LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Léon Chestov

(Шестов Лев Исаакович)

1866 – 1938

 

 

 

 

LES FAVORIS ET LES DÉSHÉRITÉS DE L’HISTOIRE

DESCARTES ET SPINOZA

 (Сыновья и пасынки времени)

 

 

 

1923

 

 

 

 

 


Traduction de J. Exempliarsky parue dans le Mercure de France, tome 164, 1923.

 

 

 

 

 


TABLE

I

II

III

IV

 


 

 

 

 

 

 

Et audivi vocem Domini dicentis : Quem mittam ? Et quis ibit nobis ? Et dixi : ecce ego, mitte me. Et dixit : Vade et dices populo huic : Audite audientes, et nolite intelligere, et videte visionem, et nolite cognoscere. Excaeca cor populi hujus et aures ejus aggrava ; et oculos ejus claude ; ne forte videat oculis suis et corde suo intelligat, et convertatur et sanem eum.

ISAÏE, VI, 9-10.

 

 

I

Ils ne sont pas nombreux ceux qui oseraient répéter, aujourd’hui, la parole de Hegel affirmant que l’histoire de la philosophie manifeste les degrés de l’évolution de l’esprit. Les historiens contemporains de la philosophie traitent de haut les constructions abstraites de ce genre. Ils veulent être avant tout des historiens, c’est-à-dire raconter avec véracité « ce qui est arrivé », et rejettent d’avance toute prémisse capable d’entraver la liberté de l’investigation. S’il fallait croire ce que les hommes affirment, on pourrait penser que jamais encore l’élan vers le libre examen n’a été aussi fort que de nos jours. Le premier commandement de la philosophie contemporaine ordonne : tu dois te libérer de toute espèce de prémisse. Les prémisses sont considérées comme un péché mortel, ceux qui les acceptent, comme des ennemis de la vérité.

On se demande : avons-nous gagné quelque chose en introduisant un nouveau commandement, une nouvelle loi. On rencontre chez saint Paul cette parole énigmatique : « La loi est venue pour que le crime soit augmenté. » Et en effet, — où est la loi, là est aussi le crime. Malgré toute la difficulté de l’accepter, il faut bien dire : s’il n’y avait pas de lois, il n’y aurait pas de crimes. Dans le cas présent, des gens diraient ouvertement que pour eux leurs prémisses sont plus importantes que leur philosophie, qu’elles sont la chose la plus importante au monde, que toute la tâche de leur vie consiste dans la proclamation et la défense de ces prémisses. Descartes, ce « père de la nouvelle philosophie », qui proclama le premier le commandement : que les prémisses n’aient pas de place dans la philosophie (il l’a formulé dans les mots : de omnibus dubitandum) avait certainement sa prémisse. Une force puissante et irrésistible, qu’il n’aurait pas su nommer et dont, du reste, il ne recherchait pas le nom, mais qui le possédait tout entier, l’entraînait irrésistiblement vers ce seul but : chasser à tout prix le mystère de notre vie. La vérité, disait-il, ne se trouve que dans ce qui peut être conçu clairement et distinctement. Tout ce qui est conçu d’une façon obscure, tout ce qui est mystérieux ne saurait être vrai. Et cette affirmation, d’après lui, n’est plus une prémisse. C’est la chose dont personne et nulle part n’a et n’a pu douter : ni les hommes, ni les anges, ni Dieu lui-même. Pour écarter d’avance toute possibilité de reproches et d’objections, il commença lui-même, ainsi qu’il l’affirme, par douter de tout. Et ce n’est que lorsqu’il eut acquis la certitude qu’il y avait une vérité qui supportait l’assaut de n’importe quels doutes, qu’il commença à philosopher, dans la ferme conviction que de cet instant le philosophe ne pouvait plus s’égarer de son chemin, ayant enfin acquis non un talisman, mais une boussole, dont les hommes avaient rêvé presque depuis la création du monde. Dieu lui-même, enseignait Descartes, veut, doit vouloir que nous possédions la vérité. Et c’était pour lui un jugement aussi clair et distinct, partant indubitable, que le premier jugement qu’il avait découvert et qu’il a formulé dans les mots : cogito, ergo sum. Dieu ne veut pas tromper les hommes, — velle fallere vel malitiam vel imbecillitatem testatur, nec proinde in Dieum cadit : le désir de tromper témoigne ou de la malice, ou de la faiblesse et, par conséquent, ne saurait être attribué à Dieu. Dieu ne veut pas être trompeur et, ce qui est l’essentiel, même s’il le voulait, il ne le pourrait pas : cogito, ergo sum.

Celui qui n’a pas lu les œuvres de Descartes aurait de la peine même à se représenter l’élévation et l’enthousiasme extraordinaires, ainsi que l’agitation intérieure dont elles sont remplies. Malgré le caractère visiblement abstrait de la thèse, ce ne sont pas des traités, mais des poèmes inspirés. Même le poème célèbre de Lucrèce, De rerum natura, est loin de cette manière d’écrire forte et enflammée, quoique, comme on le sait, Lucrèce ait eu sa prémisse, qui rappelait, sous beaucoup de rapports, celle de Descartes et qui lui était également beaucoup plus proche que l’atomisme épicurien à l’exposition duquel l’œuvre était consacrée. Descartes, je le répète, ne poursuivait qu’un but : celui de délivrer le monde, la vie des hommes du mystère et des forces mystérieuses qui tenaient tout en leur pouvoir. La dépendance, même d’un Être absolument parfait, lui paraissait infiniment pénible et torturante. Il n’avait confiance qu’en lui-même. Et à la pensée qu’il n’y avait personne dans l’univers, qui voudrait, qui pourrait le tromper, qu’il n’y avait personne en qui il devrait avoir confiance, qu’il devrait croire, qu’il était dorénavant lui-même (en lui-même il avait une confiance absolue) le maître et le créateur de son destin, son âme se remplissait d’une joie extatique, les traités se transformaient en poèmes, en chants triomphants et joyeux de la victoire. Dieu ne veut pas tromper les hommes, Dieu ne peut, même s’il le voulait, tromper les hommes. Au-dessus de Dieu et de l’homme se trouve une « loi » éternelle. Il suffit de saisir cette loi d’une façon claire et distincte, — et tout ce qui est caché deviendra manifeste, le mystère disparaîtra du monde et les hommes seront comme des dieux.

Les hommes seront comme des dieux ! Descartes n’a pas tenu ce langage. C’est deux cents ans après lui que Hegel a parlé de cette façon. Descartes était encore forcé de ne pas aller jusqu’au bout de sa pensée, il se souvenait encore, ainsi que nous l’expliquent les historiens, du sort de Galilée. Même ses contemporains pensaient de lui la même chose. Bossuet écrivait son sujet : « Monsieur Descartes a toujours craint d’être noté par l’Église, et on lui voit prendre des précautions qui allaient jusqu’à l’excès. » Et tout de même, malgré toute sa prudence, il a rempli d’une façon géniale et incomparable sa mission historique. Descartes signale par sa personne la fin de la « nuit » millénaire du moyen âge, le grand commencement ou le grand tournant qui ouvre la nouvelle histoire, la nouvelle pensée. En outre, Descartes était un vrai « fils de son temps ». À lui peuvent être appliquées entièrement ou, si vous aimez mieux, par excellence les paroles de Hegel :

 

Chaque philosophie, précisément parce qu’elle est l’expression (Darstellung) d’un degré particulier de l’évolution, appartient à son temps et est liée à sa limitation (c’est ainsi que s’exprime Hegel (Beschrænktheit). L’individu est fils de son peuple, de son pays, dont il ne fait qu’exprimer l’essence dans sa forme particulière. Un homme particulier peut lutter comme il voudra, mais il lui est tout aussi impossible de s’arracher à son temps que de sortir de sa peau. Car il appartient à l’esprit universel unique, qui est son propre être et sa propre essence. (Hegels Werke, XIII, 59.)

 

Paroles remarquables et qui valent qu’on réfléchisse sur elles. Surtout vu la confiance insouciante ou, si vous aimez mieux, la naïve crédulité avec laquelle elles ont été prononcées et qui, c’est le cas de le remarquer, accompagnent toujours les jugements clairs et distincts : « Ut unusquisque qui certitudinem intellectus gustavit, apud se sine dubio expertus est. » (Spinoza, Traité théol. pol., ch. I.)

La philosophie, ainsi que nous l’enseigne Hegel, le plus grand des rationalistes, est vouée à être limitée par l’esprit de son temps, et l’homme ne possède aucun moyen de s’arracher à cette limitation. Et cela ne le trouble nullement, au contraire, cela le charme, car c’est justement ce qui ressemble le plus à la vérité scientifique tant désirée, si longtemps attendue, c’est-à-dire ce qui est conçu clare et distincte, si clairement et si distinctement, qu’il est impossible d’admettre le moindre soupçon que Dieu lui-même, malgré tout son désir supposé, puisse pour cette fois nous induire en erreur. Et même quand l’homme a lu ce qui est écrit chez Hegel, savoir qu’il est le fils de son temps et qu’il exprime, dans ses jugements, non la vérité, mais seulement ce que veut, au moment historique donné, l’esprit universel, — non seulement il ne peut s’arracher à la limitation, mais il lui est même impossible de sentir cette limitation et de la considérer comme quelque chose qui ne devrait pas être, comme quelque chose qui lui est imposé du dehors, comme un vilain cauchemar qui vous opprime, dont au moins on peut dire, — même s’il n’est pas possible de le secouer, — que ce n’est pas une réalité, mais un pénible rêve. Tu dois manifester ta vérité limitée, ta vérité de hasard et en être satisfait, même t’en réjouir et exulter.

Le même Hegel, dans le même ouvrage et dans le même chapitre dont ont été extraites les lignes citées plus haut, écrit : « La philosophie n’est pas un somnambulisme, mais plutôt la conscience la plus éveillée. » Mais si ce qu’il a dit de l’esprit du temps est exact, la philosophie, ou ce que Hegel appelle de ce nom, est un pur somnambulisme, et la conscience philosophique est la conscience la plus assoupie. Il est vrai, — et très important, ici, de noter, — que, par lui-même, l’état de somnambule n’est pas encore, à proprement parler, un si grand mal, peut-être même contient-il en lui le « bonheur ». Les somnambules, comme on sait, font des choses qui paraissent surnaturelles aux personnes éveillées. Peut-être le fait de penser dans l’état de somnambulisme est-il utile et même très utile. Mais dans tous les cas, quelque utile que cela soit, même s’il était prouvé que les plus grandes inventions et découvertes scientifiques ont été faites par les hommes dans l’état de somnambulisme (toutes les chances sont pour que cette supposition soit exacte), — la philosophie ne doit jamais se laisser séduire par l’utilité ou le profit, même quand ils seraient très grands. De sorte que, que nous le veuillons ou non, nous serons quand même obligés, suivant la règle posée par Descartes lui-même, de omnibus dubitandum, de douter de sa prémisse et de nous demander : est-il vrai que les jugements clairs et distincts ne nous trompent jamais ? N’est-ce pas le contraire qui est vrai ? Le caractère clair et distinct des jugements n’est-il pas le signe de leur fausseté ? En d’autres termes, que Dieu veut et peut tromper les hommes ? Et que c’est précisément quand il désire tromper les hommes qu’il leur envoie des philosophes, des prophètes qui leur inspirent des jugements faux, mais clairs et distincts ?

Et tout de même Hegel a raison, et beaucoup plus qu’il ne le supposait lui-même. Descartes était le fils de son temps, et son temps était voué à la limitation et aux erreurs qu’il était appelé à manifester et à proclamer comme des vérités. Il est très significatif que de tous les attributs de Dieu, Descartes ne s’intéressait qu’à un seul, l’attribut négatif. Dieu ne saurait être trompeur. Descartes ne demandait à Dieu que de ne pas l’empêcher de poursuivre ses investigations scientifiques, c’est-à-dire de ne pas se mêler des affaires humaines. Il va de soi qu’il ne saurait tromper l’homme en quoi que ce soit. Cogito, ergo sum. Ayant appelé l’homme à la vie, c’est-à-dire à la pensée, Dieu par là-même était forcé de lui révéler que lui, l’homme, existe, et c’est la première vérité. Mais lui ayant dévoilé la première vérité, Dieu lui dévoile par là-même la vérité au sujet des critériums de la vérité, c’est-à-dire lui donne la possibilité de comprendre qu’il n’y a de vrai que les perceptions claires et distinctes. Le point d’appui était trouvé, — les nouveaux Archimèdes pouvaient continuer en toute assurance leur œuvre. Ils ne disent plus en priant : « Donnez-nous chaque jour notre pain quotidien » ou bien « Délivre-nous du malin », ils ne font que proposer respectueusement à Dieu de ne pas se mêler des affaires humaines : noli tangere circulos nostros. Ainsi enseigne joyeusement et avec enthousiasme Descartes en fils obéissant de l’Esprit de son temps. Ainsi enseignèrent, après Descartes et avant lui, beaucoup d’autres hommes remarquables des XVIe et XVIIe siècles. Ils étaient tous convaincus que Dieu ne veut ni ne peut nous tromper, que la source de nos erreurs, c’est nous-mêmes, notre volonté libre, que les jugements clairs et distincts ne sauraient être faux : ainsi l’exigeait le tout-puissant Esprit du temps...

Mais voici un autre fait. Pascal était un contemporain plus jeune de Descartes. Et, tout comme Descartes, il était bien l’un des représentants les plus remarquables de la pensée scientifique de son époque. Il connaissait parfaitement la doctrine des jugements clairs et distincts proclamée par Descartes. Il savait également, bien-entendu, que l’Esprit du temps était avec Descartes et pouvait facilement deviner et, probablement, avait deviné ce que l’Esprit du temps réclamait de ses enfants. Mais il a refusé de remplir ces exigences. En réponse au mot triomphant de Descartes : clare et distincte, il trancha, sombre et renfrogné : Je ne veux pas de clarté, et « qu’on ne nous reproche pas le manque de clarté, car nous en faisons profession ». C’est-à-dire, la clarté et la distinction tuent la vérité... Ainsi parlait Pascal, fils, aussi bien que Descartes, du XVIIe siècle, également un Français et également, je le souligne, un savant remarquable…

Comment est-il donc arrivé que les deux hommes qui auraient dû appartenir au même Esprit universel et, par conséquent, manifester l’essence de leur temps et de leur peuple, ont pu proclamer des choses aussi différentes ? Ou bien Hegel n’a-t-il pas « tout à fait » raison ? Il est probable que personne ne saurait sortir de sa peau, — mais désobéir à l’Esprit, s’échapper de la limitation de son temps, l’homme, tout de même, le peut quelquefois. Et puis une seconde question : Où faut-il chercher la vérité dernière et définitive ? Chez les désobéissants sombres et renfrognés de l’Esprit qui, malgré l’impossibilité apparente, échappent au pouvoir de leur temps, ou bien chez ceux qui ne s’opposent pas à l’impossibilité et, fermement convaincus que la raison humaine ne se distingue en rien de la raison divine, s’élancent triomphalement et joyeusement sur la grande route de l’histoire ? Car, probablement, personne ne doutera que la grande route de l’histoire n’est ouverte qu’aux obéissants. Pascal, avec son énigmatique « profession », se trouve à l’écart des événements, à l’écart de l’idée « en évolution ». Par hasard, nous ont été conservées ses « pensées » détachées et en désordre, mais c’est Descartes et non Pascal qui a été et est resté jusque nos jours le maître des âmes. Descartes a été l’expression véritable de l’unique Esprit universel dont nous a entretenus Hegel. Et, par conséquent, s’il faut entendre par vérité ce qui supporte l’épreuve des siècles, — la vérité se trouvait chez Descartes.

 

II

 

La philosophie contemporaine, comme je l’ai déjà dit, n’admet pas les prémisses. Elle craint encore davantage les légendes et les mythes. Ainsi que nous l’avons déjà vu, la philosophie n’a jamais pu se passer de prémisses. Nous allons voir tout à l’heure que les légendes et les mythes lui sont tout aussi nécessaires que les prémisses.

Tout le monde sait que, d’après l’enseignement de la Bible, Dieu créa l’homme « à son image, selon sa ressemblance », et, l’ayant créé, il le bénit. C’est l’alpha et l’oméga de la Bible, là est son âme ou, si j’ose m’exprimer ainsi, en ceci consiste l’essence de la philosophie biblique. Mais, probablement, rares sont ceux qui savent que le monde grec a eu également sa légende ou son mythe concernant l’origine de l’homme, et que ce mythe se trouve à la base de presque tous les systèmes philosophiques de l’antiquité, et que, sous une forme masquée, il a été entièrement adopté par la philosophie rationaliste moderne. Tout ce que Hegel dit, dans la phrase citée ci-dessus, de l’Esprit universel et de l’individu n’est qu’une paraphrase de ce mythe adaptée au goût de notre temps. Anaximandre raconte ce mythe de la façon suivante : des choses particulières ayant fait leur apparition sur la scène du monde, c’est-à-dire étant sorties de leur propre gré du sein unique et commun vers une existence individuelle, ont commis de ce fait un grand crime. Et à cause de ce grand crime elles subissent le plus grand châtiment, savoir l’anéantissement. « Toutes les choses particulières », c’est-à-dire, avant tout, des êtres vivants, et parmi les êtres vivants avant tout, bien entendu, les hommes. Ce n’est pas Dieu qui, de son propre gré, a créé les hommes, ainsi que cela est raconté dans la Bible, et les ayant créés, les a bénis ; ce n’est pas avec la bénédiction, mais contre la volonté de Dieu que les hommes, par leur propre décision, et d’une façon criminelle, se sont échappés vers l’existence à laquelle ils n’avaient aucun droit. Et, par conséquent, la vie individuelle, par son essence même, est une impiété, et c’est pourquoi elle cache en elle-même la menace du plus grand châtiment, celui de la mort. Ainsi enseigna le premier philosophe grec, Anaximandre. Ainsi enseigna également le dernier grand philosophe de l’antiquité, Plotin : ἀρχή μὲν οὖν αὐταῖς τοῦ κακοῦ ἡ τόλμα καὶ ἡ γένεσις (l’origine du mal, c’est la naissance téméraire, c’est-à-dire l’apparition d’êtres particuliers). La même chose, je le répète, est enseignée aux hommes par la philosophie contemporaine. Lorsque Hegel dit que l’individu appartient à l’Esprit Universel (cette fois « le concept » n’est pas plus clair, mais, au contraire, moins clair que « la représentation », tout en étant mythologique au même degré : c’est pour cela que j’écris tout le temps le mot « Esprit » avec une majuscule), il ne fait que répéter Anaximandre. Et j’ajouterai encore un détail. La légende d’Anaximandre n’a pas été inventée par lui-même, ni en général par les Grecs. Elle a été apportée dans le monde grec de l’Orient, cette patrie de toutes les légendes et de tous les mythes, par lesquels a vécu et vit encore l’Occident, sans vouloir le reconnaître.

Ainsi, il y a deux légendes. L’homme, en tant qu’être individuel, est venu au monde conformément à la volonté et avec la bénédiction de Dieu. La vie individuelle est apparue dans l’univers contre la volonté de Dieu et, pour cette raison, est impie par son essence même, et la mort, c’est-à-dire l’anéantissement, est un châtiment juste et naturel pour la désobéissance criminelle.

Alors, comment décider, et qui décidera où est la vérité ? Dieu a-t-il créé les hommes pour qu’ils vivent, ou bien se sont-ils échappés eux-mêmes vers la vie, d’une façon téméraire, par la ruse et par la tromperie ? Ou peut-être encore : les uns ont été créés par Dieu, tandis que d’autres se sont frayés eux-mêmes le chemin vers l’existence, au mépris de la volonté de Dieu. Il n’y a, de l’avis commun, que la raison humaine pour répondre à toutes ces questions troublantes et fatales. Et elle répond : la dernière supposition est absolument inacceptable. Il est impossible que l’essence métaphysique ne soit pas la même chez tous les hommes. Il est également évident que les hommes ne sont pas venus dans le monde avec la bénédiction de Dieu. L’expérience journalière nous apprend que tout ce qui commence à exister est sujet à la décomposition, que tout ce qui naît meurt. Même il y a plus, tout ce qui naît, c’est-à-dire a un commencement, doit mourir, c’est-à-dire finir. Ce n’est même plus l’expérience qui nous le dit, c’est évident par soi-même, c’est cette vérité conçue clairement et distinctement, veritas aeterna, contre laquelle aucune objection n’est possible, vérité qui même pour Dieu a le même caractère obligatoire que pour les hommes. La mort est la fin naturelle, c’est-à-dire conforme à la nature des choses, de ce qui a pour commencement la naissance.

Et du moment que cela est ainsi, il devient indiscutable que tout homme particulier s’est échappé vers l’existence d’une façon illégale, et partant n’a aucun droit à la vie. Et ce que raconte la Bible est manifestement faux. Adopter le récit biblique, ce serait renoncer aux vérités claires et distinctes de Descartes et faire profession du manque de clarté de Pascal. Il y a plus : le Dieu de la Bible lui-même, dont on raconte qu’il a créé l’homme d’après son image et selon sa ressemblance, n’est qu’un mythe et une invention mensongère. Car ce Dieu, à l’image et à la ressemblance duquel a été créé l’homme, c’est-à-dire un Dieu personnel, un Dieu individu est une représentation « obscure », c’est-à-dire fausse. Un concept vrai est un concept clair et distinct, et c’est le cas de cet Esprit Universel (ou de l’universel), dont nous avons entendu parler Hegel.

Ainsi « pensaient » les anciens Grecs, ainsi pensaient les hommes qui avaient fait renaître, dans les temps modernes, les sciences et les arts, ainsi pensent nos contemporains. Mais c’est Spinoza qui le premier a donné à tout cela son nom véritable.

... Nam intellectus et voluntas qui Dei essentiam constituerent, a nostro intellectu et voluntate toto coelo differre deberent nec in ulla re praeterquam in nomine convenire possent ; non aliter scilicet quam inter se conveniunt canis, signum caeleste et canis, animal latrans.

Tel est le langage qu’a tenu le disciple de Descartes. Que Spinoza a été un disciple de Descartes, ceci ne saurait être contesté, comme il ne saurait être contesté qu’il a été le fils de son temps. Pour parler un langage imagé, le bûcher sur lequel a été brûlé Giordano Bruno n’avait pas encore eu le temps de s’éteindre que Spinoza osait déjà proclamer à haute voix que tous les récits de la Bible concernant Dieu sont de pures inventions. Hegel, deux cents ans plus tard, répéta Spinoza (Hegel est sorti tout entier de Spinoza), mais il n’a même jamais essayé de parler d’une façon aussi ouverte et aussi tranchante. Et ce n’était pas par prudence : il n’était plus intimidé ni par le sort de Bruno, ni par celui de Galilée. Mais Hegel n’éprouvait pas le besoin, ne sentait pas la nécessité intérieure de parler de cette façon. Spinoza avait déjà, avant lui, dit et fait ce qu’il fallait. Et si Descartes n’a pas tenu le langage de Spinoza, ce n’était pas uniquement pour cette raison qu’il redoutait les persécutions de l’Église, ainsi que le supposait Bossuet. Même s’il n’avait eu peur de rien, il n’aurait pas dit que la volonté et l’intelligence de Dieu n’ont pas plus à voir avec la volonté et l’intelligence de l’homme, que la constellation du Chien avec le chien, animal aboyant. L’homme ne parle de cette façon que lorsqu’il sent que ses paroles contiennent non pas un jugement, mais un arrêt, — un arrêt, de mort, arrêt fatal et final.

J’ai choisi un petit extrait de l’Éthique de Spinoza. Je ne dirai pas qu’on trouverait beaucoup de « jugements » de ce genre dans les œuvres et les lettres de Spinoza. Au contraire, les confessions ouvertes et les affirmations tranchantes et provocantes sont, chez Spinoza, relativement rares, et quand elles se rencontrent, cela arrive toujours d’une façon tout à fait inattendue, comme si elles s’échappaient, contre sa volonté, de la profondeur, énigmatique et cachée à lui-même, de son être. Et à la surface, toujours la même « méthode mathématique », des preuves tranquilles, égales et claires. Il ne parle pas autrement que clare et distincte, comme si rien ne l’occupait en dehors de cette clarté et de cette distinction. Il faut croire que s’il avait pu lire les paroles de Pascal disant qu’on peut faire profession du manque de clarté, il aurait dit, — et c’est son expression favorite, — que Pascal est un de ces hommes qui dorment les yeux ouverts ou qui rêvent à l’état de veille.

Spinoza n’a pas connu Pascal, mais l’ordre des pensées auxquelles tenait ou, si vous aimez mieux, auxquelles s’accrochait convulsivement Pascal, était certainement trop bien connu de Spinoza qui considérait comme sa mission historique la lutte contre cet ordre. Car, lorsque Pascal affirmait qu’il n’accepte pas la clarté, il rejetait justement le commandement que l’Esprit du temps avait apporté à tous les enfants de tous les peuples avancés de l’Europe des XVIe et XVIIe siècles. Giordano Bruno était déjà monté sur le bûcher pour obéir aux exigences du puissant Esprit. Campanella avait passé toute sa vie dans les prisons et subi les tortures les plus cruelles. Galilée n’a évité le sort de Bruno que grâce à une abdication simulée. Tous les hommes les plus remarquables de cette époque étaient emportés avec une force irrésistible vers un seul but commun à tous. Tous cherchaient avec joie, avec un grand enthousiasme, ce que Descartes avait baptisé par les mots clare et distincte. Il fallait à tout prix chasser, arracher, déraciner de la vie le mystère et le mystérieux. Le mystère, — c’est les ténèbres, c’est l’ennemi le plus terrible de l’humanité.

Et il n’y avait que quelques rares solitaires, dans le genre de Pascal, qui ne partageaient pas la joie et l’enthousiasme généraux, comme s’ils avaient pressenti que les mots clare et distincte ou bien lumen naturale cachaient en eux une grave menace, et que l’Esprit du temps, qui dominait sans partage les meilleurs cerveaux de l’époque, était l’Esprit du mensonge et du mal, et non celui de la vérité et du bien. Mais Pascal, comme je l’ai déjà dit, se trouvait en dehors de l’histoire : peut-être parce qu’il était gravement malade, mais peut-être aussi sa grave maladie était-elle le châtiment (ou la récompense, — cela peut arriver également) pour sa désobéissance à l’Esprit du temps. L’histoire est beaucoup plus compliquée et plus difficile à suivre que ne le pensait Hegel, et l’histoire de la philosophie, si elle n’était pas séduite par des constructions simplifiées et partant ayant l’air d’être convaincantes, pourrait apercevoir quelque chose qui est beaucoup plus intéressant et plus important que les degrés de l’évolution et la dialectique se suffisant à elle-même. Alors peut-être, on pourrait éclaircir, au moins partiellement, d’où vient la force par laquelle l’Esprit se soumet les hommes, et quelle est la destination de cet Esprit.

Alors, peut-être, nous pourrions comprendre que la tâche de l’histoire de la philosophie n’est pas de présenter « le processus du développement » des systèmes philosophiques, et qu’un pareil processus, bien qu’il puisse être observé, non seulement ne peut nous introduire dans le Saint des Saints des philosophes, c’est-à-dire dans leurs pensées et leurs impressions les plus intimes, mais qu’il nous enlève la possibilité de communier avec les hommes les plus remarquables du passé. L’histoire de la philosophie, et la philosophie elle-même devait être et n’a été souvent que la pérégrination à travers les âmes humaines, et les plus grands philosophes étaient des pèlerins à travers les âmes.

Mais notre histoire reste silencieuse sur Pascal philosophe. Et l’importance historique de Spinoza a été déterminée non par ce qui était considéré par lui comme le plus essentiel et le plus important, mais par ce qu’il disait et faisait contre sa volonté, pour obéir aux exigences de l’esprit du temps. Car, — il faut le répéter inlassablement, — notre histoire et surtout l’histoire de la philosophie ne s’intéressent qu’au « général », pour nous servir de l’expression de Hegel, dans la conviction qui nous a été inspirée par les philosophes grecs, que le « général » seul est vrai et réel, et que tout ce qui est particulier n’est, par son origine même, que criminel, impie et illusoire.

L’influence de Spinoza sur la philosophie moderne a été immense, et justement pour cette raison qu’il n’a pas décliné, contrairement à ce qu’a fait Pascal, la mission qui lui était imposée par l’Esprit du temps. Je crois qu’il ne sera pas exagéré de dire que ce n’est pas Descartes, mais bien Spinoza qui doit être appelé le père de la nouvelle philosophie, s’il faut entendre par ce nom de philosophie la conception qu’on se fait de l’univers et de la vie, dans le sens large de cette expression, s’il faut y chercher ce que les grecs appelaient πρῶται ἀρχαί, ριζώματα πάντων ou, chez Plotin, τὸ τιμιώτατον.

Rappelons-nous que Descartes n’a nullement été inquiété par la réflexion sur Dieu. Si Dieu ne veut ni ne peut tromper les hommes, si Dieu, par sa nature même, n’est pas soumis au changement et reste toujours égal à lui-même (ces deux « si » ont le même sens, — ils sont l’un et l’autre la condition de la possibilité d’un savoir positif, scientifique), — c’est tout ce qu’on peut demander. Descartes n’attendait pas et ne voulait pas attendre davantage d’un « être parfait ». Quand il proclama son de omnibus dubitandum, il n’avait pas l’intention de douter vraiment de tout ; il suffisait de douter de ce que quelqu’un dans l’univers puisse empêcher l’homme de créer la science, la physique, la géométrie analytique, la philosophie première. Il était sûr d’avance que, s’il pouvait rester seul avec lui-même et si des génies méchants et puissants ou des dieux bons, mais inconstants, n’allaient pas l’en empêcher, il devait créer un savoir parfait.

Comment un homme solitaire, né depuis hier et voué à la mort le lendemain, a-t-il pu se décider à prendre sur sa responsabilité personnelle, individuelle, la solution d’un problème aussi gigantesque, paraissant au-dessus de ses forces ? Et pourtant voyez : il a pris cette décision et sans nullement avoir peur. Au contraire, il se réjouissait et exultait : Dieu ne se mêle pas de nos affaires. Dieu est en dehors de nous ou, mieux, Dieu n’existe pas. Il est évident que Descartes ne se doutait même pas de ce qu’il avait entrepris en proclamant ses de omnibus dubitandum, clare et distincte et un Dieu constant et sans changement, un Dieu qui ne veut ni ne peut, même s’il le voulait, tromper les hommes. Il ne se doutait pas qu’il lui était arrivé ce qui était déjà arrivé au vieil Adam. Le rôle du serpent a été joué dans ce cas par l’Esprit invisible du temps, — tellement invisible que Hegel lui-même, et, après lui, nous tous sommes prêts à le prendre non pour un être mythologique, mais pour un pur concept. Eritis sicut dei scientes bonum et malum. Hegel, beaucoup plus insouciant que Descartes, disait en propres termes que, ayant cueilli le fruit de l’arbre de la science, les hommes étaient devenus comme des dieux. Le mystère avait disparu du monde, tout avait pris des contours nets et définis, tout était devenu clair et distinct.

Comprenez-vous maintenant Pascal ? Il sentait par tout son être que la clarté et la distinction, ainsi que ce Dieu constant qui ne veut ni ne peut tromper les hommes, sont un principe de la mort et de l’anéantissement. Spinoza le sentait également. Mais les desseins de Dieu sont impénétrables. Pareil au prophète Isaïe, Spinoza entendit la voix de Dieu : qui enverrai-je et qui ira ? Et il répondit : me voici, envoie-moi. Et quand Dieu lui ordonna : Va et dis à tous tes peuples de la terre, Spinoza s’en alla et leur dit les paroles terribles que j’ai déjà citées : la volonté et l’intelligence de Dieu ont aussi peu à voir avec la volonté et l’intelligence de l’homme que la constellation du Chien avec le chien, animal aboyant. En d’autres termes : ce qui est écrit dans la Bible, savoir que l’homme est créé selon l’image et la ressemblance de Dieu, n’est que mensonge et invention. La vérité était connue des Grecs à qui était parvenue la Sagesse du lointain Orient. Ce n’est pas Dieu qui a crée l’homme, mais c’est l’homme lui-même qui, d’une manière criminelle et impie, s’échappa vers l’existence. Un Dieu créateur de la terre et du ciel, qui aurait créé librement l’homme, ne doit pas exister. Un pareil Dieu est un mythe. Il faut tuer un tel Dieu. Et, en vertu d’un destin inexplicable, il devait être tué par celui qui l’aimait plus que tout au monde. Nous nous rappelons le récit d’après lequel Dieu, en tentant Abraham, lui aurait ordonné de lui sacrifier son fils unique Isaac. Mais, au dernier moment, l’ange écarta la main du père assassin. Quant à Spinoza, il a mené jusqu’au bout son œuvre épouvantable. L’ange ne vint pas et n’écarta pas sa main, et celui qui avait aimé Dieu plus que tout au monde fut son assassin.

 

III

 

Encore un renseignement historique, forcément sommaire. Il y a de cela deux mille ans, la lumière est venue de l’Orient vers les peuples de l’Europe, — Lux et Oriente, — c’est-à-dire la Bible. Et les peuples occidentaux, ainsi que nous l’apprend notre histoire, acceptèrent cette lumière et y reconnurent la vérité.

Mais encore vingt ans avant notre ère parut à Alexandrie un homme énigmatique nommé Philon. Ce n’était pas un penseur puissant ou original. Ce n’est pas un Plotin, un Descartes ou un Spinoza. Et pourtant le destin ou, pour nous servir de la terminologie de Hegel, l’Esprit du temps, lui avait imposé une mission historique énorme. Il était destiné à « réconcilier » la Bible avec la philosophie grecque, en d’autres termes le logos avec Dieu. Philon remplit sa mission, la Bible se réconcilia avec le logos et fut ensuite acceptée par les peuples européens.

En quoi donc cette réconciliation consistait-elle ? La doctrine du logos, ainsi que cela est admis actuellement par tout le monde, a atteint son apogée dans la philosophie stoïcienne et est liée avec cette dernière indissolublement. Et, en général, la philosophie stoïcienne avait déterminé les destins de la pensée européenne dans une mesure beaucoup plus grande qu’on ne le pense ordinairement. Après les stoïciens, un philosophe n’avait plus le droit de ne pas être stoïcien. Les stoïciens avaient proclamé : πᾶς ἄφρων μαίνεται, tout homme qui ne se soumet pas à la raison est un fou, ou, dans une expression plus vulgaire, mais aussi plus franche, dont se sert Sénèque : « Si vis tibi omnia subjicere, te subjice rationi. » En cela consiste l’essence du stoïcisme : il faut se soumettre une fois, une seule fois, c’est-à-dire renoncer à soi-même devant la raison impersonnelle, devant la « loi », — et alors la victoire, toutes les victoires possibles te sont assurées. Je pense qu’il n’est pas besoin de beaucoup de pénétration pour découvrir sous les commandements des stoïciens l’ancienne pensée d’Anaximandre : les hommes se sont échappés d’une façon impie et criminelle vers une existence libre, et la malédiction du crime ne pourra leur être enlevée tant qu’ils n’auront pas reconnu leur crime et racheté leur témérité (τόλμα) par une obéissance éternelle à un principe surpersonnel ou, mieux, impersonnel. Et qu’est-ce qui a été au commencement ? Plotin, le dernier grand philosophe de l’antiquité, qui avait synthétisé tout ce qu’avait créé, avant lui, la pensée grecque, disait : αρχή ούν λόγος και πάντα λόγος, au commencement est la raison, et tout est raison. Et, conformément à ceci, le commencement du mal, c’est le refus téméraire de l’homme de s’incliner devant le logos, la loi antérieure au monde.

Il y a également, chez Plotin, d’autres idées. Plotin, tout comme Platon et Spinoza, montrait en lui la plus énigmatique complexio oppositorum ; en lui se réunissaient des tendances qui s’excluaient l’une l’autre entièrement. Le même Plotin enseignait qu’il faut δραμειν ύτέρ τήν έπιστήμην, s’envoler au-dessus du savoir, c’est-à-dire au-dessus du logos qui était au commencement, et célébrait, dans des psaumes incomparables, les « sorties » extatiques, c’est-à-dire la libération du même logos-loi, impersonnel et sans âme. Mais Plotin psalmiste n’a eu aucune importance « historique ». Il n’a réussi à inspirer que quelques hommes, quoique remarquables, Saint-Denis l’aréopagite, saint Augustin, les mystiques du moyen âge. Quant à la philosophie, il lui est resté de ce côté totalement étranger : la philosophie a besoin non de psaumes inspirés, mais d’idées adéquates, c’est-à-dire claires et distinctes. La philosophie veut également être une force historique, elle veut avoir de l’influence, vaincre, dominer les esprits, diriger l’humanité. Mais nous nous souvenons du franc aveu de Sénèque : si tu veux te soumettre tout, soumets-toi toi-même à la raison, c’est-à-dire au logos. Et la Bible, c’est-à-dire la philosophie biblique, jusqu’alors gardée jalousement par un petit peuple et restée à l’écart de la large arène historique, se trouva, au moment où elle devait se montrer sur la scène mondiale et conquérir l’humanité, devant la nécessité de se soumettre au logos. Autrement la victoire était impossible…

Qui fallait-il envoyer ? Qui pouvait se charger d’une pareille œuvre ? C’est Philon qui s’en chargea. C’est lui, le premier apôtre des gentils, qui amena la Bible devant la raison et la força de s’incliner devant cette dernière. Dans la Bible se trouve tout ce qu’ont enseigné vos sages : c’est ainsi qu’il « réconcilia » la Lux ex oriente avec ce lumen naturale qui avait éclairé pendant de longs siècles le monde grec. Cela voulait dire que la Lux ex oriente devait s’éteindre devant le soleil immortel de la raison naturelle. On mit dans le quatrième évangile la phrase : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ Λόγος, et les peuples civilisés consentirent à accepter la Bible, car elle contenait tout, par quoi ils étaient habitués à vaincre.

Pendant quinze cents ans la raison de l’humanité européenne a essayé d’éteindre, par tous les moyens, la lumière venue de l’Orient. Mais la lumière ne voulait pas s’éteindre. Et voici que se fit entendre de nouveau l’appel mystérieux : qui enverrai-je et qui ira pour moi ? Des dizaines, des centaines d’hommes remarquables répondirent joyeusement et avec enthousiasme à cet appel. Les historiens appellent cela d’un nom pompeux : la renaissance des sciences et des arts. Mais personne, pas même, à ce qu’il paraît, le génial Descartes n’avait compris ce qui était proprement exigé. Tous n’avaient accompli que la moitié de l’œuvre. Tous continuaient encore à « réconcilier » la Bible avec le logos. Les hommes avaient peur, ils n’osaient pas lever la main sur leur Créateur. Tous préféraient ne pas poser la fatale question. Il valait mieux qu’il fût considéré, comme cela se faisait depuis Philon, que la raison ne contredit pas la révélation. Ou bien, comme l’enseignait Descartes, Dieu ne veut ni ne peut tromper l’homme, et ce que nous découvre le lumen naturale ne peut ne pas concorder avec ce que dévoile le lumen supernaturale. Descartes était un homme profondément sincère. Il ne s’insurgeait pas contre la Bible non parce qu’il craignait les persécutions de l’Église, ainsi que l’écrivait Bossuet et que le répètent, après Bossuet, les historiens. Il craignait, — et combien ! — non l’Église, mais ce qui, en langage contemporain, est appelé le jugement de la conscience, et ce qu’on appelait dans le langage plus expressif du moyen âge, le jugement dernier. Aller vers les hommes pour leur annoncer que Dieu n’existe pas. Aller et, de ses propres mains, tuer ce Dieu qui a été vivant pendant tant de milliers d’années et par qui tous les hommes vivaient. De omnibus dubitandum, enseignait Descartes. Et il pouvait douter de beaucoup, beaucoup de choses. Mais cette chose était pour lui hors de doute : si Dieu lui-même lui avait ordonné de le tuer, il n’aurait pas commis ce crime. On peut, sur l’ordre de Dieu, commettre un assassinat, on peut sacrifier à Dieu son père, sa mère, son premier-né, même l’univers entier, — mais l’homme ne peut pas tuer délibérément son Dieu, même s’il l’exigeait lui-même avec cette clarté et cette distinction qui exclut la possibilité d’une interprétation erronée... Mais on ne peut ne pas exécuter la volonté de Dieu. Descartes a eu sa part dans le grand crime commis par les nouveaux temps. Dieu ne peut pas tromper les hommes, — cela n’a-t-il pas été le premier coup porté à Dieu par de nombreux conjurés, si vous voulez, par des somnambules privés de volonté de l’époque de la Renaissance ? Dieu ne peut pas tromper, Dieu ne peut encore beaucoup de choses. Il y a au-dessus de Dieu toute une série, tout un système des « on ne peut », choses que les hommes, afin de se dissimuler leur sens et leur portée, ont appelé par le nom honorable de veritates aeternae. En tuant Dieu, Descartes croyait qu’il ne servait que la science. Et, comme nous nous en souvenons, il se réjouissait, triomphait, chantait. Toute l’époque de la renaissance, dont Descartes était le dernier représentant, se réjouissait et triomphait. La nuit du moyen âge était finie. Un matin clair, limpide, gai était venu…

Mais la voix continuait à clamer : qui enverrai-je, qui ira pour moi ? Qui portera le dernier coup ? Où est ce Brutus qui tuera son meilleur ami et bienfaiteur, César ? Et voici, dis-je, Spinoza répondit à cet appel, Spinoza se décida à faire ce que personne avant lui n’avait osé. Philon, nous le savons, « réconcilia » la Bible avec la sagesse grecque, c’est-à-dire feignit que, par le moyen d’une interprétation pénétrante de Platon, d’Aristote et des Stoïciens on pouvait trouver dans l’ancienne philosophie la justification de la Bible. La renaissance, — toute la période jusqu’à Descartes inclusivement, — a suivi les pas de Philon. Mais à Spinoza il a été demandé davantage. Et, chose étrange, il lui a été demandé ce dont les autres avaient été libérés, peut-être justement parce que cela lui était plus difficile, plus impossible de faire qu’à un autre, quel qu’il pût être. Lui, qui avait aimé son Seigneur-Dieu de tout son cœur et de toute son âme, — que de fois et avec quelle force il en parle et dans ses premières œuvres, et dans l’Éthique, — a été choisi par Dieu lui-même pour tuer Dieu. Les temps étaient accomplis, l’homme devait tuer Dieu, mais qui aurait pu tuer Dieu mieux que celui qui l’avait aimé par-dessus tout au monde ? Ou mieux : Dieu ne pouvait être tué que par celui qui l’avait aimé par-dessus tous les trésors du monde. Il fallait un tel homme pour que les hommes pussent croire qu’il avait en effet, et non seulement en paroles, commis ce crime des crimes, cet exploit plus haut que tous les autres.

Et en effet, il suffit de regarder les yeux de Spinoza, non ceux, évidemment, qui se trouvent sur son portrait, mais ces yeux doux et inexorables, — oculi mentis, — qui vous fixent de ses livres et de ses lettres, il suffit d’entendre ses pas lents et lourds, ses pas de la statue de marbre du commandeur, et tout doute disparaîtra : cet homme a commis le plus grand des crimes et a pris sur lui toute la charge surhumaine de la responsabilité pour ce qui a été fait. Comparez, dirai-je encore une fois, Spinoza à son grand prédécesseur et maître Descartes, il n’y a pas trace, chez lui, de cette joie turbulente et de cet enthousiasme insouciant dont sont pénétrés les traités-poèmes de ce dernier, ses principia, meditationes, discours. Comparez Spinoza à son héritier lointain, Hegel. Hegel vit tout entier de ce qu’il avait reçu de Spinoza. Mais le crime n’a pas été commis par lui, mais par l’autre. Hegel est un possesseur « légal » des biens « spirituels » et en jouit tranquillement et sûrement, sans se douter et même ne se donnant pas la peine de se renseigner par quels moyens ont été acquises les richesses dont il s’était emparé, par droit de succession. Mais Spinoza ne fait que répéter : non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere : il ne faut ni rire, ni pleurer, ni maudire. Que changeront les larmes et les malédictions. C’est accompli, l’œuvre terrible est faite, on ne peut plus la corriger. Et quant au rire, — l’homme qui a tué Dieu pourrait-il rire ? On ne peut pas rire, personne dans ce monde ne rira plus jamais. Ou peut-être autrement. Les autres hommes sont innocents du crime de Spinoza et n’en sont pas responsables. Et Spinoza, qui vient de dire qu’il ne faut ni rire, ni maudire, ni s’attrister, sans même remarquer qu’il pourrait être accusé de contradiction, — il a des soucis plus graves que la contradiction ! — apprend à ses prochains qu’ils peuvent se réjouir, et rire, et s’adonner à toutes les joies dont est riche la vie quotidienne. Pour eux, pour ces hommes, qui ne se doutent même pas de ce qui se cache sous cette surface claire et distincte et quelles choses horribles se passent dans ce monde sublunaire, la vie doit être tranquille et douce. Ils ne doivent pas même, dit Spinoza, empoisonner leur existence par des terreurs et des espoirs. Affectus metus et spei non possunt per se esse boni. Vivez, sans penser à rien, d’autres pensent pour vous. Le chemin qu’il avait choisi lui-même est un chemin difficile, abrupt, pénible et ne convient qu’à peu d’hommes, peut-être même à un seul : omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt. Tout ce qui est « beau » est si difficile et partant si peu accessible. De cette chose « difficile », il ne raconte que peu de choses, presque rien. Seulement, de temps en temps, comme si c’était contre sa volonté, des aveux surgissent qui, recueillis et opposés à ce qu’on appelle ordinairement la « doctrine » de Spinoza, nous font comprendre le sens de ce que, avec Hegel, nous appelons l’Esprit du temps, et, en même temps, ce que Hegel ignorait et que Spinoza lui-même entendait par les mots : Sub specie aeternitatis. Lorsque dans l’homme parle l’Esprit du temps, lorsqu’il sert l’histoire, il exprime par là, contrairement à l’avis de Hegel, non son essence véritable, mais ce qu’il a de plus extérieur, apporté du dehors, superficiel, ce qui lui est, intérieurement, tout à fait étranger et même hostile. Docile à l’Esprit du temps, Spinoza expose la doctrine de Descartes et glorifie la clarté et la distinction. Mais dans les profondeurs de son âme, Spinoza, tout comme Pascal, vénère pieusement le Mystère, méprise et hait tout ce qui est conçu distinctement et clairement. Ce qui est patent n’est nécessaire que pour la foule dont il dit lui-même : terret vulgus nisi paveat. Il faut tenir la foule par la bride, la menacer par les lois et par le châtiment infligé à ceux qui désobéissent aux exigences claires et distinctes des lois. Quant à Spinoza lui-même, il n’oubliait pas les paroles de saint Paul l’apôtre : « La loi est venue pour que le crime augmente. » Les prophètes et les apôtres ne transigent ni avec le temps, ni avec l’histoire, dans laquelle se développe, d’après Hegel, l’Esprit du temps. L’esprit des prophètes et des apôtres souffle où il veut. Leur vérité, pour me servir des paroles de Spinoza, n’est pas la vérité de l’histoire, mais la vérité sub specie aeternitatis.

 

IV

 

Un des philosophes contemporains les plus remarquables, M. Henri Bergson, dit dans son premier livre : « Le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare. » Les chapitres de ce livre admirable consacrés à l’examen de la liberté de la volonté appartiennent au meilleur de ce qui a paru, pendant les dernières décades, dans la littérature mondiale. Et en général la profondeur de la pénétration de M. Bergson est étonnante. Il est d’autant plus étrange qu’il a pu écrire la phrase citée ci-dessus : car la constatation immédiate présuppose non « notre » Moi, mais mon Moi. Notre Moi, c’est-à-dire le Moi en général n’est pas lui-même une chose donnée immédiatement, et encore moins pourrait-il constater quoi que ce soit immédiatement. M. Bergson, s’il ne voulait pas dépasser les limites de la constatation immédiate, pouvait dire seulement : Mon moi se sent libre et le déclare. Mais affirmer que n’importe quel moi se sent libre, à cela il n’avait pas le droit : c’est une faute appelée dans la logique μετάβασις είς ἄλλο γένος. Car il n’y a rien d’incroyable dans la supposition que certains moi se sentent libres, et d’autres non libres. Et si la constatation immédiate est infaillible, alors, dans les cas où nous nous trouvons en face de deux affirmations opposées, il ne nous reste qu’à accepter l’une et l’autre, bien qu’elles semblent s’exclure réciproquement. Le moi de M. Bergson se sent libre, — il n’y a pas de réplique possible. Mais le moi d’un autre homme ne se sent pas libre, — et on ne peut non plus le contester. De cette manière, le problème de la liberté de la volonté se complique à l’infini. Mais, en général, s’il fallait considérer les constatations immédiates comme infaillibles, la philosophie, vu son sujet même, se trouverait dans une situation exceptionnellement difficile : elle devrait, — et consentira-t-elle jamais à le faire ? — renoncer aux jugements généraux. Comment peut-on être sûr que tous sentiront et constateront toujours la même chose ? M. Bergson, nous l’avons entendu, se sent libre. Mais le témoignage de Spinoza est tout autre. Il répète souvent, avec insistance et conviction, comme s’il voulait nous l’enfoncer à coups de marteau, qu’il se sent non libre (voyez surtout la lettre LVIII, où il écrit, entre autres choses : ego sane ne meae conscientiae, hoc est ne Rationi et experientiae contradicam, nego me ulla asolute cogitandi potentia cogitare posse, quod vellem et quod non vellem scribere), que le sentiment de liberté est une illusion, qu’une pierre, si elle était douée de conscience serait convaincue qu’elle tombe librement par terre, bien qu’il soit tout à fait évident, pour nous, qu’elle ne peut ne pas tomber. Et toutes ces affirmations de Spinoza ne sont pas une théorie, un « naturalisme » ou bien des conséquences tirées de considérations générales, c’est le témoignage de l’expérience, la voix des choses vécues les plus profondes et les plus sérieuses. La même chose nous a été affirmée, avec la même force et la même insistance, par d’autres hommes, que nous ne saurions en aucune façon mettre au nombre des « naturalistes » et dont nous n’avons pas le droit de mettre en doute la véracité. Rappelez-vous par exemple l’ouvrage de Luther, De servo arbitrio, qu’il a écrit en réponse à la diatribe de libero arbitrio d’Érasme de Rotterdam.

Et n’est-il pas étonnant que Spinoza, dans les périodes différentes de sa vie, « sentait » d’une manière différente ? Quand il écrivait ses Cogitata metaphysica, il affirmait d’une façon décisive que la volonté est libre. Dans l’Éthique et dans ses lettres, il met la même énergie à affirmer le contraire. En tenant compte de la loi de contradiction, il faut dire que soit dans le premier, soit dans le second cas, il a proféré un mensonge. Mais si l’on ne tient pas compte de cette « loi », si l’on admet, ainsi que nous l’apprend judicieusement M. Bergson, que notre moi est infaillible dans ses constatations immédiates, on arrive à un résultat tout à fait inattendu, ou, plus exactement, à une grande énigme : non seulement la volonté de certains hommes est libre, et celle des autres ne l’est pas, mais même la volonté du même homme est libre pendant certaines périodes de sa vie et ne l’est pas pendant d’autres périodes. Au temps où Spinoza écrivait son Éthique, sa volonté était déjà asservie : il était dominé par une force à laquelle il obéissait avec la même docilité avec laquelle une pierre obéit aux lois de chute ou d’attraction. Ce n’était plus lui qui parlait, mais dans lui, par son organe, parlait quelqu’un, probablement le même Esprit du temps, en qui Hegel voyait et saluait la force motrice de l’histoire. Ou bien, si vous ne craignez pas les métaphores bibliques, Spinoza disait non ce qu’il voulait lui-même, mais ce qui lui était ordonné par Dieu. Et de cet instant, il devenait égal qu’il acceptât ou n’acceptât pas lui-même ce qu’il proclamait aux hommes : il ne pouvait plus ne pas le proclamer. Va et dis à ton peuple, ou même non pas à ton peuple, mais à tous les peuples, — Spinoza, tout comme Philon était un apôtre des gentils, c’est-à-dire s’adressait à l’humanité tout entière, — parle-leur donc, pour qu’ils regardent et ne voient pas, pour qu’ils écoutent et ne comprennent pas, pour que leurs cœurs soient endurcis et que leurs yeux deviennent aveugles.

C’est ce que Spinoza a été forcé de faire. Si vous voulez trouver la vérité, disait-il, oubliez tout, et avant tout oubliez la révélation biblique, ne vous souvenez que des mathématiques. La beauté, la laideur, le bien, le mal, le bon, le mauvais, la joie, la tristesse, la crainte et l’espoir, l’ordre et le désordre, tout cela est « humain », tout cela est passager et n’a aucun rapport avec la vérité. Vous croyez que Dieu veille aux besoins des hommes, qu’il a créé le monde pour l’homme, que Dieu poursuit des buts élevés. Mais là où il y a des buts, où il y a le souci, la joie et la tristesse, — là il n’y a pas de Dieu. Pour comprendre Dieu, il faut tâcher de se libérer des soucis, et des joies, et des craintes, et des espoirs, et de tous les buts, grands ou petits. Le vrai nom de Dieu est nécessité. Res nullo alio modo neque alio ordine a Deo produci potuerunt quam productae sunt. Comme dans les mathématiques, tous les théorèmes, toutes les vérités découlent, avec une nécessité qui ne connaît au-dessus d’elle aucune loi, de leurs concepts fondamentaux, ainsi tout dans le monde se passe avec la même nécessite irrésistible, et il n’y a pas de force qui puisse lutter contre l’ordre de l’existence établi depuis l’éternité. Deus ex solis suae naturae legibus et a nemine coactus agit, dit Spinoza, et il explique ensuite ce que signifient ces mots : Ex sola divinae naturae necessitate vel (quod idem est) ex solis ejusdem naturae legibus. C’est la suprême vérité que nous puissions concevoir et, l’ayant conçue, nous faisons l’acquisition du plus haut des biens qui existent, du contentement de l’âme et de la tranquillité, acquiescientia animi. Ne croyez pas que par vos vertus vous pouvez mériter la faveur de Dieu. L’expérience journalière nous apprend que les succès et les insuccès arrivent également aux hommes pieux et aux impies, aux vertueux et aux vicieux. Ainsi cela est actuellement, ainsi cela a toujours été, ainsi cela sera toujours. Donc cela doit être ainsi, car cela découle de la nécessité de la nature divine, et il n’est ni utile, ni même possible de changer l’ordre établi des choses. (Hegel disait plus tard : « Ce qui est réel, est rationnel »). La vertu a-t-elle besoin d’une récompense ? La vertu est elle-même sa propre récompense. Le vice cherche la récompense, et il la reçoit, car une fois que la vertu n’a pas besoin de récompense et que la récompense existe quand même dans le monde, la récompense échoit nécessairement au vice qui en a besoin et qui l’accepte volontiers.

Spinoza ne s’arrête pas là. Il dit : Si homines liberi nascerentur, nullum boni et mali formarent conceptum quamdiu liberi essent.. Et pour éclaircir cette vérité, il se réfère au récit biblique concernant la chute : la faculté de distinguer le bien du mal n’était pas naturelle chez le premier homme, c’est-à-dire, « par sa nature » le vice ne se distingue en rien de la vertu. Et cela n’a pas empêché Spinoza de consacrer tout son Traité théologico-politique, traité qui a eu une importance historique immense (par lui a été, entre autres choses, déterminée la théologie protestante moderne, et non seulement protestante), à prouver la pensée que la Bible n’a nullement pour but d’apprendre à l’homme la vérité, que sa tâche est toute morale : celle d’apprendre à l’homme à vivre dans le bien...

Mais alors par quel hasard trouvons-nous dans la Bible le récit concernant la chute ? Et pourquoi la Bible commence-t-elle par révéler aux hommes la vérité entièrement incompréhensible à leur raison, savoir que les concepts du bien et du mal sont, par leur essence, tout à fait illusoires, que, pour nous servir des paroles de l’apôtre saint Paul, « la loi » est venue plus tard, c’est-à-dire quand l’histoire était déjà commencée et qu’elle « est venue pour que le crime augmente », que le premier homme ne distinguait pas le bien du mal, ignorait la loi, et quand il a cueilli et goûté le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire quand il a commencé à distinguer le bien du mal, quand il a reçu « la loi », il a, avec la loi, reçu la mort. La contradiction est manifeste et nullement accidentelle, comme ne sont pas accidentelles toutes les contradictions dont sont pénétrées les œuvres de Spinoza. Il est bien temps d’oublier la légende concernant le caractère extraordinairement conséquent de la philosophie de Spinoza. Cette légende n’est venue au monde que grâce à la forme extérieure de l’exposition, forme soi-disant mathématique : des définitions, des axiomes, des postulats, des lemmes, des preuves, etc. Le système de Spinoza est tissé de deux idées entièrement inconciliables entre elles. D’un côté, la conception « mathématique » du monde (c’est ce qui eu une importance « historique » et a rendu Spinoza si influent) : tout dans le monde arrive avec la même nécessité intérieure, avec laquelle sont développées les vérités mathématiques. Lorsqu’un de ses correspondants lui reprocha de considérer sa philosophie comme la meilleure, il lui répondit d’une façon tranchante : je ne la considère pas comme la meilleure, mais comme la vraie. Et si tu me demandes pourquoi, je te dirai : pour la même raison pour laquelle tu considères la somme des angles d’un triangle comme égale à deux angles droits. À chaque pas Spinoza parle des mathématiques. Il déclare que les hommes n’auraient jamais connu la vérité si les mathématiques n’existaient pas. Seules les mathématiques possèdent la vraie méthode de l’investigation, elle seules présentent le modèle éternel et parfait de la pensée, et ceci justement pour cette raison qu’elles ne parlent pas des buts ou des besoins des hommes, mais des figures, des lignes, des plans, en d’autres termes, qu’elles cherchent la vérité « objective » qui existe par elle-même, indépendamment des hommes ou d’autres êtres conscients.

L’homme s’est imaginé que tout a été créé pour lui, qu’il forme dans l’univers comme un état dans un état. Certainement dans la Bible il est écrit en propres termes : Dieu, ayant créé l’homme, lui dit que tout l’univers lui appartenait. Mais ce ne sont que des « expressions imagées » qu’il faut comprendre non dans leur sens littéral, mais d’une façon métaphorique. Habituée par les mathématiques à des jugements clairs et distincts, la raison voit que l’homme n’est qu’un des anneaux innombrables dans la chaîne de la nature, ne se distinguant en rien des autres anneaux, et que le tout, la nature tout entière, ou Dieu, ou la substance (comme tout le monde a été content lorsque Spinoza appela Dieu du nom de substance, un nom qui « libère ! ») est ce qui se trouve au-dessus de l’homme et existe pour soi-même, et même il ne faut pas dire pour soi-même, car tout « pour » humanise le monde, mais, tout simplement, existe. Et ce tout est Dieu, dont la raison et la volonté ont aussi peu à voir avec la raison et la volonté de l’homme, que la constellation du Chien avec le chien, animal aboyant, c’est-à-dire Dieu ne peut avoir aucune raison ni aucune volonté. C’est ce que l’homme doit comprendre avant tout. Et ayant conçu un tel Dieu, — ici commence de nouveau la « contradiction » dont j’ai déjà parlé, — il doit l’aimer, selon le commandement biblique, de tout son cœur et de toute son âme...

Aimer Dieu de tout son cœur et de toute son âme ! Pourquoi cette demande n’est-elle pas adressée à une pierre, à un arbre, à un plan ou à une ligne, mais à l’homme qui, ainsi que nous l’avons entendu tout à l’heure, ne se distingue pas d’une pierre, d’un arbre ou d’un plan ? On peut également poser une autre question : pourquoi faut-il aimer Dieu ? Si la Bible exigeait qu’on aimât Dieu, c’était naturel : le Dieu de la Bible avait une raison et une volonté. Mais comment aimer Dieu qui n’est qu’une cause, qui fait tout ce qu’il fait avec la même nécessité que celle qui gouverne tout objet inanimé ? Il est vrai que Spinoza appelle Dieu libre, parce qu’il agit suivant les lois de sa nature. Mais tout agit suivant les lois de sa nature. Spinoza lui-même termine de la façon suivante l’introduction à la troisième partie de son Éthique : « Je parlerai de la nature et de la force des passions, et du pouvoir de l’âme sur les passions, en me servant des mêmes méthodes dont je me suis servi dans les précédentes parties de mon ouvrage, quand je parlais de Dieu et de l’âme et examinais les actions et les motifs de l’homme de la même façon que s’il s’agissait des lignes, des plans ou des corps. » Je demande encore une fois : si nous formons nos jugements sur Dieu, sur l’âme, sur les passions humaines de la même manière que sur les lignes, les plans et les corps, alors qu’est-ce qui nous donne le droit d’exiger ou même de conseiller à l’homme d’aimer Dieu et non un plan, une pierre ou un billot ? Et pourquoi la demande d’aimer Dieu est-elle adressée à l’homme et non à une ligne ou à un singe ? Rien de ce qui se trouve dans le monde ne peut prétendre à une situation exceptionnelle : toutes les « choses » dans l’univers entier sont sorties avec une égale nécessité des lois éternelles de la nature. Pourquoi donc Spinoza, qui était tellement irrité de voir les hommes s’opposer à la nature comme s’ils voulaient créer un état dans un état distingue-t-il l’homme comme une chose qui diffère toto coelo et d’un plan, et d’une ligne, et d’un billot, et d’un singe, lui pose-t-il des exigences, introduit-il des estimations, crée-t-il des idéaux, etc. ? Pourquoi forme-t-il un « état dans un autre état », pourquoi dans son œuvre principale, — ce n’est pas en vain qu’elle a été appelée Éthique, — ne s’est-il pas soumis sans murmurer aux mathématiques et, malgré son vœu solennellement formulé, parle-t-il de l’homme comme jamais un mathématicien n’a parlé des triangles ou des perpendiculaires ? Et c’est le même Spinoza à qui Dieu avait ordonné d’aller vers les hommes et de les aveugler ? Alors quoi, il n’aurait pas rempli la volonté de Dieu ? Il aurait résiste à celui à qui personne n’a pu résister ?...

Certainement non. La volonté de Dieu a été remplie. Une fois que Spinoza, ayant entendu l’appel : « qui enverrai-je ? » avait répondu : « me voici, envoie-moi », il ne pouvait plus esquiver sa mission « historique », comme n’ont pu l’esquiver Descartes et d’autres grands fils de la première et de la seconde renaissance. Spinoza tua Dieu, c’est-à-dire apprit aux hommes à penser que Dieu n’existe pas, qu’il n’y a que la substance, que la méthode mathématique (c’est-à-dire la méthode de l’examen impersonnel, objectif et scientifique) est la seule méthode véritable de la recherche, que l’homme ne constitue pas un état dans un état, que la Bible, les prophètes, les apôtres n’ont pas découvert la vérité, mais ont apporté aux hommes uniquement des enseignements moraux, et que les enseignements et les lois moraux peuvent remplacer complètement Dieu, bien que l’homme, s’il était né libre ou s’il n’avait pas cueilli le fruit de l’arbre défendu, n’eût pu distinguer le bien du mal, que, en général, il n’y eût eu ni bien, ni mal, mais tout eût été « très bien », c’est-à-dire tel qu’il s’était présenté à Dieu quand, ayant créé le monde non selon les lois de la nature, mais selon sa propre volonté, il regardait le monde et s’en réjouissait. Mais ce « regard » divin qu’avait le premier homme avant sa chute, les hommes ne l’auront plus. Rends aveugle leur cœur pour qu’ils regardent et ne voient pas. Ou bien qu’ils voient clare et distincte, mais non ce qui existe, et qu’ils soient en même temps convaincus que ce qu’ils voient clairement et distinctement est ce qu’a vu Dieu lui-même le septième jour solennel lorsque, en se reposant de ses travaux, il admirait son monde.

Spinoza fit tout cela. Il suggéra aux hommes qu’on peut aimer Dieu de tout son cœur et de toute son âme, comme l’ont aimé le psalmiste et les prophètes, même lorsque Dieu n’existe pas, ou lorsque à la place de Dieu est mise la nécessité objective, mathématique et rationnelle, ou l’idée du bien humain qui ne se distingue en rien de la nécessité rationnelle. Et les hommes l’ont cru. Toute la philosophie contemporaine qui exprime, en général, non ce par quoi les hommes vivent, mais ce que suggère aux hommes l’Esprit mystérieux du Temps ; cette philosophie, si convaincue que ses « visions », ou, comme on dit aujourd’hui, ses « intuitions » représentent la plénitude de la vision possible, et ceci non seulement pour l’homme, mais aussi pour les anges et même pour les dieux (ainsi parle-t-on aujourd’hui, ce n’est pas mon invention), toute cette philosophie est sortie entièrement de Spinoza. Actuellement, un « point de vue sur le monde » autre que « l’idéalisme éthique » est presque impossible. Fichte l’exprimait avec conviction en disant que tout le sens du christianisme était contenu dans le premier vers de l’évangile de saint Jean : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ Λόγος. Tout aussi tranquillement Hegel voyait dans le commandement stoïcien conseillant la renonciation à sa propre personnalité et la dissolution dans la substance la tâche suprême de l’homme. Je dis : « tranquillement », car c’est la chose essentielle. Ni Fichte, ni Hegel n’ont tué Dieu. C’est un autre qui a tué Dieu. Mais ils ne se doutaient même pas qu’ils avaient reçu en héritage la certitudo acquise au prix du plus grand crime. Ils s’imaginaient que c’était leur certitude, que leur vision si sûre d’elle-même leur était donnée par la nature même. Quand ils se trouvent face à face avec l’évidence, il ne leur vient pas même à l’esprit que sa source pourrait être aussi étrange et aussi mystérieuse. Notre contemporain, M. Edmond Husserl, héritier spirituel, direct et légitime de Descartes, et qui s’y réfère toujours ouvertement, déclare avec solennité :

 

L’évidence n’est pas, en fait, un indicateur de la conscience qui, attaché à un jugement, nous crierait comme une voix mystique sortant d’un monde meilleur : là est la vérité, comme si une pareille voix pouvait nous dire quelque chose, à nous, esprits libres, et n’avait pas à justifier de ses titres. (E. Husserl, Ideen, p. 300).

 

Et cela ne pouvait pas être autrement. Dieu a envoyé son prophète pour qu’il aveuglât et liât les hommes, et pour que les aveugles et les liés se considérassent comme libres et voyants. Pourquoi cela a-t-il été nécessaire ? Isaïe l’explique : pour qu’ils se convertissent et soient guéris. Spinoza le savait-il, le savons-nous, nous qui lisons Isaïe et Spinoza ? Non seulement on ne peut pas répondre à une pareille question, on ne peut même pas la poser...

Mais il n’est pas douteux que, suivant le chemin indiqué par Descartes, « en triomphant du dualisme de l’étendue et de la pensée », et en créant l’idée de la « substance unique », cette idée qui a tellement charmé Hegel et charme actuellement nos contemporains, Spinoza sentit qu’il était en train de tuer celui qu’il avait aimé plus que tout au monde. Et qu’il le tuait conformément à son libre commandement divin, et à son propre, mais non libre, vouloir humain. Lisez les lignes par lesquelles commence le Tractatus de emendatione intellectus, malheureusement si peu lu. Ce n’est pas le triomphant « de omnibus dubitandum » de Descartes, ni l’idéalisme éthique de Fichte, ni le panlogisme majestueux de Hegel, ni même la foi de Husserl en la raison et en la science. Je le répète, dans tout ce qu’a écrit Spinoza il n’y a pas trace d’un triomphe ou d’une joie. Il va vers l’autel non en sacrificateur, mais en victime.

Il tuera Dieu, il l’a tué, pour l’histoire, mais dans les profondeurs de son âme il sent d’une façon « obscure » — sentimus experimurque nos aeternos esse — que, sans Dieu, il n’y a pas de vie, que la vraie vie se trouve non dans la perspective de l’histoire, mais dans celle de l’éternité — sub specie aeternitatis. Et ce « savoir » obscur, caché, visible à peine et encore pas toujours à lui-même et aux autres, se fait sentir dans toute sa philosophie. Non dans ces jugements clairs et distincts que l’histoire a reçus de lui et que lui-même avait reçu de l’Esprit du temps, mais dans ces sons étranges, mystérieux, insaisissables et échappant au calcul que, dans notre langage, on ne peut même nommer « les voix des criants dans le désert », et dont le nom serait : les sons qui ne résonnent pas. Il y a un grand et éternel mystère dans les paroles terribles du prophète : Et audivi vocem Domini dicentis : Quem mittam ? Et quis ibit nobis ? Et dixi : Ecce ego, mitte me. Et dixit : Vade, et dices populo huic : Audite audientes, et nolite intelligere ; et videte visionem, et nolite cognoscere. Excaeca cor populi hujus, et aures ejus aggrava ; et oculos ejus claude ; ne forte videat oculis suis et corde suo intelligat, et convertatur, et sanem eum.

Le même mystère se trouve dans les paroles de l’apôtre : « La loi est venue pour que le crime augmente. »

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 30 avril 2011.

 

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