LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Léon Chestov

(Шестов Лев Исаакович)

1866 – 1938

 

 

 

 

KIERKEGAARD, PHILOSOPHE RELIGIEUX

 

 

 

1937

 

 

 

 

 


Série de cinq conférences diffusées sur Radio-Paris entre le 21 octobre et le 25 novembre 1937 ; texte publié dans les Cahiers de Radio-Paris, n° 12, 15 décembre 1937.

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

 

 

 

 

 

I

Tout récemment encore, Sören Kierkegaard était presque totalement ignoré en France, on ne le connaissait guère même dans les milieux philosophiques et littéraires. Seulement ces dernières années, on peut noter un intérêt toujours croissant pour le philosophe danois : beaucoup de ses livres ont été traduits en français, de nombreux articles lui ont été consacrés dans les revues littéraires et philosophiques, et sa pensée a pénétré de plus en plus tous les milieux cultivés. Malgré tout, nombreux sont encore ceux qui, chez nous, ignorent jusqu’à son nom. Et pourtant l’influence de Kierkegaard sur la pensée philosophique et théologique est énorme dans d’autres pays. Ceci est surtout vrai pour l’Allemagne, où l’on « découvrit » Kierkegaard dès la fin du siècle dernier. Le célèbre théologue protestant Karl Barth s’est formé entièrement sous l’influence de Kierkegaard. Cela est également le cas, du moins en partie, pour les plus éminents philosophes allemands contemporains, tels que Jaspers et Heidegger : leur pensée procède directement ou indirectement de celle de Kierkegaard. La littérature allemande sur Kierkegaard a atteint à des proportions énormes, et on peut dire que chez nos voisins, le philosophe danois est passé au rang de classique.

Pourtant il me faut faire remarquer, dès à présent, que Kierkegaard est un des penseurs les plus complexes et les plus difficiles à suivre. Cette difficulté provient avant tout de sa manière de poser les problèmes philosophiques, manière tout à fait extraordinaire et inaccoutumée pour notre pensée. La complexité de son œuvre a également des raisons très particulières : le lecteur est surtout dérouté par ce que Kierkegaard lui-même appelle l’ « expression indirecte », c’est-à-dire qu’il s’applique à dissimuler ses pensées les plus chères, tout en les laissant percer par endroits. Aussi le lecteur est-il obligé à une énorme et continuelle tension d’esprit s’il veut découvrir derrière les affirmations embrouillées et souvent volontairement contradictoires ce qui emplissait la vie de Kierkegaard et détermina la lutte qu’il mena durant toute son existence.

Kierkegaard appelle sa philosophie « philosophie existentielle » : ce qui signifie qu’il pensait pour vivre, mais ne vivait pas pour penser. C’est par là qu’il diffère essentiellement des philosophes professionnels pour lesquels leur philosophie n’est souvent qu’un simple « métier », tout comme le sont l’astronomie, les mathématiques, etc., métier n’ayant aucun rapport intime avec leur vie. Ceci ne veut nullement dire que la vie de Kierkegaard fut riche en événements extérieurs, sautant aux yeux de tout le monde. Bien au contraire, il vivait en dehors de tous les événements de son époque. Ainsi nous ne trouvons pas trace de la révolution de quarante-huit ni dans ses œuvres, ni dans ses journaux, bien qu’il eût alors trente-cinq ans, et qu’il fût à l’apogée de sa production littéraire.

On peut dire que Kierkegaard vivait en marge de l’histoire, ou, si l’on veut — et cela est très important pour la compréhension de Kierkegaard — qu’il avait sa propre histoire, indifférente à tous, mais qui fournit à la pensée du philosophe une matière tout à fait exceptionnelle.

Sören Kierkegaard naquit le 5 mai 1813, à Copenhague, du deuxième mariage de son père — Michel Kierkegaard — avec son ancienne bonne, Anna Lund. Disons tout de suite que ce mariage fut brusqué : Michel Kierkegaard devant, comme on dit, couvrir sa faute. Cette circonstance influença fortement le développement spirituel de son fils qui apprit, encore tout jeune homme, que son père, pourtant si austère et pieux, succomba à la tentation très vite après la mort de sa première femme. Mais un autre épisode de la vie de son père devait prendre une importance encore plus grande pour Sören. Michel encore enfant, il n’avait alors que onze ans, fut placé par ses parents, de très pauvres gens, chez un pâtre également très pauvre et vivant misérablement. L’enfant était exploité sans vergogne par ses maîtres. Or, par un jour d’automne particulièrement maussade, froid et pluvieux, le petit Michel à peine vêtu, affamé, épuisé par un travail bien au-dessus de ses forces, gardait depuis l’aube un troupeau de moutons dans une des âpres vallées du Jutland. Le malheureux enfant, pris de désespoir, gravit une colline et de là maudit Dieu. Jusqu’à sa mort (il mourut à quatre-vingt-deux ans), le vieux Michel Kierkegaard ne put oublier cet événement : il voyait là un crime commis contre le Saint-Esprit. Il en souffrait infiniment, se croyant condamné à une perdition éternelle et avec lui toute sa descendance. Il ne sut ou ne voulut cacher ce fait à ses enfants, et Sören apprit dès sa jeunesse le lourd péché qui pesait sur lui. Ainsi deux événements qui eurent lieu bien avant sa naissance eurent une influence décisive sur la vie de Sören Kierkegaard. Et ce furent probablement là les raisons qui amenèrent Kierkegaard à traiter dans sa philosophie existentielle le thème biblique du péché originel et de la chute du premier homme, thème depuis longtemps abandonné par tout le monde.

Michel Kierkegaard s’occupa dès le début entièrement de l’éducation de son fils qui fut strictement religieuse. L’enfant alla pourtant aussi à l’école qu’il termina en 1830. Il poursuivit ses études à la Faculté de théologie de Copenhague. Tant que vécut son père, Sören, au grand regret de celui-ci, ne fit que de piètres progrès : il délaissait la théologie pour la vie mondaine, fréquentait de nombreux amis, allait au théâtre, etc. Il menait à tout prendre une vie dissipée, et tous ses proches estimaient qu’il n’obtiendrait jamais le diplôme universitaire. Lorsqu’en 1838, son père mourut à l’âge de quatre-vingt-deux ans, plus personne ne pensait que Sören passerait ses examens. Mais en dépit de l’opinion générale, il fut reçu avec mention en 1840 et avait obtenu, en outre, quelque temps auparavant, le titre de magister artium. Bien qu’il eût tous les titres universitaires nécessaires, entre autres celui de candidat en théologie (correspondant à notre licence), il n’occupa jamais le poste de pasteur, ou tous autres postes auxquels lui donnaient droit ses diplômes. Jusqu’à sa mort, il resta, selon sa propre expression, « un penseur privé ».

En 1840, année où il termina ses études, il se fiança avec une toute jeune fille qui n’avait que dix-sept ans et qu’il avait connue encore enfant, Régine Olsen. Mais au bout d’un an, le 10 octobre 1841, il rompit, sans aucune raison apparente, ses fiançailles au grand scandale des deux familles et de tout Copenhague. Il y a cent ans, en effet, Copenhague n’était encore qu’un grand village, où tous connaissaient les histoires de chacun, et la rupture sans raison de Kierkegaard avec sa fiancée le mit à l’ordre du jour de tous les potins.

Régine Olsen fut profondément bouleversée et ne parvenait pas à comprendre ce qui avait pu provoquer cette décision inattendue de Kierkegaard. Mais Kierkegaard lui-même fut encore beaucoup plus désemparé et désespéré par l’acte qu’il avait accompli. La rupture avec sa fiancée qui nous apparaît comme un fait en somme de peu d’importance, prit à ses yeux les proportions d’un grand événement historique. Nous n’exagérerons rien en disant que le caractère même de sa philosophie s’est trouvé déterminé par le fait qu’il fut destiné à éprouver un accident aussi insignifiant comme un événement historique, un tremblement de terre, comme il dit.

Qu’est-ce qui l’obligea à rompre avec Régine Olsen ? Aussi bien dans ses livres que dans ses journaux, il parle fréquemment d’un homme qui fut obligé de rompre avec sa bien-aimée. En même temps, il interdit constamment à ses lecteurs de rechercher la vraie raison qui l’amena à faire ce pas, le plus douloureux pour lui et pour sa fiancée. Et qui plus est, il prévient à tout instant, qu’il a fait tout ce qu’il a pu pour dépister les curieux. Et pourtant il a tout fait aussi pour que son secret ne meure pas avec lui. Dans ses livres et dans son journal, il répète constamment : « Si j’avais eu la foi, je n’aurais jamais quitté Régine Olsen ». Paroles mystérieuses ! En effet, quel rapport peut-il y avoir entre la foi, tel que nous comprenons généralement ce mot, avec le fait que quelqu’un se marie ou non ? Et pourtant ces mots expriment une vérité profonde et une grande révélation sur Kierkegaard. Nous en reparlerons plus en détail dans nos prochaines conférences consacrées à sa philosophie religieuse. En attendant, je dirai seulement que, mise à part sa dissertation de doctorat intitulée Qu’est-ce que l’ironie ? son activité littéraire ne commença qu’après la rupture avec sa fiancée, c’est-à-dire en 1841, alors qu’il avait déjà vingt-huit ans. Les grands et les petits livres, les articles, les discours édifiants et les journaux se succèdent rapidement. Durant les quinze années qui lui restaient à vivre (il mourut le 11 novembre 1855), il écrivit vingt-huit volumes, dont quatorze ouvrages et quatorze journaux. Le premier livre s’intitule Tout ou rien, et ce titre à lui seul est suggestif de l’orientation que prit la pensée de Kierkegaard. Les titres de son deuxième ouvrage, Crainte et Tremblement[1] ainsi que d’un petit ouvrage semi-philosophique, semi-littéraire, La Répétition[2] annexé au précédent, sont également révélateurs. Le premier traite du sacrifice d’Abraham, le deuxième du Livre de Job. Neuf ans après la publication de Crainte et Tremblement, Kierkegaard note dans son journal : « Tout homme doit se sentir terrifié devant le pathos sombre qui pénètre ce livre ». Et ce qu’il a dit de Crainte et Tremblement, on peut le répéter de tous ses ouvrages. Dans tout ce qu’il a écrit, dans ses livres Le Concept d’Angoisse[3], Traité du Désespoir ou La Maladie mortelle[4], Exercices chrétiens, dans ses discours L’Écharde dans la Chair, Le Génie de l’Apôtre[5], Le Droit de mourir pour la Vérité[6], tout comme dans d’autres de ses ouvrages dont les titres ne décèlent pas leur contenu, tels que Les Étapes de la Vie, Miettes philosophiques, etc., on retrouve ce pathos sombre et déprimant que Kierkegaard a lui-même souligné dans son Crainte et Tremblement. La même remarque est vraie pour ses journaux. Et plus il vieillit, plus menaçant, plus terrible devient son pathos et par suite l’opposition de son œuvre à la pensée contemporaine va toujours croissant. Il lutte simultanément sur deux fronts : d’une part contre la philosophie spéculative et son représentant le plus éminent Hegel, dont l’influence spirituelle était incontestée à cette époque ; d’autre part, contre l’église et le clergé, contre tout le monde chrétien, lequel, selon son expression, « a tué le Christ ». Ces attaques atteignirent à une violence extrême dans une petite revue, L’Instant, dont il fut l’unique rédacteur, et qu’il fit paraître durant les dernières années de sa vie. Il y déclarait ouvertement que le clergé, l’église et tous ceux qui appartenaient à l’église avaient trahi le Christ et que le vrai chrétien devait quitter l’église. C’est à la même époque qu’il écrivit son article sur l’évêque Münster qui durant de longues années avait été à la tête de l’église danoise.

Münster avait été le confesseur du père de Kierkegaard. Seul il parvenait à apaiser un peu l’âme du vieillard tourmentée par le constant souvenir de ses accablants péchés. À vrai dire, Münster fut également l’éducateur du jeune Sören qu’il connaissait depuis sa prime enfance, et lequel ne manqua pas un seul sermon dominical de l’évêque. Tant que Münster vécut, tout le Danemark l’admira, le considérant comme son guide spirituel ; et Kierkegaard ne l’attaqua jamais. Mais lorsqu’à sa mort, le 30 janvier 1854, son gendre Martensen, savant et philosophe de renom et hégélien, le qualifia, dans son discours funèbre, de « témoin de la vérité », c’en fut trop pour Kierkegaard. Il publia un article intitulé L’Évêque Münster fut-il réellement un témoin de la vérité ? dans lequel, avec un violence exceptionnelle même pour lui, il affirmait que Martensen n’avait pas le droit de dire ce qu’il avait dit, que Münster n’était certes pas un témoin de la vérité. Cet article, comme du reste tous ses articles concernant l’église, souleva l’indignation générale.

Mais Kierkegaard, lui aussi, devait bientôt disparaître. Le 2 octobre 1855, il tomba de faiblesse dans la rue. Il fut aussitôt transporté à l’hôpital, où il mourut au bout d’un mois.

Si on l’ignorait totalement à l’étranger, durant sa vie, Sören Kierkegaard fut assez connu au Danemark. Pourtant, il fut obligé de publier ses œuvres à ses frais, et si leur vente couvrit les dépenses d’édition, elles ne rapportèrent jamais rien à leur auteur. Il ne put exister que grâce à un petit capital que lui avait légué son père. Mais comme il ne voulut jamais placer cet argent, estimant que de toucher des intérêts était, d’après la Bible, un péché, il ne resta à sa mort presque rien de cet héritage, à peine de quoi couvrir les frais d’un modeste enterrement.

 

II

Vous ayant exposé dans ma précédente causerie, l’essentiel de la biographie de Kierkegaard, nous allons passer aujourd’hui à l’étude de sa philosophie.

Notons seulement encore, et cela est très important, que Kierkegaard était un homme extrêmement cultivé, ayant beaucoup lu, Il laissa une bibliothèque de deux mille deux cents volumes où les œuvres des philosophes grecs (dans l’original), celles des mystiques du Moyen Age, des pères de l’église et des philosophes allemands et français modernes (ainsi Kierkegaard possédait les œuvres complètes de Hegel et presque tout ce que les anciens avaient écrit sur Socrate) voisinaient avec de nombreux ouvrages de théologues catholiques, de théosophes tels que Jacob Boehme, Svendenboorg et Baader, ainsi qu’avec les œuvres purement littéraires de Shakespeare, Byron, Shelley, Goethe, des romantiques allemands, etc.

J’ai tenu à souligner ce fait pour vous montrer que Kierkegaard connaissait parfaitement les arguments courants accumulés durant des siècles par le bon sens et la sagesse humaine. Il les connaissait aussi bien que ceux qui ne veulent pas le suivre et préfèrent s’engager sur la route plus large et mieux tracée de la pensée conventionnelle. Si Kierkegaard s’engagea, malgré tout, dans une voie différente, ce ne fut donc pas parce qu’il était insuffisamment cultivé ou parce qu’il ignorait les motifs qui poussent les autres hommes à penser comme tout le monde. Il savait, comprenait tout, il le savait et le comprenait même mieux et plus profondément que les autres. Et pourtant, ou plus exactement, précisément pour cela, il prit son propre chemin, si extraordinaire et étrange pour nous.

Au nom de son incomparable maître Socrate, Platon annonça au monde : « Il n’y a pas de pire malheur pour l’homme que d’être misologos (c’est-à-dire détracteur de la raison) ». Ce même Platon, et après lui Aristote enseignait : « L’étonnement est le commencement de la philosophie ». Or, si l’on voulait résumer en quelques mots la pensée essentielle de Kierkegaard, il faudrait dire : le plus grand malheur qui puisse arriver à l’homme, c’est d’accorder son entière confiance à la raison, à la pensée rationnelle, quant à la philosophie, elle commence non pas par l’étonnement, comme le prétendaient les anciens, mais par le désespoir. Dans tous ses écrits, Kierkegaard répète de mille façons que la tâche de la philosophie consiste à échapper au pouvoir de la raison et à trouver en soi l’audace (seul le désespoir est capable de donner cette audace à l’homme) de chercher la vérité dans ce que tout le monde considère comme absurde et paradoxal.

Là où d’après le témoignage de la raison toutes les possibilités sont épuisées, là où pour autant que nous pouvons nous en rendre compte, nous nous heurtons au mur de l’absolue impossibilité, là où il apparaît de toute évidence qu’il n’y a plus d’issue, que tout est fini à jamais, que l’homme ne peut plus penser, qu’il n’a plus rien d’autre à faire qu’à contempler, glacé d’horreur, les monstres qui ont surgi devant lui, là où nous abandonnons, où nous devons abandonner, semble-t-il, toute tentative de recherches et de lutte, c’est là seulement que commence, selon Kierkegaard, la vraie lutte, l’ultime lutte, et c’est en cela que consiste la philosophie.

« Aimes-tu les damnés ? Connais-tu l’irrémissible ? » Cette terrible interrogation de Baudelaire nous poursuit tout au long de l’œuvre de Kierkegaard. Kierkegaard vénérait Socrate : « En dehors du christianisme, notait-il vers la fin de sa vie, dans son Journal, Socrate est unique dans son genre ». Mais que peut répondre Socrate, le plus sage des hommes, à lui-même et aux autres, en face de l’impossible, en face de l’irrémissible des damnés ? Ainsi qu’à Platon, Socrate nous a appris, à tous, à penser que la raison pouvait délivrer l’homme de tous les maux et que la haine de la raison était ce qu’il y avait de pire pour l’homme. Mais devant l’impossible, la raison s’avère impuissante. Ne voulant pas avouer son impuissance, elle nous exhorte à la soumission, et elle bâtit sur cette soumission son éthique laquelle s’est emparée du droit et du devoir de condamner les hommes à la damnation éternelle. Voilà pourquoi Pascal s’est élevé contre notre raison impuissante et notre justice misérable ! C’est cela qui l’a poussé à cette décision qui stupéfia et bouleversa tant de gens ; « s’abêtir », renoncer à la raison, à tout ce que la raison qui prétend être le principe de vie, donne à l’homme ! C’est de là que vient aussi son « je n’approuve que ceux qui cherchent en gémissant », lequel contredit si brutalement toutes les méthodes de recherche de la vérité admises unanimement, méthodes faisant corps, nous semble-t-il, avec l’essence même de notre pensée. Nous n’estimons, en effet, qu’une recherche objective, impassible. La vérité, selon notre conviction, indéracinable, ne se découvre qu’à celui qui s’oubliant soi-même, oubliant ses proches et le monde entier, se déclare prêt d’avance à accepter tout ce qu’elle lui apportera. Tel est le sens du commandement de Spinoza : Non ridere, non lugere neque detestari, sed intelligere (c’est-à-dire : « ne pas rire, ne pas pleurer, ni haïr, mais comprendre ») ; ne pas maudire, mais comprendre. Mais nous est-il donné de choisir entre Pascal et Spinoza ? Peut-on admettre que le passionné « chercher en gémissant » de Pascal nous garantit mieux la découverte de la vérité ? Ou que l’impassible « comprendre » de Spinoza enchaîne l’homme, le paralyse et le sépare pour toujours de la vérité dernière, de ce que l’Écriture appelle l’ « unique nécessaire » ? L’histoire a répondu depuis longtemps à cette question : le « s’abêtir » de Pascal, de même que son « chercher en gémissant » ont trouvé place dans ces musées où l’on conserve certains objets rares, très curieux en leur genre mais dont personne n’a que faire. Nous sommes les esclaves de la vérité objective devant laquelle se courbent les croyants eux-mêmes, avec laquelle ils n’osent discuter. Mais pouvons-nous accepter le jugement de l’histoire comme définitif ?

J’ai évoqué Pascal espérant que ce penseur que vous avez appris à connaître à l’école, vous facilitera la compréhension de Kierkegaard. Dans la nouvelle philosophique La Répétition, petit livre remarquable par sa sincérité, sa profondeur et la force de son expression, qui, comme je vous l’ai déjà dit, est annexé au livre Crainte et Tremblement, Kierkegaard écrit : « Au lieu de s’adresser (dans un moment difficile) à l’aide du philosophe universellement renommé, au professeur publicus ordinarius (c’est-à-dire Hegel), mon ami (Kierkegaard, lorsqu’il veut exprimer ses pensées les plus chères, parle toujours à la troisième personne), cherche secours auprès du penseur privé qui a connu, pour commencer, tout ce qu’il y avait de meilleur dans la vie et qui fut ensuite obligé de sortir de la vie, le Job de la Bible... Assis sur les cendres et tout en grattant ses plaies avec un tesson, Job lance des remarques, fait des allusions, et c’est ici que mon ami espère trouver ce dont il a besoin. C’est ici que la vérité s’exprime d’une façon plus convaincante que dans le « Symposium grec » (autrement dit chez Socrate, Platon et chez tous les grands philosophes qui avant et après Platon et Aristote ont créé et formulé la pensée hellénique). L’opposition de Job à Hegel et à Platon, c’est-à-dire à l’ensemble de la philosophie ancienne et moderne, est une des plus grandes provocations envers toute notre culture, mais telle était la pensée la plus chère de Kierkegaard, celle que l’on peut suivre à travers toute son œuvre. Là est la source de ce qu’il appelle la philosophie existentielle, laquelle, selon sa doctrine, doit remplacer la philosophie rationnelle ou spéculative.

« Les difficultés de la spéculation, note-t-il, dans son Journal, augmentent à mesure que l’on essaye de réaliser existentiellement sa spéculation. Mais en général, tout se passe chez les philosophes (chez Hegel et les autres) comme chez tout le monde : dans leur existence quotidienne, les philosophes se servent de catégories complètement différentes de celles qu’ils établissent dans leurs constructions spéculatives, et ce n’est nullement dans les principes qu’ils proclament si solennellement, qu’ils puisent leur consolations ».

La philosophie spéculative et les philosophes spéculatifs que Kierkegaard appelle ironiquement « spéculateurs », ont détaché la pensée humaine des racines de l’être. Avec assurance, comme si la vérité elle-même parlait par sa bouche, Hegel déclare dans sa Logique : « Quand je pense, je renie mes particularités subjectives, je pénètre profondément en l’objet même, et je pense mal si j’y ajoute si peu que ce soit de moi-même ». Nous sommes tous comme Hegel ; tous, nous sommes persuadés que la découverte de la vérité est conditionnée par notre renoncement à nos intérêts les plus importants, les plus vitaux et par notre entière disposition à accepter tout ce qui se découvrira à notre vision intellectuelle, à notre raison, aussi horribles et repoussantes que soient ces découvertes.

« En philosophie, lisons-nous encore chez Hegel, la religion trouve sa justification. La pensée est le juge absolu devant qui le contenu de la religion doit se justifier et s’expliquer ». Et ici, une fois de plus Hegel ne fait qu’exprimer ce que pensent tous les hommes (« l’omnitude », comme disait Dostoievski). Si la religion ne peut se justifier devant la raison, qui, elle, n’a besoin d’aucune justification, elle révèle son mensonge, est vouée à la mort.

Kierkegaard est passé, lui aussi, par Hegel : étant jeune, il s’était abandonné entièrement à son pouvoir, à l’exemple de toute sa génération. Et pendant longtemps, il expliquait la résistance intérieure qu’il éprouvait vis-à-vis de la philosophie hégélienne par une « incapacité à comprendre le grand homme » et parlait avec effroi de cette incapacité y voyant « sa honte et son malheur ». Il se rendait en même temps clairement compte que derrière Hegel, il y avait le Symposium grec, et qu’il lui faudrait donc finalement entrer en lutte non seulement contre Hegel, mais aussi contre Aristote et Platon, contre Socrate lui-même ! autrement dit, qu’il lui fallait mettre en question la philosophie contemporaine, l’infaillibilité de la raison humaine. Les Grecs étaient-ils dans le vrai quand ils voyaient dans la raison l’unique source de la vérité ? Hegel était-il dans le vrai lorsqu’il proclamait que le réel est le raisonnable et le raisonnable est le réel, que rien ne peut nous protéger contre le réel, aussi effrayant soit-il, qu’on pouvait, qu’on devait l’accepter tel qu’il était ? Selon Kierkegaard, Hegel avait édifié le réel, et c’est précisément en cela que consistait à ses propres yeux sa force et son mérite. Or, tout au contraire, c’est ici que se manifesta la faiblesse de son être spirituel. Hegel ne concevait pas le moindre doute sur la justesse de ses procédés de recherche de la vérité, de même que ces doutes n’effleurèrent jamais la grande majorité d’entre nous. « Les hommes, dit Kierkegaard, cela va de soi, ne comprennent pas ce qui est véritablement terrible », ferment les yeux et « prennent la vie comme elle est, ainsi que tout le monde l’accepte et la comprend ». Mais peut-on nommer philosophie une telle attitude ? Est-ce cela la pensée ? Ne serait-ce pas le contraire ? Cela ne signifie-t-il pas que l’homme qui s’est détourné des horreurs de la vie — que ce soit un célèbre professeur publicus ordinarius ou l’homme de la rue — a renoncé à la philosophie et à la pensée ?

« La lâcheté humaine, nous dit Kierkegaard, ne peut supporter ce qu’ont à nous apprendre la folie et la mort ». Voilà pourquoi Kierkegaard abandonne Hegel et se tourne vers le « penseur privé », vers Job. Il va à lui non pour admirer en spectateur les splendides éclats de colère de l’infortuné et savourer les magnifiques images de « l’un des livres les plus humains de l’Écriture », cela aurait été plutôt le fait de Hegel, et qui donc n’a du reste pas admiré le livre de Job ! Mais, contrairement à l’ « omnitude », Kierkegaard ayant trouvé en soi ou ayant été obligé de trouver en soi le courage d’écouter ce que nous disent « la folie et la mort », va vers Job comme vers un « penseur », il va chercher auprès de lui la vérité, cette vérité contre laquelle Hegel a trouvé un refuge dans l’oasis de son système philosophique. Hegel ne peut et ne veut entendre ni Job, ni Kierkegaard : par leurs bouches parlent la folie et la mort auxquelles il n’est pas donné de se justifier et de s’expliquer devant la raison ! il n’y a pas place dans le système de Hegel pour Job et Kierkegaard, pour les hommes que la vie a rejetés ; la philosophie spéculative se détourne d’eux, oublie leur existence. « Quelle est donc cette force, s’écrie Kierkegaard, qui m’a ravi mon honneur et ma fierté, et si absurdement ? Se peut-il que je sois privé de la protection des lois ? » Mais Hegel peut-il admettre, ne fût-ce qu’un instant, que l’individu, l’homme particulier, se trouve placé sous la protection des lois ? Il est évident pour la philosophie spéculative que l’être individuel, l’être qui a surgi dans les temps, doit avoir une fin dans le temps et que les lois ne sont nullement établies pour protéger une existence aussi passagère ; la force dont parle Kierkegaard n’est donc nullement une force « absurde », mais une force raisonnable car, nous venons de l’entendre, tout ce qui est réel est raisonnable. Le but de l’homme et son devoir — et Kierkegaard n’a aucunement le droit de prétendre à un privilège quelconque — consistent à comprendre cette grande et immuable vérité et à s’y soumettre avec une sage résignation.

Les amis de Job le savaient aussi, eux qui faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour aider Job par leurs discours à l’élever à la hauteur morale nécessaire. Mais à mesure qu’ils parlaient, la colère de Job, son désespoir et son indignation grandissaient. Et la lecture des écrits de son maître Hegel produisait un effet analogue sur Kierkegaard. Pendant longtemps, celui-ci n’osa se révolter contre l’enseignement du maître de sa jeunesse : « Seule l’horreur parvenue au désespoir réveille dans l’homme son être supérieur », écrit-il dans son Journal. Job, lui aussi, n’osa entreprendre sa lutte suprême et dernière contre les évidences que lorsque les maux qui fondirent sur lui dépassèrent toute imagination.

 

III

J’ai terminé ma dernière causerie avec ces paroles de Kierkegaard : « Seule l’horreur parvenue au désespoir réveille dans l’homme son être supérieur », paroles dont il faut toujours se souvenir en lisant ses livres, si l’on tient à pénétrer l’essence de sa philosophie. Voilà pourquoi Kierkegaard se sentait si fortement attiré par le livre de Job, selon lui le plus humain de tous les livres de la Bible. Voilà pourquoi il prit cette décision d’une audace inouïe, qui peut paraître à beaucoup de nous dénuée de tout fondement, d’opposer Job-penseur à Hegel et au symposium grec. En effet, Job lui aussi n’osa défier toutes nos vérités dites irréfutables, qu’au moment où les maux qui fondirent sur lui dépassèrent l’imagination humaine. Voici comment nous en parle Kierkegaard dans La Répétition : « La grandeur de Job apparaît non pas quand il dit : Dieu me l’a donné, Dieu me l’a repris. Il parle ainsi au début, mais ensuite il ne répète plus ces paroles. La grandeur de Job consiste en ce que le pathos de sa liberté ne peut être déchargé par des promesses mensongères et des consolations »... « Job prouve la grandeur de sa conception du monde par la force qu’il oppose aux ruses perfides de l’éthique ». Tout ce que Kierkegaard écrit sur Job, on pourrait l’appliquer à lui-même. Voici comment il conclut : « Job est béni, on lui a rendu tout ce qu’il avait et même deux fois plus et cela s’appelle répétition. La répétition existe donc. Quand se produit-elle ?... Quand toute probabilité et toute certitude humaine affirment qu’elle est impossible ». Selon la conviction profonde de Kierkegaard, c’est cette répétition qui est destinée à jouer un rôle primordial dans la nouvelle philosophie. « La nouvelle philosophie enseignera que toute la vie est répétition. » La nouvelle philosophie, c’est-à-dire la philosophie existentielle. Celle-ci commence lorsque pour la raison humaine cessent toutes possibilités, toutes probabilités de trouver une issue, c’est-à-dire lorsque la philosophie spéculative se tait. Pour Hegel, pour le symposium grec, plus rien ne reste à faire ici, inutile même d’essayer. Ils ne veulent pas, ils n’osent pas résister aux indications et aux ordres de la raison, étant convaincus qu’à la raison seule est donné de déterminer les limites du possible et de l’impossible. Ils n’osent même pas se poser la question de savoir d’où leur est venue cette inébranlable conviction de l’omnipotence de la raison. Le simple fait de poser une semblable question équivaudrait pour eux à remplacer la raison par un non sens, une absurdité.

Peut-on se résoudre à une telle substitution ? L’homme est-il capable de sacrifier la raison ? d’oublier l’avertissement du divin Platon que le plus grand malheur pour l’homme est de devenir un contempteur de la raison : un misologos ?

Mais s’agit-il en somme d’un sacrifice ? Il se trouve que Platon n’a pas tout prévu. Nous avons, en effet, besoin, grand besoin de la raison. Dans le cours normal de notre vie, elle nous aide à surmonter de nombreuses difficultés, souvent même très importantes. Mais il arrive parfois que la raison impose à l’homme des maux terribles, que de bienfaitrice et de libératrice, elle se transforme en geôlier, en bourreau. La renier, à ce moment, n’est donc nullement un sacrifice. Comment s’arracher à son pouvoir détestable ? Voilà la seule question à se poser. Il faut même aller plus loin encore : l’homme finalement renonce à questionner, comme s’il pressentait que questionner, c’est déjà se soumettre aux prétentions illimitées des vérités que nous découvre la raison. Job n’interroge pas : il crie, il pleure, il maudit (Pascal pensait peut-être à Job quand il dit : « Je n’approuve que ceux qui cherchent en gémissant »), en un mot il est hors de lui. Les discours édifiants de ses amis le mettent en fureur, car ils ne sont à ses yeux que l’expression de l’indifférence et de la lâcheté humaine qui ne peuvent supporter la vue des maux et dissimulent leur trahison sous de belles phrases de morale et de sagesse. La raison témoigne « impassiblement » de la fin de toutes les possibilités : l’éthique qui suit toujours pas à pas la raison, vient avec ses consolations et ses paroles édifiantes : l’homme doit se soumettre et accepter humblement son destin, si atroce qu’il soit. Kierkegaard, de même que Job, n’a qu’une réponse à cela : il faut détruire, il faut tuer ce monstre abominable qui a usurpé au nom de la raison le droit de juger et de condamner l’être vivant et exige encore au nom de la morale que l’homme considère ce verdict comme sacré et définitif à jamais.

« Oh, mon bienfaiteur inoubliable, écrit Kierkegaard, Job, toi qui as tant souffert ! Puis-je venir vers toi et t’écouter ? Ne me chasse pas ! Je viens vers toi non pour te trahir ou pour verser sur toi des larmes feintes. Je n’ai jamais possédé tes richesses, je n’ai pas eu sept fils et trois filles... Mais celui-là aussi peut tout perdre qui ne possède que peu. Celui-là aussi peut tout perdre qui a perdu sa bien-aimée ! celui-là aussi est couvert de plaies et de pustules qui a perdu son honneur et sa fierté, et avec eux la force et le sens de la vie... »

J’espère que ces rapides observations ainsi que les quelques brèves citations que je vous ai faites de La Répétition, vous permettront de pressentir, au moins partiellement, l’énorme et importante tâche qu’entreprit ce docteur en théologie danois qui resta ignoré durant sa vie. Il abandonna le glorieux philosophe Hegel, les célèbres sages de l’antiquité et des temps modernes pour se tourner vers un penseur privé, Job ; il renonça aux savants traités pour l’Écriture Sainte. Il oppose le « chercher en gémissant » de Pascal comme méthode de la recherche de la vérité, aux méthodes utilisées jusqu’ici par les plus éminents représentants de la philosophie. Les lamentations de Job ne lui apparaissent pas, comme on nous a toujours habitué à penser, comme de simples lamentations, autrement dit des cris insensés, inutiles, ennuyeux pour tout le monde. Pour Kierkegaard, ces cris font surgir une nouvelle dimension de la pensée. Il y découvre une force vive qui, telle que les trompettes de Jéricho, fera crouler les murs. C’est là l’idée directrice de la philosophie existentielle. Kierkegaard sait aussi bien que nous tous que la philosophie existentielle apparaît à la philosophie rationnelle, tout comme au bon sens, comme la plus grande des absurdités. Mais cela ne l’arrête pas ; au contraire, cela l’inspire. On pourrait dire qu’une nouvelle dimension de la pensée lui est apparue. Et sur la balance de Job, la douleur humaine se trouve peser plus lourd que le sable de la mer, et les gémissements des malheureux démentent les évidences. Quand toute probabilité et toute certitude humainement pensables se butent à l’impossible, c’est alors que commence la lutte nouvelle, non raisonnable mais « folle » pour « la possibilité de l’impossible », comme s’exprime Kierkegaard. Cette lutte constitue précisément ce qu’il appelle « philosophie existentielle », la philosophie qui cherche la vérité non auprès de la raison aux possibilités limitées, mais auprès de l’absurde qui ne connaît pas de limites.

La voie où s’est engagé Kierkegaard le mène de Job à celui qui, dans la Bible, est surnommé « le père de la foi », à Abraham et au terrible sacrifice de celui-ci. Crainte et Tremblement, ce livre dont le titre est emprunté au deuxième psaume, est entièrement consacré à Abraham. Kierkegaard avait déjà eu des difficultés avec Job, de grandes difficultés. Vous vous souvenez quels efforts il lui avait fallu faire pour se décider à opposer les larmes et les malédictions de Job à la pensée sereine et sobre de Hegel. Cependant, il avait été exigé plus encore d’Abraham, beaucoup plus que de Job. C’était, en effet, une force extérieure, étrangère, qui avait accablé Job ; tandis qu’Abraham lève lui-même le couteau sur celui qui lui est le plus cher au monde. Les hommes fuient Job, et l’éthique, elle-même, consciente de son impuissance à l’aider, s’écarte subrepticement de lui. Quant à Abraham, les hommes ne doivent pas le fuir mais se liguer contre lui. Abraham est à la fois le plus malheureux et le plus criminel des hommes : il perd son fils aimé, la consolation et le soutien de sa vieillesse, et en même temps, il perd, comme Kierkegaard, son honneur et sa fierté.

Qui est ce mystérieux Abraham et quel est ce livre énigmatique où l’acte d’Abraham n’est pas couvert d’opprobre, comme il le mérite, mais glorifié, proposé en exemple à la postérité ? Kierkegaard déclare courageusement : « Par son acte, Abraham dépassa les frontières de l’éthique. Son télos (but) planait plus haut, au delà de l’éthique ; en regard de son télos (but), il suspendit l’éthique ». Comment Abraham a-t-il osé suspendre l’éthique ? « Lorsque je pense à Abraham, écrit Kierkegaard, je me sens comme anéanti. Je perçois à chaque instant le paradoxe inouï qui est le contenu de la vie d’Abraham, à chaque instant quelque chose me repousse et ma pensée ne peut, malgré toute son énergie, pénétrer ce paradoxe. Je ne parviens pas à avancer d’un cheveu. Je tends tous mes muscles pour parvenir au but, mais au même instant, je suis paralysé ». Plus loin, il explique : « Je parviens à comprendre un héros, mais ma pensée ne peut pénétrer en Abraham. Dès que j’essaie d’arriver à sa hauteur, je retombe immédiatement, car ce qui m’y est révélé se trouve être un paradoxe. Mais je ne réduis pas pour cela l’importance de la foi. Au contraire : elle est pour moi ce qu’il y a de plus sublime, et je considère malhonnête de la part de la philosophie de lui avoir substitué quelque chose d’autre ». Et nous lisons enfin : « J’ai regardé dans les yeux du terrifiant, et je n’ai pas eu peur, je n’ai pas tremblé. Mais je sais fort bien que lors même que je l’affronte courageusement, mon courage n’est pas le courage de la foi, qu’il n’est rien en comparaison avec lui. Je ne puis accomplir le mouvement de la foi : je ne puis fermer les yeux et me précipiter sans hésiter dans l’absurde. »

Aussi Kierkegaard emploie-t-il toutes ses forces à lutter contre l’éthique et contre ce qu’il appelle la vérité objective : « Si l’éthique est le suprême, déclare-t-il, Abraham est perdu », et encore : « La superstition attribue à l’objectivité le pouvoir de la tête de Méduse, le pouvoir de pétrifier la subjectivité ». Il considère que l’objectivité est le défaut fondamental de la philosophie spéculative : « Les hommes, écrit-il, sont devenus trop objectifs pour obtenir la béatitude éternelle, car la béatitude éternelle consiste justement en un intérêt personnel infiniment passionné. Et c’est à cela qu’on renonce pour devenir objectif. L’objectivité dépouille l’âme de sa passion et de son intérêt personnel infini ». L’intérêt personnel infiniment passionné est donc le début de lai foi. « Si je renonce à tout (ainsi que l’exige la philosophie spéculative qui croit libérer l’âme humaine en affirmant que tout ce que nous donne la vie est périssable), écrit Kierkegaard, au sujet du sacrifice d’Abraham, ceci n’est pas la foi, mais seulement la résignation. C’est un mouvement que je puis faire par mes propres forces. Si je ne le fais pas, c’est uniquement par lâcheté et par faiblesse. Mais pour croire, je ne dois renoncer à rien. Au contraire, par la foi, j’acquiers tout : si quelqu’un a de la foi gros comme un grain de sénevé, il pourra déplacer les montagnes. Il suffit d’un courage purement humain pour renoncer au temporaire en faveur de l’éternel ; mais il faut un courage paradoxal et humble pour saisir en vertu de l’absurde tout ce qui est temporaire. C’est là le courage de la foi : Abraham ne perdit pas Isaac par la foi, par la foi il l’obtint. »

Kierkegaard se rend parfaitement compte que des déclarations de ce genre sont une provocation directe à tout ce que nous apprend notre pensée naturelle : voilà pourquoi il se réfugie non pas auprès de la raison et de ses concepts généraux et nécessaires, que recherche si passionnément la philosophie rationnelle, mais auprès de l’absurde, c’est-à-dire auprès de la foi que notre raison qualifie d’absurde. Il a appris par sa propre expérience que de « croire en dépit de la raison est un martyre ». Mais selon Kierkegaard, seule la foi qui ne peut se justifier devant la raison est celle d’Abraham et de l’Écriture. Seule, elle peut donner l’espoir à l’homme qu’il parviendra un jour à vaincre cette nécessité cruelle qui grâce à la raison pénétra dans le monde où elle règne désormais. Hegel tue la foi quand il transforme la vérité de l’Écriture, la vérité révélée en vérité métaphysique, quand au lieu de dire que Dieu a pris l’aspect de l’homme, ou que l’homme a été créé à l’image de Dieu, il déclare que « l’idée fondamentale de la religion absolue est l’identité de la nature humaine et divine ». Ces paroles de Hegel ont le même sens que celles de Spinoza : « Dieu agit uniquement suivant les lois de sa nature, sans être contraint par personne ». Et le contenu de la religion absolue de Hegel se ramène à ce principe de Spinoza : « Toutes choses n’auraient pu être créées différemment, ni dans un ordre différent qu’elles l’ont été par Dieu ».

La philosophie spéculative ne peut exister sans l’idée de la nécessité. Elle a besoin de celle-ci comme l’homme a besoin de l’air et les poissons de l’eau. Voilà pourquoi les vérités obtenues par l’expérience, comme disait Kant, irritent tellement la raison. Elles témoignent du fiat (créer) libre et divin et ne nous fournissent pas la vraie connaissance, c’est-à-dire une connaissance contraignante et obligatoire. Or pour Kierkegaard, la connaissance contraignante est répugnante, elle est la source du péché originel, et c’est par son « vous serez comme les dieux connaissant le bien et le mal » que le tentateur amena la chute du premier homme.

 

IV

Dans notre précédente causerie, nous avons parlé de la foi d’Abraham. Abraham s’est résolu à accomplir une action qui bouleverse notre imagination : il a levé le couteau sur son fils unique, l’espoir et la joie de sa vieillesse. Il faut évidemment avoir beaucoup de force pour accomplir un tel acte. Ce n’est pas en vain que Kierkegaard nous dit qu’Abraham avait suspendu l’éthique, qu’il « croyait ». En quoi croyait-il ? « Même en cet instant, écrit Kierkegaard, où le couteau brilla dans sa main, Abraham croyait que Dieu n’exigerait pas de lui le sacrifice d’Isaac... Allons plus loin. Admettons qu’Isaac ait été réellement sacrifié. Abraham croyait. Il ne croyait pas qu’il deviendrait heureux un jour dans un autre monde (ainsi que l’enseigne l’éthique basée sur notre raison). Non, il le sera ici, dans ce monde, insiste Kierkegaard. Dieu pouvait lui donner un autre Isaac, Il pouvait ressusciter le fils égorgé : Abraham croyait en vertu de l’absurde : pour lui les calculs humains n’existaient plus depuis longtemps ».

Et afin d’écarter le moindre doute sur sa façon de comprendre la foi d’Abraham et le sens de son acte, Kierkegaard rapproche sa propre cause de celle d’Abraham. Il ne le fait ni ouvertement, ni directement, cela va de soi. Les hommes ne parlent jamais ouvertement de ce genre de choses, Kierkegaard encore moins que quiconque : c’est justement pour cela qu’il inventa sa « théorie » de l’expression indirecte. À l’occasion, entre autre, il est capable, il est vrai, de nous dire : « Chacun décide par lui-même et pour lui-même ce qu’il doit comprendre par Isaac ».

On ne peut cependant deviner le sens et la portée « concrète » de ces mots, qu’après avoir écouté son récit « imaginaire » sur le pauvre adolescent qui tomba amoureux de la princesse. Il est évident pour tout le monde que le jeune homme ne verra pas plus la princesse qu’il ne verra ses propres oreilles. Le bon sens ordinaire, tout comme la plus haute sagesse humaine (au fond, il n’y a pas de différence de principe entre le bon sens et la sagesse) lui conseillent d’abandonner sa chimère et de se tourner vers le possible : la veuve d’un riche brasseur est un parti qui lui conviendrait parfaitement. Mais comme si quelque chose l’avait piqué, l’adolescent oublie le bon sens et les avertissements du divin Platon et se précipite, tout comme Abraham, dans les bras de l’absurde. La raison se refuse à lui donner la princesse qu’elle réserve à un prince, et il se détourne de la raison et va tenter sa chance auprès de l’absurde. Il sait parfaitement que selon « la connexion profonde qui règne dans la vie quotidienne », jamais il ne réussira à obtenir la princesse. « Car la raison, écrit Kierkegaard, voit juste : en ce monde de misère où elle est reine, cela était et reste impossible ». Il sait également que la sagesse, don des dieux, recommande dans ces cas de se résigner avec sérénité devant l’inévitable : c’est l’unique issue. Et il passe même par cette résignation, en ce sens qu’il se rend compte de la réalité, avec toute la lucidité dont est capable l’âme humaine. À certains, explique Kierkegaard, il paraît peut-être plus tentant de tuer en eux le désir de la princesse, d’émousser, pour ainsi dire, la pointe acérée de la douleur. Kierkegaard appelle un tel homme, le chevalier de la résignation, et il trouve même pour lui des paroles de compassion. Et cependant, déclare-t-il, « il doit être merveilleux d’obtenir la princesse » et « le chevalier de la résignation qui ne se le dit pas n’est qu’un imposteur », son amour n’est pas un véritable amour.

Kierkegaard oppose le chevalier de la résignation au chevalier de la foi. « Par la foi, se dit ce dernier, par la foi, en vertu de l’absurde, tu obtiendras la princesse ». Puis Kierkegaard répète de nouveau : « Et cependant, il doit être merveilleux d’obtenir la princesse. Le chevalier de la foi seul est heureux ; il règne sur le fini, tandis, que le chevalier de la résignation n’est ici qu’un passant, qu’un étranger ». Mais aussitôt après il avoue : « Je ne peux accomplir ce mouvement (de la foi). Dès que j’essaye, la tête me tourne, et je prends la fuite pour me réfugier dans l’amertume de la résignation. Je puis nager, mais je suis trop lourd pour cet envol mystique ». Et dans son Journal, nous lisons plus d’une fois : « Si j’avais eu la foi, Régine serait restée mienne ». Mais pourquoi l’homme qui désire aussi impétueusement, aussi passionnément la foi ne parvient-il pas à l’acquérir ? Pourquoi ne peut-il suivre Abraham et le pauvre adolescent qui tomba amoureux de la princesse ? Pourquoi est-il si lourd, est-il incapable de planer ? Pourquoi le lot de la résignation lui est-il échu et l’audace suprême lui a-t-elle été refusée ?

Cette question nous amène à la doctrine de Kierkegaard sur le péché originel et sur le péché en général qui se lie étroitement à sa conception de la foi biblique. Pour Kierkegaard, « le contraire du péché n’est pas la vertu mais la liberté », et d’autre part, « le contraire du péché c’est la foi ». La foi, la foi seule délivre l’homme du péché ; la foi seule peut arracher l’homme au pouvoir des vérités nécessaires qui se sont emparées de sa conscience après qu’il eut goûté au fruit défendu. Et seule la foi donne à l’homme le courage et l’audace de regarder droit dans les yeux de la mort et de la folie, de ne pas s’incliner sans force devant elles. « Figurez-vous, dit Kierkegaard, un homme qui avec toute la tension de sa fantaisie épouvantée s’est imaginé quelque chose d’inouï, de terrible, de si terrible qu’il est absolument impossible de le supporter. Et voilà que cette chose terrible se trouve sur son chemin, est devenue réalité. Selon le jugement humain, sa perte est inévitable... Mais pour Dieu tout est possible. C’est en cela que consiste la lutte de la foi ; la lutte folle pour la possibilité. Car la possibilité seule ouvre la voie du salut. Il ne reste finalement qu’une chose pour Dieu tout est possible. Et c’est alors seulement que s’ouvre le chemin de la foi. On ne croit que lorsque l’homme ne découvre plus aucune possibilité. Dieu signifie que tout est possible et que tout est possible signifie Dieu. Et celui-là seul dont l’être est bouleversé à tel point qu’il devient esprit et conçoit que tout est possible, celui-là seul s’est approché de Dieu ». Et dans le Journal de Kierkegaard de 1848, nous lisons ces lignes merveilleuses : « À Dieu tout est possible. Cette pensée est ma devise dans le sens le plus profond de ce mot, elle a pris pour moi une importance que je n’aurais jamais pu supposer. Pas un instant je ne me permettrai l’audace de m’imaginer que si je ne vois aucune issue, c’est donc qu’il n’y en a pas non plus pour Dieu. Car confondre sa misérable fantaisie et autres choses semblables avec le possible dont dispose Dieu, c’est là l’effet de la superbe et du désespoir ».

Ces passages vous montrent combien Kierkegaard fut loin de la conception de la foi que professe la plupart des hommes. La foi, pour lui, n’est pas une confiance aveugle en ce que nous apprennent nos parents, nos aînés, nos professeurs. La foi est une force gigantesque surgissant des profondeurs de l’âme humaine, prête à entrer en lutte même lorsque tout nous laisse prévoir que cette lutte est vaine. Kierkegaard est évidemment inspiré par la grande promesse évangélique : si vous avez de la foi gros comme un grain de sénevé.... rien ne vous sera impossible. Se souvenant des paroles des prophètes et des apôtres que la sagesse humaine n’est que folie devant Dieu, il se décide à entreprendre une grande et ultime lutte, la lutte contre la raison, en tant que celle-ci prétend être la source unique et définitive de la vérité.

Voilà pourquoi, ainsi que je vous l’ai déjà dit, il s’est détourné de Hegel pour aller chercher la vérité auprès de l’inculte Job et de l’inculte Abraham. Dans chaque nouveau livre, il attaque la raison avec une véhémence et une passion toujours grandissante. Se référant à l’épître de saint Paul aux Romains (XIV.23), il écrit : « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché, c’est là un des principes les plus essentiels du christianisme : le contraire du péché n’est pas la vertu, mais la foi ». Kierkegaard nous le répète constamment, tout comme il répète que pour acquérir la foi, il faut renoncer à la raison. Dans ses dernières œuvres, il s’exprime même comme suit : « La foi est opposée à la raison : la foi est chez elle au delà de la mort ». Mais qu’est-ce que la foi dont il est question dans l’Écriture ? Kierkegaard répond : « La foi signifie précisément : perdre la raison pour obtenir Dieu ». Kierkegaard avait déjà écrit à propos du sacrifice d’Abraham : « Quel paradoxe insensé que la foi ! Ce paradoxe peut transformer un assassinat en un acte saint, plaisant à Dieu. Le paradoxe rend à Abraham son Isaac. Le paradoxe dont la pensée ne peut s’emparer, car la foi commence précisément là où se termine la pensée conventionnelle ».

Pourquoi se termine-t-elle ? Parce qu’ici commence pour la pensée conventionnelle le domaine de l’impossible : il est impossible que l’assassinat d’un fils fût un acte plaisant à Dieu, il est impossible que quiconque, fût-ce Dieu lui-même, puisse rendre la vie à Isaac mort. Mais Kierkegaard pense autrement à ce sujet : « L’absence de possible, écrit-il, signifie ou bien que tout est devenu nécessaire ou bien que tout est devenu quotidien... La quotidienneté, la trivialité ne connaît pas le possible... La quotidienneté n’admet que le probable, où ne subsistent que quelques miettes de possible. Mais il ne lui vient pas à l’esprit que tout (y compris l’improbable, l’impossible) soit possible ; aussi Dieu ne lui vient-il pas à l’esprit. Dépourvu de toute fantaisie, le philistin l’est toujours (qu’il soit brasseur ou ministre), il vit dans une certaine conception limitée, banale de l’expérience : comme il arrive généralement, ce qui est d’ordinaire possible, ce qui a toujours été... La quotidienneté se figure avoir pris le possible dans les rets ou l’avoir enfermé dans la maison d’aliénés du probable ».

Kierkegaard n’a pas de langage commun avec la quotidienneté. Mais il ne faudrait pas croire que la quotidienneté fût l’équivalent du brasseur et de la philosophie du brasseur : la médiocrité est partout là où l’homme compte encore sur ses forces, sur sa raison (dans ce sens Aristote et Hegel, en dépit de leur indiscutable génie, ne sortent pas des limites de la quotidienneté) ; elle ne se termine que là où commence le désespoir, où la raison montre avec évidence que l’homme se trouve devant l’impossible, que tout est fini pour toujours, que la lutte est devenue inutile, c’est-à-dire lorsque l’homme a conscience de son impuissance totale.

Plus que tout autre, Kierkegaard a bu à cette coupe pleine d’amertume que tend à l’homme la conscience de son impuissance. Quand Kierkegaard dit qu’un pouvoir terrible lui a ravi sa fierté et son honneur, c’est son impuissance qu’il a en vue. Cette impuissance transformait en ombre la femme aimée lorsqu’il la touchait. Cette impuissance transformait toute la réalité en ombre pour Kierkegaard. Comment cela a-t-il pu se produire ? Quel est ce pouvoir terrible qui peut dévaster ainsi l’âme humaine ? Ainsi que je l’ai déjà dit, Kierkegaard note à plusieurs reprises dans son Journal : « Si j’avais eu la foi, je n’aurais pas quitté Régine ». Ce n’est plus une expression indirecte dans le genre de celles que Kierkegaard mettait dans la bouche de ses héros ; c’est le témoignage direct d’un homme sur lui-même. Kierkegaard a « éprouvé » l’absence de foi comme une impuissance, et il a éprouvé l’impuissance comme une absence de foi. Et dans cette expérience terrifiante, il lui fut révélé ce que la majorité des hommes ne soupçonnent même pas : que l’absence de foi est l’expression de l’impuissance, ou que l’impuissance témoigne de l’absence de foi. C’est là l’explication de ses paroles : « Le contraire du péché n’est pas la vertu, mais la foi ». La vertu, Kierkegaard nous l’a déjà dit, se maintient par les propres forces de l’homme : le chevalier de la résignation se procure lui-même tout ce dont il a besoin et se l’étant procuré, il obtient la paix de l’âme et le calme. Mais l’homme se délivre-t-il ainsi du péché ? Kierkegaard nous rappelle les paroles énigmatiques de l’apôtre : « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché ». Ainsi donc la paix de l’âme et le calme du chevalier de la résignation seraient péché ? Ainsi donc Socrate qui, à l’admiration de ses disciples et de la postérité, vida calmement la coupe empoisonnée, serait un pécheur ? « Le meilleur, le plus sage des hommes » se contenta de l’attitude du chevalier de la résignation ; il accepta son impuissance devant la nécessité comme une chose inéluctable et par suite, un devoir, et quelques heures avant sa mort, il maintenait encore par ses discours édifiants « la paix et le calme » dans l’âme de ses disciples. Peut-on aller plus loin que Socrate ? demande Kierkegaard.

Plusieurs siècles plus tard, fidèle à l’esprit de son incomparable maître, Épictète écrivait que le commencement de la philosophie était la conscience de notre impuissance devant la nécessité. Pour lui, ainsi que pour Socrate, cette conscience est également la fin de la philosophie, ou plus exactement, la pensée philosophique se trouve entièrement définie par la conscience qu’a l’homme de son absolue impuissance devant la nécessité.

La vertu de Socrate ne sauve pas l’homme du péché. L’homme vertueux est le chevalier de la résignation. Il a ressenti toute la honte et toute l’horreur de son impuissance devant la nécessité, et il s’est arrêté là. Il est inutile d’avancer, il n’y a plus où aller. Pourquoi s’est-il arrêté ? D’où sont venus ces « il n’y a plus où aller » et ces « inutile » ?

Kierkegaard répond qu’ils nous ont été apportés par la raison humaine, source de notre science et de toute notre morale. Mais peut-être quand la raison s’imagine être l’unique source de la vérité et de la morale, se trouve-t-elle elle-même au pouvoir d’une force hostile qui a réussi à l’ensorceler, à lui faire envisager l’occasionnel et le passager comme invincible et éternel ? Et l’éthique qui persuade à l’homme que la plus grande vertu est la résignation devant le sort, ne serait-elle pas dans une situation analogue à celle de la raison ? Elle aussi est envoûtée par de mystérieux sortilèges : là où elle promet à l’homme la béatitude et le salut, celui-ci ne trouve que la mort. Et c’est là ce paradoxe, cet absurde qui fut dissimulé à Socrate, mais qui fut révélé par l’Écriture Sainte dans le récit de la genèse sur l’arbre de la science du bien et du mal et sur la chute du premier homme.

 

V

Dans notre précédente causerie, nous nous sommes arrêtés à la conception de Kierkegaard sur le péché originel. Dès les temps les plus reculés, le péché originel a toujours troublé la pensée humaine. Les hommes sentaient que les choses n’allaient pas très bien dans le monde, qu’elles allaient même fort mal ; et ils faisaient des efforts énormes, afin de comprendre à quoi cela tenait. Or il faut dire qu’à la question ainsi posée, la philosophie grecque, de même que la philosophie des autres peuples, y compris les peuples d’Extrême-Orient, donnaient une réponse directement opposée à celle que nous lisons dans la Genèse. Dans un fragment parvenu jusqu’à nous, Anaximandre, l’un des premiers grands philosophes de la Grèce, parle ainsi : « C’est précisément d’où vient la naissance des êtres particuliers, que vient nécessairement leur perte. La punition les frappe au temps fixé et ils reçoivent l’un par l’autre leur rétribution pour leur impiété ». Cette pensée d’Anaximandre passe à travers le développement de la philosophie grecque. L’apparition des choses particulières, et principalement des êtres vivants, des hommes, bien entendu, est considérée comme une audace impie, dont leur mort, leur destruction est la plus juste rétribution. L’idée que la naissance entraîne fatalement la destruction est le point de départ de la philosophie grecque et de toute la philosophie européenne (et cette même idée, je le répète, s’imposait inévitablement aux fondateurs des religions et des philosophies d’Extrême-Orient). Dans tous les temps et chez tous les peuples, la pensée naturelle de l’homme s’arrêtait, sans force, comme ensorcelée, devant la nécessité fatale qui avait introduit dans le monde la terrible loi de la mort liée inéluctablement à la naissance de l’homme, de la destruction qui attend tout ce qui est apparu et apparaîtra. Dans l’être même de l’homme la pensée découvrait quelque chose qui ne devait pas être, un vice, une maladie, un péché et, conformément à cela, la sagesse exigeait que ce péché fût tué dans sa racine ; elle exigeait autrement dit le renoncement à l’être individuel qui ayant un commencement est condamné irrévocablement à avoir une fin. La catharsis grecque, c’est-à-dire la purification morale, provient de cette conviction que les données immédiates de la conscience qui témoignent de la destruction de tout ce qui naît, nous découvrent la vérité antérieure au monde, éternelle, immuable, à jamais insurmontable.

Ce n’est pas parmi nous que doit être cherché l’être vrai, l’être réel, mais là où s’arrête le pouvoir de la loi de la naissance et de la mort, là où il n’y a plus de naissance et où, par conséquent, il n’y a plus de mort. Voilà d’où vient la philosophie spéculative. La loi de la destruction inéluctable de tout ce qui est né et a été créé, cette loi qu’a découverte la vision intellectuelle, nous apparaît comme appartenant à l’être même : la philosophie grecque en était aussi inébranlablement convaincue que la sagesse indoue ; et nous que des milliers d’années séparent des Grecs et des Indous, nous sommes tout aussi peu capables de nous débarrasser du pouvoir de cette vérité évidente, que ceux qui furent les premiers à la découvrir et à nous la montrer.

Seul le livre des livres présente sous ce rapport une exception énigmatique.

Ce qui y est dit se trouve directement opposé à ce que les hommes ont découvert au moyen de leur vision intellectuelle.

Tout fut créé par le Créateur, lisons-nous au début de la Genèse ; tout a un commencement. Mais il n’en découle nullement un manque, un vice, un péché dans l’être ; au contraire, c’est ce fait précisément qui conditionne tout ce qu’il peut y avoir de bon dans l’univers. Autrement dit, l’acte créateur de Dieu est la source, la source unique qui plus est, de tout le bien. Le soir de chaque jour de la création, ayant contemplé son œuvre, Dieu dit : « Que cela était bon » ; et le dernier jour, Dieu ayant considéré tout ce qu’il avait fait, « vit que tout était bon ». Et le monde, et les hommes (que Dieu avait bénis) créés par Dieu, et précisément parce qu’il les avait créés, étaient parfaits, n’avaient aucun défaut ; le mal n’existait pas dans l’univers créé par Dieu, et le péché d’où est sorti le mal n’existait pas non plus. Le péché et le mal sont venus après. D’où sont-ils venus ? À cette question aussi l’Écriture apporte une réponse définie. Parmi les autres arbres, Dieu avait planté dans l’Eden l’arbre de la vie et l’arbre de la science du bien et du mal. Et Il dit au premier homme : « Vous pouvez manger des fruits de tous les arbres, mais ne touchez pas aux fruits de l’arbre de la science, car le jour où vous y goûterez vous mourrez ». Mais le tentateur (dans la Bible, il est appelé le serpent, le plus rusé des animaux créés par Dieu) dit à Ève : « Non, vous ne mourrez pas, mais vos yeux s’ouvriront et vous serez comme les dieux sachant le bien et le mal ». L’homme se laissa tenter, goûta au fruit interdit, ses yeux s’ouvrirent et il devint savant. Qu’est-ce qui lui apparut ? qu’apprit-il ? Il lui apparut ce qui était apparu aux philosophes grecs et aux sages indous : « le tout est bon » divin est injustifié ; tout n’est pas bon dans le monde créé. Dans le monde créé et précisément parce qu’il est créé, il est impossible qu’il n’y ait pas de mal, beaucoup de mal, un mal insupportable, ainsi qu’en témoignent avec une évidence indiscutable notre raison et tout ce qui nous entoure, les données immédiates de la conscience. Celui qui regarde le monde « les yeux ouverts », celui qui « sait » ne peut juger autrement. À partir du moment où les hommes sont devenus scientes, c’est-à-dire avec le savoir, le péché s’est introduit dans le monde, le péché et le mal. Ainsi dit la Bible.

La question se pose à nous, hommes du XXe siècle, comme elle se posait aux anciens : d’où vient le péché, d’où viennent les tourments et les horreurs de l’existence ? Existe-t-il un vice dans l’être même qui en tant que créé, bien que par Dieu, en tant qu’ayant un commencement, doit être inévitablement entaché d’imperfection, en vertu d’une loi éternelle qui n’est soumise à rien et à personne même pas à Dieu, imperfection qui le condamne d’avance à la destruction, ou bien le péché, le mal consistent-ils dans le « savoir », dans les « yeux ouverts » et proviennent-ils ainsi du fruit défendu ?

Hegel, qui avait absorbé en lui toute la pensée européenne, vieille de vingt-cinq siècles, affirmait sans la moindre hésitation : le serpent n’a pas trompé l’homme, les fruits de l’arbre de la science sont devenus la source de la philosophie pour tous les temps. Et il faut bien l’avouer : du point de vue historique, Hegel a raison. Les fruits de l’arbre de la science sont en effet devenus la source de la philosophie, la source de la pensée pour tous les temps. Les philosophes non seulement les païens, mais les juifs et les chrétiens qui considéraient la Bible comme un livre inspiré, tous les philosophes voulaient être savants, et ne voulaient pas renoncer aux fruits de l’arbre interdit. Pour eux le péché n’est pas venu de l’arbre de la science, rien de mauvais ne peut venir du savoir.

À quoi tient cette conviction des hommes que le mal ne peut provenir du savoir. Personne ne se pose cette question. Il ne vient à l’esprit de personne que l’on peut chercher et trouver la vérité dans l’Écriture. Il ne faut chercher la vérité que dans sa propre raison, et n’est vrai que ce que la raison admet comme vrai. Ce n’est pas le serpent, mais Dieu qui a trompé l’homme.

Kierkegaard vivait à l’époque où Hegel régnait sur les esprits en Europe, et il ne pouvait évidemment échapper au pouvoir de la philosophie hégélienne. Hegel répétait ce que la philosophie avait enseigné durant vingt-cinq siècles, déclarait que tout ce qui était réel était raisonnable, autrement dit que l’homme devait accepter et approuver toutes les horreurs de la vie. Mais lorsque par la volonté du sort, Kierkegaard dut affronter ces horreurs, les subir, il comprit toute la profondeur et le sens bouleversant du récit biblique sur la chute du premier homme. Les hommes échangèrent la foi qui déterminait les rapports entre la créature et le Créateur, qui signifiait une liberté sans limites et une possibilité infinie, contre la connaissance, contre une dépendance totale des principes éternels morts, en anéantissant toute vie. Le savoir n’a pas donné à l’homme la liberté, comme le prétend la philosophie spéculative. Il nous a rendus esclaves, nous a livrés au bon plaisir des vérités éternelles. Mais comment cela est-il arrivé ? Comment l’homme innocent a-t-il pu être tenté par les fruits de l’arbre de science du bien et du mal et croire le tentateur lorsque celui-ci lui promit que s’il goûtait aux fruits défendus, il deviendrait comme Dieu ?

Dans son livre Le Concept d’Angoisse, Kierkegaard écrit au sujet de la chute de l’homme innocent : « Cet état (c’est-à-dire l’état d’innocence) comporte la paix et le repos ; mais en même temps, il implique autre chose qui n’est ni la discorde, ni la lutte, car il n’y a rien, contre quoi combattre. Qu’est-ce donc ? Le néant. Mais quel effet produit le néant ? Il engendre l’angoisse. Le profond mystère de l’innocence, c’est qu’elle est en même temps angoisse ».

Mais qu’est-ce que cette angoisse devant le néant ? Ayant écarté toutes les défenses que la raison et la morale dressent devant notre pensée, Kierkegaard nous dévoile ici des choses extraordinaires : « On peut comparer cette angoisse au vertige, nous dit-il. Celui qui se voit obligé de plonger son regard dans un abîme béant est saisi de vertige... L’angoisse (de l’homme innocent) est donc le vertige de la liberté... La liberté s’écroule dans le vertige. La psychologie ne peut, ne veut même rien dire de plus. Au même instant, tout est transformé, et en se relevant la liberté s’aperçoit qu’elle est coupable. L’angoisse est un malaise féminin, où la liberté s’écroule sans connaissance. Psychologiquement parlant, la chute se produit toujours dans cette syncope ».

Kierkegaard s’absorbe avec une attention tendue dans le nouveau problème du néant qui vient de se dévoiler à lui et dans les rapports entre ce néant et l’angoisse. « Si nous demandons, écrit-il à un autre endroit du Concept d’Angoisse, quel est l’objet de l’angoisse, la réponse sera toujours : le néant. L’angoisse et le néant vont toujours de pair... Qu’est-ce en somme que le néant dans l’angoisse du paganisme ? C’est le destin... Le destin est l’unité de la nécessité et du hasard. Ceci trouve son expression dans le fait que le destin est représenté aveugle ; celui qui avance à l’aveuglette se meut aussi bien nécessairement qu’accidentellement : une nécessité inconsciente d’elle-même est de fait un hasard par rapport à l’instant suivant. Le destin est par conséquent le néant de l’angoisse ». Plus loin Kierkegaard nous explique : l’homme le plus génial n’a pas le pouvoir de vaincre par ses propres forces le concept du destin. Au contraire, « le génie découvre partout le destin et d’autant plus profondément qu’il est profond lui-même... Le génie manifeste précisément sa puissance originelle en ce qu’il découvre le destin, mais par là même il prouve également son impuissance ». Et Kierkegaard termine ses réflexions par ces paroles provocantes : « Cette existence géniale, en dépit de son éclat, de sa beauté, de son immense portée historique, est péché. Il faut du courage pour le comprendre. Et celui qui n’a pas encore appris à assouvir la faim de son âme en détresse, le comprendra difficilement. Et cependant, c’est ainsi ».

Kierkegaard varie à l’infini les pensées exprimées ci-dessus, qui toutes culminent dans son affirmation que l’angoisse du néant aboutit à la syncope de la liberté, que l’homme ayant perdu sa liberté, se trouve sans forces et prend dans sa faiblesse le destin pour la toute-puissante nécessité ; et l’homme s’attache d’autant plus à cette conviction que sa pensée est plus lucide, ses dons plus grands. Vous voyez donc que Kierkegaard accepte intégralement le récit biblique de la chute du premier homme. Le génie, le plus grand génie, admiré du monde entier, considéré comme le bienfaiteur de l’humanité, qu’attend une gloire immortelle sur terre, précisément parce qu’il est un génie, parce qu’il fait entièrement confiance à la raison, parce que son regard lucide pénètre l’existence presque dans ses dernières profondeurs, le génie est aussi le plus grand pécheur, le pécheur « par excellence ». Au moment même où il découvrit « les vérités générales et obligatoires » qui constituent aujourd’hui encore les conditions du savoir objectif, Socrate renouvela le crime d’Adam : il goûta aux fruits de la connaissance, et le néant se transforma pour lui en nécessité, qui, telle la tête de Méduse, pétrifie tous ceux qui se retournent vers elle... Et il ne se douta même pas de la portée de ce qu’il avait fait, tout comme ne se douta de rien notre ancêtre quand il accepta des mains d’Ève les fruits à l’aspect si séduisant. Sous la conjuration prononcée par le tentateur : « Vous serez comme les dieux, connaissant le bien et le mal », se dissimulait l’invincible force du néant qui paralysa la volonté jusqu’alors libre de l’homme.

Kierkegaard formule encore cette même idée de la façon suivante : « À Dieu tout est possible : Dieu veut donc dire pour l’homme que tout est possible. Pour le fataliste tout est nécessaire. La nécessité est son Dieu : cela revient à dire qu’il n’a pas de Dieu ». Kierkegaard rejeta la conception grecque du pouvoir de la nécessité, que nous apporta la raison. C’est là le sens de ses mots : « pour atteindre Dieu, il faut renier la raison ». Il rejeta également l’idée grecque que l’éthique est le suprême, ainsi que la conviction des anciens que la liberté est la possibilité de choisir entre le bien et le mal. Une telle liberté n’est que celle de l’homme déchu, c’est un esclavage. La vraie liberté est la possibilité. La possibilité de salut là où notre raison affirme qu’il n’y a plus aucune possibilité. Seule la foi donne à l’homme le courage de regarder en face la folie et la mort. La philosophie spéculative se résigne devant l’inévitable, la philosophie existentielle le surmonte, devant elle la nécessité se transforme en un néant impuissant.

C’est cette conviction qui est à la base de la doctrine de Kierkegaard. Car si rien ne domine la nécessité, telle que la concevaient les Grecs, Dieu domine le péché commis par l’homme.

« Dieu envoya son fils unique dans le monde, enseigne Luther, et le chargea de tous les péchés, en lui disant : « Tu es Pierre, celui qui renia, tu es Paul, persécuteur et blasphémateur, tu es David, adultère, tu es le pécheur qui mangea la pomme dans le paradis ».

La raison ne peut concevoir cela, notre éthique se révolte là contre. Mais Dieu est au-dessus de l’éthique, au-dessus de la raison, Il prend sur lui nos péchés et détruit les horreurs de la vie.

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 mai 2013.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] S. Kierkegaard, Crainte et Tremblement, tr. par P. H. Tisseau, Ed. Montaigne, Paris, 1935.

[2] S. Kierkegaard, La Répétition, tr. par P. H. Tisseau, Ed. Alcan, Paris, 1933.

[3] S. Kierkegaard, Le Concept d’Angoisse, tr. par P. H. Tisseau, Ed. Alcan, Paris.

[4] S. Kierkegaard, Traité du Désespoir, tr. par K. Ferlov et J.J. Gâteau. Ed. Gallimard, Paris, 1932.

[5] S. Kierkegaard, Le Droit de mourir pour la vérité, Le Génie de l’Apôtre, tr. par P. H. Tisseau, Ed. chez le traducteur, Bazoges-en-Pareds, Vendée.

[6] S. Kierkegaard, Le Droit de mourir pour la vérité, Le Génie de l’Apôtre, tr. par P. H. Tisseau, Ed. chez le traducteur, Bazoges-en-Pareds, Vendée.