LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Léon Chestov

(Шестов Лев Исаакович)

1866 – 1938

 

 

 

 

LA NUIT DE GETHSÉMANI

ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE PASCAL

(Гефсиманская ночь)

 

 

 

1923

 

 

 

 

 


Traduction de J. Exempliarsky, Paris, Grasset, 1923.

 

 

 


TABLE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

 


 

 

 

 

 

Jésus sera en agonie jusqu’à la

fin du monde : il ne faut pas

dormir pendant ce temps-là.

Pascal. Le mystère de Jésus.

 

I

Trois cents années se sont écoulées depuis la naissance de Pascal, et guère moins depuis sa mort : Pascal a peu vécu, seulement trente-neuf années.

Pendant ces trois cents années, les hommes ont cheminé : que pouvons-nous donc apprendre d’un homme du XVIIe siècle ? Ce n’est pas lui, c’est nous qui l’instruirions, s’il revenait à la vie. D’autant que parmi ses contemporains même, Pascal était un « arriéré » : il n’était pas entraîné, avec tous les autres, en avant, vers un avenir « meilleur », mais en arrière, dans les profondeurs du passé. Comme Julien l’Apostat, il voulait faire revenir en arrière « la roue du temps ». En effet, il était un apostat ; il avait abandonné, renié tout ce que l’humanité avait acquis par un effort commun, pendant les deux siècles brillants, ces siècles que la postérité reconnaissante a nommés : « Renaissance ». Tout se renouvelait, et tous voyaient dans ce renouvellement leur destinée historique. Mais Pascal avait peur de la nouveauté. Tous les efforts de sa pensée, si inquiète en même temps que profonde et concentrée, il les appliquait à résister aux courants de l’histoire, à ne pas se laisser entraîner par eux.

Peut-on lutter, est-il sensé de lutter contre l’histoire ? de quel intérêt peut être pour nous un homme qui essaie de forcer le temps à revenir en arrière ? N’est-il pas condamné d’avance (et avec lui toute son œuvre) à l’insuccès, à la non réussite, à la stérilité ?

Il ne peut y avoir deux réponses à cette question. L’histoire est implacable pour les apostats. Pascal n’a pas évité le sort commun. Il est vrai que ses œuvres continuent à être imprimées, qu’aujourd’hui encore on le lit, qu’il est même loué, célébré ; que des cierges brûlent continuellement devant son image, et brûleront longtemps, très longtemps. Mais personne ne l’écoute : d’autres sont écoutés, ceux-là contre qui il luttait, ceux-là qu’il haïssait. C’est chez d’autres que lui qu’on va chercher la vérité à laquelle il sacrifia sa vie. Ce n’est pas Pascal, c’est Descartes qui est considéré comme le père de la philosophie nouvelle ; et ce n’est pas de Pascal, c’est de Descartes que nous acceptons la vérité ; car où cherchera-t-on la vérité sinon dans la philosophie ? Tel est le jugement de l’histoire : on admire Pascal, et on passe son chemin. C’est un jugement sans appel.

Si Pascal pouvait être rappelé à la vie, que répondrait-il à ce jugement de l’histoire ? Question oiseuse, dira-t-on ; l’histoire compte avec les vivants, et non avec les morts. Je le sais ; mais j’estime que pour une fois, et puisqu’il s’agit de Pascal, il est légitime d’obliger l’histoire à compter avec les morts. Il est vrai que l’entreprise est fort difficile et fort embarrassante ; il est vrai que l’histoire devra inventer pour se justifier une philosophie nouvelle, car celle de Hegel (tous l’adoptent, ceux même dont Hegel n’est pas le maître ; et, dès longtemps avant Hegel, nombreux étaient ceux qui la professaient) — celle de Hegel se montrera inapplicable.

Après tout, est-il si terrible, cet embarras ? et faut-il défendre Hegel à tout prix ? Jusqu’à présent on écrivait l’histoire en partant de cette supposition (personne, d’ailleurs, ne l’a vérifiée) que les hommes une fois morts n’ont plus aucune sorte d’existence, qu’ils sont, par conséquent, désarmés contre le jugement de la postérité, et sans influence sur la vie. Mais le temps viendra, peut-être, où les historiens eux-mêmes sentiront en ceux qui ont cessé de vivre des hommes pareils à eux. Alors ils deviendront plus prudents et plus circonspects dans leurs jugements. Notre sentiment aujourd’hui, notre conviction même, c’est que les défunts se taisent et se tairont toujours, quoi qu’on dise d’eux, de quelque manière qu’on les traite. Mais si cette conviction nous est un jour ôtée, si nous sentons que les défunts peuvent à chaque instant revenir à la vie, sortir de la tombe, faire irruption dans notre existence et se présenter devant nous comme nos égaux — quel langage parlerons-nous alors ?

Il faut avouer que cela est possible ; qu’il est possible, veux-je dire, que les défunts ne soient pas aussi faibles, aussi dénués, aussi morts que nous le pensons. En tous cas, la philosophie, qui, ainsi qu’on nous l’apprit, ne doit pas émettre des jugements sans preuves, ne saurait garantir in sæcula sæculorum aux historiens cette sécurité où les défunts les laissent aujourd’hui. Dans un amphithéâtre anatomique, on peut tranquillement disséquer les cadavres. Mais l’histoire n’est pas un amphithéâtre anatomique, et il est concevable que les historiens soient un jour obligés de rendre leurs comptes aux défunts. S’ils craignent leurs responsabilités et ne veulent pas être transformés eux-mêmes de juges en accusés, ils doivent, ayant rejeté Hegel, chercher des méthodes nouvelles. Je ne saurais dire si l’empereur Julien consentirait à accepter le jugement de l’histoire ; mais Pascal, dès ici-bas, avait préparé sa réponse aux générations passées et futures. Cette réponse, la voici :

« Vous-mêmes êtes corruptibles. Il est meilleur d’obéir à Dieu qu’aux hommes. J’ai craint que je n’eusse mal écrit, me voyant condamné, mais l’exemple de tant de pieux écrits me fait croire au contraire.... »

Et enfin :

« Si mes lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel : Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello. »

 

Ainsi répondit Pascal vivant à Rome menaçante ; ainsi répondrait-il, sans doute, au jugement de l’histoire. Dans ses Lettres Provinciales il avait déclaré péremptoirement : « Je n’espère rien du monde, je n’en appréhende rien, je n’en veux rien ; je n’ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien, ni de l’autorité de personne. » Un homme qui n’attend rien du monde, qui ne craint rien, qui n’a besoin ni des biens du monde, ni d’un appui quelconque, peut-on lui faire peur avec des jugements, peut-on le contraindre au reniement par des menaces ? L’histoire lui paraîtra-t-elle comme une instance de vérité, comme la dernière instance ?

Ad tuum, Domine, tribunal appello.

Je pense que dans ces paroles est contenue la solution de l’énigme que présente la philosophie de Pascal. Le juge suprême dans tous les différends, ce n’est pas l’homme, mais Celui qui est au-dessus des hommes. Et, par conséquent, pour trouver le vrai il faut se libérer de ce que les hommes considèrent ordinairement comme vrai.

Longtemps la légende a prévalu que Pascal aurait été un cartésien. Aujourd’hui tout le monde convient que cela n’est pas ; non seulement Pascal n’a jamais été un disciple de Descartes, mais au contraire Descartes incarnait ce contre quoi Pascal luttait. Il le dit ouvertement dans ses « Pensées » : « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences, Descartes. » Et encore : « Descartes inutile et incertain. » Et enfin, d’une façon tout à fait décisive et avec l’exposé des motifs du jugement : « Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu ; mais il n’a pas su s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela il n’a plus que faire de Dieu. » Il est parfaitement évident que ce « je ne puis pardonner » s’applique non seulement à Descartes, mais à toute l’ancienne philosophie dans laquelle Descartes avait été élevé, et à toute la philosophie à venir, dont Descartes posait les bases. Que représentait cette philosophie, sinon la conviction que le monde est « naturellement explicable » ; que l’homme peut « se passer de Dieu » (les pélagiens avaient formulé cette idée dans la phrase : homo emancipatus a Deo) ; et en quoi consistait l’idée dominante de Rome sinon dans la même conviction, puisque Pascal a dû en appeler à Dieu ?

Pascal l’avait senti de très bonne heure, et les dernières années de sa vie n’ont été qu’une lutte continuelle et pénible contre le monde et contre Rome, qui tendaient à s’émanciper de Dieu. D’où le caractère paradoxal, si énigmatique, de sa philosophie et de sa conception de la vie. Ce qui tranquillise ordinairement les hommes, suscite en lui la plus grande inquiétude, et au contraire, ce que les hommes craignent le plus, fait naître en lui les grands espoirs. Et plus il avance, plus il se fortifie dans cette conception de la vie. Aussi devient-il toujours plus étranger et plus effrayant pour les hommes. Nul ne le conteste : Pascal est un grand homme, un homme génial et inspiré, chaque ligne de ses écrits en porte témoignage. Mais chaque ligne prise séparément et tous ses écrits pris ensemble sont inutiles, sont hostiles aux hommes. Non seulement ils ne donnent rien, mais ils enlèvent tout. Les hommes ont besoin de quelque chose de « positif », de quelque chose qui résoud et qui calme. Que peuvent-ils attendre de Pascal qui, dans l’élan d’une sombre inspiration, proclame ou plutôt jette ce grand cri : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »

II

L’agonie de Jésus durera jusqu’à la fin du monde — et, par conséquent, il ne faut pas dormir tout ce temps-là. Cela se peut dire, tout se peut dire. Mais un homme peut-il se donner, peut-il remplir une telle tâche ? S’il ne le peut, quel sens ont ces paroles ? Pascal, comme Macbeth, veut « assassiner le sommeil » ; plus encore, il semble exiger que tous les hommes s’associent à cette œuvre horrible. La raison humaine déclare, sans hésiter, que l’exigence de Pascal est inexécutable et insensée. Et on ne peut pas ne pas obéir à la raison. Pascal lui-même nous l’enseigne :

« La raison nous commande bien plus impérieusement que le maître ; car, en désobéissant à l’un, on est malheureux, et en désobéissant à l’autre, on est un sot. » Donc, comment refuser obéissance à la raison ? Et qui osera le faire ? Saint Pierre l’apôtre, quand Jésus lui demanda de demeurer avec lui afin d’alléger ses souffrances, n’eut pas la force de vaincre le sommeil ; Pierre dormait pendant que Jésus priait : « Que ce calice s’éloigne de moi... », pendant qu’il criait : Tristis est anima mea usque ad mortem. Quand Jésus fut saisi par les soldats et traîné vers ses bourreaux, Pierre continuait à dormir ; car ce n’est qu’en dormant qu’un homme a pu, en une nuit, renier trois fois son Dieu. Et tout de même c’est Lui, qui savait que Pierre devait dormir et, dans son sommeil, renier Dieu, c’est Lui qui le proclame son vicaire sur la terre et lui remet les clefs terrestres du royaume céleste. Donc, d’après les décisions insondables du Créateur, son vicaire sur la terre ne peut être que celui qui sait dormir si profondément, celui qui s’est confié à la raison à tel point qu’il ne se réveille pas même quand, dans un cauchemar, il renie son Dieu.

Il semble qu’il en a été réellement ainsi, et telle était la pensée de Pascal, aussi bien quand il composait ses Lettres Provinciales que quand il écrivait ses notes pour l’ « Apologie du christianisme » : ces notes qui nous furent conservées, et forment ses Pensées. C’est pourquoi, pensons-nous, Arnauld, Nicole et les autres solitaires de Port-Royal, compagnons de Pascal, qui après sa mort publièrent son livre, durent abréger, changer et couper beaucoup de choses. Elle se manifestait d’une manière trop choquante dans les notes qu’il avait laissées, cette pensée, monstrueuse selon l’entendement humain : le jugement dernier qui nous attend n’est pas sur la terre, mais au ciel ; donc, les hommes ne doivent pas dormir ; personne ne doit jamais dormir. Ni Arnauld, ni Nicole, Jansénius même, n’auraient supporté cette pensée. Il semble que pour Pascal lui-même elle fut un insupportable fardeau. Il la rejetait ou l’acceptait alternativement, sans jamais pouvoir l’abandonner. Si vous consultez saint Augustin, vous vous convaincrez que, malgré son pieux respect pour saint Paul, lui non plus n’osait considérer en face la parole de Dieu. Car il a dit, et répété souvent : Ego vero evangelio non crederem, nisi me catholicæ (ecclesiæ) commoveret auctoritas. L’homme ne peut pas, il n’ose pas regarder le monde avec ses propres yeux ; il lui faut les yeux « communs », l’appui, l’autorité des autres. L’homme accepte plus facilement ce qui lui est étranger, même haïssable, mais accepté par tous, que ce qui lui est proche et cher, mais rejeté par tous. Et saint Augustin, on le sait, a été le père de la fides implicita, c’est-à-dire de la doctrine d’après laquelle l’homme n’a pas besoin de communier lui-même avec la vérité du ciel, mais qu’il lui suffit d’observer les principes qui ont été déclarés véritables par l’Église. Si nous traduisons le terme fides implicita en langage philosophique ou, ce qui revient au même, dans le langage du bon sens, cela voudra dire que l’homme a le droit, que l’homme est obligé de dormir, pendant que la Divinité agonise ; cela est exigé impérieusement par la raison, à laquelle nul ne peut désobéir. En d’autres termes : passé certaines limites, la curiosité de l’homme devient inopportune. Aristote l’a formulé dans le mot célèbre : ne rien accepter sans preuves est un signe de manque d’éducation philosophique.

En effet, il n’y a qu’un homme mal éduqué au point de vue philosophique ou un homme privé de bon sens qui veuille questionner et chercher indéfiniment. Car il est évident que, quand on a une fois commencé à questionner ainsi, on ne peut arriver à la réponse définitive. Mais comme — ceci est également évident — on ne questionne que pour avoir une réponse, il faut donc savoir s’arrêter à temps, et renoncer à questionner.

Il faut se tenir prêt à consentir, à un moment donné, à ce renoncement, et soumettre sa liberté individuelle, dangereuse et inutile, à une personnalité, à une institution quelconque, ou à un principe inébranlable. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, saint Augustin est resté fidèle aux enseignements de la philosophie grecque. Il n’a fait que remplacer le principe général ou les principes généraux, dont la totalité constituait pour les anciens la Raison, par l’idée de l’Église, aussi infaillible, à son point de vue, que l’était, au point de vue des anciens, la Raison. Mais la valeur théorique et pratique de l’idée de l’Église et de celle de la raison était essentiellement la même. La raison garantissait aux anciens l’assurance et la fermeté, ce droit au sommeil que le moyen-âge trouvait dans l’Église catholique. L’importance « historique » de saint Augustin est déterminée, dans une grande mesure, par ce désir et cette puissance qu’il eut de créer, dès ici-bas (car on pense peu au ciel ; il n’est pas jusqu’aux croyants qui n’apprécient la terre beaucoup plus qu’on ne l’eût supposé), les assises qui soient, ou du moins semblent être, assez solides pour que les portes de l’enfer même ne puissent les ébranler. Saint Augustin n’aurait jamais répété avec Pascal : ad tuum, Domine, tribunal appello, et Port-Royal, nous le savons, a omis cette phrase. Port-Royal aurait osé, tout au plus, en appeler de la décision de Rome au futur Concile œcuménique. En appeler à Dieu, n’était-ce pas attenter à « l’unité » de l’Église ? C’est ce qui est arrivé à Luther. Quand celui-ci, comme Pascal, vit de ses propres yeux que les clefs terrestres du royaume céleste se trouvaient entre les mains de celui qui, par trois fois, avait renié Dieu ; quand, épouvanté par sa découverte, il détourna les yeux de la terre et chercha la vérité au ciel, sa crise se dénoua et il rompit avec l’Église.

Luther, comme Jansénius et Pascal, se reportait toujours à saint Augustin. Ni Luther, ni Jansénius, ni Pascal, n’étaient tout à fait autorisés à le faire. Saint Augustin avait lutté contre Pélage et obtenu sa condamnation. Mais quand il était apparu que l’Église, comme toutes les institutions humaines, ne pouvait exister sans cette morale grecque qu’avait prêchée Pélage, saint Augustin prit la défense des thèses qu’il venait de combattre avec génie. Pascal, faisant appel au tribunal de Dieu, avait été beaucoup plus loin qu’il ne paraissait nécessaire à ses amis de Port-Royal ; le vrai Pascal, tel qu’il se manifeste maintenant devant nous, était, pour ces jansénistes, plus dangereux que les jésuites et Pélage même. Car, en vérité, un homme qui n’attend rien du monde, qui n’a besoin de rien, qui ne craint rien, à qui nulle autorité n’en impose, qui pense sans compter avec quoi que ce soit et sans se conformer à rien, quelles idées un tel homme n’inventerait-il pas ? Aujourd’hui on s’est habitué à Pascal, tout le monde le lit dès l’enfance, on apprend par cœur des extraits de ses Pensées. Qui ne connaît son « roseau pensant » ; qui n’a pas entendu : « on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais » ; qui n’a admiré son paradoxe spirituel sur l’histoire universelle et le nez de Cléopâtre, etc. On écoute cela comme si ce n’était que des observations inoffensives, fines et réjouissantes, après lesquelles on peut vivre et dormir aussi tranquillement qu’après toute autre lecture agréable. On pardonne tout au « misanthrope sublime », et c’est probablement cette insouciance dont nous faisons preuve qui a permis à l’histoire « intelligente » de conserver jusqu’à nous les œuvres de Pascal, quoiqu’elles ne répondissent aucunement aux fins « élevées » qu’elle s’assigne. L’histoire « sait » que les hommes ne verront pas ce qu’ils ne sont pas appelés à voir, même si on le leur montre. Pascal le dit avec cette franchise naturelle à l’homme qui ne craint rien et n’attend rien du monde : « Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est la vraie sagesse de l’homme. » Et il semble que nous n’avons aucun moyen de lutter contre cette ignorance naturelle qui est la vraie sagesse sur la terre. « Ce n’est point ici le pays de la vérité : elle erre inconnue parmi les hommes. » Que la vérité se montre aujourd’hui à l’homme, libre de tout voile : il ne la reconnaîtra pas, car d’après les « critérium » de la vérité, c’est-à-dire d’après la totalité des signes qui, selon nos convictions, distinguent la vérité de l’erreur, l’homme sera forcé de la reconnaître pour erreur. Avant tout il se convaincra que non seulement elle n’est pas utile, mais qu’elle est nuisible aux hommes. Presque toutes les vérités qu’avait découvertes Pascal après qu’il dût en appeler du tribunal du monde et de Rome à celui du Seigneur, et qu’à ce tribunal il eût appris que l’homme ne doit pas dormir jusqu’à la fin du monde, toutes ces vérités sont nuisibles, dangereuses, exceptionnellement effrayantes et destructrices. C’est pour cela, répétons-le, que Port-Royal les a sévèrement censurées. Port-Royal, et jusqu’à l’indomptable Arnauld, étaient convaincus que les vérités doivent être utiles et non nuisibles. Je vous accorderai que Pascal lui-même avait cette conviction. Mais Pascal ne faisait pas grand cas de ses convictions, comme il ne faisait aucun cas de presque tout (ce « presque », hélas, ne ménage personne, pas même Pascal !) — de presque tout ce qui est cher aux hommes. Et cette capacité de sacrifier ses propres convictions humaines ainsi que celles des autres est, peut-être, un des traits les plus énigmatiques de sa philosophie, et qui, disons-le franchement, nous serait resté probablement inconnu si, au lieu des notes en désordre qui constituent ses Pensées, nous possédions son livre achevé, son « Apologie du christianisme ». Car une « apologie » doit défendre Dieu devant les hommes ; il lui faut donc, bon gré mal gré, reconnaître comme dernière instance la raison humaine. Pascal, s’il avait pu terminer son travail, n’aurait pu exprimer que ce qui est acceptable pour les hommes et leur raison. Même dans ses pensées détachées, Pascal se rappelle, de temps en temps, les droits souverains de la raison ; alors il s’empresse de lui témoigner ses sentiments de soumission : il a peur de passer devant ses proches, devant lui-même, pour un sot. Mais cette soumission reste tout extérieure. Dans les profondeurs de son âme, Pascal méprise et hait cet autocrate, il ne pense qu’à secouer le joug du tyran détesté à qui obéissaient si volontiers ses contemporains, et même le grand Descartes. « Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante. » Pascal n’a pensé qu’à humilier notre raison si fière et si sûre d’elle-même, à lui enlever le pouvoir de juger Dieu et les hommes. Tout le monde trouvait que, pour nous servir du langage des pélagiens, il était donné à la raison de dicter des lois : quitus nos (et non seulement nous, mais Dieu lui-même) laudabiles vel vituperabiles sumus[1]. Pascal dédaigne ses louanges et reste indifférent à son blâme. « La raison a beau crier, elle ne peut mettre prix aux choses. »

III

Nous voyons que Pascal appelle devant le tribunal de Dieu non seulement Rome, mais la raison elle-même. Et précisément devant le tribunal de Dieu, et non devant celui de la raison, comme d’autres philosophes avaient fait avant lui (certains le font encore). Ces philosophes, Pascal les connaissait, quoi qu’à vrai dire il n’en ait pas connu beaucoup. Il n’était pas un érudit, et son savoir d’historien-philosophe, Montaigne presque seul le lui donnait. Mais tout en louant Montaigne, tout en s’inclinant devant lui, Pascal comprenait très bien qu’il est inutile d’en appeler à la raison dans la lutte contre la raison : car une fois que la raison est le juge suprême, on peut être assuré qu’elle ne se rendra pas de bon gré et se justifiera toujours.

Mais comment faut-il comprendre ce jugement de Dieu concernant la raison ? En quoi ce jugement consiste-t-il, que peut-il apporter aux hommes ? La raison nous donne l’assurance, la certitude, la fermeté, les jugements clairs et distincts, solides et définis. Peut-on espérer que, ayant renié la raison et l’ayant détrônée, nous arrivions à une stabilité et à une certitude plus grandes ? Certainement, s’il en était ainsi, tous suivraient volontiers Pascal. Il nous serait accessible, proche, compréhensible. Mais le jugement dernier ne ressemble en rien aux jugements auxquels nous nous sommes habitués sur la terre, et les arrêts du tribunal suprême ne ressemblent en rien aux arrêts des tribunaux terrestres ; exactement comme la vérité céleste ne ressemble en rien à la vérité terrestre. La vérité terrestre — le plus savant philosophe et le plus humble des manœuvres le savent également, car c’est la loi principale et constante non seulement de notre pensée, mais de notre existence même — la vérité terrestre est toujours égale à elle-même. L’essence de la vérité, c’est sa stabilité et son invariabilité. Les hommes en sont tellement convaincus qu’ils ne sauraient même se représenter un autre genre de vérité. « On aime la sûreté, » dit Pascal ; « on aime que le pape soit infaillible en la foi, et que les docteurs graves le soient dans les mœurs, afin d’avoir son assurance. » Rien n’est davantage estimé sur la terre que cette fermeté, cette assurance. Et cette estime qu’on leur voue, la raison l’enseigna aux hommes, cette raison qui leur fournit toutes les stabilités et toutes les certitudes grâce auxquelles on peut vivre tranquillement et dormir profondément. Rappelons-nous que les clefs terrestres du royaume des cieux échurent à saint Pierre et à ses successeurs justement parce que Pierre savait dormir et dormait pendant que Dieu, descendu parmi les hommes, se préparait à mourir sur la croix. Mais l’agonie du Christ n’est pas encore finie. Elle continue, elle durera jusqu’à la fin du monde. « Il ne faut pas dormir », nous dit Pascal. Personne ne doit dormir. Personne ne doit chercher la fermeté et l’assurance. « S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion ; car elle n’est pas certaine. » Seul peut parler ainsi un homme qui a entrepris, non d’attirer ses semblables vers la « religion », mais de les en détourner. Il semble qu’il y ait ici une erreur quelconque, un malentendu, que Pascal ait dit une chose autre que celle qu’il voulait dire. Mais non, il n’y a aucune erreur ; ailleurs Pascal s’exprime d’une manière plus forte, plus décisive encore. « Nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante, pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini. Mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. NE CHERCHONS DONC POINT D’ASSURANCE ET DE FERMETÉ. » Voilà ce que sent, voilà ce que voit et entend l’homme qui s’est décidé, ou mieux qui a été condamné à ne pas dormir jusqu’à la fin des souffrances du Christ ; laquelle fin ne viendra qu’avec la fin du monde. Tels sont les commandements, telles sont les vérités qui se révèlent à lui. Mais peut-on appeler vérité ce qui s’est révélé à lui ? Car la vérité a pour signe principal « l’assurance » et « la fermeté ». Une vérité non sûre et non ferme est une contradictio in adjecto, car justement ces signes servent à reconnaître le mensonge. Le mensonge ne reste jamais fidèle à lui-même : il est tantôt ceci, tantôt cela. Pascal est donc parvenu à adorer le « mensonge » et à rejeter la vérité ?

Il ne saurait en être autrement, puisque la raison vaincue a été pour lui l’occasion d’un tel triomphe. Nous venons de l’entendre : « Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante. » Et c’est lui qui n’a pas craint de recommander aux hommes, comme le moyen d’atteindre au vrai, un reniement complet de la raison, dans les paroles qui ont fait tant de bruit et suscité tant d’indignation : « Cela vous fera croire et vous abêtira. » Nous connaissons une quantité de tentatives faites pour mitiger la portée de ces paroles ; aucune n’est satisfaisante, aucune d’ailleurs n’est nécessaire. Renonçons une fois pour toutes à apprécier « historiquement » Pascal. Nous ne le jugeons pas. Nous ne trouvons pas que nous « sachions » plus ou mieux que lui, et c’est pourquoi nous n’avons pas le droit de ne lui prendre que ce qui répond au niveau de la science de notre temps. Cet orgueil, cette outrecuidance à juger, pourraient être justifiés si nous nous en tenions au point de vue de Hegel, si nous cherchions dans l’histoire les traces d’un « développement ». Alors les hommes du passé seraient pour nous des prévenus, et nous, hommes du présent, serions pour eux des juges exécutant sans passion les commandements de la raison éternelle et invariable, n’ayant de comptes à rendre à personne. Mais Pascal ne consent pas à reconnaître au-dessus de lui le pouvoir législatif de la raison ; Pascal ne nous reconnaît pas le droit de juger, il exige que nous apparaissions avec lui devant le tribunal du Très-Haut. Et notre assurance, l’assurance des hommes venus au monde plus tard que lui, ne le trouble nullement, pas plus que le fait que nous sommes vivants, et que lui est mort. Sa voix, sévère et impérieuse, nous arrive d’outre-tombe, où son âme, non apaisée sur terre, trouve asile. Nos vérités les plus incontestables, les plus solides, les plus évidentes, ces veritates æternæ, ainsi qu’avant Pascal aimait à les appeler Descartes ; ces « vérités de raison » ainsi que s’exprimera, après Pascal, Leibniz, et après ce dernier, jusqu’à nous, d’autres gardiens légitimes des idées héritées de la Renaissance, ne lui en imposèrent jamais. Soyons sûrs qu’elles lui en imposent aujourd’hui moins que jamais ; car Pascal outre-tombe est assurément beaucoup plus libre et beaucoup plus hardi qu’il ne l’était jadis, alors que vivant et mêlé aux vivants, il appelait devant le tribunal du Seigneur, Rome, la raison, les hommes et l’univers.

Rome et la raison le commandent : donc, il ne faut pas le faire ; telle est la « logique » de Pascal. Telle chose, en d’autres temps, advint à Tertullien, quand il s’écria, comme s’il eût pressenti Pascal : « Crucifixus est Dei filius ; non pudet, quia pudendum est. Et mortuus est Dei filius ; prorsus credibile est, quia ineptum est. Et sepultus resurrexit ; certum est, quia impossibile est. » C’est-à-dire : Il ne faut pas avoir honte, quand la raison dit : c’est honteux ; quand elle affirme : c’est insensé, alors paraît la vérité ; et là où elle signale une parfaite impossibilité, — là, et là seulement, se trouve l’entière certitude. Ainsi parlait Tertullien vivant, il y a de cela presque deux mille ans. Croyez-vous que Tertullien mort ait renié ses paroles et qu’il croie aujourd’hui que, lorsque la raison décide : « c’est honteux », il faille avoir honte ; que lorsqu’elle décide : « c’est inepte », il faille s’écarter, et que lorsqu’elle décide : « c’est impossible », il faille se croiser les bras ? Pensez-vous que Descartes, Leibniz, et Aristote leur maître, continuent, aujourd’hui encore, à maintenir leurs « vérités éternelles », et que par devant Dieu leur logique se trouve aussi irrésistible qu’elle le fût aux hommes ?

Tout cela est fantastique à l’excès, dira-t-on ; on ne peut confronter les uns avec les autres les hommes qui depuis longtemps ont cessé de vivre ; ni Pascal et Tertullien, ni Descartes et Leibniz ne défendent plus aucune cause ; s’ils en avaient une à défendre, c’est ici-bas qu’ils le devaient faire, et l’histoire, qui est née sur la terre, ne se laisse absolument pas entraîner vers le ciel.

Tout cela peut être juste, c’est-à-dire être considéré comme vrai, aujourd’hui et parmi les hommes. Mais, le rappellerais-je encore ? nous avons décidé, avec Pascal, de porter le différend devant une autre instance. Nous ne sommes plus jugés par la raison avec ses : « permis », « défendu », « honteux », et autres lois et principes. Nous nous sommes mis au banc des accusés, et les lois, et les principes avec nous-mêmes. Nous avons reconnu aux morts des droits égaux à ceux des vivants ; le jugement n’appartient plus aux hommes. Il se peut même que nous n’entendions pas l’arrêt : Pascal nous a dit qu’il n’y a ni fermeté, ni assurance ; peut-être n’y a-t-il pas davantage de justice. Tous ces biens terrestres doivent être oubliés. Ce qui vous sera révélé « vous fera croire et vous abêtira... »

Voulez-vous continuer à suivre Pascal, ou votre patience est-elle à bout et préférez-vous passer à d’autres maîtres, plus compréhensibles et moins exigeants ? N’attendez de Pascal nulle douceur, nulle indulgence. Il est infiniment cruel envers lui-même, et tout de même infiniment cruel envers les autres. Si vous voulez chercher en sa compagnie, il vous prendra avec lui, mais il vous déclare d’avance que ces recherches ne vous procureront aucune joie : « Je n’approuve que ceux qui cherchent en gémissant. » Ses vérités, ou ce qu’il appelle ses vérités, sont dures, pénibles, implacables. Il ne porte avec lui aucun soulagement, aucune consolation. Il tue toute sorte de consolation. Aussitôt que l’homme s’arrête pour se reposer et revenir à soi, Pascal est là avec son inquiétude : Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas se reposer, il faut marcher, marcher sans fin ; vous êtes fatigué, vous êtes exténué ; c’est ce qu’il faut ; il faut être fatigué, il faut être lassé. « Il est bon d’être lassé et fatigué par l’inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au libérateur. » Dieu lui-même, selon Pascal, l’exige. « La plus cruelle guerre que Dieu puisse faire aux hommes en cette vie est de les laisser sans cette guerre qu’il est venu apporter. » — « Je suis venu apporter la guerre, dit-il, et pour instruire de cette guerre : « Je suis venu apporter le fer et le feu. » Avant lui le monde vivait dans cette fausse paix. »

Ainsi enseigne Pascal ou, pour mieux dire, ainsi traduit-il ce qu’il a entendu au tribunal de Dieu. Il évite tout ce qui est cher aux hommes. Les hommes aiment la fermeté — il accepte l’inconstance ; les hommes aiment la terre solide — il choisit l’abîme ; les hommes apprécient pardessus tout la paix intérieure — il célèbre la guerre et la tourmente ; les hommes aspirent au repos — il promet la fatigue, une fatigue sans fin ; les hommes font la chasse aux vérités claires et distinctes — il brouille toutes les cartes, il confond tout, et transforme la vie terrestre en un horrible chaos. Que lui faut-il ? Il nous l’a déjà dit : personne ne doit dormir.

IV

Tout cela, Pascal l’a entendu au tribunal du Très-Haut. Il l’a entendu et accepté sans résistance quoiqu’il ne l’eût sans doute pas mieux « compris » que ceux-là qui le critiquent et s’indignent contre le caractère arriéré de sa pensée. Il paraissait, il paraît encore aux hommes, comme un énergumène, un fanatique. Il se parut tel à lui-même, et il était en effet énergumène et fanatique. Donc, si nous avions conservé le droit de le juger, il ne nous en coûterait rien de l’accuser.

Mais (bonne ou mauvaise chance) nous venons de nous rappeler le « non pudet quia pudendum est », c’est-à-dire que, au moins quelquefois, il ne faut pas avoir honte quand même le monde entier crie d’une voix : « C’est honteux ». Et nous savons d’ailleurs que Pascal avait porté sa cause au tribunal du Dieu qui avait accepté la chose la plus honteuse de toutes les choses tenues pour honteuses parmi les hommes. Que nous le veuillions ou non, nous sommes obligés, en écoutant Pascal, de vérifier tous nos : pudet, ineptum, impossibile, toutes nos veritates æternæ.

Il ne faut pas oublier que Pascal n’a pas tout à fait choisi son destin. Le destin l’a choisi. En glorifiant la cruauté et l’implacabilité, Pascal glorifiait Dieu lui-même, Dieu qui lui avait envoyé, comme autrefois à Job, des épreuves inouïes. En chantant des louanges à l’ « ineptie », il célébrait également Dieu, qui l’avait privé des consolations de la raison. Et lorsqu’il mettait tout son espoir dans l’ « impossible », Dieu seul pouvait lui inspirer une pareille folie. Et en effet, rappelons quelle fut sa vie. Ses biographes nous disent : « Quoique depuis l’année 1647 jusqu’à sa mort il se soit passé près de quinze ans, on peut dire néanmoins qu’il n’a vécu que fort peu de temps depuis, ses maladies et ses incommodités continuelles lui ayant à peine laissé deux ou trois ans d’intervalle, non d’une santé parfaite, car il nen a jamais eu, mais d’une langueur plus supportable et dans laquelle il n’était pas entièrement incapable de travailler. » Sa sœur raconte : « Il nous disait quelquefois que depuis l’âge de dix-huit ans il n’avait pas passé un jour sans douleur. » La préface de Port-Royal témoigne de même : « Ses maladies ne l’ont presque jamais laissé sans douleur pendant toute sa vie. »

Cette torture continuelle, qu’est-elle, qui l’avait créée ? Et pourquoi ? Nous voulons croire qu’on ne peut poser la question de cette façon. Personne n’avait prémédité la torture de Pascal, et elle ne pouvait servir à rien. À notre avis, il n’y a, il ne peut exister ici aucune question. Mais pour Pascal, aussi bien que pour Job mythique ou pour Nietzsche, qui vient de vivre parmi nous, c’est là, et rien que là, que se cachent toutes les questions qui peuvent avoir de l’importance pour l’homme. Si nous n’en croyons pas « l’arriéré » Pascal ou le primitif Job, acceptons le témoignage de Nietzsche « l’avancé ». Il nous dira : « Quant à ma maladie, je lui dois sans doute plus qu’à ma santé. Je lui dois toute ma philosophie. Seule une grande douleur est la dernière libératrice de l’esprit. Elle enseigne une grande suspicion, elle fait de chaque U un X, un vrai, un véritable X, c’est-à-dire l’avant-dernière lettre avant la dernière. Seule une grande douleur, cette longue et lente douleur qui semble nous consumer sur un bûcher humide, seule cette douleur nous force, nous autres philosophes, à descendre dans nos dernières profondeurs et à rejeter tout ce qui est confiant, bonhomme, conventionnel, lénitif, et où nous-mêmes, peut-être, avions autrefois mis notre humanité. » Pascal aurait pu répéter textuellement ces paroles de Nietzsche, et avec un droit égal. Du reste il le dit lui-même dans son admirable prière « pour demander à Dieu le bon usage des maladies ». Le « croyant » Pascal et « l’incroyant » Nietzsche, Pascal qui avait dirigé toutes ses pensées en arrière, vers le moyen-âge, et Nietzsche qui ne vivait que dans l’avenir, sont entièrement d’accord dans leurs témoignages. Et ce n’est pas seulement dans leurs témoignages qu’ils sont si proches : leurs « philosophies », pour celui qui est prêt à se détacher des mots et qui sait distinguer, sous des vêtements différents, une essence identique, semblent presque coïncider. Il faut seulement se rappeler ce que les hommes oublient le plus volontiers et ce qu’a exprimé, autrefois, avec une telle force, le moine Luther dans son commentaire à l’épître aux Romains, commentaire qu’il avait écrit longtemps avant sa rupture avec l’Église : « Blasphemiæ... aliquanto gratiores sortent in aure Dei quant ipsum Alleluya vel quæcumque laudis jubilatio. Quanto enim horribilior et fedior est blasphemia, tanto est Deo gratior[2]. » En comparant les « horribiles blasphemiæ » de Nietzsche aux « laudis jubilationes » de Pascal, si différentes entre elles, les unes comme les autres si indifférentes à l’oreille de l’homme de notre temps et, s’il faut en croire Luther, si familières, si précieuses à Dieu, on commence à penser que l’histoire « intelligente » cette fois peut-être est trompée, et qu’en dépit de ses jugements, Pascal, qu’elle avait tué, a ressuscité, deux siècles plus tard, dans la personne de Nietzsche. Ou bien l’histoire a-t-elle malgré tout atteint son but ? Nietzsche est-il voué au sort de Pascal ? Tout le monde l’admire, mais qui l’entend ? Personne sans doute. Il se peut, il est même probable qu’il en est ainsi. Nietzsche lui aussi en avait appelé de la raison au contingent, au capricieux, à l’incertain, des « jugements synthétiques a priori » de Kant à la « volonté de puissance » ; lui aussi enseignait : non pudet quia pudendum est ; ce qu’il avait traduit : « par delà le bien et le mal » ; lui aussi trouvait sa joie dans « l’inepte » et cherchait la certitude là où les hommes voient « l’impossibilité ».

Pascal, nous raconte l’abbé Boileau, « croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et y faisait mettre une chaise pour se rassurer : je sais l’histoire d’original. Ses amis, son confesseur, son directeur avaient beau lui dire qu’il n’y avait rien à craindre, que ce n’étaient que les alarmes d’une imagination épuisée par une étude abstraite et métaphysique ; il convenait de tout cela avec eux, et un quart d’heure après il se creusait de nouveau le précipice qui l’effrayait. » Il n’est pas possible de vérifier ce récit ; mais, à en juger par les œuvres de Pascal, l’abbé dit vrai. Tout ce qu’a écrit Pascal nous prouve qu’au lieu d’un terrain solide sous ses pieds, il voyait et sentait toujours un abîme (encore une analogie étrange entre le destin de Pascal et celui de Nietzsche). On ne peut noter dans ce récit qu’une seule inexactitude : il semble que l’abîme se trouvât non « au côté gauche » de Pascal, mais sous ses pieds. Le reste est raconté ou deviné avec véracité. Il semble vrai que Pascal, pour se garer du précipice, employait une chaise : « Nous courons sans souci » — ce n’est pas l’abbé, mais Pascal lui-même qui le dit — « dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. » De sorte que, si le récit de l’abbé est une invention, c’est une invention faite par un voyant, par un esprit qui savait voir dans ces ténèbres où pour les autres tout se confond dans une indifférence grise.

Il est certain que Pascal n’a pas eu un seul jour sans souffrance, qu’il a presque ignoré le sommeil (Nietzsche aussi) ; il est également certain que Pascal, au lieu de sentir un terrain solide sous ses pieds, sensation commune des hommes, se sentait sans appui au-dessus d’un précipice, et que, s’il s’était abandonné à la tendance « naturelle », il serait tombé dans un abîme sans fond. Toutes ses Pensées nous racontent cela, et rien que cela. De là encore ses craintes si extraordinaires, si inattendues (rappelez-vous son cri : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie, etc. »), et dont ni ses amis, ni son confesseur ne pouvaient venir à bout.

Sa « réalité » ne ressemble en rien à celle de tout le monde. Tous les hommes ordinairement se sentent bien, ils n’éprouvent que très rarement une douleur pénible ou une inquiétude et ne conçoivent pas de craintes non fondées ; ils sentent toujours sous leurs pieds un terrain solide, ils ne connaissent les chutes dans l’abîme que par ouï-dire, ou, s’ils en ont l’expérience, c’est une expérience courte et qui fuit la mémoire.

Mais la réalité cesse-t-elle d’être réelle quand elle cesse d’être ordinaire ? Et avons-nous le droit de rejeter les conditions d’existence qui ne se rencontrent que rarement ? Les gens pratiques ne s’intéressent pas aux exceptions — la règle seule leur importe, et ce qui se répète continuellement. Mais la philosophie a d’autres tâches. Si, inopinément, un homme tombait sur la terre, venant de la lune ou de quelque planète, et que cet homme sût nous raconter comment vivent, en d’autres mondes, des êtres qui ne nous ressemblent pas, cet homme-là serait pour nous une trouvaille inappréciable. Pascal, comme Nietzsche et comme beaucoup d’autres dont je ne puis parler ici, est cet homme venant d’un autre monde, tel que notre philosophie ne peut que le rêver, et si dissemblable du nôtre que ce qui est pour nous une règle, n’y apparaît que comme une exception, et qu’il y arrive continuellement des choses qui chez nous ne se rencontrent pas ou presque pas. Chez nous il n’arrive jamais que les hommes marchent sur un précipice ; chez nous on marche sur la terre solide. C’est pour cela que la loi fondamentale de notre monde est la loi de la gravitation : tout tend vers le centre. Il n’arrive jamais chez nous qu’un homme vive dans une torture perpétuelle. Chez nous, en général, des choses difficiles alternent avec des choses faciles, et l’effort est suivi par le calme et le repos. Là-bas — aucune chose facile, toutes choses difficiles ; nul calme, nul repos ; une alarme éternelle ; pas de sommeil, une veille sans fin. Y trouverons-nous ces vérités que nous sommes accoutumés de vénérer ici ? Tout nous dit que nos vérités coutumières sont là-haut des mensonges, et que ce que nous rejetons est là-haut retenu, cherché comme la fin suprême. Ici le tribunal suprême est Rome, et le critérium suprême — la raison. Là-haut, seul est juge celui vers qui Pascal cria : « Ad te, Domine, appello. » Ne cherchons donc pas l’assurance et la fermeté.

V

Pascal se heurta contre Rome pour la première fois quand il écrivit ses Lettres Provinciales. Il semble, à première vue, qu’il y commence la défense de sa cause. Mais cela est inexact. C’est Port-Royal (Jansénius, Arnauld, Nicole), c’est l’œuvre « commune », que Pascal défend dans les Provinciales. Et voilà pourquoi leur portée historique est si grande : aujourd’hui même, beaucoup de critiques voient en elles le vrai mérite de Pascal. C’est armé de preuves intellectuelles et morales qu’il entreprend la lutte contre les jésuites : il reconnaît donc au-dessus de lui et de Rome, une instance commune, à savoir la raison, la morale sans doute ; dans une de ses dernières lettres, il laisse échapper l’aveu qu’il n’a besoin de rien et qu’il ne craint personne ; mais l’aveu n’est fait qu’en passant, et ce n’est pas avec cette arme-là qu’il bat ses ennemis. Port-Royal ni personne, l’esprit le plus pénétrant même, ne saurait distinguer dans les Provinciales le mot terrible : « Ad te, Domine Jesu, appello », mot qui inspire les Pensées. Au contraire, Pascal, comme Arnauld, Nicole et autres, n’a dans ses lettres qu’un souci, celui de ne dire que ce qui semper ubique et ab omnibus creditum est. Toute sa force consiste en ceci qu’il sent derrière lui — à tort ou à raison — non l’appui problématique de Dieu, que personne n’a jamais vu et qui est si loin, mais le consentement réel de tous les hommes qui pensent raisonnablement et correctement. Tout le monde comprend qu’une « grâce suffisante qui ne suffit pas » est un non-sens criant et ridicule.

Plus tard, quand il écrira ses « Pensées », il aura acquis la conviction qu’il ne faut pas compter sur l’appui de « tout le monde », et que le « semper, ubique et ab omnibus » ne vaut pas mieux que la « grâce suffisante qui ne suffit pas ». Il dira : « Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus ; et nous sommes si vains que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente. » N’allez pas croire que ce « nous » soit dit par politesse, que par ce mot « nous » Pascal entende « eux », c’est-à-dire les autres et non lui-même. Non, c’est de lui-même dont il parle. C’est à lui-même, quand il écrivait ses Provinciales, que l’approbation de cinq ou six personnes qui lui tenaient de près suffisait pour qu’il eût le sentiment d’être approuvé par l’univers entier — par les hommes vivant actuellement et par les hommes encore à naître. Si vous en doutez, lisez un autre extrait, où cette pensée est exprimée avec une entière franchise, où rien ne reste à deviner : « La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs ; et les philosophes mêmes en veulent ; et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l’avoir lu ; et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie... » Ici tout est clair, incontestable : si l’homme parle, écrit, si même il pense, ce n’est pas pour apprendre et trouver la vérité. Personne ici-bas ne s’intéresse au vrai ; ce qu’on demande au lieu du vrai, ce sont des jugements commodes, et qui puissent servir ou convenir à un nombre d’hommes le plus grand possible. Précisément au nombre le plus grand possible, de sorte que, si tu ne peux parler urbi et orbi, s’il est impossible que Rome et l’univers entier t’entendent et t’acceptent, l’approbation de cinq ou six personnes doit te suffire : Port-Royal à Pascal, un village reculé à César. Ainsi l’illusion du « Semper, ubique et ab omnibus » sera sauve, et nous pourrons nous considérer comme les détenteurs d’une vérité « œcuménique ».

Dans les Provinciales, on ne trouve pas un mot sur l’ « abîme ». Pascal n’a qu’un but : faire passer la raison et la morale de son côté et du côté de ses amis de Port-Royal. Les Provinciales sont, dans leur ensemble, au niveau du temps, et les historiens considèrent ces lettres comme un événement conforme à l’évolution humaine. Il n’y a, je le répète, nulle trace de l’ « abîme », et moins encore d’une tentative de substituer à la raison l’arbitraire d’un être fantastique.

C’est pourquoi, à proprement parler, nous ne trouvons pas dans les Provinciales le vrai Pascal et son « idée ». Polémiquant avec les jésuites, il ne dit rien de soi-même, il ne fait que vilipender les thèses ridicules ou révoltantes de ses adversaires ou, plus exactement, des ennemis de Port-Royal. Il appelle les jésuites au tribunal du bon sens et de la morale ; s’ils ne peuvent pas s’y justifier, c’est donc qu’ils sont coupables, et ils doivent se taire. Se peut-il que, condamné par un tel tribunal, on reste pourtant dans son droit ? Là-dessus Pascal ne dit rien. Même silence, presque absolu, quant au « salut par la foi », quant à cette conception énigmatique de la « grâce », selon laquelle il faut renier tout ce que les hommes ont considéré et considèrent comme raisonnable et juste. Ces réflexions sont réservées à l’ouvrage futur, à cette « apologie du christianisme » qui, si Pascal l’avait menée à son achèvement, aurait satisfait à la tâche moins encore que les pensées qui nous ont été conservées. Lorsque Pascal les griffonnait, il oubliait que les hommes sur la terre ne pensent et ne doivent penser que pour les autres. Mais on ne peut pas oublier cela dans une apologie ; le but d’une apologie est d’obtenir une adhésion « universelle », sinon réelle au moins imaginaire, sinon celle de « l’univers entier », du moins, comme nous l’a dit Pascal, celle de cinq ou six hommes, d’un groupe intime. Or une grande partie de ses Pensées ne pouvait pas compter sur une telle adhésion, même limitée. Nous savons que Port-Royal les censura sévèrement. Ainsi Port-Royal même était incapable de supporter ses vérités nouvelles. Et, en effet, une apologie veut être écrite par un homme qui a sous ses pieds, non un abîme, mais un terrain solide, par un homme qui peut justifier Dieu devant Rome et le monde, et non par quelqu’un qui appelle le monde et Rome devant le tribunal de Dieu. C’est pour cela que l’interprétation de la révélation biblique que Pascal propose dans ses Pensées ne convenait pas, non seulement à Rome qui édictait des lois sinon à l’univers entier, au moins presque à sa moitié, mais à la petite commune janséniste même qui, quoique pieusement fidèle à saint Augustin ou, peut-être, justement parce qu’elle lui était pieusement fidèle, prétendait également à la potestas clavium, à la manière de Rome. J’ai déjà dit que saint Augustin n’a jamais osé refuser à la raison ses droits souverains : trop puissant était le pouvoir qu’exerçaient sur lui les traditions du stoïcisme et du néoplatonisme qui avait adopté entièrement les idées stoïciennes. Pascal ne l’ignorait pas. Il écrit : « Saint Augustin. La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle se doit soumettre. » Ces paroles, ainsi que l’a justement noté un des commentateurs de Pascal, sont directement liées au passage suivant de la lettre CXX de saint Augustin : « Que la foi doive précéder la raison, cela même est un principe raisonnable. Car, si ce précepte n’est pas raisonnable, il est donc déraisonnable ; ce qu’à Dieu ne plaise ! Si donc il est raisonnable que, pour arriver à des hauteurs que nous ne pouvons encore atteindre, la foi précède la raison, il est évident que cette raison qui nous persuade de cela, précède elle-même la foi. »

Pascal, qui désire se lier à saint Augustin, répète cette pensée sous différentes formes. Ainsi : « Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison. » Et encore, comme s’il se jetait un défi à lui-même : « L’extrême esprit est accusé de folie, comme l’extrême défaut. Rien que la médiocrité est bon... c’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu... » Lorsque Montaigne prêche des idées comme celle-ci : « Tenez-vous dans la route commune », etc., il n’y a là rien que de naturel. La « philosophie » de Montaigne, ainsi qu’il l’avouait lui-même, n’est qu’un doux oreiller qui favorise un sommeil profond. Il était destiné à chanter le « milieu » qu’avait légué à l’humanité le père de la philosophie « scientifique », Aristote. Mais Pascal ne dort ni ne dormira : les souffrances du Christ ne le laisseront pas dormir jusqu’à la fin du monde. La raison pourra-t-elle bénir, ou au moins justifier une si folle décision ? La raison n’est que l’incarnation du « milieu ». Et jamais, à aucune condition, elle ne signera de bon gré l’acte de son abdication. On peut l’y contraindre, mais tous les moyens de persuasion resteront sans action sur elle, car, par sa nature même, elle est la source unique des preuves. Et quoi qu’en dise saint Augustin, la chose du monde qui lui répugne le plus, c’est de céder ses droits souverains à son ennemie éternelle — la « foi ». La meilleure illustration de cette vérité est le fameux différend entre saint Augustin et Pélage, différend qui a servi de point de départ aux recherches de Pascal. Que voulaient les pélagiens ? Une seule chose : « réconcilier » la foi et la raison. Mais comme la réconciliation ne pouvait être qu’illusoire, ils se sont enfin trouvés contraints de soumettre la foi à la raison. Leur thèse principale est la suivante : « Quod ratio arguit non potest auctoritas vindicare[3] ». En affirmant ce principe, les pélagiens ne faisaient que répéter la conclusion de la philosophie grecque ou, pour mieux dire, de la philosophie commune du genre humain, qui, pour la première fois, en Europe, s’était trouvée devant le dilemme fatal : Que doit faire l’homme ? Se fier à la raison invariable qui lui est immanente et qui trouve en soi-même les principes éternels, ou reconnaître au-dessus d’elle le pouvoir d’un Être vivant et, par conséquent, « contingent » et « capricieux » (car tout ce qui est vivant est « contingent » et « capricieux »). Lorsque Platon affirmait que le plus grand malheur qui puisse arriver à l’homme c’est de devenir μισόλογος, il disait déjà ce que devait enseigner plus tard Pélage. Cette thèse lui avait été léguée par son grand et incomparable maître, Socrate. Et non à lui seul ; toutes les écoles philosophiques de la Grèce avaient reçu de Socrate le même commandement : On ne peut se fier à rien ni à personne ; tout peut nous tromper ; il n’y a que la raison qui ne nous trompera pas, seule la raison peut mettre un terme à notre inquiétude, nous fournir un terrain solide, et l’assurance.

Il est vrai que Socrate n’a jamais été aussi conséquent qu’on est habitué à le penser. Dans certaines circonstances importantes, très importantes, de sa vie il a, sans vouloir nullement le cacher, refusé obéissance à la raison et écouté la voix d’un être énigmatique qu’il appelait son démon. Il est également vrai que Platon a été, sous ce rapport, moins conséquent encore que Socrate. Sa philosophie confine toujours à la mythologie et souvent s’y confond. Mais « l’histoire » n’a pas accepté le démon de Socrate, et elle a purifié la philosophie de Platon en lui enlevant ses mythes. L’ « avenir » appartenait à Aristote d’une part, et d’autre part aux stoïciens, ces socratiques étroits qui, dans leur étroitesse, surent le mieux satisfaire aux goûts de l’histoire et réussirent ainsi à accaparer la conscience de l’humanité pensante. Les stoïciens avaient pris dans Socrate et dans Platon tout ce qu’on pouvait en tirer pour la défense de la raison. Et ils usaient toujours de ce même argument qu’avait développé, quelques heures avant sa mort, Socrate, le plus sage des hommes, reconnu pour tel par Dieu lui-même, le dieu païen qui lui avait confié, par l’intermédiaire de son oracle, les clefs du royaume céleste : Le plus grand malheur qui puisse frapper un homme, c’est de devenir μισόλογος. Vous avez perdu la richesse, la gloire, les parents, la patrie, — tout cela n’est rien. Mais si vous avez renoncé à la raison, vous avez tout perdu. Car les amis, la gloire, la patrie, la richesse — tout cela est passager ; quelqu’un, un « hasard » nous a donné tout cela, sans demander notre avis, et il peut, à tout moment, le retirer, sans nous consulter davantage. Mais la raison ne nous a été donnée par personne, elle n’est ni à moi ni à toi, elle n’est ni chez les amis, ni chez les ennemis, ni chez les parents, ni chez les étrangers, ni ici, ni là, ni avant, ni après. Elle est partout et toujours, chez tous et au-dessus de tous. Il faut seulement apprendre à l’aimer, cette raison éternelle, toujours égale à elle-même, jamais soumise à qui que ce soit ; il faut que l’homme voie en elle son essence ; alors, dans ce monde jusqu’à présent énigmatique et terrible, il n’y aura plus rien de mystérieux ni d’effrayant. Il n’y aura plus lieu de craindre le Maître invisible qui était autrefois la source de tous les biens et le créateur des destinées humaines. Il était fort, il était tout puissant, ce maître, tant que ses dons étaient estimés et que ses menaces faisaient peur. Mais si on se décide à n’aimer que les dons de la raison, à ne reconnaître comme précieux que ses louanges et ses blâmes (la raison est ce par quoi nos laudabiles vel vituperabiles sumus, diront les pélagiens), et à considérer les dons du Maître comme étant sans importance — αδιάφορα — qui pourra alors égaler l’homme ? L’homme qui vient de s’émanciper de Dieu ! Sous ce rapport Socrate, Platon, Aristote, les épicuriens (rappelez-vous le livre « De rerum natura » de Lucrèce) et les stoïciens, toutes les écoles helléniques ont été unanimes. Les stoïciens n’ont fait que concentrer leur attention sur l’ancienne pensée (surtout les stoïciens platonisants, Épictète et Marc-Aurèle) ; ils ont, pour ainsi dire, appuyé, trop appuyé sur elle. C’est ce que la nature humaine ne peut supporter : en toute matière, le « trop » lui répugne.

Il reste néanmoins que Socrate et Platon sont les aïeux des stoïciens ; qu’Aristote est aussi proche du stoïcisme que n’importe lequel des purs stoïciens. Disons même que c’est Aristote qui réussit à charger sur ses épaules et à sauver la raison objective et autonome, « découverte » par Socrate. Car c’est lui qui a créé la théorie du « milieu », lui qui a appris aux hommes cette grande vérité que, si on veut garder intacte la raison, il faut ne pas la fatiguer avec des questions qui dépassent ses forces. Plus encore : Aristote apprit aux hommes à poser n’importe quelle question de manière à ne pas attenter aux droits souverains de la raison. Car c’est lui qui a inventé la fiction (veritatem æternam) que les questions auxquelles on ne peut répondre sont des questions privées de sens dans leur fond même, donc inexistantes. Après Aristote et jusqu’à notre temps les hommes ne posent des questions qu’au sujet des choses sur lesquelles la raison permet de poser des questions. Tout le reste est pour nous αδιάφορον, indifférent, comme pour les stoïciens. Le représentant le plus remarquable de la nouvelle philosophie, qui se considérait (et à juste titre) comme le continuateur de l’œuvre d’Aristote, donne comme premier et inébranlable commandement de la philosophie l’indifférence stoïque à l’égard de tout ce qui advient au monde. Dans sa logique — qui est en même temps une ontologie — il érige en principe la règle d’Horace : Si fractus illabatur orbis, impavidum ferient ruinæ.

Et non seulement Hegel : le premier venu d’entre nos contemporains, pourvu qu’il pense, et s’il se décide à penser franchement, devra répéter les paroles de Hegel. En d’autres termes, ce qui est vrai pour les anciens, reste vrai pour nous ; les idées dont nous vivons sont les idées du stoïcisme. Que périssent les hommes et les mondes, les royaumes et les peuples ; que s’anéantisse tout le réel, l’animé, l’inanimé, tout cela est αδιάφορον, indifférent ; tout est sauf, pourvu que personne n’attente au royaume de l’idéal où règne sans partage la raison et ses lois. La raison est antérieure au monde, et ses lois idéales, ses principes sont éternels ; ils n’ont été empruntés à personne. Quand elle décide : pudet, tout le monde doit avoir honte ; quand elle décide : ineptum, tous doivent s’indigner ; quand elle décide : impossible, tous doivent s’incliner. La plainte est insensée, aucun appel n’est recevable. Pélage l’a dit : quod ratio arguit, non potest auctoritas vindicare ; et saint Augustin, nous nous en souvenons, répète Pélage ; et Pascal trouvait par moments qu’il valait mieux désobéir au Maître qu’à la raison. Car une louange de la raison est le bien le plus grand qui puisse échoir à l’homme sur la terre comme au ciel. Et un blâme de la raison est pour l’homme le plus grand mal. Peut-il en être autrement ? peut-on, dans le domaine de la philosophie, vaincre le stoïcisme, rejeter le pélagianisme ? et peut-on, retournant la pensée de Pascal, pourra-t-on jamais dire : le Maître ordonne plus impérieusement que la raison. Car, ayant désobéi à la raison, tu ne seras qu’un sot, mais ayant désobéi au Maître, tu perdras ton âme.

VI

Pascal l’a osé faire ; de là, le caractère paradoxal, de là aussi la force, l’attraction puissante de sa philosophie. Les louanges et l’approbation, le blâme et les reproches de la raison, de cette raison qua nos laudabiles vel vituperabiles sumus, et qui, d’après la doctrine des stoïciens et des pélagiens, est seule capable d’élever ou d’abaisser l’homme, deviennent d’un coup pour Pascal αδιάφορα, indifférentes.

Le renversement est complet. Ce qui était indifférent selon la conception hellénique, c’était le réel ; ce qui est indifférent pour Pascal, c’est le domaine des idées. Le Summum bonum des philosophes devient pour lui un objet de moqueries continuelles et extrêmement mordantes. « Ceux qui les croient », écrit-il (les philosophes), « sont les plus vides et les plus sots... » Et encore, c’est ici que son ton est le plus provoquant et le plus rude : « Les bêtes », écrit-il quelque part, « ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation à la course, mais c’est sans conséquence ; car, étant à l’étable, le plus pesant et le plus mal taillé n’en cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait d’elle-même. » L’idéal des stoïciens — la vertu qui est sa propre récompense — Pascal le trouve ainsi réalisé dans les étables. Saint Augustin, on le sait, éprouvait un dégoût extrême pour le stoïcisme et le dénigrait de toutes façons, à tout propos, hors de propos même. S’il n’a pas prononcé le mot qu’on lui a longtemps attribué : virtutes gentium splendida vitia sunt[4], du moins a-t-il émis un jugement presque identique : virtutes gentium potins vitia sunt[5]. Il ne lui est pourtant jamais venu à l’esprit de chercher et de trouver la réalisation de l’idéal stoïcien chez les animaux ; il était trop attaché à la philosophie ancienne, et son « christianisme » était trop pénétré d’hellénisme.

À Pascal même, il n’a pas été facile d’échapper au pouvoir de l’idéologie qui dominait à son époque. Il rit des stoïciens ; et la vertu « satisfaite d’elle-même » ou, pour parler le langage moderne, la « morale autonome », l’indigne : il trouve que sa place est à l’étable, qu’elle convient aux chevaux et non aux hommes. Cela ne l’empêche pas d’affirmer à satiété : « Le moi est haïssable », principe où la morale stoïcienne est aussi pleinement contenue que dans cet autre principe que Pascal ridiculise et rejette : « La vertu se satisfait elle-même. » Car toute morale, qu’elle soit d’Épictète ou de Marc-Aurèle, de Kant ou de Hegel, puise sa force dans la haine du moi humain. Qu’est-ce à dire ? Pascal revient-il à la morale, comme saint Augustin ? Et au pélagianisme ? Beaucoup de critiques le pensent et désirent voir dans Pascal un moraliste ; c’est une profonde erreur.

Cette idée que « le moi est haïssable », Pascal l’avait certainement héritée de la philosophie ancienne. Et pourtant la haine de notre moi a pour lui une signification tout autre que pour les philosophes, anciens ou modernes. Sa soumission au destin ne ressemble guère à celle des stoïciens, non plus que son ascétisme qui a provoqué, et qui provoque encore, une telle irritation chez ses admirateurs même les plus zélés. Les stoïciens faisaient la chasse au « Moi » et le persécutaient réellement, pour le tuer et l’anéantir, car ce n’est qu’à ce prix qu’ils pouvaient assurer le triomphe final de leurs « idées » et de leurs principes. Un principe ne peut célébrer sa victoire définitive que si personne ne lutte plus contre lui, si personne ne le contredit. Or qui, si ce n’est ce « Moi », a, depuis le commencement des siècles, lutté et combattu le principe du stoïcisme ? quel adversaire lui a causé plus de soucis et plus d’inquiétude ? Le « Moi » est la chose la plus « irrationnelle » dans la création du Seigneur ; il incarne l’insoumission. Pascal le sait, il n’oublie pas les paroles : Subjicite et dominamini — assujettissez et dominez — que Dieu avait adressées au premier homme après la bénédiction. Va-t-il consentir à livrer l’homme au pouvoir des principes absolus et morts ? Écoutez-le : « Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverai pas beaucoup avancé pour son salut. » Ainsi parle Pascal, tandis que toute la nouvelle philosophie, issue de l’ancienne, n’a rêvé, depuis Descartes (et même avant) qu’à exprimer dans des formules mathématiques l’essence de la création. Une vérité unique, éternelle et immatérielle, dont sortent, avec une nécessité naturelle, beaucoup de vérités de même immatérielles et de même éternelles : vous ne trouverez pas une définition meilleure de l’idéal de la nouvelle philosophie. Il est vrai qu’aujourd’hui encore, trois cents ans après Descartes, les hommes n’ont pas avancé d’un pas vers la réalisation de cet idéal, mais il leur est tellement cher qu’ils le vénèrent et le conservent comme s’il était déjà réalisé : Nasciturus pro jam nato habetur[6]. Mais Pascal, qui a porté cet idéal devant le tribunal suprême où l’on ne tient compte ni de notre « misérable justice », ni de notre « raison incurablement présomptueuse », déclare : Quand même vous réussiriez à vous procurer ces vérités éternelles et immatérielles, qui se lient si bien les unes aux autres, leur valeur serait nulle. Elles ne vous aideraient pas à sauver votre âme. La raison et la morale vont protester : Pour être inutile à l’âme, le vrai en est-il moins vrai ? le vrai se mettra-t-il au service de l’âme ? existe-t-il au monde un être assez osé pour refuser obéissance à la morale et diffamer la justice ? La vérité et la morale sont autonomes, et législatrices elles-mêmes. Elles ne se soumettent pas, elles n’obéissent pas, elles commandent. Elles sont issues de cette raison dont Pascal lui-même disait que c’est la chose la plus terrible que de lui désobéir. Et qu’est-ce qui se dresse contre la raison, contre ses vérités éternelles et immatérielles ? L’âme ! C’est-à-dire ce « Moi » infime que Pascal, qui a passé par l’école d’Épictète, nous enseigne à haïr ! Car il est parfaitement évident que rien ne saurait mieux humilier les tendances « égoïstes » de l’homme que la vérité immatérielle et éternelle annoncée par les philosophes ; par conséquent, s’il fallait rechercher le principe capable de dompter les réclamations des individus révoltés, on ne saurait inventer un Dieu plus efficace que le Dieu hellénique que les « philosophes » proposent à Pascal. Nul ne saurait être un meilleur « dompteur » que leur Summum bonum, surtout le Souverain Bien d’Épictète et de ses disciples, jusqu’à Marc-Aurèle, le philosophe couronné. Car vivre, à la façon des stoïciens, conformément à la nature — τῇ φύσει — veut dire : vivre conformément à la raison, c’est-à-dire contre la nature. Les stoïciens auraient approuvé même la ceinture de fer de Pascal, qui symbolisait sa volonté de soumettre son moi à une ou à plusieurs vérités éternelles et immatérielles. Les stoïciens, comme Pascal, voyaient clairement que, si notre « Moi » n’était d’abord tué, aucune unité, aucun ordre, ne seraient jamais obtenus. Les « Moi » humains sont infiniment nombreux ; chacun se considère comme le centre de l’univers et exige qu’on se comporte envers lui comme s’il existait seul. Il n’y a évidemment aucune possibilité de concilier et de satisfaire toutes ces exigences. Tant que le « Moi » n’est pas tué, il y aura toujours, au lieu de l’unité et de l’harmonie, un chaos et une « ineptie » incroyables. La tâche de la raison est justement d’introduire l’ordre dans la création, et c’est pour cela qu’elle a reçu le pouvoir d’exiger l’obéissance. C’est elle qui a créé — toujours pour qu’il y ait de l’ordre dans le monde — la morale, et elle a partagé avec elle ses prérogatives suprêmes. La destination ultime de l’homme est de s’humilier devant les exigences de la raison et de la morale, de se soumettre à leurs principes autonomes. Et en même temps cette obéissance contient en elle notre bien suprême, Summum bonum.

Tout cela, je le souligne, les philosophes l’ont enseigné, Pascal après eux le répète. Mais sa manière de les suivre est étrange : tout en répétant les paroles des philosophes, il dit exactement le contraire de ce qu’ils enseignent. Cette tranquillité, que la raison et la morale promettent aux hommes, n’intéresse aucunement Pascal. Elle ne signifie pour lui que la fin, le non-être, la mort. De là vient son énigmatique règle « méthodologique » : Chercher en gémissant, dont vous n’entendrez parler ni dans les manuels de logique contemporains de Pascal, ni dans les ouvrages modernes. Tout au contraire : le savant doit oublier ses désirs, ses craintes, ses espoirs et être prêt à accepter n’importe quelle vérité, qui, par son essence même, ignore les besoins de l’homme. Cela va tellement de soi qu’il n’en est presque pas question dans le « Discours de la méthode ». Il est vrai que chez Bacon on rencontre des considérations sur toute sorte d’idola qui empêchent nos investigations objectives. Mais ce n’est que Spinoza qui, comme s’il répondait à Pascal, dont il n’a probablement jamais entendu parler, déclare avec impatience et irritation : Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere[7].

Pascal demande autre chose : il faut absolument ridere, absolument lugere, absolument detestari ; sinon, vos recherches ne vaudront rien. Où Pascal a-t-il pris le droit d’élever de telles exigences, qui peut-être n’ont aucun sens ? La question est fondamentale ; la source de toutes les divergences entre Pascal et la philosophie moderne est là. Si vous adaptez la règle méthodologique de Pascal, vous aurez une vérité ; si vous adoptez la règle de Spinoza, vous en aurez une tout autre. Spinoza avait pour idéal l’intelligence. Et pour Spinoza, en effet, le « Moi » a toujours été « haïssable ». Car notre Moi — il ne faut jamais l’oublier — est la chose la plus indomptable, donc la plus incompréhensible, la plus irrationnelle qui soit au monde. La « compréhension » ne devient possible que lorsque le « Moi » humain est privé de tous ses droits particuliers et de toutes ses prérogatives, lorsqu’il devient une « chose » ou un « événement » parmi d’autres choses et événements de la nature. Il faut choisir : d’une part, l’ordre idéal et intangible avec ses vérités éternelles et immatérielles, ordre qu’avait rejeté Pascal et dont l’adoption nous amène à considérer l’idée « médiévale » du salut de l’âme comme l’incarnation de toutes les absurdités ; d’autre part, un Moi capricieux, mécontent, inquiet, agité, et qui ne consent pas à reconnaître au-dessus de lui le pouvoir des « vérités », tant matérielles qu’idéales. Celui qui prend à tâche d’atteindre la compréhension doit, avec les stoïciens et les autres maîtres anciens, fuir le Moi, le haïr et le tuer, afin de rendre possible la réalisation de l’ordre objectif du monde. Mais celui qui (tel Pascal) ne voit dans la « compréhension » que le principe de la mort, et qui trouve sa vocation dans la lutte contre la mort, un pareil penseur peut-il haïr le Moi ? Dans le Moi, et uniquement en lui, en son irrationalité, se trouve l’espérance qu’il n’est pas impossible de parvenir à dissiper l’hypnose de la vérité mathématique que les philosophes, séduits par son « immatérialité » et son « éternité », ont mise à la place de Dieu.

VII

Pascal se donne grand’peine pour nous convaincre que « le moi est haïssable » ; en fait il s’emploie de toutes ses forces à défendre notre Moi contre les prétentions des vérités immatérielles et éternelles. Sa ceinture garnie de clous n’est qu’une arme dans cette lutte ; armes encore, sa maladie et son « abîme » que ses admirateurs voudraient éliminer de sa biographie. On pourrait affirmer que Pascal, s’il n’avait rencontré « l’abîme », serait demeuré le Pascal des Provinciales, Aussi longtemps qu’un homme sent un terrain solide sous ses pieds, il ne va pas se risquer à heurter la raison et la morale. Seules des conditions d’existence exceptionnelles peuvent nous affranchir des vérités immatérielles et éternelles qui règlent l’univers. Sans « folie » on ne se révolte pas contre la loi. Rappelons-nous notre Nietzsche, qui demandait aux dieux la « folie », car il lui fallait tuer la loi, ou, pour parler son propre langage, annoncer à Rome et au monde son « au-delà du bien et du mal. »

Ce sont choses qu’il faut avoir présentes à l’esprit pour comprendre la haine que Pascal voue au stoïcisme, au pélagianisme, et l’entraînement qui le porte vers saint Augustin, à travers saint Augustin vers saint Paul l’apôtre, à travers saint Paul vers tels passages d’Isaïe et vers le récit biblique de la chute où saint Paul s’est attaché. À Pascal se pose la même question que Luther, un siècle avant, avait rencontrée : D’où vient à l’homme son salut ? De ses œuvres, c’est-à-dire de sa soumission aux lois éternelles ? ou de cette force mystérieuse qu’on appelle, dans le langage non moins mystérieux des théologiens, la grâce de Dieu ? Le problème de Luther fit tressaillir l’Europe, le monde chrétien tout entier. Il semblait alors qu’il ne pouvait plus y avoir aucun problème, que depuis longtemps l’histoire était venue à bout de les résoudre tous, qu’elle avait terminé tous les problèmes qui se posent à l’homme. Pélage était condamné depuis plus de mille ans, saint Augustin était considéré par tout le monde comme une autorité incontestable. Que fallait-il encore ? En fait la victoire était, non du côté de saint Augustin, mais du côté de Pélage ; le monde consentait à exister sans Dieu, mais il ne pouvait exister sans la « loi » ; on pouvait vénérer saint Paul et la Sainte Écriture, mais on devait vivre conformément à la morale des stoïciens et à la doctrine de Pélage. C’est ce qui parut en pleine clarté dans la fameuse dispute qui s’éleva entre Érasme et Luther au sujet du libre arbitre. Érasme, avec la finesse et la perspicacité qui lui étaient propres, avait du premier coup posé devant Luther, dans sa diatribe « De libero arbitrio », le dilemme terrible : Si nos bonnes œuvres (c’est-à-dire une vie conforme aux lois de la raison et de la morale) ne nous sauvent pas, s’il n’y a pour nous sauver que la grâce de Dieu qui, arbitrairement et librement, envoie cette grâce aux uns et la refuse aux autres, où se trouve alors la justice ? Qui se donnera la peine de mener une vie juste ? Comment justifiera-t-on un Dieu qui se donne l’arbitraire même pour principe ? Érasme ne voulait pas discuter la Bible ou saint Paul. Comme tout le monde, il condamnait Pélage et acceptait la doctrine de saint Augustin sur la grâce, mais il ne pouvait admettre cette pensée monstrueuse que Dieu se trouve « par delà le bien et le mal » ; que notre « libre arbitre », notre consentement à nous soumettre aux lois soient négligés au tribunal suprême ; que devant Dieu l’homme enfin ne possède aucune défense, pas même la justice. Ainsi écrivait Érasme, ainsi pensaient et pensent encore presque tous les hommes ; on pourrait même dire, simplement : tous les hommes.

À la diatribe d’Érasme, Luther répondit par son livre le plus puissant et le plus terrible : « De servo arbitrio ». Luther — ce qui n’arrive que très rarement dans les disputes — non seulement n’essaie pas d’affaiblir l’argumentation de son adversaire ; mais au contraire, il fait tout ce qu’il peut pour la fortifier. Il souligne avec plus d’insistance que ne l’avait fait Érasme, l’ « ineptie » de la doctrine de saint Paul sur la grâce. À Luther appartiennent ces affirmations, inouïes de témérité : « Hic est fidei summus gradus, credere illum esse clementem qui tam paucos salvat, tam multos damnat ; credere justum qui sua voluntate nos necessario damnabiles facit, ut videatur, referente Erasmo, delectari cruciatibus miserorum et odio potius quam amore dignus. Si igitur possem ulla ratione comprehendere, quomodo is Deus misericors est, qui tantam iram et iniquitatem ostendit, non esset opus fide[8]» Érasme était effrayé par l’ « ineptie » et l’ « injustice » ; Luther, vous le voyez, en est enthousiasmé ; Érasme, par ses objections, lui a donné des ailes, lui a inspiré la hardiesse de dire ce qu’il avait tu jusqu’alors. Luther, comme Pascal, avait son « abîme » ; comme Pascal, pendant de longues années, il s’en était préservé avec sa « chaise » — sa « chaise », c’était « la loi ». Et sa plus profonde, sa plus terrifiante expérience, fut la découverte soudaine que la loi ne sauve pas, qu’elle n’est, à la surface de l’abîme, qu’une fine toile d’araignée qui, pour un temps mesuré, dissimule la perdition. Luther était un religieux, il avait accepté, rempli consciencieusement les difficiles vœux monacaux, dans l’espoir que par ses « bonnes œuvres » il sauverait son âme. Et ce même Luther, ainsi qu’il le raconta plus tard, se convainquit soudain que, par l’acceptation de ces vœux mêmes, il avait contrarié la volonté de Dieu et perdu son âme. Ce fait, cette « expérience », est tellement extraordinaire, elle ressemble si peu à ce qui arrive généralement aux hommes, que beaucoup refusent d’y prêter foi, ou l’interprètent de façon à pouvoir la « réconcilier » avec nos vues habituelles sur la vie intérieure des hommes. Mais on peut, mais on doit croire Luther. Nous n’avons pas le droit de rejeter une expérience, même extraordinaire, même contraire à toutes nos idées a priori. J’ai déjà indiqué que la même chose était arrivée à Nietzsche, et que là se trouve l’origine de son expression : « par delà le bien et le mal », qui n’est qu’une traduction moderne du sola fide de Luther. Ou nous nous trompons fort, ou la vision de saint Paul sur le chemin de Damas est un cas identique : à saint Paul, qui persécutait le Christ au nom de la « loi », il apparut « soudain » (oh, combien précieux ce « soudain », et combien peu la philosophie, par la faute de ses méthodes traditionnelles et de la peur qu’elle ressent devant le Moi irrationnel, sait les utiliser !) — il devient clair que la loi était venue « pour que le crime augmentât » (ἵνα πλεονάσῃ τὸ παράπτωμα). Il est difficile de se représenter la secousse que subit l’homme lorsqu’il fait une pareille « découverte », et plus difficile encore de se représenter comment l’homme peut ensuite continuer à vivre. La loi, les lois, portent le monde ; Horace, nous nous le rappelons, affirmait avec les stoïciens : Si totus illabatur orbis, impavidum ferient ruinæ ; comme lui, Hegel se vante d’être égal en courage aux philosophes païens, et, le ciel vînt-il à crouler sur lui, de demeurer sans crainte. Mais avec les lois qui soutiennent le ciel, tombent d’une même chute les lois qui soutiennent le courage et les vertus païennes. Ces vertus d’ailleurs sont-elles des vertus véritables ? Saint Augustin n’a-t-il pas raison quand il dit : Virtutes gentium potius vitia sunt, et Horace, Épictète, Marc-Aurèle et notre Hegel sont-ils le moins du monde des hommes vertueux, dignes qu’on les imite ? Ne doivent-ils pas tous répéter, avec Luther, l’aveu, la traduction terrible qu’il nous donne de son vœu monastique : Ecce, Deus, tibi voveo impietatem et blasphemiam per totam meam vitam[9]. La soumission à la loi est le commencement de toute impiété. Et le comble de l’impiété, c’est la divinisation des lois, de ces « vérités éternelles et immatérielles dépendantes de la vérité unique » dont nous a parlé Pascal.

Mais, nous dira-t-on, dans la Bible aussi il y a des lois que Moïse rapporta du Sinaï ; à quoi servent-elles ? Laissons parler Luther, il nous dira ce que Pascal entend au tribunal suprême où il porte son appel contre Rome et le monde : « Deus est Deus humilium, oppressorum, desperatorum et eorum, qui prorsus in nihilo redacti sunt, ejusque natura est exaltare humiles, cibare esurientes, illuminare cæcos, miseros et afflictos consolari, peccatores justificare, mortuos vivificari, desperatos et damnatos salvari, etc. Est enim creator omnipotens ex nihilo faciens omnia. Ad hoc autem suum naturale et proprium opus non sinit eum pervenire nocentissima pestis illa, opinio justiciæ, quæ non vult esse peccatrix, immunda, misera et damnata, sed justa, sancta etc. Ideo oportet Deum adhibere malleum istum, legem scilicet, quæ frangat, contundat, conterat et prorsus ad nihilum redigat hanc belluam cum sua vana fiducia, sapientia, justitia, potentia, ut tandem suo malo discat se perditam et damnatam[10] ». Telles sont l’origine et la destination de la « loi », de ce que les philosophes estimaient comme la vérité éternelle et immatérielle, partant la dernière et divine. Mais voici la conclusion de Luther : « Ideo quando disputandum est de justitia, vita et salute æterna omnino removenda est ex oculis lex, quasi nunquam fuerit aut futura sit, sed prorsus nihil est[11]» Je ne puis, à mon regret, citer tout ce que dit Luther, dans son commentaire sur l’Épître aux Galates, au sujet des paroles de saint Paul : Lex propter transgressionem apposita est. Toute sa lutte, inouïe de ténacité, contre Rome, a été une lutte contre la « loi », contre les « vérités immatérielles et éternelles », auxquelles le catholicisme, même après la condamnation de Pélage, n’a jamais pu renoncer. Il sentait lui-même mieux que ses adversaires jusqu’où il s’était laissé entraîner. Il voyait clairement que sous ses pieds s’ouvrait un abîme, qui menaçait d’engloutir lui-même et le monde. Il savait, comme tout le monde, que la « loi » est le fondement de tout. Et il écrit : « Nec ego ausim ita legem appellare, sed putarem esse summam blasphemiam in Deum, nisi Paulus prius hoc fecisset[12]. » Or saint Paul lui-même n’a pas été moins effrayé par sa découverte ; lui non plus n’aurait pas osé dire ce qu’il a dit, s’il n’avait pu, à son tour, « s’appuyer » sur le prophète Isaïe, dont la témérité l’effrayait autant qu’elle l’attirait. Saint Paul dit : Isaïe osa et il dit, Ἠσαΐας δὲ ἀποτολμᾷ καὶ λέγει : « J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient point. Je me suis manifesté clairement à ceux qui ne s’informaient point de moi. » Comment accepter ces affirmations téméraires ? Dieu, Dieu lui-même viole la loi suprême de la justice : il se manifeste à ceux qui ne s’informent pas, il est trouvé par ceux qui ne le cherchent pas. Est-ce qu’on peut échanger pour un tel Dieu le Dieu des philosophes, la vérité immatérielle unique ? Et la Renaissance, qui s’était détournée du Dieu de la Bible, et Descartes qui, obéissant aux vœux de son temps, a tenté de « se passer de Dieu », n’ont-ils pas eu raison ? Et Pascal, qui appelait les hommes au tribunal du Très-Haut, n’a-t-il pas trahi l’œuvre humaine commune, n’est-il pas un apostat ? Où est la vérité ? Que faut-il préférer ?

VIII

Nous voici en présence des plus grandes difficultés que rencontre l’histoire de la pensée humaine. Le fait même de poser la question, comme je l’ai indiqué, semble inadmissible. Que faut-il préférer ? Comme si la vérité « objective » tenait compte de ce qui est meilleur et de ce qui est pire ! Comme s’il dépendait des hommes de choisir entre Dieu, le Créateur tout-puissant qui, par un acte libre de sa volonté, tira l’univers du néant, et la « loi », principe éternel et immatériel d’où l’univers et les êtres dérivent avec cette même nécessité qui, dans la mathématique, fait sortir des définitions et des axiomes toute la suite des théorèmes. Quelle est la portée de ces « meilleur » et de ces « pire », en face de la vérité objective ? Et puis, si on peut poser cette question, à qui est-il donné d’y répondre ? À Aristote et Descartes ? à Isaïe et saint Paul ? Penseurs de génie ou prophètes inspirés, ils sont également des hommes, et on ne peut leur confier le pouvoir de décider du sort de la création. En effet, ils ont été nombreux, ces penseurs de génie et ces prophètes inspirés ; qui nous garantira qu’ils s’accordent sur une même solution ? Ils ne s’accorderont certes pas, dès maintenant ils sont en désaccord. Pour rendre l’accord possible il faudrait abolir tous ces « meilleur » et ces « pire » qui ont toujours été le principe de la désunion et de la lutte (comme tous les « Moi » humains), et se soumettre à un principe impersonnel et sans passion, qui demeurerait au-dessus des « meilleur » et des « pire », et qui posséderait en même temps ce caractère obligatoire qui assure l’obéissance in sæcula sæculorum, même de la part des êtres les plus récalcitrants. C’est le chemin qu’ont choisi les philosophes, et non sans « raisons suffisantes », assurément. Les louanges et les menaces de la raison les ont forcés d’oublier complètement l’existence du Maître. Le cas de Pascal est tout autre. Il ne lui a pas été donné de choisir, non plus qu’au prophète Isaïe ni à saint Paul. Et il n’avait aucune « raison suffisante » pour prendre sa décision. À un moment donné, une force, un choc incompréhensible l’a poussé, et justement dans la direction contraire à celle où s’attachent les hommes. Et ce choc énigmatique que Pascal a ressenti ne ressemble à rien de ce que ce mot désigne ordinairement ; et cette direction, si nous voulons l’entendre, il faut oublier les significations anciennes du mot. Rappelons-nous ce que nous rapportent les biographes de Pascal, et les voyants qui l’ont approché : sa maladie terrible, « inepte » ; et son abîme terrible, « inepte »... Ses directeurs jansénistes eux-mêmes l’avaient soigné contre sa maladie et tâchaient de lui dissimuler l’abîme.

Il semble que la « maladie » et l’ « abîme » aient été ce choc énigmatique, ce don bienfaisant, sans lequel Pascal n’aurait jamais découvert sa vérité. Pascal peut répéter, comme Nietzsche : C’est à ma maladie que je dois ma philosophie. Ses Pensées ne sont qu’une description de l’abîme. Un grand miracle se produit sous nos yeux. Pascal s’accoutume à l’abîme, et commence à l’aimer. Le terrain solide manque sous ses pieds, et cela fait peur, terriblement peur. Il reste sans appui, un précipice est ouvert sous ses pieds, un cri perçant jaillit : « Seigneur, Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il semble que tout est fini. En effet, quelque chose vient de finir, mais autre chose vient de commencer. Des forces nouvelles et incompréhensibles se sont manifestées, des révélations nouvelles ont surgi. Les appuis solides se sont évanouis, marcher comme on marchait naguère est impossible, — donc il faut voler. Évidemment, les vieilles vérités immatérielles, si solidement liées par le travail millénaire de la pensée, non seulement n’aident pas l’homme en cette entreprise, mais l’y gênent. Elles y sont pour lui la gêne la plus grave ; elles ne cessent de répéter, inexorablement, ces veritates æternæ, que l’homme, de par sa nature, doit marcher et non voler ; tendre vers la terre, non vers le ciel ; et qu’où règnent l’horreur et l’angoisse, rien de bon ne se peut rencontrer. Et la plus terrible chose étant la violation de la « loi » et la désobéissance au souverain autocrate, la raison, qua nos laudabiles vel vituperabiles sumus, il nous faut abandonner les tentations téméraires, nous soumettre humblement à l’inévitable, voir dans cette humilité la vertu, et chercher en cette vertu notre « Souverain Bien ». Le but suprême de l’homme, c’est la soumission aux lois de la raison et à la morale raisonnable. Dieu, Dieu lui-même exige de l’homme, avant tout et sur tout, la soumission et l’obéissance.

Et Pascal est un de ces élus, rares et incompréhensibles aux yeux des hommes, qui ont senti, ou à qui il a été donné de sentir, que l’ « obéissance » est le commencement de toutes les horreurs terrestres, de la mort. La loi est venue pour que le crime augmente, nous dit saint Paul l’apôtre ; la loi n’est qu’un marteau entre les mains de Dieu pour briser cette assurance naturelle à l’homme, qu’au-dessus des êtres vivants, il existe des principes éternels, immatériels et souverains. Ou encore : La loi vint quand l’homme, oublieux du conseil donné par Dieu, s’approcha de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, cueillit et goûta ses fruits, — ces innombrables pudet, ineptum, impossibile, qui portent l’édifice de notre science. La lumière de la science, inconnue avant la chute, est cause que l’homme a senti sa limitation : elle lui a indiqué les prétendues limites du possible et de l’impossible, de ce qui est dû et de ce qui est indu ; elle lui a montré le commencement énigmatique et la fin inévitable. Tant qu’il n’y avait pas de « lumière », il n’y avait pas de limitation ; tout était possible, tout était « très bien », comme il est écrit dans la Bible ; il y avait des commencements, mais il n’y avait pas de fins, et le mot « nécessité » avait tout aussi peu de sens qu’en comporte, aujourd’hui, le mot « liberté ». La lumière apporte avec elle la honte devant la nudité paradisiaque et la peur devant la mort terrestre. Il est impossible d’ « expliquer » tout cela aux hommes. Toute explication est un éclaircissement, et la clarté fait apparaître cela même dont il faut se délivrer, et contre quoi il faut lutter. Descartes recherchait le clair et le distinct, les anciens philosophes divinisèrent la raison, et nous tous, nous voulons la clarté et suivons la raison qui nous dévoile tous les mystères, sauf un seul, l’existence d’un abîme sous nos pieds. Même les solitaires de Port-Royal, compagnons de Pascal, refusent d’accepter le récit biblique de la chute dans toute sa plénitude énigmatique. Ils trouvent — et Pascal parle quelquefois de la même manière — que le péché du premier homme n’a pas consisté dans ce qu’il a goûté de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Cela n’aurait pas été un mal, au contraire, cela aurait été un bien, car le savoir est le Summum bonum, au-dessus duquel il n’y a rien au monde. Le malheur n’est arrivé que parce que Dieu a eu la fantaisie de défendre à l’homme de toucher à cet arbre. Et le péché originel, c’est la désobéissance d’Adam. Car Dieu, comme les hommes, comme ces essences idéales que les hommes ont créées, la morale et la raison, pardonne tout, excepté la désobéissance. De sorte que, si Dieu avait défendu de manger des prunes ou des poires, et si Adam lui avait désobéi, les conséquences auraient été les mêmes : les maladies, les souffrances, la mort enfin. Et la race d’Adam aurait répondu de sa désobéissance, comme elle le fait aujourd’hui. C’est ainsi qu’on interprète ordinairement la chute, depuis que cette interprétation est donnée par des hommes que l’hellénisme a formés. On veut voir en Dieu le principe « absolu » et « immatériel » qui, comme tous les principes que nous connaissons, châtie automatiquement, donc implacablement, tout ce qu’essaient les êtres vivants pour s’écarter, suivant leur libre choix, des lois qu’il a données. Ainsi interprétait-on la Bible, malgré les paroles du prophète Isaïe et les épîtres de saint Paul. Il n’y a rien là qui puisse étonner : dès que « la raison », cette raison qui est entrée dans le monde par la faute d’Adam, entreprend d’interpréter la Bible, elle substitue nécessairement ses vérités propres à cette Révélation qui lui est étrangère. Car la Révélation doit être « raisonnable », Dieu lui-même redoute les verdicts de la raison, et trouve dans ses louanges son « Summum bonum ! »

IX

La caractéristique la plus étonnante de la philosophie de Pascal (cette philosophie qui ressemble si peu à ce qu’il est reçu, parmi les hommes, de considérer comme vérité), c’est l’effort qu’elle fait pour s’affranchir de la raison. Tout lié qu’il soit par le contrôle de Port-Royal et par les traditions helléniques de la théologie, tout appliqué qu’il soit à donner à ses affirmations un caractère « obligatoire », c’est-à-dire à les justifier au tribunal de la raison, sa pensée « dernière » finit toujours par éclater en une dissonance aiguë, à travers la chaîne d’arguments auxquels il a recours, comme il sied à un apologiste qui prend son point de départ dans la supposition que la vérité divine, aussi bien que la vérité humaine, se trouve dans la « loi » à laquelle tous les « Moi haïssables » doivent obéir d’une façon absolue. Même dans son fameux « pari » où Pascal entreprend de prouver mathématiquement que la raison exige de l’homme la foi, même dans ce raisonnement, construit si « scientifiquement », Pascal, comme s’il oubliait tout à coup son dessein, prononce le mot qui a tant scandalisé : « Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. » Si son interlocuteur imaginaire répond : « C’est ce que je crains », Pascal, le regard clair et tranquille, comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle, réplique : « Pourquoi ? Qu’avez-vous à perdre ? » Que perdez-vous en renonçant à la raison ? Si ce mot n’avait été prononcé par Pascal, on hausserait les épaules, on éclaterait de rire. Il est évident que cela est d’un sot ou d’un fou. Mais ce n’est pas en vain que ces expressions de Pascal, savoir « s’abêtir » et « qu’avez-vous à perdre ? » provoquent une telle alarme même parmi nos contemporains à moitié endormis et ensorcelés par les charmes des théories modernes de la connaissance. Car dans ces mots, comme dans la boîte de Pandore, sont contenues toutes les absurdités possibles, donc, à notre avis, toutes les horreurs. Ouvrez la boîte, et soudain s’en échapperont vers la lumière du jour tous ces non pudet, quia pudendum est, prorsus credibile quia ineptum, certum quia impossibile, et avec eux les « Moi » humains que la raison retenait dans la soumission et le silence, tous ces « Moi » que Pascal même craignait et haïssait si fort. Et tout de même Pascal ἀποτολμᾷ καὶ λέγει, osa et dit ; il oublia toutes les terreurs et tous les malheurs qui nous menacent, et dit ce qu’il voulait dire. Écrivons plutôt qu’il n’oublie pas, et qu’en connaissance de cause, il marche contre l’ennemi. La raison a beau vouloir le convaincre, c’est en vain. Ni ses louanges, ni ses menaces ne font effet. D’où vient cela ? Est-ce, selon l’expression de Platon, une réminiscence — ‘ανάμνησις — ou ce que nous appelons aujourd’hui, dédaigneusement, l’atavisme ? Pascal se rappelle le récit biblique de la chute, et la raison est sur lui sans pouvoir. Il n’a plus peur, comme les autres, comme tout à l’heure lui-même, de passer pour un sot ; il se moque de la vertu satisfaite d’elle-même et de ses fidèles sujets, les habitants de l’étable. Rappelons-nous son recul devant l’unique vérité immatérielle proclamée par la Renaissance, sa haine pour Descartes, et son mépris pour le Summum bonum des anciens philosophes...

Pour éviter cela il n’y a qu’un moyen : renoncer aux veritates æternæ, aux fruits de l’arbre de la connaissance ; « s’abêtir », ne plus croire à rien de ce que proclame la raison ; fuir les endroits éclairés, car la lumière fait voir le mensonge ; aimer les ténèbres : « Qu’on ne nous reproche pas le manque de clarté, car nous en faisons profession. » Inspiré par la révélation biblique, Pascal crée une « théorie de la connaissance » qui tranche complètement avec nos idées sur l’essence de la vérité. La première supposition fondamentale, l’axiome de la connaissance, c’est : tout homme normal peut voir la vérité si on la lui montre. Pascal, pour qui la Bible est la source principale de la connaissance, déclare : « On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu (Port-Royal a, bien entendu, omis ce « voulu ») aveugler les uns et éclairer les autres. » Je crois que dans toute l’histoire de la philosophie personne n’a osé proclamer un « principe » plus blessant pour notre raison, et que Pascal même n’atteignit jamais à tant de témérité (sauf quand il parle du « Summum bonum » des philosophes et des chevaux qui réalisent dans leur étable l’idéal de la vertu stoïque). La condition fondamentale de la possibilité de la connaissance humaine consiste, je le répète, en ce que la vérité peut être perçue par tout homme normal. Descartes l’avait ainsi formulé : Dieu ne veut ni ne peut être trompeur. Or Pascal affirme que Dieu peut et veut être trompeur. Quelquefois, à certains hommes, il révèle la vérité ; mais il aveugle délibérément la plupart d’entre eux pour que la vérité ne leur parvienne pas. Qui a raison, Pascal ou Descartes ? Voici de nouveau la maudite question qui nous a déjà embarrassés tant de fois : comment décider et qui décidera où est la vérité ? On ne peut plus s’adresser à la raison ; on ne peut davantage s’adresser, comme Descartes, à la morale : la morale nous dit qu’il serait indigne de Dieu de tromper les hommes ; or Pascal vient nous dire que la place de la morale est à l’étable. Nous sommes au désespoir, et Pascal triomphe. Il attendait cet instant. Il peut s’écrier, enivré de joie : « Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile : apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. » C’est ce qu’il fallait à Pascal. Il sent que « cette belle raison corrompue a tout corrompu », et que le salut unique de l’homme est de s’en affranchir. Tant que la raison restera ce par quoi nos laudabiles vel vituperabiles sumus ; tant que nous trouverons le Summum bonum dans les louanges de la raison, et dans son blâme le Summum malum, nous ne sortirons pas de notre situation désespérée. « La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. » Notre raison, par ses vérités propres, fait de notre monde le royaume enchanté du mensonge. Nous vivons tous comme des ensorcelés, et nous le sentons. Mais ce que nous craignons surtout, c’est le réveil, et les efforts que nous faisons pour rester dans notre engourdissement, aveuglés par Dieu ou, pour mieux dire, par les « vérités » que cueillit notre aïeul sur l’arbre défendu, nous les considérons comme l’activité naturelle de notre âme. Nous considérons comme nos amis et bienfaiteurs ceux qui nous aident à dormir, qui nous bercent, qui glorifient notre sommeil, tandis que dans ceux qui essaient de nous réveiller nous voyons nos pires ennemis et une sorte de malfaiteurs. Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas étudier nous-mêmes, pour ne pas voir la vraie réalité. C’est pourquoi l’homme préfère tout à la solitude. Il recherche ses pareils, les hommes qui rêvent, dans l’espoir que les « rêves en commun » (Pascal n’a pas craint de parler de « rêves en commun ») l’affermiront encore en ses illusions. Par conséquent, l’homme hait surtout la Révélation, car la Révélation c’est le « réveil », la libération des chaînes imposées par les vérités « immatérielles », auxquelles les descendants d’Adam déchu se sont tellement habitués qu’en dehors d’elles, la vie même leur paraît inconcevable. La philosophie voit le bien suprême dans un repos que rien ne trouble, c’est-à-dire dans un sommeil profond sans visions inquiétantes. C’est pourquoi elle écarte d’elle avec tant de soin l’incompréhensible, l’énigmatique et le mystérieux, et évite tellement les questions pour lesquelles elle n’a pas de réponses toutes prêtes.

Pascal au contraire voit dans les choses incompréhensibles et énigmatiques qui nous entourent le gage d’une existence meilleure, et toute tentative faite pour simplifier la vie, pour ramener l’inconnu au connu, lui semble blasphématoire. Rappelez-vous ce que Pascal dit dans ses pensées. Quel que soit le sujet où son esprit s’applique, la réalité se déchire, se brise, perd toute signification, toute unité intérieure : si le nez de Cléopâtre avait été un peu plus court, l’histoire universelle serait autre ; notre justice a pour limite un ruisseau ; on ne doit pas tuer de ce côté du ruisseau, mais de l’autre côté il est permis de tuer ; les rois et les juges sont aussi misérables que les sujets et les accusés, etc. Et cela n’est pas un « jeu de l’esprit », les racines en sont profondes dans l’âme de Pascal. Pascal est réellement convaincu, il voit que l’histoire universelle est déterminée par des accidents infimes. S’il vivait en notre temps où tous, répétant Hegel, voient dans l’histoire universelle le développement de l’esprit, il ne renierait pas ses paroles ; et si Hegel et lui sont quelque part confrontés (c’est une hypothèse que nous avons admise) n’est-il pas certain que le tribunal suprême aurait trouvé dans la courte phrase de Pascal plus de « pénétration » que dans les gros volumes de Hegel ?

Vous ne pouvez ni le comprendre ni l’accepter ? Cependant si vous désirez être avec Pascal, vous n’avez pas d’autre moyen que de « vous abêtir » et de répéter continuellement, avec lui, les paroles ensorceleuses : « Humiliez-vous, raison impuissante, taisez-vous, nature imbécile. » Nos veritates æternæ sont ignorées au tribunal suprême. Or c’est là que Pascal s’instruit et s’autorise à récuser notre raison impuissante et notre nature stupide. Écoutez-le : « Chose étonnante cependant, que le mystère le plus éloigné de notre connaissance, qui est celui de la transmission du péché, soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes ! Car il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste ; car qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté, pour un péché où il paraît avoir si peu de part, qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût un être ? Certainement, rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine ; et cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis dans cet abîme ; de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. »

Il est évident que la pensée qui constitue le fond de cette page n’ira jamais rejoindre ces vérités éternelles qui sont communiquées aux hommes par la lumière de la raison. Pascal le sait parfaitement. Il souligne lui-même que rien ne saurait davantage indigner notre raison et notre conscience, que le mystère de la chute et du péché originel. Le péché originel se présente à nous comme une incarnation de tout ce que nous considérons comme immoral, honteux, absurde, impossible ; pourtant, nous dit Pascal, la plus grande vérité est là. Comme Tertullien ou Luther, il voit clairement tous les pudet, ineptum, impossibile, qui constituent le récit biblique ; et pourtant Pascal déclare : Non pudet, prorsus credibile est... et jusqu’au dernier mot, le triomphal : certum. La « conversion » de Pascal, c’est cette affirmation même ; le papier qu’il portait cousu dans son vêtement nous le confirme. Là, il se détache définitivement de la vérité hellénique : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob non des philosophes et des savants » : ainsi formule-t-il dans des expressions brèves, tracées à la hâte, le résultat auquel il est arrivé.

Ainsi, c’est toujours le même « abîme », le même nœud inextricable de contradictions inconciliables. Tout y est ; et la parole terrible : Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? et les larmes de joie, et les doutes, et la certitude. Et au-dessus de tout cela un unique désir fou et passionné : Oublier l’univers, tout oublier, hors Dieu ; oublier toutes les règles, toutes les lois, toutes les vérités éternelles et immatérielles, où la philosophie plaçait notre souverain bien ; supporter toutes les souffrances physiques, morales même, pour atteindre le but : « Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. » La liberté perdue par Adam et la première bénédiction de Dieu doivent être rendues au « Moi haïssable ».

Et qu’importent, à côté de ces grands dons du Créateur, nos terrestres « vérités éternelles » et nos hautes vertus !

X

Tout en Pascal a changé radicalement. Autrefois il craignait surtout la « raison » avec ses arrêts, la conscience avec ses jugements « implacables ». Maintenant, arrêts et jugements cessent d’exister pour lui. Peut-être pourrait-on s’exprimer plus fortement encore : Pascal paraît sentir que tout ce qui est défendu par la raison et par la conscience, c’est cela même qui nous est surtout nécessaire. Mais il faudrait peut-être faire ici une réserve, pour ne pas donner prétexte à de fausses interprétations. Nous nous rappelons que Pascal, contrairement à Descartes et à d’autres philosophes, n’entendait pas sous le nom de vérité ce que chacun pourrait voir, si on le lui montrait ; Dieu, affirme-t-il, a voulu que certains hommes voient, que d’autres soient aveugles. Et que le fait d’être aveugle ou voyant ne dépend pas de notre volonté : Dieu trompe celui qu’il veut tromper, ne trompe pas celui qu’il ne veut pas tromper, et nous n’avons aucun moyen d’obliger Dieu à montrer la vérité à tous. Par conséquent, la vérité n’a pas besoin de se cacher des hommes. Elle erre parmi eux, sans aucun voile, et celui qui ne doit pas la voir, ne la verra pas : il n’a pas pour cela l’organe nécessaire.

Peut-être ne serait-il pas déplacé de remarquer ici, que la théorie de la connaissance de Pascal n’est pas aussi originale qu’il semble d’abord. Non que Pascal l’ait empruntée ; lui-même l’a inventée ou, pour mieux dire, trouvée, là où personne ne va chercher une théorie de la connaissance : dans les Saintes Écritures. Mais d’autres philosophes déjà, païens même, s’étaient douté de quelque chose. Platon disait à Diogène qu’il n’avait pas l’ « organe » nécessaire pour voir les « idées », et Plotin savait que la vérité n’est pas un jugement « obligatoire pour tous » : Pour voir la vérité, enseignait-il, il faut « survoler » toutes les choses obligatoires, il faut s’élever « au delà » de la raison et de la conscience. Tout cela a été dit par Platon et Plotin, mais l’histoire nous en a conservé tout autre chose. Platon, nous dit-elle, enseigne que le plus grand malheur, c’est de devenir μισόλογος (c’est-à-dire hostile à la raison) ; et Plotin : άρχὴ οὖν λόγος καὶ πάντα λόγος (Le commencement est la raison, et tout est raison). L’histoire a rejeté le reste comme inutile, et les théories contemporaines de la connaissance, bien qu’elles s’appuient presque toutes sur Platon et tiennent grandement compte de Plotin, prennent pour point de départ ce jugement d’Aristote : que la vérité est ce qui peut être enseigné à tout le monde.

Or Pascal affirmait qu’on ne peut rien entendre aux actes de Dieu sans avoir présent à l’esprit qu’il veut « aveugler » les uns et « éclairer » les autres. Mais il semble que Pascal n’ait pas tout dit. Il semble que Dieu tantôt « aveugle », tantôt « éclaire » un seul et même homme ; et que, par conséquent, l’homme tantôt voie la vérité, tantôt ne l’aperçoive plus. Et même il arrive très ordinairement que l’homme voit et ne voit pas en même temps. C’est pour cela que dans les questions « dernières », ainsi que Pascal nous l’explique, il n’y a, il ne peut y avoir et il ne doit y avoir rien de ferme ni de certain ; c’est pour cela que Pascal lui-même semble être pétri de contradictions. Les pensées, ainsi qu’il nous le dit, viennent à lui et le quittent selon leur caprice. Dans la suite systématique des sobres déductions qui composent sa théorie du « pari », éclate soudain le mot absurde : « s’abêtir ». Sur une page il glorifie la raison, sur une autre il la remet à sa place brutalement et dédaigneusement. Et le « Moi », qu’il déclare « haïssable » et dont il dit que « la vraie et unique vertu est de le haïr », ce « Moi » devient la chose la plus précieuse du monde, beaucoup plus précieuse que toutes les vertus que Pascal abandonne aux pélagiens et aux habitants des étables. La maxime : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », se mêle à tout, et produit les transformations les plus inattendues et les plus miraculeuses. Il est vrai qu’on pourrait retourner cette thèse, et proclamer, avec un droit égal : « La raison a ses raisons que le cœur ne connaît pas. » En effet, il en est ainsi. La raison pose ses exigences sans tenir compte du cœur, comme le cœur pose les siennes sans tenir compte de la raison. Le « cœur » — qu’est-ce donc, ce cœur mystérieux ? — dit avec Job : Si on mettait ma douleur sur une balance, on la trouverait plus lourde que le sable de la mer. La raison répond : La douleur, celle même de l’univers entier, mise sur une balance, ne pourrait faire monter un seul grain de sable.

Voici un nouveau différend, et de nouveau on ne sait qui le tranchera. La raison insiste : L’homme est un faible roseau perdu dans les espaces infinis ; le moindre souffle du vent, une goutte d’eau peuvent le tuer ; c’est évident... — Oui, réplique Pascal, c’est évident ; mais le vent, la goutte d’eau, l’immense univers même ne sentent ni leur force, ni la faiblesse de l’homme ; donc leur force est illusoire et infime. Est-ce un argument ? Peut-on discuter, lutter ainsi contre l’évidence ? Bien entendu, la raison s’y oppose ; elle ne reconnaît la force démonstrative qu’à ces vérités immatérielles que ni la goutte d’eau, ni l’immense univers ne peuvent anéantir. Pour la raison, cette puissance qui anéantit est une puissance devant laquelle elle s’incline pieusement et devant laquelle, d’après ses lois, tous doivent s’incliner pieusement. C’est elle, la raison, qui a appris à Pascal — et avant Pascal aux anciens philosophes — que « le moi est haïssable », car il n’est pas éternel, car il connaît la γένεσις et la φθορά, la naissance et la mort ; et c’est elle qui a inspiré à Pascal sa règle fondamentale : « Il faut tendre au général », cette règle qui a servi de sonde et de base à toute la philosophie ancienne et moderne, et sans laquelle ne sont possibles ni l’éthique ni la théorie de la connaissance. Mais le « cœur » hait le « général » ; il ne veut pas, quelles que soient les menaces et les promesses de la raison, tendre au « général », de même qu’il ne veut pas reconnaître à la raison la qualité de législatrice suprême. Pascal recourt aux « vérités » qu’il a puisées dans la Bible pour abattre, avec leur aide, la raison et ses exigences. Vous considérez comme évident que ce qui a un commencement doit avoir une fin, vous trouvez que la mort est un événement tout aussi « naturel » que tous les autres événements naturels. Mais votre « évidence » n’est que votre cécité. Descartes, dans sa naïveté savante, a cru que Dieu ne veut ni ne peut tromper les hommes : cela Lui est interdit par la théorie de la connaissance et l’éthique des païens. Or nous savons qu’il y a une autre théorie de la connaissance et une autre éthique, et que Dieu peut et veut tromper les hommes. Et sa tromperie la plus grande, dont le divin Platon lui-même fut la victime, c’est notre persuasion que tout ce qui a un commencement a aussi une fin, doit avoir une fin, et que la mort est, par conséquent, un événement naturel parmi les autres événements naturels. Certes beaucoup de choses qui ont un commencement, ont aussi une fin ; mais pas toutes. Et la mort, que la raison « comprend » comme la conséquence nécessaire des principes par elle établis, est en effet la chose la plus incompréhensible, la moins « naturelle », de tout ce que nous observons dans le monde. Et il est encore moins « naturel » que les hommes aient pu accepter les vérités de la raison, aimer le « général », les « lois » et haïr leur propre « Moi » ; qu’ils aient pu s’intéresser aux vérités « immatérielles » au point d’oublier complètement leur propre destin : « L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. » Et encore : « Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. — C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible et un assoupissement surnaturel qui marque une force toute-puissante qui le cause. »

Vous voyez comme toutes choses, en l’esprit de Pascal, s’altèrent. L’éthique et la théorie de la connaissance grecques, avec leur aversion pour tout ce qui est irrationnel, avec leur affirmation que « le Moi est haïssable », avec leur tendance au « général », avec leur croyance au caractère « naturel » de la mort, perdent tout leur pouvoir. Là où la « philosophie » trouve la vérité et voit l’évidence absolue, là Pascal voit l’ « enchantement » et l’ « assoupissement surnaturel ». Et maintenant nous n’oserons peut-être plus rejeter son exorcisme : « Humiliez-vous, raison impuissante. » Car si nos « vérités éternelles » ne nous procurent qu’ « enchantement » et « assoupissement » ; si nous vivons dans un royaume ensorcelé, comment l’homme pourra-t-il se libérer des charmes surnaturels ? Nous méprisons la superstition, nous sommes convaincus que les exorcismes sont absurdes — voilà encore une de nos « vérités éternelles ». Mais cela était valable tant que notre théorie de la connaissance et notre éthique se fondaient sur la supposition que Dieu doit être véridique et se soumettre, comme les hommes, à une loi supérieure. Or, si Dieu veut que les uns soient aveugles et les autres voyants, l’affaire change complètement d’aspect ; « l’exorcisme » apparaît comme le moyen unique, quoique « surnaturel », de briser les évidences-erreurs créées par une force également surnaturelle ; et la recherche de la vérité ne doit plus être une investigation tranquille et sans passion. Dès lors, il faut avouer que seuls cherchent utilement ceux qui « cherchent en gémissant » ; dès lors, l’abîme dont ne pouvait se défendre Pascal, et sa folle peur devant cet abîme, sont plus désirables que la « fermeté » et « l’assurance ». Il n’y a que l’horreur qu’éprouve l’homme quand il sent que la terre se dérobe sous ses pieds et qu’il tombe dans une profondeur sans fond, qui puisse l’amener à la « folle » résolution de rejeter la « loi » et de s’insurger contre toutes les vérités reconnues. C’est pourquoi Pascal parle tant, dans ses Pensées, des terribles conditions de notre existence terrestre. La raison répète ses vérités : A = A — La partie est moins grande que le tout — Deux grandeurs égales à une troisième sont égales entre elles — Ce qui a un commencement doit avoir une fin — La morale exige que la vertu soit satisfaite d’elle-même, — que le Moi humain, hostile par essence à toutes les lois, soit ramené à l’obéissance, — que Dieu même se soumette à la loi... Pascal entend tout cela : ce sont choses qu’il sait ; il a vécu dans les deux Romes, la séculière et la spirituelle ; il a passé par l’école d’Épictète et de Montaigne, ainsi que par celle de Descartes, comme l’ont fait ses timides amis de Port-Royal. Il s’est approprié toutes les vérités immatérielles et éternelles, et il a appris à les réduire à une seule vérité que les hommes appellent Dieu ; il a appris qu’il n’y a jamais eu d’autre Dieu parmi les hommes, et que le « pouvoir des clefs » a été remis par Dieu même à celui qui, en une seule nuit, renia Dieu trois fois. Pascal, au jugement dernier, a appris autre chose encore. En réponse à sa prière : « Faites (Seigneur) que je me considère en cette maladie comme en une espèce de mort, séparé du monde, dénué de tous les objets de mes attachements, seul en votre présence », Dieu lui a envoyé cette « conversion de son cœur » qu’il avait espérée. Seul en votre présence : de ce désir que Pascal éprouve de se mettre face à face avec Dieu (Plotin : φυγή μόνου προς μόνον) est sortie la décision d’appeler devant Dieu Rome et le monde. Voilà ce qui l’a tiré de l’ornière commune ; ce qui lui a donné la force et la hardiesse nécessaires pour parler impérieusement à la raison qui ne se reconnaît aucun maître ; ce qui lui a appris à appliquer aux jugements clairs et distincts son magique : Évanouissez-vous — « humiliez-vous, raison impuissante ». On peut, et on doit même, sacrifier toute chose pour trouver Dieu ; et d’abord nos « vérités éternelles et immatérielles », que la philosophie positive, en considération de leur immatérialité, qui est véritable, et de leur éternité, qui n’est que prétendue, substitue à Dieu. On ne pourra jamais le pardonner, on ne doit pas le pardonner à Descartes : par sa faute, les hommes ont été de nouveau aveuglés, ramenés vers ce merveilleux « enchantement » et cet « assoupissement » dont Pascal nous a parlé. Comment tirer le monde de l’engourdissement ? comment arracher les hommes au pouvoir de la mort ? Qui insufflera la force active dans l’exorcisme : « Évanouissez-vous ! » Qui nous aidera à faire du « manque de clarté » notre « profession » ? Qui nous donnera cette grande témérité de renoncer aux dons de la raison, de nous « abêtir » ? Qui fera que la douleur de Job l’emporte en pesanteur sur le sable de la mer ?

Pascal répond : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. » Dieu lui-même a ajouté ses souffrances aux souffrances de Job, et, vers la fin du monde, la douleur divine et humaine l’emportera en pesanteur sur le sable de la mer. En attendant — et l’essentiel de la philosophie de Pascal si dissemblable de ce qu’on appelle ordinairement de ce nom, est là — « ne cherchons pas l’assurance et la fermeté » dans notre monde ensorcelé ; nous ne devons pas rester tranquilles, nous ne devons pas dormir... Ce commandement ne vaut pas pour tous, mais seulement pour certains et rares « élus » ou « martyrs ». Car, s’ils s’endorment à leur tour, comme s’endormit pendant la nuit mémorable le grand apôtre, le sacrifice de Dieu aura été en vain, et la mort triomphera définitivement et pour toujours.

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 3 février 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Par lesquelles nous sommes louables ou blâmables.

[2] « Les blasphèmes sonnent quelquefois plus agréablement à l’oreille de Dieu que l’Alleluia même ou que toute jubilation de louange. Et d’autant plus horrible et dégoûtant est un blasphème, d’autant plus il est agréable à Dieu. »

[3] « Ce que la raison prouve, la foi ne peut le revendiquer. »

[4] Les vertus des gentils sont des vices splendides.

[5] Les vertus des gentils sont plutôt des vices.

[6] « Que ce qui est à naître soit considéré comme déjà né. »

[7] On ne doit pas rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre.

[8] « Ceci est le plus haut degré de la foi, le croire clément, celui qui sauve si peu d’âmes, qui les condamne si nombreuses ; le croire juste, celui qui par sa volonté nous fait nécessairement damnables, de sorte qu’il paraisse, comme le dit Érasme, être réjoui par les tortures des malheureux, et digne de haine plutôt que d’amour. Or si je pouvais comprendre par quelque raison comment il se fait qu’il soit miséricordieux, ce Dieu qui montre tant de colère et d’iniquité, il ne serait pas besoin de foi. »

[9] Voilà, mon Dieu, je te voue pour toute ma vie l’impiété et le blasphème.

[10] « Dieu est le Dieu des humiliés, des opprimés, des désespérés et de ceux qui sont complètement réduits à rien ; sa nature est d’exalter les humbles, de nourrir les affamés, d’éclairer les aveugles, de consoler les pauvres et les affligés, de justifier les pécheurs, de ressusciter les morts, de sauver les désespérés et les damnés... Il est en effet le créateur tout-puissant qui de rien a fait toutes choses. Mais il est empêché d’accomplir son acte propre et naturel par cette peste malfaisante entre toutes, la conscience de justice, qui ne veut pas se reconnaître pécheresse, immonde, misérable et damnée, mais juste, sainte... C’est pourquoi il a convenu que Dieu apporte ce marteau, à savoir la loi, qui brise, écrase, broie et réduise complètement à rien cette bête sauvage avec sa vaine confiance, sa sagesse, sa justice, sa puissance, afin qu’elle se sache enfin perdue et condamnée à cause de son mal. »

[11] « C’est pourquoi quand on traite de la justice, de la vie et du salut éternel, il faut entièrement ôter la loi de nos yeux, comme si elle n’avait jamais été rien et ne devait jamais rien être, mais n’est absolument rien. »

[12] « Je n’aurais pas osé qualifier la loi ainsi, je me serais cru coupable du plus grand blasphème envers Dieu, si Paul ne l’avait fait d’abord. »