LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Ivan Chmeliov
(Шмелёв Иван Сергеевич)
1873 – 1950
LE SOLEIL DES MORTS
premiers chapitres traduits par henri mongault
(Солнце мертвых)
Traduction parue dans le Mercure de France,
34e année, t. 166, 1923.
Ce texte est publié avec l’accord des héritiers d’Ivan Chmeliov ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.
Bien qu’il soit encore inconnu en France, Ivan Chmélov n’en est pas moins un des plus grands écrivains russes vivants.
Né à Moscou en 1873 dans une famille de négociants, M. Chmélov se familiarisa dès l’enfance avec le parler si savoureux des marchands moscovites et les mœurs populaires. Plusieurs années passées en province, au sortir de l’Université, lui fournirent l’occasion d’enrichir encore ses observations et son vocabulaire. Aussi quand, en 1906, il aborda la littérature, se révéla-t-il d’emblée comme un profond connaisseur de la vie russe et un maître du verbe : sa langue est peut-être, avec celle d’Ostrovski et de Leskov, une des plus riches de toute la littérature russe.
Ses œuvres, parmi lesquelles il faut citer Déchéance, Le Citoyen Oukléïkine, Un Garçon de Restaurant, Sous le Ciel, Adieux à la Vie, L’Inépuisable Coupe, sont empreintes à la fois d’une chaude pitié et d’une cristalline sérénité. Cependant la guerre amena un changement dans sa manière, qui devint plus nerveuse, parfois même trépidante. Après avoir pressenti la grande tourmente : La Face Secrète, 1915, Plaisante Aventure, 1916, il en subit toutes les horreurs dans cette Crimée qu’il affectionne et qu’il s’est plus d’une fois complu à dépeindre.
Réfugié en France depuis le printemps dernier, M. Chmélov travaille à une trilogie où se refléteront les événements contemporains. Le Mercure de France, qui a le premier signalé le nom de M. Chmélov (15-IX-1921), publie ici les premiers morceaux de ce grand ouvrage.
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LE MATIN
Derrière le mur de terre glaise, un pas lourd, un craquement de branches sèches troublent mon sommeil agité…
De nouveau Tamara se presse contre ma cloison, Tamara, belle vache d’Emmenthal à robe blanche tachetée de roux, soutien de la famille qui habite au-dessus de moi sur la colline. Tous les jours elle lui donne trois bouteilles d’un lait chaud mousseux, où, lorsqu’il bout, la graisse se joue en paillettes d’or.
Oublions ces bagatelles.
Voici donc une nouvelle aurore…
Ah, oui, j’ai vu en songe des choses étranges, telles que la vie n’en connaît pas.
Depuis plusieurs mois, je fais des rêves somptueux. Pourquoi ? La réalité est si indigente... Des jardins, des palais... Mille chambres luxueuses, mille salles des Mille et une Nuits, éclairées par des lustres aux feux bleus, — des feux d’un autre monde, — ornées de tables en argent où s’amoncellent des fleurs, des fleurs d’un autre monde... Douloureusement je déambule de salle en salle à la recherche de quelqu’un que j’ignore. Angoissé, désespéré, je plonge, à travers les énormes baies, mes regards dans le parc dont les tapis verts font songer à d’anciens tableaux. Le soleil luit, je crois, mais d’une lueur pâle, sous-marine, une lueur de fer-blanc. Ce n’est pas notre soleil. Et partout des arbres en fleurs, des arbres d’un autre monde : de hauts lilas où pendent de pâles clochettes, des roses fanées. D’étranges gens, — visages figés, vêtements blancs, des personnages d’icones, dirait-on — marchent avec moi par les salles, regardent avec moi par les baies. Un affreux pressentiment me dit que ces gens ont traversé l’Épouvantable, qu’ils ne sont plus de ce monde... Une insurmontable affliction m’accompagne à travers ces salles dont le luxe m’oppresse…
Je suis heureux que quelqu’un me réveille…
Évidemment, c’est Tamara... Quand le lait bout... Ne pensons pas au lait... Le pain quotidien ? Nous avons de la farine pour quelques jours… dissimulée en de sûres cachettes, crainte de perquisitions nocturnes... Il y a des tomates au verger, vertes encore, il est vrai, mais qui bientôt rougiront… Puis une dizaine de pieds de maïs, et le potiron commence à se nouer… Assez, ne songeons à rien !
Le corps courbaturé répugne à se lever. Pourtant il faut aller aux vallées fendre des « loups », de grosses racines de chêne. Toujours la même chose !...
Que fait donc Tamara près de la haie ?... Je perçois son reniflement, un fouettement de branches... Ah, j’y suis ! Elle broute les feuilles d’amandier ! Et tout à l’heure elle ira au portail, tâchera d’enfoncer le guichet pourtant étayé par un solide pieu... La semaine dernière, quand tout le monde dormait, elle l’a, d’une poussée, renversé sur l’étai, et fait sauter des gonds ; puis elle s’en est allée dévorer une bonne moitié du potager. Évidemment la faim... Il n’y a plus de foin chez les Verba, l’herbe est depuis, longtemps calcinée, il ne reste plus que des pierres et des charmes tout rongés. Tamara doit rôder jusqu’à la nuit noire, chercher pâture dans les profondes ravines, les fourrés impénétrables. Et elle rôde, rôde…
Il faut pourtant se lever. Quel quantième aujourd’hui ? Nous sommes au mois d’août. Mais qu’importent les jours, qu’importe le calendrier à un condamné à perpétuité ? Hier, à la petite ville voisine, les cloches carillonnaient... « La Transfiguration ! » me rappelai-je. Je cueillis un calville vert, l’apportai, le posai doucement sur la véranda. La Transfiguration !... Depuis lors la pomme demeure sur la véranda[1]. Ce jalon permet de compter les jours, les semaines...
Il faut commencer la journée, échapper aux pensées obsédantes, s’enliser dans les bagatelles quotidiennes afin de pouvoir, le cerveau vide, se dire : encore un jour de tué !
Tel un forçat à perpétuité, j’endosse paresseusement mes guenilles, chers habits d’autrefois, lacérés dans les fourrés : ne dois-je pas chaque jour, cognée en mains, grimper, dégringoler les pentes ? Il faut préparer du bois pour l’hiver ! Pourquoi ? je l’ignore. Pour tuer le temps. Je songeais autrefois à me faire Robinson, et me voici dans une plus triste situation que Robinson. Celui-là gardait au moins un espoir : l’apparition d’un point sur l’horizon ! Tandis que nous ne verrons jamais de point… jamais… Et cependant il faut faire provision de bois. Pendant les longues, nuits d’hiver, acagnardés près de notre pauvre poêle, nous contemplerons le feu. Des visions parfois surgissent du feu. Le passé apparaît, s’éteint… Le monceau de branchages a beaucoup augmenté toutes ces semaines. Il en faut encore, encore. Comme cet hiver les branches bien sèches sauteront gaiement sous le couperet ! Encore des journées entières de travail. Profitons du beau temps. Il fait encore chaud, on peut marcher pieds nus ou en sandales. Mais lorsque les pluies tomberont, que la rafale s’abattra du Tchatyrdag, la marche sera dure par les ravines.
J’endosse mes guenilles... Le fripier s’en moquera, les fourrera, dédaigneux, dans son sac. Que comprennent les brocanteurs ! Volontiers, pour en tirer quelques sous, ils vous arracheraient l’âme avec leur crochet. Ils sont prêts à fabriquer de la colle avec vos os, à condenser votre sang en « cubes » de bouillon... Voici venu le bon temps des fripiers, des regrattiers, des rénovateurs de la vie : ils ont beau jeu de la fouiller avec leurs crochets de fer !
Mes guenilles… Mes dernières années, mes derniers jours y ont marqué leur empreinte, mon regard y laisse flotter ses ultimes caresses... Elles n’iront pas aux fripiers. Elles se consumeront au soleil, pourriront sous la pluie, le vent, se lacéreront aux piquants des fourrés, des nids…
Il faut ouvrir les volets. Voyons, quelle matinée fait-il ?
Eh, quel temps peut-il faire en Crimée, au bord de la mer, au commencement d’août ? Bien entendu la matinée est luxuriante, ensoleillée, si aveuglante que les yeux ne peuvent supporter l’éclat de la mer.
Vous ouvrez la porte, et dans vos yeux clignotants, sur votre visage chiffonné, fané, se précipite la fraîcheur nocturne des vallées, des forêts alpestres, fraîcheur baignée de soleil, pénétrée de cette amertume spéciale à la Crimée qui, longtemps distillée aux gorges des forêts, dévale des prairies du Iaïla. Ce sont les derniers souffles du vent nocturne : bientôt la brise marine montera.
Radieux matin, salut !
La longue ravine en forme d’auge où s’étend notre vigne est encore plongée dans l’ombre, l’humidité, la fraîcheur ; mais en face, sur la pente argileuse, descend déjà une lueur d’un rouge rosâtre de cuivre neuf, tandis qu’au-dessous du vignoble un flamboiement vermeil illumine les faîtes des jeunes poiriers, qui, sous leur parure dorée, arborent de lourds pendentifs : de superbes « Marie-Louise ».
Je les cherche d’un regard anxieux… Elles sont toutes là. Encore une nuit de passée sans dommage. Je ne fais pas preuve d’avidité : n’est-ce pas notre pain qui mûrit, notre pain quotidien ?
Salut, vous aussi, montagnes !
Voici vers le rivage la colline de Kastel, forteresse dominant les vignobles à la renommée lointaine : le « Sauterne » doré, — sang clair de la montagne, l’épais « Bordeaux », — sang foncé de la montagne, qui fleure le maroquin, les pruneaux et le soleil de Crimée. Le Kastel protège du froid ses vignes, les réchauffe pendant la nuit. Un bonnet rose couvre maintenant sa cime, des forêts obscurcissent ses flancs.
Plus loin à droite se dresse, muraille abrupte de forteresse, la dénudée Kouchkaïa, montagne-enseigne. Rose le matin, bleue à la tombée de la nuit. Une main inconnue y trace des signes… Que de verstes nous en séparent et comme elle paraît proche ! On croit pouvoir la toucher de la main, n’avoir qu’à descendre dans la vallée, à remonter la pente couverte de jardins, de vignobles, de forêts. Une nuée de poussière signale la route invisible qui la sillonne : une automobile file sur Ialta.
Plus à droite encore émerge le bonnet à poils du Babougane. Doré le matin, il s’enveloppe d’ordinaire d’épaisses ténèbres. Lorsque le soleil y tremblote, on aperçoit le hérissement de ses pinèdes. C’est de là que vient la pluie, c’est par là que le soleil s’en va.
Il me semble, je ne sais pourquoi, que du Babougane enténébré la nuit descend en rampant…
Ne pense pas à la nuit, aux songes trompeurs qu’elle ramènera. Le matin dissipe les songes, dévoile la vérité : la voici nue à tes pieds. Accueille l’aurore d’une prière, elle découvre les lointains…
Ne contemple pas les lointains : ils sont aussi décevants que les songes. Ils attirent sans rien donner. L’or, le vert, l’azur s’y jouent. À quoi bon des contes quand la vérité, gît, nue, à tes pieds ?
Je sais que les vignobles aux pieds du Kastel ne donneront pas de raisin, que les maisonnettes blanches sont vides, que des vies humaines sont éparpillées sur les pentes boisées... Je sais que la terre s’est abreuvée de sang, que le vin sera âpre, ne procurera pas le joyeux oubli. De terribles choses se sont inscrites sur la muraille grise, visible au loin, de la Kouchkaïa. Un temps viendra où on les déchiffrera…
Je ne contemple plus les lointains. Je regarde le terrain vague de l’autre côté de la ravine, par delà mes jeunes amandiers.
Ce rocailleux lopin de terre s’apprêtait à vivre ; le voilà mort. Les plants de vigne ravagés par les vaches dressent leurs cornes noires. Les pluies d’hiver y creusent des fossés, y percent des chemins. De ci, de là des chardons desséchés, que bientôt ballottera le vent du nord. Un vieux poirier de Tatarie, creux et tortu, depuis des années fleurit et se dessèche, depuis des années laisse choir à l’entour ses fruits jaunes mielleux, depuis des années attend une relève qui n’arrive point. Il s’entête à attendre, fleurit, se dessèche. Les vautours se cachent dans son feuillage, les corbeaux aiment à se balancer sur ses branches pendant la tempête.
Et voici, taie sur l’œil, une estropiée : « Claire-Montagne », la villa au nom naguère encore flamboyant d’une institutrice d’Iékatérinoslav. Il y a longtemps que des voleurs l’ont pillée, aveuglée en brisant les vitres. Le plâtre s’effrite, l’armature apparaît. Cependant de vieux chiffons pendus naguère à sécher près de la cuisine ballottent encore au vent. Qu’est devenue la prévoyante ménagère ? De nauséabonds sumacs croissent, obstruent la véranda.
La villa est libre, sans maîtres : un paon y a établi ses pénates.
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LES OISEAUX
Un paon... Un paon vagabond, dont nul ne se soucie plus. Pour échapper aux chiens, il passe les nuits sur les balustres du balcon.
Le paon, naguère mien, n’est maintenant à personne, comme la villa. C’est maintenant le sort de beaucoup de chiens, — de beaucoup de gens aussi.
Je ne puis plus entretenir cet oiseau de luxe. Il l’a compris, s’est retiré dans le domaine abandonné. Nous sommes voisins. Il a résisté à l’hiver, s’ingénie, je ne sais trop comment, à vivre, arbore même une nouvelle queue, quelque peu différente, il est vrai, de l’ancienne. Il vient parfois me voir, s’arrête sous le cèdre, où jadis il sommeillait pendant les chaleurs, regarde, attend, interroge :
— Ne me donneras-tu rien ?
— Rien, hélas, mon pauvre paon.
Il hoche sa tête couronnée, fait parfois la roue :
— Rien ?
Il attend un moment, s’en va. Ou bien il saute sur le portail, tourne, sautille :
— Regarde comme je suis beau. Et tu ne me donneras rien ?
Dans un chatoiement de sa queue aux reflets vert-doré, il s’élance sur la route déserte. On l’entend jeter des appels par les ravins, — qui sait ? une paonne peut-être y répondra ! — Et le voici de nouveau errant autour de sa villa solitaire. À moins qu’il ne grimpe la côte, n’entre à « Mon Repos », chez les Pribytko : il est douteux qu’il y trouve pâture, car là aussi cela va mal. Ou plus haut encore chez les Verba : parfois les enfants lui donnent ici quelque chose en échange de plumes. Ou tout en haut sur la crête, chez le vieux médecin. Mais là cela va tout à fait mal.
Naguère encore le pauvre paon vivait à son aise, couchait sur le toit, passait ses journées sous le cèdre. On se préoccupait de lui trouver une compagne.
Maintenant il fait peine à voir.
…E-oou-aaaa !... Qu’exprime son cri désolé ? Plainte ? Nostalgie ?
Le matin l’a éveillé. Pour lui aussi la journée s’écoule dorénavant dans le travail. Il se lève, défripe ses ailes argentées, à ourlet rose-paille, redresse fièrement sa tête de jeune reine aux yeux noirs. Il considère le vieux poirier, se souvient que les poires ont été pillées. Eh bien, crie donc, crie que l’on t’a, toi aussi, volé ! Dans un flamboiement violet, il se promène, pensif, au soleil, le long du balcon, traîne sa queue soyeuse, s’accoutume au matin. Et soudain, avec la rapidité de l’éclair, il se précipite dans la vigne.
— Psts… Que fais-tu là, malheureux !...
Il se craint plus les cris, entortille aux ceps sa queue serpentine, béquète les grappes mûrissantes ! Hier nous en avons trouvé un grand nombre de dévorées. Hélas, tout le monde vent manger, et le soleil a depuis longtemps tout grillé. Il devient un effronté voleur, ce bel animal à la démarche royale. Il me pille sans vergogne, m’arrache mon pain car on peut se nourrir de raisin ! Je le chasse à coups de pierres : il comprend, plonge, éclair azuré, entre les ceps, rampe le long du talus rose, disparaît derrière sa villa, en lançant son cri désertique :
...E-oou… aaaaa !...
Oui, il a maintenant peine à vivre. Les chênes n’ont pas donné de glands cette année les ronces et les églantiers desséchés ne porteront pas non plus de fruits. Le paon creuse, creuse la terre sèche, picore les bulbes des aulx sauvages à la puante odeur.
Cet été il s’en allait au vallon ensemencé de froment par les Grecs. La dinde et les poules convoitaient aussi le froment, — grande richesse à l’heure actuelle, — mais les Grecs le gardaient jalousement, passaient la nuit au vallon, assis autour d’un feu, prêtant l’oreille aux bruits nocturnes. Le blé a beaucoup d’ennemis quand la famine menace !
Mes pauvres oiseaux ! Ils maigrissent, dépérissent, mais… ils nous rattachent au passé. Nous partagerons avec eux jusqu’au dernier grain.
Le soleil est déjà haut sur l’horizon, — il est temps de donner la volée à la famille poule. Pauvre dinde ! Privée de mâle, elle s’est entêtée à couver des œufs de poule refusant toute nourriture jusqu’à ce qu’elle les eût fait éclore. Puis elle a consacré tous ses soins à ces poussins étrangers, leur a enseigné à lever un œil vers le ciel, à marcher d’un air grave en tendant les pattes, et même à traverser en volant la ravine. Grâce à elle une agréable préoccupation nous aide à tuer le temps.
À pointe d’aube, je donne à la dinde étique la clef des champs. Elle demeure longtemps indécise, me regarde d’un œil rond, de l’autre : que ne me nourris-tu ? Et ses tendres poulettes volettent sur mes mains, s’agrippent à mes haillons, m’implorent des yeux, cherchent à me béqueter les lèvres. Naguère grassouillettes, elles fondent de jour en jour, deviennent légères comme leurs plumes. Pourquoi les ai-je fait naître ? Pour tromper le vide de la vie, la remplir de chants d’oiseaux ?
— Pardonnez-moi, petites. Allons, conduis-les là-bas, mère dinde !
Elle sait s’y prendre. Elle-même a découvert le val au froment et comprend que les Grecs l’en chassent. À travers charmes et yeuses elle mène à l’aurore sa couvée à la pâture, s’insinue jusqu’au bout du champ là où le blé confine aux buissons. Poulettes à sa suite, elle s’enfonce au beau milieu, et le festin commence. De son bec solide elle arrache les épis, décortique les grains. Toute la journée elle résiste à la soif, et seulement à la tombée de la nuit elle ramène la bande au logis. À boire ! À boire ! Elles boivent longtemps, longtemps, comme si elles pompaient de l’eau, et je dois les réintégrer au bercail : elles ne voient déjà plus rien.
J’ai bien quelques remords, mais n’ose pourtant retenir la dinde : ni elle, ni moi ne sommes responsables de la vie actuelle. Continue d’aller à la maraude, bonne dinde !
Le paon a lui aussi appris le chemin du val. Mais au frétillement de sa queue, les Grecs le découvrent, chassent les pillards, s’assemblent devant mon portail :
— Pourquoi lâches-tu tes poules ? Tue-les tout de suite !
Leurs visages émaciés, à nez busqué, sont haineux, leurs dents affamées, d’un blanc sinistre. Ils sont capables de vous assassiner : tout est maintenant possible.
— Tue-les tout de suite ! Égorge de tes mains les maudites voleuses !
Minutes poignantes : je ne me sens pas le courage de tuer, et ces gens ont raison : élever des poules à pareil moment !
— Je ne les laisserai plus sortir, mes amis. Elles n’ont béqueté que quelques malheureux grains.
— Est-ce toi qui les a semés ?... Tu nous arraches le pain de la bouche !... Tu mérites qu’on te coupe la tête ! Nous mourrons tous de faim !
Ils braillent encore longtemps, frappent le portail de leurs bâtons, vont bientôt l’enfoncer. Ils poussent des hurlements furieux, tendent les veines de leurs cous en sueur, roulent des yeux étincelants, exhalent une puanteur d’ail :
— Tue-les ! Il n’y a plus de juges... nous nous ferons justice nous-mêmes !…
Je discerne dans leurs cris le rugissement de la vie bestiale, de l’antique vie cavernaire qu’ont connue autrefois ces montagnes, et que voici revenue. Ils ont peur. L’épouvante grandit de jour en jour, — et maintenant une poignée de froment vaut davantage qu’un homme…
Depuis longtemps les Grecs ont moissonné, ensaché, emmené leur blé à la ville. Après leur départ, le champ fourmilla d’une vie insolite. Des milliers de pigeons, dissimulés Dieu sait où jusqu’alors, s’abattaient sur les chaumes, en quête des grains tombés ; des enfants s’y traînaient des journées entières, glanant les épis oubliés. Le paon, la dinde, les poulettes y trouvaient aussi leur pitance mais les enfants les chassèrent. Il ne reste plus maintenant le moindre grain, — et le silence plane sur le val.
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LE DÉSERT
Mais que devient Tamara ?
Elle a déjà rongé les amandiers, brouté les branches qui pendaient, désolées, par-dessus la clôture, et que maintenant le soleil achève de dessécher.
Le portail gémit. À coups de cornes Tamara essaie d’enfoncer le guichet. Elle a réussi à glisser à travers une fente sa corne pointue. Le potager, où le vert maïs déborde de sève, l’attire. La fente s’élargit, le mufle rose moite passe au travers, bave, renifle avidement.
— Eh là ! Arrière !
Elle rentre les bajoues, le museau, s’immobilise devant le guichet. Où pourrait-elle bien aller ? C’est partout le désert.
Le voici notre misérable potager ! Pourtant que de forces ai-je dépensées dans ce schiste aride ! J’en ai extrait des milliers de cailloux, j’y ai apporté des vallées de la bonne terre à pleins sacs, me déchirant aux fourrés, me meurtrissant les pieds aux pierres...
Pourquoi toute cette peine ? Pour tuer mes pensées.
Arrivé au haut de la côte, je croise les mains : la mer ! À travers des gouttes de sueur, à travers des larmes, je contemple les lointains bleus... Et là, derrière ces noirs cyprès, cette humble maison basse à toit rouge... est-ce possible que je l’habite ? Pas une âme au jardin et tout à l’entour est désert : jamais un seul passant ! Gros comme un pigeon, le paon vague dans cette solitude, sonde du bec les pierres. Les soirs de printemps, un merle chante à ravir sur un sorbier stérile. Après avoir lancé ses notes vers les montagnes, il se tourne vers la mer. Il chante à la mer, à nous, à mes amandiers en fleur, à notre maison. Notre maisonnette solitaire !... On en voit d’ici les avaries : les pluies ont ravagé le mur de derrière ; les pierres saillent sous la terre glaise ; je devrai la réparer avant les averses automnales. La saison pluvieuse approche. N’y songeons point. Habituons-nous à ne plus penser ! Il me faut piocher le schiste, traîner des sacs de terre, émietter mes pensées.
La tempête a déchiré la tôle du toit, il a fallu l’assujettir avec des pierres. Un couvreur serait le bienvenu, mais il n’y en a sans doute plus. Si, le vieux Koulèche est encore là : son maillet retentit dans le ravin ; avec de la vieille fonte il fabrique pour mon voisin des poêles que celui-ci ira échanger dans la steppe contre du blé, des pommes de terre… Il fait bon avoir de la ferraille.
Fouetté par la brise marine, je m’absorbe en ma contemplation : quelle merveille !
En bas, tout en bas, la petite ville blanche avec sa tour génoise, canon noir pointé obliquement vers le ciel. Accostée au quai-joujou, tabouret pour les pieds de la ville, une barque solitaire fait l’effet d’une coque de noix. Par derrière, le chauve Tchatyrdag bleuit au lointain… Plus haut encore, par delà le col, émerge le toupet du Démerdji, dont les aigles hantent les gorges… Plus loin, dans une brume ensoleillée, la chaîne dénudée, lumineuse des monts Soudak...
Vue d’ici la ville est charmante avec ses jardins, ses cyprès, ses vignobles, ses hauts peupliers. Charme trompeur ! Toutes ses vitres rient aux soleils. Ses blanches maisons, modestes, avenantes, décèlent une vie paisible. Et la maison de Dieu à la blancheur de neige étend sur ses humbles ouailles l’ombre protectrice de la croix. On croit entendre la cloche lancer au ciel la prière vespérale : « Lumière joyeuse de la sainte gloire... »
Je connais cette duperie des lointains. Approchons-nous plus près, la vérité apparaîtra... C’est le soleil qui rit, le soleil seul. Il rit même dans les yeux morts. Cette bienfaisante paix n’est en réalité que le mortel silence du cimetière. Sous chaque toit règne une seule et unique pensée : du pain !
Le presbytère n’est plus la maison du pasteur, mais une infecte geôle... Sur le seuil, au lieu du sacriste, un gaillard à face bestiale, l’étoile rouge à la casquette, monte la garde et braille :
— Eh là !... Au large !...
Sur sa baïonnette aussi le soleil rit. De cette hauteur la vue porte loin. Voici, par delà la ville, le cimetière. Une chapelle transparente, toute en vitraux, resplendit. Impossible d’apercevoir l’intérieur, le soleil flamboie sur les verrières.
Trompeur, le charme des jardins ; trompeur, celui des vignobles ! Abandonnés les jardins, dévastés les vignobles, dépeuplées les villas. Leurs propriétaires ont fui, ont été massacrés, anéantis, et le nouveau maître, désorienté, après avoir brisé les vitres, arraché les solives, vidé les caves, nagé dans le sang et le vin, cuve maintenant son ivresse, assis au bord de la mer, l’air morne, les yeux fixés sur les galets. Les montagnes le contemplent…
J’aperçois leur secret sourire, — le sourire de la pierre.
Aux flancs du Démerdji grisaille un éboulis, jadis village tatare. Des siècles entiers la montagne contempla cette tanière humaine. Puis un beau jour elle montra son sourire, lança l’avalanche. Que règne le silence de la pierre ! Le voici déjà venir…
Eh bien, Tamara ? Toi aussi as déjà la corde au cou… Mais tu ne veux pas te résigner : tu t’entêtes à frapper du sabot, à ébranler le portail ! Tu as beaucoup maigri, pauvrette…
De ses yeux vitreux où se reflète le bleu du ciel et de la mer, elle regarde stupidement ma main levée. Où pourrait-elle bien aller ? Les flancs sont creux, les côtes saillent sur le bassin, les taons et les mouches sanguinaires ont rongé l’échine amenuisée… La sanie coule des blessures : les vers germent déjà à la chaleur des plaies. Le pis s’est réduit, assombri, les tétins, racornis, recroquevillés : les doigts de la ménagère n’en pourront rien tirer.
— Eh bien, file… je n’ai rien à te donner !...
Elle ne me croit pas. Connaissant la grande puissance de l’homme, elle n’arrive pas à comprendre pourquoi son maître ne la nourrit point.
Moi non plus, Tamara, je ne comprends pas... Je ne comprends pas pourquoi ni au profit de qui tout a été changé en désert, inondé de sang ! Pourtant, tu t’en souviens, naguère encore chacun était à même de te tendre un morceau de pain odorant frotté de sel, chacun prenait plaisir à tapoter tes chaudes bajoues, à contempler tes lourdes mamelles. Qui donc les a taries ? Chaque printemps tu mettais bas, et maintenant te voilà stérile, aucune marque nouvelle ne s’inscrit plus sur tes cornes.
Dans ses yeux vitreux, je discerne des larmes muettes. Sa bave avide tombe sur les ronces qu’elle broutait. Elle abandonne le guichet, détourne difficilement ses yeux du maïs, les fixe sur la mer, la mer bleue et déserte. Elle la connaît bien : bleue et déserte. De l’eau, des pierres.
Moi aussi je regarde la mer. Regarde à ton aise, dans toutes les directions.
En face : l’invisible Asie, Trébizonde. Kémal-Pacha y lutte contre tous les peuples de la terre ; il a battu, dit-on, les Grecs, les Français, les Anglais, les Italiens, les a tous noyés dans la glorieuse mer turque.
Les Tatares apeurés chuchotent entre eux :
— Tsé, tsé, tsé… Kémal-Pacha ! Venir Crimée... tirer mitrailleuses, chasser balchiviks ! Nous aurons du pain, tchourek-tchébourek, du mouton… Grand homme, Kémal-Pacha !
À droite : le lointain Bosphore, Stamboul la Grande. Pain, sucre, fromage, café, moutons y foisonnent…
À gauche, dans la brume matinale, la terre natale, arrosée de sang sacré.
Pas une fumée sur l’étendue bleue, qu’argentent, de-ci de-là, les courants…
C’est ici une mer morte : les alertes vapeurs ne l’aiment point. Ils ne trouveraient ni blé, ni tabac, ni vin, ni laine à charger... Tout est mangé, bu, dévasté, — tout. Mais le soleil peint toujours ses tableaux !
La plage violette avait pris des tons roses, qui maintenant pâlissent. Elle rutilera sous l’ardeur du soleil, bleuira de froid à la tombée de la nuit. Mais voici la mer qui moutonne, chatoie. Et pas une âme sur les galets, pas une tache vivante. Disparue l’animation d’autrefois !
Plus de Tatare bronzé, sa lourde hotte aux hanches, — poires, pêches, raisins ! Plus d’Arménien de Koutais, Oriental criard et fripon, offrant, à la joie des femmes, des étoffes et ceintures caucasiennes, des voiles aux couleurs passées ; plus d’Italien porteur d’éventaire « obomarché » ; plus de photographe, visage en sueur, pieds poussiéreux, vous prenant « avec le sourire » sur un rocher, se couvrant crânement d’un chiffon de drap noir, vous jetant un nonchalant « merci » ! Disparues aussi les pierres de l’Oural, évanouis les craquelins à un kopek, les coquillages ornés d’une vue de Ialta à l’encre de Chine, les guides tatares aux pantalons de cheval à raies bleues, aux moustaches cirées, au stick planté dans la botte vernie, à l’odeur d’ail et de poivre. Plus de phaétons aux coussins de velours ponceau, aux blancs tendelets gonflés par la course rapide, aux grelots d’argent, aux languettes de clinquant, aux chevaux parés de roses en laine le long de la crinière, passant avec une molle élégance devant les villas qui s’éveillent parmi les glycines et les mimosas, les magnolias, les roses et la vigne, parmi la fraîcheur parfumée du matin et la bruine d’un savant arrosage. Plus de Turcs musculeux, à larges pantalons bleus, pilonnant en cadence de nouvelles plantations, dormant à partir de midi, couchés à terre près d’une pierre. Plus d’ombrelles sur la grève, fleurs ardentes de midi, plus de bronze humain bruni par le soleil, plus de vieillard tatare, sec, un bandeau blanc autour de sa tête couleur chocolat, hochant, à genoux, la tête vers la Mecque.
Les aurais-tu dévorés, ô mer ? Elle se tait, s’ébat.
Qui pourrait maintenant vendre, acheter, excursionner, se baigner, rouler paresseusement un fin tabac doré ?... Tout a disparu : sous terre, — ou, là-bas, outremer.
De leurs yeux crevés les villas regardent la plage vide. Des files de cormorans rasent la mer.
Sur le chemin qui longe la côte, un unique spectacle s’offre aux yeux.
Une bonne femme sordide, abrutie par le malheur, boitille, pieds nus, visage tendu, stupide, portant dans une natte déchirée une bouteille vide et trois patates. Et ils prétendaient qu’on aurait de tout en abondance !...
Derrière son âne chargé de bois, un Tatare d’âge mûr s’avance, morne, déguenillé, coiffé d’un bonnet roux ; il hoche la tête devant une villa aveuglée, la grille arrachée, une carcasse de cheval près d’un cyprès abattu :
— Tsé, tsé, tsé... ah, les maudits diables !...
Il fut un temps où il apportait ici suivant les saisons des coqs, des guignes, du raisin, des poires ! Et maintenant on n’a même plus de quoi acheter du sel.
Ou encore, sur un cheval poussif, un garde rouge éméché, sans patrie, sans foyer, une étoile rouge fripée sur sa haute casquette de drap à oreilles, un barillet devant la panse, apporte d’une cave éloignée pas encore tout à fait vidée la joie de l’ivresse à ses chefs.
Voilà donc ce qu’est le désert !
Le soleil rit, les montagnes jouent avec les ombres. Tout leur est indifférent : vivant corps rose ou cadavre bleui aux orbites vides, vin ou sang… Et aussi à ce cavalier stellifère. Il s’arrête devant la villa en ruine, écarquille ses yeux ensommeillés : pas possible, une vitre encore intacte ! Aussitôt il braque dessus sa carabine.
— Ah, ah ! Nom de…
Et encore une fois il vise…
Où pourra bien aller la pauvre Tamara ?
Elle allonge le museau, meugle vers la mer. La mer bleue et déserte... elle meugle, meugle encore… Puis elle s’engage dans le sentier qui mène à la ravine, hésite à happer une grasse tige d’euphorbe... Mais elle s’ébroue, s’éloigne ; son flair de bovidé l’a préservée d’une atroce douleur : l’euphorbe fait suinter le sang au pis.
Allons, que faire aujourd’hui ? La même chose qu’hier : cueillir de jeunes feuilles de vigne, les hacher menu, pour la soupe. Il serait bon d’y ajouter de l’ail, qui, paraît-il, donne de l’énergie, mais nous n’en avons plus. Puis... il faut encore des feuilles, pour duper les seuls êtres vivants qui nous restent, qui nous relient au passé, nos oiseaux domestiques. Laissons-les aller : peut-être dénicheront-ils un criquet. Ils traîneront jusqu’à l’automne. Après ?... N’y pensons pas. Qu’ils continuent seulement à se montrer peu farouches ! Sensibles aux caresses, ils somnolent sur nos genoux, s’élancent bruyamment des ravines, lorsqu’ils entendent le tintement trompeur d’une boîte en fer-blanc, — ne serait-ce pas du grain ? — et conversent même avec nous. Je comprends Robinson.
Ainsi donc la journée commence.
★
DANS LA RAVINE AUX RAISINS
La Ravine au Raisin... Est-ce un ravin ? une fosse ? Non, c’est désormais mon temple, mon cabinet de travail, et mon garde-manger. C’est ici que je viens songer. C’est ici que je trouve mon pain quotidien. Je possède ici des fleurs : un buisson de gueules de lion, d’un cramoisi doré, couvert d’abeilles. C’est tout. Une énorme fenêtre : la mer. Et le raisin mûrit.
Mon temple ?... Non, je n’ai plus de temple.
Je n’ai point de dieu : le ciel bleu est vide. Mais les murailles schisteuses me protègent : elles me cachent le désert. Des « natures-mortes » y vivent : pommes, poires, raisin…
En descendant la pente schisteuse qui s’effrite sous mes pieds, j’inspecte mes réserves. Les abeilles ont fortement compromis la récolte des pommes. Elles accouraient par milliers vers les pommiers en fleurs, se jetaient dans les blanches corolles, rongeaient les étamines dorées. Vers midi, elles s’assoupissaient et je les recueillais toutes endormies. Le pêcher, retourné à l’état sauvage, porte de minuscules fruits pétrifiés ; sur le guignier, béqueté par les merles, pendent des noyaux desséchés ; le cognassier est stérile, les églantiers, les ronces envahissent tout.
Et le jeune noyer, qui, l’an dernier, pour la première fois, nous donna trois noix, — une pour chacun de nous ! Merci de ta gentillesse, cher petit. Nous ne sommes plus que deux… et cette année, plus généreux, tu nous offres dix-sept noix. Assis sous ton ombre, je m’en vais rêver…
Es-tu toujours vivant, bel arbre ? Toujours debout dans le vignoble désert, épanouis-tu encore parmi le printemps ta radieuse verdure à l’ombre transparente ?... Eh quoi ! Tu n’existes plus ? On t’a abattu, tué comme toute chose vivante…
Il fait bon s’asseoir ici dans la paix matinale, oublier tout parmi les ceps qui grimpent en liberté le long de la ravine vers les vieux amandiers où sautillent des geais bleus. Une des pentes de cette paisible combe est encore plongée dans l’ombre, tandis que sur l’autre, baignée de soleil, les jeunes poiriers semblent parés de perles d’or.
Si l’on regarde en arrière, on aperçoit la fenêtre bleue, la mer ! La gorge finit en pente abrupte, et dans l’étroite couverture la mer vous tend sa coupe bleue : buvez-la des yeux.
Il fait bon rester ici sans songer…
Le paon lance son cri désolé :
E-ou-a-aaaaa... !
Impossible de ne pas songer : les portes sont grandes ouvertes sur le désert qui crie. La vache meugle du fond de ses entrailles, des coups de fusil résonnent dans les montagnes. Au-dessus de ma tête une voix d’enfant implore en traînant les mots :
— Un peu de pain... Un tout petit peu... gros comme un bouton…
Je perçois le heurt d’un tuyau de samovar. Ces sons parviennent de chez nos voisins, la maisonnette un peu plus bas que la nôtre.
— Ah, Vova, ne t’ai-je pas dit !...
Cette fois, c’est une voix faible, fatiguée, celle d’une vieille dame prise, elle aussi, au piège. Elle a adopté les enfants de sa bonne : Lola et Vova[2]. Ils sont aux abois.
— Un petit morceau de lard.
— Je t’ai déjà dit. Attends, nous allons faire bouillir des pétales, nous prendrons une infusion de roses.
— Je veux du lard.
— Ah, tu m’agaces !... Lola, emmène-le…
J’entends un piétinement cadencé et la voix fine, essoufflée de Lola :
— Du lard... attends un peu... Je vais t’en donner du lard… Veux-tu que je te frotte les areilles ?...
— Lola, laisse-le... Et puis il ne faut pas dire areilles, mais oreilles... Et comme tu t’exprimes grossièrement !... Et moi qui voulais t’apprendre le français !...
Le français !... Apprendre le français quand la mort menace !... Non, elle a raison, la bonne vieille dame : il faut apprendre le français et la géographie, et se laver tous les jours, nettoyer les boutons de porte, battre les tapis. Résister, ne pas se laisser aller… Allons, quels sont les plus grands fleuves ? le Nil, l’Amazone… Et les plus grandes villes ? Londres, New-York, Paris…
Paris... Chose étrange, quand, de bon matin, assis dans ma ravine, j’entends le heurt du samovar, j’évoque Paris où je ne suis jamais allé... Dans ce trou songer à Paris ! Paris, c’est sans doute une ville d’un autre monde... Mais existe-t-il, ce Paris ? Ne serait-il pas, lui aussi, disparu ?...
Voici pourquoi j’évoque Paris : ma voisine nous a parfois raconté qu’elle a vécu à l’étranger, étudié à Berlin, à Paris... À Paris, si loin d’ici. Elle qui maintenant, malade, abattue, rôde en fichu tricoté, se tâte sans cesse la tête, mâchonne des graines… Elle a vu Paris, s’est promenée au Bois, a contemplé Notre-Dame et la Vénus de Milo !... Pourquoi donc est-elle ici, sur la crête de la ravine ? Elle s’épuise à élever des enfants étrangers, vend ses dernières jupes et ses dernières cuillères, les échange contre du sel et de l’orge fermentés ! Elle craint qu’on ne lui prenne je ne sais quel tapis... Elle tremble toutes les nuits qu’on vienne lui arracher ce tapis et ce fichu, cette dernière demi-livre de sel. Est-ce possible ?
Paris ?... Le Bois de Boulogne, les promenades d’avant-dîner décrites par Maupassant ? La Tour Eiffel, énorme masse de fer transparente ? Sans doute bruit-il encore, et dans ses rues étincelantes de mille feux des gens se promènent libres et joyeux !... Paris… Cependant ici on tend des pièges aux chats, on enlève aux gens leur sel, on les colle aux murs, on les laisse pourrir ou on les fusille dans des sous-sols, on entoure les maisons de barbelé, on organise des « abattoirs humains » ! Dans quel monde cela se passe-t-il ? Paris !... Mais ici les hommes mangent leurs enfants et les animaux conçoivent l’horreur !...
Dans quel monde cela se passe-t-il ? Tout simplement en ce bas-monde ! Il n’y a plus de Paris, ni de Londres ! Paris est disparu, tout est disparu ! Voilà du travail pour les opérateurs de cinémas, un film long de millions de mètres ! Grandes villes des grands hommes, existez-vous encore ? Contemplez-vous nos films ? Nos films sanglants sont assez nombreux pour contenter la curiosité de centaines de grandes villes, de millions de badauds en smokings ou en jaquettes, en vestons ou en blouses… et aussi parés de zibelines et de diamants volés ! Regarde, Europe ! Des navires t’amènent des marchandises d’un autre monde ; des crânes façonnés en coupes pour égayer les festins ; des ossements humains, porte-bonheur pour les joueurs ; des portefeuilles en « cuir de Russie », œuvre des artisans du Nord ; du crin « russe », apte à rembourrer de confortables fauteuils de députés ; des croix et des ciboires pour en ouvrer des porte-cigares ; des reliquaires, pour en battre monnaie. Allons, Europe, fais des emplettes à bon compte : la foire ivre, la foire sanguinaire bat son plein !...
Mais l’Europe existe-t-elle encore ? De mon ravin je ne vois rien. Que deviennent les « droits de l’homme » ? Tous les feuillets des grands livres sont-ils intacts ?...
Oh, Paris !... Du fond de ce trou, ce lointain Paris me semble une ville de conte, une ville d’un autre monde comme mes rêves. Là-bas la pierre ne rit pas : elle s’aligne, domptée. Paris ! Des feux bleus y brillent, éclairant des gens d’un autre monde. Des buccins d’or y sonnent des marches triomphales, un monstre d’acier diaphane interroge tous les coins de la terre, épie toutes les voix humaines. Entend-il cette voix des campagnes désertes, ce frémissement des souterrains ?... Ce sont les soupirs de ceux qui naguère ont contribué à te sauver, transparente Tour Eiffel !
Il n’entend pas. Les trompettes d’or résonnent…
— Du pain. Du pain.
Et quelque part d’énormes boulangeries sont ouvertes, des pains restent jusqu’au soir exposés à leurs vitrines…
— Mon Dieu, je n’en puis plus... Lola, emmène Vova. Donne-lui une poire à grignoter… Quand ce supplice finira-t-il ?
Finir ? Mais il ne fait que commencer. Hier, le Manchot, le serrurier de la Ravine Sèche, a mangé la petite chienne rousse des Mintz… et la semaine dernière j’ai vu moi-même sa femme cuire des galettes. Nous avons encore des amandes... Et ma voisine possède encore, je crois, un tapis et un collier extraordinaire, un collier de perles en cristal de Paris ! Elle se demande quand ce supplice finira ! C’est le soleil qui nous dupe, qui nous réchauffe l’âme. Il nous fait croire que nous connaîtrons encore de superbes jours de fête : la saison des vendanges approche, les grappes joyeuses déborderont des corbeilles, les feux de l’automne scintilleront sur les vignes… La mer sera toujours bleue, sillonnée de rubans d’argent.
Le soleil aime à rire !... Bientôt les vents se déchaîneront du Tchatyrdag, des nuages gros de neige couvriront la Montagne-Tente, les pluies se précipiteront du noir Babougane, — alors !...
Et maintenant… des rubis aux teintes chaudes, tendres, brillent sur les ceps : le « tchaouch » doré, le rose chasselas, le muscat parfumé, noir comme du cassis… Voilà du pain sucré pour toute une semaine !…
Je parcours les sentes, choisis des feuilles pour la soupe, inspecte les grappes. Cette nuit des chiens sont venus, ont donné de-ci de-là des coups de dents. Les chiens ? Non, ils festoient toute la nuit, dévorent dans une autre ravine une charogne de cheval : j’ai entendu monter de là-bas leurs hurlements. Ce sont, bien sûr, les poules et le paon qui, de jour en jour, épuisent mes réserves.
Il y a peu de raisin, mais il m’agrée d’autant plus que c’est mon œuvre. Au printemps, j’ai déchaussé chaque pied, coupé les sarments, enfoncé les échalas dans le schiste pour y accoler les ceps. Alors… — comme il y a longtemps de cela ! — assis près de cet échalas tortu, je contemplais à travers la fissure de la gorge la coupe bleue, flamboyante, de la mer. Dieu l’a créée pour que nous la buvions des yeux. Et je la buvais à travers mes larmes.
★
LE PAIN QUOTIDIEN
Je ramène de la ravine une brassée de feuilles de vigne.
Notre pain quotidien !
— Bonjour !
Ah, une petite voix bien connue ! Derrière un cyprès Lola, gamine de huit ans, pieds nus, me regarde d’un œil. Depuis le printemps elle est uniformément habillée d’une jupe rouge et d’une blouse blanche. Bien que toujours au soleil, elle est pâle, frêle, diaphane. Ses yeux clairs, intelligents — des yeux russes — lancent des flèches. Une de ces flèches tombe du côté du Babougane :
— Regardez, une autonobile qui file sur Ialta ! Hier il en est passé trois ! On fait la chasse aux « verts ».
— Tu sais toujours tout ! Et qui sont ces « verts » ?
— Ceux qui ne se rendent pas… qui se cachent dans les forêts.
Un nuage court sur les collines boisées, une trépidation cadencée révèle une automobile invisible.
Les flèches tombent maintenant sur la vigne :
— Regardez, le paon a de nouveau visité la vigne, il y a laissé une plume. Et tantôt Tamara a brouté les amandiers !...
— Eh bien, cela fera du lait d’amandes.
Lola rit d’un rire plus faible qu’autrefois. Mais ses yeux ne rient pas, ils scrutent les lointains. Et ses yeux sont bleu-clair, comme les lointains.
— On a volé hier la vache des Mintz, reprend-elle timide.
— Je sais. Et le Manchot a mangé leur chienne rousse.
— Celle qui venait toujours vous voir, la queue en panache... Un Polonais, ça mange de tout. Il a aussi attrapé leur chat, parole d’honneur, s’empresse d’ajouter Lola. — Il a fabriqué une cage avec un poids... la nuit il y suspend un morceau de charogne de cheval... et voilà tout. Il n’est pas pour rien serrurier… Je me moque de la famine, qu’il dit, je me nourrirai de chats. C’est bon, les chats ?
— On prétend que ça n’est pas mauvais. Et toi, as-tu mangé aujourd’hui ?
— Nous avons mangé... profère Lola, les yeux fixés sur la ravine.
— La niania va venir... reprend-elle en rougissant, tandis que son pied roule une pomme de cyprès. Attendez que je vous aide... En voilà des feuilles !
Elle n’avouera jamais qu’ils n’ont pas mangé, que la bonne est allée vendre le tapis.
— La Pêcheuse n’a pas pu résister : elle a dû vendre sa vache Mania. Leur famille est si nombreuse…
Elle parle comme une grande personne sur un ton toujours sérieux. Sa petite tête curieuse sait tout ce qui se passe aux alentours, en ville, sur mer.
— Quoi de nouveau encore ?
Debout sur le seuil de la cuisine, elle frotte, confuse, un pied contre l’autre, me regarde émietter les feuilles.
— Votre dinde est allée hier chez le docteur, elle a cassé une tasse dans la cuisine !...
Lola louche de mon côté et, voyant que je me tais, aborde un sujet plus intéressant :
— Et quel malheur est arrivé aux Verba !
— Un malheur ?
Elle rougit, ses yeux brillent : la voilà contente. D’un geste cher à sa mère et niania, elle croise les bras sur la poitrine, et commence d’une voix dolente :
— Cette nuit on leur a volé une oie !
— Pas possible ?
— Mais si… et elle n’a pas même poussé un cri. Tenez, regardez, il n’y en a plus qu’une à se promener.
De la cuisine on aperçoit tout le mamelon des Verba, sur lequel, en effet, une oie solitaire vague, suivie du paon qui fouille la terre.
— Ce doit être le père André… chuchote-t-elle en portant ses regards de l’autre côté de la ravine : par delà le domaine du paon une excroissance de terrain empêche d’apercevoir la villa « Mon Repos ». — Oui, cela ne peut être que lui. Le vilain moujik ! Toute la nuit nous avons perçu une odeur d’oie rôtie, apportée par le vent qui soufflait du Boubougane... Cela sentait le lard, la graisse… On ne pouvait plus respirer !
Devinant la bouche de Lola pleine de salive, je m’empresse de détourner son attention :
— Il paraît qu’hier, l’institutrice a attrapé les petits Verba ? Que s’est-il donc passé ?
— Bien sûr, bien sûr, confirme Lola, qui s’anime et de nouveau croise les bras. — Mme Pribytko, l’institutrice, s’en revenait de la ville par la vigne des Amidov à la nuit tombante. Elle voit mal, elle porte un pince-nez... Elle crut d’abord que c’étaient des chiens… Et comme la scie grinçait !... En approchant elle aperçut ces polissons de Verba en train de scier un poirier... un beau poirier avec des poires comme cela ! Maintenant, n’est-ce pas, toutes les clôtures sont brisées, chacun se promène où bon lui plaît… Alors elle les a attrapés. « Qu’est-ce que vous faites là ? A-t-on jamais vu scier les arbres fruitiers ? » Ils ont pris les jambes à leur cou. Ah ! elle leur en a donné ! A-t-on idée aussi de scier les arbres fruitiers ? Il faut tant de soin pour les faire pousser…
— Écoute, ma petite gazelle... prends cette galette... partage-la avec Volodia.
Elle recule, cramoisie, sans pouvoir détourner les yeux de la galette. Elle esquisse même un geste d’effroi :
— Mais non, mais non, je n’ai besoin de rien… Nous avons tout ce qu’il nous faut…
Je dois la retenir par l’épaule, la forcer à prendre la galette.
— Mais pourquoi, pourquoi ? Vous-même en avez besoin... Allons, merci, merci, grand mer… merci...
Elle s’engoue, honteuse, et recule vers les cyprès en dévorant des yeux la galette.
D’abord elle se retient, s’en va lentement, puis tout à coup prend sa course.
Sa jupe rouge scintille entre les cyprès, ses pieds nus brunis par le hâle brillent près du précipice, sa voix étouffée appelle : « Volodia, Volodia ! » Volodia, blondin de cinq ans, va tout de suite apparaître à la lisière de mon domaine, derrière la haie ; il viendra me remercier. La vieille dame, qui a habité Paris, leur enseigne la politesse. En effet le voici qui surgit de sous ses chêneaux : affublé d’une blouse-blanche à pièces bariolées et d’un pantalon mi-parti blanc (le sien) et brun (vestige d’une robe de la dame), il crie d’une voix sonore :
— Merci, merci, grand mer... ci !...
Il y a encore heureusement des voix d’enfants, de la tendresse. Heureusement, car les gens commencent à s’exprimer d’un ton rageur, à ne plus se regarder franchement dans les yeux. D’aucuns même mugissent…
Je donne la clef des champs à la dinde et aux poules. Aujourd’hui et jusqu’à… disons jusqu’à demain, ce seront les témoins, les confidents de notre trépas. Nous leur confions tout et comme elles savent nous écouter !
Avec un crochet de fil de fer, je retire par l’ouverture supérieure le support intérieur de la porte, ingénieuse fermeture du temps de famine.
Aussitôt, dans un gloussement vengeur du silence nocturne, les volailles s’échappent du poulailler, se précipitent sur moi.
— Vous êtes encore en vie, mes braves petites ! Bonjour, bonjour !
Elles se pressent entre mes jambes, ne me laissent pas faire un pas, inspectent mon visage et mes mains. Du grain ! Du grain ! Elles courent après moi, sans faire attention où elles posent la patte, trébuchent, sautillent comme de petits chiens, tournent le cou, s’inquiètent : leur donnera-t-on à manger ? La dinde s’avance, grêle, étique : une bouteille qui aurait des pattes.
Infortunés volatiles ! Te voilà toute épuisée, ma pauvre « Torpille » : tes yeux se font vitreux. Et toi, « la Perle », tu n’es pas gaie. Et toi, « la Gloutonne », tu te souviens de la tête de mulet que tu as rapportée hier déjà toute rongée de la ravine et tu t’acharnes à nouveau après elle ! Saute sur mes bras, petite, parle-moi à l’oreille… Ah, ah, tu fouilles ma poche, naguère remplie de grain... Il y avait aussi une montre... Attends, j’ai mis de côté pour toi deux... dix, douze grains ! C’est tout, pourquoi t’obstiner à béqueter ma main vide ?... Que vous dirai-je de neuf ? Ah, oui, votre tour pourrait bien être arrivé. Dans la vallée habitent des gaillards qui aiment manger et font grand cas des poules ! Pourvu qu’il ne leur prenne pas fantaisie de venir vous chercher ! Cinq poules, passe ! Davantage constitue un « superflu », sujet à réquisition. Allons, écartons ces pensées.
Je leur donne des feuilles bouillies. Elles se les arrachent, s’écrasent, gonflent le jabot. Elles sont longtemps à picorer dans les mangeoires vides. Et les vautours surveillent déjà les ravins.
Je regarde, j’agite des pensées, des souvenirs, je tâche de comprendre… Est-ce un cauchemar ? Aurai-je été fait prisonnier par des sauvages ?... Ils peuvent tout ! Impossible de comprendre. Ils peuvent tout et je ne puis rien ! Ils peuvent tout me prendre, me jeter dans un cul de basse-fosse, me tuer ! Ils m’ont déjà tué ! Je ne comprends pas. Aurai-je perdu la faculté de penser ?... À quoi bon penser quand je suis réduit à la même mangeoire que mes poules ?
J’entends un signal, lancé par la voix perçante de Lola : — Aï-ïou-a-aï !... cri sauvage, désolé, semblable à celui du paon, comme elle seule peut en proférer. Ah, le vautour approche ! En automne, les vautours deviennent féroces.
Le cri de Lola s’entend à des verstes de distance sur la mer comme dans les gorges lointaines. Les oiseaux de proie connaissent sa jupe rouge, visible de loin, ses yeux lançant des flèches vers les monts et le ciel : ils la guettent dans les chênaies, fixent sur elle leurs prunelles ardentes : avec quelle joie ils la déchiquetteraient ! Les poules, tous les oiseaux la comprennent... Ne ressemble-t-elle pas à une blanche colombe ? Dès qu’elle donne l’alarme, des cris, des battements de mains s’élèvent du haut de la colline, dans toutes les villas expirantes qui possèdent encore des poules, derniers êtres vivants. Comme on a tremblé pour elles lors de la réquisition des « superflus » : œufs, casseroles, caleçons, essuie-mains… On a réussi à les dissimuler. Et maintenant on craint les vautours, ces charognards ailés.
En voici un qui plane au-dessus de la ravine. Le soleil met à ses ailes des reflets paille. Détourné de sa route par le cri sauvage de Lola, il cherche refuge au plus épais de la chênaie.
Je connais maintenant le tremblement des poules terrées sous les ronces, blotties sous les murs, tapies dans les cyprès, le cou tendu, les prunelles frémissantes.
Je connais la crainte des hommes devant leurs semblables, — sont-ce bien leurs semblables ? — je les vois se dissimuler dans des fentes, creuser leur fosse en silence.
On peut pardonner aux vautours : c’est leur pain quotidien.
Nous mangeons des feuilles et tremblons devant les vautours ! La voix de Lola effraie les charognards, mais « ceux qui s’en vont tuer » ne reculent même pas devant le regard d’un enfant.
★
CEUX QUI S’EN VONT TUER
Quelqu’un s’en vient à cheval… Qui est-ce ?...
Il apparaît au tournant de la route. Ah ! c’est cet individu aux dents menues, le musicien Choura[3], « Choura le Faucon », comme il s’intitule crânement. Et pourtant ce n’est, je le sais, qu’un vilain charognard.
Qui a créé le charognard ? Quel jour, Seigneur, avez-vous créé le charognard, si c’est vous qui l’avez créé à Votre image ?
Docile, son cheval le mène par les monts : il renâcle, mais va toujours son chemin, la tête baissée, la crinière collée aux yeux, les flancs mouillés, agités : rude est la montée. Le cheval russe est docile : il mènera, s’il le faut, le charognard jusqu’au sommet du Tchatyrdag, jusqu’à la cime du Démerdji, — jusqu’à ce qu’il en crève.
Je me détourne, me dissimule derrière un cyprès. Ai-je honte de mes haillons, de ma besogne ?...
Il y a quelque temps, par un ardent midi comme aujourd’hui, je portais un sac de terre. Tandis que je me traînais sur les pierres, — et par bonheur ma tête était, elle aussi, une pierre ! — le charognard sembla tout à coup sortir de terre avec son petit cheval et montra ses dents menues comme celles d’un serpent, toutes blanches sur sa face noiraude. Il cria tout joyeux, en agitant les coudes :
— Dieu aime le travail !
Parfois les charognards eux-mêmes parlent de Dieu.
Voilà pourquoi je me cache : je perçois l’odeur du charognard.
Tandis que nous sommes tous déguenillés, lui arbore une bonne vareuse proprette. Tandis que nous sommes tous décharnés, yeux caves, visages noircis, lui offre une face rose, joufflue, poupine. Tandis que nous nous traînons à peine sur nos jambes, lui chevauche bravement par monts et par vaux.
Voilà trois ans que je le connais. Il habitait tout en haut de la crête la villa « La Mouette ». Il jouait du piano. Les paisibles baigneurs menaient une vie calme, descendaient le long des gorges vers la plage, admiraient les montagnes, souhaitaient le bonsoir à tout le voisinage. « La Mouette » était pleine de cris gais, sonores. De jeunes femmes y demeuraient, doctoresses, artistes, gens à qui le repos estival est indispensable.
Les temps révolus, « ceux qui s’en vont tuer » arrivèrent, tuèrent, — s’ennuyèrent. Il leur fallut des femmes gaies, folâtres. On leur en procura. Les artistes chantèrent, dansèrent pour eux.
Il leur fallut du sang. Ils en eurent tant qu’ils voulurent.
Et maintenant que tout est anéanti, Choura-le-Faucon chemine sur son petit cheval. Ce n’est pas pour rien qu’il jouait du piano et habitait la villa la plus élevée, — les charognards aiment, postés sur les cimes, à inspecter les environs ! — beaucoup de personnes ont déjà été « expédiées » au nord... à Kharkov... dans l’autre monde. Mais Choura, qui habite maintenant une villa plus confortable, mange chaque soir une succulente bouillie, joue du piano, reçoit des femmes, dont il paye les faveurs en farine, en sel… Voilà ce que c’est d’être bon musicien !
Que faire maintenant ? Aller chercher du combustible dans les ravines ? Comme il ferait bon se glisser au plus profond de la plus profonde d’entre elles, ne rien voir, oublier tout entre ses falaises escarpées. Mais il faut surveiller les poules, ne pas les laisser pénétrer dans la vigne. Allons, il faut m’asseoir sur le talus de la Ravine au Raisin et songer… à quoi ?... Dans cette combe on ne peut songer qu’à… On ne peut songer à rien, il ne faut d’ailleurs pas songer ! Demain sera semblable à aujourd’hui et ainsi de suite. Contente-toi de regarder le soleil jusqu’à ce que tes yeux soient devenus des cuillers de plomb. Contemple le vivant soleil ! Car bientôt les vents souffleront, les pluies s’abattront, la tempête hurlera… Des diablotins commenceront à battre nos murs, à secouer notre maison, à danser sur le toit. Alors nous demeurerons au coin du feu... Les sauvages vivent heureux : ils ne savent rien, n’ont jamais rien appris. Ils sont heureux : ils n’ont rien à perdre. Lire des livres ? Je les ai tous lus et relus. Et d’ailleurs ils parlent de cette vie qui n’existe plus. Et il n’y en aura pas de nouvelle. Nous sommes revenus à la vie ancestrale, la vie des cavernes.
Mes livres… J’y songe souvent. Quand j’entre dans ma maisonnette, je les aperçois abandonnés dans un coin sombre. Mes chers compagnons de route... Eux aussi sont déjà « expédiés » je ne sais trop où. Une patte ensanglantée s’est déjà posée sur eux.
Quand cela ? Il y a bientôt un an, par une journée froide. La pluie tombait du noir Babougane. Des chevaux abandonnés erraient par les collines. Leurs os blanchissent maintenant au soleil. C’est alors que parmi la pluie nous arrivèrent « ceux qui s’en vont tuer »... Partout : sur le rivage, aux flancs des monts, par delà les monts, ils avaient fort à faire. Il fallait organiser des abattoirs, tenir toute une comptabilité funèbre, montrer à ceux qui les avaient envoyés que le balai de fer balayait bien, travaillait sans relâche. Il fallait tuer bien des gens. Plus de cent vingt mille. Et les tuer dans les abattoirs.
Je ne sais avec quelle rapidité procèdent les abattoirs de Chicago. Ici tout se passait plus simplement : on tuait et on enfouissait. Ou plus simplement encore : on empilait les cadavres dans les ravins, on les jetait à la mer. Et cela sur l’ordre de gens qui avaient trouvé le secret de rendre l’humanité heureuse, ce pourquoi il fallait commencer par des abattoirs humains.
Ainsi donc, ils tuaient la nuit. Le jour... ils dormaient, tandis que d’autres, dans les caves, attendaient… Une armée entière attendait dans les caves. Jeunes gens, hommes mûrs, vieillards — héros au sang généreux. Dernièrement encore, ils se battaient. Ils défendaient leur patrie et l’Europe sur les champs de bataille de Prusse et d’Autriche. Ils les défendaient dans les steppes russes. Maintenant, harassés, ils étaient là sous bonne serrure, dans les caves, d’où l’on ne devait les faire sortir que pour les mettre à mort.
Par ce pluvieux matin d’hiver, dans les caves de Crimée des dizaines de milliers d’hommes attendaient la mort. Et au-dessus de leur tête s’enivraient ou dormaient « ceux qui s’en vont tuer », avec devant eux des monceaux de feuillets sur lesquels on apposait à la nuit tombante la fatale lettre R. Si cette lettre est l’initiale du cher mot : Russie, elle l’est aussi du sinistre vocable : Rastriel (Fusillade). Évidemment « ceux qui s’en vont tuer » ne connaissent pas le mot : Russie.
Ce matin-là, on frappa de bonne heure à ma porte. N’était-ce point « ceux qui s’en vont tuer » ? Non, mais un paisible, boiteux architecte. Lui aussi avait peur. Et parce qu’il avait peur, il servait « ceux qui s’en vont tuer »…
Assis sur la crête je contemple les montagnes ensoleillées... Sont-ce toujours bien les mêmes ? Ou celles d’un autre monde ?...
Je remue mes souvenirs…
— C’est moi, fait l’architecte confus, les yeux baissés… Quel temps affreux… Vous habitez bien haut... J’ai reçu ordre de dresser un inventaire de vos livres, de les réquisitionner... On les expédiera je ne sais trop où... Évidemment je comprends…
Il sue, le malheureux. Il travaille par peur, pour une demi-livre de pain de son.
— Sous menace du tribunal révolutionnaire... trahison... peine de mort !...
Il me regarde de ses yeux ronds, des yeux d’oiseaux où gîte l’horreur.
— Je sais. Et les machines à coudre, et les bicyclettes. Mais je n’ai pas ici de bibliothèque ! Je n’ai qu’un Évangile et deux ou trois de mes livres.
— Pourtant il le faut.
L’architecte est un homme de l’art… Boitillant avec zèle sous la pluie, dans la boue, par les monts, par les ravines, il est venu jusqu’ici chercher sa proie : il faut vivre.
— Que faire ? L’ordre n’est pas très clair... Signez au moins l’engagement de ne pas vous en défaire…
— Me défaire de mes livres ?... De mon œuvre !...
Sommes-nous fous ?... Il ne pouvait se résoudre à s’en aller sans ma signature. Il me suppliait de la voix, de ses yeux qui n’osaient pas regarder en face, et de sa jambe boiteuse. Je signai.
J’ai honte maintenant de regarder dans le coin sombre la pile de livres « enregistrés »... Et Toi aussi, mon petit Évangile ! J’ai honte, il me semble que je L’ai trahi.
C’était la saison des pluies... Les montagnes se dérobaient sous une buée de plomb. Sur les collines les chevaux abandonnés attendaient on ne sait quoi, s’immobilisaient, crevaient. Cependant le boiteux architecte s’en allait de villa en villa confisquer les livres... Et les gens se dissimulaient dans des trous. L’horrible cauchemar !...
Ne songeons à rien. Quel ardent soleil !
Il monte toujours plus haut sur l’horizon. Des brumes de chaleur s’étendent sur les montagnes, qui commencent à bleuir, à scintiller. Elles remuent, s’animent, regardent. Le soleil joue sur la mer.
Mes concombres sont desséchés, recroquevillés ; les tomates pendent calcinées. Les poules sont parties aux vallées. Affalé dans l’ombre près de sa villa, le paon se tait : la chaleur l’empêche de crier. La vache remonte de la ravine, traînant son pis vide.
Pourquoi, ma petite « Torpille », n’as-tu pas suivi tes compagnes ?
Réfugiée sous le cyprès, elle branle la tête, ferme les yeux. Je comprends elle s’en va. Je la prends dans mes bras. Une plume ! Allons, tant mieux pour elle... Regarde le soleil, tu l’aimais sans savoir ce que c’était. Et puis là-bas voilà les montagnes, toutes bleues maintenant. Tu t’y étais habituée sans les connaître. Et ce grand espace bleu ? C’est la mer. Tu es trop petite, tu ne sais encore rien. Voyons, ouvre tes petits yeux… Le soleil ! Le soleil est en eux !... Mais un tout autre soleil, froid, morne. Le soleil de la mort. Tes yeux sont une membrane de plomb où se fige un soleil de plomb. Ce n’est pas la faute du soleil, ni la tienne non plus, « Torpille ». Tu baisses la tête. Heureuse es-tu, « Torpille », de t’en aller en paix ! Je te murmure tout doucement : adieu, mon soleil vivant !... Et combien de grands, qui savaient ce qu’est le soleil, s’en vont maintenant dans les ténèbres, sans une parole amie, sans la caresse d’une main chère... Heureuse es-tu, « Torpille » !...
Elle est passée dans mes bras, la pauvre innocente…
Le soleil était haut sur l’horizon. Je pris une pelle, et dans un coin paisible, près d’un tas de pierres brûlantes je creusai une fosse, où précautionneusement je déposai le petit cadavre. « Adieu », murmurai-je en comblant la fosse…
Mollement assis en vos fauteuils, vous sourirez sans doute. Quelle sentimentalité ! Peu me chaut. Fumez vos cigares, lancez vos vaines paroles, eau bruyante de la vie destinée à couler au cloaque. Je sais avec quelle avidité vous dévorez les mensonges des journaux ! Je vois dans vos yeux le soleil de plomb, le soleil des morts. Jamais ne s’y enflammera l’éclair de vie, fût-ce l’humble étincelle qui brillait aux yeux de ma petite « Torpille », cette pauvre ignorante ! Laissez-moi vous le dire : vous aussi avez tué ma « Torpille » ! Vous ne me comprenez pas. Fumez vos cigares.
Paris, mars 1923.
Ici s’arrête la traduction donnée par Henri Mongault pour présenter l’auteur et l’œuvre aux lecteurs du Mercure de France. Le livre fut traduit en intégralité par Denis Roche en 1929 ; cette traduction est réédité par la Bibliothèque et disponible sur Amazon [format mobi] et sur Kobo [format ePub].
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 septembre 2015.
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