque ininterrompues qui connaissent seulement quelque transbordements insignifiants. Le centre est aussi en communication avec les plus lointaines limites de l’état. En outre les bassins de ces fleuves sont riches d’affluents qui s’en vont de tous côtés, à droite et à gauche de l’artère principale, de sorte que le régime des eaux d’une région est en contact avec celui de la région voisine. On peut dire par conséquent que la Russie est couverte d’un réseau hydrographique accompli. Rappelons maintenant qu’il y a mille ans non seulement on ne connaissait pas les chemins de fer, mais même les routes n’existaient pas encore ; les voyages à pied, surtout dans les régions du nord s’effectuaient exclusivement à travers les forêts vierges, les marais et les fondrières ; on peut donc facilement se rendre compte de l’immense rôle civilisateur que ces grands fleuves étaient appelés à jouer, car ils constituaient de véritables voies de communication et servaient au rapprochement de différentes contrées. C’était un vrai don que la nature faisait à l’homme primitif et l’homme a su l’utiliser.
Ce que nous venons de dire au sujet des fleuves de la Russie d’Europe se rapporte aussi, jusqu’à un certain point, à la Sibérie et surtout à la Sibérie occidentale, où les affluents de l’Ob’ se rapprochent sensiblement de ceux de l’Yenisej.
Les fleuves russes servaient de routes non seulement en été et au printemps, mais aussi en hiver. Un écrivain russe, Zabĕlin, dit : „En hiver, au beau milieu des forêts sombres, dépourvues de routes aménagées, on pouvait facilement et librement circuler en suivant le cours d’une rivière congelée qui, tout en faisant des détours et en se repliant sur elle-même, finissait toujours par mener jusqu’au but qu’on voulait atteindre.“ Ce moyen de locomotion est encore en vigueur de nos jours là où il correspond toujours aux conditions locales, par exemple dans les régions situées au delà de l’Oural.
L’histoire de la colonisation russe ne rentre pas dans le programme du présent ouvrage. Rappelons seulement ce que nous venons de dire plus haut : la colonisation spontanée, œuvre du peuple lui-même, et celle qui a été organisée par le gouvernement se superposaient d’une façon si compliquée qu’il est quelquefois difficile de se rendre compte de la situation : on peut souvent se demander s’il s’agit d’un mouvement populaire soutenu ou provoqué par le gouvernement ou bien de moyens employés par celui-ci, entraîné par celui-là. Cette complexité qui brouille les cartes et qui constitue le trait caractéristique du problème trouve sa pleine confirmation dans les événements historiques.
A. Le Nord.
1. Les premiers pas dans la colonisation du Nord remontent aux temps préhistoriques et se rattachent aux relations commerciales avec l’orient arabe par l’intermédiaire des Bulgares, par la Volga et la Mer Caspienne. Le mouvement partant de Novgorod se propageait graduellement vers l’Est. Les premières colonies furent établies dans la région de la Volga supérieure. Telle est l’origine des villes de Rostov et de Souzdal’.
2. La ligne de Novgorod-Souzdal’ a servi de point d’appui au mouvement ultérieur qui s’est tourné décidément vers le Nord. Cette colonisation qui a acquis au peuple russe la partie septentrionale de l’immense plaine de l’Europe orientale, est, comme la précédente (Rostov-Souzdal’), d’origine exclusivement populaire, d’autant plus qu’à ce moment-là on ne peut vraiment pas encore parler de „gouvernement“ comme d’une force qui dirige et gouverne. Mais aussitôt que l’autorité s’est sentie assez forte pour se mettre à la tête du mouvement, elle n’est pas restée en arrière.
3. Les premiers colons sont des ,,ouškouiniky“, des „povolniky“, des troupes libres, formées de volontaires. Ces hommes arrivaient parmi les indigènes, construisaient des bourgs qu’ils fortifiaient, s’adonnaient à la chasse et à la pêche, recueillaient le sel, le miel et la cire, mais surtout imposaient le „yassak“ et recouraient à la force quand la population indigène refusait de payer. Avec le temps ces incursions en pays étranger furent réglementées : les „ouškouiniky“ se mettaient d’accord avec les autorités de Novgorod, avec lesquelles ils partageaient ensuite leurs bénéfices. Le gouvernement allait encore plus loin : il distribuait aux gens qui étaient à leur service des terres se trouvant en territoire indigène, construisait pour les défendre des places fortes, des bourgs et des remparts. Ainsi, grâce à la collaboration de ces deux forces, le peuple et le gouvernement, tout le Nord fut occupé petit à petit. C’est à ces pionniers-guerriers que Novgorod était redevable de l’agrandissement extraordinaire de ses possessions : ce qui était appelé alors la commune libre de Viatka, avec la ville de Khlynov (la Viatka actuelle) était une véritable région d’immenses dimensions.
4. Au XVe siècle, quand la principauté de Moscou commença à s’accroître, la colonisation eut cette ville pour base et se dirigea vers le Nord. L’occupation des territoires septentrionaux, vue de Moscou, représentait l’affaiblissement de Novgorod, en portant atteinte à son indépendance politique ; c’est pourquoi l’idée en fut accueillie par les autorités moscovites avec empressement. Moscou ne fournit cependant pas son contingent d’ ,,ouškouiniky“ qui furent remplacés par des éléments plus paisibles. Les Stroganov, par exemple, reçurent la région de la Kama supérieure et du Cerdyn’, une contrée qui dépassait les 140 verstes carrées et ils y déployèrent une activité civilisatrice extraordinaire.
5. Les „ouškouiniky“ qui étaient tous, plus ou moins, des guerriers et des aventuriers, étaient suivis de près d’un élément plus paisible, du cultivateur et du trafiquant. Le paysan „se frayait un passage à travers les bois, choisissait les emplacements qui lui convenaient, détruisait par le feu la végétation qui les recouvrait et sur la terre ainsi débarrassée qu’il labourait il faisait ses semailles et établissait ses habitations. Ainsi se formaient les premiers groupes de maisons, les premiers villages construits en bois. On se trouvait bientôt à l’étroit ; alors une partie des habitants se détachait du noyau primitif et allait plus loin, en mettant le feu à de nouvelles étendues boisées et en formant de nouveaux villages et de nouveaux champs.“
6. La région finlandaise, couverte de bois, ne convenait pas seulement à l’agriculture. Elle était aussi riche en matières premières qui pouvaient convenir à l’exploitation. On vit bientôt naître des villages d’un caractère industriel particulier : il y en avait dont les habitants s’occupaient de pêche dans les rivières et dans les lacs, d’autres où on vivait de la chasse au gibier à poil, d’autres encore où on fabriquait le charbon ou le goudron, où on ramassait la résine, le sel ou bien on extrayait le minerai de fer. La ville de Rybinsk était à son origine un dépôt de poisson (ryba) ; la ville de Soligalič dans le gouvernement de Kostroma s’appelait anciennement Sol’ Galitskaja (du mot sol’ = sel) ; les fameux Stroganov (anciennement Struganov) transportaient leurs marchandises sur les rivières au moyen de navires dits „strugy“, d’où leur surnom de Struganov.
7. Les monastères. La colonisation du Nord ne s’explique pas que par des raisons d’ordre purement économique. Des raisons de caractère religieux y ont aussi contribué et ont provoqué la fondation de nombreux monastères. Cette colonisation monastique, tout aussi bien que la précédente, suivait deux voies distinctes : l’un des deux courants partait de Novgorod et l’autre de Moscou et ils se dirigeaient soit vers la Mer Blanche, soit vers l’Océan Arctique du côté de l’Oural. Les monastères pénétraient dans les forêts de Vologda et de Kostroma ; on les voyait pousser au bord des fleuves et des lacs et sur les îles lacustres.
Comment ces monastères se constituaient-ils ? C’était d’abord une cellule solitaire, puis d’autres cellules qui venaient s’y ajouter. D’un effort commun on construisait une petite église ; on travaillait ensemble à abattre une portion de la forêt qui l’entourait. Ensuite on allait demander aux autorités ecclésiastiques locales la bénédiction pour fonder un monastère et au prince de la région l’autorisation d’exploiter ses terres et ses eaux, le droit d’y installer à cet effet des paysans. La place ne manquant pas l’autorisation était facilement accordée : et voilà qu’apparaissaient de nouveaux venus qui construisaient des groupes de maisons et des colonies : la région se peuplait et s’animait. Avec le temps ces quelques maisons devenaient de véritables gros villages et quelquefois des villes. Ainsi les villes de Kirillov sur le Lac Blanc, Kaljazin, Vetlouga, Kašin, Vamavin, Oustjoug et autres étaient à l’origine des monastères, entourés de leurs premiers paysans.
Nous voyons par conséquent que la colonisation monacale entraînait à sa suite la colonisation paysanne, en lui assurant une base : le moine était suivi de près du laboureur, du trafiquant et de l’exploiteur. Il y a eu des cas où, au contraire, c’était le paysan qui entraînait à sa suite le religieux. Ključevskij dit qu’il est quelquefois impossible de démêler „où et quand l’un des deux courants a précédé l’autre“, mais que „le lien entre ces deux mouvements est évident".
Quoi qu’il en soit, dans la colonisation monacale les motifs religieux n’ont pas tardé à se confondre intimement et à jamais avec des motifs d’ordre économique. En effet le monastère grandit et il doit nourrir ses habitants : il organise alors des propriétés rurales, exploite ses abeilles et ses salines, jette les filets dans les rivières et les lacs poissonneux. D’autre part des bienfaiteurs riches, dévoués à l’église, lui font des donations pour le salut de leur âme et transforment petit à petit les religieux en de riches propriétaires fonciers. De son côté le gouvernement accorde l’exemption des impôts, ce qui attire vers ces terres une main d’œuvre paysanne vigoureuse. Ainsi bien des couvents, en s’enrichissant, deviennent des centres influents pour la vie économique de la région. Il en fut ainsi de la fameuse Troitse-Serguievskaja Lavra, des couvents de Kirillo-Bĕlozerskij, Solovetskij, Valaam etc.
8. Le schisme au XVII-e siècle. Pour compléter le tableau de la colonisation du Nord de la Russie, rappelons le raskol, c’est à dire le schisme, qui s’est produit au XVII-e siècle. La réforme religieuse du patriarche Nikone a obligé de nombreux dissidents à chercher un refuge et a ainsi contribué à peupler d’énormes régions couvertes de bois et situées le long de la mer, où furent organisées des propriétés agricoles et des centres industriels, habités par les Pomorey (Vygoretskije skity).
B. Le Sud.
Il n’est pas facile de nos jours de se transporter par la pensée à 400 ou même 350 années en arrière. Actuellement la région où coule la rivière Oka est excessivement peuplée et présente un caractère russe très prononcé ; les villes de Toula, Kolomna, Rjazan’, sont si rapprochées de Moscou, dont elles semblent constituer une banlieue, qu’il est impossible de se figurer les temps où cette même rivière constituait la frontière politique de la Moscovie et, comme telle, portait le nom significatif de Bereg (bord, frontière). Et pourtant il est bien vrai qu’au delà de ce „Bereg“, au delà de cette limite, vers le sud, il n’y avait alors rien qui fût russe. C’était une vaste ceinture de forêts inhabitées et puis une région encore plus vaste de steppes, un véritable océan, ou, comme on disait alors, la prairie sauvage : terre ouverte à tous ceux qui avaient le goût de l’aventure.
Le Russe de ces temps-là était attiré vers le Midi par deux appâts : 1. la richesse du sol qui récompensait plus vite et plus largement que dans le Nord les efforts du cultivateur et, 2. la liberté, l’immensité des étendues qui s’ouvraient à tous les éléments antigouvernementaux, comme les appelle l’historien Solovjev : c’était des gens en état de contumace qui fuyaient, les uns le châtiment qui les menaçait, les autres les lourdes obligations qu’on leur imposaient, les troisièmes l’esclavage, auquel on les avait réduits.
Si même les autorités moscovites avaient voulu s’opposer à cette colonisation spontanée du Midi, elles n’auraient pas pu y parvenir ; du reste elles étaient plutôt disposées à l’encourager, en faisant profiter la collectivité du malheur de quelques-uns. Plus le „Bereg“ s’éloignait vers le sud, et plus le centre se sentait en sûreté et plus il devenait difficile aux Tatares de faire irruption sur le territoire de la Moscovie, en renouvelant les dévastations de Tokhtamys et de Devlet-Guirej.
Et parallèlement à la colonisation spontanée nous voyons celle qui était organisée par le gouvernement : voici les lignes „zasĕčnyja“, les postes avancés, la barrière vivante d’hommes qui devaient veiller à la sécurité des œuvres de défense et avertir le centre, lors de l’approche du danger. Cette colonisation organisée a assumé des proportions considérables à partir d’Ivan le Terrible et a continué à se développer tout le long du XVII-e siècle, en portant les frontières toujours plus loin, vers le sud.
Une fois consciente de sa force, Moscou passe du système des lignes de défense, c’est à dire d’une guerre purement défensive à une guerre offensive. C’est la période de la campagne de Crimée, menée par le prince V. V. Golicine, de celle d’Azov de Pierre le Grand, des expéditions de Münnich et finalement de la conquête de la Crimée. Dorénavant ce ne sera plus le peuple qui entraînera le gouvernement, en le contraignant à des mesures administratives correspondantes, mais ces mesures seront prises, afin de favoriser le mouvement populaire et lui assurer la liberté d’action et la réussite dans la colonisation des pays nouveaux. Telle est l'origine de la Nouvelle Serbie sous Élisabeth, du Novorossijskij kraj, de la colonisation de la Kouban’, des colonies allemandes sur la Volga inférieure dans la seconde moitié du XVIII-e siècle.
C. L’Est et le Sud-Est.
Les territoires situés au delà de la Volga.
La conquête de Kazan’ et d’Astrakhan’ a nécessairement amené un mouvement en avant dans les steppes de la Volga. Les motifs en étaient identiques à ceux qui nous poussaient vers le Midi ; la colonisation spontanée s’est confondue ici comme ailleurs avec la colonisation gouvernementale. Nous pénétrons dans l’intérieur de la région des Baškirs, 34 ans après la prise de Kazan’ nous construisons dans le cœur du pays la ville d’Oufa (1586) ; grâce aux Stroganov nous civilisons la région de la Kama et le lointain pays de Cerdyn’ et dépassons l’Oural. Yermak Timofeievič, cosaque du Don, avec ses compagnons est assurément une figure de hasard dans ces régions, mais l’apparition des Russes de l’autre côté du Kamennoj Poyjass est loin d’être fortuite. Le gouvernement établit dans la partie méridionale de la chaîne de l’Oural des postes militaires formés de cosaques : ce sont les lignes Isetskaja, Orenbourgskaja, Oural’skaja. Ces deux dernières ont conservé leur importance jusqu’à la moitié du siècle dernier, c’est à dire jusqu’au moment où notre avance énergique en Asie Centrale a fini par les rendre inutiles.
La Sibérie.
La colonisation de la Sibérie a marché à pas de géant. Les „zemleprokhody“ russes l’ont traversée d’un bout à l’autre de l’ouest à l’est en une centaine d’années tout au plus. Voici un tableau chronologique de ce mouvement :
1582 fondation de Tobol’sk.
1604 fondation de Tomsk.
1628 fondation de Krasnoiarsk.
1632 fondation de Yakoutsk.
1640—1650 le cosaque Vasilij Piatkov et un des pionniers de l'industrie, Yerofej Khabarov, découvrent le fleuve Amour.
1648—1649 Semjon Deiniev parcourt le détroit de Bering ; il débouche dans l’océan Arctique en suivant le fleuve Kolyma et remonte l’Anadyr’ jusqu’à la mer Okhotsk.
1652 fondation d’Irkoutsk.
1658 fondation de Neréinsk sur la Silka. Cette ville devient bientôt le point de départ de la navigation sur l’Amour.
En d’autres termes : une fois abattue par les armes de Yermak la puissance de Koučoum, il ne nous a fallu pas plus de 20 ans pour dépasser le fleuve Ob’ : encore 20 ans et nous voilà sur le fleuve Yenisej. Le Vilim, un puissant affluent de ce dernier, nous mène presque aussitôt à Yakoutsk. La génération de Yermak n’était pas encore disparue que déjà les Russes naviguaient sur le gigantesque Amour et touchaient le point extrême du continent asiatique, d’où il n’y a qu’un pas jusqu’à la terre la plus avancée de l’Amérique.
Le procès de pénétration du peuple russe dans l’intérieur de la Sibérie s’est effectué en quatre étapes successives.
1. C’est presque toujours le cosaque „zemleprokhod“ qui pénètre le premier dans les terres nouvelles et les parcourt en long et en large. Il est tout à ses recherches, mais il avance le plus souvent à tâtons, se laisse guider par les accidents de la chasse ou par le courant qui entraîne sa barque. Parfois c’est un formidable bond en avant ou de côté qu’il fait et le voilà dans la ville actuelle de Yakoutsk, où il s’établit bien avant la fondation de la ville d’Irkoutsk ; ou bien il se jette vers le détroit de Bering ou sur l’Amour. Il n’y a là ni plan, ni but déterminé.
2. Le cosaque est suivi de près du chasseur qui a pour but l’exploitation des richesses naturelles du pays : celui-ci s’occupe aussi de recherches, mais il ne laisse presque rien au hasard et il a déjà une idée assez nette de la région, où vont se développer ses opérations. En outre sa sphère d’action est beaucoup plus restreinte et plus limitée. Mais ce chasseur est encore un nomade qui ne saurait se fixer nulle part.
3. À côté du chasseur-pionnier nous voyons toutes sortes de déclassés („gouljaščie ljudi“) qui suivent aussi le cosaque-marcheur dans sa course aventureuse. Comme ce dernier ils agissent sans plan et sans but arrêté. Il y en a qui demain deviendront peut-être des cosaques, ou des chasseurs-trafiquants ou bien qui s’établiront définitivement dans le nouveau pays ; ceux-ci se confondront ensuite avec la quatrième catégorie d’immigrants sibériens d’apparition plus tardive, la catégorie des agriculteurs.
4. C’est précisément cette classe, formée par les laboureurs, les „pašennyje ljudi“, comme on disait alors, qui a cimenté la colonisation sibérienne. Cette immense contrée s’est amalgamée de telle façon avec le reste de la Russie, qu’elle a fini par devenir une partie inséparable du vaste Empire Russe.
L'immigration n'est pas une émigration.
Ce n’est qu’en Russie et peut-être aux États-Unis que nous remarquons ceci. Pizarre et Almagro qui ont jeté les bases des possessions espagnoles en Amérique ; les Portugais en Afrique ; les Anglais en Asie, en Australie et en Afrique ; les Hollandais dans l’Afrique méridionale ce sont tous des émigrants, des gens sortis de leur propre pays. Notre colonisation, par contre, est une immigration, la croissance d’un organisme et non pas une scission ; notre territoire s’élargit sans qu’il se produise de déchirure. Il en a toujours été ainsi et cela a duré jusqu’à nos jours.
Ce qui s’est produit à une époque relativement rapprochée à propos du lac Marko-Koul’ est là pour confirmer notre idée. Cette vaste étendue lacustre, très poissonneuse, entourée de terres fertiles a fait partie de l’Empire de Chine jusqu’en 1883 ; mais bien avant cette date le laboureur et le commerçant russes l’ont convoitée. Ils se sentaient attirés non seulement par les richesses naturelles du lac lui-même, mais aussi par les forêts qui l’entouraient, où abondait le gibier à poil, par la fécondité du sol, et par les prairies plantureuses, recouvertes d’une herbe à hauteur d’homme. Afin de prévenir le conflit menaçant il ne restait plus qu’à conférer une forme juridique légale à une mainmise effective : et c’est ce qui s’est produit dans l’année mentionnée, où les gouvernements russe et chinois ont signé un accord, en vertu duquel la région du lac Marko-Koul’ est devenue une possession russe.
Comme la colonisation de l’Amérique du Nord, la colonisation russe ne saurait être identifiée avec l’idée de conquête dans la stricte acception du mot. La colonisation russe a toujours été, plus ou moins, un mouvement spontané : c’était surtout une manifestation des forces agissantes du peuple. Par contre, les conquêtes russes sont le résultat d’actions inspirées par le gouvernement, savamment combinées, étudiées à l’avance et entreprises les armes à la main.
À vrai dire ces conquêtes n’ont commencé qu’à partir de la moitié du XVI-e siècle, après que les khanats de Kazan’ et d’Astrakhan’ avaient été détruits. Elles se sont ensuite interrompues pendant un siècle et demi. Ce que le tsar’ Aleksej Mikhajlovič a repris de force aux Polonais n’était pas une conquête : c’était une rentrée en possession des biens que nous avions perdus jadis. Il serait plus juste de dire que nos conquêtes ont commencé au XVIII-e siècle. Pierre le Grand a conquis les rives de la Baltique ; Catherine II celles de la Mer Noire et la Crimée ; Alexandre I-er la Pologne et la Finlande ; Nicolas I-er le Caucase ; Alexandre II l’Asie Centrale. Mais toutes ces conquêtes datent d’une époque ultérieure, où l’état avait déjà élargi ses frontières au moyen de la colonisation des territoires voisins, s’était renforcé, était devenu dans son essence une grande puissance et possédait les moyens nécessaires pour entreprendre de semblables conquêtes. Mais pendant les premières 700 années de notre existence historique (862—1552) la Russie s’est agrandie de façon pacifique. Ainsi la Sibérie, jadis un pays étranger, peuplé d’aborigènes, était devenue une région russe.
Mais il faut faire une réserve : le mot „pacifique“ ne doit pas être pris au pied de la lettre. Nous l’employons pour souligner la différence essentielle qui existe entre la colonisation russe, œuvre des forces dynamiques du peuple et les conquêtes, dues aux actions entreprises à divers moments par le gouvernement et résultant des guerres soutenues par le gouvernement russe contre les états environnants.
Un grand peuple doit posséder un grand territoire. Un grand peuple doit nécessairement posséder un vaste territoire. Dans un pays limité par un horizon étroit il n’y a pas la place nécessaire pour qu’un peuple qui est appelé à devenir grand puisse déployer ses ailes. Les conditions morales et sociales qui, seules, peuvent favoriser l’éclosion de plans grandioses ne peuvent s’y produire et l’esprit de l’homme n’y saurait oser. Ce n’est que sur l’océan en tempête que l’on prend conscience de ses forces : c’est la lutte menée en grande envergure qui permet le développement complet et multiple de toutes les facultés humaines. Là où l’eau est stagnante les forces se replient et finissent par s’atrophier. En présence d’un horizon enfermé de toutes parts et d’une eau dormante l’esprit créateur est forcément privé d’étendue et d’universalité.
Exemples d’expansion. Rappelons l’universalité de l’ancienne Rome ; le vol majestueux de l’Église Catholique avec sa conception du glaive spirituel et temporel ; l’idée que les empereurs allemands du moyen âge avaient du pouvoir et que l’Europe Occidentale a caressée jusqu’au début du XIX-e siècle. Les Arabes ont créé leur grande culture et ont par là contribué à enrichir le patrimoine commun seulement après avoir dépassé les limites de l’Arabie, être pénétrés dans l’Asie Antérieure et avoir poussé bien loin au nord des Pyrénées. L’époque où dans les domaines des rois d’Espagne „le soleil ne se couchait pas“ a été celle de la plus grande activité intellectuelle du peuple espagnol ; par contre, une fois que les frontières de l’Espagne ont été ramenées aux confins de la péninsule Ibérique ce pays est tombé au rang de puissance de second ordre et non seulement dans le domaine politique, mais aussi dans celui de la culture. C’est tout naturel : s’il est vrai que „les grands voyages conviennent aux grands navires“, selon le dicton populaire russe, il est évident qu’un bassin exigu ne peut abriter que des barques légères.
Les deux types d’expansion. Le territoire qui appartient à un état du nombre des grandes puissances peut être une étendue unie ou bien être constitué de parties détachées n’ayant pas de connexion extérieure. L’Europe Occidentale, divisée de tous temps en un certain nombre d’états distincts ne pouvait pas fournir l’étendue nécessaire à l’expansion simple : il a fallu bâtir et consolider l’édifice en incorporant des régions situées hors d’Europe. L’exemple en avait été donné jadis par l’ancienne Grèce qui avait disséminé partout dans le vaste monde ses nombreuses colonies. Si, à un certain moment, la parole des rois d’Espagne avait été d’un poids réel dans les rapports internationaux, grâce aux dimensions des territoires qui leur appartenaient, l’Angleterre de nos jours perdrait une grande partie de son importance si elle était privée de ses dominions ou de ses colonies dans les différentes parties du monde. La France, en vouant toute son attention à ses colonies d’Afrique et d’Asie, suit le même chemin. Le coup le plus formidable qui a été porté à l’Allemagne à l’issue de la Grande Guerre n’est pas la reprise de l’Alsace ou de Poznan, mais l’enlèvement de ses colonies africaines. Voilà pourquoi les peuples qui possèdent un esprit vigoureux et qui ont la conscience d’une force dépassant leurs moyens actuels cherchent à s’épancher au dehors, soit en s’agrandissant à l’étranger, comme le peuple italien, soit en tendant toutes leurs forces du côté de la mer, afin de s’assurer un libre débouché, comme c’est le cas pour le peuple yougoslave trinitaire.
Mais l’histoire connaît d’autres pays qui n’ont pas suivi la voie de la colonisation d’outre-mer, car ils n’en avaient pas besoin : ces pays sont la Russie et les États-Unis d’Amérique.
La Russie. Le flot du peuple russe, dans son continuel mouvement s’est répandu jusqu’aux bords de la Mer Baltique, de la Mer Noire, et de l’Océan Glacial ; en escaladant la chaîne du Caucase il est parvenu jusqu’au haut plateau de l’Arménie, s’est arrêté aux pieds du Pamir, de la chaîne de l’Altaj et aux abords de l’Océan Pacifique. Les Russes allaient toujours de l’avant, mais ils n’émigraient pas comme les peuples d’Europe Occidentale, ils ne perdaient jamais le contact territorial avec leur patrie. La Russie n’a jamais eu de colonies et n’a jamais été une métropole. Le mouvement en avant du peuple russe a formé une bande interrompue, un véritable tapis qui s’étendait de la Vistule et le Pruth jusqu’aux extrêmes limites de la Kamčatka.
Les États-Unis d’Amérique. Il en est de même des Américains du Nord qui se sont répandus en masse compacte sur toute la surface de leur continent sans rencontrer dans cet immense espace d’obstacles sérieux et en constituant un puissant état. La croissance de cet organisme n’est évidemment pas encore terminée : les Américains du Nord ont déjà pénétrés dans l’Amérique Centrale et ont commencé à la submerger ; ils ont attiré dans leur orbite le Panama et le Honduras ; leur présence se fait sentir au Mexique. À ce propos il faut remarquer que l’Amérique Centrale ne constitue pas un monde à part, mais elle est une continuation géographique naturelle de l’Amérique du Nord avec laquelle elle est contiguë et dont elle ne diffère point. C’est dans cette fusion territoriale que se trouve le gage le plus sûr du triomphe de l’expansion américaine.
Quant aux possessions insulaires des États-Unis la chose est quelque peu différente et si les îles Sandwich se trouvent encore dans la sphère d’influence géographique de la République Américaine du Nord, les Philippines sont déjà tout à fait en dehors et peuvent par conséquent être facilement perdues. La menace du Japon se fait déjà sentir.
La Rome antique. Ressemblances et diversités. Il y a des traits qui rapprochent la Russie et les États-Unis de l’ancienne Rome, mais l’universalité de cette dernière est issue de conditions qui ne ressemblent qu’en partie à celles de la Russie et des États-Unis. La base sur laquelle reposait Rome n’était pas la terre ferme, mais la mer, ou, pour mieux dire, le littoral de la Méditerranée. En outre Rome a fait son apparition sur l’arène de l’histoire à un moment où l’Europe entière, à l’exclusion peut-être de la Grèce, se trouvait encore plongée dans un état voisin de la barbarie, de sorte que les Teutons, les Bretons, les Belges, les Gaulois et les Ibères de ces temps-là ne pouvaient pas opposer aux légions romaines, avec leur technique perfectionnée et leur culture, la même résistance qu’elles rencontreraient actuellement de la part d’organismes politiques tels que l’Allemagne, l’Angleterre, la France ou l’Espagne.
Il y a encore une différence à signaler. Tandis que les Romains, avant de paraître sur la scène historique mondiale, ont travaillé pendant plus de quatre siècles (753—343) à se consolider dans des limites géographiques très restreintes qui n’allaient pas au delà du Latium, le peuple russe, dès les premiers pas de son histoire, a débordé dans d’immenses plaines quasi-désertes. Sur les rives du Tibre les hommes se sont habitués de bonne heure à agir en commun ; la vie y était intense comme dans une fourmilière ; on y élaborait d’un commun accord les rapports sociaux, on éduquait le sentiment du devoir civique ; des mesures législatives strictement déterminées empêchaient tout écart et toute action arbitraire ; chacun savait pertinemment ce qui était permis et ce qui ne l’était pas. La personnalité était entièrement soumise à l’état et l’idéal de tout citoyen était de devenir un bon serviteur de l’état.
Par contre, dans les vastes plaines de la Russie, l’homme a longtemps été abandonné à lui-même. L’état s’est constitué lentement et la personnalité s’est développée presque sans freins, en considérant l’état non comme un idéal, mais plutôt comme une entrave. De là l’apparition des „ouškouinikis“, des cosaques et des paysans vagabonds.
L’esprit latin et l’esprit slave. Tout ceci a produit la différence profonde qui existe entre le caractère de ces deux races. L’esprit latin, en s’élaborant, est devenu austère, rigoureux, avec un penchant très prononcé vers la raison, tandis que l’esprit slave ne connaît pas la méthode, laisse parler son cœur et est souvent entraîné par l’enthousiasme. Le premier a été élevé dans le culte du devoir et de la discipline ; le second se laisse aller à la fantaisie du moment et est enclin à considérer la discipline comme un affront personnel. Il en est résulté que l’état romain a atteint une extraordinaire solidité ; son effondrement ne s’est produit que lorsque le génie romain est arrivé à son déclin, après avoir donné au monde le spectacle admirable d’une apothéose. Par contre, l’empire de Russie a fait naufrage au moment culminant de sa puissance et le peuple russe doit maintenant bâtir à nouveau.
Encore quelques mots sur ,,l’impérialisme“ russe. En parlant de la tendance du peuple russe à l’expansion il faut revenir sur la question de „l’impérialisme“ russe. Quand nous avons parlé de la pénétration russe en Asie nous avons déjà eu l’occasion de dire qu’il serait erroné d’attribuer ce mouvement à un penchant vers l’impérialisme. Il y a ici lieu d’élargir notre champ d’observation.
L’impérialisme a des points communs avec le chauvinisme ; il dénote une désir continuel de posséder toujours plus, d’accaparer toujours de nouveaux territoires, de nouveaux marchés, une soif de domination qui est toujours prête à assujettir des états plus faibles sans tenir compte de leurs intérêts, en créant ainsi un éternel foyer de mécontentement et de révolte. Napoléon I-er et Guillaume II, voilà des impérialistes. Ce qui se passe dans la péninsule apennine c’est de l'impérialisme encore. Mais la Russie n’a jamais connu un impérialisme pareil, si ce n’est qu’une seule fois, par exception, et encore par une fausse interprétation d’un point de vue. Nous entendons parler de l’annexion de certains territoires de la couronne de Pologne sous Alexandre I. La Russie en a été du reste cruellement punie. L’épine qu’elle s’est plantée elle-même dans le corps n’a pas cessé de la faire souffrir pendant tout un siècle. Et la Russie n’a pas encore fini de purger son crime : nous voyons des provinces éminemment russes que les bolchéviks ont jetées en proie à la vengeance polonaise, nous ressentons le joug humiliant et la persécution de tout ce qui en Pologne porte un nom russe.
Répétons : la Russie, dans l’ensemble de son peuple, n’a jamais connu l’impérialisme. L’agrandissement de son territoire national a été un phénomène imposé par les circonstances et s’est presque toujours produit d’une façon irrésistible : très souvent ceux-là mêmes qui conduisaient consciemment le peuple russe à l’élargissement de ses domaines territoriaux se rendaient parfaitement compte des inconvénients et des dangers que présentait cette manœuvre, mais ils n’avaient pas le choix.
La croissance extraordinaire du territoire russe a été déterminée par deux facteurs principaux : 1. la nécessité d’une légitime défense à l’Orient et, 2. le besoin d’assurer au peuple un courant d’air respirable à l’Occident et dans le Midi. Si la Russie ne s’était pas mise en sûreté du côté de l’Asie, si elle ne l’avait pas repoussée en la mettant dans l’impossibilité de nuire au paisible progrès du peuple russe et si en même temps elle ne s’était pas assuré l’accès à la Mer Baltique et à la Mer Noire elle aurait péri par étouffement dans le centre de sa plaine de l’Europe Orientale, acculée aux peuplades asiatiques et dans l’impossibilité de se frayer un passage pour prendre part à la vie historique mondiale. Dans ces conditions peut-on dire que la poussée russe vers ces deux mers fût le résultat d’une politique impérialiste ?
Ainsi nous voyons : d’un côté les nomades de la steppe et de l’autre une barrière qui empêche tout rapprochement. La steppe houleuse, si semblable à la mer, aussi inconstante et agitée qu’elle, risquait d’absorber par le vide le peuple russe qui aurait pu périr, comme on périt en mer, tandis que la barrière d’Occident, si elle n’avait pas été démolie à temps, aurait contribué à transformer la Russie Européenne en Russie d’Asie.
Du reste nous considérons souvent à la légère le partage de la Pologne et le confondons avec l’annexion des terres polonaises, en oubliant la différence qui existe entre la politique de Catherine II et celle de son petit-fils l’empereur Alexandre et en leur attribuant les mêmes intentions et une même idée générale. C’est là une grave erreur. Catherine n’a pas partagé la Pologne : elle n’a fait que ramener dans le sein d’une mère commune les régions qui depuis des temps immémoriaux étaient peuplées de Russes ou de tribus russifiées : elle mettait en pratique la théorie de „la Russie hors de Russie“ qui depuis Ivan III faisait partie du programme politique russe, transmis de génération en génération. Peut-on appeler cela de l’impérialisme ? Dans ce cas les rois de France avec leur Guerre de Cent Ans pour la délivrance ces provinces françaises du joug anglais étaient aussi des impérialistes. Et le roi du Piémont a aussi fait preuve d’impérialisme en chassant les Autrichiens de l’Italie du Nord à laquelle il a donné la possibilité de vivre en une patrie commune avec les autres peuples de la péninsule apennine.
L’état russe, né et grandi dans des frontières qui par leur propre nature étaient incertaines et instables, longtemps n’a pas su trouver son propre centre de gravité, son pivot politique. Il y a à cela une double raison : 1. l’étendue du territoire national qui s’est imposée dès les premiers moments, et, 2. l’absence de frontières naturelles.
Dans l’Europe Occidentale c’est justement le contraire qui s’est produit : dans la plupart des états le centre politique a été trouvé d’emblée et a persisté à se maintenir dans la localité primitive. Ceci grâce au fait que les territoires de dimensions relativement exiguës étaient pourvus de frontières naturelles : il y avait là précisément ce qui faisait défaut en Europe Orientale.
Nous en avons un exemple frappant en France, où, du temps des Romains, on a vu apparaître sur les rives de la Seine l’ancienne Lutèce. En devenant avec le temps Paris, cette ville a présenté et présente encore l’aspect d’un véritable îlot (Île de France), se dressant au milieu d’une multitude de villes et de villages français : c’est là le véritable centre où convergent les regards du pays entier. Un phénomène à peu près semblable s’est produit en Angleterre, au Danemark, en Suède, en Belgique avec leurs capitales : Londres, Copenhague, Stockholm et Bruxelles.
Si en Allemagne ce n’est pas tout à fait la même chose c’est que l’unification politique du peuple allemand, ou pour mieux dire, la nécessité de trouver un centre politique unique ne s’est fait sentir qu’à une époque plus récente. Même de nos jours l’Allemagne ne constitue pas une puissance souveraine unique : elle est encore, comme autrefois, un conglomérat d’états disparates alliés. Aux temps où les empereurs allemands étaient élus et où il y avait des dynasties rivales, le centre politique devait nécessairement être mobile et changer souvent de place. Au XVI-e siècle il s’était établi sur les rives du Danube à Vienne, mais depuis plusieurs dizaines d’années il s’est transféré à Berlin. Y restera-t-il ?
L’Espagne présente une certaine analogie avec l’Allemagne. Madrid est la capitale unique des temps modernes, mais autrefois la péninsule Ibérique était divisée en plusieurs provinces indépendantes et naturellement chacune d’elle avait son centre particulier. Mais depuis que ces provinces se sont fondues en un seul pays elles ont fini par trouver un noyau politique commun.
Ce que nous venons de dire à propos de l’Europe Occidentale ne fait que relever les particularités opposées de l’Europe Orientale. L’aube de l’histoire russe se lève sur une étendue territoriale immense : dans le Midi elle touche Kiev, si nous laissons de côté à dessein les rives nord-ouest de la Mer Noire (peuplées jadis d’ouliči et de tiverci) ; au nord elle arrive jusqu’au lac de Ladoga, au nord-est aux forêts vierges finnoises et la ville de Rostov. Et ce n’est que le point de départ. Presque aussitôt les frontières s’élargissent : à l’ouest de Kiev elles se rapprochent de la Galicie, à l’est du détroit de Kerč, au nord et au nord-est elles englobent le bassin supérieur de la Volga et tout le Nord de la Russie actuelle avec les plaines marécageuses sur les bords de l’Océan Glacial.
Toute cette énorme surface constitue un seul état. Il y avait, il est vrai, plusieurs provinces et plusieurs principautés, mais chacune avait la conscience d’appartenir à une seule grande unité politique. Ni les discordes, ni les rivalités ne parvenait à faire oublier cela, d’autant plus que ces discordes et ces rivalités éclataient le plus souvent entre les princes et non pas entre les principautés.
L’ensemble des terres russes a été envisagé longtemps au point de vue des caractéristiques ethniques : l’unité de race, la communauté de langage, la similitude de mœurs et de religion. Ce n’était pas l’unification politique qui déterminait cet ensemble, d’autant plus que l’état était embryonnaire et se trouvait en présence d’obstacles résultant de la dimension du territoire : ce n’était pas facile de trouver un centre dans une pareille étendue.
Les premières tentatives dans ce sens ont été faites naturellement sur la voie fluviale conduisant en Grèce : c’est là qu’ont été ressenties les premières impulsions à l’unité politique et la vie du peuple y était la plus intense. Mais la région traversée par cette voie fluviale était encore trop vaste pour être gouvernée par un seul prince ; en outre l’intensité de la vie qui y régnait contribuait précisément à ce que la lutte entre les intérêts opposée y fût plus âpre et plus implacable qu’ailleurs.
La sourde rivalité entre Novgorod et Kiev, mal éclairée par les documents historiques, dura longtemps : chacune de ces deux villes voulait être le centre du pays. Kiev fait pencher la balance de son côté, mais Novgorod n’abandonne pas la partie et défend ses positions jusqu’à la fin du XV-e siècle. Les efforts de Novgorod pour résister au courant qui menaçait de l’entraîner dans l’orbite d’une vie étrangère, celle de Kiev d’abord et de Moscou ensuite, retardèrent la solution du problème concernant le choix du centre politique. Dans sa lutte pour l’indépendance Novgorod se faisait forte des particularités de son organisation politique et de la situation géographique occupée par son territoire.
Toutefois Kiev n’a pas joui longtemps des fruits de sa victoire : l’invasion des Polovci, en menaçant de destruction tout le Midi de la Russie, a bientôt montré que Kiev ne pouvait pas être le centre vital du pays. La voie fluviale menant en Grèce et dont Kiev commandait les abords était devenue un véritable couloir de passage. Les Obres et les Avares, les Polovci et les Varègues, les Polonais et les Lithuaniens et plus tard encore les Allemands et les Suédois, tous ont tenté de s’en rendre les maîtres, tous ont saccagé les habitants, ont violé leur liberté, ont imposé des tributs, ont emmené des captifs. Le jeune organisme politique était encore faible et ne pouvait pas se défendre efficacement. Comment l’ordre aurait-il pu triompher au milieu des luttes et du désarroi créé par le contraste d’intérêts divergents ? La situation géographique de Kiev rendait cette ville organiquement incapable d’assimiler les différents peuples et d’en constituer un état russe unique.
Alors l’esprit du peuple russe s’est tourné ailleurs et a cherché à tâtons un autre point de repère. Il a jeté les yeux sur Halič, sur Volyn’, avant d’arrêter ses regards sur Moscou. Mais Halič et surtout Volyn’ étaient en contact trop proche avec les terres environnant le Dnĕpr et ne pouvaient par conséquent pas non plus remplir le rôle qu’on voulait leur assigner ; du reste elles étaient trop exposées à la menace des Polonais, des Hongrois et plus tard des Lithuaniens.
Le sort a voulu que ce centre politique et que l’état russe lui-même naquissent dans la région du Nord-Est, dans un territoire relativement nouveau, habité à son origine par des peuplades non-slaves. Il fallait s’éloigner considérablement de la voie fluviale grecque, pénétrer au cœur des forêts finnoises et y forger, loin de toute intrusion étrangère, un organisme capable de se défendre et de se mettre à la tête des autres terres russes dispersées. Les premières traces d’organisation sont apparues ici sous Andrej Bogoljoubskij et son frère Vsevolod III, soit dans la seconde moitié du XII-e siècle. Au XIII-e Moscou assiste déjà à sa consolidation. C’est de l’esprit politique que nous entendons parler, car s’il fait défaut aucun état ne peut se former. L’esprit politique est par sa nature un instinct de construction, d’ordre, de soumission de l’individu à la collectivité, un sacrifice, capable de faire naître en faveur d’un tout unique de véritables actes d’héroïsme. L’esprit politique, c’est cette grande force qui pousse à supporter tout le poids du travail physique, la misère matérielle, la perte de la liberté individuelle, la dépendance, la servitude. L’esprit politique conduit à se soumettre à l’autorité du gouvernement, à ses lois, à chercher en lui un appui.
L’esprit politique est un des facteurs principaux qui ont présidé à la formation de l’état russe. Si on méconnaît son importance ou si on porte un jugement erroné sur sa profonde signification on risque de ne jamais comprendre l’histoire du peuple russe.
Ni les cruelles mesures punitives d’Alexandre Nevski à l’endroit de Novgorod qui s’opposait aux ambassadeurs tatares ; ni la servilité des princes moscovites devant les khans de la Horde d’Or ; ni la rigueur et la cruauté avec lesquelles on a procédé à ce qui est connu sous le nom de „rassemblement des terres russes“ ; ni les résultats obtenus dans cette voie ; ni les bénédictions accordées par l’Église à des princes dont la conduite différait sensiblement des préceptes du Christ, par cette Église qui savait fermer les yeux lorsqu’elle le voulait ; ni la férocité d’Ivan le Terrible ; ni la servitude des paysans attachés au sol ; ni l’arbitre sans limites exercé par les propriétaires fonciers ; ni les mesures inhumaines ayant transformé l’entière population en deux catégories soumises à des obligations onéreuses diverses, mais toutes deux également esclaves ; ni les figures historiques de Minine et de Pozarsky ; ni les héros obscurs qui pendant les années troubles moururent pour sauver la patrie et la religion et qui sous Pierre le Grand plièrent docilement la tête sous le couperet du bourreau pour l’honneur du kaftan et de la barbe qui faisaient partie des usages ancestrales ; ni, enfin, l’accroissement de l’autocratie russe qui a assumé souvent l’aspect d’un véritable despotisme, rien de tout cela n’apparaîtra à nos yeux dans sa vraie lumière si nous perdons de vue l’instinct d’organisation politique, du peuple, son esprit de sacrifice au profit d’un tout unique dont le nom est : État.
Nous jugeons opportun de faire là une réserve, afin d’éviter tout malentendu à propos du mot „instinct“ que nous venons d’employer. L’instinct est un sentiment inné qui se manifeste chez l’homme en vertu de ses dons naturels particuliers. Un instinct renfermant l’esprit d’organisation politique n’existait naturellement pas et ne pouvait pas exister chez le peuple grand-russe, pas plus que chez n’importe quel autre peuple. Cet „instinct“ a été cultivé chez lui. L’une après l’autre les générations consécutives s’imbibaient de cet esprit qui a fini par se greffer sur le tronc principal et par constituer le principe inconscient essentiel qui déterminait les actions des hommes.
Le médecin vaccine son patient, il introduit dans l’organisme humain des sérums variés, et l’organisme, sans s’en rendre compte, réagit dans le sens voulu. Le jardinier greffe une plante et obtient des résultats analogues. Est-ce que le pédagogue ne procède pas de la même façon en faisant des greffes morales sur l’enfant, en lui inculquant ses propres idées, en modifiant son caractère et ses goûts ? Et sans parler de la plante qui ne raisonne pas, est-ce que l’enfant qui est un être pensant, une fois devenu homme, se rend toujours compte de ce que ses actions présentes sont souvent le résultat des idées qui lui ont été inspirée par son éducateur ?
Qui donc a été le jardinier, qui a cultivé chez le peuple grand-russe cet esprit d’organisation, lui a communiqué le sens politique et la conviction que l’état constitue la base non seulement du bonheur collectif, mais encore de la prospérité individuelle ? Qui a su élever chez lui cette idée à la hauteur d’un idéal digne des plus grands et magnanimes sacrifices ? Il n’a pas suffi pour obtenir cela d’un seul jardinier ou d’un seul pédagogue : le joug tatare et la configuration du pays où l’édifice politique russe a été élevé ont été les deux écoles principales où cet esprit s’est forgé.
À première vue l’influence éducative, dans le sens positif du mot, exercée par le joug tatare semble en opposition avec ce que nous connaissons de ce fléau qui a faussé l’histoire russe et l’a fait dévier pour longtemps de son cours normal. Mais est-ce que tout mal ne produit pas une réaction ? Est-ce que la réaction, à son tour, n’est pas une source où l’on puise des forces pour résister au mal ?
L’oppression politique, l’absence de tous droits, l’incertitude du lendemain, la conscience de dépendre entièrement, soi, sa famille et ses biens, du caprice d’un ennemi inhumain, l’atmosphère de terreur et de méfiance qui régnait, tout cela, sans produire encore de résistance active, a produit une réaction dans le domaine de la pensée. Et la première pensée qui se présenta à l’esprit fut celle-ci : ,,l’union fait la force“. Dans l’union on trouvera le salut qui conduira ensuite à la délivrance. Il a suffi que les princes russes garantissent au peuple 40 années consécutives de paix (pax Joannis) pour que le peuple se groupât autour d’eux et leur donnât son appui. En devenant un état, la principauté de Moscou a cultivé par cela même l’esprit d’organisation politique chez ses sujets.
C’est précisément cet esprit qui, au XIV-e siècle, a poussé le métropolite Alexis à se déclarer pour le parti moscovite et a inspiré les bojars de Moscou lors de la défense énergique du jeune prince Dimitrij Donskoj, entreprise auprès des khans tatares. Et c’est cette même idée qui, quelque temps après, a groupé presque tous les princes russes autour de la bannière de Dimitrij sur le champ de bataille de Koulikovo. C’est toujours ce même sentiment qui fait agir Serguij Rodonežskij, lorsque celui-ci frappe d’interdit les églises de Novgorod et donne sa bénédiction à Dimitrij, prêt à la lutte contre Marnaj. La mission d’Osljab et de Peresvĕt est là pour prouver de la certitude qu’on ressentait de ce que les rives de la Neprjadva dussent devenir le théâtre d’événements d’importance nationale. Rappelons encore l’appui donné par ces mêmes bojars et par le clergé au petit-fils Dimitrij Donskoj, entreprise auprès des khans tatares. Et c’est cette (sic) son oncle et ses cousins. Dans ces différents cas nous retrouvons chez tous les personnages les mêmes sentiments plus ou moins conscients : le joug tatare peut être renversé seulement si on se groupe tous autour du même drapeau et le consolidement de la principauté de Moscou équivaut à la délivrance d’une lourde et déshonorante servitude.
Si nous prenons une carte de la Russie et traçons une ligne qui aille de Kiev à Nižnij Novgorod, c’est à dire jusqu’à la Volga et à sa confluence avec l’Oka, cette ligne ira du sud-ouest au nord-est et marquera l’ancienne frontière qui divisait jadis le pays en deux régions d’une nature profondément différente : la région des steppes au sud-est et celle des forêts au nord-ouest. C’est précisément dans cette partie boisée, peuplée anciennement de tribus finnoises, au milieu de marécages et d’une végétation inextricable que sont apparus les premiers vestiges de cette organisation politique qui dans la suite a donné naissance à l’état russe.
Les forêts et les prairies. Les bois, surtout si on les compare avec les prairies, ouvertes de toutes parts, manquent d’extensions libres ; par contre l’existence y est plus tranquille, le travail d’édification mieux abrité et plus solide. La nature des contrées boisées exclut une activité fait d’élans et d’audace : elle demande la pondération et un effort soutenu de l’attention. Avant de faire une démarche décisive il faut peser les circonstances et prévoir les obstacles. En vivant au milieu des bois il était indispensable de faire preuve de prudence. Quand il s’agissait de déraciner des arbres pour défricher un champ, ou d’abattre des troncs pour faire une route ou pour construire une maison, ou bien de se préparer à la chasse, partout et toujours le premier pas entraînait à sa suite une série logique d’actions consécutives. Comment pouvait-on ne pas peser le pour et le contre, ne pas réfléchir sur les suites du premier pas ? Ce n’est pas sans raison qu’est apparu là le proverbe russe : „Mesure dix fois avant de couper une fois.“
Zabĕlin dit que la vie au milieu des bois a produit un chasseur prudent et un homme d’état pondéré : les bois du Nord ont habitué la population à une vie sédentaire et de là à une vie en commun : soit qu’on eût à détruire par le feu une portion du bois pour en faire un champ, soit qu’on dût déraciner des arbres, tout se faisait mieux en réunissant les efforts qu’en travaillant isolément. C’est ainsi que les habitants du Nord ont toujours attaché beaucoup de prix à la vie collective. Cette vie de travail pratiquée en commun a exercé une influence éducative et c’est cette atmosphère qui a contribué à la formation de l’instinct d’organisation politique dont nous avons parlé plus haut.
Pour nous rendre mieux compte de l’influence éducative exercée sur les hommes par la forêt, voyons les conditions de vie qui se développaient dans la région des steppes. N’oublions pas qu’il ne s’agit point des temps où nous vivons, mais d’une époque très reculée : à ce moment là la steppe obligeait l’homme à se tenir toujours sur la défensive, dans l’attente anxieuse de l’ennemi, à ne jamais déposer les armes, prêt à défendre sa maison et son champ. Une vie normale et réglée se trouvait toujours aux prises avec des obstacles insurmontables : la difficulté d’ériger une barrière suffisamment solide pour protéger les maisons et les labours et l’impossibilité de tracer une frontière sûre nous séparant des tribus nomades voisines. D’après l’expression heureuse de l’historien Zabĕlin cette frontière s’est perpétuellement déplacée en roulant sur elle même comme cette plante envahissante de la steppe, la gypsophile ou saponaire, qu’au Sud de la Russie on appelle „perekati pole“ (la coureuse des champs).
Un jour on voit la tribu nomade qui pousse devant soi ses troupeaux et vient établir ses tentes à la limite de nos terres labourées ; un autre jour la population fait une levée en masse et chasse l’intrus par les armes ou l’amadoue par des dons et des promesses. Mais pouvait-on être sûr du lendemain, savoir au juste si l’ennemi ne viendra pas camper de nouveau près de la chaumière du laboureur ? La steppe est comme la mer : il y a des chemins qui mènent en tous sens et point de frontières garantissant l’inviolabilité. La vie au beau milieu des steppes ressemblait à un jeu de hasard.
Et si c’est le Nord qui a donné naissance au proverbe : „Mesure dix fois avant de couper une fois,“ les steppes ont fait naître un autre proverbe russe : „Être seigneur ou mourir.“ Dans tous les cas l’expression ,,avos’“ (,,à la garde de Dieu“) ou „advienne qui pourra“ est apparue dans la Midi et non dans le Nord. C’est facile à comprendre : la vie dans la steppe avait besoin d’espace et produisait l’action : elle était faite d’audace, de soif de l’imprévu, poussait l’homme à la recherche de l’aventure, le lançait dans tous les dangers, développait en lui le courage à toute épreuve et un besoin perpétuel de mouvement. Mais par cela même elle le jetait en proie à tous les hasards.
À côté de la vie mouvementée de la Russie méridionale, la vie du Nord paraît à première vue compassée et lourde. Par moments l’existence des steppes semblait une véritable marée montante, tandis que dans le Nord le cours de la vie était à peine perceptible. Nous voyons ici des terriens, des propriétaires à l’esprit pratique qui ont une idée concrète de tout ce qui les entoure. Ils sont économes, connaissent le prix de l’argent, car ils le gagnent durement et il représente le fruit d’un travail assidu. Ils ne connaissent pas les élans, les plans chimériques leur sont étrangers et ils préfèrent toujours „un tiens“ à deux : „tu l’auras“. Leur visage est rude et manque d’affabilité. On peut dire d’avance que c’est ici, parmi ces hommes, que Tourgueniev a peint son „Biriouk“.
Nos chroniqueurs nous ont laissé une série de portraits des hommes du Nord et des hommes du Midi. Que d’éclat, que de grâce et quelquefois que de noblesse dans certains princes méridionaux. Solovjev les peint ainsi : À la tête de leur armée, ils n’amassaient ni or ni argent, mais distribuaient tous leurs biens à leurs hommes. Ils ne tenaient pas en place, ils parcouraient en long et en large des étendues immenses presque désertes, fondaient des villes, construisaient des routes à travers les bois et les marais, peuplaient les steppes, rassemblaient les habitants disséminés. Leur œuvre était utile et bienfaisante, mais, hélas ! souvent sans lendemain et sans une base solide. Dans ces temps-là l’homme du Midi n’avait pas dans son caractère l’élément de stabilité, et l’entière situation ne pouvait pas garantir de durée à son œuvre. Par contre la Russie du Nord-Est créait les conditions nécessaires pour une vie tranquille, telle qui convenait au caractère placide et travailleur du peuple grand-russe.
Andrej Bogoljoubskij. Un des hommes les plus typiques de cette catégorie de propriétaires terriens était Andrej Bogoljoubskij, dont le nom rappelle le transfert de la capitale de Kiev à Vladimir sur la Kljaz’ma (1169). Celui-ci attachait plus d’importance à la force matérielle qu’à la puissance de l’idée, préférait être le premier dans un village que le second dans une ville ; de ce fait il a échangé sans regrets la turbulente capitale de Kiev aux coupoles dorées pour la tranquille ville de Vladimir, perdue au milieu des marais et des forêts finnoises. Il s’y sentait seigneur et maître absolu et le terrain lui semblait ici plus solide qu’à Kiev. „C’était un véritable prince du Nord, dit à ce propos Kljoucevskij, un véritable type de Souzdal’ Zalesskij par ses mœurs, ses idées et son éducation politique.“ Par son audace et son courage il n’était pas inférieur aux autres princes contemporains, mais la guerre par elle-même n’avait pas d’attraits pour lui, elle était un moyen et non pas le but. La guerre finie il redevient le politicien prudent et avisé, l’administrateur prévoyant. Il est toujours prêt à toutes les occurrences, il est perpétuellement sur le qui-vive et ne perd jamais la tête au milieu du désarroi général.
Vsevolod III. Son frère Vsevolod III est le même type. Il est aussi prudent que son frère et Solovjev dit de lui qu’ „il évite les actions irrévocables, les batailles décisives qui peuvent amener la victoire rapide, mais peuvent aussi causer des pertes irréparables. Il sait céder lorsque la réussite lui apparaît incertaine, mais il est constant dans la poursuite de son but. Comme chez tous ses successeurs son but est de s’approprier un domaine toujours plus grand, de renforcer son pouvoir aux dépens des autres princes et d’en faire ses tributaires“.
Mstislav le Téméraire. Le prince méridional Mstislav le Téméraire est un type tout opposé. Il ne pensait ni à renforcer son pouvoir au détriment des autres, ni à élargir les frontières de ses biens ancestraux : son seul souci était la gloire militaire, la défense de la vérité, telle qu’il la concevait. Il aimait décider les disputes par les armes, car il y voyait le jugement de Dieu. Il vaut la peine qu’on s’occupe de lui un peu plus longuement. Il constituait une antithèse brillante du type représenté par Andrej et Vsevolod, ces princes propriétaires casaniers et par conséquent il fait ressortir par contraste les caractéristiques particulières de ces derniers.
Le prince Mstislav était resté longtemps sans rien faire qui vaille dans ses terres de Toropec et il n’était déjà plus jeune, lorsqu’il entendit que Vsevolod III opprimait les commerçants de Novgorod, les arrêtait au passage et empêchait l’entrée du blé dans les terres novgorodiennes : il apparut alors subitement à Toržok, fit prisonniers les partisans du prince de Souzdal’ et les envoya, chargés de chaînes, à Novgorod. Il ordonna à ses messagers de prononcer ces paroles solennelles : „À Sainte Sophie, à la tombe de mon père et à tous les Novgorodiens, salut ! Je suis venu à vous. J’ai entendu que des princes vous font violence et j’ai eu pitié de ma patrie.“ C’était une véritable offre de services et la ville se garda bien de la repousser. Mstislav fut élu prince de Novgorod, fit une levée de troupes et obligea Vsevolod à des concessions (1210). Ensuite Mstislav se tourna vers le Midi. Ayant entendu que Vsevolod Čermnyj, prince de Černigov, s’était rendu maître de Kiev par la violence, en chassant ses cousins, Mstislav accourt, chasse à son tour Vsevolod et rétablit les anciens princes dans leurs droits.
Mstislav ne tient pas en place. Il suffit que le roi de Pologne l’invite à se battre contre les Hongrois pour leur arracher Halič, pour qu’il convoque le vĕče et adresse aux Novgorodiens ces paroles : „J’ai à faire en Russie ; quant à vous, vous êtes libres de choisir votre prince ;“ il fait un salut solennel et s’en va, en renonçant au pouvoir. À Halič il chasse les Hongrois et prend le titre de prince. Mais il n’y reste pas longtemps : s’étant brouillé avec les Polonais et ayant été chassé à son tour, il pense demander aux Polovci de l’aider à „laver l’affront reçu“. Mais il n’est pas encore parvenu aux steppes, lorsqu’il entend que les princes de Souzdal’, fils de Vsevolod III, commettent des injustices à Novgorod, menacent cette ville de transférer la capitale à Novy Toržok et de réduire Novgorod à l’état de banlieue. Mstislav ne le tolère pas, il vole à Novgorod, convoque le vĕče et dit : „Allons chercher nos terres et ramasser nos provinces. Il ne faut pas que Novy Torg devienne Novgorod, ni que Novgorod soit Torzok, mais que Novgorod soit là où se trouve Sainte-Sophie. Dieu est dans la force, mais Dieu et la vérité sont aussi présents dans les petites choses.“ Mstislav apprend encore que les fils cadets de Vsevolod III, Yaroslav et Yourij gouvernent leurs terres de Souzdal’ au détriment de leur frère aîné Constantin. Mstislav intervient encore comme champion du droit et de la vérité, comme il la comprend et en conformité des idées du temps sur les relations de famille.
La bataille de Lipetsk fait pencher la balance du côté de Mstislav, mais cette fois non plus il ne reste pas longtemps à Novgorod. Le Midi l’attire et deux ans après il prend de nouveau congé de ses gens : „À Sainte-Sophie, à la tombe de mon père et à vous tous, salut ! Je veux aller tenter le sort à Halič, mais je ne vous oublierai pas. Que Dieu me fasse la grâce de reposer à côté de mon père à Sainte-Sophie.“
Et il s’en va à Halič, chasse les Hongrois et prend le titre de prince. Le but est atteint. Mais quel est le but de Mstislav ? Son horizon est borné, au-delà de la gloire militaire il ne voit rien. Il est fier de voir que la province de Halič l’accueille avec enthousiasme et l’acclame comme son prince, que le peuple l’appelle „la lumière de ses yeux“, son „vigoureux faucon“. Une fois maître de la victoire il est généreux avec les vaincus, sans trop se soucier de savoir comment l’ennemi usera de la grâce qu’il lui accorde. Ainsi il met à la tête de la ville de Zvenigorod un seigneur hongrois des plus réputés qui lui embrasse les genoux ; il donne à un prince de la couronne hongroise la main de sa fille et le fief de Peremyšl, et de cette façon il aide lui-même ses ennemis d’hier à se consolider dans son propre pays.
Cette lutte pour la possession de Halič ne manque pas d’épisodes épiques. Les Hongrois sont battus, la ville est prise : le roi Kolomane avec la reine et tout son entourage s’enferment dans une église : ils souffrent de la soif et au plus fort de la bataille, lorsque le siège dure encore, Mstislav leur fait porter un tonneau d’eau. Est-ce moins beau que le fameux geste de Henri IV qui envoie des victuailles à Paris que le siège serre de toutes parts ? Mais Henri agissait par raisonnement et calcul, tandis que chez Mstislav c’était un élan de bonté, un état d’âme passager et la conviction que tous, assiégeants et assiégés, amis et ennemis, appartenaient à une même grande famille, étaient des parents et des proches.
Mstislav est toujours entraîné par le sentiment : c’est Halič aujourd’hui, la Kalka demain. Téméraire, comme son nom l’indique, il s’élance toujours en avant, comme si dans la lutte avec les Tatares il craignait de devoir un jour partager la victoire avec d’autres princes, comme s’il risquait de ne pas garder tout l’honneur pour lui seul. Il devance les forces principales, mésestime celles de l’ennemi, se précipite sur lui et essuie une défaite qui prépare l’issue tragique de la bataille.
Pendant les dernières années de sa vie nous le voyons à Halič, mesquin jouet aux mains des bojars. Ceux-ci ne tiennent aucunement compte de lui, le trompent et le poussent à un conflit ouvert avec son jeune beau-fils, celui qui plus tard devient le fameux Daniil Galitskij. L’ayant dépossédé ils l’amènent à passer sa dignité de prince à sa fille, mariée au prince hongrois, en excluant de l’héritage son beau-fils Daniil. À tout prendre Mstislav a fait beaucoup pour la prospérité de Halič, mais par son dernier acte il a inconsciemment détruit de ses mains ce qu’il avait fait jusque là. Et il a prononcé lui-même sa condamnation morale en disant à Daniil : „J’ai péché contre toi, mon fils, en te privant de Halič et en la donnant aux étrangers selon le conseil du flatteur Soudislav qui m’a trompé.“
Par différents côtés de sa nature Mstislav rappelle le roi de Suède Charles XII : nous trouvons chez tous les deux un manque absolu de clairvoyance politique, une soif inextinguible de gloire, le même horizon restreint, embrassant seulement les rapports personnels et les relations de famille, la même incapacité de se hausser à la compréhension des intérêts d’état. Ou pourrait croire que Mstislav et Charles aient voulu une fois de plus nous prouver que dans leurs veines coulait le sang normand, le sang de ces vikings — berserkers qui aimaient la guerre pour la guerre. La seule différence est que Charles a vécu à une époque où une psychologie pareille était déjà un véritable anachronisme, tandis qu’aux temps de Mstislav la parenté morale avec les Normands des X-XIIe siècles semblait naturelle et éveillait la sympathie des contemporains.
Le prince Mstislav, un des représentants typiques de son temps, riche en vertus personnelles, a été pour l’histoire russe comme une fleur stérile pour la plante : il n’a laissé point de traces tangibles et si la chronique ne nous avait pas transmis son image, rien ne nous rappellerait maintenant son existence. Andrej Bogoljoubskij et Vsevolod III sont par contre des personnages d’un caractère opposé : la première pierre qui a servi plus tard à la construction de la base sur laquelle repose l’état russe a été dégrossie par eux.
„Les vastes dimensions du territoire russe, dit l’historien Solovjev, ont toujours constitué un puissant obstacle pour la prospérité de l’état et du peuple ; le manque de densité de la population, dispersée sur une étendue énorme rétrécissait l’horizon, ôtait la possibilité d’agir en commun, cimentait l’habitude à l’isolement, contribuait à créer des intérêts mesquins et à retarder le fonctionnement des services de l’état. Cette extrême dispersion de la population dans un pays aussi vaste, la rareté de la main d’œuvre, les expédients auxquels on avait recours pour attirer le paysan empêchaient l’engagement volontaire des travailleurs et a fini par amener le servage. Enfin l’énormité du pays qui constitue comme un monde à part a imposé au peuple russe une tâche excessivement difficile qui a duré plusieurs siècles. Ce n’est que beaucoup plus tard, une fois terminé l’œuvre de dégrossissage, qu’il a eu le loisir et la possibilité de se rapprocher des peuples civilisés.“
Une grande maison est plus difficile à organiser qu’une petite. Une fois construite, une grande maison est aussi plus difficile à tenir en ordre : il faut avoir plus de moyens, plus de personnel ; l’administration d’une grande propriété demande plus d’expérience et d’habileté. Pendant bien longtemps le peuple russe a manqué de tout cela. Le pays n’était pas riche en produits naturels, la population était clairsemée et l’expérience difficile à acquérir. Dès les premiers instants les frontières apparaissaient trop éloignées les unes des autres, ce qui était évidemment un danger. En les élargissant de la sorte dans sa poussée instinctive le peuple russe s’était affaibli lui-même. C’était un peuple jeune, qui n’avait pas encore acquis la stabilité voulue et qui, par conséquent, n’aurait pas dû gaspiller ses forces. Et pourtant il a aussitôt entrepris une construction gigantesque. Toutes ses forces se sont trouvées mobilisées et cela au préjudice du développement de son esprit.
Cette calamité qui nous a atteints dès le début nous a ensuite accompagnés tout le long de notre histoire. Rappelons la guerre de Crimée (1854-6) et les difficultés que nous avons eues à surmonter en vue de l’éloignement de Sébastopol des régions centrales : sa situation en marge de l’empire a gravement compromis l’approvisionnement en troupes, en victuailles et en munitions. Les mêmes difficultés se sont produites lors de la guerre Russo-Japonaise de récente mémoire. C’est pour cela qu’aux temps anciens les tsar’ avaient recours aux armées locales : ils créaient une défense nationale constituée de guerriers-paysans qu’ils fournissaient d’armes. Ainsi chaque région était toujours prête à se défendre par ses propres moyens : une fois le danger là il aurait été trop tard pour demander des secours qui n’auraient pu arriver que trop tard.
Un rapprochement avec l’Europe Occidentale expliquera mieux ce que nous venons de dire. En Europe, sur un territoire plus restreint, les hommes se trouvaient toujours en rapports plus étroits les uns avec les autres : il était plus facile non seulement de construire ensemble sa maison, mais encore de rassembler et de déplacer les forces nécessaires pour la défendre. Les hommes prenaient l’habitude de concentrer leurs forces, tandis qu’en Europe Orientale ils étaient forcés de les disperser, de les gaspiller dans l’immensité de leur plaine sans bornes : de ce fait le poids spécifique des forces morales et matérielles du peuple russe était inférieur à celui des peuples occidentaux.
Cette immensité du territoire, tout en rendant difficiles les rapports des hommes entre eux, empêchait que la civilisation pénétrât dans les nombreux coins perdus du pays. La vie dans son éternel renouveau, la croissance morale du peuple, tout s’est effectué en Russie plus lentement qu’ailleurs. Une grande roue demande plus de temps pour faire le tour qu’une petite. Ce qui s’effectuait en Europe Occidentale en dix ans demandait chez nous cent ans au moins. Cette lenteur dans l’évolution historique a laissé une marque indélébile sur la caractère russe qu’elle a formé : il est calme, toujours égal et sachant maîtriser ses élans. En Occident l’homme est devenu vite conscient de ses forces et a pu s’en servir à sa guise, mais on peut dire que les moyens dont disposait le peuple russe ont été submergés par les quatre cents milles carrés de son territoire : bien qu’incessant, son travail n’avançait presque pas, car il était difficile de penser à progresser, lorsque les premières positions n’étaient pas encore renforcées. Voilà pourquoi la caractéristique principale de l’Europe Occidentale était son énergie dans le mouvement en avant et la caractéristique de la Russie son énergie dans le recul. En Occident, dans une région plus limitée, l’homme est devenu plus vite maître de la situation, il a dressé énergiquement son esprit vers de nouvelles conquêtes ; pendant ce temps la pensée du peuple russe a travaillé surtout dans le sens de la défensive, au déblayage des obstacles et à l’éloignement des principes nuisibles. L’esprit de l’Europe Occidentale est par conséquent plus libéral, tandis que le trait essentiel de la Russie est son conservatisme.
Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte de la Russie pour se persuader que les frontières de terre sont beaucoup plus développées que les frontières maritimes. L’Océan Glacial Arctique baigne, il est vrai, les frontières de la Russie sur une longueur de plusieurs milliers de kilomètres. Mais peut-on parler de côtes ? Elles ne comptent presque pas : c’est un désert difficilement accessible où la vie est peu apparente. Jusqu’à nos jours il y a des endroits où l’homme n’a jamais pénétré. Même au XX-e siècle, malgré les progrès de la technique, ces côtes peuvent être considérées comme un capital presque mort au point de vue de l'embarquement et du débarquement. Il n’y a que la Mer Blanche qui présente de l’intérêt, et encore faut-il rappeler qu’elle est gelée pendant sept ou huit mois de l’année. La Mer Caspienne n’est une mer que de nom : c’est une étendue d’eau fermée de toutes parts et par conséquent elle est privée de ce qui constitue le privilège essentiel de la mer : l’issue libre.
La vie entière du peuple russe s’est déroulée sur le continent et il n’est pas exagéré de dire que l’énorme édifice qui en constitue l’habitation ne possède que quatre fenêtres : la Mer Baltique, la Mer Noire avec la Mer d’Azov, un coin de l’Océan Pacifique et la Mer Blanche. Cela ressemble si peu aux côtes si développées de l’Italie, de la France, de l’Espagne et surtout de l’Angleterre, où toutes les frontières apparaissent comme des portes largement ouvertes.
Et si nous pensons que la Russie a pu se servir de la Mer Blanche seulement depuis la moitié du XVI-e siècle ; que depuis l’aube de son histoire la Russie a été empêchée par les nomades d’approcher de la Mer Noire et de la Mer d’Azov, jusqu’auxquelles elle n’a réussi à se frayer un passage qu’il y a deux siècles à peine, en même temps que jusqu’à la Mer Baltique ; si nous nous souvenons que la fenêtre ouverte sur l’Océan Pacifique a acquis une importance pratique à une époque encore plus rapprochée de nous, presque sous nos yeux et que le port d'Yekaterininskij, ce guichet de la péninsule de Kola ouvrant sur une portion de l’océan préservé des glaces ne date que d’hier, du temps de la Grande Guerre, si nous pensons à tout cela, le caractère continental de l’histoire russe nous apparaît plus évident encore.
Pourquoi la mer est-elle indispensable à chaque pays ? Parce que, s’il est vrai que la mer divise les terres, elle rapproche en même temps les hommes, elle les unit. Le peuple, privé d’un débouché sur la mer, est, pour ainsi dire, privé de rapports internationaux, il est gêné dans tous ses mouvements, dépend de tous ses voisins. Il ne s’agit pas seulement des grandes puissances qui ne seraient pas grandes si elles ne possédaient pas les mers : nous voyons la Pologne et la Lithuanie actuelles attacher une importance extraordinaire à leurs „corridors“ respectifs, à ce bout de mer, aussi petit qu’il soit. Nous avons vu la Tchécoslovaquie, située si loin de la mer, insister pour que dans le port allemand de Hambourg lui fût réservé un débarcadère pour ses navires, bien que ces navires ne soient que des bateaux de commerce. Plus la Russie se sentait privée de fenêtres et plus obsédant était le besoin qu’elle ressentait d’en avoir : ses efforts pour en obtenir étaient de jour en jour plus acharnés et elle ne cédait devant aucun sacrifice. Que signifient les campagnes de Novgorod contre les peuplades de Čud’ ? (Vod’ et Yam’.) Et la bataille d’Alexandre Nevsky avec les Suédois de Birger sur les rives de la Néva ? Et les guerres d’Ivan III et d’Ivan le Terrible avec la Suède ? Nous avons là différentes étapes d’un même chemin ascendant au bout duquel se dresse Pierre le Grand. Il a suffit de ce que Pierre posât le pied sur les côtes de la Baltique orientale, en repoussant les Suédois pour que la Suède, qui jusque là avait été une puissance de premier ordre, tombât au rang de puissance de second ordre et pour que la Russie en prit la place.
C’est une persévérance encore plus grande et un temps plus long encore que, dès les premiers jours de son existence, la Russie a voué à la conquête des bords de la Mer Noire. Est-il nécessaire de rappeler que sous Catherine II, étant devenue la maîtresse de ce qu’on appelait anciennement la „Mer Russe“, la Russie a considérablement raffermi en même temps sa situation internationale ?
L’état est une assemblée d’hommes chez qui la force centripète qui a la tendance d’unifier et de rapprocher réussit à prévaloir sur la force centrifuge en l’empêchant de briser et d’interrompre cette union, obtenue et établie grâce à l’œuvre de nombreuses générations passées. Si l’état possède une culture, s’il satisfait aux besoins impérieux des masses et sait aller au devant de leurs vœux, les éléments antigouvernementaux qui opposent de la résistance à la force centripète apparaissent respectivement plus faibles et numériquement négligeables et le déséquilibre entre le pouvoir et la société est alors insignifiant. La société représente dans cet antagonisme les intérêts privés, ceux d’un individu, d’un ordre social ou d’une classe, tandis que le pouvoir constitue la manifestation de l’esprit d’organisation et il impose des sacrifices au nom de l’idée d’union politique qui lui est propre et au nom des intérêts d’un Tout Unique.
Pour ce qui concerne la Russie Moscovite, sa situation géographique et les caractéristiques essentielles de sa structure sociale, dues à cette situation, ont, dans une certaine mesure, préparé le terrain à ces éléments antigouvernementaux, ce qui a donné à notre histoire une empreinte particulière.
Nous avons vu que vers la moitié du XVI-e siècle l’état russe était déjà constitué, mais l’esprit politique était loin d’être l’idée prédominante. Il y avait beaucoup de gens, surtout parmi ceux qui avaient une existence difficile et dure, auxquels l’état qui imposait de lourds sacrifices donnait en échange trop peu de compensations et l’étendue des sacrifices ne contrebalançait pas les pertes. Et alors, à quoi bon s’y soumettre ? N’était-il pas mieux de s’esquiver d’un organisme politique qui demandait à l’individu plus qu’il ne lui donnât ?
Et alors on cherchait à se soustraire par tous les moyens possibles aux obligations imposées par l’état, on avait recours au zakladničestvo, (c’est à dire à la mise en gage de ses terres et de soi-même), on se faisait cosaque, on cherchait un refuge dans le „Dikoje pôle“ (dans la steppe libre), on fuyait au delà de la Volga, on se fourrait dans les bois obscurs du septentrion, dans la „tajga“ sibérienne, partout où on pouvait espérer que les autorités ne sauraient retrouver ni pourraient rejoindre le fuyard. La vie quotidienne commençait à ressembler singulièrement à la vie déréglée faite de brigandage. Et pendant ce temps le centre du pays était déserté ; les obligations imposées par l’état devaient être réparties parmi les hommes qui étaient restés sur place et dont le nombre décroissait toujours, c’est à dire parmi les seuls qui fussent restés fidèles aux principes politiques : elles incombaient uniquement à ceux qui constituaient l’élément gouvernemental.
Il est superflu de dire que de par ce fait la croissance de l’état, si lente par elle-même, était retardée encore davantage. Mais faut-il rappeler que si l’état russe a atteint un haut degré de développement et de prospérité il en est redevable précisément à cet élément „gouvernemental“ qui n’a pas hésité à charger sur ses épaules le lourd fardeau que les éléments „antigouvernementaux“ ont refusé de partager ?
Dans le puissant torrent des peuples qui vers les premières années de l’ère vulgaire se sont précipités d’Asie en Europe, les Slaves sont apparus lorsque l’Europe Occidentale et Centrale étaient déjà occupées, de sorte que les Slaves méridionaux seuls ont réussi à trouver une place dans des localités avoisinantes celles qui avaient subi l’influence immédiate de la culture classique : la Dalmatie, la Thrace, Misène et la Dacie. Du reste cette influence s’y était exercée d’une façon beaucoup plus faible que dans les pays de l’ancienne Gaule, l’Ibérie et Carthage. Pour ce qui concerne les tribus russes, elles se sont trouvées dans l’Orient le plus éloigné, où la culture n’avait presque pas eu d’accès. Il est vrai que sur divers points du littoral de la Mer Noire les Grecs avaient laissé leur empreinte, mais au moment de l’apparition des Slaves russes dans les plaines de l’Europe Orientale cette empreinte était déjà presque effacée : le pays civilisé le plus proche, Byzance, était au delà de la mer et des steppes. Voilà pourquoi le monde ancien n’a jamais exercé une influence considérable, directe ou continue sur le développement de l’histoire russe.
En Europe Occidentale les choses présentent un autre aspect. Il serait superflu de répéter ici ce qui a été dit plusieurs milliers de fois et précisément que les tribus germaniques, en s’établissant dans les territoires de l’Empire Romain d’Occident, ont donné naissance aux peuples romans qui se rapprochent davantage par leur esprit des Romains du temps de César et le Dioclétien que de leurs propres ancêtres du temps de Tacite. Il est inutile de rappeler que même là, où le type germanique s’est conservé inaltéré, ayant subi peu ou point l’influence de Rome, que même dans ces pays le christianisme venu de Rome a attiré l’Angleterre, l’Allemagne et la Scandinavie dans l’orbite toujours de cette civilisation romane dont dérivaient les peuples néo-latins.
Cette différence dans la situation générale et la position géographique de la Russie et des autres pays nous explique pourquoi la culture des états de l’Europe Occidentale est considérablement plus riche et plus multiforme. Dès les premiers instants de leur existence les nouveaux états occidentaux ont eu à leur disposition un riche patrimoine de connaissances, accumulées par les générations précédentes. La Russie, par contre, est née dans un pays qui présentait sous ce rapport „tabula rasa“ ; de là la lenteur de son développement et la pauvreté relative de sa culture.
Les peuples de l’Europe Occidentale, occupant les terres qui faisaient partie de l’Empire Romain, en se mélangeant aux peuples autochtones et en assimilant leur culture, constituent une dérivation vivante et ininterrompue des anciens Romains. Dans le domaine intellectuel la tradition d’Occident n’a jamais cessé d’exister : elle s’est ralentie par instants, mais n’a pas été interrompue. L’esprit humain, avide de connaissances, y est toujours resté vivant. Le monde classique a laissé en partage aux peuples qui ont occupé l’Europe Occidentale toute son érudition, ses institutions et sa langue si riche. Cette hérédité vraiment considérable n’a pas créé du coup la richesse intellectuelle et morale des jeunes héritiers, mais elle les a placés aussitôt dans des conditions exceptionnellement favorables à leur développement ultérieur. Le latin est devenu la langue de l’église et de l’école et de cette façon il a facilité le contact avec les chefs-d’œuvre de la littérature antique. Ceci a créé pour l’Occident une succession du monde classique ; l’inspiration et les éléments indispensables au travail de l’esprit avaient été fournis par un passé relativement récent : l’étincelle couvait sous les cendres et n’attendait qu’un souffle d’air pour se convertir en flamme.
Dans l’ancienne Russie, au contraire, c’était le feu sacré qui manquait et pour le produire il a fallu mettre en œuvre des efforts considérables et effectuer un travail énorme. Ni le latin, ni le grec n’étaient pour les Russes une langue maternelle : de ce fait rares étaient ceux qui pouvaient venir directement en contact avec la pensée des anciens : il a fallu longtemps se contenter des traductions. Mais à ce temps là les traductions n’étaient ni exactes, ni fidèles et elles nécessitaient une grande dépense d’énergie et un travail assidu. Le patrimoine d’érudition, c’est à dire la nourriture de l’esprit que le peuple russe avait à sa disposition était ainsi infiniment plus pauvre que celui dont pouvait se servir l’homme occidental. La pensée n’avait pas l’occasion de s’appliquer à un travail indépendant, de sorte que dans le domaine de l’esprit il a fallu que le peuple russe suivît longtemps la route tracée par d’autres.
Et maintenant résumons :
1. La Russie constitue une partie de l’Europe qui, au point de vue géographique et ethnographique, en vertu de la conformité de race avec les autres peuples, ne saurait être conçue à part.
2. Les bases de la culture russe concordent avec celles de la culture occidentale.
3. Dans son développement la culture russe a passé par les mêmes étapes que l’Europe Occidentale.
4. La situation que la Russie occupe à la périphérie du monde civilisé et son éloignement du centre constituent un obstacle et entravent ses rapports avec les autres membres de la grande famille européenne dans le domaine de la culture.
5. La nature du pays a contribué à augmenter les désavantages provenant de cet éloignement des centres civilisés.
6. Un troisième élément qui rend plus défavorables encore les conditions dans lesquelles la culture russe s’est développée consiste dans le voisinage immédiat où la Russie se trouve avec l’Asie nomade.
7. De là les obligations que le milieu dans lequel le peuple russe a dû travailler à son ascension lui a imposées : 1. vaincre l’énorme espace qui le séparait du foyer de la culture ; 2. trouver en soi-même les forces nécessaires pour y participer ; 3. briser la chaîne qui le maintenait dans cet éloignement.
8. L’absence de limites géographiques étroites (renfermant l’état), en contribuant à la dispersion des forces du peuple, les a empêchées de se creuser un lit définitif. Même de nos jours on ne peut pas dire que le peuple russe soit complètement tassé : nous le voyons encore de temps en temps quitter en masse un endroit habituel pour aller en chercher un autre ailleurs, qu’il suppose plus favorable et ceci tout comme aux temps d’Andrej Bogoljoubskij ou d’Ivan Kalita. Ce n’est pas une émigration dans le sens européen du mot : c’est l’état d’un maître qui n’a pas encore achevé de construire sa maison.
9. L’immense étendue de bois et de steppes, les territoires sans bornes ont contribué à conférer à la psychologie du peuple russe ce pli caractéristique qu’on connaît sous le nom de „širokaja russkaja natoura“. Cette „âme“ renferme des traits opposés : nous y découvrons le penchant à l’anarchie à côté de la soumission la plus aveugle ; l’audace et la témérité à côté d’un morne abattement. La bête humaine y loge à côté du principe divin.
10. Dans cette immensité de bois et de prairies l’homme était abandonné à lui-même. Il y a un dicton russe qui dit : „Le bon Dieu est placé bien haut, le tsar’ est placé bien loin.“ Cet abandon ne pouvait pas constituer une bonne école : et en effet une idée nette des droits et des devoirs et la discipline de l’intelligence ne sont pas des vertus russes. Ces qualités sont souvent remplacées par une appréciation entièrement subjective des actions humaines et des prétentions qu’on a vis-à-vis des autres et de soi-même.
11. La dispersion des forces du peuple a déterminé à l’avance pour des siècles le caractère extensif et non intensif du travail, qui s’est propagé en étendue et non pas en profondeur. Ce n’est que quelque temps avant la révolution qu’on a réussi à vaincre cet inconvénient.
12. Les circonstances que nous venons d’énumérer n’ont pas contribué au développement de la fermeté et de la persévérance, indispensables à la réussite. L’énergie dont on disposait était absorbée presque entièrement dans la lutte pour défendre les positions acquises, elle était nécessaire pour la résistance passive et il n’en restait plus pour l’offensive et le travail actif.
13. Sur cette plaine immense sans frontières déterminées, en présence de cette dispersion de forces, la société russe devait forcément se constituer sur des bases démocratiques, vu l’absence de délinéation et de barrières séparant les ordres et les classes. Les différentes couches sociales et les barrières infranchissables que l’Europe Occidentale a connues au moyen âge et qui ont subsisté jusqu’au XIX-e siècle entre le paysan, le seigneur et le prêtre ne sont apparues en Russie que beaucoup plus tard et ont assumé un caractère moins frappant qu’en Occident.
14. L’élément d’antagonisme toujours présent dans la vie russe, cette situation intermittente qu’elle a occupé entre l’Europe et l’Asie a exercé aussi une forte influence sur la formation du caractère et de la psychologie du peuple russe. Les contrastes de la vie n’ont pas contribué à lui donner de la confiance en soi, mais ils ont, au contraire, causé le déséquilibre, en privant l'homme d’une certaine dose de fermeté et de force de décision au moment de l’action et en apportant l’incertitude dans les opinions et l’instabilité avec de brusques passages d’un extrême à l’autre. Dès le début du XVII-e siècle et peut-être même avant nous trouvons chez lui une étonnante facilité à renoncer à ce qui fait partie de son propre patrimoine national : il se laisse attirer, comme le papillon de nuit, par tout ce qui luit. En même temps des traits „asiatiques” avec leur obstinée négation de l’Europe remontent à une époque encore plus reculée. C’est de là que vient cette inaptitude à la vie, cette désillusion et cette incohérence dont la littérature russe nous donne tant d’exemples avec tous ces Péčorine, ces Hamlet du district de Sčigrov, ces Oblomov et tous les héros de Čekhov et leurs semblables.
15. D’autre part, cette incohérence même a placé la Russie face à face avec deux mondes, dont l’un présente pour elle des affinités et l’autre lui est complètement étranger. Ceci a enrichi son champ d’observations, a élargi son horizon, a contribué à approfondir sa pensée. On peut dire que la situation qui en est dérivée n’est pas sans avoir exercé une influence bienfaisante sur la vie créatrice de l’esprit russe. C’est précisément cela qui explique jusqu’à un certain point la profondeur de compréhension, la largeur de vues et la puissance de pénétration, toute cette multiplicité dans le domaine de la création que nous admirons chez nos grands artistes et les fondateurs de la culture russe, soit qu’il s’agisse des recherches scientifiques d’un Lomonosov ou des compositions musicales d’un Rimskij-Korsakov, ou de la merveilleuse poésie d’un Pouškine ou des œuvres d’un Léon Tolstoj et d’un Dostojevskij, ou, enfin, des créations du pinceau d’un Vroubel, qui représentent tous les efforts dramatiques et passionnés de l’homme pour trouver la synthèse introuvable entre la Terre et le Ciel.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 28 juillet 2014.
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