LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Léon Chestov

(Шестов Лев Исаакович)

1866 – 1938

 

 

 

 

L’ŒUVRE DE DOSTOÏEVSKI

 

 

 

1937

 

 

 

 

 


Série de cinq conférences diffusées sur Radio-Paris entre le 3 avril et le 1er mai 1937 ; texte publié dans les Cahiers de Radio-Paris, n° 5, 15 mai 1937.

 

 

 

 

 


TABLE

I

II

III

IV

V

 

 

 

 

 

I

Dans la littérature russe, et même dans la littérature mondiale l’œuvre de Dostoïevski compte certainement parmi les plus remarquables et aussi parmi les plus difficiles à pénétrer. Elle est non seulement insaisissable, mais encore angoissante. Mikhailovski, un des critiques russes les plus renommés de la fin du siècle dernier, intitulait un article sur Dostoïevski qu’il écrivit en 1881, c’est à dire immédiatement après la mort du grand écrivain — « Un talent cruel ». Cette définition de Mikhailovski recèle une grande vérité, d’ailleurs purement extérieure : Dostoïevski, ou plutôt ses écrits sont empreints d’une cruauté impétueuse, sans limites. Aussi bien de son vivant qu’après sa mort, cette cruauté écartait et écarte encore de nombreux lecteurs de ses œuvres.

Pourtant, sous ce rapport, Dostoïevski n’est pas une exception. Le dix-neuvième siècle nous a donné deux autres écrivains qui furent appelés à jouer un rôle de première importance dans l’histoire de la pensée européenne — Kierkegaard et Nietzsche, et dont nous pourrions également dire qu’ils sont des « talents cruels », Kierkegaard et Nietzsche, bien plus encore que Dostoïevski, ont exalté la cruauté dans des hymnes enthousiastes.

On s’aperçoit du reste, en lisant les premiers livres de Dostoïevski, qu’il n’était alors nullement cruel, mais au contraire très doux et qu’il aimait beaucoup les hommes. La cruauté ne vint que plus tard. Mais d’où vint-elle et pourquoi ? Répondre à cette question c’est trouver la clef de l’énigme que pose l’œuvre de Dostoïevski, l’œuvre la plus bizarre et la plus mystérieuse que puisse concevoir l’imagination humaine. Dostoïevski lui-même s’est rendu parfaitement compte du brusque changement survenu dans sa conception du monde, et nous en a même parlé.

En 1873, ayant dépassé la cinquantaine, il nous dit, jetant un regard en arrière sur sa carrière littéraire longue déjà de presque trente ans : « il me serait très difficile de raconter l’histoire de la transformation de mes convictions ». Sans doute, mais en fait, dans tout ce qu’il écrivit, il n’a fait que raconter l’histoire de la « transformation de ses convictions ». Et c’est en cela précisément que — pour lui et pour nous — réside tout l’intérêt de son œuvre. L’histoire de la « transformation des convictions », y a-t-il dans le domaine littéraire une histoire d’un intérêt plus émouvant, plus passionnant ? D’ailleurs cette transformation n’est-elle pas avant tout l’histoire de la naissance de ces convictions ? Celles-ci se transforment, renaissent en l’homme sous ses yeux, à l’âge où il a suffisamment d’expérience et de perspicacité pour suivre consciemment le processus mystérieux de son âme. Nous lisons chez Dostoïevski, dans les Mémoires écrits dans un Souterrain, les mots suivants : « de quoi un honnête homme peut-il parler avec le plus de plaisir ?... De soi-même. Je vais donc parler de moi ».

Les œuvres de Dostoïevski réalisent à peu près complètement ce programme. À mesure que les années passent, à mesure que son talent mûrit et se développe, il parle de plus en plus franchement et audacieusement de lui-même.

On peut distinguer dans l’activité littéraire de Dostoïevski deux périodes : la première débute par Les Pauvres Gens et s’achève par les Souvenirs de la Maison des Morts ; la deuxième commence par les Mémoires écrits dans un Souterrain et se termine par son discours sur Pouchkine. Les Mémoires écrits dans un Souterrain apprennent brusquement au lecteur que, tandis que Dostoïevski écrivait ses autres livres, il se produisit en lui une des crises les plus atroces que l’âme humaine fût capable de mûrir et de subir. Ce que Dostoïevski a appelé « la transformation de ses convictions » ne fut nullement un processus normal et insensible, comme pourrait le croire un observateur superficiel. Dostoïevski dut arracher de son âme ce qui en faisait, pour ainsi dire, organiquement partie. Le ton des Mémoires écrits dans un Souterrain nous en donne la preuve. Dès le premier chapitre la tension est telle que l’auteur est contraint de supplier : « Attendez ! laissez-moi reprendre haleine ! »

Dostoïevski ne parle pas, il crie, il hurle, comme le ferait un homme subissant d’incroyables tortures. Et il ne pouvait en être autrement : Dostoïevski découvrit soudain que les idéaux auxquels il avait consacré sa jeunesse, auxquels il s’était dévoué, lui semblait-il, avec une sincérité et un abandon absolu de lui-même, l’avaient berné ; que tout ce qu’il avait écrit jusqu’à l’âge de quarante ans (Dostoïevski avait quarante ans lorsqu’il écrivit ces Mémoires), n’avait été que mensonge, des mensonges que rien ne pouvait justifier. Je ne citerai ici qu’un court fragment des Mémoires écrits dans un Souterrain, ce que dit le héros à une fille publique qui était venue chercher un « appui moral » auprès de lui :

« Sais-tu ce que je veux en réalité ? C’est que vous alliez tous au diable. J’ai besoin de tranquillité. Je vendrais tout l’univers pour un sou, pourvu qu’on me laissât en paix. Que le monde entier périsse, ou que je boive mon thé ? Plutôt, que périsse le monde, pourvu que je boive mon thé ».

Qui est-ce qui parle ainsi ? Qui eut l’idée de mettre dans la bouche de son héros des phrases d’un cynisme aussi monstrueux ? Ce même Dostoïevski qui nous avait conté dans les Pauvres Gens d’une façon si touchante le sort douloureux de Makar Dievouchkine, et qui, peu de temps auparavant, avait écrit avec chaleur et une réelle sensibilité dans Humiliés et Offensés : « l’âme est transportée, on comprend que le plus misérable, le dernier des hommes est, lui aussi, un homme, et qu’il est ton frère ».

Les « pauvres gens », les plus misérables, les derniers parmi les « humiliés et les offensés » — voilà le sujet de toutes les premières œuvres de Dostoïevski. Mais comment arriva-t-il que Dostoïevski se détourna, une fois pour toutes, des « pauvres gens », des « humiliés et des offensés » pour se donner comme seul et unique but la satisfaction des exigences les plus mesquines de son insignifiante personne ? L’a-t-il fait réellement ? Le cœur de Dostoïevski s’est-il endurci à ce point ?

Durant la vie de Dostoïevski, des critiques hostiles et toujours pressés émirent plus d’une fois ce genre de suppositions et amenèrent Mikhailovski à appeler le romancier un « talent cruel ». Mais c’était là les suppositions les plus arbitraires qu’on puisse imaginer. Elles permettaient il est vrai, de trancher d’un seul coup les problèmes complexes et difficiles que soulèvent les œuvres de Dostoïevski. Ceci est fort tentant, mais a le désavantage de supprimer définitivement tout ce que nous apporta Dostoïevski.

En réalité il se passa exactement le contraire : plus Dostoïevski avançait dans la vie, plus il réfléchissait aux grands et ultimes mystères de l’existence humaine, plus passionnément et irrévocablement se vouait-il avec toute son énorme force créatrice aux « pauvres gens » aux « humiliés et aux offensés », au dernier, au plus misérables des hommes.

Dans ses Souvenirs de la Maison des Morts, nous assistons à sa rencontre avec des bagnards, avec un monde d’hommes oubliés, reniés par tous, avec un milieu en vérité terrifiant et qu’il nous a décrit dans toute son horreur, un milieu où nous n’avons toujours vu que les bas-fonds, les déchets de la race humaine. Mais Dostoïevski réagit envers eux autrement que ses camarades d’exil, les autres détenus politiques ; il ne dit pas : « je hais ces brigands ». Au contraire, même en eux, en ces hommes inutiles et misérables il perçoit ses semblables, ses frères. Ils ne lui répugnent pas, mais suggèrent en lui un problème immense, inadmissible de par son immensité même pour la plupart des hommes qui préfèrent l’ignorer, problème que le grand poète français Charles Baudelaire exprima dans ces vers immortels :

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?

Dis, connais-tu l’irrémissible ?

Peut-on, pouvons-nous aimer les condamnés, les condamnés à perpétuité, et connaissons-nous seulement l’horreur fatale que recèle le mot « irrémissible ? ». Et surtout le voulons-nous ? Disposons-nous des forces spirituelles nécessaires pour regarder en face les épouvantes que doivent supporter les hommes condamnés à perpétuité ?

Je viens de vous citer ces mots de Dostoïevski : « on comprend que le plus misérable, le dernier des hommes est, lui aussi, ton frère ». Pour avoir osé proclamer cette vérité et pour avoir fait un timide essai de la réaliser, le tribunal de Nicolas Ier, comme vous le savez, condamna Dostoïevski à mort. Cette peine fut ensuite commuée en une condamnation aux travaux forcés. Et voici ce qu’écrit Dostoïevski dans son Journal d’un écrivain en 1873, c’est-à-dire longtemps après la « transformation de ses convictions » :

« Le jugement qui nous condamnait à être fusillés, et qui nous fut lu avant l’exécution, n’était nullement un simulacre ; tous les condamnés étaient persuadés qu’ils seraient exécutés et ils vécurent une dizaine de minutes au moins dans la plus terrible, la plus effrayante attente, celle de la mort. Durant ces minutes, certains d’entre nous (je le sais pertinemment) descendirent instinctivement en eux-mêmes et, examinant en ces courts instants leur existence si brève, il se peut qu’ils aient regretté quelques-unes de leurs actions (de celles qui pèsent secrètement sur la conscience de chacun) ; mais la chose pour laquelle on nous condamnait, les pensées, les idées qui dominaient notre esprit, non seulement ne nous paraissaient pas devoir provoquer nos remords ; il nous semblait, au contraire, qu’elles nous purifiaient en faisant de nous des martyrs, et que grâce à elles beaucoup nous serait pardonné ! Et cela dura longtemps ainsi. Les années de bagne, les souffrances ne nous brisèrent pas ; rien ne put nous briser, et nos convictions soutinrent au contraire nos âmes par la conscience du devoir accompli ».

Nous voyons donc que les idées qui inspiraient ses premières œuvres accompagnèrent Dostoïevski durant toute sa longue vie. Vous allez entendre M. Jacques Copeau vous lire Le Paysan Mareï, une nouvelle que Dostoïevski écrivit en 1876, c’est-à-dire cinq ans avant sa mort. En voici la fin :

« Et soudain, m’éloignant de mon grabat et jetant un regard alentour, je sentis que désormais je pourrai considérer ces malheureux (les compagnons de bagne de l’auteur), d’une toute autre façon et que, soudain, comme par enchantement, toute haine et toute colère venaient de disparaître de mon cœur... Ce moujik à la tête rasée, avili, au visage marqué de stigmates, qui dans son ivresse hurlait une chanson obscène, peut-être n’était-il pas autre que le paysan Mareï ».

Il devient évident que si nous voulons dépister dans l’œuvre de Dostoïevski les traces de ce qu’il a appelé « la transformation de ses convictions », si nous voulons trouver une explication à l’apparente cruauté de ses écrits, il nous faudra chercher une autre explication que l’endurcissement de son cœur.

 

II

En vous parlant de la transformation des convictions de Dostoïevski, je vous ai cité un nombre suffisant de ses propres témoignages nous prouvant qu’il resta fidèle jusqu’à la fin de sa vie aux principales idées qu’il énonça dans ses ouvrages de jeunesse. Nous pouvons même aller plus loin et affirmer que tout ce qui fut révélé de nouveau au Dostoïevski de l’âge mûr n’était, pour ainsi dire, qu’une réponse aux questions qui se dissimulaient, invisibles même à ses yeux, dans ses idées de jeunesse.

Pour le comprendre, il nous faut faire une courte digression et essayer de pénétrer l’atmosphère spirituelle dans laquelle vivait la société intellectuelle russe au moment où Dostoïevski débuta dans la carrière littéraire, c’est-à-dire à la fin des années quarante du siècle dernier. À cette époque, le célèbre critique littéraire Biélinski était le maître et le guide incontesté de tous les milieux cultivés en Russie. Vissarion Biélinski ou, comme l’appelaient ses amis, l’impétueux Vissarion, fut le premier qui comprit et estima à sa juste valeur le génie du plus grand poète russe Alexandre Pouchkine, et qui sut montrer dans ses articles tout ce que la Russie devait à celui, dont on vient, comme vous le savez, de fêter récemment, dans le monde entier le centième anniversaire de la mort. Biélinski aimait en Pouchkine non seulement le poète qui tout comme Mozart, pour employer les mots mêmes de Pouchkine, apporta sur notre terre « tel un chérubin, quelques chants célestes », mais encore un homme de grand cœur. Dans ses articles, il parlait constamment avec passion de l’humanité de Pouchkine et l’opposait à la grossièreté des mœurs, à la cruauté, au goût effréné de l’arbitraire qui régnait au temps de Nicolas Ier, l’époque du servage. Inspiré par Pouchkine et la tradition décabriste (mouvement révolutionnaire auquel participèrent de nombreux amis de Pouchkine), Biélinski haïssait le servage, tout comme il haïssait le tsarisme despotique et son fonctionnarisme vénal. Et tous les meilleurs éléments de la société russe étaient, comme Biélinski, les ennemis de l’autocratie et du servage. L’affaire Petrachevski, à la suite de laquelle Dostoïevski avait été condamné à mort, fut précisément la timide tentative d’un petit groupe d’idéalistes pour lutter contre le servage.

Les voisins occidentaux de la Russie et plus particulièrement les Français eurent une grande influence sur le développement de ses idées sociales. La devise de la Révolution française, sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen charmèrent les esprits de tous ceux qui se considéraient et étaient considérés par tous comme des hommes aux idées avancées. Non moins grande fut l’influence des écrivains français des années trente et quarante du siècle dernier sur l’idéologie naissante de la société russe de cette époque. Dostoïevski nous en reparle à la fin de sa vie et affirme que, malgré la censure rigoureuse de ces temps « on était cependant informé en Russie, déjà depuis le dix-huitième siècle, à peu près immédiatement, de tout mouvement intellectuel de l’Europe. Et les couches supérieures des milieux intellectuels russes transmettaient ces nouvelles à la masse des gens qui s’intéressaient un tant soit peu au mouvement des idées ».

Les Russes voyaient dans la Révolution française l’aurore d’une liberté nouvelle pour le monde entier, et la littérature française était pour eux la glorification des sentiments les meilleurs et les plus élevés qu’aient jamais pu rêver les hommes. George Sand séduisait tout particulièrement les lecteurs russes. Voici comment nous en parle Dostoïevski : « ses œuvres parurent en russe vers le milieu des années trente... J’avais seize ans, je crois, lorsque je lus pour la première fois une de ses nouvelles, qui reste l’une des plus remarquables compositions de ses débuts. Je me souviens d’en avoir eu la fièvre toute une nuit. Je ne crois pas me tromper en disant que George Sand, au moins à en juger par mes souvenirs, occupa d’emblée chez nous la première place, ou peu s’en faut, parmi les écrivains dont le succès venait de retentir subitement à travers l’Europe. Même Dickens, apparu chez nous en même temps qu’elle, dut, semble-t-il, céder le pas devant l’attention du public... George Sand n’est pas un penseur, mais c’est une de celles qui ont su le mieux présenter l’ère d’une humanité plus heureuse. Elle a consacré toute sa vie à la poursuite de cet idéal, et elle y a cru précisément parce qu’elle était capable de le susciter en son âme. C’est d’ordinaire le privilège des grandes âmes, de ceux qui aiment vraiment l’humanité que de conserver cette foi jusqu’au bout ».

C’est ainsi que les Russes des années quarante du siècle dernier comprenaient George Sand, c’est également ainsi qu’ils comprenaient Balzac, Victor Hugo, Dickens. Dans tout ce que faisaient les hommes qui se trouvaient aux avant-postes de la pensée européenne, ils percevaient la proclamation de la grande charte des libertés nouvelles, une grandiose et magnifique déclaration des droits de l’homme.

Dostoïevski se trouvait entièrement sous l’influence de ces idées. Il tenta de les incarner dans sa première nouvelle, Les pauvres gens. Dostoïevski l’écrivit très jeune, quand il était encore étudiant dans une école technique, lui consacrant tous ses loisirs et y travaillant surtout la nuit.

Lorsqu’il l’eut terminée, il la porta à l’une des plus importantes revues de l’époque, dont Biélinski était le principal collaborateur. Et voici la scène, unique dans son genre, qui s’en suivit : un jour, à quatre heures du matin, deux des principaux rédacteurs de la revue, le poète Nekrassov déjà célèbre dans toute la Russie, et le nouvelliste Grigorovitch font irruption dans la chambre de Dostoïevski. Les larmes aux yeux, ils viennent lui annoncer qu’il a écrit une œuvre merveilleuse. Quelques jours après Dostoïevski rencontre Biélinski lui-même qui lui dit : « Est-ce que vous comprenez seulement vous-même ce que vous avez écrit ! Vous n’avez été capable de le faire que grâce à votre intuition, à votre talent d’artiste ». Vous comprendrez facilement toute l’importance de cet événement pour Dostoïevski : les plus éminents représentants de la littérature russe étaient venus s’incliner devant lui, jeune inconnu. « Ce fut le plus beau, le plus émouvant moment de ma vie » nous confesse Dostoïevski.

Mais pourquoi Biélinski et Nekrassov étaient-ils venus s’incliner devant lui ? Ils le firent au nom des « pauvres gens », de ces pauvres gens auxquels ils avaient consacré toute leur vie. Je vous citerai un court fragment d’une lettre de Biélinski, où il exprima avec une étonnante clarté la profession de foi que tous ses amis partageaient avec lui. Elle contient à l’état embryonnaire tout ce que Dostoïevski devait proclamer par la suite urbi et orbi. Voici ce passage que plusieurs générations de Russes ont appris par cœur :

« Même si je parvenais au plus haut degré de l’échelle de la culture, je ne cesserais cependant pas de vous réclamer des comptes pour chacune des victimes des conditions de l’existence, de l’histoire, du hasard, de la superstition, de l’inquisition de Philippe II, etc., etc. ; autrement je préfère me jeter la tête la première en bas de l’échelle. Je ne veux pas accepter, même gratuitement, le bonheur si je ne suis rassuré sur le sort de chacun de mes frères par le sang. La dissonance est paraît-il la condition de l’harmonie ; il est possible que cela soit fort avantageux et agréable aux mélomanes, mais cela ne l’est certes pas pour ceux dont la vie doit exprimer l’idée de dissonance ».

Ainsi pensait et parlait Biélinski, ainsi pensait et parlait Dostoïevski. Ces mots non seulement expriment les « convictions » de jeunesse de Dostoïevski, ils contiennent également le ferment qui provoqua par la suite ce qu’il appela « la transformation de ses convictions ». D’une part, Biélinski, tout comme Dostoïevski, parle des derniers, des plus misérables des hommes et les appelle ses frères par le sang ; d’autre part, il ne peut plus se contenter, comme il l’avait fait dans ses articles, de prodiguer des louanges aux « vertus humanitaires », de proclamer « les droits de l’homme et du citoyen » ; ces idées de ses amis occidentaux qu’il avait accueillies avec une telle joie ne le satisfont plus. Il exige qu’on lui rende compte de toutes les victimes du hasard, des superstitions, de l’inquisition, etc. Et quand lui vint la réponse — non pas de France, il est vrai, mais d’Allemagne — par l’entremise du plus célèbre philosophe allemand de l’époque, Hegel, que « la dissonance était la condition de l’harmonie », que c’était à ce prix, au prix du sacrifice de ses frères par le sang, que s’achetait le « progrès » humain, il répondit avec colère et dégoût : je n’ai que faire de votre « progrès », je n’accepterai jamais une pareille « harmonie », et même si je parvenais au dernier échelon de l’échelle humaine, alors je me précipiterais en bas, la tête la première. Hegel enseignait que tout ce qui était réel était raisonnable, et toute l’Europe occidentale répétait avec lui que la réalité était raisonnable et voyait en cela le dernier mot de la sagesse humaine et divine. Mais là où la science occidentale percevait le summum de la sagesse, un point final, une réponse apaisante et définitive, là Biélinski, et après lui Dostoïevski, voyaient non pas une réponse, un apaisement, mais au contraire, l’impulsion à une infinie et hallucinante inquiétude. Impossible de vivre, impossible d’accepter ce monde, tant qu’on n’aura pas obtenu une justification de toutes les souffrances de nos frères par le sang. Mais où chercher, de qui exiger une semblable justification ? Et que peut répondre un Hegel, ou n’importe quel autre philosophe, aussi célèbre soit-il, à ces questions, à ces exigences importunes ?

Si Philippe II a brûlé sur des bûchers des milliers d’hérétiques, si la famine, les tremblements de terre, la peste et d’autres fléaux naturels ont détruit des millions d’hommes, en demander compte aujourd’hui n’a aucun sens. Ils ont tous péri, et leur cause est irrémédiablement perdue et pour toujours. Ici, personne, même Hegel, ne peut plus rien, et il est impossible de protester, de s’indigner, d’exiger des comptes à l’Univers au sujet des hommes suppliciés, morts en pleine force de l’âge. Il est évidemment trop tard. Il ne reste qu’à se détourner de ces tristes histoires. Ou, si l’on tient absolument à une conception du monde comprenant chacun des éléments essentiels de notre vie, il nous faudra imaginer quelque chose dans le goût de l’harmonie universelle, à savoir une caution solidaire de l’humanité, où l’actif de Pierre comptera dans le passif de Jean ; à moins qu’on ne renonce à établir des bilans et qu’ayant, une fois pour toutes, donné à l’homme le nom « d’individu », on admette que le but suprême réside dans un quelconque principe auquel doivent être sacrifiées les vies individuelles des hommes.

Ni Biélinski, ni après lui Dostoïevski, ne purent se résoudre à accepter cette réponse de la philosophie occidentale. Vous allez entendre Monsieur Jacques Copeau vous lire les réflexions d’Ivan Karamazov. Les trois quarts des écrits de Dostoïevski sont consacrés au même sujet — les horreurs de l’existence humaine. Dostoïevski a beau en parler, il lui semble toujours que c’est insuffisant. Seulement, il les décrit maintenant autrement qu’il ne le faisait dans sa jeunesse. Plus exactement — il croyait alors que le fait de les décrire suffisait en soi, que c’était une solution définitive, un apaisement. Il résuma ce sentiment dans la phrase que je vous ai citée dans ma précédente causerie : « l’âme est transportée, on comprend que le plus misérable, le dernier des hommes, est, lui aussi, un homme, et qu’il est ton frère ».

Or maintenant cette solution ne le satisfait plus, au contraire elle l’irrite, le révolte, lui inspire une infinie inquiétude. Tout comme Biélinski, il se met à exiger des comptes pour toutes les victimes du hasard, des superstitions etc., pour la petite fille torturée par ses parents, pour le petit garçon déchiré sous les yeux de sa mère par une meute de chiens, dont parle Ivan Karamazov. Les sublimes et grandiloquentes controverses morales qui, dans sa jeunesse lui paraissaient pouvoir résoudre tous les problèmes, ne provoquent plus en lui qu’indignation et que haine. « À quoi bon cette satanée distinction du bien et du mal, s’il faut la payer si cher ? » Cette question irritée d’Ivan Karamazov nous permet d’élucider les causes qui provoquèrent la transformation des convictions chez Dostoïevski. Le romancier formula la même pensée en d’autres termes dans son Journal d’un Écrivain, en 1867 : « J’affirme que la conscience de notre impuissance complète à aider ou à soulager en quoi que ce soit l’humanité souffrante, jointe à la certitude de ses souffrances — peut transformer dans notre cœur notre amour pour l’humanité en haine pour elle ».

L’amour impuissant pour les hommes, se transforme inéluctablement en haine. C’est la révélation de cette vérité terrifiante qui fut au début des transformations des convictions de Dostoïevski. Il ne lui suffit plus de « verser des larmes » sur le sort des « humiliés et des offensés », un problème menaçant dans son évidente insolvabilité se pose à lui : peut-on venir en aide à ces « derniers, à ces plus misérables des hommes », dont il avait tant parlé dans ses premières œuvres qui lui valurent les louanges enthousiastes des plus éminents représentants de la littérature russe ? Où chercher la réponse ? C’est ce dont nous parlerons dans notre prochaine causerie.

 

III

Nous nous souvenons que la condamnation à mort prononcée contre Dostoïevski fut commuée en quatre ans de travaux forcés. Durant ces quatre ans, le grand écrivain vécut complètement isolé du reste du monde. Non seulement n’eut-il pas le droit de lire des journaux ou des revues, même les livres furent interdits. Une seule exception fut permise, et durant ces quatre années d’existence misérable dans les cachots sibériens, il n’eut qu’un seul livre : la Bible.

Aussi, si d’une part l’expérience d’une vie ignorée par la plupart des hommes, d’une vie commune avec des êtres retranchés du reste du monde, les condamnés à perpétuité, fut la base de ses nouvelles convictions, nous nous apercevons que, d’autre part, Dostoïevski puisait des forces et une énergie nouvelles pour la lutte contre les difficultés que lui révélait l’existence dans ce livre mystérieux, issu d’une société de pâtres, de charpentiers et de pêcheurs ignorants, livre qui devait devenir le livre des livres pour tous les peuples européens. Dostoïevski eut recours à la Bible au moment même où l’Occident éclairé se détourna résolument d’elle, jugeant ses idées vieillies et anachroniques, injustifiables devant notre science et notre raison.

La critique de la Bible, qui débuta avec le célèbre traité politico-théologique de Spinoza, avait porté ses fruits. Les plus éminents représentants de la pensée philosophique, surtout en Allemagne, n’admettaient « la religion que dans la limite de la raison » (c’est ainsi que s’intitule un des ouvrages les plus remarquables du célèbre fondateur de l’idéalisme allemand : Kant). Mais que pouvait donner une « religion limitée par la raison » à un homme désespéré ? En quoi pouvait-elle aider les hommes ? Par ses réflexions sur le fait que la dissonance est la condition de l’harmonie ? Nous nous souvenons que déjà Biélinski avait repoussé avec dégoût cette idée fondamentale de la philosophie hégélienne. Et Dostoïevski entreprit, à son tour, avec plus de décision et de courage encore, une lutte implacable et désespérée contre les idées grandiloquentes et définitives de la philosophie allemande du XIXe siècle.

Dans Crime et Châtiment, qui fut écrit longtemps avant les Frères Karamazov, Dostoïevski fait déjà une première et audacieuse tentative d’opposer la Bible et l’enseignement biblique à tout ce qu’avait apporté à l’Europe occidentale l’ensemble des connaissances scientifiques acquises durant les temps modernes. Dans Crime et Châtiment, malgré le sujet choisi, le but principal de Dostoïevski n’est nullement d’établir et d’expliquer les rapports qu’il peut y avoir entre la transgression des lois d’une part, et la responsabilité et le châtiment qui s’en suivent, d’autre part. Son but est tout autre, on pourrait même dire contraire. Apparemment, Dostoïevski « accuse » le personnage principal du roman Raskolnikov, mais en réalité il exige qu’on lui « rende compte » de la vie malheureuse de celui-ci, tout comme l’avait exigé son maître Biélinski pour toutes les victimes du hasard. Quand Raskolnikov eut commis son crime, c’est-à-dire assassiné et volé une vieille usurière particulièrement odieuse, Dostoïevski nous dit : « À ce moment, Raskolnikov s’était retranché comme d’un coup de ciseau de tous et de tout ». Rappelez-vous la scène déchirante des adieux de Raskolnikov à sa mère et à sa sœur, et l’épouvante qui saisit Rasoumikhine quand, ayant rattrapé Raskolnikov sur le palier, il devina soudain l’affreuse vérité et ce qui devait se passer dans l’âme de son malheureux ami : « Comprends-tu maintenant ? lui demanda Raskolnikov, le visage douloureusement contracté ». Les cheveux se dressent sur la tête à cette question, ou encore à ces réflexions de Raskolnikov après l’assassinat : « Je suis définitivement un pou, ajouta-t-il en grinçant des dents ; il se peut que je sois encore pire, encore plus ignoble qu’un pou écrasé, car je pressentais que je me dirais ça après l’avoir tuée. Qu’y a-t-il de comparable à cette horreur ! Oh, platitude ! Oh, lâcheté ! Comme je comprends le prophète le sabre à la main ! Le prophète veut, et toi, obéis, créature tremblante ! Oui, oui, il a raison le prophète lorsqu’il place en travers la rue une bonne batterie et les mitraille tous, le juste et le coupable, sans daigner même s’expliquer. Obéis, créature tremblante et n’ose pas vouloir, car ce n’est pas ton affaire ! »

Voilà ce qui emplit l’âme de Raskolnikov, et voilà en quels termes Dostoïevski nous peint l’état de son pitoyable héros. Ne devient-il pas évident que le romancier a oublié le « crime » qu’il imposa à son héros, qu’en réalité celui-ci n’eût jamais commis bien qu’il eût publié dans une revue un article prouvant que « tout était permis ». Pour Dostoïevski, Raskolnikov est un homme « retranché comme par un coup de ciseau du reste du monde », un être oublié par Dieu et par les hommes, condamné déjà ici, sur terre à toutes les tortures de l’enfer. Rappelez-vous sa conversation avec la prostituée Sonia Marmeladova. Raskolnikov ne vint pas la trouver pour se repentir. Il ne put jamais se repentir, car au fond de son cœur, il ne s’était jamais senti coupable. Relisons ses dernières réflexions quand il fut déjà au bagne : « Oh, comme il aurait été heureux s’il avait pu s’accuser (d’assassinat). Il aurait alors tout supporté, même la honte et le mépris. Mais il se jugeait sévèrement, et sa conscience impitoyable ne découvrait en son passé nulle faute particulière, à part, peut-être, une erreur qui eût pu se produire avec chacun... Il ne se repentait pas d’avoir commis son crime ».

Ces lignes sont la conclusion de l’affreuse histoire de Raskolnikov. Il fut anéanti sans savoir pourquoi. Il ne lui fallait pas se repentir, il lui fallait aller quelque part, à la recherche de quelqu’un capable de l’écouter, de le comprendre, de compatir à ses souffrances. « Il faut absolument que tout homme ait un endroit quelconque où aller ; car un moment arrive où il lui faut absolument aller quelque part », dit une fois le père de Sonia — le fonctionnaire Marmeladov. Mais où aller, vers qui ? Et Raskolnikov va vers Sonia Marmeladova qui, tout comme lui, est un être écrasé, renié par tous. Chez elle, il aperçoit la Bible, ce livre qui fut l’unique lecture de Dostoïevski durant ses quatre années de bagne. Il demande aussitôt à Sonia de lui lire la résurrection de Lazare : « Il était étrange, nous raconte Dostoïevski, de voir se réunir dans cette petite chambre, un assassin et une prostituée au-dessus du livre éternel ». Mais peut-être était-il encore plus étrange que l’assassin et la prostituée recherchassent dans ce livre, non pas ce qu’y recherchent les hommes cultivés de notre temps, mais ce qu’y recherchait et trouvait Dostoïevski et ce qu’il appréciait par-dessus tout. Raskolnikov n’était pas attiré par les maximes de morale biblique, que justifia et adopta notre éthique. Il avait interrogé déjà auparavant toutes ces hautes idées de morale et s’était convaincu que prises à part, détachées de l’ensemble de l’Écriture Sainte, elles ne pouvaient rien lui donner. Bien qu’il n’osât pas encore admettre que la vérité ne fût pas dans la science, mais qu’elle se trouvât là où sont inscrites ces paroles mystérieuses et énigmatiques : « celui qui a souffert jusqu’à la fin sera sauvé », il essaya cependant de tourner les regards vers les espoirs qui aidaient Sonia à vivre. « Elle aussi, se dit-il, tout comme moi, est le dernier des humains, elle aussi a appris par sa propre expérience ce que c’est que de vivre d’une telle vie. C’est d’elle peut-être que j’apprendrai ce que ne peut m’expliquer mon savant ami Rasoumikhine, ce que ne devine même pas le cœur aimant d’une mère prête à tous les sacrifices ».

Il essaye de ressusciter dans sa mémoire cette compréhension de l’Évangile qui n’interdit pas à l’homme solitaire et malheureux les prières et les espoirs sous prétexte que songer à ses propres souffrances c’est donner trop d’importance à ce qui est terrestre, donc futile et passager. Il sait que sa peine sera comprise ici, qu’on ne le reverra pas à la torture de Hegel et des idées abstraites, qu’il lui sera permis de dire cette terrible vérité qu’il découvrit si inopinément en lui-même. Mais tout cela ne peut lui être donné que par l’Évangile que lit Sonia, par celui qui n’a pas encore été adapté et corrigé selon la science moderne qui transforma les mots : « Dieu c’est l’amour » en cette vérité raisonnable : « l’amour c’est Dieu » ; par celui où on trouve à côté du « Sermon sur la montagne », le récit de la résurrection de Lazare, où, ce qui plus est, cette résurrection qui symbolise l’infinie puissance du thaumaturge, confère également tout leur sens aux autres paroles de ce livre si étrange, si énigmatique pour notre pauvre pensée euclidienne.

De même que Sonia et Raskolnikov, la prostituée et l’assassin, à la recherche de quelque espoir se tournent vers la résurrection de Lazare, de même Dostoïevski voyait dans l’Évangile non pas telle ou telle doctrine morale, mais le gage d’une vie nouvelle, et cette idée s’incarne déjà pleinement dans Crime et Châtiment.

Dostoïevski fuit la « religion dans les limites de la raison », celle qui réussit à remplacer, sans que personne ne s’en fût aperçut, les mots « Dieu c’est l’amour », par ces autres « l’amour c’est Dieu », et il se tourna vers les vérités révélées sur un Dieu vivant. Voilà ce qu’il apprit auprès des derniers des hommes, oubliés et reniés par tous, auprès d’un assassin et d’une prostituée. Les bagnards, eux aussi, connaissaient, sentaient cette vérité. Quand ils eurent l’impression que Raskolnikov, cet homme si différent d’eux, ce « monsieur », défiait Dieu par son existence même, ils lui crièrent : « Tu n’es qu’un impie ! Tu ne crois pas en Dieu ! On devrait te tuer ! »

Un autre héros de Dostoïevski, Dimitri Karamazov, après que les juges l’eurent déclaré coupable d’un crime qu’il n’avait pas commis, accablé par cette injustice, sentant que tous ses espoirs terrestres l’abandonnaient, se mit à répéter sans arrêt : « Comment pourrais-je vivre sous terre sans Dieu ? Le bagnard ne peut se passer de Dieu ».

Et voici comment, à la fin de sa vie, Dostoïevski exprima la même pensée, cette fois en son propre nom, dans son Journal d’un Écrivain : « Ni l’homme, ni la nation ne peuvent vivre sans une idée suprême. Or sur la terre il n’y en a qu’une, c’est l’idée de l’immortalité de l’âme humaine, car les autres idées « supérieures » grâce auxquelles l’homme vit, découlent toutes de celle-là ».

Ces pensées furent suggérées à Dostoïevski par les horreurs de la vie qu’il découvrit au bagne et aussi par la lecture de l’unique livre qui fut son compagnon fidèle durant toute cette période de son existence. Et c’est en ces pensées que se manifeste ce que Dostoïevski appela « la transformation de ses convictions ». Auparavant, à la suite de ses maîtres occidentaux, il croyait que la morale était capable de résoudre tous les problèmes que la vie pose à l’homme. Il ne s’était pas aperçu, tout comme ne s’en étaient pas aperçus tous ceux avec qui il vivait, que la morale n’offrait à l’homme, précipité dans les espaces et dans les temps infinis, aucune défense contre la cruauté stupide et arbitraire des éléments. Maintenant il apprenait que l’amour pour son prochain ce n’était pas Dieu ; que l’amour pour son prochain, si celui-ci est condamné à périr sans qu’on puisse lui venir en aide, se transformait en haine. Il comprenait qu’il était impossible de vivre sous la terre sans Dieu, que l’impiété était le plus terrible des crimes et qu’il fallait la punir de mort, que toutes les idées, sans l’idée suprême de Dieu et de l’immortalité de l’âme étaient vaines, qu’elles se transformaient aussi facilement en leur contraire, que l’amour impuissant pour son prochain se transformait en haine contre lui.

Vous allez entendre dans quelques instants un fragment de l’étonnante confession de l’adolescent Hippolyte, extrait d’un des chefs-d’œuvre de Dostoïevski : L’Idiot. Phtisique, Hippolyte mourra dans deux semaines, et il se sait condamné. Le sujet de cette confession est également emprunté au livre éternel que Dostoïevski oppose aux vérités scientifiques de notre raison. Voici comment le formule Hippolyte :

« Quand on contemple ce tableau (la descente de croix du Christ), on se représente la nature (c’est-à-dire la façon dont nous nous imaginons l’univers) sous l’aspect d’une bête énorme, implacable, muette, ou bien, ce serait plus juste mais étrange à dire : sous l’aspect d’une énorme machine moderne qui aurait stupidement happé, broyé et englouti l’Être admirable, infiniment précieux valant à lui seul plus que la nature et toutes les lois qui la régissent, que cette nature qui ne fut peut-être créée que pour le produire ».

Voilà comment Dostoïevski apprit à questionner. Et il fait parler ainsi un adolescent déjà brisé par la bête énorme, implacable et muette qui s’apprête à l’engloutir lui aussi. Que peuvent répondre les hommes à une telle question ? Même les meilleurs, tels le principal héros de l’Idiot, le prince Mychkine, ne peuvent offrir à la victime autre chose que l’humilité. Mais rien n’indigne autant Dostoïevski que la vertu impuissante. « À quoi sert mon humilité ? N’est-il pas possible de me manger sans phrases et sans exiger que je chante les louanges de ce qui me dévore ? » demande Hippolyte. Il ne s’agit pas de se résigner ! Il faut détruire, anéantir l’affreux monstre qui règne sur la vie et qui, indifférent et insensible, engloutit tout ce qu’il rencontre — aussi bien un pauvre adolescent inconnu que le plus précieux des êtres qui à lui seul vaut plus que tout l’univers.

Avec la même force poignante Dostoïevski répète cette question dans une de ses dernières nouvelles, La Douce, au sujet d’une jeune vie qui périt intempestivement. « Pourquoi donc l’obscure inertie a-t-elle brisé ce qui m’était le plus cher ! demande le mari de la victime... Inertie ! Nature ! Le malheur est que les hommes sont seuls sur terre ! Y a-t-il un vivant dans cette plaine ? s’écrie un héros des contes populaires. Moi aussi je crie, qui ne suis pourtant pas un héros, et personne ne me répond... Tout est mort, et ce ne sont partout que des morts. Il n’y a que des hommes et autour d’eux le silence. »

D’où est venue cette inertie, ce pouvoir illimité de la mort sur la vie, comment la combattre, est-ce possible de la combattre ? La réponse de Dostoïevski à cette question sera le sujet de notre prochaine causerie.

 

IV

Aujourd’hui, vous allez entendre M. Jacques Copeau vous lire quelques passages des Mémoires écrits dans un souterrain, un des ouvrages de Dostoïevski des plus difficiles à pénétrer à cause de la complexité de sa structure dialectique. Si nous disposions d’un peu plus de temps, j’aurais voulu qu’il vous soit lu ensuite au moins quelques fragments du Songe d’un homme ridicule que Dostoïevski écrivit à la fin de sa vie. Cette nouvelle peut en quelque sorte être considérée comme un complément aux Mémoires écrits dans un souterrain ; elle nous les explique en partie, nous dévoile leur sens caché et leur source d’inspiration. Cette nouvelle étant très peu connue du public, je vous en donnerai au moins un bref résumé, vu son importance pour la compréhension de l’œuvre de Dostoïevski.

Ainsi que l’indique son sous-titre, le Songe d’un homme ridicule est une histoire fantastique. Elle débute ainsi : « Je suis un homme ridicule. Ils m’appellent maintenant fou. Ce serait un avancement en grade si je ne continuais pas à leur paraître aussi ridicule qu’auparavant. » Et voici qu’il arrive à cet homme ridicule, à ce fou, une chose tout à fait extraordinaire : « D’année en année, écrit-il, je me rendais mieux compte de cette affreuse particularité (que j’étais ridicule), cependant je devenais plus calme, je ne sais pourquoi. Je ne peux me l’expliquer encore maintenant. Peut-être parce qu’avec terreur je prenais peu à peu conscience d’une chose dépassant infiniment cette circonstance : j’acquérais, en effet, la conviction qu’ici-bas tout était égal. J’en avais eu depuis longtemps le pressentiment, mais cette conviction surgit en moi subitement au cours de l’année dernière. J’eus le brusque sentiment qu’il me serait indifférent que l’univers existât ou n’existât pas. J’entendis, je sentis au plus profond de mon être qu’il ne se passait rien autour de moi. Au début de cet état, il me semblait encore que de nombreux événements s’étaient accomplis avant moi ; mais je devinais ensuite qu’avant moi il n’y avait rien eu non plus, que ce n’était qu’une illusion. Et petit à petit je me suis convaincu qu’il ne se passerait jamais rien. »

Cet homme ridicule auquel tout est égal, autour duquel rien ne se passe, et qui est convaincu que jamais rien ne s’est passé, et qu’il ne se passera jamais rien, cet homme décide de se suicider. Et subitement (chez Dostoïevski tout se passe subitement) une « vérité nouvelle » se révèle à l’homme ridicule. Mais le plus curieux est que cette vérité n’est nullement nouvelle : elle est au contraire très vieille, presque aussi vieille que le monde, car elle fut annoncée à l’homme au lendemain de la création. Elle fut proclamée, inscrite dans le livre des livres et, immédiatement après, oubliée. Vous devinez certainement qu’il s’agit du péché originel.

Ayant donc décidé de mourir parce qu’il s’était convaincu que la mort était seule à régner dans le monde, l’homme ridicule s’endormit et vit en songe ce que nous conte la Bible. Il rêva qu’il était parmi les hommes qui n’avaient pas encore goûté aux fruits de l’arbre de la science du bien et du mal, qui ne connaissaient pas encore la honte, qui ne possédaient pas de science et ne savaient pas, ne voulaient pas juger ; pour ces hommes, tout comme pour le premier des hommes et pour le Créateur, tout n’était pas égal mais tout était « bon ». « Les enfants du soleil, nous raconte l’homme ridicule, les enfants de leur propre soleil ! Oh, comme ils étaient beaux ! Jamais je n’avais rien vu d’aussi beau sur terre... Je ne pouvais comprendre que connaissant tant de choses, ils ne possédassent pas notre science. Mais je saisis bientôt que leur connaissance se complétait, se nourrissait autrement que la nôtre et que leurs aspirations étaient tout autres que les nôtres. Ils n’aspiraient pas à connaître la vie comme nous autres qui cherchons à en prendre conscience, car leur vie était complète. Mais leur connaissance surpassait notre science en profondeur, en élévation parce que notre science essaye d’expliquer ce qu’est la vie et cherche à la comprendre, afin d’enseigner comment il faut vivre, tandis qu’eux savaient cela directement, sans le secours de la science... Ils me montraient leurs arbres... et je ne pouvais pas comprendre l’amour avec lequel ils les contemplaient... et savez-vous, je crois que je ne me tromperai pas, en vous disant qu’ils leur parlaient ! Oui, ils avaient saisi leur langage, et je suis convaincu que ces arbres les comprenaient. »

Mais ce n’est là que le début de cette « histoire fantastique ». La chose la plus étrange, la plus bouleversante et la plus inadmissible pour nous est à venir. Dostoïevski se demande soudain si tout cela fut un rêve ou une réalité, et il répond que cela fut une réalité :

« Comment puis-je supposer que cela ne fût pas ? dit-il. Cela fut, et peut-être même que cela fut mille fois plus beau que ce que je raconte ici. C’est un rêve, mais il est impossible que cela n’eût pas été. Je vous confierai un secret : tout cela, peut-être bien, n’était pas un rêve ! Car il se produisit une chose si affreusement réelle qu’elle n’aurait pu s’accomplir en songe. J’admets que mon cœur ait pu faire naître mon rêve, mais mon cœur, à lui seul, n’aurait pu faire naître cette chose atroce qui m’arriva ensuite... Mon cœur mesquin, mon cerveau capricieux auraient-ils pu se hausser jusqu’à cette révélation ? Jugez-en vous-mêmes : jusqu’ici j’ai dissimulé cette vérité, mais aujourd’hui je la confesse : je les ai... tous débauchés. »

Comment donc cet homme de la terre réussit-il à débaucher les habitants du paradis ? Il leur fit don de notre science ou, pour employer les mots de l’Écriture sainte, il les incita à goûter aux fruits de l’arbre défendu. À la suite de la science, tous les maux terrestres firent irruption dans leur vie et avec eux vint la mort. « Ils connurent la honte et élevèrent la honte au rang de la vertu », continue Dostoïevski, commentant le court récit biblique. Il nous montre que la science seule, le savoir ne suffisaient pas, avec eux naquit et se développa l’éthique autonome. Le monde se sépara du Créateur et se transforma en un royaume ensorcelé par les « lois scientifiques », les hommes, êtres libres, se transformèrent en automates sans volonté.

Je viens de vous résumer le contenu du Songe d’un homme ridicule. Vous voyez que Dostoïevski n’inventa pas lui-même la vérité que contient cette nouvelle ; il n’aurait pu l’inventer. S’il nous parle de la révélation de la vérité, c’est précisément parce qu’elle lui fut révélée. Il s’agit de cette vérité, qui bien que connue de tous parce qu’inscrite dans le livre le plus lu des hommes, reste cependant une vérité dissimulée. Mais lorsqu’elle se révéla à Dostoïevski, celui-ci fut désormais incapable de penser et de sentir comme tout le monde. Tous, l’ « omnitude » — mot inventé de toutes pièces par Dostoïevski — sont pour lui les porteurs du péché originel, toutes leurs vérités, tous leurs idéaux lui paraissent être faux et néfastes.

Dostoïevski n’avait évidemment jamais lu Hegel. Il ne pouvait savoir que celui-ci déclarait avec morgue que, contrairement à ce qui était dit dans l’Écriture, les fruits de l’arbre de la science du bien et du mal étaient une des acquisitions les plus précieuses de l’humanité, et qu’ils étaient à l’origine de la philosophie de tous les temps. Mais même sans lire Hegel, Dostoïevski sentait que nous tous, l’ « omnitude », nous étions profondément convaincus de la vérité des affirmations du philosophe allemand. Et c’est précisément pour cela qu’il s’élève avec une telle passion contre ces idées devant lesquelles tous nous nous inclinons. Les paroles provocantes d’Ivan Karamazov « à quoi bon cette satanée distinction du bien et du mal ! », les sarcasmes dont sont parsemés les Mémoires écrits dans un souterrain sont une lutte désespérée, une tentative d’une audace inouïe pour arracher de la conscience de l’homme déchu ce en quoi, ensorcelé par le péché, il voit la vérité et le bien. Nos vérités, celles qui nous paraissent être les plus certaines, les plus immuables, ne sont que des mensonges. Ce que nous pensons être le bien, n’est également que mensonge. Notre raison nous a révélé cette vérité que la nature sourde, indifférente et muette a stupidement déchiqueté et englouti un être infiniment précieux qui à lui seul vaut plus que la nature et toutes ses lois, et notre conscience qui considère l’humilité comme la plus grande des vertus n’ose discuter avec la raison. Elle exige que nous acceptions humblement ce que nous ne saurions changer et nous lui obéissons sans murmure.

Tant que nous nous trouverons au pouvoir des vérités et des idéaux de l’ « omnitude », nous serons voués à toutes les horreurs de la vie qui nous mènent inévitablement à notre perte. Voilà pourquoi l’ « omnitude » est notre plus grand, notre plus terrible ennemi, avec lequel il nous faut engager une lutte à mort.

Dostoïevski entreprend cette lutte dans les Mémoires écrits dans un souterrain. Il nie éperdument tout ce qu’affirme le « tout-le-monde », il maudit ce que celui-ci bénit. Il n’épargne même pas cette simple formule arithmétique « deux fois deux font quatre ». « Deux fois deux font quatre », ce n’est pas la vie, mais le début de la mort, déclare-t-il, « deux fois deux font quatre » — c’est une impudence. Quant à l’humilité que prônent ceux pour lesquels tout ce qui est réel est raisonnable, elle provoque chez Dostoïevski cette audacieuse sortie que je vous ai citée dans ma première causerie : « que périsse le monde, pourvu que je boive mon thé ». Il ne veut pas de cette humilité qui nous fait plier devant la nature sourde et insensible : pour lui il n’y a rien de plus répugnant, de plus honteux que cette soumission. Ce qui suscite surtout la colère et le mépris de Dostoïevski, c’est l’empressement de l’ « omnitude » ou, comme il s’exprime encore, des « hommes immédiats » à capituler devant la force, devant « le mur de pierre ».

Au sujet des théories érigées en vérités immuables par l’ « omnitude », Dostoïevski ne tarit pas de sarcasmes et aussi d’arguments dialectiques que pourraient lui envier les plus célèbres philosophes. Je crois de mise ici de vous rappeler Pascal, que tous vous avez lu depuis votre enfance, et dont vous avez appris de nombreux passages par cœur. Il est vrai que Dostoïevski n’a presque jamais parlé de Pascal, et ne le connaissait, probablement, que fort peu. Mais Pascal est un des hommes qui spirituellement se rapprochent le plus de Dostoïevski. Pascal écrivait : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là ». Or la description que fait Hippolyte dans l’Idiot du tableau vu chez Rogojine : la Descente de croix du Christ, dont je vous ai parlé dans ma dernière causerie, n’est au fond que le développement de cette pensée.

Nous lisons encore chez Pascal : « je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu dans toute sa philosophie se passer de Dieu ; mais il n’a pas pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu ». C’est là l’origine de la lutte désespérée que Pascal entreprit contre la raison, et qui nous rappelle si vivement tout ce que Dostoïevski dit dans l’introduction à ses Mémoires écrits dans un souterrain, dont dans quelques minutes M. Jacques Copeau vous lira des extraits. En écoutant cette lecture vous penserez à ces notes de Pascal : « écrire contre ceux qui approfondissent trop la science. Descartes. » Ou encore : « que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante ». Dostoïevski aurait pu prendre comme devise cette phrase de Pascal : « je n’approuve que ceux qui cherchent en gémissant ». Et il ne semble pas exagéré de dire que le Songe d’un homme ridicule, de Dostoïevski, se trouve étroitement lié aux réflexions de Pascal sur le péché originel. La pensée est la même, seuls les mots diffèrent. Voici ce que nous lisons chez Pascal : « Le mystère le plus éloigné de notre connaissance, qui est celui de la transmission du péché est une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir une connaissance de nous-mêmes... Le nœud de notre condition prend ses replis dans cet abîme, de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable. »

Dostoïevski reprend avec une force nouvelle toutes les attaques de Pascal contre notre pitoyable morale et notre raison impuissante. Les pages des Mémoires écrits dans un souterrain, que vous allez entendre, vous montreront que le thème constant des œuvres de Dostoïevski peut se résumer par cette phrase de Pascal : « Cette belle raison corrompue a tout corrompu ». Les paradoxes du romancier au sujet de nos vérités dissimulent le célèbre « cela vous fera croire et abêtira », de Pascal. Et l’idée qui fut la plus chère à Pascal, celle qu’on découvrit après sa mort inscrite sur un bout de papier cousu dans la doublure de son vêtement : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. Non des philosophes et des savants », fut également celle qui inspira Dostoïevski dans sa lutte contre l’ « omnitude ». Nous verrons dans notre prochaine causerie les conclusions auxquelles aboutit Dostoïevski.

 

V

Nous avons terminé notre précédente causerie en indiquant la parenté spirituelle entre Pascal et Dostoïevski : en face des horreurs de la vie, l’un et l’autre perdent confiance en les vérités que nous apportent les connaissances objectives.

« Je n’approuve que ceux qui cherchent en gémissant », disait Pascal, et toutes les recherches de la vérité entreprises par Dostoïevski sont marquées de l’infinie tristesse d’un homme ayant pénétré jusqu’au fond des souffrances échues aux humains, qui ont échangé la vérité révélée du Paradis contre les fruits de l’arbre de la science du bien et du mal. Notre science et notre morale si élevée — ce en quoi nous sommes accoutumés à voir la plus sûre défense contre tous les doutes, contre toutes les tentations — ne suscitent en Dostoïevski comme en Pascal que le désespoir. Un des plus remarquables parmi les philosophes contemporains déclare solennellement : « Il n’y a pas une idée dans les temps modernes qui soit plus puissante, plus active, plus triomphante que l’idée de science. Rien n’arrêtera sa marche victorieuse. Les buts qu’elle se pose en font une conception véritablement universelle, embrassant tout. Si nous la concevons dans sa perfection idéale, dans son achèvement, elle apparaît absolument identique à la raison elle-même qui ne peut supporter aucune autorité au-dessus ou même à côté d’elle ».

On dirait que Pascal ait voulu répondre d’avance aux affirmations de notre siècle lorsqu’il écrivit : « quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut ». Vous voyez que Pascal s’insurge non pas seulement contre un matérialisme vulgaire et élémentaire. L’idéal scientifique le plus élevé, celui qui s’exprime dans les vérités immatérielles et éternelles, qui prend ses racines dans la vérité unique et première, lui répugne tout autant, lui apparaît aussi traître que le matérialisme le plus commun. Seul le Dieu révélé dans l’Écriture Sainte, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob peut satisfaire et apaiser son âme torturée et angoissée. Chez Dostoïevski nous observons exactement la même conviction. C’est dans ce sens qu’il a repris et développé les idées qui sont déjà à la base de ses Mémoires écrits dans un souterrain et qui, dans ses dernières œuvres : Les Possédés, l’Idiot, Les Frères Karamazov, atteignent à une puissance bouleversante. Pour illustrer nos précédentes causeries, M. Jacques Copeau vous a lu des extraits des réflexions d’Ivan Karamazov, ainsi que de la Confession d’Hippolyte de l’Idiot, et vous avez pu vous convaincre que souvent les écrits de Dostoïevski, par leur tension pathétique, ne cèdent en rien au livre de Job.

Maintenant il nous faut nous arrêter, ne serait-ce que quelques instants, aux Possédés et au poème d’Ivan Karamazov : « La légende du grand Inquisiteur ». Cela nous permettra d’éclaircir définitivement ce que Dostoïevski entendait par la « transformation de ses convictions » et en quoi consistait cette transformation. Nous nous apercevrons alors, qu’au fond, elle n’était pas autre chose que ce que Pascal avait appelé sa « conversion ».

Malgré la fable complexe et embrouillée des Possédés, ceux-ci ne sont à vrai dire, de par leurs idées fondamentales, que la suite de cette lutte désespérée que Dostoïevski avait entreprise contre « le mur de pierre », contre le « deux fois deux font quatre », contre « les impossibilités », ou plus exactement contre ce monstre répugnant, stupide et indifférent auquel volontairement ou non notre raison a livré les hommes et le monde. Souvenons-nous ici, une fois de plus, de Pascal. Ses mots « un enchantement incompréhensible et un assoupissement surnaturel » caractérisent admirablement le sentiment qu’inspirait à Dostoïevski le fait de voir les hommes profondément convaincus de l’infinie puissance de ce monstre. Tous les héros des Possédés, Stavroguine aussi bien que Kirilov et Chatov, ne font que nous conter, à vrai dire, comment Dostoïevski, tout comme Mitia Karamazov, à souffert en recherchant Dieu. Voici une conversation entre Chatov et Stavroguine nous montrant les idées qui inspiraient Dostoïevski à l’époque où il écrivait ses Possédés. Stavroguine vient de demander à Chatov avec un cynisme que sait si bien rendre Dostoïevski, s’il croyait en Dieu :

« — Je vous défends de m’interroger ainsi, en ces termes ! Employez d’autres mots, d’autres mots, entendez-vous ! cria Chatov, tremblant de colère.

—  Soit, je m’exprimerai autrement, répliqua Stavroguine, en le fixant d’un œil sévère. Je voulais seulement vous demander si vous croyez en Dieu ou non ?

—  Je crois en la Russie, je crois en son orthodoxie, je crois qu’un nouvel avènement messianique aura lieu en Russie... je crois, balbutiait Chatov hors de lui.

—  Mais en Dieu ? en Dieu ?

—  Je... je croirai en Dieu. »

Ce genre de conversation, qui reflète les moments les plus difficiles et les plus poignants de la lutte intérieure de Dostoïevski lui-même, nous deviendra plus clair si nous nous reportons à ce que Stavroguine avait dit quelque temps auparavant à Chatov :

« Jamais la raison n’a pu définir le bien et le mal, explique Stavroguine, ni même les distinguer, ne fût-ce qu’approximativement, l’un de l’autre ; toujours, au contraire, elle les a honteusement confondus ; quant à la science, elle a toujours eu recours à la force brutale ». La nature a toujours eu recours à la force brutale. Cela signifie qu’en dernière instance la science a investi une force cruelle, ou plus exactement indifférente à tous et à tout, de la puissance de régir le destin du monde et des hommes. Dostoïevski ne pouvait supporter cette pensée. Il sentait cependant que les hommes s’y étaient soumis, non pas pour un temps, lui semblait-il parfois, mais définitivement, pour toujours et encore avec joie. Et il avait l’impression qu’avaient accepté cette pensée, non pas les hommes de peu de valeur, les lâches ou les faibles d’esprit, mais, au contraire, les hommes les meilleurs, les plus forts et les plus intelligents. Cette pensée réussit à pénétrer de part en part toute notre culture — notre art, notre philosophie, notre éthique et même notre religion. Aussi bien Chatov que Stavroguine ne parlent pas en leur nom, leur conversation nous révèle en fait, les doutes poignants qui assaillaient constamment l’âme de Dostoïevski. Et il souffrait infiniment de ce que sa probité intellectuelle l’obligeait à avouer, ce qu’avoua Chatov à Stavroguine, ou ce que, plus exactement, Stavroguine contraignit Chatov à avouer : je crois en l’orthodoxie... mais je ne crois pas en Dieu.

Peut-être est-ce là la plus grande tentation que puisse encourir et supporter une âme humaine torturée : la religion encore est possible, mais il n’y a pas de Dieu. Dieu est impossible. Plus exactement, c’est le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob qui est impossible, celui dont il est question dans la Bible et dont nous parle Pascal ; n’est possible que le dieu des philosophes — autrement dit un monstre splendidement paré qui broie et engloutit tout, et qui n’hésita pas même à broyer et à engloutir l’être qui valait à lui seul plus que tout l’univers : le Christ.

À la pensée que ce monstre prendra place sur le trône de Dieu, et qu’il sera considéré comme Dieu par tous — c’est là, du reste, l’idée fondamentale de l’Apocalypse de Saint-Jean — Dostoïevski se sent envahi d’un immense et irrésistible désespoir, de ce désespoir qui paraît nécessaire pour donner naissance aux grandes et ultimes conceptions humaines, celui qui suscite en l’homme les forces extraordinaires lui permettant de s’élever jusqu’à elles.

Déjà dans Les Possédés — le titre à lui seul est suggestif — Dostoïevski nous montre avec une clarté presque insupportable ce que devient la vie détachée du Créateur par la science. En lisant Les Possédés, nous étouffons, tout comme étouffent les héros du roman, dans l’atmosphère pestilentielle qui se dégage du stupide grouillement des passions humaines. Quant aux Frères Karamazov, le romancier nous y a peint d’une façon tout aussi impressionnante et terrible ce que peut devenir la vie des hommes ayant perdu toute attache avec le Dieu vivant. Ces horreurs atteignent leur point culminant dans le poème d’Ivan Karamazov : « Le grand Inquisiteur ». Le grand Inquisiteur, le héros des Mémoires écrits dans un souterrain, l’adolescent Hippolyte de l’Idiot, Stavroguine et Chatov dans Les Possédés — tous répètent et développent sur tous les tons cette effrayante et ultime question que se posa Dostoïevski en conséquence des idées humanitaires que lui légua son maître Biélinski en même temps que cette tâche surhumaine d’obtenir des comptes pour toutes les victimes de l’histoire, du hasard, etc., etc. Existe-t-il quelqu’un dans l’univers auquel on puisse adresser une semblable requête ? Chatov affirma à Stavroguine qu’il croira en Dieu, mais il l’affirma sur un ton qui laissait clairement deviner que jamais ni lui, ni Stavroguine ne croiront en Dieu. Tout ce que dit le Grand Inquisiteur dissimule le même aveu. Voici comment il formule cette pensée en s’adressant au Christ qu’il a emprisonné : « Pourquoi le dissimulerais-je ? Je sais à qui je parle, tu connais ce que j’ai à te dire, je le vois à tes yeux. Est-ce à moi à te cacher notre secret ? Peut-être veux-tu l’entendre de ma bouche, le voici. Nous ne sommes pas avec toi, mais avec lui. » Avec lui, c’est-à-dire avec celui qui entra au temple et usurpa le trône de Dieu. Qui est-ce qui parle ainsi ? Ce n’est pas un homme « assoiffé uniquement de biens matériels », nous explique Ivan Karamazov, « mais un homme qui a vécu au désert se nourrissant de sauterelles et de racines, et qui s’est acharné à vaincre ses sens pour se rendre libre et parfait. Pourtant il a toujours aimé l’humanité. Tout à coup il voit clair, et il se rend compte que c’est un piètre bonheur que de parvenir à la liberté parfaite quand des millions de créatures demeurent toujours disgraciées ».

Ces paroles de Dostoïevski nous rappellent, une fois de plus, ce qu’écrivit autrefois Biélinski dans sa célèbre lettre dont je vous ai cité un extrait dans une de mes précédentes causeries, et où il affirmait notamment : je ne veux pas de la perfection, ni du bonheur, ni de toutes les béatitudes dont nous parlent les sages, tant que je ne serai pas rassuré sur le sort de tous mes frères par le sang. Même si j’atteignais au plus haut degré de l’échelle de la culture, je me précipiterais en bas, la tête la première, si je n’obtenais satisfaction — tout comme fit le Grand Inquisiteur qui rejoignit l’ennemi du genre humain. Il semblerait qu’après que le Grand Inquisiteur eut jeté à la face même de Dieu son impie : « nous ne sommes pas avec toi, mais avec lui », la terre aurait dû s’ouvrir en un gouffre béant et engloutir le malheureux désormais condamné aux tortures éternelles. Mais la légende d’Ivan Karamazov se termine autrement :

« Le Captif l’a écouté tout le temps en le fixant de son pénétrant et calme regard, visiblement décidé à ne pas lui répondre. Le vieillard voudrait qu’il lui dît quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le Prisonnier s’approcha en silence du nonagénaire et baisa ses lèvres exsangues. »

C’est ainsi que le Dieu de la Bible répond au plus énorme blasphème qui ait jamais été prononcé contre lui. Et c’est alors, quand Dostoïevski eut la révélation de cette vérité que s’opéra en lui la mystérieuse métamorphose qu’il appela la « transformation de ses convictions ». Il comprit que l’amour n’est pas Dieu, mais que Dieu est amour. Mais non pas cet amour qui ne sait que verser des larmes impuissantes sur le petit garçon déchiré par une meute de chiens, sur la petite fille martyrisée par ses propres parents et qui, dans son désespoir, se frappe la poitrine de ses poings enfantins, sur le malheureux Hippolyte condamné à mort bien qu’il fût innocent, etc., etc. Dieu est cet amour qui créa le monde et à la volonté duquel tout est soumis. Et en ces instants d’inspiration, Dostoïevski réussit à vaincre le « deux fois deux font quatre », « les murs de pierre », et cet effroyable monstre qui engloutit ce qu’il y avait de plus précieux dans le monde. C’est à de tels moments qu’il écrit des œuvres comme L’enfant à l’arbre de Noël du Christ que vous lira aujourd’hui M. Jacques Copeau. Dostoïevski comprend que l’amour derrière lequel se dissimule Dieu tout-puissant ne se transformera jamais en haine. Car Dieu défendra et apaisera tous ceux qui n’ont pu trouver ni défense ni apaisement auprès des sages et de la sagesse humaine. Pour atteindre à cette vérité, Dostoïevski dut passer et nous a fait tous passer par les horreurs qu’il décrit dans ses livres, où il nous montre l’enfer terrestre, comme autrefois Dante nous avait montré l’enfer de l’au-delà. De l’abîme des horreurs et des ultimes déchéances, il apprit à clamer vers le Seigneur. C’est avec son Enfant à l’arbre de Noël du Christ que Dostoïevski répondit en fin de compte à la question insoluble posée par son maître Biélinski. Plus la nuit est noire, plus éclatantes sont les étoiles ; plus la tristesse est profonde, plus Dieu est près de nous, dit un poète russe.

La voix de Dostoïevski va toujours s’amplifiant, et parfois nous avons l’impression que ce ne sont plus les paroles du romancier que nous entendons, mais un des incomparables psaumes du roi David. Je terminerai mes causeries sur Dostoïevski par un de ces passages :

« Soudain Aliocha Karamazov se retourna brusquement et sortit de la cellule où reposait la dépouille du père Zosima. Il descendit le perron sans s’arrêter. Son âme exaltée avait soif de liberté, d’espace. Au-dessus de sa tête, la voûte céleste s’étendait à l’infini, les calmes étoiles scintillaient. Du Zénith à l’horizon apparaissait, indistincte encore, la voie lactée. La nuit sereine enveloppait la terre. Les tours blanches et les coupoles dorées se détachaient sur le ciel de saphir. Autour de la maison les opulentes fleurs d’automne s’étaient endormies jusqu’au matin. Le calme de la terre paraissait se confondre avec celui des cieux ; le mystère terrestre confinait à celui des étoiles. Aliocha, immobile, regardait ; soudain, comme fauché, il se prosterna.

« Il ignorait pourquoi il étreignait la terre, il ne comprenait pas pourquoi il aurait voulu, irrésistiblement, l’embrasser tout entière ; mais il l’embrassait en sanglotant, en l’inondant de ses larmes, et il se promettait avec exaltation de l’aimer, de l’aimer toujours. Sur quoi pleurait-il ? Oh ! dans son extase, il pleurait même sur ces étoiles qui scintillaient dans l’infini, et n’avait pas honte de cette exaltation. On aurait dit que les fils de ces mondes innombrables convergeaient dans son âme et que celle-ci frémissait toute, au contact avec les autres mondes. »

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 15 novembre 2012.

 

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